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Revue des Etudes Augustiniennes 32 (1986) 3-21 Les origines grecques du mot et de la notion de «componction » dans la Septante et chez ses commentateurs (KATANUSSESTHAL) La Septante, — la version grecque de la Bible hébraique faite 4 usage des Juifs de la Diaspora hellénistique —, est la lointaine responsable de plusicurs mots fondamentaux dans la langue spirituelle des chrétiens. Certains de ces mots, — des néologismes forgés par les traducteurs juifs pour les besoins de leur version, ou des mots anciens chargés de sens nouveaux selon les contextes bibliques ou ils étaient utilisés—, ont ensuite été décalqués en latin dans les plus anciennes versions occidentales de la Bible faites sur la Septante, et sont ainsi parfois restés dans les langues issues du latin médiéval. Bien que la langue frangaise soit moins riche en mots « bibliques » que Ja langue anglaise, il existe cependant en frangais, grace au latin, quelques dizaines de ces mots qui doivent leur existence la Bible, de véritables mots « bibliques ». Je me propose ici de préciser par suite de quels mécanismes de traduction, et surtout de commentai- Tes, on est arrivé non pas seulement au mot « componction », mais en méme temps a la notion fort complexe que ce mot finit par désigner'. . Les origines grecques du mot « componction » ont fort bien été affirmées par les historiens de Ia spiritualité chrétienne. L’article de J. Pegon, dans le Dictionnaire de Spiritualité (1953), reprenant notamment les conclusions des pages 14-17 a’T. Hausherr, Penthos. La doctrine de la componction dans l'Orient chrétien, Rome 1944, fait clairement le point. On remarque d’emblée que, si le mot latin compunctio est devenu classique en Occident, il en est autrement en Orient : bien que la notion de « componction » soit caractéristique de la vie des moines orientaux, c’est le mot qui désigne « le deuil », pénthos, que I, Hausherr a choisi a bon droit comme titre de son ouvrage. Un rapide survol des principaux textes grecs, a partir des Régies de Basile de Césarée, des ceuvres de Grégoire de Nysse, de Jean Chrysostome, montre Pinfluence décisive de la troi- siéme béatitude de Matthieu 5, 5 (selon lordre de certains manuscrits) rédigée avec le verbe nevOeiv, « Heureux ceux qui éprouvent le deuil... », of nevOobvtes, pour la mise en valeur du mot révboc, alors que xavévo8ic restait sans attestation néotestamentaire et gardait, comme nous allons le voir, un caractére d’étrangeté. Me limitant ici aux sources bibliques, dans la Septante, je laisserai de cété les riches développements des moines grecs autour de cette notion : la littérature proprement « katanyctique » (Jean Chrysostome, Ephrem, Cyrille de Scythopolis...), les textes sur «le deuil qui vient du repentir » (6 && petavotag névOog, Grégoire de Nysse, III Homelite sur les Béatitudes), les traités « sur le repentir », uetdvoug, etc... 4 MARGUERITE HARL La date et le lieu de naissance du mot frangais « componction » sont donnés avec précision dans les Dictionnaires ; ce mot apparait pour la premiére fois dans la traduction du Psautier latin, au cours du xu siécle, pour le psaume 59, au verset 4: «Tu demustras al tuen pople dures choses, Abrevas nus del vin de compunetiun »?. Ce que signifiait pour le lecteur (ou l’auditeur) de ce verset l’expression « vin de componction » n’est pas simple a définir. Le verset, pour les lecteurs anciens, a une valeur péjorative et le mot « componction » a peut-étre encore ici le sens de «torpeur » ou d’« égarement » que nous verrons dans les commentaires patris- tiques. Mais on peut aussi supposer que les lecteurs lui donnaient le sens technique que le mot a peu a peu regu du milieu monastique : ce mélange @humilité et de repentir, « ce sentiment de tristesse éprouvé devant notre indi- gnité a Pégard de Dieu », comme le définit le Dictionnaire de P. Robert, qui ren- voie avec raison aux articles « contrition » et « repentir »°. Dans le Psautier latin, que l’Eglise d’Occident a adopté sous la forme traduite du grec et non pas sous la nouvelle version de Jéréme faite sur ’hébreu (voir en note 2), le mot compunctio est un décalque du néologisme grec Katdvvéig : de méme que ce mot grec correspond au verbe, également non attesté avant la Septante, katavbcoetv, formé sur le simple voooetv qui signifie « piquer », de méme compunctio correspond au verbe compungere, composé sur le simple pungere, qui signifie « piquer ». Au sens premier, ces noms signifient «pigare ». Les verbes correspondants sont employés au passif de fagon méta- phorique : il s’agit toujours de quelqu’un qui est « piqué (en son cceur) », « pro- fondément atteint » par une vive émotion. On peut constater dans les récits bibliques usage du verbe katavécceaOar pour ce « saisissement » qui rend un 2. Psautier dit «d’Oxford » (Oxford, Bodleienne n° 320), Liber Psalmorum, par F. Michel, Oxford 1860 : ce Psautier provient de ’abbaye normande bénédictine de Montebourg. II s’agit d'une traduction du Psautier « gallican », c’est--dire du Psautier d'une vieille version latine de la Septante que Jéréme a éditée avec soin, distinct d’un autre Psautier, de méme origine mais « révisé » par Jéréme, et du Psautier qu’il a traduit de I’hébreu (Voir l’ouvrage récent de Colette Estin, Les Psautiers de Jér6me a la lumiére des traductions juives antérieures, Collectanea Biblica Latina, Rome 1984, p. 28-29). C'est ce Psautier « gallican » qui est entré dans la Vulgate. D’oi son intérét pour ceux qui se plaisent a identifier dans le frangais des mots ligs & leur origine biblique grecque, « septantiste ». Le mot compunctio et le verbe compungi 'auraient pas donné naissance au mot moderne « componction », si le Moyen Age avait eu & lire et A méditer le Psautier de Jéréme juxta Hebraeos, puisqu'il y rend Vidée de Phébreu, « se taire », avec le verbe tacere, Samuel Berger (La Bible frangaise, 1884) a montré que le Psautier de Montebourg a été au cours des xn*-xv* siécles une sorte de vulgate. Au moment oi se crée « le frangais », il n’y a pas de traduction du Psautier qui ne dérive de celle de Montebourg. 3. La définition donnée par les spécialistes des « apophtegmes » des Péres est : « émotion causée par un vif regret d’avoir péché ou par la réprimande d’un ancien ». Les larmes sont le plus sduvent associées a la «componction ». On connait les avatars sémantiques du mot «componction » dans le frangais moderne : l’attitude authentique de « componction », avec un. comportement de gravité, d’humilité, de recueillement, a été vue dés le xix* siécle comme susceptible d’étre hypocrite et, maintenant, le mot est employé d contre-sens, pour dire que quelgu’un parle avec sérieux, ou satisfaction de soi, ou une feinte gravité. KATANUKXIS ET « COMPONCTION » DANS LA LXX 5 personnage stupéfait : nous en donnerons tous les exemples pour faire apparai- tre absence de ce que nous appelons « componction » ou « repentir » dans les premiéres scénes bibliques ot les mots xatévvtic et Katavbccscbar sont introduits par le traducteur « septantiste ». Nous examinerons ensuite, de fagon particuliére, ceux des contextes qui sont de type pénitentiel et surtout les versets des Psaumes ot les commentateurs, A partir d’Origéne, ont réellement introduit, sous le mot katdvvEtc ou plutdt sous le verbe Katavbccsobat, la notion de « componction ». Par cet examen des textes de la Septante et de ses commentateurs grecs anciens, je voudrais proposer quelques réflexions d’un intérét plus vaste sur les difficultés que l’on a pour bien comprendre le vocabulaire grec de la Bible. Les mots de la traduction grecque ont notamment, parce quils sont des mots de traduction, un double sens possible : celui que le traducteur avait l’intention de rendre, lui qui était bilingue et avait le texte hébreu sous les yeux, et d’autre part le sens que « recevait » le lecteur, seulement hellénophone et coupé de Phébreu. La distinction du sens « pour le traducteur » (selon I"hébreu) et du sens « pour le lecteur » (dans le champ linguistique purement grec) est souvent néces- saire*. La deuxiéme principale difficulté est la confusion si vite faite entre le mot et le concept plus tard désigné par ce mot. La ot la Septante parle de Katévvéig (ou emploie le verbe katavdccecbat), nous aurions tort d’employer sans discernement le vocabulaire actuel de pénitence et de componction. Les deux seules occurrences du mot katévvkic dans la Septante se lisent dans les expressions célébres d’Isaie 29, 10 (citée dans ?Epttre aux Romains 11, 8), Pw esprit de xatévukic » et du Psaume 59, 5 que je viens de rappeler, le «vin de xatavvic ». Le sens que ces expressions ont acquis ne s’explique que par ’interprétation du verbe katavbccecOu, beaucoup plus fréquent, dont jexaminerai en premier lieu les emplois bibliques. Le verbe xatavicceaia, selon le relevé de Hatch-Redpath, se lit en effet 18 fois dans les divers livres grecs de l’Ancien Testament. J’examinerai ici, par priorité, les 13 exemples appartenant 4 des contextes pour lesquels nous avons le texte hébreu correspondant (du moins le « texte massorétique » : TM), afin de pouvoir préciser l’usage du verbe par le traducteur, avant de constater ce que les lecteurs, un peu plus tard, ont compris‘. 4. Le probléme que je pose, notamment dans les notes qui accompagnent la traduction de la Genése grecque (La Bible d’Alexandrie, I, Paris, éd. du Cerf, Octobre 1986), a également été posé par Emmanuel Tov, «Three dimensions of LXX words», Revue Biblique 1976, p. 529-544, et par J.A. LER, « Equivocal and stereotyped renderings in the LXX», Revue Biblique 1980, p. 104-117. 5. Le verbe kavavicaeo@at n’est employé qu’a la forme passive. On notera qu'il se lit dans le Pentateuque sous la forme de l’aoriste passif xatevoyOny tandis que les livres ultérieurs utilisent la forme de Paoriste passif xatevoynv (THACKERAY, A Grammar of the Old Testament in Greek, p.237, et R. HELBING, Grammatik der Septuaginta Laut-und Wortlehre, p.95). On notera également, dans les exemples 9, 11 et 12, de la liste donnée ci-aprés, ’emploi du participe parfait passif, karavevoyuévov, et du parfait dans "exemple 10, ce qui indique un état acquis, dBAnitif: «je suis dans Vétat de quelqu'un qui a été profondément atteint », et peut justifier 6 MARGUERITE HARL Ces treize exemples se répartissent a travers les divers groupes de livres: 5 exemples dans le Pentateuque et le troisiéme livre des Régnes ; quatre exemples chez Isaie et Daniel ; quatre exemples dans le Psautier. Il serait important, pour ce verbe nouveau et relativement rare, de pouvoir préciser les dates de traduc- tion de ces divers livres et les rapports d’influence qu’une traduction a pu avoir sur une autre. Pour cette premiere approche des versets contenant le verbe katavboceobai je me contenterai d’une traduction stéréotypée, qui représentera le verbe sans en préciser le sens, choisissant I’idée 1a plus commune pour un lecteur hellénophone, a valeur métaphorique : « étre profondément atteint ». Vindiquerai la racine hébraique correspondante, telle qu’elle est dans le Texte Massorétique. 