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LE JARDIN DES SUPPLICES ET LES EFFETS DISCURSIFS DU POUVOIR

La critique littéraire s’est souvent penchée sur les deux aspects narratifs les plus troublants du
Jardin des supplices, notamment ses principes de composition et le rôle de Clara, compagne du
narrateur, lors de sa découverte du jardin des supplices. Les trois parties, “Frontispice”, “En mission”
et “Le Jardin des supplices”, semblent mal se répondre et les composantes historique et sociopolitique
nécessaires au développement de la thématique du meurtre, principe pourtant solide d’organisation,
manquent de référent stable qui leur aurait conféré la cohérence d’un véritable discours (cohérence
incohérente, selon Foucault, mais toujours en dialogue productif avec le pouvoir)1. La discussion du
meurtre passe d’un salon français bourgeois sous la Troisième République au bagne chinois quasi-
mythologique sans réel souci de transition entre les deux contextes culturels. Cette apparente
discontinuité ne choque pourtant pas, vu l’historique de ce roman : mariage de textes parus
indépendamment, de certains récits autonomes et de quelques courtes chroniques de presse 2. Au-delà
d’une simple observation génétique, de valides interprétations stylistiques et analytiques des
caractéristiques formelles peu communes du Jardin ont été proposées. Pierre Michel suggère que la
désarticulation formelle « affirme l’absolue liberté du romancier, et marque ainsi un nouveau pas en
avant vers la mise à mort du roman codifié par Balzac et mis en pratique par ses héritiers3 »... Fabien
Soldà a soutenu que, dans le cadre d’un récit d’initiation, le passé de l’initié se révèle d’une importance
majeure pour la compréhension des profondes transformations opérées en vue de la transcendance de
l’état de départ, justifiant ainsi la fonction d’“En mission” 4. D’ autre part, la fragmentation formelle du
Jardin des supplices reflète, selon Enda McCaffrey, le double mouvement déconstructif et
reconstructif des principes idéologiques de l’anarchisme même, théorie politique devenue déjà chère à
Mirbeau au moment de la rédaction du Jardin5. Révolution narrative, personnelle ou politique, la
structure insolite du Jardin des supplices semble, selon la critique, refléter un souci de l’innovation et
du renouveau.
En revanche, Clara est un personnage quasiment immatériel, en dépit de sa sensualité, et que le
lecteur, ne l’oublions pas, connaît uniquement à travers la lecture a posteriori du récit que rédige le
narrateur après son retour de Chine. La Clara de ce récit est à la fois dépourvue d’originalité,
prédestinée à un éternel retour sans possibilité de rédemption, et réduite en cliché fin-de-siècle, en
femme fatale, femme nature, femme symbole, qui serait convaincue, selon Samuel Lair, du naturel de
la perversion et qui s’adonnerait sans crainte et sans réserve à un formidable accouplement avec tout ce
que l’individu possède « de plus général6 ». C’est dans ce dépassement de l’individu que Gianna
Quach voit l’échec de l’individualisme de type occidental que prône Mirbeau, le dreyfusard, car un tel
individualisme demeure médiatisé, dans les deux sens du mot, séparant d’une manière radicale le même
de son autre7. Nous nous proposons de montrer que c’est justement en rapport avec cet autre,
quasiment oublié par la critique, que l’on devrait interroger la performativité narrative de Clara,
l’Anglaise sadique, l’Européenne qui rejette le vieux continent et son hypocrisie, l’initiatrice aux
horreurs de la torture. La structure tripartite du Jardin des supplices s’engage également dans ce même
discours de l’altérité, chinoise en l’occurrence, et contribue à renforcer et à solidifier sur le plan formel
la prolifération du pouvoir impérialiste européen (au centre comme à la périphérie) plutôt qu’à le
critiquer.
