Beruflich Dokumente
Kultur Dokumente
421437
Joseph Gabel
"Le drame de l'aliénation est dialectique" (Henri Lefebvre)
Les points Ca), Cb), et Cc) vont de soi et n'appellent nul commentaire. Le
point (d) qui cristallise en somme l'apport marxiste au problème, est seul à
appeler une justification. Une définition se justifie par son utilité. Nous
essayerons donc de montrer que l'introduction de cette notion marxiste consti-
tue le meilleur moyen - et peut-être le seul- pour remédier au parasitage du
concept de racisme par des pseudo-concepts polémiques qui font barrage à
toute analyse critique objective. Nous essayerons de montrer en outre que la
critique marxiste des idéologies, élaborée à une époque qui n'a connu du
racisme qu'une timide ébauche, peut encore, à l'époque des génocides, consti-
tuer un instrument de choix du combat anti-raciste. Dans cet ordre d'idées, il
est permis de dire - paraphrasant un mot célèbre du pape Pie XI - qu'en
tant qu'anri-racistes nous sommes tous plus ou moins des marxistes.
Nous essayerons de montrer enfin que le racisme étant essentiellement une
perception anti-dialectique, anti-historiciste et réifiante du minoritaire ethni-
que, la critique du racisme doit, pour être efficace, se fonder sur une
conception dialectique et historiciste. Il ne s'agit donc pas d'affirmer -
comme cela a été fait maintes fois - que le socialisme une fois instauré
supprimera tous les problèmes, celui de la coexistence des ethnies entre
autres. C'est possible, sans être prouvé; en tout cas, c'est là une autre ques-
tion. On peut affirmer par contre, que le marxisme, doctrine dialectique et
historiciste, s'oppose irréductiblement au racisme, idéologie réifiée et anti-
historiciste. Il en est de même du durkheimisme en tant que sociologisme, mais
nous ne saurions entrer ici dans le détail de cette question.
La référence principale de cette étude est le marxisme du jeune Lukacs dont
la réification et la fausse conscience constituent, chacun le sait, l'expérience
centrale. Werner Stark a caractérisé le marxisme comme "un faisceau de
théories". Plusieurs clivages légitimes peuvent être pratiqués dans ce faisceau;
celui qui oppose marxisme scolastique à marxisme ouvert en est, sans doute, le
plus important. 2 Robert Meigniez a opposé il y a assez longtemps déjà, le
matérialisme "dialectique" à la dialectique "matérialiste", 3 terminologie à
retenir car la dialectique, "méthode critique et révolutionnaire" (Marx) est
trop souvent de pure forme chez les tenants de la première tendance; quant à
ceux de la seconde, leur tiédeur en matière de matérialisme a été souvent
critiquée, notamment dans le débat qui a eu lieu vers 1950 autour du "cas
Lukâcs." Le marxisme de l'Ecole d'Althusser - un marxisme anti-humaniste
et anti-historiciste - constitue, à notre sens, l'élaboration théorique la plus
conséquente de la première tendance, l'Ecole de Lukacs, celle de la seconde.
Compte tenu du nombre important de théoriciens d'origine hongroise parmi
les représentants de cette dernière et pour d'autres raisons relevant de la
sociologie de la connaissance, nous avons suggéré de l'appeler "hungaro-
marxisme". Le terme "lukacsisme" suffit en pratique, à condition de ne pas y
englober exclusivement des disciples, même indépendants, de Lukâcs,
comme le regretté Lucien Goldmann, mais tous ceux qui ont subi par voie
directe ou indirecte cette influence puissante comme Karl Korsch, Karl
Mannheim, Henri Lefebvre, Léa Kofler, certains membres du groupe "Argu-
ments", comme Kostas Axelos, François Châtelet ou Georges Lapassade.
