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Un voyou chez monsieur P.
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Un voyou chez monsieur P.

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About this ebook

Il y a indéniablement de la graine de voyou chez le gamin curieux et épris d’aventure qui court les rues de Verdun et de Pointe Calumet au milieu des années 50. Un brin réhabilité par la dictée que lui impose sa respectable grand-mère, voilà qu’il incarne à son insu la recrue idéale pour Le Journal de Montréal, où, à son grand bonheur, les durs à cuire entourant le visionnaire monsieur P. lui servent allègrement défis et réprimandes. Dans ce livre drôle, touchant, parfois rocambolesque, l’auteur campe une véritable épopée journalistique, faisant défiler légendes, frasques et exploits typiques d’un temps irrémédiablement révolu. De sa plume concise et colorée, il nous fait courir l’actualité chaude, voyager en tourisme première classe, fouiner dans les coulisses de la production télévisuelle, jaser avec les vedettes de Hollywood, lever le coude avec des personnages plus ou moins sages, et, surtout, vivre de l’intérieur l’esprit de famille qui a animé l’équipe à laquelle Pierre Péladeau a confié dès la première heure et sur plus de quarante ans la fabrication de « son » journal, Le Journal de Montréal. Il n’y avait pas de meilleur endroit pour tirer le bon du voyou…
LanguageFrançais
PublisherPratiko
Release dateMar 18, 2015
ISBN9782924176597
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    Un voyou chez monsieur P. - Rioux Daniel

    d’inspiration.

    LA PAGE BLANCHE

    Je suis passé à deux doigts de mener une vie de voyou. Je ne peux pas me plaindre car le destin m’avait choisi une vocation connexe : je suis devenu journaliste et j’ai passé ma vie à tapoter un clavier avec mon index de la main droite et mon index de la main gauche. Je peux me vanter d’avoir fait bon usage de mes outils de travail : je les ai fait voyager, ces deux doigts là.

    Les choses ont pourtant failli mal tourner. Un « fait divers » familial, survenu en 1956, alors que je n’ai que 6 ans, est à l’origine d’une carrière qui débute le 17 octobre 1970 au quotidien de Monsieur P., le Journal de Montréal fondé en 1964 par le légendaire Pierre Péladeau. Là où j’ai passé très exactement trente-huit années, deux mois et une semaine, jusqu’à mon départ le 23 décembre 2008, un mois et un jour avant le triste lock-out de 764 jours.

    Tout s’écroule – et commence – un jour de novembre 1956 quand ma grand-mère paternelle, Blanche, une bourgeoise de la Grande Allée à Québec, m’invite à la suivre dans la modeste salle de bain du logement de mes parents. Bien que nous soyons déjà plutôt à l’étroit dans ce 5 et demi – mes parents, mes trois frères et ma grand-mère maternelle Dorilla que mon père a reçu en cadeau le jour de son mariage une vingtaine d’années plus tôt – la dame de la Grande Allée quitte chaque hiver le confort de son foyer pour venir passer l’hiver à Verdun chez son fils aîné.

    Ça y est, juste à voir le regard sévère qu’elle pose sur moi, je sais que je viens de me faire prendre.

    — Il manque des sous dans ma sacoche, dit-elle.

    Pas moyen d’échapper à ça, je suis coupable et j’avoue mon vol, quelque chose comme 50 sous, une fortune à l’époque, assez pour m’acheter une bonne semaine de bonbons et un gros Kik Cola.

    Blanche me parle, mais je ne l’entends pas, trop préoccupé par le triste sort que ma mère réservera au voleur au nombril vert...

    Ses paroles finissent par me rejoindre en enfer : « Je n’en parlerai pas à tes parents, c’est un secret entre nous mais ne recommence plus. Et pour ta pénitence, chaque jour, au retour de l’école, je te donnerai une dictée et ensemble on consultera le dictionnaire pour corriger tes fautes. Après, tu pourras faire tes devoirs ».

    Trop excité à l’idée d’échapper au courroux maternel, je n’avais pas réalisé que ma grand-mère serait avec nous jusqu’au printemps, ni qu’elle reviendrait, chaque hiver, pour les cinq ou six prochaines années… Toujours avec notre secret et ses dictées quotidiennes.

