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La Gloire de l'Edankan - Tome 2: Le Gardien
La Gloire de l'Edankan - Tome 2: Le Gardien
La Gloire de l'Edankan - Tome 2: Le Gardien
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La Gloire de l'Edankan - Tome 2: Le Gardien

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About this ebook

Tandis que les forces ennemies se rassemblent contre la mission lancée à la poursuite des pierres jumelles de l'Ĕdánkan , celle-ci commence à porter du fruit. Le plus important à présent est de rester invisible à l'Ennemi. Un objectif difficile à tenir, car un tel trésor attire désormais convoitises et nouveaux ennemis. Déjà des traîtres et des espions se glissent parmi eux, et ils doivent conjuguer avec des créatures invincibles.
Pourquoi alors Eldeflar continue-t-il à exploiter ses nouveaux pouvoirs pour retrouver la jeune Ethiel, au risque de dévoiler tous ses compagnons ? Et qui est vraiment cette jeune fille poursuivie par la Mort où qu'elle se cache ?


Mais à présent que ses pouvoirs se sont révélés, Eldeflar n'est-il pas tout puissant pour agir ? Qui oserait se mettre en travers de sa route ?


Cette puissance qui le coupe de ses amis, le fait agir dangereusement et le rend inconséquent, peut-elle le conduire à sa propre perte ? Ou y a-t-il enfoui en elle quelque pouvoir plus menaçant encore ?


--------


Epique, époustouflant, riche et déroutant, "Le Gardien", deuxième tome de "La Gloire de l’Ědánkan" décrit avec maestria la suite des aventures d’Eldefar et de ses compagnons. Récit d’heroic-fantasy qui n’a rien à envier aux modèles du genre, cette suite marque une transition dans la destinée de ses personnages et de tout le continent. En effet, d’Eldefar à la jeune Ethiel qui se révèle dans ce roman, au creux de leur relation tout en non-dits et en secrets, dans ce final bouleversant soigneusement préparé par l’auteur, se joue déjà l’issue de l’imminente guerre, annonçant dans un suspense haletant l’arrivée d’un troisième tome.


« La qualité de l’écriture réussit à emporter le lecteur dans un tourbillon de féérie littéraire. On pénètre dans un autre monde. »
Bibliophage


« Nouveau volume dense et fort bien écrit, dans lequel le rythme s'intensifie. De rebondissements en rebondissements, les pages se lisent de plus en plus vite »
Les Chroniques de l'Imaginaire


« L'auteur a su inventer une superbe histoire. On assiste à de belles batailles, que se soit armées ou magiques. »
Livre-Fantasy

LanguageFrançais
PublisherPublibook
Release dateJun 2, 2019
ISBN9782748341072
La Gloire de l'Edankan - Tome 2: Le Gardien

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    La Gloire de l'Edankan - Tome 2 - Xavier de Brabois

    La Gloire de

    L’EDÁNKAN

    Xavier de Brabois

    Livre II

    2eme Héritage :

    Le Gardien

    À mes deux petits filleuls, Valentine et Calixte,

    que la vie vous laisse percevoir le merveilleux

    RÉSUMÉ DU LIVRE I

    Le jeune Eldeflar a quitté son château pour accompagner son protecteur Orufis, agent caché et oublié de la Haute Assemblée. Cette Assemblée qui siège à Sévagil est une entité composée notamment de puissants mages – appelés Mäyensi – et respectée par tous les souverains comme garante de la paix et de l’équilibre entre les Royaumes du Plain-Continent.

    Eldeflar a ainsi rejoint une importante et périlleuse mission menée par le mage Yamaar, qui consiste à retrouver trois roches fabuleuses et sœurs du mythique Ĕdánkan, capables d’arrêter les forces venues du Kuninyard pour préparer une guerre conquérante. Ces roches merveilleuses, appelées Ankani, seraient en effet capables de réduire à rien le pouvoir de l’Ombre, et de transformer toutes Ténèbres en Lumière.

    Au terme d’un sauvetage ayant fait des victimes, Eldeflar rejoignit la mission de Yamaar, qui compte désormais le guerrier Ménor, les montagnards Gunri et Dogost, les Elfes Anno, Yelin et Fuíndis, le mage Odonar, le vif Alméris, du peuple Yslendis, et l’habile Orufis, qui sut imposer Eldeflar au reste du groupe.

    D’abord considéré comme un encombrant fardeau, Eldeflar fut regardé avec étonnement dès que le groupe apprit des armées orques étaient venues le réclamer en mettant le siège au château qu’il venait de quitter. Yamaar reconnut alors à son cou le pendentif d’Alseîgath, un des artefacts secrets permettant jadis de commander l’Ĕdánkan ! Ce précieux objet aurait été légué à Eldeflar par son père, Dénédar. Eldeflar apprit alors que Dénédar était considéré comme l’un des plus grands Mâyensis vivant, rebelle à la Haute Assemblée et autrefois surveillé, par Orufis lui-même. Dès lors, Eldeflar décida de tout mettre en œuvre pour retrouver son père.

    Au cours de leurs pérégrinations, deux jeunes femmes se joignirent à eux : Nulonen, un autre agent de Sévagil qui permit de sauver Yamaar, et Feriane, jeune femme traquée à cause d’une mystérieuse épée dont elle est dépositaire, qu’elle refuse par ailleurs d’utiliser.

    Ils trouvèrent également une jeune fille blessée, qu’Eldeflar parvint par mégarde à sauver des griffes d’un tigre. Elle se nommait Ethiel, et fuyait les assassins de son père. Après l’avoir soignée, ils la laissèrent à un sien parent nommé Cérestos, chez qui elle les conduisit. Yamaar découvrit là que cet homme enquêtait lui aussi sur l’Ĕdánkan, et disposait d’informations susceptibles de les aider à trouver une des roches.

    Mais la nuit venue, la maison fut attaquée par des bandits à la solde du terrible Fersellon, qui convoitaient ses fabuleux trésors amassé au cours de sa vaine quête de l’Ĕdánkan. Ethiel dut être emmenée d’urgence en lieu sûr tandis que les combats faisaient rage dans la demeure. Cérestos fut tué, mais l’intervention inattendue d’Alméris mit fin aux combats.

    Car pendant ce temps, l’Elfe Anno avait poursuivi l’enquête initiale et avait enfin découvert l’Ankan. Alméris venait leur révéler cet incroyable succès !

    Mais lorsque, de retour auprès de Yamaar à la cité de Mehrel, Anno voulut présenter enfin à tous le fruit de leurs efforts, Eldeflar fut saisi par le pouvoir de la pierre. Et après avoir eu une fugitive vision de son père sous un étrange dragon, il tomba inconscient.

    CHAPITRE I

    L’énigme

    Ménor dressa l’oreille, les sens en alerte !

    Voilà deux fois qu’il croyait entendre des bruits de pas étouffés dans l’herbe autour d’eux ! Il se leva discrètement et quitta la lumière du foyer pour s’enfoncer dans les ténèbres qui les entouraient. Il explora les alentours, la main sur la garde de son épée, puis se tint debout, en silence dans la nuit, retenant sa respiration. Pourrait-il percevoir le souffle d’un ennemi, tapi tout proche ? Mais qui aurait pu les suivre jusqu’ici ?

    Cela faisait deux jours qu’ils marchaient au milieu de nulle part, sur un bras de terre pris entre l’océan et les lourds reliefs du Kalerhón. L’endroit n’était qu’un grand désert vert et resplendissant où nulle âme ne s’aventurait. Le pays et sa côte étaient abandonnés aux pirates, qui avaient trouvé là un terrain favorable pour leurs excursions et leurs pillages, et un refuge dans ces terres où personne ne circulait. Aucune route en effet ne traversait ces landes désertes, les transits marchands se faisant plus volontiers par voie maritime entre Hauterive et Héchob – d’où l’aubaine pour tous les pirates des deux océans ! Ils attaquaient les marchands jusqu’à ce que leurs cales soient pleines, puis se dispersaient en attendant une nouvelle saison.

    Scrutant tant bien que mal l’obscurité autour de lui, Ménor ne ressentit aucune présence. Il fit encore un pas, patienta un instant, puis haussa les épaules. Alors il regagna la lumière orangée du feu qui avait agrémenté leur repas, et se rassit parmi ses compagnons, sans donner d’explication. Agenouillée près des braises, l’Elfe Fuíndis recentra son attention sur la potion qu’elle achevait de faire chauffer.Tout en surveillant son breuvage, elle observait régulièrement Eldeflar qui était assis à l’écart.

