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Ahmed Berrouho

Essai d’interprétation de

Poème à l’Étrangère

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Introduction

Alexis Léger s’est réfugié aux Etats-Unis en juillet 1940, il habite le


quartier de Georgetown à Washington ; sous le pseudonyme de Saint-John
Perse, il travaille en tant à la Bibliothèque du Congrès que dirige le poète
américain Archibald MacLeish à qui est dédié le recueil Exil. En 1942, il
compose un petit recueil qu’il intitule Poème à l’ Etrangère. Gr^ce au titre lui-
même, le recueil est dédié à une Espagnole qui est, elle aussi, exilée et qui
souffre de cet exil ; elle demande au poète de lui chanter un chant qui lui
rappelle le vieux continent et Saint-John Perse obtempère. Cette communion
dans un malheur commun permet au poète de faire exception à la règle qu´il
s’est tracée, de ne jamais s’attarder à exprimer sa souffrance. En effet, depuis
Anabase Saint –John Perse ne cesse de fustiger l’abandon à toute sensiblerie :
« Mais si un homme tient pour agréable sa tristesse, qu’on le produise
dans le jour ! et mon avis est qu’on le tue, sinon
Il y aura une sédition. »1
Poème à l’Etrangère est constitué de trois poèmes de taille à peu près
équivalente, qui s’achèvent tous par un même refrain : « Rue-Gît-le-Cœur »
proféré par l’Etrangère, par les cloches et par L’Ange qui accompagne Tobie.
Dans ce triptyque, un dialogue s’établit entre les deux protagonistes ; le poète
prend la parole dans le premier et le dernier poèmes, laissant à l’ Etrangère le
soin d’en dire le second.
Pour mener à bien cette interprétation, nous allons négliger les
aspects syntaxique et métrique de façon à nous focaliser sur l’étude sémantique
et rhétorique ; la méthode est fondée sur une analyse thématique qui est
complétée par le recours à une stratégie rhétorique qui nous aidera à dissiper,
nous l’espérons du moins, quelques unes des difficultés qui parsèment ce
recueil ; comme toute l’oeuvre de Saint-John Perse, Poème à l’Etrangère
comporte un grand nombre de ruptures d’isotopies qui suscitent des
incohérences qui rendent la lecture malaisée sinon impossible ; il s’agit alors de
trouver des procédures rhétoriques qui rétablissent la cohérence perdue.

La violence de l’Histoire

Ce recueil est un dialogue entre deux protagonistes qui partagent le même


sort ; il s’agit d’un Européen qui est né et qui a vécu pendant son enfance en
Guadeloupe qu’il aimait et dont le sort l’éloigna ; il s’agit aussi d’une cubaine
qui vivait en France et qui a dû partir aux Etats – Unis. Ils ont été chassés
d’Europe par la guerre qui a éclaté en septembre 1939. Ce sont deux personnes
d’origine européenne qui avaient déjà goûté au fruit amer de l’exil et qui sont
obligés d’émigrer une seconde fois. Dès le départ, le poète donne une indication
sur les origines de cette femme ; elle porte dans ses veines le sang des Castilles ;
elle est donc de souche espagnole ; Saint – John Perse a eu une longue liaison