L’analyse scientifico-philosophique de l’instinct du meurtre que font les plus beaux esprits de la
France dans le “Frontispice” introduit d’une manière explicite le débat sur le pouvoir, et cela sur deux
axes complémentaires : celui de la distribution et celui de l’exercice et de la réglementation dudit
pouvoir. Après une longue discussion et une série d’arguments plus ou moins convaincants, les illustres
convives en viennent à la conclusion suivante : bien que l’instinct du meurtre soit naturel, les sociétés
humaines sont parvenues à en contrôler l’incidence grâce à l’institutionnalisation et à la normalisation
de l’acte meurtrier comme dans le cas d’une guerre. Autrement dit, le meurtre est perçu comme un
besoin naturel qui néanmoins perturbe le fonctionnement du pouvoir et c’est ce même pouvoir qui
2
l’assume et qui le réglemente en l’introduisant dans des domaines de la vie sociale et politique qui
altèrent radicalement sa signification. La normalisation du meurtre ne s’opère pas, bien entendu, dans
un vide discursif; au contraire, comme le souligne Foucault, le pouvoir « est le nom qu’on prête à une
situation complexe dans une société donnée8 ». Nourri par une résistance qui lui est interne et qu’il
transforme en support, le pouvoir atteste une capacité d’adaptation et de prolifération discursive
impressionnante – un peu comme notre protagoniste. Le seul personnage à occuper l’espace narratif
dans les trois parties du Jardin est le narrateur, qui résiste à sa façon au pouvoir d’une République
pourrie jusqu’à la moelle, représentée à tour de rôle par son père et Eugène Mortain dans “En mission”.
Il résiste également face à l’excès de violence gratuite dont il témoigne dans le bagne chinois et à
l’emprise de Clara qu’il déplore dans “Le jardin des supplices”. Enfin, il codifie et inscrit sa résistance
dans le cadre d’un récit qu’il lit au groupe du “Frontispice”. Nous allons démontrer que le rôle de
Clara, ainsi que celui d’une structure romanesque tripartite mystifiante, au moins au premier abord,
n’est autre qu’une réglementation de la résistance du narrateur qui se retrouve inscrite dans un discours
colonial de témoignage et d’appropriation et qui est désormais dépourvue de toute efficacité discursive,
car transformée en un récit immatériel, désassocié de la réalité matérielle qui, elle seule cependant peut
lui accorder sa légitimité.
Avant même que les moralistes, les poètes, les philosophes et les médecins du “Frontispice”
n’entament leur débat philosophico-politique sur le meurtre, le lecteur est averti du destinataire
implicite de tout discours énoncé dans les trois parties de ce texte: il s’agit bien évidemment des
Prêtres, Soldats, Juges et Hommes qui, selon la dédicace, « éduquent, dirigent, gouvernent les
hommes ». Ces destinataires implicites, à la fois critiqués et interpellés, sont les créateurs et les
détenteurs de tout pouvoir contraignant. C’est contre l’oppression de leur discours politique, juridique,
religieux ou autre que résistent les convives du “Frontispice” causant, selon le narrateur omniscient,
librement, « au gré de leur fantaisie ». La fonction du pouvoir est d’emblée introduite dans le débat par
le savant darwinien, qui discerne depuis le tout début la raison d’être des gouvernements dans la
réglementation du crime. Plusieurs exemples d’institutionnalisation du meurtre sont présentés et le
philosophe « aimable et verbeux » conclut que l’instinct naturel, qui pousse donc la suppression de la
vie d’autrui, est savamment développé par l’éducation et les religions, revenant ainsi à la dédicace et à
l’omniprésence d’un pouvoir qui contrôle les excès de violence en les canalisant. La résistance au
pouvoir telle qu’elle est théorisée dans les propos des convives du “Frontispice” et matérialisée par
l’acte performatif de l’énonciation est pourtant remise en cause au moment du récit d’un véritable
meurtre, commis par un jeune homme qui demeure anonyme et qui, selon son propre discours, a tué un
autre homme, poussé par ce besoin de meurtre présenté comme « naturel ». Ce qui constitue un
puissant acte de résistance, clairement visé contre le pouvoir régulateur dénoncé depuis la dédicace,
détraque et bouleverse le discours dominant de ces beaux esprits jusqu’à la langueur : « La