    Longtemps, j’ai pensé que j’avais volé la mauvaise grand-mère parce qu’avec Dorilla, ça ne se serait pas passé ainsi. Pas trop intellectuelle, cette Dorilla, qui puisait sa culture en lisant chaque semaine les potins d’un journal jaune appelé Ici Montréal… Jusqu’au jour où j’ai compris que ces dictées et ces recherches dans le gros Larousse m’avaient donné le goût de la langue française et le désir réel de l’apprivoiser et de la maîtriser.

    Je n’ai pas encore 10 ans que le Larousse est devenu mon meilleur ami et les mots croisés de La Presse, mon défi de tous les jours. Et tiens, voilà le cours secondaire qui se pointe avec un grand changement dans ma vie. La famille déménage à LaSalle et je découvre une nouvelle école, ainsi qu’un concours de composition française organisé en collaboration avec certaines industries de la ville. Je choisis de visiter l’usine Rockwell pour mener un reportage et, à mon grand étonnement, je me retrouve gagnant, avec ma photo dans le journal local, Le Messager de LaSalle.

    Il ne m’en fallait pas plus pour proposer à la direction de l’école Cavelier de LaSalle la rédaction d’une chronique hebdomadaire dans Le Messager portant sur les activités scolaires. On m’aménage un local dans le garage de l’école, que je baptise aussitôt Local 50. La Brasserie Labatt est juste à côté. Et me voilà aux commandes d’une grosse machine à écrire électrique, vous savez, avec la grosse boule métallique qui écrit par magie. Et la grosse boule chauffe parce qu’une page dans le journal exige pas moins d’une vingtaine de feuillets de 24 lignes. Bienvenue dans l’univers du journalisme étudiant, là où je suis chef et indien durant deux années.

    J’ai la piqûre, tant et si bien que dans notre livre de graduation, sous ma photo, il est écrit ce que j’entends faire de ma vie : journaliste.

    Cette ambition est cependant mise en veilleuse par la folie qui s’empare des jeunes des années 1960 et, à l’approche de la vingtaine, les astres m’indiquent que j’ai plus de chance de servir des gin-tonics derrière un bar que de devenir journaliste devant une Underwood.

    Mais le destin voit les choses autrement et, là encore, je dois à un lien familial celui qui deviendra le mien. Au printemps de 1970, en avril très exactement, je reçois un appel de mon frère Michel. Il travaille depuis quelque temps à établir Les Messageries Dynamiques, l’entreprise de distribution de Québecor, avec le jeune Jean Neveu et l’ambitieux Rémy Marcoux. Le premier deviendra vite le bras droit de Pierre Péladeau et, par la suite, le PDG de Québecor. Le deuxième finira plus tard par quitter Pierre Péladeau pour fonder sa propre entreprise, l’imprimerie Transcontinental, devenant le principal compétiteur de l’empire.

    Mon frère, donc, a eu vent d’un concours en vue de recruter des journalistes au Journal de Montréal et ordonne au mouton noir de la famille de s’y présenter. Heureusement, un ami m’avait fait cadeau d’une lourde Underwood 1923, récupérée dans une banque du quartier Saint-Henri, avec un chariot large comme ça. Durant toutes ces années plutôt oisives, j’avais toujours maintenu le contact avec son robuste clavier en acier et ses lettres blanches sur fond noir. De sorte qu’en me présentant le soir dit au lieu dit, un lugubre entrepôt de la rue Port-Royal Ouest à Ahuntsic auquel on avait charitablement donné une adresse – le 140 – et, par mansuétude, une vocation – la salle de rédaction du Journal de Montréal – je savais quoi faire avec mes deux doigts valides, presque capable de repérer les yeux fermés l’emplacement des lettres du clavier.

    Nous sommes une dizaine de téméraires à devoir nous débattre avec la commande que vient de nous passer le jeune directeur de l’information, Jean-Denis Lamoureux. « Vous me faites trois papiers de deux feuillets (48 lignes à double intervalle). C’est un quotidien ici, alors au travail et faites ça vite ! Inventez ce que vous voulez, mais il faut que ça ait l’air vrai ».

    Wow ! Méchante soirée à Montréal ! Premier thème imposé : le Forum de Montréal est en feu ! J’imagine Maurice Richard venu aider les pompiers, des témoins reconnaître Jean Béliveau sauvant les chandails du CH du vestiaire, Toe Blake accueillir les pompiers épuisés dans sa taverne et, autour du temple du hockey, la foule consternée qui assiste, impuissante au drame, à cette tragédie nationale.