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avec en Cubaine qui s’appelait Lélita Abreu réfugiée en France ; Ils se sont
connus à Paris puis ils se sont retrouvés à Washington. Des allusions à cette
liaison amoureuse apparaissent dans Exil et dans Poème à l’Etrangère.
Un épisode sanglant de l’histoire de la grande Espagne, lorsqu’elle
occupait les Flandres, au XVI siècle, est aussi évoqué, qui souligne la glorieuse
ascendance noble de la bien-aimée. Il s’agit de la Révolte des Gueux, protestants
qui s’étaient soulevés contre l’intolérance religieuse de Philippe II qui leur
imposait le catholicisme :
« Les cavaleries sont encore aux églises de vos pères, humant l’astre de
bronze aux grilles des autels. Et les hautes lances de Breda montent la garde au
pas des portes de familles. Mais plus d’un cœur bien né s’en fut à la
canaille. »2P.214-215
Quant au poète lui-même, sa vie est bouleversée cette année-là ; la
déclaration de guerre à l’Allemagne s’accompagne d’un changement à la tête du
cabinet du Quai d’Orsay. A présent, ceux qui prennent le pouvoir traitent
ouvertement Alexis Léger de belliciste et de traître ; ses décorations lui sont
retirées et il est déchu de sa nationalité ; plus encore, les Allemands mettent son
appartement à sac ; Alexis Léger a déjà quitté la France pour l’Angleterre. En
juillet 1940, il part aux Etats-Unis où il prend le pseudonyme de Saint - John
Perse de représailles ; il s’installe à Washington où il travaille à la Bibliothèque
du Congrès.
Dans Poème à l’Etrangère, plusieurs passages réfèrent à la guerre ;
l’Emigrée se plaint de ce conflit :
« De la violence sur terre il nous est fait si large mesure… »3 P.211
Elle ajoute surtout qu’elle se désintéresse totalement de l’Amérique pour ne se
soucier que du sort de l’Europe :
« Car tout cela est-il bien vrai, qui n’a d’histoire ni de sens, qui n’a trêve
ni mesure ?... Oui tout cela qui n’est pas clair, et ne m’est rien et pèse moins
qu’à es mains nues une clef d’Europe teinte de sang… »4 P. 211
Avant d’évoquer la violence des guerres de religion à l’époque de la Réforme et
de la Contre-réforme, le poète ne manque pas dès le commencement du chant III
de parler de cette fatalité qu’est la guerre et que « des dieux sanglants »
fomentent à longueur d’Histoire. L’apostrophe qu’il leur adresse est réitérée et
devient une anaphore :
« Dieux proches, dieux sanglants, faces peintes et closes ! »4 213-215
« Dieux proches, dieux fréquents »
Il reproche à ces divinités de préparer pour les hommes une ère de plomb :
« Quelle rose de fer nous forgerez-vous demain ?
La terre se transforme en un vaste champ de bataille ; juste après avoir parlé de
la révolte des Gueux à Breda en Flandre, Saint - John Perse affirme que la
violence ne constitue pas une exception en Europe mais la règle qui concerne
toutes les périodes de l’Histoire :

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« Et cette histoire n’est pas nouvelle que le Vieux Monde essaime à tous
les siècles, comme un rouge pollen… » 5 P. 215
A la faveur de deux métaphores qui ont trait à la stratégie de reproduction des
insectes et des plantes, il remarque que les Européens exportent la guerre de
façon aussi bien spatiale qu’historique ; le conflit au début circonscrit saute et
empiète sur d’autres continents ; il « essaime » comme une reine qui quitte une
colonie d’abeilles pour aller chercher l’emplacement d’une nouvelle ruche ; la
violence se propage comme se déplacent des grains de « pollen » pour aller
conquérir d’autres territoires ; le « rouge pollen » du sang versé, est transporté
ailleurs où il féconde d’autres régions du monde en y suscitant l’affrontement et
la guerre. A cause de l’extension du périmètre concerné par le conflit armé, il
n’y a plus de bonheur sur la terre puisque « la splendeur de vivre (…) s’exile à
perte d’hommes cette année. »5P. 215

La souffrance

Le poète et son interlocutrice souffrent de l’exil et de la nostalgie.


L’Etrangère s’est volontairement enfoncée dans un silence absolu qui exprime
clairement son rejet de ce Nouveau Monde ; ce silence est assimilé à un œuf
encore fermé sur l’embryon de poussin qui y croît :
« Une éternité de beau temps pèse aux membranes closes du
silence, »6P.208 le substantif souffrance apparaît dans le quatrième verset du
premier poème où il est pris dans une métaphore de la fécondation de l’œuf et de
son éclosion :

« pour de plus tièdes couvaisons de souffrances nouvelles »7P.208 Dans le


second poème, l’Emigrée qui prend la parole, tient à apporter des rectifications à ce que
le poète vient d’avancer ; elle explique pourquoi elle souffre surtout pour montrer qu’il
ne s’agit nullement d’une faiblesse ou d’une sensiblerie féminine ; elle déclare qu’elle
ne pleure pas ; qu’elle ne se laisse guère envahir par les larmes ; sans doute trouve-t-elle
cette conduite par trop avilissante et indigne de la force de caractère qu’elle possède ;
mais elle reconnaît qu’elle est malheureuse au point d’éprouver constamment comme
une douleur aux yeux à cause de la dureté de la destinée qui est la sienne ; pour donner
corps à cette idée, elle se sert d’une métaphore qui fait de la réalité terrible qu’elle a dû
affronter , l’équivalent de l’incandescence de l’épée qui devait brûler les yeux de Michel
Strogoff et l’aveugler :