conversation, à partir de ce moment, se continua sans ordre, sans entrain, effleurant mille sujets
inutiles, sur un ton languissant9. » En d’autres termes, il suffit de la vive illustration d’un contact direct
avec la réalité matérielle pour que le discours théorique sur la résistance (même simplement narrée) se
dissolve, ou, mieux encore, pour qu’il mine l’efficacité de l’acte résistant par sa dissolution même. Le
manque de contexte discursif transforme le récit du jeune homme en curieux fait divers, lui niant toute
possibilité de ce que Foucault appelle un « codage stratégique10 ». C’est dans ce vide discursif que
commence la lecture du Jardin des supplices. Il s’agit du récit que le narrateur d’“En Mission” et du
“Jardin des supplices” « à la figure ravagée » a écrit après son retour de Chine. Il se montre fort
étonné que personne n’ait mentionné la Femme dans cette discussion de sang et de meurtre. Son
mémoire, qu’il hésite à publier, démontre, selon le narrateur lui-même, que « [l]a femme a en elle une
force cosmique d’élément, une force invincible de destruction, comme la nature… Elle est à elle toute
seule toute la nature11 ! » Affirmation en vogue à l’époque de la composition du Jardin, mais peu
crédible, et cela pour des raisons inhérentes à la rédaction du récit englobant. Le narrateur anonyme de
la fin du “Frontispice” remet en cause le cadre philosophique du débat en déstabilisant ses prémices
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culturelles et historiques. La discussion jusqu’au moment de son intervention s’était concentrée sur la
réglementation du meurtre par un pouvoir qui, s’il n’est pas uniquement français, est du moins
largement “occidental”. La relocalisation géographique en Extrême Orient, dans un jardin
perversement édénique, enlève aux faits narrés qui vont suivre l’effet de réel tel qu’il a été ressenti par
les convives lors du récit précédent. Et quel véhicule plus convaincant d’un dépaysement qui demeure
pourtant familier (oxymoron soutenu tout au long du texte englobant) que la Femme Fatale ? Le récit
déjà rédigé – et, ne l’oublions pas, voué à la publication –, qui suit la première partie de ce texte, est a
priori inscrit dans la structure du pouvoir auquel il est censé résister. Si le narrateur souhaite dénoncer
la dépravation féminine tolérée et même encouragée par un pouvoir qui veut une femme « verseuse
d’idéal et de pitié », ce n’est certainement pas à travers une narration de spécificité historique tellement
limitée (elle en devient presque un mythe) qu’il va le réaliser. Son texte se propose en fait de jouer le
rôle du « jeu silencieux des sages » dont parle Foucault dans Surveiller et punir, en l’occurrence de la
prolifération de littérature policière et de journalisme sensationnaliste qui ont historiquement mitigé et
finalement remplacé la résistance au potentiel carnavalesque, et donc subversif, des témoins du
supplice12. Un récit qui circulera bientôt parmi ces mêmes illustres esprits, témoins de sa première
lecture loin des échafauds, et qui cherchera à s’insérer dans le discours qu’il critique. Néanmoins, si la
femme n’est qu’une métaphore pour la thématique du pouvoir, il faut définir de quelles structures de
pouvoir en particulier il s’agit, afin d’éviter le même vide discursif qui encadre “En mission” et “Le
jardin des supplices.”
Nous avons déjà avancé l’idée que le discours soutenu par la structure tripartite du Jardin des
supplices, ainsi que le rôle initiateur de Clara aux excès du jardin, solidifie un pouvoir colonisateur
naissant par la voie du témoignage et de l’appropriation culturelle. Bien qu’elle soit plus mythique que
réelle, la description de ce jardin suit celle de “Frontispice” et de “En mission”, les deux parties étant
ancrées dans une réalité politique reconnaissable, celle de la fin du dix-neuvième siècle en France et de
la Troisième République. Dans “En mission”, en particulier, les références à des personnalités et des
événements historiques sont abondantes et la critique politique se fait explicite. C’est dans cette partie
du roman que la résistance est psychologiquement motivée et que l’abus de pouvoir politique corrompu
est dénoncé. C’est également dans “En mission” que le pouvoir s’anthropomorphise en se cristallisant