    Le garçon restait loin de la lumière du foyer, emmitouflé dans de chauds vêtements qu’Orufis avait pris le temps de lui acheter à Mehrel, en remplacement de ceux qu’il avait cédés à Ethiel. L’hiver commençait, et malgré la basse latitude où ils se trouvaient et la proximité de l’Océan qui leur valait encore un peu de douceur, les nuits étaient de plus en plus fraîches. Eldeflar cependant n’y semblait pas aussi sensible qu’Orufis – ce qui était une nouveauté. Il restait isolé à courte distance, le regard perdu sur la terre sombre.

    Il était resté inconscient moins d’une journée à Mehrel, et était revenu à lui avant qu’aucun soin ne lui soit apporté. Il lui avait fallu une autre journée pour se remettre, mais il ne présentait aucune séquelle physique et fut rapidement sur pied. Personne n’avait pu expliquer ce qui était arrivé, et Eldeflar moins que quiconque.

    Mais si physiquement le garçon semblait avoir repris toutes ses facultés, il restait émotionnellement troublé. Il n’avait quasiment pas ouvert la bouche depuis deux jours, sinon pour répondre aux questions soucieuses qui lui étaient adressées, ou pour communiquer selon le strict minimum nécessaire.

    Il demeurait plongé dans de profondes réflexions, et les rares instants de vie qui animaient son visage se finissaient en des regards prolongés vers le ciel ; regards presque résignés, mais à quoi ? C’était là le souci d’Orufis, qui ne perdait pas Eldeflar des yeux. Le jeune homme se faisait manifestement distant et indépendant, ce qui le surprenait et le troublait.

    Fuíndis aussi avait fini par s’inquiéter, ce pour quoi elle avait décidé de confectionner un remède qui pourrait rendre à Eldeflar sa vitalité ordinaire. Alméris s’était montré préoccupé lui aussi, et avait assisté l’Elfe autant que possible. Une bienveillance mutuelle s’était de fait installée entre eux, une sympathie particulière non pas vive et joyeuse comme chez les hommes, mais faite d’une amitié silencieuse et nourrie de compréhension mutuelle, propre aux sages et à ceux qui souffrent.

    Quand le remède fut prêt, Fuíndis le porta jusqu’à Eldeflar et s’agenouilla près de lui.

    — Prends-ça ! ordonna-t-elle gentiment.

    Eldeflar leva le regard vers elle, et observa le gobelet de terre cuite dans lequel fumait la potion encore chaude. Il n’eut aucune résistance, et obéit sans même donner le sentiment de savoir ce qu’il faisait. Il prit le remède, et Fuíndis s’en alla satisfaite. Mais le Mâyensis Yamaar eut un mouvement de tête qui trahissait son sentiment. Depuis le réveil d’Eldeflar, il refusait de porter intérêt à son état singulier. Et Orufis ignorait s’il agissait par dédain ou par assurance.

    Le froid devint plus mordant, et Fuíndis quitta le foyer pour retrouver l’abri des tentes. Yamaar ne tarda pas à suivre son exemple, et Orufis en profita pour aller trouver le vieillard, après s’être assuré qu’Eldeflar demeurait où il était.

    — Yamaar, dites-m’en plus ! fit-il, à peine entré sous la toile. À Mehrel, vous avez refusé de commenter ce qui est arrivé à Eldeflar, et vous nous avez invités à ne pas nous inquiéter. À présent encore, Eldeflar ne réagit pas normalement, et je vous vois dubitatif devant ce que nous tentons pour le soigner. Dites-moi ce que vous savez !

    — Et qu’est-ce qui vous alarme tant ? rétorqua le mage. Eldeflar est plus posé, plus réfléchi, moins curieux qu’avant. Y a-t-il là de quoi être inquiet ?

    — Oui. Ce changement soudain est inexplicable, et Eldeflar ne communique presque plus.

    — C’est pourtant un cap par lequel passe tout enfant qui devient un homme. Ne vouliez-vous pas justement offrir à Eldeflar de devenir lui-même et de grandir ?

    Orufis se trouva désemparé devant cet argument.

    — Oui, certes.

    Un instant il ne vit plus ce que Yamaar pouvait faire pour lui.

    — Tout cela est-il donc normal ? reprit-il. Vous avez bien vu ce qui s’est passé quand vous avez présenté l’Ankan.

    — Je ne dis pas que c’est normal, répondit posément Yamaar, mais qu’il n’y a pas de quoi s’alarmer. Or, vous êtes anxieux ! Et je ne pourrais pas vous dire comment j’interprète ces choses tant que vous resterez troublé devant ce genre de nouveautés. Vous n’accepteriez pas ce que j’aurais à dire. Commencez par découvrir qu’Eldeflar a changé – et je crois que c’est en bien – et à l’apprécier pour ce qu’il est en train de devenir. Puis revenez me voir, et je vous donnerai mon avis. Eldeflar reste le charmant garçon que vous nous avez amené il y a deux mois. Je crois d’ailleurs qu’il a besoin lui aussi de s’en souvenir ! Comportez-vous donc avec lui comme depuis toujours.

    Leur discussion s’arrêta là ce soir, et Orufis quitta la tente. En regagnant le feu, il croisa le regard inexpressif d’Eldeflar qui l’observait déambuler. C’était précisément ce regard, cette apparente absence d’implication qui inquiétait Orufis et le mettait mal à l’aise. Il ne retrouvait plus dans cette silhouette atone le jeune garçon d’autrefois. Il le fixa un instant, puis détourna le regard. Il lui parlerait un autre soir.

    Mais la nuit fut salutaire à Eldeflar. La potion de Fuíndis agissait en lui et il ne parvint pas à s’endormir. Elle le revigorait tandis qu’une lumière s’insinuait dans son âme troublée. Il resta immobile, à fixer la toile de la tente au-dessus de lui. Des images semblaient se dessiner dans l’obscurité, et au milieu d’ombres étranges, il crut avoir la brève vision d’une île qui s’éloignait ; une île étrange couverte d’arbres gigantesques. Mais la vision passa et en un instant il se sentit plus éveillé que jamais. Il acquit soudainement une conscience suraiguë de tout ce qui l’entourait, jusqu’à son propre corps.

    Ce sursaut de conscience dépassait largement les bienfaits de la potion de Fuíndis. Il put ressentir le moindre contact de sa chair avec son environnement, l’air contre sa peau, la laine qui l’enveloppait, le froid piquant contre son visage. Il perçut le moindre battement de son cœur, eut conscience du sang circulant dans ses veines, de toutes les racines de ses cheveux et de chaque os de son corps. C’était comme si son cœur se remettait à battre après trois jours de sommeil, comme s’il revenait en son propre corps. Il eut un rire de plaisir, et découvrit la chaleur voisine de ses amis, perçut leur souffle silencieux, et la vibration de leur être. Alors il se contint, et se tourna sur le côté. Il devina la forêt endormie à l’extérieur, discerna la moindre brindille agitée par le vent, et trouva finalement le sommeil, le sourire aux lèvres.

    Au réveil, il surgit dans l’air frais du matin comme pour profiter d’une magnifique journée, qui s’annonçait pourtant aussi grise que les précédentes. Il aida à la préparation du repas et au rangement du bivouac avec entrain, et prépara la monture de Dogost comme il avait pris l’habitude de le faire au début de leur périple.

    Ménor le regardait faire avec perplexité.

    — Le voilà redevenu lui-même ! murmura-t-il au passage d’Orufis. Je me demande si ce n’était pas aussi bien avant.

    Orufis lui lança un regard acerbe, comprenant bien que Ménor préférait un Eldeflar silencieux et invisible. Mais le garçon revenait vers eux avec les gourdes.

    — Et bien ?! fit-il en voyant la mine sombre d’Orufis. Que se passe-t-il ?

    Orufis fut tout étonné d’entendre à nouveau ce timbre de voix à la fois gai et réservé, et il reconnut enfin son jeune ami. Son visage s’éclaira, et il rétorqua :

    — Eh ! Je me faisais du souci pour toi. Je suis heureux de te voir de si bonne humeur ce matin.

    — N’est-ce pas une belle matinée pour poursuivre notre route et achever enfin ce que nous avons commencé ?

    — …Oui, sans doute, répondit Orufis d’un air peu convaincu.

    Il faisait plus froid que la veille, et le temps maussade n’avait rien de vraiment égayant. Quant à leur route, ils se contentaient de suivre le chemin indiqué par Yamaar, sans vraiment savoir où les menaient leurs pas.