« Non point des larmes – l’aviez-vous cru ? – mais ce mal de la vue qui nous vient, à la
longue, d’une trop grande fixité du glaive sur toutes braises de ce monde,

(ô sabre de Strogoff à hauteur de nos cils !)8 P.210

Le malheur de l’Etrangère découle aussi de son origine ethnique, elle appartient à


un peuple où les jeunes femmes ont pour lot la douleur :« peut-être aussi l’épine, sous la

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chair, d’une plus jeune ronce au cœur des femmes de ma race ; »10 P.210 une isotopie
végétale constituée par l’épine et la ronce est incompatible sur le plan sémantique avec
la race ; il s’agit d’une métaphore qui réfère sans doute à la violence et à la méchanceté
qui font partie de son caractère ; aussi, est-elle prédestinée à souffrir par elle-même et
par les autres. Il semble q’il y ait dans l’hérédité des femmes espagnoles parmi les
qualités de la race des ronces qui se couvrent d’épines rendant la vie d’autrui difficile.
La troisième cause de ce malheur est le mode de vie particulièrement aberrant que
l’Etrangère mène ; elle fume beaucoup de cigares et veille chaque nuit jusqu’au matin :

« et j’en conviens aussi, l’abus de ces trop longs cigares de veuve jusqu’à l’aube,
parmi le peuple de mes lapes »11P.210

D’autres personnages partagent cette souffrance avec les deux protagonistes ; d’abord,
les tramways qui sillonnaient naguère cette rue Gît –le - cœur où l’Etrangère habite, ont
disparu pour ne laisser que deux rails que le poète considère comme un message
énigmatique :

« Mais les tramways à bout d’usure qui s’en furent un soir au tournant de la rue,
qui s’en furent sur rails au pays des Atlantes, par les chaussées et par les rampes, (…)
chantant l’hier, chantant l’ailleurs, chantaient le mal à sa naissance (…) Or voici bien, à
votre porte, laissés pour compte à l’Etrangère,

Ces deux rails– d’où venus – qui n’ont pas dit leur dernier mot. »12 P. 209

De plus, comme l’Etrangère, les cloches sont aussi en exil et se plaignent de cette rue
de malheur :

« Rue Gît –le - cœur… Rue Gît- le - cœur… » chantent tout bas les cloches en exil, et
ce sont là méprises de leur langue d’étrangère. »13 P.212

Enfin, le même refrain est repris par l’archange Raphaël qui accompagne le jeune
Tobie dans son voyage qui lui permet de récupérer l’argent confié à son oncle, de se
marier et de faire retrouver la vue à son père, homme droit, pieux et juste :

« Rue Gît-le - cœur …Rue – le – cœur… chante tout bas l’Ange à Tobie, et ce sont là
méprises de sa langue d’Etranger. » 14 P. 216

Le poète lui-même, contrairement à son habitude, reprend en duo accompagnée de


l’Etrangère, la plainte des tramways qui est en fait une marche funèbre comme le
montre le recours au tambour voilé et comme le prouve l’allusion au deuil.

« Sur le tambour voilé des lampes à midi, nous mènerons encore plus d’un deuil,
chantant l’hier, chantant l’ailleurs, chantant le mal à sa naissance

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et la splendeur de vivre qui s’exile à pertes d’hommes cette année. » 15P.215

La catastrophe

Le poète présente paradoxalement ce qu’on appelle le Nouveau Monde comme


un continent englouti, qu’une catastrophe est en train de rayer de la carte, à l’instar de
l’Atlantide qui est par ailleurs mentionné dans ce recueil. A Georgetown, aux faubourgs
de Washington, l’Etrangère considère la rue où elle habite, comme le sépulcre du cœur à
tel point qu’elle lui donne le nom et macabre de Gît- le- cœur ; une rue de Paris
s’appelle ainsi et son nom étrange ainsi que sa position dans la ville, ont intrigué les
poètes surréalistes ; André Breton en parle dans Les Vases communicants où il la traite
de « petite artère noire, comme sectionnée ».