dans les personnages du père et d’Eugène Mortain. Des épisodes satellites , tels que celui détaillant la
« canaillerie » du député élu dans la circonscription des betteraves, s’ajoutent à un discours
explicitement anti-pouvoir. Le rapport qui dénote le plus cette opposition au pouvoir est celui
qu’entretient le narrateur avec son ami Eugène Mortain. C’est dans le dégoût ressenti par le narrateur
pour sa dépendance d’Eugène que réside, pourtant, le germe de sa défaite. À plusieurs reprises, il
menace Eugène d’un éventuel dévoilement de son passé13, sans se soucier de l’apport discursif d’un tel
acte. Pour avoir un effet discursif, tout énoncé à valeur performative se trouve dans l’obligation d’avoir
un réel contact avec les aspects matériels des contextes sociopolitiques dans lesquels il se produit 14. Ce
contact est refusé au narrateur par le fait même que toute attaque contre Mortain entraînerait autant de
conséquences pour le dénonciateur que pour sa cible. Leur relation, en d’autres termes, reflète le
fonctionnement du pouvoir dans la mesure où l’équilibre des structures de tout pouvoir, politique ou
autre, est maintenu grâce à l’appropriation de l’excès de pouvoir que créent les conflits, absorbant ainsi
l’anomalie d’une résistance éventuelle et la transformant en règle opérationnelle. D’où la décision
d’Eugène Mortain d’envoyer le narrateur chercher la cellule primordiale dans les profondeurs de
l’océan indien, expédition qui met en évidence tant le caractère ridicule autant qu’indispensable de la
résistance de ce dernier. Cette recherche s’effectue en territoire colonial, sous les auspices de la
République française, et son but, trouver l’essence, le début de la vie, implique une rhétorique
philosophico-scientifique, sinon théologique et métaphysique, qui contribue à masquer le dispositif
spécifiquement historique et politique, introduit depuis un moment dans la région, seul capable de
développer et d’ancrer dans la réalité de la périphérie un discours agressivement colonial.
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C’est au cours du voyage vers Ceylan, terre promise et source de toute vie sur la planète, que les
différents acteurs du drame colonial se réunissent sur la même scène. Hormis les deux Chinois qui
demeurent muets tout au long du voyage et Clara qui fait une apparition éclatante et intrigante, mais
peu révélatrice (elle fera l’objet d’une étude plus approfondie dans la partie suivante), les deux
personnages qui mettent le plus en évidence les réalités et les tensions coloniales, contre lesquelles
s’élève la voix du narrateur, sont l’explorateur français et l’officier anglais. Leur discussion a beau
révéler une bêtise époustouflante, leurs propos sont fort intéressants dans la mesure où ils permettent
d’avoir un aperçu, non seulement de l’antagonisme franco-britannique dans les affaires coloniales, mais
également et surtout de la complémentarité de leur pratique du pouvoir dans les colonies. Bien que la
fameuse mission civilisatrice française se soit historiquement opposée à la tradition britannique de
l’exercice du pouvoir colonial par association, ce pouvoir colonial ne fait que bénéficier des éclats de
résistance et d’antagonisme. Qu’elle soit externe ou interne, la résistance au pouvoir justifie la raison
d’être de ce dernier en multipliant les irrégularités qu’il cherche à éliminer. La discussion entre les deux
hommes ne diffère guère, au moins d’un point de vue thématique, du débat dans le “Frontispice” : ils
parlent, eux aussi, de mort et de destruction. Il s’agit d’un échange beaucoup moins engageant et moins
stimulant au niveau intellectuel que celui des convives du “Frontispice”. La notion du meurtre
institutionnalisé demeure cependant centrale. Les personnages des deux interlocuteurs sont des
représentations très réussies d’arrivistes de l’arène coloniale qui se permettent à la périphérie des actes
de sauvagerie qui seraient répréhensibles au centre. Pourtant, leur spécificité nationale reste frappante :
l’Anglais, plus savant dans les affaires coloniales contemporaines pour y être immergé depuis plus
longtemps, fait preuve de supériorité technologique et d’une impressionnante capacité de théorisation.