1, Gn 27, 38: Esaii vient de réclamer A son pére Isaac des bénédictions, alors quilsaac a déja béni Jacob. La Septante donne alors une proposition, absente du 7M, indiquant qu’Isaac « fut profondément atteint ». J’en discuterai le sens plus loin. C’est alors qu’Esaii se met a crier et a pleurer. 2. Gn 34, 7: les fils de Jacob viennent d’apprendre le viol de leur sceur Dina. « Ils furent profondément atteints », cela leur parait douloureux (Aumnpév). Le TM donne ici la racine “agab a la forme réfléchie, « s'indigner », «se facher », « Saffiger ». 3. Lv 10, 3: les fils d’Aaron sont brilés vifs parce qu’ils se sont approchés du Seigneur avec un feu «profane». Moise dit aussitét a Aaron que le Seigneur réclame d’étre glorifié, Alors « Aaron fut profondément atteint », Le TM donne une forme du verbe damam, « se taire » (ou, selon d’autres hébraisants, « se lamenter »). Ce verset est la référence classique des dictionnaires pour affirmer que le verbe katavicceaBar signifie ici « se taire »®, C'est projeter indiment dans le verbe grec le sens de ’hébreu, méme si I’on peut aisément glisser de l’idée de « étre atteint dans son coeur» (par une nouvelle imprévue ou effrayante) a l'idée de « rester sans parole », « rester coi ». 4. 3 R 20, 27 (=1R21, 27 TM): Achab vient d’entendre le prophéte Elie lui annoncer les chatiments qui sanctionneront ses actes abominables. Selon la Septante, Achab « fut profondément atteint (katevoyn) devant la face du Seigneur et alla pleurer, déchirer ses vétements, revétir un sac, jeiner... » Cette proposition est absente ici du TM, qui l’aura partiellement au verset 29. 5. 3R 20, 29(=1R 21, 29 TM): le Seigneur dit a Elie: « as-tu vu comme Achab a été profondément atteint (katev6-yn) devant ma face ? » Le TM donne ici une forme du verbe kana‘, « s*humilier ». Vemploi de cette forme par le traducteur pour rendre I’idée qu’un personnage est « réduit au silence », « abattu ». — Les cing occurrences qui ne sont pas données dans la liste ci-dessous sont les suivantes : histoire de Suzanne, v. 10 (les deux vieillards « étaient xatavevoypévot & son propos » : piqués par le désir ? stupéfaits ? tourmentés 2) et Siracide 12, 12; 14, 1; 20, 21 et 47, 20 (quatre contextes de péché, o8 on peut comprendre notre verbe : « tre tourmenté » par le souvenir de son péché). 6. De fagon opportune, le Supplément du Liddell-Scott-Jones, édité par E.A. Barber (Oxford 1968), corrige la traduction proposée par le Dictionnaire, « keep silence », en : « be silenced », seule forme acceptable en effet pour rendre le sens passif, dérivé du sens premier du verbe. Et encore les lecteurs anciens ne semblent pas avoir pergu ce sens dérivé. KATANUXIS ET « COMPONCTION » DANS LA LXX 7 6. Ps 4, 5: ce verset pose un probléme textuel que j’étudierai avec le commentaire POrigéne. Le verbe xatavicceadar s’y trouve sous la forme d'un impératif, xaravbynte, qui correspond dans le TM 4 V’impératif du verbe damam, « se taire ». 7. Ps 29, 13: ... «tu as déchiré mon sac et tu m’as revétu de joie, afin que ma gloire chante pour toi et que je ne sois pas profondément atteint » (kai ob pt Katavoya). Le TM dit: «et que mon cceur ne se taise pas » (verbe damam). 8. Ps 34, 15: les ennemis du psalmiste se sont liés contre lui, sans qu'il le sache ; et ils ont été déchirés (séparés) et ils n’ont pas été profondément atteints » (kai od xatevbynoav). Le TM est compris: «et ils ne se sont pas arrétés » (damam, « se taire », « s’arréter », « cesser »). 9. Ps 108, 16 : il s’agit des ennemis du psalmiste. Le pécheur ne s’est pas souvenu de faire miséricorde. Il a poursuivi homme pauvre et indigent et celui « qui a 8 pro- fondément atteint dans son coeur », (katavevvypévov tf} Kapdiq) pour le mettre & mort. Le TM dit : l'homme « affaibli dans son cour », « affligé » (verbe ka’ah). 10. Is 6, 5; le prophéte vient d’avoir la vision du Seigneur dans sa gloire. Il prend alors la parole pour dire : « Malheureux que je suis, parce que j’ai été profondément atteint » (kacavévoyuio). Le TM donne ici une forme du verbe damah, « cesser », «faire cesser », Wow ici « étre anéanti (Hatch-Redpath met ici une +). 11, Is 47, 5 : la «fille de Babylone » regoit du Seigneur une injonction pour qu’elle soit punie de ses fautes : « assieds-toi, étant profondément atteinte », katavevuypévn. Le TM donne une forme adverbiale se rattachant a la racine dim: «en silence» (diumam). 12. Dn 10, 9: Daniel vient @avoir une vision terrifiante. La Septante dit qu’il « tombe i terre », La version de Théodotion donne la forme verbale 7unv Katavevoypé- vog : «jétais profondément atteint ». Le TM donne une forme du verbe radam, «tomber en léthargie ». 13. Dn 10, 15: aprés les paroles de lange, le prophéte rapporte, selon Ia Septante, qu’il tomba 4 terre «et garda le silence ». La version de Théodotion dit : je mis mon visage a terre et je fus profondément atteint » (kat xatevynv). Le TM donne une forme du yerbe ‘alam, « se taire », L’examen rapide de ce relevé fait apparaitre aussitét les faits suivants : sur les onze exemples ot nous pouvons confronter le grec et le TM, le verbe kata- véocec8a1 est six fois en correspondance avec diverses formes se rattachant aux verbes damam, damah, qui signifient « se taire » ou « cesser », « étre réduit au silence », ou méme « étre anéanti », C’est une équivalence presque majori- taire, qui invite 4 considérer que ce verbe katavicceoOa pouvait étre pris par le traducteur en un sens dérivé: si l'on est « profondément atteint », on est «interloqué », on « reste coi », on «se tait ». Le probléme est que les lecteurs hellénophones, ignorant l’hébreu, ne l’ont pas compris ainsi, comme nous le verrons. Nous pourrons également signaler que les « autres» traducteurs (du moins Aquila et Symmaque) n’ont pas utilisé le verbe katavbocecbu mais des verbes signifiant « se taire » (stmav) ou « rester silencieux » (hovyatety) en plu- sieurs de ces scénes 7. Dans les cing autres exemples de xatavicoecGa, on a 7. On a noté que Théodotion, auteur de la version de Daniel, nous fournit deux exemples du verbe. Il s’agit du Théodotion historique, celui qui a vécu dans la premiére moitié du 1* siécle de 8 MARGUERITE HARL comme correspondant dans le TM des racines diverses signifiant « s’indigner », « s’affliger », « s’humilier », « tomber en léthargie ». Cette premiére remarque en entraine une autre : en employant le seul et méme verbe katavbcoeobat 1A ot le Texte Massorétique donne sept verbes différents, Ja Septante crée une unité lexi- cale qui n’existe pas en hébreu ; elle permet le rapprochement de versets qui restent séparés en hébreu ; elle tend a rassembler sous ce seul mot une diversité de connotations venant de ces contextes variés; elle cristallise en lui la nébuleuse des sentiments dont est affecté celui qu’atteint un événement imprévu et effrayant ; elle permet, peut-étre, que soit exprimé par ce mot |’ensemble complexe de sentiments qui formeront la « componction ». Mais il faudra pour cela le travail des commentateurs. Des personnages saisis de stupeur Parmi les occurrences du verbe xatavbcoecbat dans la Septante, on peut en effet relever celles qui figurent dans des scénes ot un personnage est « profondé- ment atteint » par un événement imprévu et effrayant ; Isaac, constatant qu’il s’est trompé en donnant sa bénédiction a Jacob ; les fréres de Dina, en appre- nant le viol de leur sceur ; Aaron, auquel on affirme que la mort violente de ses fils ne doit pas étre pleurée ; Achab, qui s’entend prédire des chatiments ; Isaie et Daniel, aprés une vision divine. Surprise, étonnement, accablement et afflic- tion, tous ces éléments peuvent étre exprimés par l'image de la « piqdre » du coeur, avec le verbe katavbcosaba1. Le contexte implique une émotion forte, le plus souvent une douleur. Le silence n’est pas une connotation nécessaire de cette « atteinte » du coeur. Il n’y a pas non plus « repentir » d’une faute, On peut joindre a cette série ’'unique exemple du verbe katavicceofat dans le Nouveau Testament, en Actes 2, 37, dans un contexte comparable: en assistant au miracle des langues, le jour de la Pentecdte, les Juifs ont été mis dans une sorte d'état d’égarement que le rédacteur du récit exprime d’abord avec le verbe aiotévan (v.12: slotavto). Puis ils écoutent le discours de Pierre qui se termine par le rappel de la crucifixion du Christ en ces termes : ... «ce Jésus que vous, yous avez crucifié » (v. 36). Alors « ils furent profondément atteints dans leur cpeur », xatevbynoav tiv KapSiav, et Pierre leur dira ; « repentez- vous » (uetavofjoate). La vive émotion qu’ils ont ressentie n’est pas en elle- méme un repentir. Elle est le coup regu, la blessure, le saisissement, I’état qui prépare le repentir. Cette vive atteinte du coeur sera parfois considérée comme une action de PEsprit saint, ainsi qu’on le voit par exemple dans les Actes de Barnabé, en accord avec ce que les commentateurs découvriront dans les versets psalmi- ques : c’est un «trait», une « fléche », un stimulus qui éveille ’dme au repen- notre ére, et non du « Théodotion » auquel sont attribuées des legons hexaplaires. On trouvera plus loin les références aux legons hexaplaires, qui semblent ne devoir étre attribuées qu’a Aquila et 4 Symmaque. KATANUXIS ET « COMPONCTION » DANS LA LXX 9 tir, Mais l’idée de repentir ne peut étre présente que si le contexte introduit la mention d’une faute, d’un péché. Dans les autres cas, seule est présente l’idée d’un coup regu et du bouleversement qui en résulte®. Les exemples d’Isaac, en Gn 27, 38, et d’Aaron, en Lv 10, 3, sont ceux qui posent le plus clairement le probléme d’une distinction 4 faire entre le sens « pour le traducteur » et le sens « pour le lecteur ». Il est possible en effet que, dans ces deux cas, le traducteur, en employant le verbe xatavocoec@at, ait rendu le sens de ’hébreu ; ’homme atteint par une mauvaise nouvelle « se tait ». Les lecteurs anciens ont-ils compris ainsi ? La proposition grecque de Gn 27, 38, a laquelle rien ne correspond dans le TM, assure une bonne transition narrative entre la question qu’Esaii pose a Isaac et le fait qu’il se met ensuite a pleurer : peut-tre le modéle hébreu avait-il ici la mention du silence d’Isaac qui justifie qu’Esaii, devant ce silence, se mette a pleurer ? La proposition grecque se présente comme un génitif absolu (« or, Isaac ayant été profondément atteint », katavuy8évtog 68 Ioaak), ce qui est rare mais non complétement absent des textes traduits de ’hébreu : on ne peut exclure ’hypothése que ce génitif absolu soit la trace d’une proposition tombée de l’hébreu. Elle est cependant également absente des Targums. Deux témoi- gnages anciens (fondés sur un texte grec) commentent cette proposition. Nous ne connaissons malheureusement le commentaire de Philon d’Alexandrie que par la version arménienne de ses Questions sur la Genése et une vieille version latine de ces Questions®. Philon écarte d’abord une interprétation selon laquelle 8. Actes de Barnabé, 13 (Acta Apostolorum Apocrypha, éd. R. Lipsius-M, Bonnet, Il, 2, Appendix, p. 292-302 : « katavox0évtes bn6 tod dyiov mvespatos, ils tombérent a ses pieds... et dirent...», Cet emploi du participe passif, «profondément atteint », « bouleversé », est particuligrement en place dans les scénes ot un apétre regoit l’annonce de sa