L’isotopie de la catastrophe apparaît dès le départ. D’abord, la rue devient le


tombeau du cœur ; ensuite, elle est verte parce qu’elle est déjà envahie par les flots de
sorte que les pavés qui couvrent la chaussée sont à présent tapissés par la mousse et les
algues sous-marines ; c’est d’ailleurs le ressort poignant de l’attaque de ce premier
chant qui commence par une négation supprimant toute possibilité de bonheur futur ;
dans cette rue sinistre, il ne peut plus y avoir de beauté, de charme susceptibles d’exalter
la sensibilité de l’Emigrée ; le sable qui réfère aux joies de la plage et les chaumes qui
évoquent la campagne, représentent les attraits de la mer et des champs . Nous voyons
naître devant cette femme épouvantée un double abîme, d’une part la pierre qui pave
cette rue, est américaine et partant sans mémoire , d’autre part, l’inondation qui menace,
risque de supprimer tout avenir terrestre à cette région pendant des siècles :

« Les sables ni les chaumes n’enchanteront le pas des siècles à venir, où fut la rue
pour vous pavée d’une pierre sans mémoire. »16 P.208

L’isotopie de la catastrophe prend sa source dans le fait que la maison qui est en
en bois, est vite considérée comme un bateau qui doit affronter une tempête maritime,
comme une arche de Noé qui est menacée par les eaux ; la maison est dotée d’ancres et
elle bouge comme un vaisseau ; de plus, elle ne flotte plus à la surface de l’eau, mais
s’enfonce déjà au fond du gouffre. Quand il est question de l’agitation bruyante et
continue que connaît la métropole, la métaphore d’une cascade proche est utilisée ;
l’Etrangère parle de bruit de grandes eaux dans le chant II que le poète reprend dans le
poème suivant:

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« …et la maison de bois (…) bouge, à fond d’abîme, sur ses ancres, » 17 P. 210

Cette isotopie de la catastrophe revient, ensuite, dans le troisième chant où le


gouffre semble naître de la maison fermée ; il faut ajouter que cette maison de bois
donne lieu à l’ isotopie de l’arbre fruitier ; parce que les issues sont constamment
fermées, il y fait sombre à midi et la femme est obligée de laisser continuellement
allumées les ampoules électriques que le poète assimile à des oranges.

« La maison de bois (…) mûrit un fruit de lampes à midi, » 18 P.208

Ainsi, dans le chant III, il se sert de la métaphore pour dire la menace qui
provient de la maison :

« Sous l’orangerie des lampes à midi mûrit l’abîme le plus vaste. » 19 P. 213

La catastrophe est à la fois intérieure et extérieure ; dehors, en effet, les eaux sont
près d’inonder le monde qui devient une vraie mer et la demeure se transforme en
bateau :

« Et cependant que le flot monte à vos persiennes closes, l’Eté déjà sur son
déclin, virant la chaîne de ses ancres,

vire aux grandes roses d’équinoxe comme aux verrières des Absides. » 20 P. 213

De surcroît, cet abîme n’est pas actuelle puisqu’il date déjà de plusieurs
années : « Et c’est déjà le troisième an qu’à votre porte close,

comme un nid de Sibylles, l’abîme enfante ses merveilles : lucioles ! » 21 P. 213

Les tramways ont aussi quitté la rue Gît- le- cœur et les autres quartiers de la capitale
fédérale pour ne plus revenir car ils sont allés se perdre dans l’Atlantide ; Saint -John
Perse évoque ici le mythe platonicien de ce continent antique qui connut une brillante
civilisation et qui s’effondra et disparut dans l’océan en un jour et une nuit. Dans la
longue phrase du premier chant, où est retracée l’itinéraire suivi par les tramways avant
de s’évanouir, Saint - John Perse, comme le Petit Poucet qui veut retrouver son chemin,
la parsème d’éléments marins qui ne peuvent croître et prospérer qu’au fond de la mer ;
les tramways passent par les chaussées, les rampes et par les ronds - points
d’Observatoires envahis de sargasses ; les sargasses sont des algues marines et, par
conséquent, elles ont envahi, avec les flots, ces croisements. Quand les tramways
passent par les quartiers habités par les ressortissants de l’Afrique et surtout de
l’Extrême Orient, le poète emploie le terme alevin qui désigne un vivier de menu fretin
qui peuple la mer ; « par les quartiers de Nègres et d’Asiates aux migrations d’alevins ».
Lorsque la rame traverse des places rondes où, pendant la Guerre de Sécession , des
soldats ont bivouaqué, ces places de forme circulaire, sont comparées à des atolls et les

