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P Tournikiotis es B VInsvW IV LES MAISONS INDIVIDUELLES Les principes Adolf Loos doit l’essentiel de sa renommée A ses maisons indivi- duelles. Déja, de son vivant, certaines étaient considérées comme des manifestes rationalistes préfigurant le Mouvement moderne, et les mémes — ou d’autres — comme la forme aboutie de la demeure contemporaine. Mais, malgré l’importance reconnue de cette architecture, Loos n’a pu réaliser que la moitié des projets qu’il avait menés a terme sur le papier : une douzaine de maisons, le sommet de son ceuvre bitie. Il se heurta maintes fois aux autorités locales de Vienne, Prague ou Genéve, qui lui reprochaient la configuration inhabituelle et le dépouillement extérieur de ses constructions. Difficile, dans le cas de Loos, de séparer réalisations et projets. Toute l’attention s’est portée sur quelques ceuvres canoniques, cependant que d’autres attendent encore une véritable analyse!. Chacune de ses compositions est une étape dans une recherche approfondie sur le sens de la maison privée. Chaque fois les constituants architecturaux sont remis en jeu et réélaborés ; chaque projet est l’occasion de reformuler le rapport entre |’interne et l’externe, entre la conception loosienne de I’habiter et l’enveloppe du batiment. Différence et continuité : il est clair que ses maisons — de la villa Karma (1903-1906) a la maison Winternitz (1931) — ne _s’inscrivent pas dans une seule et unique série formelle qui obéirait A une loi endogéne d’évolution. Loos, trés attentif 4 l’ins- cription du batiment dans son contexte, considérait tout ensemble ses conditions d'utilisation et les particularités de son emplace- | ment : « Non seulement le matériau, mais aussi les formes archi- tecturales sont liés 4 un lieu, 4 un sol et A une atmosphére?. » Ses projets étaient faits sur mesure et répondaient a des situations par- ticuliéres ; ils n’ont jamais été interchangeables. Cependant, |’ ana- 66 typologique des formes et des structures révéle la réapparition systématique de plusieurs éléments qui déterminent, malgré leur éyolution progressive, un ensemble de permanences. Celles-ci jnduisent la ressemblance structurale de certains projets, malgré Jeurs différences apparentes, et dégagent un principe de répétition qui permet de les considérer comme les manifestations succes- sives d’une seule approche rationnelle. Loos enseignait que, dans l’élaboration du projet, il fallait pro-_ céder de l’intérieur vers |’extérieur. Une répartition exacte des paces internes et un ameublement correct — répondant & la fina- Jité du batiment -, tel était le départ de la composition. II apprenait ; asses éléves 4 penser par volumes. Les murs, les plafonds, les planchers, l’enveloppe matérielle déterminant les espaces de la vie quotidienne constituaient 4 ses yeux 1’élément premier ; les facades, 1’élément second}. Mais dans cette hiérarchie de la conception, « second » ne signifie pas superflu : il désigne la seconde phase, ce qui se produit dans un second temps. En revanche, la perception de |’édifice suit naturellement le sens inverse : de la surface visible la fonction pratique, a travers la structure matérielle et l’espace-volume. Loos maitrisait cette rela- tion 4 double entrée, dans ses maisons comme dans ses édifices monumentaux (on verra qu’il concevait au contraire ceux-ci de Vextérieur en partant de la surface visible ; cf. infra, chap. vil). Quant a nous, dans notre analyse — laquelle -remonte nécessai- rement de la perception a la conception, de I’externe a I’interne, de objet au projet — nous nous affranchirons des préceptes de Loos 4 Ses éléves et aborderons ses maisons individuelles a partir de leur configuration extérieure. La plupart des maisons de Loos, étant implantées en milieu de ter- Tain, pouvaient se développer librement sans les servitudes de la mitoyenneté. Elles n’en étaient pas moins soumises a la réglemen- tation commune, et Loos dut parfois ruser pour en contourner les contraintes. Dans le cas de la maison Steiner, ot l’on n’était auto- Tisé & construire qu’un seul étage c6té rue, il réussit 4 insérer deux niveaux supplémentaires grace a l’utilisation d’un toit en quart de cylindre qui s’achevait horizontalement cété jardin (fig. 42). Méme expédient, mais redoublé, pour la maison Horner, dont les deux cétés opposés étaient soumis a une limitation identique : le toit en demi-cylindre lui permit de gagner un étage (fig. 43). 67 42. Maison Steiner. Vienne, 1910. Cété jardin. Photo ca 1930, 43. Maison Horner. Vienne, 1912. Photo de 1930. Le recours au cylindre ne doit pas étre considéré comme. une innovation formaliste, rompant avec la tradition du toit incliné. Cette configuration insolite dissimule un sens de l’économie d’espace et la certitude qu’une forme, méme inhabituelle, ne trahit pas la tradition quand elle est justifiée par des raisons techniques et utilitaires. Nul mépris ici de l’esthétique. Simplement : celle-ci 68 est indissociable de l’affirmation éthique propre a la Vienne radi- cale du début du siécle. Il s’agissait de lier la beauté des formes & leur raison d’étre, bien plus qu’a leur Gestalt. Et c’est par un rai- sonnement analogue que Loos généralise le toit plat dans ses constructions urbaines. L’auteur des maisons Steiner et Horner est Je méme qui considérait le toit plat en béton comme « la plus grande invention architecturale depuis des millénaires* », comme une conquéte que méme les architectes des si&cles passés eussent accueillie avec des cris de joie’. Les maisons de Loos sont des volumes réguliers, dont la confi- guration géométrique élémentaire repose sur les régles de compo- sition de I’architecture classique®. Le volume dominant est le parallélépipéde rectangle, d’aspect massif, L’édifice tend, dans certains cas, vers l’idéal du cube (Rufer, Moller, etc.). Celui-ci est effectivement atteint dans une esquisse de 1930 représentant une 44, Esquisse de la maison cubique, 1930. Fagades reconstituées par B. Rukschcio et R. Schachel. maison dont on ignore le destinataire (fig. 44). Loos articule ses projets en manipulant des formes simples : cubes, parallélépipédes rectangles, cylindres. Il récuse l’angle aigu. Quand celui-ci s’impose au rez-de-chaussée, il ne le reprend pas 8 I’étage. Ainsi pour la maison de Joséphine Baker dont le terrain était situé au croisement de deux rues formant un angle de 80° environ : a l’étage, Loos revient a l’angle droit qu’il prolonge d’un cylindre pour préserver la continuité du tissu urbain (fig. 45). Ce cylindre s’insére parfaitement dans |’ organisation interne de la maison (fig. 82-83). 69 45. Projet de la maison Baker. Paris, 1927. L’angle droit et le cylindre corrigent, aux étages, l’angle plus étroit du tracé urbain (voir fig. 82-83). MAISON SCHEU MAISON RUFER. 46. Recomposition analytique des volumes des maisons Scheu et Rufer. L’architecte projette en manipulant des solides géométriques réguliers. 11 enléve ou il ajoute des volumes, sans annuler la compacité du bloc initial (voir fig. 52-53 et 62-67). 