    Second sujet, ayoye ! Le pont Jacques-Cartier vient de s’écrouler dans un épouvantable fracas et, déjà, les victimes se comptent par centaines. La Protection civile est paralysée par l’ampleur du désastre. Le gouvernement fédéral décrète l’état d’urgence et appelle l’armée. Les travailleurs de la Brasserie Molson se sont joints aux secouristes alors qu’un silence de mort règne dans le Vieux-Montréal où s’agglutinent pourtant des milliers de curieux.

    Au suivant ! Alors là, c’est de la pure fiction que ce troisième texte. Il s’agit de traduire en français une intervention du ministre du Travail, Bryce Mackasey, à la Chambre des communes à Ottawa, que nous refile le fil sur papier jaune de l’agence UPI. Ce ministre étant en soi une catastrophe, la tâche s’avère facile et hop ! Bye-bye et salut mon Bryce.

    Je remets mes textes et quitte la rédaction en songeant à un autre texte-test que le directeur Lamoureux aurait pu nous proposer. Les Martiens viennent d’envahir Montréal. J’avais trouvé le lieu le plus sécuritaire pour me cacher et leur échapper. Aucun Martien sain d’esprit n’aurait pensé qu’un Terrien tout aussi sain d’esprit puisse trouver refuge dans un bâtiment aussi isolé, vétuste, sale et délabré que celui croupissant près de la voie ferrée au 140, rue de Port-Royal.

    Plusieurs années plus tard, Jean-Denis Lamoureux revient travailler au Journal et ça fait longtemps qu’une question me brûle les lèvres. Pourquoi moi ? Pourquoi m’a-t-il téléphoné ce samedi midi, 17 octobre 1970, pour me demander de me présenter au 140 ce même soir à 18 heures ?

    « Tes textes du mois d’avril étaient très bons, il y avait beaucoup d’originalité et, surtout, tu étais certainement déjà de retour chez toi à Pointe-Calumet avant qu’un autre des concurrents pour le poste ne me remette un seul papier ».

    Vive l’écriture à l’index, le droit et le gauche, mes seuls doigts capables de survoler le clavier à haute vitesse. C’est le début d’une longue et grande aventure.

    LE JOUR 1 DE L’AN 1

    Samedi, 17 octobre 1970. Le Québec est en pleine crise depuis 12 jours. Tout a commencé le 5 octobre par l’enlèvement de l’attaché commercial britannique James Richard Cross par le FLQ. Le 10, une autre cellule felquiste riposte à la fin de non-recevoir des exigences du FLQ par les autorités en s’emparant du ministre du Travail Pierre Laporte. Le 16 octobre, le premier ministre du Canada Pierre Elliot Trudeau impose la Loi des mesures de guerre. Dans les heures qui suivent, 6 000 soldats débarquent au Québec et plus de 500 personnes sont arrêtées.

    Parmi celles-ci se trouve la journaliste du Journal de Montréal, Colette Duhaime. Son arrestation aura un impact majeur sur mon destin. Si la section sportive du JdM compte déjà une dizaine de journalistes, il y en a seulement six à la nouvelle générale et, pour compliquer le travail du directeur de l’information, monsieur Péladeau lui annonce que le Journal passera de six à sept jours de publication dès le dimanche, 18 octobre. Avec une journaliste en moins et une édition quotidienne en plus, Jean-Denis Lamoureux a un problème sur les bras et semble-t-il qu’il trouve la solution… en m’invitant à me joindre à l’équipe de rédaction.

    Je ne me souviens pas si j’étais rongé par la nervosité en poussant la porte d’entrée du 140, Port-Royal un peu avant 18 heures ce samedi-là mais, chose certaine, je n’étais pas dans un état normal, à preuve ma tenue vestimentaire : veston noir, chemise blanche et pantalon gris « stretché ». C’est pas mon genre…

    Je fais, des yeux, le tour de la salle. C’est le branle-bas de combat. L’unique pièce s’ouvre sur la section des sports, avec sa demi-douzaine de bureaux rapiécés, des chaises bancales, des fils qui pendent du plafond et des journalistes qui s’acharnent sur d’antiques machines à écrire. Ça parle fort, ça sacre et je dois avoir l’air d’un fantôme puisque personne ne se soucie de la présence d’un ti-cul de 20 ans dans ce garage qui tient lieu de salle de rédaction. Enfin, quelqu’un m’aperçoit du fond de la salle, là où se trouvent les journalistes de la nouvelle générale, et vient à ma rencontre. C’est un colosse au gabarit de fier-à-bras et, ça y est, que je me dis, je viens juste d’arriver qu’il va me mettre à la porte. Mais non, il me tend la main… et un formulaire.