Ainsi défini, le "lukacsisme" apparaît comme un ensemble cohérent carac-
424 Praxis International
térisé par la corrélativité remarquable de ses grands thèmes. Ces thèmes sont:
la critique dialectique et historiciste de la réification dans Histoire et Conscience
de Classe, le problème de la fausse conscience, l'historicisme et la théorie
critique de l'idéologie et de l'utopie dans l'œuvre de Mannheim. 4
Goldmann, l'un des premiers à introduire en France le concept lukacsien de
réification, considère les termes "réification" et "aliénation" comme des
synonymes; il en tire une conclusion logique en renonçant pratiquement à
l'utilisation du second. Pour des raisons qu'il nous est impossible d'exposer
ici,s nous ne saurions partager intégralement ce point de vue qui n'en est pas
moins significatif. Il s'agit en effet dans les deux cas de l'objectivation illusoire
de données subjectives, individuelles ou collectives, autrement dit, de
"naturalisation" des faits sociaux. 6
De son côté, le phénomène de la fausse conscience est, dans l'esprit des
lukacsiens, inséparable d'une perception réifiée, dédialectisante et anti-
historiciste des faits sociaux. Selon l'expression de Werner Stark, "la réifi-
cation réside essentiellement dans l'affirmation que la pensée bourgeoise tend
à penser en termes chosistes des données qui devraient être pensées en termes
de relations sociales et en termes de stabilité . . . plutôt qu'en termes de
mouvement ... La vie est comme gelée, coulée dans un moule rigide et froid
alors que la réalité humaine est vivante et historique . . . La réification est un
piège inhérent à toutes les formes de pensée visant la réalité humaine et
historique; il importe de l'éviter si l'on veut échapper au danger de fausse
conscience concernant ces secteurs de l'existence. Entre ces considérations
bergsoniennes et la position marxiste, l'écart est moins important qu'on ne serait
tenté de le croire de prime abord". 7 En effet le bergsonisme, volontiers considéré
en France comme une philosophie "réactionnaire" a été perçu en Hongrie
comme une pensée dialectique et démystificatrice; il a exercé une influence
discrète mais indéniable sur la genèse d'Histoire et Conscience de Classe.
Quant au "marxiste bourgeois" Mannheim (né à Budapest en 1893), les
liens de sa pensée avec celle de Lukacs sont assez voyants pour que son
originalité même pût être mise en cause, à tort au demeurant. Mannheim s'est
attaqué au problème de l'idéologie dans une optique résolument dialectique et
historiciste. 8 Son ambition semble avoir été de passer de la politique partisane
à la politique scientifique (Politik aIs Wissenschaft)9 tout en conservant pour
cette dernière l'acquis des techniques de démasquage utilisées dans la pre-
mière.
Trois plans de clivage sont introduits par Mannheim dans l'idéologie; pour
simplifier, nous nous bornerons à mentionner simplement la distinction assez
stérile qu'il établit entre concept évaluatif et concept non évaluatif. Un pre-
mier plan de clivage sépare le concept particulier de l'idéologie, résultat d'une
mystification volontaire et intéressée, de son concept total impliquant une
néo-structuration "liée à l'être" (Seinsgebunden) des bases logiques de la pen-
sée. Sa distinction entre le concept spécial et le concept général de l'idéologie,
s'inscrit dans un registre un peu différent; le concept spécial correspond à un
point de vue polémique dans l'optique duquel le poiDt de vue propre occupe
par définition une position privilégiée (et cesse en réalité d'être considérée
comme idéologique), alors que le concept général traduit un point de vue
Praxis 1ntemational 425
L'enquête d'Adorno
Paru il y a vingt-cinq ans, The Authoritarian Personality reste un classique de la
recherche expérimentale sur le racisme.