70 D’autres volumes beaucoup plus petits, mais similaires, sont ajoutés ou enlevés pour composer |’édifice. Cette manipulation, sorte de jeu de cubes (fig. 46), est subordonnée a |’ organisation intérieure du batiment. Elle permet la création de terrasses pour les habitants — un des leitmotive de Loos. Méme ses toits plats sont | parfois accessibles, favorisant les bains de soleil a l’abri des regards (maison Moissi, fig. 92-93). S’il est agréable de sortir de , sa chambre sur une terrasse et s’il est possible de construire cette terrasse facilement grace aux nouvelles techniques (principale- ment le béton armé), faut-il se priver de ce plaisir pour respecter des formes conventionnelles, elles-mémes tributaires de tech- niques périmées ? Le volume bati peut présenter un profil en gra- dins vaguement évocateur des anciennes ziggourats (fig. 62). La forme de la maison Scheu, résultat d’une série de choix raisonnés, traduit bien le rapport critique de Loos avec la tradition : une mémoire active des formes du passé s’y combine aux possibilités des nouvelles méthodes de construction. Certaines maisons offrent des parties en saillie, blocs sévéres suspendus sans console — quelquefois au-dessus de |’entrée princi- pale (fig. 75). La maison y gagne en intimité : la formule favorise niches et alc6ves. La couverture peut servir de terrasse. D’ autres ‘maisons, a l’inverse, se creusent. C’est le négatif de la saillie. En hauteur, le retrait sera utilisé comme balcon (fig. 69, 79b) ; s'il s’ouvre dans le socle du batiment, il sera partie prenante d’un por- tique (fig. 87-88). Dans la maison Steiner (fig. 60) ou dans le pro- jet de la villa Konstandt (fig. 85), le retrait entre les deux ailes s’éléve jusqu’au toit — nous ramenant au type classique de la fagade tripartite. Quels que soient les jeux des volumes, les maisons de Loos conservent leur compacité immuable. Epaisseur apparente des murs : il s’agit de contenir dans un solide les activités intimes de Vhabiter. De surcroit la répartition géométrique des fenétres ne _ fournit aucun renseignement sur la disposition intérieure ; les escaliers d’accés et leurs paliers sont ajoutés a la surface des blocs. Il faut franchir le cadre de la porte, traverser l’enveloppe extérieure pour saisir la cohérence interne du lieu. Loos n’adhére nullement a l’idéologie de la transparence — telle qu’elle s’épa- nouira dans l’architecture de verre du Mouvement moderne. Les murs sont crépis. Loos considérait la chaux comme un revétement traditionnel inhérent au caractére architectural de fit STE KONSTANDT ER INER BRONN 72 STROSS VERDIER 47. Composition schématique des plans de douze maisons de Loos. Les références classiques et organisation géométrique de ces plans permet- tent de supposer que Loos utilisait des dispositifs régulateurs dans la mise en forme de l’espace. VON SIMON MULLER KHUNER 73 Vienne et condamnait ceux qui s’en servaient pour imiter un maté- riau cher, comme la pierre. Il fallait au contraire ne rien dissimuler de ce qu’il était réellement : un épiderme, une couche protectrice couvrant un mur de briques, dans la continuité du « bon vieux crépi viennois ». Les surfaces extérieures des maisons de Loos étaient, par conséquent, lisses et blanches, sans ornement. Ce choix n’exprimait ni refus du passé ni désir d’apparences nou- velles — mais un respect de la tradition locale et de la nature des matériaux. Choix éthique également et critique radicale du faux- semblant contemporain’. Au demeurant, la neutralité des fagades et l’absence d’ornements n’engendraient nulle fadeur : « Ce dépouillement, écrit Loos, agit comme un charme nouveau, exerce un effet stimulant. Le moulin qui ne fait pas de bruit réveille le meunier®. » En réalité, l’effort de Loos portait principalement sur le contour des formes et l’articulation des pleins et des vides. Cette préoccupation est trés apparente dans ses fagades, mais elle est déja implicite dans sa fagon de composer les volumes et dépend nécessairement de l’organisation des plans. Loos puisait ses prin- cipes de composition dans la tradition du classicisme allemand (celui de Carl Friedrich Schinkel), lui-méme nourri de la Renais- sance italienne et de I’ Antiquité gréco-romaine. Le formalisme du plan ou de la facade (fig. 84-86, 87, 88, 89) témoigne d’une per- manence de la « villa » dans son acception palladienne : « Depuis que l’humanité s’est pénétrée de la grandeur de 1’ Antiquité clas- sique, écrit Loos a propos de son école d’architecture, les maitres de la construction ont été unis dans une pensée commune. (...) C’est cette pensée que je veux inculquer a mes éléves. Aujourd’hui s’édifie sur hier, comme hier s’est édifié sur avant- hier?. » La recherche géométrique des proportions harmoniques, la symétrie axiale ou ternaire, la pureté classique et la simplicité du | bloc jouent un réle déterminant dans les créations de Loos. Au XIX © siécle, l'utilisation de tracés régulateurs était pratique cou- rante chez les étudiants en architecture. Simple méthode de pro- jection, dépourvue de tout contenu original. L’analyse de plusieurs plans et fagades de Loos permet de constater un certain usage de ces régles usuelles de composition harmonique (fig. 47). Projetant la fagade originale de la maison Tzara (fig. 48), il s’est servi du nombre d’or pour déterminer sa hauteur et la subdiviser en deux 74 3 48. Maison Tzara. Paris, 1925-1926. Décomposition harmonique de la fagade prévue par Loos (voir fig. 69). surfaces inégales : le carré blanc crépi (en haut) et le rectangle appareillé en pierre qui fait socle. Les lignes (gommées) de ce tracé se distinguent encore sur le calque de |’avant-projet. Volumes et facades obéissent aux lois de la symétrie (fig. 60, 69, 75, 87, 88, 91). Celle-ci est rendue manifeste par la succession réguliére de fenétres carrées et rectangulaires. Il y a 14 une remar- quable persistance du langage classique dans une époque od V’architecture d’ avant-garde entend faire triompher la dissymétrie. Loos affirme dans ses fagades son droit de ne pas étre actuel. Cependant, la symétrie des formes-extérieures est parfois bous- _culée par la disposition intérieure prédominante. Des dissymétries, des déformations partielles coexistent, en conséquence, avec les 75 49a. Maison Rufer. Vienne, 1922. Disposition des fenétres sur des facades « transparentes » (dessin établi d’aprés une esquisse d’ Adolf Loos). dispositions les plus rigoureuses. Les fagades sont alors soumises & des régles de composition particuliéres qui font intervenir des axes complémentaires, des tracés géométriques ou simplement la dyna- mique des formes. Dans la maison Rufer, par exemple, Loos a étu- dié la répartition des pleins et des vides sur quatre esquisses en y faisant figurer l’espace intérieur (fig. 49a). Or, méme dans ce cas, l’architecte considére la fagade comme une entité formelle obéis- sant aux régles qui lui sont propres : la preuve en est qu’il n’hésite pas & incruster dans le crépi du mur une longue frise d’aprés celle du Parthénon (fig. 64), tant pour accentuer le caractére profondé- ment classique de la maison que pour équilibrer la composition. Loos, tout en reconnaissant la pérennité des modéles classiques, ne s’assujettit nullement a leur syntaxe ni a aucune régle ou principe normatif. Il se laisse chaque fois guider par la liberté de son propre raisonnement. Tout se passe comme si deux systémes étrangers Lun a l’autre : l’expansion articulée de l’espace intérieur et le dis- 76 4 3 49b. Maisons Miller (Prague, 1928-1930) et Winternitz (en bas ; Prague, 1931-1932). - Organisation géométrique des facades. OF positif classique des fagades étaient développés tour a tour, aussi loin que possible — quitte les ajuster empiriquement, au dernier moment, sans aucun présupposé dogmatique. Les fenétres se subdivisent souvent en petits carrés ou rec- tangles qui obéissent apparemment 4 un systéme modulaire (fig. 50). Cette subdivision tend a s’harmoniser avec la trame géo- métrique qui contréle I’ensemble de la fagade (maisons Steiner, fig. 59-60, et Scheu, fig. 62-63). Les piéces de séjour se prolon- gent généralement par une terrasse découverte d’oit l’on accéde au jardin. Dans certains projets, un portique d’esprit classique vient compleéter l’ensemble et marquer le passage de 1’intimité de la vie intérieure & celle de la nature enclose (fig. 85, 88). Cette descente vers le naturel accueillant et pur contraste avec ce qui se passe cété rue : entre le territoire privé et le domaine public le passage est restreint, neutre, effacé. Quelques marches trés simples suffi- sent pour accéder a la porte d’entrée ; leur rdle est purement fonc- 77 UU SCHEU ER i A TZARA BRONNER | | | (] WINTERNITZ 50. Typologie de fenétres. tionnel (fig. 66, 75). En revanche, les escaliers qui relient maison et jardin sont souvent imposants avec deux volées symétriques ; ensembles monumentaux, ils jouent un réle important dans la composition de la fagade (fig. 51). Quantité d’auteurs, depuis les années vingt, ont célébré la sup- pression radicale de l’ornement chez Loos et le dépouillement de ses fagades, qu’ils considéraient comme |’expression indiscutable de sa modernité. Mais cette attitude, qui témoigne de |’accueil trés sélectif fait 4 son ceuvre dans les milieux du Mouvement moderne, n’est que partiellement justifiée. Car, méme en ne tenant pas compte de l’organisation explicitement décorative (au sens de Loos, voir chap. 1) des éléments constituant la fagade (contours, fenétres, escaliers, etc.), on ne peut ignorer l’introduction dans cer- taines maisons de traits proprement ornementaux, qui relévent du langage classique de l’architecture : ainsi la corniche, toujours trés simple, la frise (une bande horizontale soit nue, soit ornée de mou- lures ou de guirlandes), le portique (distyle, tétrastyle ou hexastyle, d’ordre toscan ou ionique), les cariatides (qui supportent le toit d’une terrasse couverte), l'appareil rustique (une magonnerie dont les pierres sont travaillées de fagon a produire des effets de tex- es fl hs STEINER coeur RUFER SCHEU 51. Typologie d’escaliers c6té jardin. 