mission, car, désigné par le sort, il est « bouleversé » et se met A pleurer : tel est l'emploi dans le premier «Martyre d’André » (méme édition II, 1, p. 48, 5), texte tardif reflétant le début des Actes d’André, selon Vétude de J.D. Kaestli, « Les scénes d'attribution des champs de mission », Les Actes Apocryphes des Apétres (Publications de la faculté de théologie de I’Université de Genéve 4, Genéve 1981), p. 249-264. La « piqdire » du cceur est également attribuée & PEsprit saint dans Punique occurrence du verbe xatavicacota des Homélies Festales d’Hésychius de Jérusalem, en XX, 22, | (éd. M. Aubineau, Bruxelles 1980). Méme dans ces textes tardifs, contemporains de la doctrine monastique de la « componction » (avec larmes, repentir et pénitence), on lit des emplois de xatévoéic et de xatavéccecBar qui gardent le sens propre de « piqire» du cour, provoquée par une parole ou une intervention divine, mettant celui qui a été atteint dans un état violent, qui peut étre pour un instant un état extraordinaire de grice (par exemple voir dans les Homélies Spirituelles attribuées & Macaire, en 27, 16 et surtout 27, 20, éd. H. Dérries-E. Klostermann-M. Kroeger, Berlin 1964), accompagné de douleur (Diadogue de’ Photicé, Centuries 92), Dans le verbe xatavicceotat le préfixe xata- marque la gravité du coup (le composé Snovicceaa, rare et sans avenir, indique un coup léger). Un exemple est fourni par Justin : lisant en Dt 33, 17 la prophétie disant que toutes les nations seront « frappées des coups de cornes » de Joseph et de ses fils, il glose le participe xepantoBévees par xatavoyévtes, comme si ce verbe était mieux connu, ce qui peut surprendre (Dialogue avec Tryphon 91, 3). Les nations ainsi « frappées » se convertiront, 9, Les lignes que nous allons commenter sont données dans Pédition anglaise des Quaestiones in Genesim de R. Marcus (Philo Supplement, II, Appendix B, p. 275 = p. 430 Aucher) mais ne sont pas reprises dans Wédition frangaise récente citée ci-dessous. Il s'agit d'une « addition » a 10 MARGUERITE HARL Isaac aurait « éprouvé des regrets » A cause de sa vieillesse (poenituit se). Il pense plut6t qu’Isaac « est blessé dans son Ame » (cruciatur animo) parce qu'il voit Esaii rester dans une ignorance volontaire en feignant de déplorer qu’il n’y ait plus de bénédiction, alors qu’il sait bien que celles-ci sont abondantes. La vieille version latine donne alors cing lignes supplémentaires que les uns attribuent 4 un glossateur, que d’autres prennent pour authentiquement philoniennes. Il s’agit d’une remarque portant sur le fait que les mémes lettres hébraiques désignent ce que lon peut rendre soit par compunc- tio soit par taciturnitas. V.Nikiprowetzky utilise ces lignes au cours de sa discussion sur la méconnaissance de I’hébreu chez Philon, comme si elles étaient de Philon lui-méme!®. Je pense plut6t, comme le premier éditeur, Aucher, et les récents éditeurs!, qu’il s’agit d’une remarque philologique tardive. Il faut d’abord s’étonner que cette remarque sur les racines hébraiques ditm - damam soit faite pour un verset qui, précisément, est absent de l’hébreu. Il faut s’étonner de plus du choix des deux exemples cités pour ce double sens possible : le psaume 64, 2 et Josué 10, 12-13. Tout cela ne me semble pas venir de Philon. Son propre commentaire, reflété en latin par poenituit se et cruciatur animo, atteste sans doute katavvy8évtoc, compris au sens d’une blessure de lame, peut-étre avec des regrets. L’autre témoin de cette proposition grecque de Gn 27, 38 est Flavius Joséphe. Son commentaire, qui ne comprend pas de citation précise du texte biblique, révéle qu’il lisait ici un verbe grec conforme a Phébreu damam, «se taire », c’est-d-dire un texte grec analogue a celui des «autres » traducteurs. Selon Joséphe, lorsqu’Isaac découvre sa méprise, « il garde le silence », jovyiav dye. (Antiquités Juives I, 274); un peu plus loin Joséphe présente Isaac éprouvant du « deuil » (névOoc) a cause de son erreur (AJ I, 275). La double connotation de silence et de deuil appartient a ’exégése traditionnelle de cette scéne. La proposition supplémentaire de la Septante refléterait-elle un midrash ancien ? Il en est de méme pour I’attitude d’Aaron lorsqu’il doit accepter la mort de ses deux fils. La ot Phébreu dit qu’il se tut, la Septante en employant le verbe katavicceabat exprime plutét le saisissement douloureux. Nous n’avons pas de commentaires anciens sur ce verset, en dehors de sa récriture par Flavius Joséphe : Aaron « supporta avec résignation » ce malheur, parce que son 4me était «ferme »; il laissa le deuil et la tristesse a la foule ; il se mit lui-méme aussitdt 4 faire ce qui convenait pour le service de Dieu (AJ V, 208-211). Le Targum Jonathan atteste plus clairement le sens de « se taire » puisqu’il ajoute cette glose: Aaron «regut une bonne récompense pour son silence » ; son silence a montré qu’il n’avait pas protesté (Targum du Lévitique, éd. R. Le Déaut, ad locum). Philon, Questions sur la Genése IV, 232 (= VI, 232 F. Petit) portant sur Gn 27, 38 : « ego me confiteor tegisse in Hebraeo compunctionem et taciturnitatem eiisdem litteris declaratam etc. ». 10. Le commentaire de I'Ecriture chez Philon d'Alexandrie, Leyde 1971, p. 79-81. 11. C, MerciEr et F. Pett, @uvres de Philon d’Alexandrie 34 B, Quaestiones in Genesim, p.491. KATANUXIS ET « COMPONCTION » DANS LA LXX 11 Ces deux personnages, Isaac et Aaron, donnent des modéles de vive émotion, de stupéfaction, sans que J’on puisse voir déja en leur Ame ce qui deviendra la tristesse du repentir ou la componction. Le verbe grec katavboceobai garde son simple sens initial, métaphorique. L'introduetion de la notion de « repentir » dans la lecture chrétienne du Psautier La notion de « componction », avons-nous dit, nait dans la lecture du Psautier. Cela, cependant, n’est pas inscrit dans le texte grec lui-méme qui, pour le traducteur bilingue, avait un sens proche de celui de l’hébreu, sans idée de « repentir ». Des quatre exemples du verbe xatavocoeo8at dans le Psautier grec, le plus facile a comprendre est celui du Ps 108, 16, car homme que ses ennemis veulent abattre est a la fois «pauvre, indigent et Katavevvypévov »: ce troisiéme terme ne peut indiquer qu’un état d’affliction (un homme « profondé- ment atteint dans son cceur ») dans la séquence des trois termes en progression inclus entre le verbe « poursuivre » et la finale « pour le mettre 4 mort », C’est d’ailleurs ici le sens de ’hébreu, avec une forme de ka’ah, « étre affligé, abattu ». Ce psaume tout entier est considéré par les Péres grecs comme une plainte du « pauvre » par excellence, le Christ dans sa « passion », injustement persécuté. La glose de la série « athanasienne » qui porte sur ce verset remplace le participe xatavevvypévov par le participe Avnobpevoy, « rempli de tristesse », — peut-&tre pour éviter d’attribuer au Christ des sentiments de repentir, si déja ce sens est lié au verbe KatavicoeoBat ?—, et commente ainsi : le Christ est persécuté alors qu’il « s’afflige » A la vue des pécheurs'*. Dans les trois autres psaumes se glisse la notion de regret ou de componction, certainement dans le prolongement de Tinterprétation origénienne du Psaume 4. Il faut done regarder de plus prés le texte d’Origéne. Origéne, sur le Psaume 4, verset 5 Nous avons la chance de posséder le commentaire authentique d’Origéne sur le Psaume 4, verset 5, grace aux témoins de la « Chaine palestinienne »'?. Ce 12, La série des gloses sur le Psautier attribuées 4 Athanase (PG 27) ne sont peut-étre pas de lui-méme. Elles représentent de toute fagon une tradition bien établie au 1v® siécle, dans la suite @Origéne. En attendant Vouvrage de G. Dorival sur les Chaines du Psautier, voir M.J. Ronpeau, Les commentaires patristiques du Psautier (1*-v* siécles), vol. 1, Rome 1982, p. 85s. et, pour l'interprétation du psaume 108, 16 chez Jéréme, en dépendance probable d’Origéne, vol. II, Rome 1985, p. 147-148. 13. Le texte que I’on peut lire en Patrologie Grecque XII, col. 1144-1145 est attesté comme origénien par les témoins de la « Chaine palestinienne » (voir MJ. RONDEAU, op. cit. I, p. 159, note 403 bis). 12 MARGUERITE HARL commentaire est d’autant plus important qu’il fonde la notion de repentir a partir d’un état textuel du psaume attesté majoritairement par les Péres grecs et cependant rejeté par l’éditeur Rahlfs : chercher a retrouver, dans les legons des manuscrits, un état textuel plus proche de Phébreu va ainsi a I’encontre de Ventreprise qui consiste, au contraire, & connaitre l'état textuel réellement pratiqué dans I’Eglise grecque ancienne. Le Texte Massorétique peut étre traduit ainsi : Tremblez et ne péchez pas ; Parlez en votre coeur sur votre couche, et silence ! Le texte grec de la Septante, selon l’édition de Rahlfs : Soyez (ou : vous étes) en colére et ne péchez pas ; Parlez en votre coeur Et sur votre couche xatavbynte. Le texte commenté par Origéne et par d’autres Péres Grecs: Soyez (ou : vous étes) en colére et ne péchez pas ; Ce que vous dites en votre coeur Sur votre couche Katavoyntel*, La différence syntaxique (un pronom relatif devant le verbe «dire» et Pabsence de coordination entre le verbe «dire» et Pimpératif xatavbynte) permet l’interprétation. La forme passive katavbynte est en effet difficile, sinon impossible, a traduire dans le texte de Rahlfs pour des lecteurs qui n’ont aucune tendance a comprendre I’idée de « se taire » dans un verbe qui signifie « étre pro- fondément atteint ». Ce verbe avait-il pris une valeur pronominale, réfléchie, analogue a notre «se repentir », qui peut rester sans complément ? On peut invoquer pour proposer cette hypothése, qui ne vaudrait que pour /e traducteur, la correspondance de quelques emplois du passif xatavicoecbat avec des formes niphal du verbe hébreu traduit (non pas dans ce verset-ci mais dans exemple de 3 R 20, 29 et de Daniel-Théodotion 10, 9 et 15). La Grammaire hébraique de Paul Joiion précise ainsi le mode niphal, qui est un réfléchi de Paction plutét qu’un passif (un « acceptatif »: un folerativum) : le sujet laisse faire sur lui, ou pour lui, l’action signifiée, ou encore accepte d’étre engagé dans l'état indiqué par le verbe!’. Mais Ze lecteur hellénophone a-t-il compris « se laisser atteindre » au sens absolu de « se repentir » ? Origéne nous montre que la proposition relative qu'il lit dans son texte du Psaume (« ce que vous dites en votre coeur ») est considérée comme la prolepse 14. Rahifs justifie sa correction des manusorits grecs en s’appuyant sur la forme textuelle de Vancienne version latine de la Septante utilisée notamment par Cyprien : Septuaginta X, Psalmi cum odis, ed. A. Rahifs, 2¢ ed. Géttingen 1967, Prolegomena § 5, 18, p. 45-46. Cyprien n'a pas Péquivalent du pronom relatif & («ce que>...) et donne une coordination («et sur votre couche... »). 