Le Français, nouvellement arrivé, néophyte dans ce monde de conflit périphérique, a beaucoup de mal
à justifier l’excès meurtrier dans la pratique de la politique coloniale. Il lui est, par exemple, impossible
d’expliquer pourquoi l’on tuerait les nègres pour les civiliser15. En revanche, l’Anglais théorise la
sauvagerie humaine et analyse en partie l’état des affaires coloniales en fonction de l’antagonisme
militaire franco-anglais en Europe16 ; il propose même aux Français de ne plus critiquer la Grande-
Bretagne pour son manque de tact, mais d’essayer au contraire de massacrer un maximum de gens, car
le progrès, matérialisé par des inventions telles que la fée Dum-Dum17, dépend de l’efficacité dans
l’annihilation de l’autre18. Ce conseil, qui paraît étrange dans le contexte historique peu amical des
relations franco-britanniques, ne fait que faciliter dans l’ensemble l’expansion impérialiste des États
européens colonisateurs, en l’occurrence la France et l’Angleterre, en amplifiant au maximum la
possibilité de conflit dans l’attente d’une décharge de pouvoir immédiatement récupérable par ces
mêmes états antagonistes. Ce pouvoir est redistribué de manière à exclure, non pas le concurrent, mais
plutôt le colonisé, qui, d’ailleurs, est toujours convoité, mais jamais interpellé, jamais reconnu en tant
que sujet pourvu d’un potentiel de révolte.
Cette réduction du colonisé au silence est explicitement illustrée dans la troisième partie du
roman intitulée “Le jardin des supplices”. Clara, l’initiatrice à la débauche, la femme fatale des
Décadents, emprisonne momentanément le narrateur dans son élément naturel à elle, le sang, les fleurs,
l’amour, la nature enfin, afin de lui démontrer la vérité de ses propos, la complémentarité, sinon
l’égalité, entre l’amour et le meurtre. Loin des théories abstraites du “Frontispice”, Clara propose au
narrateur une expérience directe, aussi choquante que convaincante, tout en y ajoutant l’ingrédient
explosif du désir. Dans le flou historico-politique du jardin cantonais (les renseignements fournis sur
les aspects politiques, économiques et sociaux de l’administration du bagne, les circonstances des
crimes punis par incarcération, etc. manquent de précision et de détail), la vérité absolue et éternelle du
parallèle entre petite et grande mort éclatera comme est censée éclater la vérité du crime au moment de
la torture19. Or ce qui éclate est le désir scopique des témoins du supplice, dans leur quasi totalité
d’origine européenne, désir qui se traduit par l’acte ambigu de donner à manger aux forçats chinois.
Les voyeurs étrangers perpétuent, ce faisant, le spectacle de soumission physique et morale de l’autre
(cet autre n’est pas seulement dépourvu de force physique, mais l’on a également du mal à l’entendre
5
énoncer), en maintenant le statu quo de l’économie des droits suspendus20, qu’il s’agisse du droit à la
vie ou du droit à la mort. Dans ce rapport scopique qui s’établit entre spectateur et spectacle réside
pourtant le danger du renvoi d’un regard trop familier, enjeu inhérent à tout acte d’identification par
opposition ou différence21.
Le rapport qu’entretient Clara avec son poète illustre le potentiel discursif de la « mimicry »,
« signe », selon Homi Bhabha, « d’une double articulation ; une stratégie complexe de réforme,
régulation et discipline, qui “s’approprie” de l’Autre en visualisant le pouvoir22 ». Derrière les
barreaux de sa cage, le poète chinois, ami et ancien amant de Clara, attend impatiemment d’être nourri
avec les morceaux de viande pourrie qu’elle lui a apportés. Clara, choquée et triste du fait que son
poète ne la reconnaisse plus, décide de lui réciter un de ses poèmes, espérant, par ce moyen, arriver à
remuer des souvenirs. Elle récite « Les trois amies », poème qui fait l’éloge de la pourriture. Juste
avant le début de la dernière strophe, celle où figure l’amante dégoûtante dont le poète est épris, celui-
ci, qui jusqu’alors est resté muet, se met à aboyer et ne s’arrête que lorsque Clara lui offre le premier
morceau de viande, geste qui provoque une émeute dans la cellule du poète, partagée avec de
nombreux condamnés tout aussi affamés23. En récitant « Les trois amies », Clara se permet, non
seulement le geste ambigu d’une philanthropie régulatrice du pouvoir (pouvoir plutôt colonial que
chinois puisque la spécificité de l’espace politique chinois laisse beaucoup à désirer), mais également
celui d’une appropriation culturelle opérée à deux niveaux de signification complémentaires : d’un
côté, la recontextualisation culturelle du poème, car la pourriture, qui était au début le symbole du désir
amoureux, se transforme en discours colonial dans la mesure où cette viande pourrie qu’offre Clara aux
forçats constitue le point de contact de l’énoncé poétique avec la réalité matérielle du bagne ; et, de
l’autre côté, le silence complet que garde le poète désormais sans voix (silence interrompu uniquement
par des aboiements), véhicule de logos au sens littéral et figuré, réduit à une Face 24 qui refuse le retour
du regard de Clara, multipliant ainsi la distance entre elle et son autre. Dans le vide identitaire que crée
ce refus, la voix de Clara remplace celle du poète par un acte d’appropriation culturelle qui produit une
curieuse fusion entre même et autre (fusion renforcée par son délire orgasmique au moment où les
forçats s’entretuent pour les morceaux de viande), un fantasme de coïncidence parfaite, qui sera
néanmoins démenti par la défaillance physique et morale qui va suivre.