    — Salut. Je m’appelle André Dalcourt et toi, t’es probablement Rioux, le nouveau journaliste. J’ai appris que tu entrais ce soir. Tiens, signe ça, et bienvenue au Journal de Montréal.

    Dalcourt m’entraîne vers un grand bureau de bois sombre, posé devant un grand tableau noir maquillé de chiffres inscrits à la craie blanche – ce sont les résultats des ventes récentes – et il fait les présentations. Jean-Denis Lamoureux et ses journalistes : Michel Trudeau, Yves Beaudin, Claude DeCotret, Pierre Bouchard Beauregard et le jovial Gaston L’Italien, chef de pupitre.

    Jean-Denis m’assigne un bureau en me tendant des dépêches à traduire au plus vite. Je sens qu’il y a de la tension dans l’air parce que des rumeurs circulent au sujet de Pierre Laporte, enlevé une semaine plus tôt. Tout le monde se met à l’écoute de CKAC, où les reporters Michel Saint-Louis et Louis Fournier ont pris en main le dossier des enlèvements et on regarde Radio-Canada qui a plusieurs équipes de reportage sur le terrain. Depuis deux jours, Montréal vit au rythme des sirènes qui hurlent, des arrestations massives, des déplacements des soldats qui ont envahi la ville et des rumeurs les plus folles, dont celle évoquant la mort du ministre du Travail.

    Puis, soudain, vers vingt-trois heures, le pire dénouement que tout le monde appréhendait se confirme. On a retrouvé le corps de Pierre Laporte dans le coffre arrière d’un taxi sur les terrains de Wondel Aviation, à l’aéroport de Saint-Hubert ! Sur les ondes de CKAC, le reporter vedette, Normand Maltais, annonce même la mort de James R. Cross. À partir de cet instant, tout devient un peu flou… et fou ! Moment de stupeur, silence de mort dans la salle de rédaction. Personne ne savait à quoi s’attendre mais personne n’imaginait que ça irait jusque-là. Jean-Denis sonne finalement le rappel des troupes. « On a un journal à sortir, au travail ! »

    À deux jours d’avis, monsieur Péladeau avait pris la décision d’ajouter une édition dominicale, faisant du Journal de Montréal le premier quotidien au Québec – et au Canada ! – à être offert au public sept jours par semaine. Son journal, qualifié de « sensationnaliste », fait preuve d’une grande sobriété à sa Une du 18 octobre 1970, bien que le photographe Pablo Durant ait réussi à capter quelques clichés à distance de la dépouille. Le caricaturiste Roland Pier réalise tout simplement un croquis pleine page du visage de Pierre Laporte et Jean-Denis Lamoureux titre : Le cadavre de Pierre Laporte retrouvé. Et cette première édition du dimanche s’envole : les 233 500 exemplaires imprimés sont vendus.

    Passé minuit, alors que le petit noyau de journalistes mitraille de mots les machines à écrire, je suis surpris à mon bureau par un grondement sourd et voilà la vieille Underwood qui se met à vibrer et à se déplacer devant moi ! J’interroge du regard le grand Dalcourt : « mais qu’est-ce qui se passe ? »

    — T’inquiète pas, le jeune, on vient de démarrer les presses derrière la porte pour imprimer la première édition. Ça tremble comme ça chaque soir.

    Ma vie au journal vient de commencer… mais ma première journée ne s’arrête pas quand je sors du 140, Port-Royal à trois heures du matin. Mon directeur de l’information avait autre chose en tête.

    — Je sais que tu habites à Pointe-Calumet et la nuit va être courte parce qu’on doit être de retour au bureau dans quelques heures. Sans compter qu’avec ce qui vient de se passer, j’imagine que l’armée et la police seront partout sur les routes. Alors je t’invite à venir coucher chez moi. C’est tout près d’ici.