    Car le Mâyensis n’avait pas perdu de temps pendant la convalescence d’Eldeflar. Après s’être assuré qu’il était hors de danger, il était retourné en forêt avec Anno et avait découvert – conformément à ses espérances – que l’aura de l’Ankan obtenu révélait celles des autres pierres. Il avait ainsi pu déterminer la direction d’une autre roche au sud-est, et avait emmené ses compagnons dans cette direction dès qu’Eldeflar avait été en état de monter à cheval. C’est ainsi qu’ils s’étaient aventurés dans ces landes désertes, sans savoir réellement jusqu’où ils seraient conduits.

    Il n’y avait donc aucune raison de partager l’enthousiasme d’Eldeflar, et Ménor ne se priva pas de renifler devant sa naïveté. Mais le garçon partit sans y prêter attention, rejoignant Fuíndis qui commençait à préparer le déjeuner.

    Yamaar regarda approcher le garçon, plein de vie à nouveau. Il ne s’était guère inquiété jusqu’ici de son nouveau comportement, le mettant sur le compte du choc subi, mais apprécia de le voir redevenu lui-même. Sans partager le fruit de ses réflexions pour le moment, il se demandait dans quelle mesure le pendentif d’Alseîgath avait pu être responsable de ce qui était arrivé. Il ne cessait cependant d’observer l’aura du garçon avec gravité, car celle-ci évoluait.

    Pendant le repas, ils discutèrent de leur route, et Yamaar confirma qu’ils continueraient à se diriger vers l’est et les côtes océanes, là où les poussait l’Ankan.

    — Il nous suffit donc de suivre la direction qu’il vous indique ? demanda Gunri. N’est-ce pas un peu trop facile ?

    — Mais c’est bien ce que j’espérais ! rétorqua Yamaar. Ces roches tendent à se réunir, et je savais qu’après en avoir trouvé une nous avancerions plus vite. Mais j’ignorais que ce pouvoir se manifesterait d’aussi loin. Je suis seulement préoccupé de ce qu’il nous conduise vers l’océan.

    — Les indices que vous aviez glanés chez Cérestos ne nous conduisaient-ils pas eux aussi vers l’océan ? intervint Anno.

    — En effet. Et cela m’inquiète ! Si l’Ankan repose au fond de l’eau, nous n’aurons aucun moyen de le recouvrer.

    — Et quels sont ces indices ? demanda Gunri. Vous ne nous en avez pas fait part !

    — Mehrel n’était pas le lieu indiqué pour cela, expliqua Yamaar. Il s’agit d’un poème trouvé dans un vaisseau pirate arraisonné, que Cérestos tenait du commandant qui avait mené l’opération. En voici la teneur, mais je vous préviens, c’est plutôt obscur.

    Yamaar sortit un petit papier où il avait lui-même recopié le poème, et le lut à haute voix :

    — «  Mer et vent, jours guettés

    Trois cent soixante, rien.

    Brume et froid, pic dressé

    S’ouvre enfin, cinq jours pleins.

    Neige et grêle, assaillis

    Sous la roche, abrités

    Ombre et paix, recueillis

    Ouverture et montée

    Au sommet arrivés

    Fosse emplie à vingt pas

    Longs regards, stupéfiés

    Pierre dans l’eau flamboie

    Noble plus qu’un diamant

    Un danger : s’approcher

    Froid mordant, vent sifflant

    Est mort qui l’a touchée

    Et la terre aux moissons

    Sans l’outil pour le poing

    N’est rien que dérision

    D’un ouvrage sans mains »

    — Le dernier paragraphe était encadré et couvert d’annotations, acheva Yamaar. Il semble qu’il soit la clef de toute l’énigme. 

    — Ce poème est assurément obscur ! commenta Gunri. Je n’y ai pas compris grand chose.

    — C’est un style très éludé, mais il semble raconter l’histoire des marins qui l’ont rédigé. Les commentaires laissés nous aident à le comprendre. Battus par la neige et la grêle, ils ont trouvé à s’abriter sous un pic dont l’entrée ne s’ouvre que cinq jours par an. Ils y ont découvert une pierre qui flamboyait dans l’eau, et elle avait l’aspect d’une gemme précieuse. L’un d’eux a tenté de s’en saisir et est mort. Le texte est beaucoup trop elliptique pour affirmer qu’il s’agisse d’un Ankan, mais il y a de quoi le penser. Bien des passages demeurent obscurs.

    — Et comment un poème aussi abscons est-il parvenu jusqu’à Cérestos ? demanda Orufis. Je veux dire, il peut signifier n’importe quoi, c’est juste de la poésie ! Qu’est-ce qui vous fait dire qu’il a le moindre intérêt pour nous ?

    — Pour commencer, parce qu’il en avait beaucoup pour Cérestos. J’ai trouvé ce poème au milieu d’un récit qui rapportait les circonstances de sa découverte. Le commandant d’un navire de guerre le lui avait confié après avoir découvert dans un vaisseau pirate capturé un vieil ouvrage qui contenait ce texte, proprement rédigé au milieu d’autres écrits illisibles. Il avait été abondamment commenté par le capitaine d’une encre encore récente, raison pour laquelle le soldat avait d’abord cru qu’il s’agissait d’indications pour trouver le repaire de ces bandits et leur butin. Mais les commentaires montraient que le capitaine lui-même n’en saisissait pas le sens. C’est pourquoi il s’était tourné vers Cérestos. Notre homme était plus célèbre que nous le pensions !

    — J’abonde pourtant dans le sens d’Orufis, intervint Yelin. Ce poème peut signifier tout autre chose.

    — C’est possible en effet, dit Yamaar. Mais ce message était chez Cérestos au milieu des ouvrages traitant de l’Ĕdánkan. S’il y a vu un rapport, je ne peux me permettre de négliger cette piste, pas avant qu’elle se révèle effectivement fausse. Mais elle nous mène à l’océan, direction que confirme l’Ankan.

    — L’océan ! soupira Anno. C’est une vaste destination.

    — En effet, fit Orufis. Nous ne pouvons pas nous y engager ainsi sans savoir où nous allons.

    — Mais l’océan, Orufis… intervint Eldeflar. L’océan, c’est merveilleux ! J’ai tant rêvé de le voir un jour !

    Il était ravi de la destination annoncée. Il n’avait jamais vu la mer, et savait que c’était un spectacle sans pareil. Ce seul motif suffisait à lui faire adopter le point de vue de Yamaar.

    — Je suis sûr que c’est la meilleure destination.

    — Eh bien, sourit Orufis, si tu le dis. Mais il existe des milliers d’îles au-delà des eaux connues, et rien n’indique où chercher un tel pic, s’il existe. Ce sera mieux si nous pouvons résoudre l’énigme de ce poème avant que l’Ankan ne nous ait conduit au pied d’un univers infini !

    Ils achevèrent de se restaurer sur cette résolution, et se mirent en route tandis que la matinée restait grise et humide. Le ciel se chargea de sombres nuages tout le temps que dura leur marche, et ils s’arrêtèrent sans pouvoir trouver de bois où s’abriter alors que l’eau accumulée menaçait de se déverser. Les arbres dégarnis par l’hiver ne leur auraient été de toute façon que d’une protection toute relative. Les journées raccourcissaient, et les étapes s’en ressentaient désormais. Ils avaient peu avancé ce jour là, et les nuages avaient assombri le ciel plus tôt encore que les autres jours.

    La nuit tint les promesses du jour, et il plut à verse avec le soutien d’un vent violent. Ils durent se débattre toute la nuit pour protéger leurs affaires, creuser des rigoles autour des tentes, et les affermir sans cesse contre la boue et le vent.

    Le réveil du matin fut l’un des plus pénibles et des plus humides qu’ils aient eu. Le camp s’éveilla noyé dans un épais brouillard, qui persista la moitié du jour. Malgré l’humidité qu’il provoquait, ce brouillard eut la grâce d’offrir un nouvel univers aux voyageurs, et Eldeflar fut émerveillé de l’effet qu’il produisait. Il eut le sentiment d’avancer au cœur d’un nuage, au beau milieu du ciel. Même le sol, sous ses pieds brillants d’humidité, semblait avoir été emporté. Les sons étaient étouffés, et il régnait une atmosphère de calme et de paix.

    En s’éloignant du camp pour chercher de l’eau, Eldeflar eut même le sentiment émouvant d’être seul face à une présence indiscernable. Il redécouvrait la beauté d’un monde qui, pour une fois, se faisait chercher au lieu d’imposer son évidente réalité.

    Aucun feu ne put être allumé pour faire sécher leurs vêtements, faute de bois, et ils reprirent la route dans ces détestables conditions, après avoir passé quelques heures à rassembler tous les chevaux. Ils n’avaient pu en effet les attacher à aucune branche, tronc ou pierre, et le brouillard épais n’avait pas facilité leur recherche. D’ailleurs c’était à peine s’ils savaient dans quelle direction marcher, et il fallut que Yamaar et Anno sollicitent l’Ankan. Le brouillard épais ne les quitta pas avant que le soleil ne dépasse son zénith, où son ardeur eut alors raison de l’humidité. Le ciel resta couvert, mais au moins purent-ils s’assurer de leur route.