Lukâcs a posé le problème des origines du racisme sur le plan de l'histoire
Praxis International 427
de ce préjugé: le raciste anti-Juif est souvent aussi raciste anti-Arabe, sans trop
se préoccuper des relations un peu tourmentées qu'entretiennent dans le
monde ces deux ethnies. C'est que le raciste ne s'intéresse pas réellement à son
adversaire, il est enfermé en lui-même et sa sensibilité se réduit en fin de
compte à l'agacement que produit chez lui la différence. Une forme d'agressi-
vité qui ne vise qu'une seule cible (sentiment anri-allemand chez les Français
d'autrefois, anri-américanisme aujourd'hui) n'est pas du véritable racisme ou,
à tout le moins, n'en représente pas une forme pure. Dans son ouvrage
L'opium des intellectuels, R. Aron compare la propagande anti-américaine, très
intense à l'époque, au racisme. C'est au moins discutable.
Racisme et fausse conscience
Chez Lukacs de même que chez les auteurs proches de ses idées, les concepts
d'idéologie, de réification et de fausse conscience sont corollaires. L'idéologie
est réifiante, nous dit François Châtelet car " ... elle tend à tiare durer l'état de
choses données. Dès lors, elle invente des concepts grâce auxquels cet état de
chose doit pouvoir être légitimé. L'opération de légitimation se passe dans la
plupart des cas de la manière suivante: on tend à prouver que l'état social
actuel correspond bien à la nature, à la vocation, au destin de l'humanité et
que cet état de chose réalise pleinement ce qui a toujours été souhaité."26 La
réification idéologique assume ainsi une fonction double; résistance au
changement et justification de l'état social actuel; c'est une source de bonne
conscience sociale. Une théorie économique réifiée qui explique la périodicité
des crises économiques par celle de l'apparition des taches solaires, est symp-
tomatique à la fois d'une conscience fausse, puisqu'elle perçoit un fait social
comme un phénomène de la Nature, et d'une intention idéologique dans la
mesure où cette "naturalisation" de l'essence sacio-économique des crises peut
servir de justification à l'absence de toute politique sociale au début du
système capitaliste en général, et dans l'Angleterre victorienne en
particulier. 27 En percevant l'existence de certaines inégalités ethniques
comme une fatalité inscrite dans la biologie, le racisme de son côté se confirme
comme le type même d'une idéologie aliénante; quant à sa fonction justifica-
trice, quelque peu estompée depuis la décolonisation, elle n'en demeure pas
moins agissante dans certaines formes de l'exploitation de l'homme par
l'homme.
L'Ecole de Francfort parle d'une "éclipse de la Raison"; le terme de
conscience fausse semble plus utile car il implique la composante réifiante de
l'idéologie raciste. Le concept "éclipse de la raison" est trop général; il peut
renvoyer en psychopathologie à la débilité mentale au même titre qu'au délire
paranoïde. En suggérant l'introduction du concept de "fausse conscience"
dans la définition du racisme, nous soulignons qu'il ne s'agit pas là de faiblesse
intellectuelle ou d'information insuffisante mais d'une distorsion de type
délirant (schizophrénique) de la perception de l'altérité. Nous attachons une
certaine importance à cette dernière précision: autrement tout conflit mettant
aux prises des ethnies différentes (autrement dit, la plupart des guerres
non-civiles) pourrait être qualifié de raciste. C'est généralement l'adversaire
qui est alors taxé de racisme: le raciste c'est l'autre. Le débat retombe alors au
Praxis International 431
pas vers le concret . .. ".35 Enfin, le racisme est réifiant et anti-historiciste alors
que la dialectique est déréifiante et historiciste.
Une éducation dialectique de l'opinion, même si elle ne concerne pas
directement le problème de la discrimination ethnique, constitue donc de par
sa nature même, une bonne médication spécifique de l'idéologie raciste et
même de l'aliénation en général. 36
Cette idée d'une "éducation dialectique de l'opinion" est de K. Mannheim.