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chevaux des Fédéraux qui y campaient, deviennent des hippocampes. La trajectoire qui
était terrestre, a été subrepticement changée en une route marine, grâce aux sèmes
marins qui ont été placés tout au long de la phrase qui mime du reste par sa longueur les
multiples détours de l’itinéraire des tramways.

Le thème du naufrage apparaît également quand le poète remarque que des


quartiers se sont subitement vidés de leurs habitants qui ont été épouvantés par l’odeur
de mort ; ces quartiers ressemblent à des cimetières ; le poète quand il les traverse, ne
peut lui-même se défendre contre cette impression de mort et de fin de monde qu’ils
exhalent :

« ayant(…)pris par ce haut quartier de Fondations d’aveugles, de Réservoirs mis


au linceul et de vallons en cage pour les morts, longeant les grilles et les lawns et tous
ces beaux jardins à l’italienne

dont les maîtres s’en furent épouvantés d’un parfum de sépulcre, » 22 P. 215

La même sensation s’impose au poète, le dimanche, quand il se trouve indisposé par une
odeur de charogne qui monte des égouts :

« Et parfois c’est Dimanche, et par les tuyauteries des chambres, montant des
fosses atlantides, avec ce goût de l’incréé comme une haleine d’outre-monde,

c’est un parfum d’abîme et de néant parmi les moisissures de la terre… » 23 P.


214

On comprend à présent pourquoi cette rue porte le nom de Gît - le- cœur ; elle est le
théâtre d’une catastrophe comme le montre l’allusion à l’Atlantide et à l’Arche de Noé ;
l’Emigrée éprouve de l’horreur pour ce Nouveau Monde et pour être toute à sa douleur,
elle s’enferme nuit et jour dans sa maison où il fait déjà chaud à cause de l’été et surtout
parce qu’elle allume de façon ininterrompue toutes ses lampes ; une autre isotopie fait
de cette maison chaude et close une couveuse pour la reproduction de la douleur :

« la maison de bois (…) mûrit un fruit de lampes à midi

pour de plus tièdes couvaisons de souffrances nouvelles. » 24 P. 208

En s’enfermant de cette sorte, l’Emigrée se détache de l’espace qui l’environne et du


présent où virent les Américains, pour s’installer dans une éternité de souffrance ; du
reste, elle n’a pas pris la peine de déballer ses affaires comme si elle devait quitter le
lendemain cette ville et ce pays :

« Poème à l’Etrangère ! Poème à l’Emigrée !... chaussée de crêpe ou d’amarante


entre vos hautes malles inécloses ! »25 P. 214

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Or notons qu’elle est ici depuis presque trois ans comme cela est répété dans le
troisième verset du chant III :

« Et c’est déjà le troisième an que le fruit du mûrier fait aux chaussées de votre
rue de si belle taches de vin mûr, comme on en voit au coeur des althæas, comme on en
vit au sein des filles d’Eloa. Et c’est le troisième an qu’à votre porte,

comme un nid de Sibylles, l’abîme enfante ses merveilles : lucioles ! 26 P. 213

Le Souvenir

L’Etrangère souffre et pour tromper sa souffrance, elle demande au poète qui a


l’habitude de chanter l’exil, de lui composer un poème qui lui rappelle l’Europe :

« Vous qui chantez – c’est votre chant – vous qui chantez tous bannissements au
monde, ne me chanterez-vous pas un chant du soir à la mesure de mon mal ? un chant
de grâce pour mes lampes,

un chant de grâce pour l’attente, et pour l’aube plus noire au cœur des althaeas ? »
27 P. 210