15, Mon attention a éé attirée sur la valeur « tolérative » du niphal par une note de Paul Harlé, qui ne concerne pas la Septante, parue dans Foi et Vie, n° 4, 1970, Quatorziéme Cahier d'Etudes Juives, «Le Peuple de la Parole », p. 10-18. KATANUXIS ET « COMPONCTION » DANS LA LXX 13 du complément du verbe passif : le pécheur est invité a « étre atteint » (= «se laisser atteindre ») par les paroles qu’il a dites en son cceur, et cela une fois qu’il est sur sa couche. Cette construction permet de comprendre : « de cela... soyez atteints » au sens de : « de cela... ayez repentance », Les Péres grecs donneront cette interprétation, comme Origéne. La seule difference viendra du sens qui sera attribué a « ce que vous dites dans votre coeur ». Pour Origéne, ce sont les paroles de la raison, que tout homme a en lui-méme, et dont il peut se laisser atteindre, des paroles « de réfutation », dit-il (Aoyoi &Aeyxtukoi), qui examinent et jugent les actes'®, Pour d’autres auteurs, comme Didyme, ces paroles renvoient au verbe du début du verset, épyitec0_e compris comme mentionnant des péchés de paroles de colére!’ : que l'homme sur sa couche soit « atteint » par le souvenir poignant (le mot frangais convient bien & l’image grecque de la piqire !) de ses péchés de parole’*. Le commentaire d’Origéne insiste sur Pimage de Paiguillon qu'il tire du verbe Katavbocecat : chacun doit réclamer a soi-méme des comptes sur ses actes, s’adresser des reproches pour ce qu'il a fait contre la « droite raison», « se piquer de V’aiguillon de la raison » (t Ady@ Kevtodvta). Plus loin viendra Pimage de la morsure (6éxvec@at) et encore celle des « traits de Parc divin » qui menacent le pécheur (ta BéAn tod 16Eov). L’insistance d’Origéne vient de la difficulté qu’il reconnait a !’emploi du verbe kataviccecbat : ce verbe, dit-il, est employé d’une fagon « propre» 4 l’Ecriture (18{«¢) car il ne semble attesté ni chez les écrivains grecs cultivés (les gtAd«aAo1), ni dans ’usage courant des hellénophones (&v ti ovvnGeig). Son emploi particulier est justifié, dit-il encore, par le fait que les pécheurs sont en quelque sorte « mordus » par leurs péchés. Origéne donne alors trois exemples de cet usage « propre » a I’Ecriture. Le premier est celui qui concerne Achab, dans le troisiéme livre des Régnes. Origéne cite les versets 27 et 29 du chapitre 20 conformément au texte de la Septante que nous avons donné ci-dessus. Il n’ajoute malheureusement aucun commentaire mais le rapprochement qu’il fait avec le Psaume 4, verset 5, suppose qu’il voit Achab « frappé » par l’avertissement du prophéte et donc 16, Origéne doit 4 Philon d’Alexandrie cette idée d’un « juge » intérieur, ce que nous appelons la conscience morale. Pour Ekeyy05 chez Philon, voir, entre autres textes, Quod deterius 24, avec la note bien documentée d’Iréne Feuer (Les @uvres de Philon d’Alexandrie 5, Paris 1965, ad loc.). 17. Ce verset n’est pas le seul dans la Septante of I’on trouve le verbe dpyitecta la of Phébreu donne le verbe ragaz, « s'agiter ». Le verbe grec, dans la pensée du traducteur, veut sans doute dire « s’agiter » au sens de « se quereller ». On a dans le Pentateuque deux exemples d’une méme équivalence (Gn 45, 24 et Ex 15, 14), qui reste cependant rare, Le traducteur a interprété te verbe hébreu autrement que ne le font les traducteurs modernes (« tremblez », « frémissez »). A leur tour les « récepteurs » de la version grecque ont compris « querellez-vous », au sens de «commettre un péché de colére », 18, Fragment de Didyme sur ce verset, éd, E, Muhlenberg, Psalmenkommentare aus der Kateneniiberlieferung, 1 (Berlin-New York 1975), p. 129. Didyme cite ’Epttre aux Ephésiens 4, 26 qui donne le sens de ces mots : « soyez en colére mais ne péchez pas », en ajoutant : « que le soleil ne se couche pas sur votre colére » (napopyiopéc). 14 MARGUERITE HARL prenant conscience de ses fautes. Vient ensuite le Psaume 59, pour l’emploi du nom Kkatévvéis au verset 5. Origéne donne le contexte des versets 5 et 6, ce qui Tui permet de rattacher le mot xatévvkig 4 Timage de l’« arc » (t6Eov) qui frappe les coupables. Il reprend pour ce verset les mots qu’il a employés pour le Psaume 4, verset 5: le psalmiste reconnait qu’il a été abreuvé du « vin de xatdvvEts » parce qu’il a, pour ainsi dire, « digéré en lui-méme les paroles de réfutation » (Aoyoi éAeyKttKo{), ce qui lui permettra d’échapper aux traits de Pare divin (Je reprendrai plus loin ce passage). Ce qui est nommé par I’Ecriture Katavocosabat est donc l’atteinte du coeur du pécheur par un «trait» (un stimulus, dirons-nous) capable de le conduire d’abord a Ja conscience de son péché, ensuite au repentir. Telle est Pinterprétation qui sera traditionnelle et fonde la notion de « componction ». Origéne donne un troisiéme exemple de Yemploi particulier du verbe katavocceo@a, le verset concernant Isaac en Gn 27, 38, mais il n’ajoute aucun commentaire qui nous permette de comprendre en quel sens il interprétait le sentiment d’Isaac : Isaac éprouve-t-il seulement de la stupéfaction, ou bien, en plus, un regret d’avoir béni par erreur Jacob ? Prend- il conscience d’une faute? Cela ne conviendrait ni a la figure prestigicuse d'Isaac ni a la valeur typologique de la bénédiction du « cadet », préfiguration du Christ et des chrétiens. L'interprétation origénienne du psaume 4, 5 guide la lecture des deux autres exemples de xatavocceofa. dans le Psautier, comme on le voit dans les commentaires de ses disciples. Le psaume 29, qui donne ce verbe au verset 13, est tout entier considéré comme un psaume de «conversion» (uetdévow), comme le dit la glose de la série « athanasienne ». Basile comprend la fin du verset 13, kai ob ui Katavvyd : « et que je ne sois plus piqué dans mon cceur par le souvenir de mon péché » (Homélies sur le Psaume 29, au verset 7, avec le verbe kataxevtetoOat reprenant l’image de l’aiguillon). Pour le Psaume 34, 15°, alors qu’il s’agit des ennemis du psalmiste qui, selon l’hébreu, «ne s’arrétent pas », Didyme commente ainsi : ces hommes ont été dispersés par la providence divine mais «ils n’ont pas eu le regret» de leurs méchants complots (ob Letéyvacay) ; ils s’y sont mis de nouveau. Le verbe xataviccecbat implique désormais l’idée de regret d’une faute, de repentir®. Ces quelques exemples pris dans les commentaires patristiques grecs du Psautier de la Septante montrent que le verbe kataviccecGa a été difficilement accepté dans la langue des Péres et que son sens originel, lié au verbe classique vicow, n’a jamais été oublié. Si /e traducteur employait le passif du composé katavbcom au sens de « étre réduit au silence » (« se taire » ou méme « cesser ») les commentateurs ont eu du mal a dégager un autre sens dérivé, métaphori- que ; «se laisser atteindre » par le remords, « se repentir », étre dans un état de 19. Dans ce fragment de Didyme (éd. Mihlenberg, p. 292), on trouve le méme souci de substituer au verbe xazavicoeoBat le verbe pecaytyvdoxew, comme Didyme le faisait aussi pour le Psaume 29, 13 (Mihlenberg, p. 264) : elu qui prend conscience de ses péchés passe des gémissements a la joie (cf. Psaume 29, 12, faut lire avec le mot des manuscrits yapé, et non en le corrigeant selon Phébrea comme le fait Rabi): les mots ob yh kacavuyd signttent o8 ui netayva : je n’aurai plus A me repentir, je n’éprouverai plus de remords. KATANUXIS ET « COMPONCTION » DANS LA LXX 15 . «componction », Ces commentateurs connaissent les autres versions de T’hébreu fidéles au sens de «se taire ». A la suite du long fragment d’Origéne que je viens de résumer, les legons hexaplaires sont citées: Aquila et Théodotion (?) donnent le verbe « se taire », cwniv ; Symmaque, le verbe « se tenir tranquille », fovyatev. On percoit dans les commentaires quelque allusion a l'idée de silence. Ainsi Théodoret de Cyr commente-t-il le verset : « puisque le moment de la nuit, libéré des troubles extérieurs, fournit un grand calme aux pensées (fovxia), c’est avec raison que le psalmiste prescrit de faire Vexamen des paroles et des actes de la journée et ordonne de guérir les blessures (des péchés) par le reméde de la xatévukic ». Le silence sera lune des composantes de la « componction ». Ne trouve-t-on pas chez les Péres, cités comme une sentence, deux mots sortis de leur contexte, qui viennent de Genése 4, 7 (les paroles que Dieu adresse a Cain aprés son sacrifice mal offert) : « tu as commis une faute ? Tais-toi » ou : « tiens-toi tranquille », fuaptes ; hobyacov ? Mais en dehors de l’usage de la legon de Symmaque, et avant les grands textes monastiques sur la componction, associant le repentir, la tristesse et les pleurs, ce que les Péres retiennent des emplois bibliques de xatavbocecbat est essentiel- lement la « piqire » du coeur pour I’examen de la conscience. Ainsi Grégoire de Nysse, dans son Jn inscriptiones Psalmorum, en 540 A, écrit-il : « Lorsque le psalmiste dit : ‘ce que vous dites en votre cceur, sur votre couche soyez-en at- teints ’, il indique le moyen qui conduit a la pureté : ére juge et arbitre des pen- sées de l'éme», xpitic te Kai amyvonav tOv tig woxiig Siavonpdtav (Gregorti Nysseni Opera V, J. Mc Donough, p. 112, 8-11). Manquent ici les pleurs et les signes de la pénitence pour que nous lisions exactement ce qu’est la Katévvbi¢ ou le « deuil » (mév@0¢) des moines. La Bible fournissait cependant au moins deux exemples de situations montrant l’état décrit par le verbe KatavbccecGai dans un rituel de pénitence : le roi Achab et la « fille des Chaldéens » selon Jsaie 47, 5. En ce passage, la parole du Seigneur prescrit 4 la pécheresse un rituel de pénitence : elle doit «s’asseoir 4 méme le sol» (Is 47, 1) et cela dans un état que le grec de la Septante exprime encore une fois avec le participe parfait passif de Katavic- ceobat : Katavevuypévn (comme dans le Psaume 108, 16 ou en Daniel 10, 9). Eusébe de Césarée cite aussitét 1a legon de Symmaque qui dit : « (assieds-toi) en te taisant », owwndoa (ce qui est le sens de I’hébreu). Dans son commentaire cependant il introduit la notion de « repentir » ; elle qui était si orgueilleuse, voici qu’elle est assise A méme le sol, humiliée (tametvy}) et « de quelque fagon se repentant » (kai @onep petapedopévn)*’. Quant 4 Théodoret de Cyr, il substitue A l’étrange Katavevvypévn un verbe bien connu des hellénophones, Opnvotca, qui souligne un autre aspect de ’humiliation et de la pénitence, la lamentation de douleur?!, Ni l'un ni Pautre de ces écrivains n’a cru pouvoir 20. Texte dans Eusebius Werke IX, Der Jesajakommentar (Die Griechischen Christlichen Schriftsteller der ersten Jahrhunderte), ed. J. Ziegler, Berlin 1975, p. 302, 4-9. 21, THEODORET DE Cyr, Commentaire sur Isaie, III, éd. J.N. Guinot, Sources Chrétiennes 315, Paris 1984 (ad loc,). Théodoret n’ajoute pas un seul mot de commentaire 4 sa glose. 