Une telle approche semble pourtant ignorer le discours radicalement anticolonialiste et anti-
eurocentrique que tient Clara tout au long de la visite du jardin des supplices. Est-il légitime d’analyser
son rôle fondateur dans la création d’un discours colonial au moment même où elle dénonce le pouvoir
politique, que ce soit en France ou en Angleterre, et où elle résiste à l’hypocrisie des états occidentaux ?
Dans le cinquième chapitre du “Jardin des supplices”, qui suit la rencontre avec le poète, Clara et le
narrateur entrent dans le jardin en question. S’ensuit une description détaillée d’une flore magnifique,
qui se transforme en pamphlet contre l’« affreuse Europe qui, depuis si longtemps, ignore ce que c’est
que la beauté ».25 Clara se heurte à la férocité des Anglais et des Français dans la gestion des affaires
coloniales en citant l’Algérie et Kandy comme des exemples d’actes de violence gratuite perpétrés par
les puissances coloniales européennes contre des indigènes innocents. Bien que le contenu de son
discours soit à la fois historiquement et moralement pertinent, son acte énonciateur ne l’est pas. Clara
parle d’une voix qui, tout à la fois, est dérobée à une culture dont elle se permet l’appropriation, lui
défendant ainsi toute possibilité d’action ou de réaction, et tributaire d’un passé et d’un présent
politique colonial qui seuls justifient sa présence dans le jardin des supplices. Cette présence se propose
comme but de dévoiler une vérité primordiale, celle de l’égalité essentielle entre amour et mort, vérité
qui remplace thématiquement une série de vérités soutenues ou recherchées tout au long de la narration,
que ce soit par le narrateur ou par ses convives du “Frontispice”. Dans leur totalité, ces vérités absolues
(le meurtre comme instinct naturel, la corruption inévitable du pouvoir politique, le faux prétexte de
l’expédition embryologique) sont censées susciter une résistance aux structures discursives qui minent
leur légitimité. Or le manifeste anticolonialiste de Clara dans le jardin des supplices reflète les
déclarations vides du “Frontispice” et d’“En mission” dans son insuffisance discursive, ce qui n’est pas
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uniquement dû au manque de spécificité historico-politique de ce jardin quelque peu mythique ou à
l’écart étonnant entre un discours théorique et sa pratique. L’ancrage douteux des propos de Clara est le
résultat de l’ambivalence de leur signification. La logique de sa dénonciation est remise en cause par
son emploi même de l’opposition binaire qu’elle établit entre Chine et Europe. La vérité de la
supériorité de la Chine est dépourvue de signification en dehors de son opposition à l’Europe, faisant
de cette opposition binaire un signifiant insolite qui se rattache à un signifié mal défini qui englobe
toutes les activités coloniales occidentales. Comme l’analyse Homi Bhabha26, Clara réorganise l’espace
colonial humain en le divisant. Toute spécificité intellectuelle, culturelle ou autre, est remplacée, soit
par un discours qui sur-signifie, soit par un discours qui signifie indépendamment de toute vérité
culturelle. La signification de ses propos anticolonialistes, résultat d’un désir de vérité, désir de non-
identification avec l’autre qui s’opère paradoxalement à travers un geste de rejet du même, s’inscrit
dans le cadre de sa résistance contre l’acte de traduction, cette négociation inévitable de tout signe
linguistique ou culturel dans l’espace colonial. Or c’est la vérité recherchée, l’essentielle coïncidence
entre amour et mort, qu’elle veut prouver en discréditant même les a priori occidentaux. C’est une
vérité sujette à une indétermination culturelle et, pourquoi pas, linguistique (quelle est la signification
des assonances incantatrices et sensuelles entre “mort” et “amour”, ou même celle du jeu lexical entre
petite et grande mort dans un jardin où tout sur-signifie ?) et qui traduit le signe colonial, signe qui
refuse, selon Bhabha27, d’accepter la dislocation culturelle qu’il produit afin de protéger l’intégrité de
son identité.