78 ture). Ces éléments non structuraux, ces références aux anciennes architectures élargissent le champ sémantique des compositions délibérément « laconiques » de Loos ; ils témoignent a ses yeux de Ja légitimité et du caractére|presque « naturel » de l’ornement clas- sique!° — lequel devait jouer en architecture un rdle comparable & celui de la grammaire : « II nous discipline — et avec nous, nos formes ; en dépit des différences éthniques et linguistiques, il engendre la communauté des formes et des concepts artis- tiques!!. » Et c’est par I’étude de l’ornement classique qu’il com- mengait l’enseignement du dessin dans son école d’architecture — une étude qui se prolongeait par I’analyse des ordres et des modé- natures (Profilierungen)'2. On doit cependant remarquer que Loos n’utilise ouvertement Vornement classique que dans un nombre restreint de projets (villa Konstandt, fig. 84-86 ; palais Bronner, fig. 87 ; maison Stross, fig. 88 ; villa von Simon, fig. 89) et de réalisations (maison Rufer, fig. 64). Ce petit groupe est distinguer de l’ensemble des mai- sons urbaines oi |’architecte, tout en s’appuyant sur les régles de composition classique, n’en utilise pas les ornements. Adolf Loos critiquait, on I’a vu, le caractére conventionnel d’une ville dissimulant la médiocrité de ses habitants derriére I’ apparence trompeuse de fagades d’emprunt (la « ville fagon Potemkine » ; voir chap. 1). A I’extérieur, ses maisons présentaient des surfaces sévéres, « sans qualités », qui n’offraient au regard que leur pureté d’ordre éthique et leur clarté d’ordre esthétique. En revanche, _Vintérieur de ces enveloppes contenait tout un monde de qualités sensibles propres a favoriser la personnalité des habitants : « Nous devrions construire comme nos péres dans un style qui isole les édifices du monde extérieur, écrivait-il. Il faut qu’une maison se montre réservée face a |’extérieur et qu’elle manifeste sa richesse a Vintérieur!3. » Loos établissait des projets sur mesure en étudiant les demandes Spécifiques et les désirs de ses clients, qui devenaient souvent ses amis. Leur position sociale et méme, si l’on peut dire, leurs fan- tasmes sociaux étaient pris en compte dans la disposition des plans et des fagades. Assez semblables d’apparence, et méme dans leur Organisation intérieure, les maisons Moller (fig. 74-78) et Miiller (fig. 79-81) n’en conservaient pas moins une personnalité trés dis- tincte — liée a celle de ses occupants. 79 Ces considérations psychologiques sont a la base du Raumplan (plan dans l’espace) — qui est le nom qu’on a donné a la méthode loosienne d’élaboration du projet!4. Pour Loos l’espace n’est pas 4 traiter en termes de surface mais de volume. Sa démarche consiste & imbriquer des volumes dont les dimensions et la disposition sont ~ déterminées par leur usage. Vers la fin de sa vie, il considérait que « la solution au probléme de la répartition des pi&ces d’habitation, dans l’espace et non en surface (...) étage par étage », qu’il avait lui-méme apportée, était « la grande révolution architecturale » de l’époque moderne!5. L’espace intérieur, cette raison d’étre de la maison, devient un emboitement de volumes échelonnés sur plu- sieurs niveaux que relient un grand nombre d’escaliers. Le projet de la villa Konstandt (fig. 84-86) est l’aboutissement de cette méthode : quatorze niveaux étaient prévus, dont cing constituant la zone de séjour ; ils étaient reliés par huit escaliers. Méme le gre- nier s’étendait sur une dalle discontinue. Les maisons de Loos se divisent en deux parties principales : l’espace servi et l’espace servant. L’espace servi est réservé a l’activité des maitres et de leurs amis. C’est la demeure propre- ment dite. Il se subdivise en deux zones distinctes : celle du séjour, de la vie en commun et celle de la nuit, du repos individuel : « L’homme qui posséde sa propre maison habite deux étages. Il sépare rigoureusement sa vie en deux parties. En vie diurne et en vie nocturne. Habiter et dormir. (...) Le matin tous les JOUR SERVICE JOUR ae SERVICE SERVICE SERVICE 52. Maison Rufer. Vienne, 1922. Schéma de la structure interne (voir fig. 66). 80 53. Maison Rufer. Vestibule. Photo de 1930. membres de la famille descendent en méme temps au rez-de- chaussée. Le bébé aussi est transporté en bas et passe la journée avec sa mre, dans les piéces d’habitation!®. » L’espace servant regroupe les services nécessaires au fonctionnement de la maison. Il s’étend au-dessus et au-dessous de |’espace servi (fig. 52). Pour Loos, la maniére dont on pénétre dans une maison est de la plus haute importance. L’ entrée ne doit pas étre abandonnée aux hasards d’une transition incertaine. Elle doit fonctionner comme une zone de purification, ot |’on se débarrasse du monde exté- rieur, de la vie publique. Elle se compose d’un vestiaire, ot l’on dépose ses vétements de ville, d’un W.-C. et d’un vestibule accueillant, parfois équipé d’un lavabo (fig. 53) od l’on se purifie rituellement le corps avant de pénétrer par un escalier étroit dans le champ de la vie privée, située 4 I’ étage supérieur. 81 ce Do 54. Maison Miiller. Prague, 1928-1930. Quatre coupes de la zone de séjour. Dessins d’aprés B. Podrecca (voir fig. 80). L’entrée débouche sur une aire vaste et continue qui associe, par un enchainement complexe de volumes étagés, la salle de séjour, la salle 4 manger et, éventuellement, une bibliothéque et un salon de musique (fig. 54). Cet ensemble est orienté de préférence vers le jardin et donne sur un balcon ou une terrasse. Ce conti- nuum multifonctionnel du séjour constitue le foyer de 1a famille, Vespace vital od l’on cultive l’esprit, od l’on nourrit le corps. On ne le quitte que pour monter a ’étage supérieur, lieu d’intimité et de repos, oii se trouvent les chambres a coucher, les salles de bains et, parfois, une salle de jeux pour les enfants. L’espace servant se situe en partie au rez-de-chaussée, prés de lentrée principale, et s’étend au sous-sol. Il regroupe la cuisine, le cellier, la cave, le chauffage central, le dép6t de combustibles, le logement du gardien (quand il existe), le garage et quelques piéces annexes. La seconde partie occupe le dernier étage, sous le toit : chambres des domestiques, buanderie et autres piéces de service. 