K. A. Wittfogel, marxiste de stricte obédience avant 1933, a classé Mannheim
parmi les théoriciens bourgeois qui pillent l'arsenal intellectuel de l'ennemi de
classe. 37 Et en effet son œuvre d'expression anglaise constitue une véritable
leçon de choses dialectique à l'usage d'un public beaucoup moins rompu à
cette forme de pensée que celui de Weimar, mais une leçon de choses dont le
mot dialectique est banni pour être remplacé par des vocables anodins comme
"wholeness" Cà la place de totalité dialectique) ou encore "education for
change". Sous l'étiquette innocente de social awareness, il s'est offert le luxe de
présenter à son public anglo-saxon toute une théorie dialectique de la fausse
conscience politique rendue acceptable à la "bonne société" grâce à l'élimi-
nation de toute terminologie de consonance suspecte. 38 Il s'agit là d'un véri-
table travail de désaliénation préventive dont l'apparition quelques décennies
plus tard de courants comme le maccarthysme ou le goldwatérisme constitue
la justification rétrospective.
Sans vouloir nous engager sur le chemin dangereux des parallèles histori-
ques (l'Histoire ne se répète pas), la situation idéologique actuelle du monde
occidental n'est pas sans rappeler celle que Mannheim affrontait dans ses
écrits d'expression anglaise. Nous sommes entrés depuis quelques décennies
dans une de ces Verhüllungsperioden dont parle P. Szende;39 l'essor du racisme
et le recul de la dialectique sont peut-être simplement deux facettes du même
processus. La critique du racisme doit se fonder sur l'information et sur la
désaliénation; sans sous-estimer l'importance de la première, nous avons
voulu au terme de cette analyse, souligner l'importance de la seconde.
L'idéologie raciste est une forme d'aliénation - dans le sens à la fois clinique
et sociologique de ce terme - il faut donc la "traiter" comme telle. Et le
meilleur instrument de cette désaliénation nous semble être encore aujour-
d'hui cette dialectique si peu "matérialiste" qu'est le lukacsisme "épigone
attardé d'un humanisme éculé ..." comme l'a dit, dans un moment
d'humeur chagrine, le regretté Nicos Poulantzas. 4o
NOTES
1 Encyclopaedia Universalis, vol. 13, p. 915.
2 Je renvoie ici au vieux numéro de la revue Esprit: Marxisme ouvert contre Marxisme
scolastique (Mai-Juin 1948).
3 Robert Meigniez: "l'Univers de la Culpabilité - Réflexions sur les bases du stalinisme
intellectuel en Europe," Psyché, Paris, Avril 1952.
Les guillemets sont de nous afin de souligner à quel point le matérialisme "dialectique" -
par ex. celui d'un Roger Garaudy lors de sa période pré-islamique - était en réalité
étranger à la dialectique. Cf. à propos de R. Garaudy le jugement de J. Y. Calvez: la
Pensée de Karl Marx (Paris, 1954), "Ouvrage ... qui expose un matérialisme marxiste
434 Praxis 1ntemational
dénué de tout élément dialectique", (p. 650, italiques de nous); ce jugement sans appel peut
être extrapolé sur tout un secteur de la littérature marxiste de l'époque.
4 Il est à noter qu'Althusser récuse toute critique de la réification comme "idéaliste". Cf.
Eléments d'autocritique (Paris, 1974), p. 36.
5 La différenciation entre "réification" et "aliénation" revêt une signification particulière et
assez importante en psychopathologie, domaine qui était naturellement étranger à Gold-
mann.
6 J'ai souvent cité comme exemple typique de théorie réifiée celle du savant victorien
W. Jevons: explication de la périodicité des crises par la périodicité des taches solaires.
7 "Briefly - and we must be brief, for we see the problem of truth in an entirely different
way - the assertion is that the bourgeois mind tends to think in terms of things where it
should think in terms of social relationships, and in terms of stabilitywhere it should think
in terms of movement. In either case, there is Verdinglichung - a word which cao perhaps
best be translated as "reification". Life freezes, as it were, into cold hard forms while in
reality it is both humanly alive and historically in flux. Reification is thus an inherent
pitfall of ail thinking where the study of human and historical reality is concerned, and
must he resisted if we are to avoid the emergence of a false consciousness concerning these
sectors of being. Between these Bergsonian speculations and the Marxian position, there is
a much smaller gap than might be assumed at first sight". W. Stark, The Sociology of
Knowledge (Glencoe, Illinois: The Free Press, 1958), pp. 308 & 315.