(…) . Mais elle veut aussi trouver un remède à la nostalgie qui l’écartèle ; elle
s’efforce de se rapprocher de l’Europe sinon par le corps du moins par les sens et par
l’esprit en entendant dans la poésie française comme une réplique des chansons des
lavandières et des parfums capiteux de la campagne de Vieux Continent :

« Ô vous, homme de France, ne ferez-vous pas encore que j’entende sous


l’humaine saison, parmi les cris de martinets et toutes cloches ursulines, monter dans
l’or des pailles et dans la poudre de vos Rois

un rire de lavandières aux ruelles de pierre ? »28 P. 211

Par ailleurs, elle prend soin de prévenir toute tentative du poète pour la réconcilier avec
l’Amérique ; elle ignore volontairement et définitivement tous les détails pittoresques,
tous les charmes qu’il peut receler ; elle lui voue une haine sans appel, aussi ferme-t-elle
sa maison et sa sensibilité à ce dehors étranger ; elle considère comme une perte de
temps toute allusion aux animaux et aux personnes qui habitent ici :

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« …Ne dites pas qu’un oiseau chante, et qu’il est, sur mon toit, vêtu de très beau
rouge comme Prince d’Eglise. Ne dites pas - vous l’avez vu – que l’écureuil est sur la
véranda ; et l’enfant – aux – journaux, les Sœurs quêteuses et le laitier. Ne dites pas
qu’à fond de ciel

un couple d’aigles, depuis hier, tient la Ville sous le charme de ses grandes
manières. » 29 P. 211

L’Amérique ne l’intéresse pas parce qu’elle n’a pas d’histoire et parce que la
conduite de l’homme se caractérise par la démesure et l’inintelligibilité et parce que le
cinéma d’Hollywood est en train de rendre les mœurs par trop libres au point de
travestir une femme en homme :

« Car tout cela est-il bien vrai, qui n’a d’histoire ni de sens, qui n’a de trêve ni
mesure ?... Oui tout cela qui n’est pas clair, et ne m’est rien, et pèse moins qu’à
mes mains nues de femme une clef d’Europe teinte de sang…Ah ! tout cela est-il
bien vrai ?...( et qu’est-ce encore sur mon seuil,

que cet oiseau vert bronze, d’allure peu catholique, qu’ils appellent
Starling ? » 30 P. 211

L’Ecriture poétique

L’Etrangère s’enferme dans un désespoir stérile et obstiné tandis que le poète que
l’exil affecte aussi, adopte une attitude tout à fait opposée comme l’atteste l’emploi de
la conjonction coordination mais, dans la dernière partie du chant III.

« Mais ce soir de grand âge et de grande patience, dans l’Eté lourd d’opiats et
d’obscures laitances, pour délivrer à fond d’abîme le peuple de vos lampes, ayant
homme très seul, pris par ce haut quartier de Fondations d’aveugles, de Réservoirs mis
au linceul et de vallons en cage pour les morts, longeant les grilles et les lawns et tous
ces beaux jardins à l’italienne

dont les maîtres s’en furent un soir épouvantés d’un parfum de sépulcre… » 31 P.
215

A la fin de la journée, le poète secoue son allergie, il fait taire son dégoût et sa
colère qui le dresse de façon peu raisonnable contre le mode de vie de ce continent ; il
prend la décision adulte et sage de sortir malgré la chaleur étouffante de l’été et la
lumière aveuglante même à cette heure tardive de fin d’après-midi, transformant le

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paysage en une mare lourde et laiteuse. S’adressant à l’Etrangère, il dit qu’il quitte la
maison pour délivrer le peuple de ses lampes en les sauvant des flots qui les menacent à
l’intérieur de cette Arche de Noé.