16 MARGUERITE HARL garder ce participe ainsi isolé, de sens peu clair, qu’ils comprennent comme Origéne le faisait pour les versets psalmiques, en tirant de la douleur qui «point » le cceur l’idée d’humiliation, peut-étre aussi d’humilité et de repentir. Origéne avait déja réuni les exemples bibliques de « repentir » autour de I’em- ploi scripturaire spécifique, comme il le dit, du verbe katavbccecba. Ainsi dans sa IX* Homélie sur le Lévitique, 4 propos du feu purificateur « pris a l’au- tel», donne-t-il 4 la fois Aaron et Isaie comme bénéficiaires de ce feu, ainsi, ajoute-t-il, que tout chrétien que les anges trouveront « touché dans son cceur », si quis... corde compungitur, et il ajoute l’exemple d’Achab (3 R 20, 29). Ainsi, conclut-il, « nul désespoir pour ceux qui sont touchés de repentir et se conver- tissent au Seigneur », ...his qui compunguntur et convertuntur ad Dominum. Les trois exemples ainsi regroupés, Aaron, Isaie et Achab, ont en commun d’avoir été mentionnés dans l’Ecriture comme sujets de ce verbe compungi, cest-a-dire xatavbcoeobat ; et, en chaque cas, Origéne remarque que ces hommes ont été « touchés » par une parole, comme tout chrétien peut l’étre «par les paroles dites dans l’Eglise ». Le regroupement des deux exemples d'saie et d’Achab se lit aussi dans la IV° Homélie sur Isaie, o8 image de la piqire par les paroles est explicitée : le prophéte fait pénitence parce qu'il a regu en son homme intérieur les paroles qui « piquent » et qui « corrigent »??, Puissions-nous comme le prophete étre de plus en plus touchés par cette piqire ! Et si Achab ne fut « touché » qu’une fois, "homme spirituel, lui, doit étre « tou- ché » constamment. I] s’agit bien, ici, de la « componction » spirituelle, de cet état constant de pénitence que connaissent les « spirituels», que conniitront les moines, Le sens donné au verbe xatavicceoGa dans le commentaire du Psaume 4, verset 5, aura désormais tendance a fournir l’interprétation d’autres versets, notamment chez Isaie : si le prophéte, aprés sa vision, en 6,5, dit qu’il est dans un état de saisissement (katavévvyyat) cela n’indique plus la simple stupéfac- tion, P’égarement de qui a été atteint par le Seigneur (TM : « je suis anéanti ») ; c'est désormais la « piqire » provoquée par la prise de conscience d’une faute, préalable A la pénitence, et les lecteurs s‘interrogent sur la faute dont le prophéte vient d’avoir ainsi la dénonciation. La notion de «piqire» de la 22. Hom. sur le Lévitique 1X, 8. Pout Aaron, voir Ly 16, 12 et pour Isaie, Is 6, 7 (« feu de Pautel »). Pour l'emploi du verbe katavbcceo8a1, pour Aaron, voir Ly 10, 3 ; pour Isaie, Is 6, 5. Origéne cite Is 30, 15, «quand tu te convertiras et gémiras, alors tu seras sauvé », dtav dmootpageig oteviénc.. A Pappui de Pidée exprimée par xatavécceoBat. 23. Homélies sur Isaie IV, 3. Origéne insiste ici sur le fait quIsaie n’est « touché » (compunctus) qu’aprés avoir regu la vision, c’est-A-dire le stimulus, ou encore les paroles, qui corrigent. Le « repentir » d’Isaie porte sur Pimpureté de « ses lévres », comme il le dit lui-méme. Origéne, et d'autres commentateurs a sa suite, cherchant quelle est Ia faute dont Isaie se repent. insistent sur la limitation de cette faute « aux lévres » seulement (par exemple voir aussi Eusébe de Césarée, ad loc.). Avec plus de précision, et en utilisant la leon de Symmaque pour Is 6. § (cmatheur & moi parce que je me suis tw», Eovdnnoa), Théodoret de Cyr explique que le prophéte se repent d’avoir « gardé le silence » devant la prévarication du roi Ozias et de sen étre ainsi fat le complice (op. eft. €d. Guinot, 1, Sources Chréviennes 276, ad loc. et notes p. 265 et KATANUKIS ET « COMPONCTION » DANS LA LXX 17 conscience, suivie du repentir, entre désormais dans les versets bibliques oi se trouve employé le verbe Katavicceabu, En est-il de méme pour le nom xatdvvEic, dont on ne lit que deux exemples dans la Septante, et aucun dans le Nouveau Testament ? Bien que l’exemple d'Isaie 29, 10 (« esprit de xatévvEtc ») soit considéré comme imité du Psaume 59, 5 (« vin de katévvktg »)*4 le mot n’a pas regu la méme interprétation dans la tradition patristique grecque : Is 29, 10 vise les Juifs ; Ps 59, 5 s’adresse a tout pécheur. En Isaie 29, 10, le contexte évoque l’égarement et l’aveuglement. Paul, en citant cette expression en Rm 11, 8, l’associe a d’autres expressions d’Isaie 6, 9-10 et de Dt 29, 3, qui mettent I’accent sur l’impossibilité ot certains ont été mis d’entendre et de voir, alors qu’ils ont pourtant des oreilles et des yeux. Cela vise les Juifs, qui ont été « aveuglés » (énmpa@noav, Rm 11, 7). Les commenta- teurs restent fidéles a cette interprétation, d’autant plus qu’ils connaissent les variantes hexaplaires donnant 4 la place du mystérieux katdvotic les mots Exotaatc (« égarement », comme en Gn 2, 21 et 15, 2), ou Kata@OpPa ou encore xdpaots, ces deux mots désignant un sommeil profond, lourd?5, Le sens de katdvveig restera dans les commentaires d’Isaie 29, 10 de valeur péjorative, sans aucune idée de repentir. Dans un contexte antijudaique, cet état de Katévvktg est présenté comme le résultat des malheurs que la colére divine a envoyés pour chatier les Juifs et qui ont endurci leur intelligence”, « Le souffle de kattvvktc » d’Isaie 29, 10 n’est pas en ce cas un « esprit de componction ». En revanche, en Psaume 59, 5, l’interprétation origénienne a prévalu pour introduire l’idée que le « vin de katévvétc » peut étre un vin de repentir. Voici comment?” : Origéne lit les versets 5 et 6 dans leur parallélisme : 5. Tu as montré a ton peuple de dures choses, Tu nous as fait boire le vin de katévvktc. 6. Tu as donné a ceux qui te craignent un signe, Pour qu’ils échappent devant ton arc. 24. LL. SeELIGMANN, The Septuagint Version of Isaiah, « Ex Oriente lux » 9, Leyde 1948 (et déja J. Ziegler, Untersuchungen zur Septuaginta des Buches Isaias, Minster 1934) cité et repris par Léo LaneRGE, La Septante d'saie 28-33. Etude de tradition textuelle, Ottawa (chez Pauteur), 1978, qui étudie avec précision la méthode de rapprochements intentionnels entre des racines hébraiques ayant deux consonnes communes : la présence de xatdvoéis en Is 29, 10, la of l'on attendrait Exotasic, employé ailleurs pour rendre tardemah que V’on a ici dans le TM, résulterait dune mise en paralléle entre Ps 59, 5 et Is 29, 10 et non d'une substitution de tardemah & tar'lah qui se lit dans le TM pour Ps 59, 5 (Laberge, p. 28-32) (verbe ral, « trem- bler »). 25. Ces lecons sont citées par THéoporet pe Cyr, Commentaire sur Isaie, ad loc. 26. CYRILLE D'ALEXANDRIE, Commentaire sur Isale, ad loc. Voir déja Origéne, Commentaire sur Matthieu XI, 11. 27. Nous lisons ce commentaire du psaume 59, 5 dans le commentaire du Psaume 4, cité ci-dessus (n. 13), par suite du rapprochement lexical que j'ai signalé alors. 18 MARGUERITE HARL Les « dures choses » (oxAnpé) sont les malheurs envoyés par Dieu a son peuple en un « vin de xatévvEtc » : on peut d’abord retrouver ici le sens d’/saie 29, 10 et le verset 6 peut alors se lire en un parallélisme d’opposition : contrai- rement au peuple de Dieu, les « craignant-Dieu » regoivent un « signe » qui leur permet d’éviter les fléches de l’arc de la colére divine. Mais on peut aussi établir un paralléle de similitude entre ceux qui regoivent la « piqire » des chatiments et ceux qui ont un «signe » (onpei@ors) pour échapper aux fléches de I’arc. Voici ce qu’écrit Origéne : « Puisque (le psalmiste) a en quelque sorte digéré les paroles de réfutation et qu’il a souffert sous leur effet l'état de katavvypos, a cause de cela il reconnait avoir regu en méme temps que les craignant-Dieu le « signe » divin pour échapper aux traits de arc divin envoyés sur les impies, sur ceux qui restent dans leurs péchés sans se repentir ». Le « vin de katavvktc » pourrait donc tre ici le repentir et donner J’équivalent du « signe » protégeant les « craignant-Dieu »?8, Chez Eusébe de Césarée, l’interprétation s’inscrit dans un mouvement antijudaique : le verset 5 évoquerait les paroles divines qui « piquent » les Juifs, les « blesse » et les convainc qu’ils ont été incrédules 4 Pégard du Christ. Cela se produit aprés la mort du Christ et la conversion des Nations. Si les Juifs regoivent a boire un « vin de KatdvvEtc », les Gentils, eux, sont ces craignant-Dieu auxquels a été donné un « signe » (onuelwars : est-ce une allusion au « sceau » du baptéme ?) qui les met a Pécart de l’arc des chati- ments divins”’. La glose « athanasienne » résume ainsi : le vin de katévvktc est la parole qui conduit le coeur aveuglé a la conscience des biens regus**. Didyme dira que « boire le vin de xatévv&tc c’est recevoir ce qui arrive de pénible afin de faire retour sur les fautes passées ; c’est avoir le motif d’étre atteint en vue du repentir », aitia tod Katavbccecbar ani petavoig?', L’embarras des commentateurs se voit chez ceux d’entre eux qui sont avant tout des philologues. De méme qu’Origéne avait noté que le verbe 28. La forme Karavoyuds, substituée par Origéne & xavévvetc, ne semble pas attestée par ailleurs, 29. Ce texte d’Eusébe (PG 23, sur Psaume 59, 5) fait partie de la portion du commentaire du Psautier d’Eustbe (du Psaume 51 & 95, 3) dont lauthenticité n’est pas contestable. 30. PG 27 (premier commentaire) ad loc. Cette glose commente le mot Kaxavokic par Képoc, «ivresse » et 650vn, « douleur », et cite la legon d’Aquila (xépcoonc). Les legons d’Aquila et de Symmaque (képwo, « ivresse », et adios, « tremblement », « trouble » de Pame) sont également citées dans le commentaire d'Eusébe, dont la glose « athanasienne » est trés proche. (Elle en est sans doute une récriture). Le « vin de xatévv§is » sont les chatiments prophétisés pour les Juifs, & cause de leur impiété A V'égard du Christ. Le «signe» (onpeiwots) est Pe illumination » (gatiopés : le baptéme) qui permet le discernement spirituel. Cette glose se lit sous deux redactions différentes, la seconde explicite encore plus clairement Pallusion au «sceau» du baptéme. Dans son Homdélie sur le Psaume 59, 5, Basile de Césarée définit ainsi « le vin » : c'est «la parole qui conduit le cceur aveuglé & ln prise de conscience » (« aveugle » est le mot de Rm 11, 7 précédant la citation ds 29, 10, «vin de xardvotic»; a Paveuglement répond Ia avvaictnac, prise de conscience, Iucidité) : c’est encore une visée anti-judaique. 31. Ed. Muhlenberg (voir n. 18). Dans cette méme glose Didyme emploie le mot correspon- dant au verbe perayryvoxetv (voir supra, n. 19): on regoit « les dures choses » en vue de la nevdyvoos des péchés antérieurs, et c'est cela, « boire le vin de karéivueig ». Meréyvenaig signifie crepentir », comme jerévowa et wetapéde. KATANUXIS ET « COMPONCTION » DANS LA LXX 19 Katavbcosobai était « propre » a lEcriture, de méme Théodore de Mopsueste, a propos du Psaume 59, 5, comme aussi pour le Psaume 4, 5, rassemble un dos- sier susceptible d’éclairer le sens de ces expressions. Pour lui, il s’agit dans tous les cas d’une émotion vive, un zdBog que subit ’Ame, quel qu’en soit le motif. Ce né8og peut étre une réflexion sur soi-méme qui aboutit au repentir. Théodore cite le Psaume 4, 5 qu’il commente ainsi : « ce que vous délibérez en pensée, lorsqu’ensuite vous reposez au calme sur votre couche, en y réfléchis- sant, accusez-vous vous-mémes et repentez-vous de ce que vous avez commis »*?, A titre d’autre exemple de ce m480¢, qu’il a également interprété dans le psaume 34, 15, il cite l'état des deux vieillards amoureux de Suzanne, qui sont piqués par «le désir érotique ». Théodore ne donne donc pas un seul sens aux exemples bibliques de xatdvutig ou de xatavbcceaGan : certains de ces « saisissements » ne sont pas des repentirs. Conclusions De cet examen de quelques textes de la Septante et de ses commentateurs anciens je tirerai quelques remarques. 