    Orufis rejoignit Eldeflar en chemin pour lui parler enfin.

    — Comment vas-tu après tout cela ? demanda-t-il.

    — Je suis fatigué, répondit Eldeflar. Comme tout le monde ici, je crois. La pluie cette nuit a été pénible.

    Orufis sourit.

    — Je ne parle pas de cette nuit, mais de ce qui est arrivé à Mehrel. Cela a dû t’éprouver plus que nous autres.

    — Je ne sais pas. J’ai eu peur, c’est vrai, et je suis encore angoissé chaque fois que j’apprends qu’ils vont utiliser l’Ankan. Mais Anno m’a expliqué qu’ils ne le dessertissaient plus de son anneau. Yamaar cependant prétend que rien ne s’est réellement passé, ce jour là, que la douleur n’était pas réelle. Alors aujourd’hui je suis plus curieux qu’effrayé, curieux de savoir si cela recommencerait ou si cela pourrait se produire avec quelqu’un d’autre.

    Orufis lui ébouriffa les cheveux.

    — Alors c’est que tu vas bien ! Je suis content de voir que tu n’es pas devenu une femmelette et que tu n’as pas trop peur de revivre tout cela ! Si tu es curieux, c’est que tu es toujours Eldeflar !

    Il rit à ces paroles, mais le garçon sentit qu’il y avait une angoisse cachée derrière son rire.

    — Yamaar prétend savoir ce qui s’est passé, reprit Orufis, mais il refuse de me le dire tant que je ne serai pas prêt à accepter que tu aies changé. Sais-tu à quoi il fait allusion ?

    Eldeflar regarda son ami d’abord en souriant, puis avec sérieux.

    — Non, mais j’aimerais qu’il ait raison. J’aimerais bien changer, devenir plus utile, plus important pour vous. Comme toi, comme Ménor !

    — Nous avons quelques années d’avance sur toi ! rit Orufis. Tu n’as pas à t’en faire. D’ailleurs, je te rappelle que tu n’es déjà plus n’importe qui ! Souviens-toi de cette armée qui te réclamait à Guervin !

    — Oui, c’est vrai, fit Eldeflar en songeant à cette affaire. As-tu pu en comprendre la raison ? Elle te réclamait toi aussi !

    — Non, mais je suis presque sûr que c’est en lien avec l’attaque que nous avions subie à Murgas. J’en suis venu à me dire que cela pouvait être lié à Dénédar. Il est le seul élément qui nous relie tous les deux finalement.

    Eldeflar se mit à songer à son père, qu’il avait peut-être vu dans son inconscience. Il hésita à en parler à Orufis. Pourrait-il confirmer que c’était lui ? Mais comment le lui décrire ?! Eldeflar n’avait pas reconnu de visage lors de cette vision, il ne se souvenait d’aucun trait, d’aucune forme, il avait juste su que c’était son père. Il l’avait su avant même qu’il se retourne vers lui. Non, Orufis ne pourrait pas comprendre !

    Ils s’arrêtèrent pour le repas au milieu de nulle part, une simple pause où ils partagèrent un pain humide et un peu de jambon, au milieu d’un léger brouillard qui ne voulait pas les abandonner totalement. Eldeflar, anéanti par plusieurs nuits de mauvais sommeil, voulut s’éloigner pour se reposer un peu. Ne trouvant ni tronc ni pierre où s’adosser, il défit sa selle et la posa dans l’herbe humide pour s’y reposer un instant. Il était fatigué, de plus en plus fatigué, et était pressé que cette aventure touche à sa fin.

    Orufis avait raison, le mal que lui avait infligé l’Ankan ne pouvait pas avoir été anodin. Ce qui s’était passé était grave, et personne n’en avait d’explication. Et à dire vrai, il ne voulait pas que l’événement soit considéré comme sans conséquences. Car Eldeflar s’enorgueillissait secrètement de ce qui s’était passé. Cela faisait de lui, face à tous, un être à part, choisi par l’Ankan comme cible. Il redoutait que tout cela ne soit trop vite expliqué et oublié.

    Une situation le faisait enfin émerger, un événement extraordinaire qui le distinguait, et rien n’en résulterait !? Après tout, peut-être que l’Ankan l’avait saisi comme il l’aurait fait avec n’importe qui d’autre. Peut-être n’était-ce – comme l’avait suggéré Yamaar – que des ombres en lui-même, auxquelles il n’avait pris garde, qui avaient valu cette réaction de la pierre. Ce qui l’avait singularisé ce jour-là devait-il lui procurer honte ou honneur ?

    Il amena sa tête en arrière, les yeux levés vers le ciel blanc. Tout cela le fatiguait ! Il rêvait de moins de questions, d’avoir moins à prouver, moins à se prouver, et de se contenter d’une vie heureuse avec un travail à sa hauteur et, pourquoi pas, un foyer en paix. Que lui manquait-il pour que tout cela arrive ? Il pensa à Ryban, parti pour devenir chevalier, puis à Sinoppée, au château de Dafur. Et sans y prendre garde, son esprit se tourna vers Ethiel. Il l’imagina, confortablement installée dans une chaude maison au foyer crépitant.

    Il fut surpris de cette image ! Que lui importait le devenir de cette jeune fille ?! Il ne la reverrait jamais. Comme le lui avait dit Yamaar, ce n’était qu’une rencontre due au hasard… Mais un hasard qui leur avait aussi offert Cérestos et leur nouvelle piste ; un hasard qui avait fait d’Ethiel une jeune fille riche, héritière de tous les trésors de Cérestos… Cérestos assassiné. Et cette ombre au tableau empêchait Eldeflar de voir derrière ce hasard une volonté qui avait pu les aider. Mais d’un autre côté, s’ils n’avaient pas été là avec lui pour son dernier jour, il serait mort ignoré de tous et son trésor serait entre de mauvaises mains, ou perdu à jamais.

    « Ne puis-je compter sur vous pour me protéger en cas de danger ? ». La question qu’Ethiel lui avait innocemment posée lui revint subitement en mémoire, ainsi que la promesse qu’il avait faite. Une promesse un peu trop prompte. Cela lui servirait de leçon ! Ils n’avaient guère su préserver son oncle et n’avaient pu que la conduire en pleine nuit jusqu’à une cité fortifiée. Il rit du résultat de son engagement. La prochaine fois, il ne promettrait pas avec autant de légèreté. Et puis que savait-il d’elle ?

    Il secoua la tête en fermant les yeux. Et pourquoi persistait-il à y repenser ? Il se souvint qu’ils avaient tout de même été chargés de lui annoncer son legs. Nulonen avait dû l’en informer d’ailleurs, et il imaginait quelle peine cela avait dû être pour Ethiel d’apprendre la mort de son dernier oncle, après le terrible massacre de sa famille.

    Il se la représenta dans une maison à Aucerf, consolée peut-être par ceux qui prendront pendant quelques années la place de ses parents. Son visage, lentement, réapparut dans sa conscience, et ses traits s’y dessinèrent… avec exactitude. Eldeflar fut saisi de la précision avec laquelle il se les remémorait. Son visage se fit précis et plus exact qu’il ne s’en souvenait lui-même. Mais il la vit avec une nouvelle coiffure, qui n’avait jamais été la sienne pendant les jours à cheval et sous la tente.

    Il s’en amusa, songeant qu’il transposait peut-être quelque jolie coiffure qu’il avait pu voir ici ou là au château – qui sait, sur Sinoppée peut-être, qui était assez coquette de ce côté-là. Il en sourit, mais au fond de lui-même, il était troublé de l’image parfaite que sa mémoire lui restituait. Sans compter qu’il se la figurait triste, quand l’image qu’il avait recomposée d’elle était souriante et plus radieuse qu’elle n’avait jamais été parmi eux.

    Eldeflar perçut soudain le bruit d’un pas derrière lui. Il se redressa et se retourna, sans rien voir. Étonné, il se leva, s’attendant au mieux à voir surgir un lièvre ou quelque autre animal qui ferait un excellent gibier pour Anno ou Yelin. Mais rien ne bougea dans les hautes herbes. Il retint un instant sa respiration et entendit un léger murmure, chuchotement emporté par quelque souffle de vent, mais sans pouvoir déterminer son origine.