8 Cf. Goldmann, Sciences Humaines et Philosophie, (Paris: P.U.F. 1952), p. 39 et aussi
l'excellente contribution de Madame Eva Gabor, Mannheim et la dialectique, in Gabel-
Rousset-Trinh Van Thao, Actualité de la dialectique (Paris: Anthropos, 1981), pp. 423-
434.
9 C'est le titre de l'un des grands chapitres d'Ideologie und Utopie, omis dans la traduction
française.
10 Cf. Gabel, "Karl Mannheim et la sociologie marxiste", Recherche Sociale, 72 (Octobre-
Décembre 1979), p. 35 & passim.
Il Le mot "Verabsolutierung" est difficile à traduire; le terme "ontologisation" est une
traduction approximative. La "Verabsolutierung" d'une perspective partielle caractérise
de façon très typique la logique du stalinisme.
12 Cf. J. Lacroix, Le personnalisme comme anti-idéologie, (Paris: P. U.F. 1972), p. 21,
"L'idéologie est un système global d'interprétation du monde historico-politique. Puis-
qu'elle exprime et valorise une société ou un groupe à un moment et en un lieu déterminés,
elle a un caractère historique certain. Mais elle est anhistorique en ce qu'elle idéalise un
régime, une situation, et voudrait fixer définitivement pour l'é~ernité ce qu'elle exprime et
interprète. Toute idéologie est réifiante: elle vise à faire durer un état de choses donné. En
ce sens elle est anti-historique".
Cf. aussi F. Châtelet, Idéologie et Vérité (1962), cité plus loin. J. Lacroix perçoit surtout
l'ambiguïté du phénomène idéologique, à la fois reflet d'une situation historique donnée et
négateur de l'historicité; personnellement, nous attachons plus d'importance au second
aspect.
13 J. M. Domenach, "Le mensonge politique", Esprit (Février 1952), p. 167 et passim.
14 Nous citons l'édition allemande, Die Zerstorung der Vernunft, Berlin: Aufbau-Verl, 1955.
15 T. Adorno & Coll. The Authoritarian Personality, New York: Harper, 1951.
16 Colette Guillaumin, Caractères spécifiques de l'idéologie raciste, Cahiers internationaux de
Sociologie, vol. III, 1972; et du même auteur, L'Idéologie raciste, genèse et langage actuels,
Paris-La Haye: Mouton éditeur, 1972.
17 Otto Ammon, Die Gesellschaftsordnung und ihre natürliche Grundlagen, jena, 1896.
18 Sauf bien entendu L. Gumplovicz, auteur d'un ouvrage souvent cité: Rassenkampf (la lutte
des races) qui eut le mauvais goût d'être juif polonais!
Praxis International 435
Une minorité en somme loyale au début, et assez attirée par l'''American way of life" a été
inutilement poussée vers l'extrémisme. On note depuis quelque temps un reflux de cette
tendance grâce à une politique plus intelligente du pouvoir fédéral, notamment pendant la
présidence de J. Carter.
30 La caricature raciste constitue une manifestation assez typique de cette tendance projec-
tive: le visage haineux du minoritaire caricaturé (que l'on songe aux caricatures de Léon
Blum avant la guerre) reflète en réalité la psychologie haineuse du raciste.