1, Les mots de la Septante, et notamment les néologismes, peuvent étre compris (et donc traduits en francais) de deux facons: selon le sens qu’ils avaient probablement « pour le traducteur », ou bien selon le sens qu’ils eurent pour leurs premiers « récepteurs ». « Se taire » ou « étre bouleversé » n’est pas tout a fait la méme chose. Les sens dérivés ne sont pas les mémes. 2, Le mot et le verbe que nous avons étudiés, des néologismes, ont mis beau- coup de temps 4 étre acceptés par les écrivains chrétiens. Ils ont probablement correspondu dans le milieu juif qui les a vu naitre et se développer (du Pentateuque grec au Siracide et 4 Théodotion) a un intérét particulier porté sur les phénoménes d’égarement d’origine divine (txotaois), de torpeur consécutive 4 une manifestation divine, de grande frayeur surnaturelle. Cependant ils ne figurent pas dans la langue usuelle (aucun exemple, semble-t-il, chez Philon ni chez les premiers Péres Grecs) ; ils donnent lieu 4 des remarques philologiques signalant leur étrangeté ; ils sont le plus souvent remplacés par d’autres mots chez «les autres» traducteurs de P’hébreu et chez les commentateurs. En revanche, une fois adoptés au sens nouveau de « repentir », « componction » (qwils n’avaient pas initialement), ils jouiront d’une grande faveur, a partir de la seconde moitié du iv° siécle, dans la littérature monastique. C’est pour eux une seconde vie. 32. R. DevREESSE, Le commentaire de Théodore de Mopsueste sur les Psaumes (I-LXXX), Cité du Vatican 1939 (Studi e Testi 93), ad Joc, Le commentaire du Psaume 4 de Théodore ne nous est connu qu’en version latine (Devreesse, p. 23). Pour le Psaume 34, 15, Théodore commente ainsi: bien que les ennemis soient dans embarras et ne puissent réaliser leurs complots, ils ne changent pas leur projet, od ... ustevdovy, tel est le sens de od Kateviynoav (Devreesse, p. 186). 20 MARGUERITE HARL 3. Trois phases peuvent étre distinguées dans leur interprétation: la premiére, qui coexistera avec les suivantes, garde seulement le sens métaphori- que de la « piqiire du cceur », du bouleversement*?. La seconde, utilisant encore la métaphore de |’aiguillon, situe le commentaire dans le domaine intellectuel et moral, en voyant la « pigdre » dans la conscience de ’homme. Elle développe Vidée d’un «examen» par l'homme de ses actes. La troisiéme introduit la notion de «repentir» en puisant dans les contextes bibliques pénitentiels (humilité, pleurs, gémissements) qui cependant ne fournissaient aucun mot pour le repentir. On voit apparaitre dans les commentaires des mots ignorés de la Septante, notamment petévoia**. 4. Sous les mots xatdvvtic et KatavbacecGat peu a peu a été rassemblé Vensemble des attitudes intérieures bien connues des prophétes juifs et du psalmiste et qu’on liait a l’image de la torpeur-égarement (Exatacic) plutét qu’a celle de la « piqire » (KatévvEtc) : trembler, tituber, se taire, pleurer, avoir le ceeur «contrit » (notre mot «contrition » peut étre cité au méme titre que «componction » comme mot biblique : il vient du « cceur brisé » d’Isaie et du Psautier, c’est-a-dire du verbe ovvtpiBeoOat, traduit en latin avec des formes de contero, et apparait en « frangais » lui aussi dans le Psautier d’Oxford), etc... 5. L’origine de la doctrine chrétienne de la « pénitence » est particuliérement nette dans le commentaire d’Origéne sur le Psaume 4, 5, a condition de bien observer la forme textuelle qu’Origéne commente et de ne pas prendre un texte grec rendu plus conforme a l’hébreu (texte de Rahlfs). La Septante des Péres ne doit pas étre corrigée si l’on veut voir en elle l’origine du langage des chrétiens. Cela est particuliérement important pour les deux livres bibliques qui sont les 3. Que les écrivains grecs n’aient jamais oublié image de la «piqdre», empruntée initialement au vocabulaire médical, transparait chez quelques auteurs : d'une part, on trouve quelques exemples de xatavécow 4 actif (aucun dans la Septante), d’autre part la xatavutig est lige a d'autres images médicales et notamment a l'idée qu’elle est elle-méme «un reméde », gépyaxov. Pour la forme active, voir par exemple Jean CHRYSOSTOME, Homélie sur l’Epitre aux Ephésiens VU, en 49 E: «rien ne nous stimule autant que amour de Dieu » (xatavicoa), ou Grégoire de NAZIANZE, Ep. 163, oii il s’agit de mener quelqu’un a reconnaitre sa faute (katavo- &eig, avec dans le contexte deux termes médicaux et xardvvEtc au sens de « pénitence »), Pour kutdvokig comme « reméde », voir aussi Théodoret de Cyr, Sur le Psaume 4, 5, cité supra. 34. Un bon exemple du regroupement des attitudes qui forment le repentir se voit chez Jean Curysostome, Homélies sur Matthieu XLI, en 450 AB: comment peut-on se réclamer des comptes 4 soi-méme? «pléure, gémis amérement, humilie-toi, mortifie-toi, rappelle-toi tes fautes ». Voild ce qui fait un « examen » (Béouvog) de ime. Ii faut entrer en « componction » (&v kataviGet) pour se chatier ; alors on se repent. On se guérit de ses péchés en appliquant « les des de la compassion, des priéres, de la ‘ componction ’, du repentir, de Phumilité, du coeur », On trouvera d'autres références dans A Patristic Greek Lexicon et, bien entendu, dans Vouvrage d’l. Hausherr consacré au Penthos (cité en note 1), Pour ce qui est du « repentir » dans la Bible, il est bien connu que lidée maitresse est seulement celle de la « conversion » : «se tourner vers Dieu» (la racine sib a été rendue en grec par émotpégew). Le verbe naham signifie aussi bien « se consoler », « avoir pitié », que « se repentir ». Les versets correspondants dans la Septante offrent des traductions variées, of le verbe petavosiv est rare, KATANUXIS ET « COMPONCTION » DANS LA LXX 21 plus riches en sources bibliques du vocabulaire spirituel : le livre d’Isaie et le Psautier, ou plutét le Psautier et le livre d’Isaie car il semble que le traducteur du prophéte s'inspira du Psautier déja traduit. Marguerite HARL Université de Paris-IV Sorbonne Revue des Etudes Augustiniennes 32 (1986) 22-40 L’authenticité lactancienne de V’Epitomé des Institutions Divines : a propos d’un livre récen pos d’un live t Au début de notre édition de ’Epitomé des Institutions Divines de Lactance, qui devrait paraitre aux Sources en 1987, nous faisons le point sur les raisons positives que nous avons d’affirmer, avec la majorité de nos prédécesseurs, que Lactance est bien l’auteur de l’Epitomé des Institutions Divines qu’il avait rédigées entre 305 et 311 ov 313. Elles sont les suivantes : Jéréme attribue a Lactance un Epitomé mutilé des Institutions (c’est-a-dire la partie de I’ceuvre que nous conserve entre autres le Bononiensis 701) ; les trois manuscrits les plus anciens, et notamment le Taurinensis, qui est le seul 4 nous avoir transmis la quasi-totalité de lceuvre, attribuent, au début du chapitre 51, Pouvrage a Lactance ; enfin la page de préface est rédigée dans un style qui est tout a fait celui de l’auteur des Institutions’, Il y a plus: nous n’avons pu relever de différences décisives en matiére Widées, de vocabulaire ou de style qui imposeraient I’hypothése selon laquelle les Institutions et ’Epitomé auraient respectivement été les ceuvres de deux auteurs ; il n’y a en effet aucune contradiction majeure entre les deux ouvrages. Nous avons, en outre, déja essayé de montrer ailleurs que le chapitre 24 de l'Epitomé ne contenait, malgré son dualisme apparent, aucun argument contre Pauthenticité lactancienne de l’ceuvre®. Mais nous avons admis que les Institu- tions et YEpitomé étaient plus éloignées chronologiquement lune de Pautre qu’on ne l’avait dit jusqu’ici, et nous avons proposé de rapprocher la composi- tion de l’Epitomé de l’année 321, date ot éclate le conflit entre Constantin et Licinius. Rien n’empéche de penser que Lactance était encore vivant a cette 1, On ne peut en dire autant de ta totalité de l'ccuvre, car le genre littéraire de P’épitomé imposait un style différent de celui d’opif, inst., ira, dont l'authenticité lactancienne est incon- teste 2. Voir «A propos du chapitre 24 de PEpitomé des Institutions de Lactance », REAug. 27, 1981, p. 24-37. L’AUTHENTICITE LACTANCIENNE DE L'EPITOME 23 date. Outre ce que l’on a pu dire précédemment a cet égard, les peintures cons- tantiniennes du palais de Tréves apportent peut-étre un indice complémentaire, si l’on admet qu’un des personnages représentés est bien Lactance et préci ment en 321, date a laquelle ce plafond a été vraisemblablement peint’. Or la thése d’Etat de notre collégue et ami Pierre Monat, sur Lactance et la Bible, une propédeutique latine a la lecture de la Bible dans l’Occident constan- tinien (Etudes Augustiniennes, 1982, Paris) nous incite 4 remettre la question de ’authenticité de l’Epitomé sur le chantier. Nous tenons d’abord a répéter que nous approuvons l’essentiel de cette thése trés neuve, a savoir que Lactance a utilisé des dossiers de textes bibliques pour écrire les Institutions ; nous maintenons donc ici intégralement le point de vue globalement trés favorable que nous avions présenté dans notre recension de l’ouvrage de P. Monat’, et cette approbation va a la quasi-totalité des idées de cet ouvrage. Pourtant, nous ne le suivons pas sur un point, fort secondaire pour lui, mais capital pour Péditeur de I’Epitomé des Institutions : il laisse, 4 plusieurs endroits de son travail, percer I’idée que |’Epitomé pourrait ne pas étre de Lactance, alors que nous pensons que ce n’est pas le cas. Voici son argumentation, trés briévement résumée : on peut relever dans I’Epitomé un grand nombre d’abréviations ou de modifications par rapport aux Institutions qui montrent que !’auteur de YEpi- tomé est bien éloigné de celui des Institutions ; notamment, plusieurs inter- ventions orientées contre les Juifs et contre les positions des Ariens s’explique- raient beaucoup mieux aprés Nicée. Or il est certain que, si l’Epitomé était a dater nettement aprés 325, Lactance pourrait difficilement en étre l’auteur, puisqu’il était déja trés vieux quand il est devenu le précepteur du futur César Crispus. Avant de discuter la suggestion de P. Monat, une seconde précision est ici indispensable ; nous suivons trés souvent ses propositions, quand il reléve des points de divergence entre les Institutions et lEpitomé, mais non pas Vinterprétation qu’il en donne. Car nous estimons que si les faits relevés donnent des arguments, ce n’est pas pour renverser la thése traditionnelle — et appuyée par un faisceau de preuves — de l’authenticité lactancienne’, mais pour éloigner plus qu’on ne le faisait la date des Institutions de celle de l’Epitomé, C’est bien ce que nous faisons en proposant de dater l’Epitomé vers 320/321. Nous n’avons pas la place de démontrer tout cela dans V’introduction de notre édition de I’Epitomé dans 1a collection des Sources Chrétiennes, C’est pourquoi nous voudrions ici approfondir la critique de l’argumentation dont le travail de P. Monat contient les memobra disiecta, en la classant par rubriques, 3. Voir Winfried WeBeR, « Constantinische Deckengemiilde aus dem rémischen Palast unter dem Trierer Dom », Bischéfliches Museum Trier, Trier 1985. Un des personnages représentés pourrait étre Lactance, Mais cela reste plus qu’hypothétique. 4. Voit REL 60, 1982, p. 518-521. 