    Il refusa de s’éloigner d’avantage à cause du brouillard, et revint vers ses amis, la selle au bras. Il ne vit aucune raison de parler de ce bruit à peine entendu, et mal lui en prit. Car ces murmures révélaient un adversaire qui ne cesserait plus de les harceler, jusqu’à les priver d’un des leurs.

    CHAPITRE II

    Alarme

    Le brouillard se leva et revint, plus épais, au soir. Yamaar ordonna donc une halte prématurée. Faisant de cette journée de voyage la plus courte de toutes. Une nouvelle fois, ils ne purent faire de feu faute de bois, et Yamaar préféra intervenir pour offrir un peu de réconfort à ses compagnons. Il posa son bâton au milieu d’eux, et fit surgir de son extrémité la plus lourde une agréable et chaude flamme. La chaleur et la lumière qu’elle dégageait étaient bien supérieures à ce qu’une si petite flamme aurait dû produire, mais tel était le pouvoir du Mâyensis. Aussi se réunirent-ils autour de la lumière avec délectation.

    — C’est pourtant imprudent, expliqua Yamaar. L’ennemi pourrait déceler ce pouvoir. La région est absolument silencieuse.

    — C’est peu de chose, répondit Odonar, et je doute que des Sujéteurs surveillent ces landes.

    Yamaar garda le silence.

    — Que craignez-vous donc ? fit Dogost. Il n’y a personne à soixante lieues à la ronde !

    — L’Ankan a réagi, et par deux fois. Je ne vois aucune raison pour laquelle nos ennemis ne l’auraient pas décelé eux aussi. Si Arkanisth lui-même venait à avoir connaissance de nos projets, il enverrait ses créatures pour nous arrêter, et nous n’y survivrions pas.

    — Alors pourquoi continuer à solliciter la pierre ? demanda Yelin. Nous ferions mieux de la porter à Sévagil, où elle sera plus en sécurité qu’ici, sur les chemins.

    — Parce qu’elle est la clef de notre route. Il est possible en effet que chaque fois que nous faisons appel à l’Ankan une émanation de son pouvoir à présent éveillé soit perçue par nos adversaires. Mais Anno et moi ne le sollicitons que rarement, et jamais sans l’anneau qui le maîtrise ! Quant à l’emporter jusqu’à Sévagil, c’est justement ce qu’espèrent sans doute nos ennemis. Toutes les routes du Galdion et même du Royaume d’Ofors doivent être surveillées dans cette direction. Non, nous sommes plus en sécurité sur des chemins inconnus. Nous ne retournerons à Sévagil qu’une fois tous les Ankani rassemblés.

    — Et combien y en a-t-il, finalement ? demanda Odonar. Je suppose que vous avez pu avoir cette information en sollicitant l’Ankan.

    — Je ne décèle pour le moment qu’un seul Ankan, mais il me semble qu’un troisième est bel et bien caché sous des flux plus modestes. Il n’y avait que trois princes Nímfaël, il n’y aura donc que trois Ankani !

    Ils se satisfirent des réponses du Mâyensis, et patientèrent pendant que le dîner était préparé par Fuíndis. Gunri ce soir là n’était pas d’humeur à en prendre charge, l’humidité ambiante le rendant peu sociable.

    Alors Orufis se leva et invita Eldeflar à reprendre avec lui les entraînements que Ménor avait délaissés. Cela valait mieux que de rester sans rien faire par un froid pareil. Et les dangers évoqués par Yamaar lui faisaient redouter de nouveaux combats, d’où il faudrait bien qu’Eldeflar puisse se sortir seul.

    Le garçon avoua cependant qu’il ne s’était guère entraîné pendant qu’Ethiel était parmi eux, de peur d’avoir l’air ridicule, et qu’il n’avait pas progressé. Orufis reprit donc les bases avec lui. Il lui apprit à bien tenir son arme, et éprouva sa façon de faire par des coups de bâton qu’il assenait et qu’Eldeflar devait repousser sans lâcher prise. Il ne s’en sortit pas trop mal au final. Mais Orufis était surtout satisfait d’avoir pu passer du temps avec Eldeflar. Leur complicité renaissait, et c’était bien ce dont avait le plus besoin le garçon, au milieu de ces adultes et des affaires graves qui les préoccupaient presque en permanence.

    Ils retournèrent gaiement auprès du feu après de rudes efforts, et Orufis s’engagea à entraîner Eldeflar aussi souvent que possible. Ménor, du coup, se souvint qu’il avait proposé au garçon le même enseignement. Il n’aimait pas fréquenter les faibles, mais s’il pouvait faire de lui un rude combattant, il serait certainement heureux dans l’avenir de partager son temps avec lui. L’idée le séduisit, et il se décida lui aussi à reprendre les entraînements. Eldeflar n’aurait que peu d’occasion d’y échapper, pensa-t-il en souriant.

    L’exercice avait valu à Eldeflar quelque progrès, mais il l’avait aussi vidé de ses forces. C’est pourquoi il alla se reposer à petite distance du feu, dans la fraîcheur presque glaciale de la nuit tombante, encore échauffé par ses efforts répétés. Ainsi isolé, entre des nappes de brouillard persistant qui réduisaient ses amis à l’état de silhouettes colorées par la lumière fantastique du feu de Yamaar, il récupéra paisiblement. Il sentit peu à peu son corps qui retrouvait la paix, son cœur qui se remettait à battre à un rythme normal, son souffle qui ralentissait, et il lui sembla un instant être extérieur à lui-même. Il crut se voir, accoudé au sol sous un épais brouillard, entouré d’inconnus bienveillants. Il s’amusa de la vision, et se redressa en secouant ses mains mouillées par l’herbe.

    Il s’arrêta pour les regarder un moment. Il les contempla avec une soudaine curiosité, s’étonnant de ne jamais avoir considéré cette partie de lui-même autrement que comme des instruments. Il admira ses doigts aux proportions parfaites, et se demanda ce qui pouvait bien rendre les mains aussi gracieuses, quand leur fonction était aussi utilitaire. Il resta à les observer un moment, puis se mit à ressentir tout son corps comme une somme de parfaites proportions.

    Pris d’une joyeuse exultation, il leva la tête vers ce qu’il croyait être la voûte étoilée, mais qui ce soir n’était qu’une ombre pâle où se reflétaient les éclats blancs du feu merveilleux. Dans les brumes vaguement éclairées, une volute brumeuse poussée là par quelque vent imperceptible passa devant lui, et il crut un instant voir la silhouette gracieuse d’une jeune fille s’éloignant. La vision lui évoqua aussitôt Ethiel fuyant en pleine nuit, dans sa robe de nuit. Elle s’était effacée dans l’obscurité tout comme cette pâle nuée. Que devenait-elle ?

    Son regard se perdit dans le ciel obscur, et il eut la vision d’une jeune fille assoupie, environnée d’une lumière blanchâtre, comme cette robe de brume passée fugitivement devant lui. Mais il eut le sentiment que la scène se réchauffait et se colorait, et la lumière floue s’écarta. Il vit Ethiel assise, souriante, le regard tourné vers le côté.

    Elle remuait les lèvres, mais il ne percevait aucun son. La rougeur d’un foyer semblait l’éclairer sur le côté, et la robe qu’elle portait lui était inconnue. À dire vrai, il n’avait jamais vu de telle robe, ni au château, ni où que ce soit. Il s’étonna d’imaginer pareille vision, et son regard retomba sur le feu blanc de Yamaar en même temps que s’évanouissait la silhouette. Il avait froid à présent, et il lui fallait retourner près de la source de chaleur.

    Il se souvint d’avoir déjà eu la même espèce de vision pendant sa réaction avec l’Ankan, où il avait aperçu son père aussi nettement que s’il avait été là, au cœur de la lumière qui l’inondait. Avait-il aucun souvenir de l’image de son père qu’il aurait pu reproduire de la sorte ? Et il l’avait pourtant reconnu dans le visage d’un être presque inconnu. Il s’était retourné vers lui, et l’avait regardé. Est-ce que cela avait un sens ? Il fallait qu’il tente d’y voir plus clair. Ces deux visions lui semblaient très réalistes, et il se demandait si Yamaar pourrait en dire quelque chose.

    Il prit son repas en silence au milieu des discussions, puis rejoignit le vieil homme après qu’il eut repris son merveilleux bâton et fait cesser le feu.

    — Qu’y a-t-il, Eldeflar ? demanda Yamaar en le voyant rester près de lui tandis que tout le monde regagnait la tente

    — J’aimerais que nous parlions de ce qui est arrivé avec l’Ankan à Mehrel. Vous ne m’en avez toujours rien dit.

    — J’attendais que tu en fasses la démarche. Pourquoi ce soir ?