82 Cette répartition des fonctions n’est pas immuable, mais la hiérar- chie qu’elle implique est généralement respectée et adaptée aux conditions concrétes de chaque projet. L’organisation interne des maisons de Loos — qu’il s’agisse de Vimbrication des niveaux ou des circulations verticales — doit beaucoup aux matériaux et techniques modernes (construction en béton armé, électricité, etc.). Il lui était désormais possible de dis- poser dans l’espace une piéce de fagon originale (le « café » en porte-a-faux de la maison Baker, fig. 83) ou de créer une saillie en facade (maison Moller, fig. 75) tout en restant dans les limites financiéres du projet. L’électricité permettait d’introduire ascen- seurs et monte-plats : la communication verticale devenait aussi simple que l’horizontale (fig. 80, 87). La cuisine, avec ses odeurs, espace dissimulé dans le rituel du repas urbain, pouvait se situer sous la salle 4 manger, dans la partie servante ; le « fonctionne- ment » de la demeure devenait virtuellement invisible. Le recours au chauffage central et l’utilisation d’ appareils électriques (maison Moller) contribuaient, de leur c6té, au confort des habitants. Le garage s’avérait indispensable : depuis le début du siécle déja, la vie de "homme aux nerfs moderes efit été impensable sans voi- ture. Chez Loos, on I’a vu, le contour régulier des plans au sol, qui Teprennent ou développent certains types établis, s’oppose a la division souple et autonome de I’ intérieur. Méme contraste entre Jes murs porteurs extérieurs, lourds et statiques, en briques ou en pierres de taille, et les cloisons légéres de l’intérieur, minces pan- neaux de bois ou de platre permettant des subdivisions trés souples. Contraste également entre la sobriété des enduits, au- dehors, et les revétements en marbres rares ou en bois sélectionnés et travaillés qui recouvraient la salle de séjour. La facon dont Loos associait et maitrisait les matériaux semi-précieux constituait Vessentiel de sa décoration intérieure. A quoi s’ajoutait son extra- ordinaire habileté a utiliser la lumiére. Celle du jour pénétrait par le haut ou par les c6tés. Selon le climat recherché, Loos la filtrait au travers de panneaux ou au contraire la laissait se propager libre- ment (maisons Karma, Miiller). Ses interventions portaient sur l’ensemble des parties fixes ~ caractérisées par certaines constantes : poutres apparentes dans la Zone de séjour, cheminée en magonnerie de briques, sans revéte- Ment, utilisation fonctionnelle des espaces résiduels et prédomi- 83 nance de meubles « batis ». II considérait que la téche de I’ archi- tecte véritablement moderne était de construire des maisons dont les meubles (excepté les chaises et les tables) fassent partie inté- grante des murs et ne ménent pas une vie indépendante. Loos €vitait généralement de créer le mobilier de ses maisons : la demeure devait épouser le style de ses occupants. Il comparait la chambre & un violon : « Elle se forme aux gens qui I’habitent, de méme que le violon se forme & la musique!’. » Il préférait envoyer ses clients chez quelques artisans connus pour leur res- pect de la tradition. Concernant les objets courants (siéges, cou- verts...), il pensait, on l’a vu (cf. chap. m1), que l’usage avait déter- miné une fois pour toutes leur forme. Aucune raison de remplacer un fauteuil Chippendale — sinon par un fauteuil Thonet parce qu’ il était moins cher. Cette recherche de l’objet durable, du classique et du tradition- nel était inhérente A sa conception de la maison comme entité conservatrice 4 l’opposé de l’ceuvre dart. A ses yeux, V’habiter devait échapper aux lois de la mode, au renouvellement stylistique permanent. Que ces principes eussent quelque mérite, c’est ce que prouve une lettre que lui adressa Paul Khuner en 1927, en lui payant une seconde fois ses honoraires pour |’aménagement de son appartement viennois, réalisé en 1907. Au cours des vingt der- niéres années, expliquait celui-ci, tous ses amis avaient été obligés de réaménager trois ou quatre fois leur maison, tandis qu’il se sen- tait toujours a I’aise dans son propre appartement!8. Deux ans plus tard, Khuner, lui témoignant une nouvelle fois sa confiance, lui commandait prés de Payerbach une maison de campagne qui est devenue célébre. Les maisons Le rationalisme de Loos dérivait de son réalisme ; il ne l’a jamais érigé en systéme. Ses maisons, quelles qu’en soient les analogies compositionnelles, ne se réduisent nullement a un type unique. Loos évoluait en méme temps que ses conditions de travail : « Aucun homme n’est en mesure de refaire une ceuvre, disait-il. Chaque jour refait "homme a neuf et celui-ci n’est pas en mesure d’exécuter ce que I’ancien a créé!9, » Reste qu’on peut, par commodité, classer projets et réalisations 84 55. . Villa Karma. Clarens, prés de Montreux, 1903-1906. Plan. 56. Villa Karma. Vue du jardin. Photo ca 1963. 85 58. Villa Karma. Esquisse de la salle & manger. en deux séries : maisons urbaines — dont plusieurs empruntent ouvertement au vocabulaire classique — et maisons de campagne. Catégories au demeurant inégales et qui n’excluent ni osmoses, ni chevauchements, ni contradictions. Pour Loos — dont le seul dogme est le refus de tout dogmatisme —, rompre avec ses propres principes n’est pas une incohérence mais une fagon de se plier aux 86 nécessités pratiques, dés lors que celles-ci exigent transformations et transgressions. La villa Karma (Clarens, prés de Montreux, 1903-1906 ; fig. 55-58) est la premitre maison de Loos et I’une de ses réalisa- tions majeures. Elle a été construite sur le lac de Genéve, pour Theodor Beer, un psychiatre enseignant a la faculté de médecine de Vienne. L’architecte conserva les fondations et la structure rec- tangulaire de la « maison de maitre » traditionnelle qui existait auparavant. Tant pour la forme que pour les matériaux, Loos resta en étroite symbiose avec I’environnement. Comme il |’ écrivit plus tard, en 1910 : « Il y avait 1a beaucoup de pierres sur le rivage et comme les anciens habitants avaient édifié toutes leurs maisons avec ces pierres, je voulus faire comme eux. Car premiérement cette solution est peu cofiteuse (...) et deuxiémement |’ achemine- ment du matériau donne moins de tracas”0. » Cette inscription dans le contexte local témoigne 4 la fois du rationalisme de Loos et de sa fagon de comprendre la construction traditionnelle, qu’il épure de tout élément pittoresque. Au point qu’en l’occurrence les autorités suisses crurent devoir intervenir, trouvant la maison « beaucoup trop simple » face aux beautés du lac Léman. En 1906 Loos, en désaccord avec Beer, quitta le chan- tier. La villa fut achevée par Hugo Ehrlich en 1912. On ne connait pas la nature exacte des modifications apportées par cet architecte, plus proche de Hoffmann et de la Sezession que de Loos. Mais Vessentiel appartient certainement a ce dernier qui sut créer dans les quelques piéces qu’il dessina une atmosphére de grande qua- lité, utilisant des matériaux semi-précieux et jouant sur la séduc- tion sculpturale de volumes incurvés (fig. 57-58). Les maisons Steiner, Scheu, Rufer, Tzara, Moller et Miiller, construites dans trois capitales européennes, résument la maison urbaine telle que Loos la concevait. Pendant presque un demi- siécle, elles représentérent son architecture aux yeux du monde. Leurs fagades dépouillées furent rapidement assimilées au purisme formel des années vingt, malgré certaines références explicites 4 Lhistoire qui furent tenues pour d’insignifiantes réminiscences. La maison réalisée pour Hugo et Lilly Steiner (Vienne, 1910, fig. 42, 59-61) est devenue une des références obligées de l’architecture des années vingt et trente. La photo de la fagade cété jardin (fig. 60) a été reproduite dans presque toutes les histoires du Mou- 87 ; Gf = 59. Maison Steiner. Vienne, 1910. Facades, coupes, plan. vement moderne comme exemple incontestable de radicalité révo- lutionnaire. Ses qualités originales, en particulier la géométrie simple des volumes, les murs lisses et blancs, le toit plat, les ouvertures sans encadrement ont été jugées comme |’expression _méme du refus de I’historicisme. En revanche, son classicisme, en quelque sorte palladien, qui se reconnait a la symétrie ternaire, au plan axial, 4 la pureté compositionnelle, au dépouillement et a la simplicité utilitaire (eux-mémes tributaires d’une conception éco- nomique de l’architecture) a été systématiquement laissé de cété. Or le caractére novateur de cette maison ne dérive pas d’un désir 88 1) OES) IL) de nier I’histoire, mais comme toujours chez Loos, d’une volonté de renouer avec la tradition classique. L’essentiel de I’ organisation intérieure des maisons de Loos est déja présent dans ce premier édifice. La zone de séjour, au rez-de- chaussée (surélevé), y est séparée de la zone intime du