    Est-ce que tu dis non merci à celui qui est ton boss depuis quelques heures ? Sans avoir à me regarder dans le miroir, avec mes cheveux longs et la moustache, ça fait felquiste aux yeux d’une « police ». Sans devoir regarder dans le stationnement du journal, je me vois en pleine nuit sur une route de campagne au volant de mon vieux Corvair 1960 qui carbure plus à l’huile qu’à l’essence. Pas nécessaire non plus de fouiller dans mon portefeuille pour savoir que j’ai le papier de l’immatriculation de mon bazou mais pas de permis de conduire.

    Alors j’embarque à ses côtés et je vais coucher chez lui, dans le même lit, puisque c’est tout ce qu’il a à offrir. Pas de pensées croches s’il vous plaît. Ce n’est pas durant la nuit que je tombe des nues, ça arrive au matin, en déjeunant avec Jean-Denis, lorsqu’il me tend la main.

    — Je te remercie sincèrement d’être venu coucher ici et je vais te dire pourquoi. Depuis le début des événements qu’on vit, et surtout avec ce qu’on a connu hier soir, monsieur Péladeau m’a demandé qu’il y ait toujours quelqu’un avec moi, dans la mesure du possible, et je t’explique pourquoi. Je suis un ex-felquiste, j’ai participé aux attentats à la bombe du FLQ en 1963 et j’ai fait presque quatre ans de pénitencier. J’ai sérieusement pensé que l’armée viendrait m’arrêter cette nuit… et j’ai le malheur de t’annoncer que tu aurais été mon témoin.

    Les bras m’en tombent, et pas à peu près. Et mon étonnement n’a pas encore atteint la limite.

    — Dalcourt t’a fait signer une carte en entrant au journal hier soir ?

    — Oui, mais j’étais trop énervé pour lire ce que ça disait.

    — Ça disait que tu acceptais d’être membre du syndicat des journalistes au journal.

    — Y’a un syndicat ici ?

    — Pas encore, mais Dalcourt a déposé une demande d’accréditation y’a pas un mois de ça. C’est pas mal fort ça, le jeune, de signer ton adhésion à un syndicat pas encore accrédité avant de signer ton premier texte dans le journal.

    Ailleurs, je me serais fait virer pour bien moins que ça.

    En route vers le journal, assis à côté du premier felquiste que j’aie jamais vu de ma vie, mon patron, je me demande juste dans quoi je viens de m’embarquer ! Et aussi, je prends une décision. En arrivant à Pointe-Calumet, ce soir, je me débarrasse de ma chemise blanche et de mon pantalon gris. Ces vêtements ne portent pas les couleurs de ma nouvelle famille, ni même de mon lieu de travail aux murs placardés d’affiches psychédéliques.

    SI LA VIE VOUS

    INTÉRESSE…

    En me levant de peine et de misère, à six heures, au matin du lundi 19 octobre, je me demande si ne n’ai pas tout simplement rêvé les quarante-huit heures précédentes et mes premiers pas en tant que journaliste au Journal de Montréal. Une heure plus tard, le rêve appréhendé fait place au cauchemar quand j’enfile ma lourde tenue de travail, un uniforme à l’épreuve du feu que je revêts chaque matin depuis un mois, soit depuis qu’on m’a embauché à la mine St-Lawrence Columbium & Metal, une entreprise minière situé à deux minutes de la Trappe d’Oka.

    Le travail consiste à faire chauffer à 1700 degrés Fahrenheit le minerai extrait du sol pour le transformer en fer columbium, un matériau 96 fois plus résistant que l’acier. Or, ce matin, je suis moi-même à peine aussi résistant qu’une balle de laine, au lendemain d’une journée de travail d’une quinzaine d’heures au 140, Port-Royal. Une journée pour le moins active, fébrile et intense, si l’on considère que la chasse au FLQ donne toute latitude aux forces de l’ordre et carte blanche à l’armée. Ce dimanche n’en n’a pas été un de tout repos, avec des arrestations à l’aveuglette, la valse des rumeurs et une conférence de presse du maire de Montréal, Jean Drapeau qui, à une semaine des élections municipales, sombre dans la démagogie en associant le principal parti d’opposition, le Front d’action politique (FRAP), au FLQ.

    Arrive dix heures, l’heure du « break ». Juste pour voir si j’ai rêvé ou pas, j’emprunte un exemplaire du Journal que lit un collègue de travail et c’est bien assis que je relis sept, huit ou 20 fois un texte signé Daniel Rioux portant sur les frappes policières de la veille.

