... Et doucement je remontais le boulevard Malesherbes. L’avenue s’allongeait, toute
droite, sous le ciel bleu, d’un bleu tendre qui allait se mourant dans les lointains brouillés de vapeurs transparentes. Le soleil rosait, à droite, les façades blanches des maisons et pailletait les toits de vives étincelles. Les arbres, encore grêles, violets et fantaisistes, tordaient leurs branches menues, comme des caprices japonais. De temps en temps, par des fenêtres ouvertes, au sourire de printemps, j’entrevoyais des coins mystérieux d’appartement, l’éclat d’une dorure, le luisant perdu d’un meuble, le contournement d’une draperie, des choses noyées dans de l’ombre. Et sur le trottoir, et sur la chaussée, la vie revient, rajeunie, alerte et pimpante, cette vie endormie par le paresseux hiver et que réveille gaiement la première diane du gai soleil. Les victorias sont revenues aussi. Elles passent, découvrant de jolis visages, au haut desquels, dans le vent, frémissent des plumes roses. Plus de loutre, plus de renard bleu, plus de ces vêtements massifs et jaloux, qui gardaient, sous leurs poils colères, le secret des tailles et le mystère des corsages fleuris de roses et de lilas. Tout est joyeux ; il semble que les gens qu’on coudoie sont heureux de vivre. Où va-t-elle, cette femme, habillée d’un élégant costume sombre, et trottinant, discrète et preste, du haut de ses talons pointus ? Bien que sa voilette soit baissée, j’aperçois ses yeux qui brillent et qui disent la hâte d’être arrivée. Elle va peut-être à un rendez-vous ! Où va-t-il, ce jeune homme qui arpente le boulevard à grandes enjambées ? Peut-être à un rendez-vous ? Où vont-ils tous ? Où peut-on aller, par ce ciel, par cette nature ? Et moi, seul et nostalgique au milieu de ces joies, je passe sous des fenêtres jadis familières et aimées. Elles sont fermées, maintenant, « mornes comme un œil sans pensée », et au bas, sur le balcon où jaunit une pauvre plante oubliée, un écriteau se balance : À louer. Et je reviens, me rappelant ces vers douloureux d’un poète inconnu :
Des nuits du blond et de la brune,
Rien dans la chambre n’est resté, Pas une dentelle d’été, Pas une cravate commune.
Et sur le balcon où le thé
Se prend aux heures de la lune, Ils n’ont laissé de trace aucune, Aucun souvenir n’est resté.
Au bord d’un rideau bleu, piquée
Luit une épingle à tête d’or Comme un gros insecte qui dort.
Pointe d’un fin poison trempée,
Je te prends. Sois-moi préparée Aux heures des désirs de mort.
Karol Cytrowski, L'Abbé Jules D'octave Mirbeau en Tant Qu'exemple de L'influence de Fiodor Dostoïevski Sur Le Roman Français de La 2e Moitié Du XIXe Siècle