De plus, le poète réaffirme sa sympathie à l’égard des tramways qui ont déjà
disparu. Comme eux, il suit un long itinéraire qui lui permet de passer par beaucoup de
quartiers ; contrairement à ces derniers qui devaient être pleins de passagers, le poète
préfère partir seul ; il tient à cette solitude comme il le montre du reste à la fin du chant
VI qui est si baroque d’Exil et au début du dernier chant de Neiges ; pour qu’elle ne
passe pas inaperçue, il la reprend deux fois, il se considère comme un « homme très
seul » et comme un « homme libre, sans horde ni tribu ». Dans Exil, il se trait
d’ « Etranger, sur toutes grèves de ce monde, sans audience ni témoin » et dans Neiges,
il s’estime « seul à faire le compte, du haut de cette chambre d’angle qu’environne un
Océan de neiges. – Hôte précaire de l’instant, homme sans preuve ni témoin, détacherai-
je mon lit bas comme une pirogue de sa crique ?... » 32 P. 203

Hors de cette maison par trop fermée, il retrouve la solitude qu’il a toujours
connue et qu’il est prêt à assumer de nouveau ; il insiste sur l’obscurité où il se trouve
plongé, où il n’est ni connu ni admiré, « sans horde ni témoin » ; il y trouve d’ailleurs
son compte parce qu’il accorde une importance primordiale à sa condition d’homme
libre.

Dans sa marche, le poète profite de la solitude pour rentrer en lui-même, retrouver


l’effort de création poétique, malgré le désastre auquel il fait allusion, en parlant « du
ciel très vaste d’acier vert comme en un fond de mer ». La promenade qu’il accomplit
seul lui permet de rêver ; c’est en effet l’imagination qui lui donne la possibilité de
franchir cet obstacle et de bénéficier de nouveau des ressources de l’inspiration. Sa vie
intérieure devient pareille à une clepsydre, « parmi le chant du sablier », dans la mesure
où il éprouve encore une fois l’écoulement du temps. Les belles images et les belles
phrases qui lui viennent à l’esprit le revalorisent à ses yeux surtout ici dans cette société
qui n’accorde son crédit qu’à la réussite économique.

« je m’en vais, ô mémoire ! à mon pas d’homme libre, sans horde ni tribu, parmi
le chant des sabliers, et, le font nu, lauré d’abeilles de phosphore, au bas du ciel trop
vaste d’acier vert comme en un fond de mer, sifflant mon peuple de Sibylles, sifflant
mon peuple d’incrédules, je flatte encore en songe, de la main, parmi tant d’êtres
invisibles,

ma chienne d’Europe qui fut blanche et, plus que moi , poète. » 33 P. 216

Le poète souligne le caractère libérateur de la marche qui permet au poète


d’esquiver l’atmosphère pesante de la maison de bois où il se sent à l’étroit ; la solitude
lui procure un sentiment de liberté dès lors qu’il n’a à flatter ni à contenter aucun
public ; contrairement aux Américains qui surévaluent le temps et sont obligés de

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prendre leur voiture pour se déplacer, le poète préfère se promener à pied ; dans la vie
obscure qui est la sienne, il va tête nue et profite de son anonymat. En fait, la tête n’est
ni vide ni triste, elle est « laurée d’abeilles de phosphores » ; dans le recueillement et la
solitude de la marche, l’inspiration arrive, nous avons déjà rencontré dans Exil la
métaphore de l’arbre de phosphore et nous avons vu qu’il s’agissait de l’avènement de
la poésie qui se manifeste sous la forme de la foudre et de l’éclair ; pour exprimer le
pullulement, le bourdonnement, le travail de butinage auquel s’affairent de façon rapide
et intense l’esprit et l’inconscient du poète, le recours à ce trope est rendu indispensable.
Au fond de cette mer qu’il traverse, le poète est accompagné d’une meute de Sibylles
qui l’assistent dans son travail de création ; c’est là évidemment une autre métaphore
pour parler de cette activité multipliée qui en fait soudain non un seul homme triste mais
une légion bruyante et active.

Conclusion

Nous avons montré que le minuscule recueil Poème à l’Etrangère est un chant
plaintif où le poète contrairement à son habitude, s’abandonne pour un moment à la
lamentation ; dans ce triptyque, deux protagonistes prennent la parole pour se plaindre
d’une situation catastrophique qui fait de l’Amérique un continent voué à
l’effondrement, à l’instar de l’Atlantide. L’Etrangère désespérée s’enferme dans sa
maison de bois qui coule comme un bateau naufragé et le poète, après avoir partagé la
détresse de son amie, sort retrouver la vie, la poésie et l’espoir dans une longue
promenade.

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