    — Ou bien c’est très intéressant ou bien tu ne sais pas lire, me dit-il.

    — Non non, c’est pas ça du tout. C’est moi qui l’ai écrit, je travaille là depuis samedi.

    Le gars me regarde de travers en se disant que ça ne va pas mon affaire. Au retour de la pause, j’avise mon contremaître, le même gars qui m’avait vendu son Corvair 30 $ pour s’assurer que j’arrive à l’heure à la mine. Je lui annonce mon embauche au Journal et lui donne un avis de départ de deux semaines.

    Mais où avais-je la tête ? En terminant mon quart de travail à 16 heures, j’ai à peine le temps de filer à la maison de Pointe-Calumet, passer sous la douche, m’habiller en vitesse – et en couleur ! – pour arriver au 140, Port-Royal à 18 heures et y travailler jusqu’à minuit, ou plus tard selon les circonstances. Or, en ce mois d’octobre 1970, on ne parle pas de circonstances mais bien d’événements ! Mais à 20 ans, on ne raisonne pas nécessairement comme du monde et je parviens à passer au travers de cette première semaine à double emploi sans trop de conséquences fâcheuses.

    Le Journal de Montréal compte deux nouveaux abonnés. Ce sont les cellules felquistes Libération et Chénier qui ont respectivement enlevé le diplomate britannique James R. Cross et Pierre Laporte. Avant le rapt du ministre Laporte, les ravisseurs de Cross acheminaient leurs communiqués à la station radiophonique CKLM, mais quand Michel Saint-Louis devient le premier journaliste à lire le manifeste du FLQ sur les ondes de CKAC, ils adoptent l’indicatif 730 comme courroie de transmission. Quand la cellule Chénier s’empare de Pierre Laporte et entre en action, les deux cellules qui agissent séparément ajoutent une autre « boîte aux lettres » pour leurs communiqués : le Journal de Montréal. Et pour cause ! Le journal a publié en page frontispice le manifeste du FLQ énonçant ses revendications et les felquistes y voient là une belle fenêtre pour s’adresser aux masses populaires.

    En cette troisième semaine d’octobre, et à un rythme accéléré, les felquistes communiquent par téléphone avec la salle de rédaction pour indiquer qu’un communiqué se trouve à tel ou tel endroit. Mais habituellement, le lieu choisi est le même : une cabine téléphonique située à la sortie du métro Sauvé, à deux minutes du « 140 ». « Vous trouverez le communiqué dans une enveloppe collée dans le bottin de téléphone. Faites vite ! » Parfois, le communiqué du jour est déposé dans une poubelle du centre-ville, près des bureaux de CKAC.

    Lundi 26 octobre. Je commence à avoir mauvaise mine. Je travaille sans arrêt depuis neuf jours en m’allouant à peine trois ou quatre heures de sommeil par nuit. C’est bien beau la loyauté envers ton employeur d’un mois, mais il y a des limites. Celles-ci sont franchies dès le lendemain quand je m’endors au volant. Je prends le fossé près de Saint-Eustache… et une décision. Fini la mine. L’avenir est au bout du crayon.

    Désormais libéré de mon casque de mineur, j’investis tout mon temps à partager l’extraordinaire énergie qui se dégage de cette fournaise qu’est la salle de rédaction du journal et j’apprends à connaître de jour en jour ceux et celle qui l’alimentent. Il faut bien se rapprocher parce que l’hiver cogne à la porte et on gèle déjà dans notre coqueron. Nous ne sommes pas nombreux, à preuve les 24 travailleurs qui ont signé leur carte d’adhésion au Syndicat indépendant des journalistes et des photographes du Journal de Montréal. Foi d’André Dalcourt, le cofondateur du syndicat avec Robert Arel, tout le monde qui travaille ici a signé sa carte. On fait cependant connaissance en vase clos puisqu’il existe un genre de barrière psychologique entre la section des sports – dirigée par le bourreau de travail Jacques Beauchamp – et celle de la nouvelle générale – dirigée par « you know who », l’ex-felquiste Jean-Denis Lamoureux. Deux écoles de pensée, mettez-en ! Avec, au milieu de tout ça, le colossal André Dalcourt. On se parle peu de l’avant de la salle à l’arrière,

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