5. La ucharge de fa preuve » incombe ici aux adversaires de l’authenticité, puisque Jéréme et Jes manuscrits anciens attribuent ’Epitomé & Lactance ; les soupgons sont ici inopérants : il faut apporter des preuves positives de Ia non-authenticité, si Pon veut étre convaincant. 24 MICHEL PERRIN afin de faciliter la lecture tout en essayant d’étre exhaustif. Nous avons donc réparti les remarques de notre collégue en deux parties principales : d’abord, tout ce qui concerne les suppressions opérées entre les Institutions et |’Epitomé (les citations, les dossiers de textes bibliques, les commentaires, les argumenta- tions difficiles ou contestables) ; viendront ensuite les modifications qui ont conduit P. Monat a suggérer que Lactance ne soit pas l’auteur de I’Epitomé : nous les classerons en fonction de l’interprétation qu’en a proposée notre collégue. Premier point : comment interpréter les suppressions opérées par l’auteur de PEpitomé ? Nous commencerons par les citations : — Page 126: un logion du Christ sur la miséricorde est supprimé en epit. 60, 8; selon P. M., le rédacteur de l’epit., sensible au caractére non-canonique de la formule, remplace le /ogion par un résumé un peu terne, peu digne de la plume d’un rhéteur, Le cas suivant étant identique, nous répondrons en une seule fois a cette objection de P. M. — Page 214: epit. 41, 6 manifeste une meilleure compréhension de Jérémie 15, 9 qu’inst. 4, 19, 4, et auteur supprime la citation des Oracles Sibyllins (d’insi. 4, 19, 5), non-canonique. En fait, selon nous, Lactance donne dans Pepit. priorité absolue a l£vangile en tant que témoin essentiel; en conséquence, les témoignages annexes tombent ou sont réduits a la portion congrue’, Est-il en outre invraisemblable que Lactance ait ici procédé comme pour d'autres auteurs (ainsi Minucius Felix), a savoir qu’il ait relu son texte de référence avant de rédiger l’epit. ? — Pages 59-61 et 267: Virgile disparait presque complétement d’epit. ; témoin indirect de la Révélation, il ne figure plus sur la liste des prophétes de la fin des temps donnée en epit. 68, 1. Si donc on admet que Lactance a lui-méme résumé les inst., il serait devenu personnellement bien réticent a l’égard de la convergence entre les témoignages prophétiques paiens et chrétiens, et une telle retractatio aurait été brutale. Mais P. M. note lui-méme ailleurs® que, dans les inst, Virgile n’apparait que comme un « témoin indirect, donc complémen- taire » d’une annonce eschatologique, voire simplement millénariste. En un mot, selon nous, si Lactance est l’auteur de l’epit., explication va de soi : pour faire bref, il aurait éliminé un témoin de second rang. — Page 266 : beaucoup de textes scripturaires, cités dans inst., ne reparais- sent pas dans epi. ; ce sont des textes non-canoniques. P. M. en tire argument pour avancer l’hypothése que l’auteur de l’epit. et celui des inst. sont différents. Nous ne contestons pas le bien-fondé de sa remarque, mais le fait relevé est assez naturel, si I’on considére que l’epit. est un abrégé. L’auteur d’epit. veut conserver en priorité l’essentiel de ce qu’il y avait de plus probant en inst., et il ne dispose pas de beaucoup de place : les Ecritures incontestables étaient dés _6. En guise de référence, nous notons seulement la page de Pouvrage de P.Monat oi il discute chaque passage en question. 7. Par exemple, il n'y a plus que huit citations de Virgile dans epit. & P. 59, L'AUTHENTICITE LACTANCIENNE DE L'EPITOME 25 lors les derniéres 4 supprimer, et il était logique que leur place dans epit. s'accrit au détriment de celle d’autres textes. Une seconde série de remarques, faites par P. M., concerne en particulier les dossiers de textes bibliques exclus de I’Epitomé — Page 141-149 : le dossier de Jésus, fils de Josédec, d’inst. 4, 14, n’est pas repris en epit. 40, 10. La présentation par Lactance du « sacramentum Christi » est un peu sommaire, sans doute en raison de l’ancienneté des sources utilisées ; Vexplication des textes est digne d’un grammaticus scrupuleux. Le sacerdoce et la mission du Christ trouvent 1a une explication rationnelle ; ce dernier apparait comme une sorte de mandataire correct vis-a-vis de son mandant plutét que comme le Fils envoyé par le Pére pour porter témoignage de lui. En un mot, selon P.M., «cet aspect archaique de la théologie, les simplifications et les outrances de l’argumentation » ont conduit l’auteur de l’epit. A supprimer ce dossier. Mais nous ne pensons pas que cela renforce la thése de I’inauthenticité lactancienne de l’epit. En effet, avec §. Brandt, nous sommes d’avis que Lactance a voulu améliorer les inst. tout en les abrégeant. —~ Page 153-157 : \e dossier d’inst, sur l’abolition ou !’accomplissement de la Loi par le Christ disparait d’epit. 40, 7. En revanche, dans ce dernier texte, l’au- teur réfute de maniére plus orthodoxe |’accusation de détruire la. Loi, portée contre le Christ, en reprenant sa déclaration : « Je ne suis pas venu abolir, mais accomplir ». L’epit. se rapproche ainsi de l’enseignement des Evangiles, en éliminant le dossier en cause et sa théologie archaique. On peut répondre a P.M, que c’est 14 encore une amélioration dont il y a d’autres exemples dans Vepit. — Page 163: le dossier sur les commandements cultuels juifs, les interdits -alimentaires, y compris ce qui concerne la circoncision (inst.4, 17), est supprimé en epit. 40, 7. Selon P. M., la cause en est sans doute son caractére archaique et original, l’ensemble étant emprunté a une catéchése destinée 4 un milieu juif. Outre ce que nous avons dit a propos des dossiers précédents, on pourrait avancer en ce cas l’hypothése que Lactance, quelque dix ans aprés les inst., prend plus de distance envers ses dossiers de textes, soit en raison d’une évolution personnelle, soit 4 cause des réactions de ses lecteurs (ces deux explications sont susceptibles de se combiner). — Page 217 : le dossier d’epit. 42, 1 sur la sépulture du Christ et sa résurrec- tion des enfers est allégé des Oracles Sibyllins, ainsi que de la plupart des commentaires et des allusions aux enfers. Selon P. M., des traditions demeurées plus vivaces dans inst. sont passées dans un « moule » plus ecclésiastique avant de figurer dans l’epit. C’est pour lui un indice en faveur du caractére tardif de la rédaction de l’epit., tout comme le remplacement de regebat (inst. 4, 18, 4) par iudicabat (epit. 40, 8) au sens de « gouverner une province », qui apparait au Iv° siécle. Mais i! faudrait alors citer aussi iudices en inst. 7, 24, 3 avec le méme sens: «hi praeerunt uiuentibus sicut iudices». D’autre part, l’epit. 42, 2 conserve la mention des enfers (ad inferos et de manu inferorum). On peut donc se demander, sur ce point, si P. M. n’a pas été victime de son sujet : étudiant la Bible chez Lactance, il s’est penché avec la plus minutieuse attention sur les 26 MICHEL PERRIN passages ov la Bible était citée dans les inst. et dans l’epit., mais il n’a pu compenser ses impressions de lecture des passages « bibliques » de leit. par une prise en compte suffisante du reste de cette ceuvre. — Page 223-226: le catalogue Whérésies d’inst. 4, 30, 10 ne reparait pas dans l’epit. P. M. interpréte ce fait par l’apaisement de ces querelles. Mais, vers 320, la crise des Japsi est-elle complétement terminée ? Pour ne donner qu'un exemple du prolongement des hérésies, on parlera encore des novatianistes a Nicée, done en 325°. D’autre part, dans epit., les introductions et les conclu- sions des livres des inst. tombent. Or inst. 4, 30 conclut le livre 4 des inst. Cette simple remarque peut donc suffire 4 expliquer la disparition d’un tel catalogue d’hérésies. Enfin et surtout, la raison peut-étre la plus déterminante de cette suppression pourrait avoir été la suivante : il n’était pas utile de laisser enten- dre au lecteur, qu’il s’agissait de convertir ou de confirmer dans sa foi, que les chrétiens se disputaient comme de vulgaires philosophes'. — Page 221; Venvoi des apdtres en mission est différent en inst. (4, 20, 1 et 4, 21, Ipet en epit. 42, 3. L’epit. conserve l’ordre chronologique de Marc, et semble plus soucieux de dogme et de morale. A cela, deux réponses : l’ordre chronologique est particuliérement justifié dans l’epit., car c’est le plus simple et, partant, le plus rapide. Ensuite, la mission proprement évangélique des apétres est aussi bien évoquée dans l’epit. que dans les inst.: on trouve «ordinata euangelii praedicatione in totum orbem » en epit. 42, 3 comme en inst. 4, 21, 1 (et méme en mort. pers. 2, 2: « ordinauit ... eos ad praedicatio- nem »). On pourrait méme dire que l’epit. va sur ce plan plus loin que les inst. : lexpression « inspirauit in eos (= « discipulos ») spiritum sanctum » n’a pas de correspondant dans les inst. L’epit. a donc une préoccupation moralisante, certes, mais les inst. aussi; les deux textes parlent de l’envoi des apétres en mission. P. M. a eu raison de montrer les différences entre les inst. et lepit., mais il ne faut pas oublier non plus ce qui les rapproche. — Page 173: des difficultés des inst. sont supprimées en epit. par «un abréviateur qui avait appris 4 mieux connaitre le Nouveau Testament ou qui n’était pas Lactance » (P. M.) : Pignorance ot les anges auraient été du nom du Verbe, l’existence d’un vocable spécial que ceux-ci auraient utilisé, pour le désigner, parallélement a celui de Jésus. Dans l’epit., Christus devient un uocabulum (il était une nuncupatio dans les inst.), Il n’est méme plus expliqué a travers son étymologie grecque, pas plus qu’il n’est rattaché au sacerdoce royal d'Israél. Joignons ce cas au suivant, qui est trés voisin. — Page 177 : la distinction entre les anges et le Christ fait l’objet en inst. 4, 8, 7sq. de jeux de mots subtils plus que d’une réflexion théologique. Avec prudence, l’auteur de l’epit. élimine tout ce développement. A notre avis, Lactance peut trés bien étre l’auteur de ces suppressions, soit par volonté de simplification (l’epit. est un manuel), soit parce qu’il s’est rendu compte de la 9. T.D. Barnes, Constantine and Eusebius, Harvard University Press, Cambridge (Mass.). London 1981, p. 217. Cf. aussi la note 291 de P. Monat. 