premier tage, ol! se trouvent les chambres et |’atelier de peinture de Lilly Steiner. Cet espace servi est lui-méme clairement isolé de l’espace servant (sous-sol et dernier étage). Dépouillement extérieur, raffi- nement de l’ambiance intérieure : la référence classique se conjugue avec les qualités domestiques de la culture anglo-saxonne 89 eal tae stalled 61. Maison Steiner. Fagade cété rue. Photo ca 1930. qui inspire les recherches de continuité spatiale. La grande salle rectangulaire du rez-de-chaussée, tout a la fois salle de séjour, salle a manger et salon de musique, est une premiére illustration de ces enchainements d’espaces qui allaient devenir un trait distinctif de Loos. Une force centrifuge semble avoir disposé les deux fonctions (manger ; converser) et les meubles prés des ailes, de part et d’autre d’un milieu libre — d’ow I’on sort sur une terrasse qui méne au jardin. Des rideaux suspendus devaient permettre la division de ce continuum qui fait penser — au moins dans les intentions — aux recherches paralléles de Frank Lloyd Wright. La maison du Dr Gustav et de Héléne Scheu (Vienne, 1912-1913, fig. 62-63) est probablement la premiére application en Europe — et d’emblée dans sa forme la plus pure — du principe de toit plat faisant office de terrasse. Ce prisme droit 4 gradins est un proto- type : il a joué un réle important dans le développement de I’ archi- tecture de la premiére moitié du siécle, 4 une époque ov la ques- tion du toit plat et du toit incliné se trouvait 4 l’ordre du jour. Sa configuration en ziggourat tranchait sur l’idée qu’on se faisait de la tradition locale : « [La maison Scheu] a soulevé la désapproba- tion générale, écrira Loos en 1923. On a pensé que ce type d’édi- fice aurait été beau 4 Alger, mais pas 4 Vienne. Je ne pensais pas & Orient quand j’ai bati cette maison. J’ai seulement pensé qu’il €tait agréable de marcher sur une large terrasse en sortant des chambres a coucher du premier étage. A Vienne comme a Alger. Ainsi, cette terrasse, répétée au second étage — un appartement loué —, représentait quelque chose de peu commun et d’anormal. Quelqu’un alla au Conseil municipal pour demander si ce type d’ édifice était permis par la loi?!. » La construction fut effectivement interrompue en 1912 & cause de son aspect inhabituel qui aurait pu nuire, d’aprés les autorités municipales, a 1’ atmosphére du quartier Hietzing2? et géner le voi- sinage. En définitive, la seule concession de Loos fut de faire grimper du lierre le long de la fagade c6té jardin pour la rendre moins austére. Malgré la distribution des ouvertures, trés élaborée et harmoni- sée avec l’échelonnement en gradins, l’extérieur de la maison fut considéré comme relevant d’un monde « sans qualités ». Elle génait le sens commun. Elle surgissait comme le manifeste d’une architecture préte 4 revendiquer ses choix rationalistes, une archi- 91 62. Maison Scheu. Vienne, 1912-1913. Facade c6té jardin. Photo de 1930. tecture polémique, faite de mémoire et d’innovation, en réaction contre I’ Art nouveau et le pittoresque?3. C’est ainsi que le toit plat, une forme ancienne, trouvait enfin sa véritable mesure grace aux possibilités des nouveaux matériaux : « Le choix du toit plat, qui est le plus beau, le moins cher et le plus durable des toits, est le critére qui permet de savoir si l’on a affaire 4 un architecte ou & un scénographe”4. » A Vintérieur de la maison Scheu, les espaces collectifs et de réception (séjour, salon de musique, bibliothéque, salle 4 manger) étaient regroupés au rez-de-chaussée (surélevé), les chambres a coucher au premier étage et les services — a l’exception de la cui- sine — en demi sous-sol (avec jours). Le second étage, comme on V’a signalé, était occupé par un appartement a louer totalement indépendant. Loos avait utilisé du bois de chéne mat et foncé dans la zone « diurne » et du bois tendre peint en blanc dans les chambres. Des poutres en bois décoraient le plafond des piéces de 92 12" NIVEAU 63. Maison Scheu. Facade c6té rue et plans. 1. terrasse ; 2. salle de séjour ; 3. salle de musique — bureau ; 4. bibliothéque ; 5. salle & manger ; 6. cuisine ; 7. entrée ; 8. chambre d’enfant ; 9. chambre ; 10 chambre de bonne ; 11. couloir ; 12. salle de bain ; 13 jardin d’hiver ; 14. chambre d’héte. réception. Une atmosphére évoquant Richardson (cf. supra, p. 37) émanait de l’ameublement conseillé par Loos. La grande réussite de cette maison tenait certaizement aux qualités de l’avocat Scheu, un intellectuel viennois iié au mouvement des cité: jardins, assez proche de I’architecte pour comprendre et approuver ses choix rationnels. Le principe du Rawmplan (cf. supra, p. 80) fut appliqué pour la premiére fois dans la maison de Joseph et Marie Rufer (Vienne, 1922 ; fig. 52-53, 64-67). Cet édifice forme un volume cubique Constitué de quatre murs porteurs délimitant un espace carré de 10 x 10 m. Au centre, un pilier fonctionne a la fois comme tuyau 93 2° NIVEAU 64. Maison Rufer. Vienne, 1922. Fagade cdté rue, avec copie d'une frise du Parthénon. Photo de 1930. de cheminée pour le chauffage central au gaz et comme canalisa- tion pour l’eau et I’électricité. Le coeur de la maison est un espace ouvert, au premier étage, qui combine sur deux niveaux salle de séjour, salon de musique, bibliothéque et salle 4 manger, laquelle se prolonge par une terrasse donnant sur le jardin. Pour la pre- mitre fois, la cuisine est placée sous la zone des activités diurnes. \ Vues de la rue, les surfaces du batiment sont complétement nues. Méme les fenétres sont dépourvues d’encadrement. Pour 94 65. Maison Rufer. Détail de la fagade coté Tue. Photo de 1986. déterminer leurs emplacements, Loos, sur ses élévations, a équili- bré les surfaces noires des ouvertures et la surface blanche des murs, en tenant compte de l’organisation de |’espace intérieur (fig. 49a ; cf. supra, p. 76). Le volume général est délimité en hau- teur par une corniche & |’antique et par une frise sans décor (fig. 65). On a signalé le moulage de la frise du Parthénon, encas- tré dans la fagade sur rue, qui intervient comme citation. De tels ornements — fragments d’ceuvres classiques — contrebalancent abstraction puriste du cube. Ils inscrivent I’architecture dans une histoire. La maison construite pour Tristan Tzara sur la butte Montmartre, en 1925-1926 (fig. 68-73), doit principalement sa renommée a son illustre propriétaire. Patronage encombrant qui sert de référence avant-gardiste et dispense en général de toute analyse du projet ou de l’édifice. Or, la maison Tzara n’a rien d’un manifeste dada : tant par la symétrie de sa fagade que par la disposition intérieure, elle témoigne du lien qui unit Loos a la tradition classique. Le rez-de-chaussée est occupé par un appartement locatif. Ini- tialement la maison devait s’élever sur quatre étages, mais le der- nier ne fut jamais réalisé. Cette défaillance du propriétaire a déformé la fagade originale (fig. 69), concue par l’architecte comme un carré blanc posé sur un rectangle brun en pierre de 95 67. Maison Rufer. Vue du salon de musique/salle de séjour. Au fond, l’aboutissement de l'escalier d’entrée ; 2 droite, quelques marches ménent & la salle A manger ; on monte au 2° étage par I’escalier en retour. Photo de 1930. 97 66. Maison Rufer. Plans, coupes. od S| Pies 69b. La maison Tzara. Photo de 1930. 69a. Maison Tzara. Facade prévue par Adolf Loos. Photomontage de 1930. Le dernier étage, qui devait abriter deux chambres et une salle de bain, n’a pas été construit. 68. Maison Tzara. Paris, 1925-1926. Plans de l’espace servi et coupe (état original). 70. Maison Tzara. Fagade c6té cour. Photo ca 1930. 