    — Je ne vous ai pas dit tout ce que j’avais vu pendant l’incident avec l’Ankan, pendant que cette lumière consumait tout.

    — Ne m’as-tu pas plutôt parlé de plusieurs lumières ? De lueurs colorées qui se déplaçaient ?

    — Oui, aussi. Mais ce n’était pas tout. J’ai eu des visions pendant mon inconscience. C’était peut-être un rêve, mais j’ai vu des personnes que je n’avais jamais croisées avant, et qui me semblaient très réelles. Est-ce que cela est possible ?

    — Eh bien, les rêves sont ainsi faits. Il arrive que nous mélangions d’anciens souvenirs, qui provoquent une impression totale de nouveauté, des souvenirs qui peuvent être nés d’une image, d’une personne, mais aussi parfois d’un simple récit ou d’une ambiance particulière.

    — Cela peut-il arriver alors que l’on est bien éveillé ?

    Voyant le froncement de sourcil de Yamaar, Eldeflar s’expliqua :

    — Ce soir, tandis que je me reposais après l’entraînement d’Orufis, j’ai eu le sentiment d’apercevoir… (il hésita un instant, puis se lança) …d’apercevoir Ethiel. Je l’ai vu aussi nettement que je vous vois, peut-être plus même. Mais elle n’était pas devant moi, c’était plutôt comme dans un rêve. Et cela m’était déjà arrivé quelques jours plus tôt, où je n’avais vu que son visage. Et dans la lumière de l’Ankan, alors que j’étais inconscient, j’ai eu la vision de dragons, …et de mon père ! Et il me regardait lui aussi ! Est-ce que tout cela est possible ? Est-ce que l’Ankan aurait cette propriété de faire voir certaines personnes lointaines ?

    — Pas que je sache.

    Il observa attentivement Eldeflar, et dans l’obscurité ce dernier vit très nettement les yeux du vieillard changer de couleur, comme habités d’une chaude lueur. L’hallucination avait été si nette qu’il ne put s’empêcher de s’écrier :

    — Là ! Il y a là quelque chose que je vois aussi depuis longtemps. Vos yeux me paraissent parfois changer de couleur. Mais je ne l’ai jamais vu aussi nettement qu’à cet instant !

    — Tu le perçois ? fit Yamaar avec étonnement. Et tu dis que cela arrive depuis longtemps ?!

    — Oui, depuis notre première rencontre en fait !

    — Et que ne m’en as-tu alors parlé ?! fit-il d’un air réjoui. Que de temps aurions-nous gagné, et combien me serais-je montré moins incrédule, moins méfiant… moins blessant envers toi ! Si seulement tu t’étais exprimé plus tôt !

    — Est-ce donc réel ? C’est que cela me paraît venir de mon propre esprit.

    — Tiens donc ! s’exclama Yamaar en un rire. Et que voudrais-tu ? Que ces visions soient des hallucinations provoquées par tes yeux défaillants ? Te souviens-tu de cette discussion que nous avons eue à Saule un soir, avec Orufis. Je t’avais dit alors que je n’avais pas de preuve que tu sois de la lignée de Dénédar. Sais-tu pourquoi ? J’avais examiné ton aura, mon garçon, et elle n’était pas conforme à celle d’un Mâyensis. Or Dénédar est Mâyensis ! Pour autant cette preuve était insuffisante pour moi, car j’avais décelé les traces d’un art qui pouvait laisser penser que ton aura était dissimulée ou déguisée. J’étais trop faible ce jour-là pour m’appesantir sur cette étrangeté, et rien ne me poussait à y porter une véritable attention. Mais ton aura s’est radicalement transformée depuis que tu as rencontré l’Ankan. Elle a repris comme un éclat original, comme si un habit autour d’elle avait été retiré. Ta véritable aura s’est réveillée, et a déchiré celle qui te recouvrait.

    Eldeflar restait silencieux, attendant que Yamaar explicite ce qu’il n’osait imaginer de lui-même. Mais le Mâyensis le fixait de ses pupilles colorées avec intensité sans plus parler.

    — Qu’est-ce qu’une aura ? demanda le garçon. Et quelle est donc ma véritable aura ?

    — Tu le sais déjà, Eldeflar. Tu as vu toutes nos auras ce jour où l’Ankan t’a saisi. Ne m’as-tu pas parlé de ces lueurs qui se mouvaient et qui étaient de couleurs que tu n’avais encore jamais vues ?! C’est cela, une aura, Eldeflar ! Un manteau de lumière qui enveloppe chaque être vivant, et dont les couleurs et les activités sont pour nous interprétables. Et tu as dû voir la mienne et celle d’Odonar briller différemment.

    — N’était-ce pas qu’un effet extraordinaire né de ma liaison avec l’Ankan ?

    — C’est bien sûr ce que j’ai pensé d’abord, mais cela n’avait pas de sens. Tu es le seul à avoir réagi avec l’Ankan, alors que tu étais le plus éloigné de lui. J’ai songé à une réaction avec ton pendentif, qui a été fabriqué dans ce but, mais l’évolution de ton aura me suggère autre chose. Et le fait que tu remarquais déjà les changements de mon regard ne me laisse que peu de doutes. Je reste cependant méfiant vis-à-vis de ton aura, qui peut encore me jouer des tours, mais je crois que la meilleure explication à tout cela, Eldeflar, c’est que tu sois Mâyensis !

    « C’est l’explication que j’attendais et qui résout toutes les difficultés de ce que nous savions de toi. Si tu es un Mâyensis, tu es bel et bien le fils de Dénédar, et je te prie d’accepter mes excuses pour toutes les paroles déplacées que j’ai pu avoir sur ce sujet. »

    Eldeflar ne pouvait pas y croire. Rien pourtant n’avait changé en lui ! Il regarda ses mains à nouveau, qu’il imaginait emplies de puissance, et se moqua de lui-même !

    — Allons donc ! Si mon père était un mage, je pense que cela n’aurait échappé ni à Orufis, ni à ma mère.

    — À ta mère, certainement pas, puisque pour que tu sois né il faut qu’elle soit elle aussi de la même nature que Dénédar. Mais s’il se cachait, il est naturel qu’Orufis n’ait jamais remarqué quoi que ce soit. Ton aura présente les caractéristiques propres aux Mâyensi, mais je t’en reparlerai. Il reste que la réaction que tu as eue avec l’Ankan n’aurait pas pu arriver si tu avais été un garçon ordinaire.

    "Ordinaire". Ce mot résonna comme un glas dans l’esprit d’Eldeflar. À compter de cette heure, il avait cessé pour toujours d’être un garçon ordinaire, un enfant comme les autres. Serait-il extraordinaire, ou simplement anormal ? Cette angoisse le saisit au ventre, et il regarda vers Yamaar en se demandant s’il voulait lui ressembler. Jusqu’ici il s’était donné Orufis ou Ménor pour modèle. Mais ce vieillard de mage ?

    Devinant l’angoisse en Eldeflar, Yamaar reprit :

    — Mais tout cela n’est pas encore avéré. Je te l’ai dit ton aura est menteuse, et il faudra du temps et de l’étude pour y voir clair. Il se peut, comme je le crois, que Dénédar ait masqué ton aura véritable – pour une raison qui lui appartient – jusqu’à ce que l’Ankan la révèle. Et je ne saurais comprendre ses motivations. Mais il se peut aussi que ton aura véritable ait été momentanément transformée par son contact avec celle de l’Ankan, et qu’elle en garde des résidus qui disparaîtront avec le temps.

    — Mes visions seraient-elles donc liées à de nouvelles facultés ?

    — C’est toi qui le sais. En ce qui concerne la vision de ton père, il y a de quoi le penser. Je serai beaucoup moins affirmatif pour le cas d’Ethiel, car une telle aptitude serait largement au-delà de tes capacités. Je pense plutôt qu’il s’agit des résidus d’un certain attachement à cette jeune fille. Tu n’as pas à t’en inquiéter.

    Eldeflar n’eut pas de réaction sur ce soi-disant attachement que lui prêtait Yamaar. Il ne voyait là rien d’extraordinaire, Ethiel avait été une compagnie divertissante pendant quelques jours.

    — Que faut-il faire pour être absolument certain de ce que je suis ?

    — Que tu reproduises ce qui est arrivé avec l’Ankan ! Quand tu sauras toi-même voir les auras, tu seras véritablement Mâyensis.

    — Comment faut-il faire ?

    — Ce n’est pas cette nuit que je t’en parlerai. Il est tard et tu as beaucoup à découvrir, et pour commencer, à accepter.