31 Le racisme étant à la fois un anti-historicisme et un anti-sociologisme ("society-
blindness"), le sociologisme durkheimien est, lui aussi, structurellement opposé à l'idéologie
raciste, au même titre que l'historicisme marxiste. Dans cet ordre d'idées, le regain
d'intérêt actuel pour la pensée de Durkheim en France, serait plutôt bon signe.
32 Il est bon de rappeler ici le débat qui a eu lieu il y a quelques années autour de deux films
soupçonnés - non sans raison à notre sens - de véhiculer un certain degré de racisme
anti-juif.
Le scénario du film Ombre des Anges (Fassbinder) est le suivant: Un "juif riche", (il n'a pas
d'autre nom) domine une ville de l'Allemagne de l'Ouest. Sa maîtresse, la prostituée Lilly,
est fille d'un dignitaire nazi déchu. Le "Juif riche" finit par étrangler sa maîtresse, fait
disparaître un témoin de son crime, laisse condamner un innocent (le souteneur Raoul, ami
de la vicÙTI1e), et continue, le cœur léger, sa carrière d'homme d'affaires.
Evidemment, il faut voir le film. Je prétends cependant qu'aucun artifice de mise en scène
ne saurait enlever à ce scénario son caractère raciste. Gilles Deleuze (Le Monde du 18.2.77),
évoque le "charme du héros explicitement voulu par le film"; c'est absurde. Le spectateur
moyen n'est ni lecteur de Nietzsche, ni partisan de la morale du surhomme: pour lui, un
crime hideux commis par un personnage séduisant, reste un crime hideux.
Mais la signature la plus évidente du caractère raciste du film est son "anonymisme". Le
"Juif riche" n'a pas de nom: c'est un symbole, et l'on devine de quoi. Nous trouvons
d'ailleurs dans ce film une gradation savante. De la prostituée Lilly - de loin le person-
nage le plus attrayant du film - on connaît le nom complet. Son père, le nazi déchu,
possède un nom. Le souteneur Raoul a un prénom. Quant au "Juif riche" et ses complices,
ils n'ont ni nom ni prénom. L'antisémitisme, nous dit Adorno, "involves an inability to
experience Jews as individuals. Rather each Jew is seen and reacted to as a sort of sample
specimen of the stereotyped reified image of the group" (op. cit. p. 94).
La cause devrait normalement être entendue. G. Deleuze parle cependant d"'accusation
démente d'antisémitisme"(!) et une fraction importante de la presse progressiste a partagé
son opinion. Nous sommes là en présence d'un exemple remarquable de distorsion
idéologique. Le film de Fassbinder est, avant tout, un réquisitoire contre l'Allemagne de
l'Ouest ce qui est un thème progressiste. Ce fait a occulté - avec une efficacité surprenante
-l'intention raciste sous-jacente mais indiscutable de ce film remarquable au demeurant.
Dans le film d'Andrzej Wajda, La terre de la grande promesse programmé à deux reprises à la
télévision, le facteur réification se manifeste sous la forme d'une perception homogénéisante
de la minorité visée, avec distorsion consécutive de la réalité historique. Tous les Juifs du
film appartiennent sans exception à la bourgeoisie; ils se conduisent d'ailleurs en parvenus
incultes et dépourvus de scrupules. Il n'y a rien là d'impossible. Mais le judaïsme polonais
comportait à l'époque également des prolétaires exploités et des révolutionnaires luttant
contre le capitalisme: leur existence est ignorée par Wajda. La totalité historique concrète
que forme tout groupement ethnique (riches et pauvres, croyants et mécréants, conser-
vateurs et révolutionnaires), est ici dissociée et homogénéisée en fonction d'une idée
préconçue. Ses représentants apparaissent une fois de plus comme des "spécimens de
l'image réifiée et stéréotypée du groupe".
Le débat autour de ce film rappelle celui auqueLle film de Fassbinder a donné lieu. Wajda
ne serait pas antisémite; il dépeint simplement les Juifs tels qu'ils sont (cf. la lettre de
Praxis International 437