98 oo) 71 et 72. Maison Tzara. Salle de séjour. Photos ca 1930. Sur la photo du haut, & gauche : la salle A manger surélevée. taille, dont le rapport, nous le savons, était déterminé par la sec- tion d’or (cf. fig. 48.1). Tous les éléments formels de cette fagade, du percement des baies a la position des gouttiéres, obéissent 4 un ordonnancement symétrique qui respecte généralement I’ harmonie du rectangle dynamique de la section d’or. Le grand balcon en 100 73. Maison Tzara. Paris, 1925-1926. Escalier d’entrée. Photo de 1930. Tetrait était probablement inscrit dans le carré conformément au tracé harmonique du tombeau égyptien, proposé par Jay Ham- bidge (fig. 48.3)?5. Stimulé peut-étre par Tzara, Loos a pu vouloir imprimer, par un tel tracé, une signification particuliére a la partie Supérieure de la maison, celle qui abrite les espaces de vie et de 101 création : un lien avec I’éternité. Ils admiraient tous deux les cul- tures primitives ; Tzara collectionnait des objets africains et des peintures surréalistes de Arp et de Max Ernst. Ces ceuvres furent, @ ailleurs, prises en compte dans I’élaboration du projet. Les espaces intérieurs sont strictement hiérarchisés et dévelop- pés selon une répartition ternaire qui renvoie a I’ organisation de la facade (fig. 68, plan). Leurs volumes sont articulés par plusieurs escaliers de type différent (fig. 68, coupe) dont les lignes brisées ont, 4 chaque niveau, une fonction ambigué : entre Ja continuité et la fragmentation de I’espace (fig. 7/). Loos était passé maitre dans Tart de se jouer des difficultés du site, en l’occurrence un terrain )étriqué et une forte déclivité. La souplesse du Raumplan lui per- mettait d’édifier sur des terrains trés accidentés. La villa construite pour Hans et Anny Moller (Vienne, 1927-1928, fig. 74-78) est généralement considérée comme l’aboutissement du long voyage intellectuel de Loos. C’est une composition simple 74. Maison Moller. Vienne, 1927-1928. Facade cété jardin. Photo ca 1929. 102 75. Maison Moller. Fagade cété rue. Photo 1962. de volumes géométriques élémentaires. Elle présente c6té rue une facade symétrique trés proche du carré, profondément marquée par une saillie suspendue qui couronne |’ entrée et culmine en balcon au second étage. En revanche, la fagade cété jardin est d’une simpli- cité extréme, qui atteint une sorte de degré zéro de 1’ expressivité architecturale. Tous ses éléments : ouvertures, balcon, terrasse, garde-corps, escalier, sont exclusivement fonctionnels et entiére- ment dénués d’éléments décoratifs. L’ organisation intérieure est née d’une application simple des principes du Raumplan. Le hall 103 \WOHMHAUSEAL IL STARKFREDGASSE ABCHTERT | J00LF L208 fs 76. Maison Moller. Plans de l'espace s Speisezimmer : salle 4 manger ; Musikzimmer : salon de musique ; Halle : salon ; Kiiche : cuisine ; Bad : salle de bain ; Blumenwanne : bac 2 fleurs. mmer : chambre ; 77. Maison Moller. Vue de la salle 4 manger a partir du salon de musique. Photo de 1930. d’entrée incite 4 un arrét purificateur, d’od I’on monte vers la zone de séjour qui regroupe salon de musique, bibliothéque et salle 4 manger. Les cing chambres de la famille sont réparties 4 |’ étage supérieur. Les espaces servants, nettement séparés des espaces ser- vis, sont situés au sous-sol, au rez-de-chaussée et au dernier étage. t Les seuls meubles mobiles de la maison sont les tables et les chaises Thonet, les autres étant incorporés a la construction. Cet intérieur doit en grande partie sa célébrité au choix de ses maté- riaux : dans la salle 4 manger, des piliers de travertin émergent de panneaux de contre-plaqué d’okumé (fig. 78) ; les panneaux sombres du salon de musique et l’ébéne de macassar du parquet brun mat et veiné de noir éveillent un sentiment d’harmonie cha- leureuse. Cette piéce merveilleuse était réputée pour son acoustique — A quoi Loos avait particuligrement veillé. t 78. Maison Moller. Vue du salon de musique & partir de la salle 4 manger. Photo de 1930. 104 105 79a. Maison Miiller. Prague, 1928-1930. Fagade latérale. La maison de |’ingénieur Frantisek Miiller et de son épouse (Prague, 1928-1930, fig. 79-8/) est, elle aussi, d’aspect cubique, blanche, dépouillée, et sa fagade latérale offre la saillie d’un prisme suspendu (fig. 79a). L’entrée donne, comme toujours, sur un vestibule avec lavabo et W.-C. On accéde 4 la zone de séjour par un escalier en « chicane » et l’on doit redescendre deux fois quatre marches pour obtenir, en fin de parcours, une vue en sur- plomb de la salle de séjour (fig. 80, coupe). Six autres marches ménent A cette derniére et il faut ensuite en monter deux pour se rendre dans la salle 4 manger. Cette différence de niveau constitue la seule séparation entre les deux espaces. En remontant les huit 106 79b. Maison Miiller. Facade c6té rue. Photo de 1930. marches on gagne le boudoir de Mme Miiller et on en redescend quatre pour atteindre la bibliothéque de M. Miiller. Le boudoir lui- méme est divisé en deux parties : un coin pour l’intimité, qui com- munique avec la salle de séjour par une fenétre oblongue ; et un coin pour écrire, trois marches plus bas, d’oi l’on descend directe- ment dans la salle de séjour. La bibliothéque, lieu de travail de M. Miiller, est la seule pitce qui soit séparée de ce continuum de la\ vie diurne. Les chambres se trouvent 4 l’étage supérieur. Un ascenseur facilite les communications. ~ Les matériaux ont été choisis en fonction des parcours aux- quels se préte la maison. Le cipolin de Sion, marbre vert veiné de 107 REZ-DE-CHAUSSEE 2° ETAGE 80. Maison Miller. Plans et coupe. 1. cave ; 2. garage auffeur ; 4. pice de repassage ; 5. buanderie ; 6. chaufferie ; 7. entrée ; 8. antichambre ; 9. cabinet de consultation ; 10. salon ; 11. salle A manger ; 12. office ; 13. cuisine ; 14. bibliothque ; 15. boudoir ; 16. chambre & coucher ; 17. garde-robe monsieur ; 18. garde-robe madame ; 19. chambre d’enfant ; 20. chambre d’amis ; 21. chambre de domestique. 108 81a. Maison Miiller. Coin lecture du boudoir avec, au fond, fe étre sur le salon. 109 81b. Maison Miller. Salle de séjour. Photo de 1930. On arrive dans cette pice par l’escalier. On doit remonter les huit marches pour accéder & la salle & manger, au fond, d’oi I’on surplombe la salle de séjour. Comme souvent chez. Loos, la différence de niveau constitue la seule séparation entre les deux espaces (voir fig. 71, 77, 78). rouge et de jaune, recouvre le parapet de l’escalier et les piliers de la salle de séjour. Les murs blancs, les briques rouges de la chemi- née, les rideaux jaunes et le grand tapis 4 dominante bleue com- plétent l’atmosphére. La salle 4 manger et la bibliothéque sont en bois d’acajou, le boudoir en bois clair de citronnier. Adolf Loos a fété son soixantiéme anniversaire dans cette maison impression- nante — considérée par beaucoup comme son chef-d’ceuvre. Le projet insolite pour Joséphine Baker (Paris, 1927 ; fig. 82-83) mérite une approche particuliére. C’est un batiment oblong ot Loos, on I’a vu, a rusé avec les impératifs du parcellaire ; tandis que le rez-de-chaussée respecte le tracé des rues (en angle aigu), les deux étages s’en libérent, l’angle droit remplace I’ angle aigu et la masse du batiment fait saillie au-dessus du trottoir (fig. 45). Un 110 82. Projet de maison pour Joséphine Baker. Paris, 1927. Maquette. cylindre, 4 l’angle, rattrape la déformation et permet de respecter Valignement. Du dehors, impossible d’imaginer |’intérieur. La) compacité du volume, le toit plat, les ouvertures dont plusieurs. sont petites et basses, les vastes surfaces aveugles, les bandes de marbre noir et blanc, l’espéce de confinement de l’ensemble créent une image exotique et mystérieuse qui évoque lointaine- ment I’ architecture africaine. L’intérieur s’organise autour d’une piscine aux parois vitrées, accessible du second étage. L’entrée spacieuse de la maison méne au premier étage, 4 la zone spectaculaire de la réception, aména- gée autour de la piscine. Deux couloirs relient le grand salon réservé aux soirées mondaines et le petit salon — lui-méme pro- longé par le « café » cylindrique d’un esprit plus intime. Quatre fenétres en longueur permettent d’ observer les baigneurs depuis les couloirs et le petit salon. L’aire de réception se prolonge 4 étage supérieur od l’on parvient par un escalier métallique en 111 83. Projet de la maison Baker. Plans, coupes. Dessins de L. Bakalowits. 