Si Clara n’est pas la femme fatale des Décadents, ni la sadique Anglaise fin-de-siècle, est-il
possible de cerner son identité au-delà du rôle auxiliaire de guide et d’initiatrice qu’elle joue dans son
rapport avec le narrateur ? Ou, plutôt, comment arrive-t-elle à traduire, pour son néophyte, les
modalités de ce nouveau monde, les modalités de l’arène coloniale ? Si sa recherche de la parfaite
égalité entre amour et mort échoue, comment réussit-elle à apprendre au narrateur la leçon du
témoignage et de l’appropriation culturelle ? Plus puissante que la déclamation poétique,
l’appropriation culturelle se révèle à travers le témoignage, tour de force pour Clara, qui découvre une
voie de sortie à l’impasse créée par la sur-signification coloniale, en passant du discours à la graphie,
son corps faisant office de surface d’inscription. Le passage du phonétique au graphique ne se produit
pas d’un seul geste. La traversée du jardin est caractérisée par une évolution à rebours de l’humeur
ainsi que de la santé physique des deux amants. Le narrateur commence ce parcours accablé de fatigue,
étant juste revenu d’un long voyage censé le libérer de l’emprise de Clara. Elle le convainc de la suivre
au bagne cantonais, où sa fatigue se transforme en dégoût, puis en sensualité à la fin de la visite28. En
revanche, Clara, qui a du mal au début à retenir son ardeur, commence à se sentir mal sur le chemin qui
mène à la cloche29, finit par devenir muette à la fin de la traversée et subit une véritable crise dans le
sampang et en présence de Ki-Paï qui reconduit les deux amants du jardin. Cette inversion des rôles
pourrait être interprétée, d’une part, comme l’inévitable régression de Clara, femme naturelle qui se
réinscrit dans le cycle de l’éternel retour, et, d’autre part, comme la progression émotionnelle et
intellectuelle du narrateur, qui fera la transition, nous le savons déjà, du jardin de la barbarie à l’acte
civilisé et civilisant de l’écriture. Cette écriture, pourtant, n’aurait jamais été possible si elle n’avait pas
été précédée par le témoignage des horreurs du jardin et, avant tout, par leur représentation graphique
sur le corps de Clara. Il est assez étonnant que Clara, femme hyperboliquement sensuelle, ne participe
jamais aux tortures auxquelles elle assiste. L’instabilité signifiante d’un tel mélange de l’autre et du
même est dotée d’un potentiel explosif. Clara démystifie l’altérité de la torture comme signifiant de
supériorité culturelle en se l’appropriant, visuellement d’abord, au moyen d’un désir scopique superlatif
dont l’excès devient vers la fin de l’expérience le signifié de sa propre discursivité. Clara ne parle
plus : elle passe à l’acte, à la souffrance et à la catharsis. Ce qui reste d’ineffable dans le contact entre
colon et colonisé, à cause d’un excès de signification, Clara l’assume sans en être affectée. La
répétition circulaire de ce supplice physique optionnel que subit Clara renforce davantage son pouvoir
en accordant à sa résistance contre l’indétermination signifiante de son état de colonisatrice la
7
légitimité d’un contrat signé sur son corps et périodiquement revalidé par le témoignage de la vieille
Chine, incarnée par le personnage curieusement puissant de Ki-Paï.