    Eldeflar s’inclina, déjà fort remué par les révélations que lui avait faites Yamaar. Il n’en mesurait pas encore toutes les implications, et le vieux mage avait raison, il lui fallait revenir de son étonnement avant de pouvoir aller plus loin sur ce sujet. Il rejoignit Orufis et ses compagnons sous la tente, qui reposaient déjà en silence. Aussi n’osa-t-il pas parler d’une révélation aussi extraordinaire.

    Orufis fut réveillé au beau milieu de la nuit par des cris tout près de lui. L’un avait été poussé par Dogost en alarme, mais un autre venait d’une voix inconnue et était un cri de douleur. Il se tourna aussitôt dans l’obscurité pour trouver son épée, et se redressa sans trouver d’adversaire.

    Ménor sortait déjà de la tente, botté et armé, jurant et pestant contre l’intrus. Mais il ne trouva aucun ennemi à frapper à l’extérieur. Orufis regarda vers Dogost, qui cherchait son adversaire la dague à la main. Une marque occultait son reflet, témoignant qu’elle avait frappé et que du sang restait sur la lame.

    — Que se passe-t-il ? demanda Orufis tandis que tout le monde sortait du sommeil.

    Mais Dogost avait déjà rampé sous la toile jusqu’au dehors et inspectait les bois dans l’obscurité avec Ménor.

    — Qu’est-ce que c’était ? demanda le géant.

    — Je ne sais pas, mais il était armé !

    Anno les rejoignit bientôt, suivi d’Orufis, et observèrent les alentours sans comprendre ce qu’ils cherchaient. Le reste du groupe s’éveilla, éberlué. Les hommes dehors restaient silencieux à guetter le moindre bruit, retenant leur respiration. Mais il n’y eut que l’air du soir pour souffler à leurs oreilles.

    — Il s’est enfui, déclara Anno.

    Orufis rengaina, mais Ménor resta sur le qui-vive en guettant les ténèbres.

    — Allez-vous nous dire enfin ce qui se passe ! demanda Orufis en se tournant vers Dogost.

    — Je me suis réveillé en plein sommeil, expliqua l’homme d’Adhrón, et j’ai eu juste le temps d’apercevoir une lame qui menaçait la main de Yamaar. Je n’ai vu qu’une forme difficilement perceptible au-dessus de lui, mais ma main a rencontré la dague d’Eldeflar et j’ai frappé en donnant l’alerte. L’autre s’est enfui en criant, mais voyez, il n’y a aucune trace de lui.

    — Nous allons mettre des veilles en place, ordonna Anno. Que voulait-il ?

    — Ma bague, assurément ! fit la voix de Yamaar de l’intérieur de la tente.

    Ils retournèrent auprès de lui, et constatèrent en effet que la main qu’avait saisie l’intrus était ornée du précieux bijou.

    — Mais d’où peut-il venir ?

    — Je l’ignore, mais je m’inquiète surtout de savoir si ce bandit voulait l’anneau pour ce qu’il vaut en or ou pour ce qu’il est réellement.

    Il se tourna vers Anno.

    — Il sera sans doute prudent que je vous le confie pendant les nuits. Votre sommeil est moins lourd que le mien !

    — Si l’on peut dire ainsi, reprit l’Elfe. À moins que nous cessions de porter sur nous un tel joyau et le remettions dans son coffre d’argent. Pour le moment, nous allons rester quelques-uns à monter la garde à tour de rôle. Ce voleur reviendra certainement. Il n’aura pas parcouru tant de chemin pour s’en retourner au premier échec.

    — Parfait, je prends le premier tour, fit Orufis. Avec Eldeflar.

    Il comptait former le garçon au guet et faire de lui un homme valeureux utile en toute situation, et l’occasion était bonne. Mais Yamaar s’interposa.

    — Non ! Eldeflar doit se reposer. Il a du travail demain, et je ne souhaite pas que la fatigue l’empêche de bien faire.

    Orufis s’étonna d’une telle faveur, et du travail qui pouvait lui être confié le lendemain. Et Ménor ne fut pas moins surpris. Ils s’organisèrent néanmoins sans commenter cette étrange décision, et ceux qui ne veillaient pas retournèrent au sommeil.

    Le matin fut aussi désagréable que la veille, et ils reprirent leur route sous le même épais brouillard. La journée semblait se répéter à l’identique, tout comme le paysage invisible. Pour couronner le tout, Dogost annonça qu’ils manqueraient prochainement de vivres, et que les repas devraient désormais être rationnés.

    Yamaar appela rapidement Eldeflar près de lui, et poursuivit la discussion de la veille.

    — Alors mon garçon ! Comment a été ta nuit ?

    — Mauvaise, avoua Eldeflar. J’ai eu beaucoup de mal à me rendormir après l’alerte. Je m’en voulais de ne pas avoir pu voir le bandit. Je pensais à tout ce que vous m’aviez dit. Je me demandais si cela signifiait que j’étais désormais capable de faire ce que je voulais, si j’avais vraiment le même pouvoir que vous ?

    — Le même pouvoir, je l’ignore. Quant à faire ce que nous voulons, ce n’est pas ainsi que j’aurais aimé que tu présentes les choses, Eldeflar. Nous faisons ce qu’il convient de faire, pas ce que nous voulons. Et c’est pourquoi les Mâyensi, quand ils découvrent leurs pouvoirs, savent qu’ils ont besoin d’apprendre à discerner le bien du mal. Ils étudient longuement, apprenant à évaluer les nombreuses conséquences de leurs actes – qui ne sont pas facilement prévisibles. C’est ainsi que des lieux d’études ont été depuis longtemps organisés afin de répondre du mieux possible à cette demande. Mais si la plupart des Mâyensi éprouvent le besoin de se former, ce n’est pas le cas pour tous. Certains redoutent simplement le travail nécessaire, mais d’autres craignent la connaissance et la liberté qu’elle leur ôte – justement – de faire ce qu’ils veulent. D’autres encore – ils sont plus rares heureusement – refusent de s’en remettre à d’autres expériences et veulent apprendre seuls. Ceux-là font beaucoup de mal avant de découvrir leurs erreurs. C’est pourquoi Sévagil a toujours activement recherché les nouveaux Mâyensi pour les inviter à se former. Et toi, quel sera ton choix, Eldeflar ?

    — Est-ce que le désir d’être formé vient si vite ? demanda-t-il. Est-ce un signe que nous sommes ou non Mâyensis ?

    Yamaar sourit.

    — Non, le désir d’être formé vient de la pratique, et ce n’est donc pas un signe. C’est avec l’exercice du pouvoir que vient la conscience de l’ignorance. En général, cette conscience naît pendant la petite enfance. Mais dans ton cas, c’est différent.

    — Est-ce que nous sommes nombreux ?

    — À l’échelle des hommes, et de tous les peuples qui parcourent la terre, les montages et les mers, nous ne sommes qu’une poignée. Sans doute en des temps plus propices étions-nous davantage, mais nous nous comptons à une ou deux centaines à présent.

    Le petit nombre consterna Eldeflar. Peut-être étaient-ils voués à disparaître ?

    — Y aura-t-il toujours des Mâyensi ?

    — Ah ! Tu poses là une question qui nous assaille tous, reprit Yamaar, les plus jeunes comme les plus vénérables. Quel est notre destin? C’est là une interrogation redoutable, et nous attendons celui qui nous le révélera. Mais une prophétie a cours parmi nous, quoiqu’elle ait peu d’autorité. Elle dit que celui qui découvrirait la vérité sur les Mâyensi deviendrait fou, mais que celui qui garderait sa force d’âme serait leur sauveur. De quoi devons-nous être sauvés ? Nous l’ignorons, et beaucoup d’entre-nous n’accordent aucun crédit à cette prophétie. Elle nous a été délivrée par un grand serpent, un seigneur dragon, et il n’y a pire venin que celui de sa langue !

    — Alors il rôde une ombre sur la condition de Mâyensis ? s’étonna Eldeflar. Il nous faut être sauvés, et découvrir la vérité ?

    — C’est ce que prétend un dragon. Mais tout homme vit sous le joug d’une ombre qui contraint sa condition, Eldeflar.

    — Je suis homme pourtant, et je ne connais pas cette ombre !

    — Non ? C’est pourtant celle que tous les hommes de bien découvrent un jour, quand ils constatent qu’ils font plus facilement le mal qu’ils ne veulent pas, que le bien qu’ils veulent. D’où cela vient-il selon-toi ?

    — Comment le saurai-je ? répondit Eldeflar. Y a-t-il à ce sujet une autre prophétie ?

    — Oui, mais elle ne nous concerne pas. Les Mâyensi, comme les Elfes, ne partagent pas tout à fait le destin des hommes. Tu vivras bien plus qu’Orufis, que Dafur et que tous ceux que tu connais. Mais ta mort sera autre.