112 113 84, Projet de la villa Konstandt. Olmiitz, 1919. Elévation nord-est (c6té rue). Noter la citation des cariatides de I’ Erechthéion. demi-cercle. Les chambres, la plate-forme d’accés 4 la piscine et la salle 4 manger sont contigués (cette derniére séparée de la cui- sine par deux étages). Deux ascenseurs facilitent les communica- tions verticales, tous les espaces servants étant regroupés au rez- de-chaussée et au sous-sol. Dans cette maison de Joséphine Baker, qu’ il faut démonter pour en comprendre la séduction, le Raumplan s’enrichit de quelque chose de ludique : ces espaces qui s’interpé- nétrent lui conférent un caractére érotique et sensuel qui évoque la grande féte des initiés si bien décrite par Arthur Schnitzler dans sa Traumnovelle*®. Les maisons Konstandt, Bronner, Stross et von Simon auraient di également étre réalisées dans un contexte urbain. Certaines analo- gies de composition, qui prévalent sur les nécessités de l’implanta- tion, justifient qu’on les présente groupées. Leur configuration extérieure est explicitement classique, tant par l’organisation des volumes que par I’ utilisation des portiques et des éléments décora- tifs. En revanche, une fois franchie l’enveloppe extérieure, l’amé- nagement intérieur résulte d’une application savante du Raumplan liée aux méthodes modernes de construction. Loos a élaboré le projet de villa pour H. Konstandt (Olmiitz, 1919 ; fig. 84-86) en collaboration avec son éléve Paul Engel- 114 . 85. Projet de la villa Konstandt. Elevation sud-est (c6té jardin). Dessin de Paul Engelmann. 86 Projet de la villa Konstandt. Plan de la zone réservée aux activités diurnes, et coupe. 1. salle 4 manger ; 2. salle de séjour ; 3, fumoir ; 4. portique ; 5. monte-plats ; 6. réserve. 115 87a. Projet du palais Bronner. Vienne, 1921. Facade principale. mann, qui travailla plus tard a la « maison de Wittgenstein »?7. C’est un prisme droit rectangulaire avec saillies, qui reprend pour lessentiel le type de plan tripartite de la maison Steiner (fig. 86). Son axe de symétrie détermine également la fagade c6té jardin (fig. 85). On accéde a ce dernier par un portique ionique — lequel est surmonté d’un balcon dont la balustrade est en partie formée par la frise sculptée de l’entablement. Un autre balcon, cété rue, est une interprétation libre des cariatides de 1” Erechthéion. Des figures féminines en haut relief, un peu plus grandes que nature, sont disposées entre deux frises sculptées représentant une proces- sion (fig. 84). Une corniche posée sur une frise décorée de guir- landes couronne le batiment, dont le toit est incliné (fig. 85). La composition des ouvertures et l’appareil rustique du soubassement completent I’aspect ostensiblement classique de cette villa, qui ne correspond guére au prétendu « style » de Loos que décrivent les histoires de l’architecture moderne. L’intérieur se développe sur plusieurs niveaux, qui reprodui- _sent I’organisation hiérarchique des maisons urbaines de Loos. La “salle a manger se trouve au rez-de-chaussée (surélevé) ; elle com- ( munique par un monte-plats avec la cuisine. L’emboitement des \espaces et la coexistence de plusieurs axes de symétrie nous vaut un plan trés complexe que rien ne laisse prévoir dans I’unité for- {melle des facades. On retrouve dans le projet de palais pour Samuel Bronner (Vienne, 1921 ; fig. 87) les traits caractéristiques de Loos : saillies, niches, terrasses, escaliers, décoration, distribution des fenétres. Mais le palais se distingue par son portique monumental, cété jar- din, pour lequel l’architecte a fait plusieurs esquisses, passant des 116 betc. Projet du palais Bronner. Coupe et plan du rez-de-chaussée. Halle + passage ; Garten : jardin ; Fiichse : carneau. : salle de tion ; Speisezimmer : salle 4 manger ; Kanzlei : bureau ; Vorraum : antichambre ; chambre d’amis ; Vestibule-Luftraum : salon d’hiver ; Bad : salle de bains ; chambre a coucher ; Gedeckte terrasse : terrasse couverte ; Trockenboden : ir ; Waschkiiche : buanderie ; Weinkeller : cellier ; Kohlen : cave a charbon ; Durch- 87a. Projet du palais Bronner. Vienne, 1921. Facade principale. mann, qui travailla plus tard a la « maison de Wittgenstein »?7. C’est un prisme droit rectangulaire avec saillies, qui reprend pour lessentiel le type de plan tripartite de la maison Steiner (fig. 86). Son axe de symétrie détermine également la fagade c6té jardin (fig. 85). On accéde a ce dernier par un portique ionique — lequel est surmonté d’un balcon dont la balustrade est en partie formée par la frise sculptée de l’entablement. Un autre balcon, cété rue, est une interprétation libre des cariatides de 1” Erechthéion. Des figures féminines en haut relief, un peu plus grandes que nature, sont disposées entre deux frises sculptées représentant une proces- sion (fig. 84). Une corniche posée sur une frise décorée de guir- landes couronne le batiment, dont le toit est incliné (fig. 85). La composition des ouvertures et l’appareil rustique du soubassement completent I’aspect ostensiblement classique de cette villa, qui ne correspond guére au prétendu « style » de Loos que décrivent les histoires de l’architecture moderne. L’intérieur se développe sur plusieurs niveaux, qui reprodui- _sent I’organisation hiérarchique des maisons urbaines de Loos. La “salle a manger se trouve au rez-de-chaussée (surélevé) ; elle com- ( munique par un monte-plats avec la cuisine. L’emboitement des \espaces et la coexistence de plusieurs axes de symétrie nous vaut un plan trés complexe que rien ne laisse prévoir dans I’unité for- {melle des facades. On retrouve dans le projet de palais pour Samuel Bronner (Vienne, 1921 ; fig. 87) les traits caractéristiques de Loos : saillies, niches, terrasses, escaliers, décoration, distribution des fenétres. Mais le palais se distingue par son portique monumental, cété jar- din, pour lequel l’architecte a fait plusieurs esquisses, passant des 116 betc. Projet du palais Bronner. Coupe et plan du rez-de-chaussée. Halle + passage ; Garten : jardin ; Fiichse : carneau. : salle de tion ; Speisezimmer : salle 4 manger ; Kanzlei : bureau ; Vorraum : antichambre ; chambre d’amis ; Vestibule-Luftraum : salon d’hiver ; Bad : salle de bains ; chambre a coucher ; Gedeckte terrasse : terrasse couverte ; Trockenboden : ir ; Waschkiiche : buanderie ; Weinkeller : cellier ; Kohlen : cave a charbon ; Durch- 89 a. Projet de la villa du Dr von Simon. Vienne, 1924. Plans : a gauche, le rez-de-chaussée ; & droite, sous-sol et premier étage. 89 b. Projet de villa du Dr von Simon. Perspective de l’entrée principale. 120 = a 3 | rupture des ordres et des styles, la libre combinaison d’éléments isolés. Et peu importait qu’ils échappassent a la hiérarchie des par- ties en devenant plus petits ou plus grands que les modéles origi- naux. Loos entendait renouer avec la tradition du xvii siecle (celle de Fischer von Erlach et des architectes révolutionnaires frangais), tradition prolongée en Allemagne au xIx° siécle, notam- ment par Carl Friedrich Schinkel?8. Les maisons de vacances constituent une catégorie 4 part dans Veuve de Loos : résidences secondaires habitées en été ou en hiver, elles ont la méme structure intérieure que les maisons urbaines, mais sont plus sommairement développées. En outre, elles s’insérent dans des contextes trés divers — mer, montagne — qui conditionnent le projet. Pour Loos, la tradition de la région doit guider l’imagination de l’architecte : « Prends garde aux formes de construction qu’utilise le paysan, écrit-il en 1913. En elles s’exprime une expérience immémoriale. Mais cherche la rai- son de ces formes. Si les progrés de la technique permettent de les améliorer, c’est toujours cette amélioration qu’il faut adopter. (...) Sois vrai. La nature ne supporte que la vérité. Elle admet fort bien des ponts 4 treillis de fer, mais repousse les ogives gothiques ornées de tourelles et de meurtriéres. Ne crains pas d’étre blamé comme non moderne. I ne t’est permis de changer I’ ancienne maniére de construire que si son innovation représente un pro- grés ; dans le cas contraire, tiens-t’en a I’ancien. Car la vérité, fat- elle