La conclusion de « ces pages de Meurtre et de Sang » est à chercher dans la répétition par le
narrateur du nom de Clara à la fin du “Jardin des supplices”, dans la leçon mal apprise des règles du jeu
de l’appropriation coloniale de l’autre. Les résonances étymologiques de pureté et de clarté que
comporte le signifiant “Clara” ne peuvent que piéger l’énonciateur dans un binarisme absolu, soit entre
image acoustique et signification (Clara est pure), soit entre incantation et néant (répétition de
signifiants différés associés à un supra-signifié théologique). Victime de son incompréhension, le
narrateur retourne en France pour produire un texte, signifiant trop évident d’un signifié trop prévisible
qui, malgré ses qualités graphiques et sa matérialité, circule, tel un bien à valeur prédéterminée, dans
une économie du pouvoir qui lui refuse toute valeur discursive. Réduit en palabres, il n’est désormais
que digne d’une lecture à haute voix devant un auditoire bourgeois qui se croit résistant.
Ioanna CHATZIDIMITRIOU
University of West Georgia
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NOTES

Voir Foucault, Michel. Histoire de la sexualité I: La volonté de savoir, collection Tel. Gallimard, 1976. p. 133 :
« Le discours véhicule et produit du pouvoir ; il le renforce mais aussi le mine, l’expose, le rend fragile et permet de le
barrer. »
2
Pour une étude des avatars du Jardin voir Michel, Pierre, « Le jardin des supplices : entre patchwork et
“soubresauts d’épouvante” », Cahiers Octave Mirbeau, n° 3, 1996. p. 47.
3
Ibid., p. 52
4
Dans son article « Le jardin des supplices : Récit d’une initiation ? » (Cahiers Octave Mirbeau, n°2, 1995, p. 80),
Fabien Soldà s’appuie sur la définition de l’initiation proposée par Simone Vierne dans Rite, roman, initiation.
5
Voir McCaffrey, Enda. Octave Mirbeau’s Literary and Intellectual Evolution as a French Writer, 1880-1914,. pp.
44-45 (Studies in French Literature, Vol. 39, The Edwin Mellen Press. 2000).
6
Voir Lair, Samuel. Mirbeau et le mythe de la nature, Interférences, Rennes, Presses Universitaires de Rennes,
2004, p. 161.
7
Voir Quach, Gianna,. « Mirbeau et la Chine », Cahiers Octave Mirbeau, n° 2, 1995, p. 98.
8
Op. cit., p. 123.
9
Le Jardin des supplices, 1899 (édition Gallimard, Folio, 1991, p. 57).
10
Op. cit., p. 127 : « [ …] c’est sans doute le codage stratégique [des] points de résistance qui rend possible une
révolution, un peu comme l’Etat repose sur l’intégration institutionnelle des rapports du pouvoir. »
11
Op. cit., p. 61.
12
Foucault, Michel, Surveiller et punir, Tel. Gallimard, 1975, pp. 82-83.
13
Op. cit., p. 84 : « Je n’ai qu’un mot à dire, gredin, pour te précipiter du pouvoir au bagne. »
14
Voir l’analyse du terme discours que fait Robert Young dans son livre Postcolonialism : an historical introduction
(Blackwell, 2001, pp. 398-99), à partir de la définition foucaldienne du discours dans L’Archéologie du savoir.
15
Op. cit., p. 117
16
Ibid. p. 121.
17
Ibid. pp. 119-20.
18
Ibid. p. 121.
19
Voir Surveiller et punir, op. cit., p. 48 : « Le vrai supplice a pour fonction de faire éclater la vérité ; et en cela il
poursuit, jusque sous les yeux du public, le travail de la question. Il apporte à la condamnation la signature de celui qui la
subit. »
20
Ibid., p. 16. Selon Foucault, à partir du XVIIIe siècle, le corps ne constitue plus le locus absolu de la souffrance :
« La souffrance physique, la douleur du corps lui-même ne sont plus les éléments constituants de la peine. Le châtiment est
passé d’un art des sensations insupportables à une économie des droits suspendus. » Les visiteurs du bagne fonctionnent
en rappel douloureux de la suspension du droit inaliénable à l’humanité par la régularité de leur visite et la référence
explicite qu’est leur présence à la subsistance, seul lien qui désormais existe entre les forçats et l’homme.
21
Voir Bhabha, Homi, The Location of culture, Routledge, 1994, p. 86.
22
Ibid., p. 86 (ma traduction).
23
Op. cit., pp. 175-78.
24
Ibid., p. 175.
25
Ibid., p. 188.
26
Op. cit., p. 135.
27
Ibid., p. 110.
28
Op. cit. pp. 252-54.
29
Ibid., pp. 228-229.

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