    Eldeflar baissa la tête.

    — Je me demande si c’est une bonne chose, finalement, que d’être un Mâyensis…

    — C’est là une question essentielle, et chacun de nous a sa propre réponse. Mais il y a un instant, tu étais plutôt heureux d’imaginer pouvoir faire ce que tu veux. Tu ne pourras jamais réaliser tes rêves en claquant des doigts, mais tu augmenteras le champ de tes capacités et des possibilités qui te seront offertes. Peut-être que le Mâyensis devient plus libre, et que c’est cette liberté qui est la plus pesante. Tu vivras plus longtemps, comme je te l’ai dit, mais s’il est parfois un fardeau, le temps qui t’est accordé te paraîtra bien court parfois pour acquérir tout le savoir qui permette d’agir au mieux des situations, crois-moi.

    — Vous voulez donc que je parte étudier dans une de ces écoles ?

    — Non. Pour le moment, tu es parmi nous et il est hors de question que nous t’envoyions à Sévagil. Tu possèdes l’héritage de Dénédar, ce pendentif qu’il t’a confié, mais aussi son sang et sa puissance. Je ne doute pas qu’un jour tu sois assez fort pour te rendre où tu voudras sans craindre d’être enlevé, mais ce n’est pas encore le cas. Tu dois apprendre, et vite, à user de tes facultés. Abandonne le combat armé, car le fer est un obstacle au pouvoir des Mâyensi, et deviens puissant. Ton père est, de l’avis d’un grand nombre de Mâyensi, l’un des plus grands d’entre nous. Nous ne savons pas s’il nous est supérieur par son intelligence ou par sa seule puissance, mais je veux que tu comprennes bien quels espoirs je suis en train de mettre en toi.

    — Qu’attendez-vous de moi ?

    — Jusqu’ici, tu n’étais qu’un fragile trésor qu’il fallait préserver, détenteur du pendentif et protégé d’Orufis. Il nous fallait jongler entre la nécessité de te conserver et celle de ne pas embarrasser notre mission. Désormais, tu peux nous être très utile. Tu auras évidemment beaucoup à apprendre, en peu de temps, et je sais que c’est dangereux pour l’équilibre que nous devons préserver en nous. Les forces qui nous traversent ne sont jamais domptées, car elles ne nous appartiennent pas, et il faut prendre garde à ce qu’elles ne nous fassent pas oublier notre condition. Mais tu es le fils de Dénédar, et tu as donc un héritage à prendre en compte.

    Eldeflar était perdu déjà au milieu de tout ce que lui disait Yamaar. Il s’intéressa cependant vivement à ce qui avait trait à son père.

    — Y aurait-t-il un lien quelconque entre mon pouvoir et le sien ? demanda-t-il.

    — Plus qu’un lien ! s’exclama Yamaar. Vous partagez le même pouvoir ! Que l’un de vous agisse, et l’autre le saura aussitôt !

    Yamaar s’arrêta aussitôt, et reprit très excité :

    — Que n’y ai-je songé plus tôt ! Tu devrais donc être capable de nous parler de Dénédar, de nous dire où il est, ce qu’il fait. Vous partagez le même pouvoir, vous n’avez même pas besoin qu’il soit utilisé ! Vous êtes liés comme les deux piliers d’un même pont. Tu dois déjà savoir où est ton père. C’est pour cela que tu l’as vu lorsque l’Ankan t’a saisi.

    — J’ai vu mon père ?! s’exclama Eldeflar. J’ai vraiment vu mon père ?

    Il tenta de se remémorer la scène, et de saisir tout ce qu’il pouvait des détails de cette fugitive apparition.

    — Il s’est retourné ! se souvint-il avec émotion. Il s’est retourné et m’a regardé !

    — Cela signifie qu’il a su aussitôt que ton pouvoir était réveillé. Il t’a perçu, tout comme tu l’as perçu ! Il viendra sans doute, à présent ! Il viendra pour toi. Mais ne sais-tu rien d’autre sur lui ?

    Eldeflar tenta de se souvenir.

    — Rien, mais il y avait un grand dragon qui flottait au-dessus de lui, et il me regardait avec bienveillance. Mais j’ignore s’il participait à la même vision.

    Yamaar fut étonné de cet intrus.

    — As-tu jamais vu un dragon, Eldeflar ? lui demanda-t-il.

    — J’en ai vu sur quelques enluminures dans les livres que me prêtait le seigneur Dafur. Mais ils étaient montrés agressifs et dangereux, jamais comme celui que j’ai vu.

    — Et c’est la vérité. Méfie-toi toujours face à un de ces serpents, s’ils viennent un jour hanter tes heures sombres. Ton père est peut-être en difficulté. Si tu ressens quoi que ce soit de lui, parle-m’en. C’est important pour tout Sévagil.

    — Ne puis-je pas commander de le voir ?

    — Peut-être. Je n’ai pas de fils et ne peux t’aider sur ce point. Mais cela te demandera de maîtriser tes facultés. Et pour cela, il y aura des étapes. La première, celle que tout Mâyensis parvient à accomplir dès le commencement, c’est celle dont tu as bénéficié dans ton inconscience : percevoir les auras ! Quant tu parviendras à les distinguer à nouveau, tu seras sur la voie de maîtriser ton pouvoir.

    En arrière, Orufis observait d’un air inquiet Eldeflar qui s’entretenait avec Yamaar. Le vieil homme lui avait parlé le matin, lui expliquant qu’il faudrait cesser les entraînements à l’épée avec son jeune protégé. Il lui avait avoué qu’il aurait des révélations à lui faire quand le temps serait venu, mais qu’il attendrait d’en être convaincu.

    Orufis se pliait aux étranges volontés de Yamaar avec une certaine angoisse. En étant privé d’entraîner le garçon, il perdait toute possibilité de garder avec Eldeflar l’occasion d’une relation privilégiée. Plus encore, il perdait sa propre place auprès de son jeune compagnon, et il lui semblait que la nouvelle complicité qui s’instaurait entre lui et Yamaar le mettrait peu à peu à l’écart.

    Eldeflar avait souvent été pour lui un fardeau, mais il n’avait jamais cessé d’être un bon compagnon. Et puis il avait envers lui un devoir moral d’éducation et de développement. Mais il le voyait passer à présent sous l’autorité de Yamaar, et sans doute la perte de son ascendant sur le garçon l’inquiétait.

    De la jalousie ? Peut-être. Mais plus sûrement le fruit de fermes conceptions d’amitié et de justice. Nul ne s’était mieux occupé d’Eldeflar que lui, pas même ses parents, et certainement pas Yamaar ! Et voilà pourtant que le vieillard lui dérobait cette relation qu’il tenait pour précieuse, malgré les pesanteurs qu’elle représentait parfois. N’était-ce pas la seule qui ait survécu de toutes celles qu’il ait jamais eues ? Il songea soudain que son amitié pour Eldeflar était peut-être aussi possessive que celle d’un parent.

    Il se remémora alors les recommandations de Dafur, qui l’avait souvent invité à fonder un foyer. Il regrettait à présent d’avoir promis de servir Sévagil et de ne pas s’être construit une famille, de ne pas s’être trouvé une place plus tôt parmi les gens du commun. Mais c’était aussi à cause d’Eldeflar qu’il s’était privé de la sorte, attendant qu’il soit le premier à trouver sa place. Voilà l’injustice qui le faisait souffrir ! Il avait sacrifié son présent pour l’avenir du jeune homme, et Eldeflar achevait sa route sans lui. Et il était à présent empêché par cette mission, par son serment, de s’en aller enfin sur son propre chemin.

    Son horizon fut obstrué par la masse d’Odonar qui avançait juste devant lui. Orufis se rapprocha.

    — Dites-moi Odonar ! l’accosta-t-il. Comment avez-vous fait pour conjuguer votre vie au service de l’Assemblée et celle que vous menez avec votre épouse ?

    Odonar observa Orufis avec un regard étonné, puis grave.

    — Eh bien, répondit-il, le service de mon foyer est toujours passé avant celui de l’Assemblée – sauf en cas exceptionnel comme ici. Ce n’est pas toujours facile, certaines missions m’intéressaient plus que la routine conjugale, mais cette solution nous a toujours rendus heureux. Il est bon de ne pas vivre que pour soi-même ! Le service de l’Assemblée offre une telle possibilité, mais il y manque souvent cette merveille qui se trouve et se construit à la fois : l’amour. Songez-vous à quoi que ce soit en ce sens, Orufis ?

    — Non, fit l’intéressé en portant son regard au

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