séculaire, est plus proche de notre étre intime que le men- songe qui marche 4 nos cétés29. » La villa de l’industriel Paul Verdier aurait da étre construite au Lavandou, prés de Toulon, & proximité de la mer (1923, fig. 90- 91). C’est un exemple remarquable de I’ architecture rationnelle de Loos. Plusieurs volumes géométriques sont symétriquement emboités dans une composition aussi complexe a |’intérieur qu’a V’extérieur. Les murs porteurs sont en pierre de taille, les planchers en béton. Aucune décoration. Les ouvertures sont directement taillées dans les murs. L’escalier, c6té jardin, est du type symé- trique utilisé pour la maison Steiner — mais incurvé par les deux demi-cylindres de la fagade. L’expressivité architecturale se concentre sur la disposition des volumes et des ouvertures. A Vintérieur, la hiérarchie des fonctions élémentaires de I’ habiter est respectée mais trés simplifiée. Les espaces servis sont regroupés 121 90. Projet de la villa Verdier. Le Lavandou, prés de Toulon, 1923. Perspective, Aquarelle. de part et d’autre d’une salle de séjour haute de plafond, entourée, au rez-de-chaussée, par la salle 4 manger, la cuisine, les chambres des maitres de maison et de leurs invités. A I’ étage, qui donne sur la grande salle, une galerie dessert les chambres des domestiques. Garage et autres piéces de service sont au sous-sol. Le projet de maison de vacances pour Alexander Moissi, acteur célébre a l’époque (Lido, Venise, 1923 ; fig. 92-93), est une trans- cription rationnelle de modéles vernaculaires de 1’architecture méditerranéenne. La composition est entigrement subordonnée aux conditions du lieu : lumiére et proximité de la mer. Une ter- rasse avec pergola, accessible par un escalier extérieur, est de plain-pied avec la salle de séjour, dont elle constitue le prolonge- ment naturel ; elle est en quelque sorte I’épicentre de la vie en vacances. Une autre terrasse était prévue sur le toit, pour les bains 91. Projet de la villa Verdier. Elévation principale, plan du rez-de-chaussée, coupe longitudinale. 1. salon ; 2. salle 2 manger ; 3. chambre de madame ; de soleil privés des Moissi et de leurs amis. L’escalier découvert, 4. chambre de monsieur ; 5. chambre de la fille ; 6. salle de bains ; 7. bar ; les volumes purs, le toit plat, les ouvertures découpées dans les 8. cheminée ; 9. garde-manger ; 10. office ; 11. cuisine ; 12. garde-robe ; murs blancs recouverts de mortier ne rappellent pas seulement 13. chambre d’amis. 122 123 l’architecture de la Méditerranée mais renvoient a celle qu’élabo- rera bient6t Le Corbusier. La zone de séjour, en forme de L, regroupe la piéce de séjour proprement dite avec sa cheminée, le salon de musique et la salle a manger. Elle se prolonge par une terrasse qu’elle embrasse des deux cétés. Les deux chambres des Moissi, ainsi que la cuisine et une chambre de domestique, constituent deux zones distinctes qui s’échelonnent sous le séjour 4 deux niveaux différents. Les chambres des invités sont situées sous la cuisine et ne communi- quent qu’indirectement avec celles des Moissi. Au sous-sol (en par- tie indépendant) : deux piéces de service et le logement du gardien. Mais la plus belle maison de vacances de Loos est celle qu’il réa- lisa pour Paul Khuner, prés de Payerbach (1929-1930, fig. 94-98), dans les foréts montagneuses du Semmering, en Autriche (c’est * aujourd’hui un hétel). Structure en bois sur un soubassement de maconnerie, elle est batie dans la tradition et avec les matériaux de Lido, Venise, 1923. Maquette. 92. Projet de la maison Moissi La simplicité de l’aspect extérieur va de pair avec I’extréme complexité de la disposition intérieure. 124 a ‘TERRACE, q bi | ee |B ae | re at] pa ir} cr Paes, A | a Hi 1 at feel; ay sovm. LEAST, 93. Projet de la maison Moissi. Coupe, plan de I’étage, élévations sud et est. la région. Sa charpente brune repose sur une pierre verdatre. Les parois qui séparent les piéces sont en bois blanc ordinaire. D’aprés le témoignage de Heinrich Kulka, qui collabora au projet, Loos révait depuis trente ans de construire une telle maison. La fluidité spatiale de cette architecture est telle qu’a tout ins- tant on découvre des dispositions inattendues. La piéce principale occupe deux étages. Au rez-de-chaussée, elle est entourée par la salle 4 manger, la cuisine, le cabinet d’ étude du maitre de maison et deux chambres pour ses invités. Au premier étage sont dispo- sées, autour d’une galerie qui donne dans la salle de séjour, cinq chambres a coucher pour la famille, deux chambres pour les invi- tés et deux pour les domestiques. Les autres piéces de service sont regroupées au sous-sol et au grenier. La flexibilité de l’aménage- ment, qui dérive de la structure répétitive en bois, la vivacité des couleurs — dont le rouge des balustrades -, l’intimité des chambres 125 REZ-DE-CHAUSSEE 18" ETAGE 96. Maison Khuner. Coupe et plans. 1. salle de séjour ; 2, salle & manger ; 3. cuisine ; 4. office ; 5. garde-manger ; 6. remise pour le: 7. vestibule ; . chambre d’amis ; 9. bureau de monsieur ; 10. salle de bai . chambre de monsieur ; 12. chambre de madame ; 13. chambre du fils ; 14. chambre des filles ; 15. galerie ; 16. chambre de bonnes ; 17. terrasse. ~ 95. Maison Khuner. Facade principale. Photo de 1929. 126 127 128 98. Maison Khuner. Salle de séjour. Photo de 1930. La balustrade est peinte en rouge. a coucher, l’élégance de la salle de séjour avec sa cheminée de pierre verte et sa grande vue sur les montagnes Schneeberg et Rax, a travers le superbe vitrage élevé jusqu’au toit — autant d’ éléments simples qui s’allient pour faire de la maison Khuner une ceuvre maitresse. C’est une maison construite selon les méthodes de la région, dans une connivence presque éthique avec le site. Mais rien de pit- toresque : si l’architecte est tenu de s’enrichir de l’expérience du paysan et du magon, il ne doit pas reprendre leur maniére. II tra- yaille selon un plan longuement mii, sans naiveté. Loos consid rait la fausse naiveté du régionalisme comme une régression ridi- cule. Une maison construite dans la nature devait étre et paraitre traditionnelle mais elle devait s’édifier dans le style de l’architecte qui la congoit et rester conforme a son temps. La forme et la gran- deur des ouvertures, les volets coulissant la verticale ou a l’hori- zontale, |’ audacieux porte-a-faux du toit, les grandes poutres a gradins qui le supportent, le toit-terrasse de la partie arriére — autant d’éléments qui contredisent le style de la région. Tradition- nelle, la maison Khuner est en méme temps le produit d’un ratio- nalisme moderne. 129 na tant fait d’ Adolf Loos (1870-1933) le grand impréca- teur, le fanatique de la « boite 4 chaussures », l’adversaire de tout ornement — bref, le précurseur du Mouvement moderne, qu’on s’étonne de trouver ici, grace 4 l’analyse d’un auteur tout a la fois architecte et théoricien — et qui procéde par textes, plans et photos — un autre Loos, décapant et paradoxal. Pour Loos, la forme classique est une seconde nature. Nourri de Palladio et de Schinkel, il ne veut rien céder de I’héritage. Il mise tout sur la dialectique de l’ancien et du nouveau, de l’histoire et de la technique, de l’ornemental et du décoratif, du privé et du public, de la nature et de la culture. Quelques batiments, quelques pamphlets, des dizaines de projets ont suffi a lui assurer une influence mondiale — de Schindler a Neutra, de Le Corbusier 4 Aldo Rossi. La pensée et l’action de Loos préfigurent Walter Benjamin et sa phi- losophie de I’histoire : « A nous comme a chaque génération précé- dente fut accordée une faible force messianique sur laquelle le passé fait valoir une prétention. Cette prétention, il est juste de ne pas la négliger. » Panayotis Tournikiotis, né en 1955, enseigne la théorie a |'Ecole d'architecture d'Athénes. Architecte (D.P.L.G.) de Paris et de I'Ecole polytechnique d'Athénes, il a soutenu en 1988 une thése d'Ftat sur I’historiographie de I'architecture moderne (sous la direction de Frangoise Choay).

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