10. Ce point est clairement vu par P, Monat, p. 253. L’AUTHENTICITE LACTANCIENNE DE L’EPITOME 27 faiblesse de ses raisonnements, et a voulu supprimer des passages discutables : faut, selon nous, garder a al’ esprit que l’auteur de l’epit. cherche non seulement a abréger les insi., mais aussi a les améliorer. Ce dernier souci est méme telle- ment présent qu’a certains égards — et cela est paradoxal — l’epit. compléte les inst. — Page 195: epit. 40, 1-3 résume trés séchement les miracles du Christ évoqués en inst. 4, 15. Une partie fondamentale de l’argumentation y disparait, dans laquelle Lactance s’efforgait de montrer que ces miracles étaient des signes de la puissance divine, alors que les Juifs avaient pris le Christ pour un mage (inst. 4, 15, 1). Selon P.M., «le récit parait plus superficiel ». Il dit, a propos de cette suppression des miracles: «un public chrétien n’avait pas besoin de recevoir de preuves extrinséques 4 une vue de foi ». Selon nous, l’au- teur de l’epit. a pu considérer qu’une argumentation fondée sur les miracles n’avait guére de valeur rationnelle: par conséquent, elle était pratiquement dépourvue de consistance pour les paiens ou les sceptiques. Si nous voulons conclure sur cette premiére partie, nous pouvons dire qu’aucun argument ou texte avancé par P. M. en faveur d’une inauthenticité lactancienne @epit, ne nous a paru déterminant. Les suppressions peuvent s’expliquer non seulement par les exigences de la briéveté, donc par le genre littéraire méme de l’ceuvre, mais aussi par des raisons réfléchies qui varient selon les cas, comme nous venons d’essayer de le montrer. Il en est de méme pour tout ce qui va dans le sens d’une simplification. On a depuis longtemps remarqué que l’auteur de |’epit. traduit en latin pratiquement tout ce qui était en grec dans les inst. : le but de cette transposition est évidemment d’étre compris plus facilement, dans la partie occidentale de l’Empire, par un public qui n’était que peu ou méme n’était pas bilingue. L’epit. cherche 4 étre aussi un manuel, dont la lecture doit étre simple autant que faire se peut. Cette claritas est justement l’un des buts que se propose explicitement Lactance dans sa préface. Passons maintenant aux modifications : auteur de l’epit. semble 4 P. M. s’y éloigner des inst. a tel point que le plus vraisemblable serait que l’abrégé ne soit pas de Lactance. Comme précédemment, nous allons procéder par rubriques, afin de regrouper l’argumentation de P.M. et notre réfutation. — Page 267, note 7: le résumé du livre 1 des inst. parait 4 P.M. faible, fidéle 4 son modéle, et, a la limite, « pas 4 la hauteur ». En rédigeant notre introduction a l’epit. pour les Sources Chrétiennes, nous avons aussi noté —aprés d’autres— que ce résumé du livre 1 présentait des caractéristiques particuliéres qui le distinguaient du reste de l’epit. ; son auteur semble pour ainsi dire «s’étre fait la main». En fait, ces premiers chapitres de l’epit. semblent surtout plus scolaires ; epit.7 est une biographie d’Hercule assez plate. Il est vrai que la citation d’Ovide en epit. 8, 3 (qui dterait le caractére scandaleux de la légende d’Apollon et Hyacinthe, selon P. M.) ne figurait pas dans les inst. ; mais cela n’empéche pas Lactance de condamner Apollon en epit. 8, 2. De plus, l’épisode se situe dans un chapitre ol sont énumérées les turpitudes des dieux ; le caractére scandaleux de l’anecdote reste donc sans 28 MICHEL PERRIN équivoque, avec ou sans la citation d’Ovide, qui ne représente 4 nos yeux qu’une joliesse de style, peut-étre destinée a remédier un peu 4 la platitude de Vexposé. Plus généralement, P.M. note dans epit. des simplifications, pour ne pas dire des simplismes, par rapport aux inst., ainsi qu’une vision réductrice des choses : l’auteur d’epit. serait un petit esprit par rapport a Lactance. — Page 65-66: la justification nuancée de la méthode apologétique employée en inst.3, 1, 10-12 fait place, en epit.25, 3, 4 une affirmation simpliste : la sagesse humaine et mensongére des philosophes sera vaincue par la vérité céleste que défend Lactance. Mais, outre le fait qu’il est difficile de rac- courcir un texte sans le simplifier, je serais porté 4 voir plutdt en epit. 25, 3 une déclaration de principe — qui se rapproche aussi de la conclusion du De opifi- cio, euvre dont l’authenticité lactancienne ne fait aucun doute —. D’autre part, P.M, traduit, en epit. 25, 3, « caelestibus » et « terrena » par « les paroles du ciel » et celles « de la terre » : ce serait une affirmation d’ordre stylistique. Selon nous, en revanche, il s’agit de l’idée rebattue que la vérité divine l’emporte facilement sur les vérités humaines, lesquelles ne sont que mensonges : la phrase est dirigée contre les philosophes. Dans ce passage d’epit., il n’est donc pas question, comme le pense P. M., de justifier le style de la Bible ; c’est de Ventreprise méme de Lactance qu’il s’agit, et l’antithése a un sens beaucoup plus large. — Page 115-117 : epit. 39, 2-3 donne un passage des Odes de Salomon et un @Isaie (tous deux tirés d’inst. 4, 12, 3) ; mais il simplifie la référence aux Odes, et Pinterprétation est modifiée. Ces textes étaient en effet utilisés dans les inst. comme des preuves de la conception virginale du Christ. En epit., « ces textes retrouvent leur simple valeur de prophéties dont le peuple de Dieu a pu voir la réalisation. L’auteur du résumé a renoncé aux références suspectes ainsi qu’aux excessives subtilités de l’école », Nous acceptons la remarque de P. M. : l’epit. énonce purement et simplement la prophétie; le commentaire parfois embrouillé, ou a tout le moins complexe, des inst. est omis. En un mot, la simplification est sire. Mais est-ce un argument valable, en l’espéce, en faveur de Vinauthenticité d’epit. ? — Page 245 : epit. 22, 5-8 restreint les perspectives d’inst. 2 : la tentative de synthése sur l’histoire de I’humanité disparait, le déluge n’est plus qu’une donnée chronologique, les événements ne sont méme plus évoqués. En revanche, l’auteur ajoute le meurtre d’Abel, comme un nouveau méfait du diable. A ces remarques de P. M., on peut objecter ce qui suit : cette addition montre que le caractére pernicieux du diable se prolonge depuis la création ; Vhistoire d’Abel en est un exemplum", Il est 4 noter que tout ce chap. 22 de lepit. est fortement reconstruit a partir de piéces empruntées a divers chapitres inst. 2; c’est une autre synthése. En donnant I’exemple d’Abel, Lactance a pu vouloir rendre matériellement plus sensible qu’en inst. 2, 12-14 Vactualité du 11. Pour le théme, cf. Cypr. zelo 5. L'AUTHENTICITE LACTANCIENNE DE L'EPITOME 29 caractére pernicieux du diable —actualité qui déja apparait malgré tout en inst. 2, 14, quand Lactance parle des démons —. En définitive, l’epit. défend les mémes théses que les ins?., mais il le fait sous une présentation simplifiée. De plus, et cette réflexion vaut également pour les deux passages précédents (p. 65-66 et 115-117 P.M.), il ne nous semble pas que l’argument avancé par P.M. soit probant ; on retombe finalement sur ce que nous avons dit 4 propos des suppressions : quand on fait un manuel, on est amené a schématiser, 4 simplifier. En sens inverse, quelques passages relevés par P. M. manifestent une volonté d’amélioration entre les inst. et l’epit. : Pauteur connait mieux le texte biblique et son canon, il fait preuve d’une plus grande exactitude, il améliore la compo- sition, — Page 170-173: epit. 37, 8 cite apoc. 19, 12: «huius nomen nulli est notum nisi ipsi et patri», 4 la différence d’inst.4, 7, 2, ou V’on peut lire : «nomen eius ... notum ... ipsi soli ac deo patri » (cf. encore inst. 4, 7, 4). Selon P.M., le rapprochement établi en epit. ne conviendrait guére qu’a la premiére moitié de la phrase, et il aurait été établi @ posteriori par un abréviateur qui n’était pas Lactance. Pourquoi ne pas compter, dés lors, avec un approfondisse- ment des connaissances de Lactance en matiére biblique, d’un ouvrage a autre ? Ou avec des remarques de ses lecteurs, dont il a pu tenir compte ? Mais d’abord, lire sans préjugé les deux textes cités ci-dessus, quelle différence conceptuelle peut-on établir entre « nulli nisi ipsi » et « ipsi soli » ? La variation est d’ordre stylistique ; la litote disparait d’un texte a autre, mais non point le sens. — Page 214: a propos d’epit. 41, 6, P.M. fait une double remarque : ce passage supprime la mention du voile déchiré, qui s’appuyait, en inst. 4, 19, 5, sur les Oracles Sibyllins (que Lactance utilise, sans toutefois jamais les mettre explicitement au niveau de l’Ecriture): omission d’un texte non-canonique. D’autre part, l’auteur d’epit. manifeste une meilleure connaissance de Jérémie 15, 9 qu’en inst. 4, 19, 4: dans lepit., l’ajout de « de ciuitate Hierosolyma » 4 la référence situe le texte biblique comme une malédiction contre Jérusalem, tan- dis que dans les inst., ce dernier évoquait seulement le tremblement de terre qui a suivi la mort du Christ. Nous acceptons les remarques de P. M., mais on peut lui objecter qu’il est concevable que Lactance ait relu son texte biblique, ou qu’un lecteur des inst. lui ait suggéré que la référence a Jérémie était insuffisante en l’espéce, et que le lecteur avait besoin de savoir qui était visé par la malédiction du prophéte. — Page 187: epit. 42, 4-5 rejette logiquement le dossier de textes sur la royauté du Christ aprés l’Ascension, a la différence des inst. Si l’on voit la une ameélioration de la composition, a la suite de S, Brandt et de J. Dammig, on ne saurait s’en étonner au point d’en conclure a une différence d’auteurs. — Page 221: a propos de l’envoi des apétres en mission, seul epit. 42, 3 conserve l’ordre chronologique, alors que les inst. et le De mortibus persecuto- 30 MICHEL PERRIN rum utilisent le procédé du retour en arriére’?, Ce détail peut relever de la méme explication que précédemment : l’ordre chronologique est Je plus simple, donc le plus rapide, par conséquent le mieux approprié au genre littéraire de Vepit. Par rapport aux inst., la composition de l’epit. apparait, d’ailleurs sur bien d’autres points que celui-ci, améliorée, décantée, clarifiée. — Page 222: epit. 42, 3 remplace passio d’inst. 4, 20, 1 et 4, 21, 1, par resurrectio ; cela implique que l’on prend pour point de départ exact de ce texte le dimanche de la Résurrection, et que l’on y semble donc plus soucieux de comput liturgique. Selon nous, on ne voit pas pourquoi un tel souci devrait étre étranger 4 Lactance : il va encore une fois dans le sens d’une amélioration par une exactitude plus grande. Passons maintenant aux textes dans lesquels P. M. voit une aggravation de la polémique contre les Juifs. Il en tire argument en faveur de sa thése selon laquelle l’epit. serait largement postérieure aux inst. - Page 110 : epit. 43, 2-7 sépare le passage du Pseudo-Esdras sur la Paque des testimonia sur la Passion, mais le rapproche des textes sur la déchéance des Juifs et sur la vocation des nations. Il met donc l’accent sur la menace qu’il contient plus que sur la valeur de temoignage prophétique qu’il offrait dans les inst. D’autre part, dans l’epit., le commentaire précise les conditions de rachat du peuple maudit. P. M. conclut de ces deux points que les exigences nées de la réprobation 4 l’égard des Juifs se sont accentuées d’inst. a epit. On peut lui opposer que le rapprochement de Pseudo-Esdras avec des textes concernant la déchéance des Juifs et la vocation des nations tient au fait que la matiére d’inst. 4, 19 ne se trouve pas rassemblée dans epit. 43, mais qu’elle est répartie entre quatre chapitres successifs de l’abrégé : 40, 41, 42 et 43. Epit. 43 apparait ainsi comme une rhapsodie de quatre chapitres d’inst. 4: 11, 12, 18 et 20. Lactance y envisage le retour du Christ, lorsqu’a la Parousie il viendra juger le monde : les Juifs n’ont donc plus qu’a se convertir au plus vite. La différence entre ’epit. et les inst. tient ici au fait que l’ordre de l’abrégé est plus strictement « chronologique » que celui de l’ouvrage qu’il abrége. C’est pourquoi i] y a dans les chapitres 43 et 44 une concentration des textes dirigés contre les Juifs. Ces textes n’étaient pas regroupés aussi fortement dans les inst., et ne donnaient donc pas au méme degré l’impression ressentie par P.M. Ce fait apparait comme une conséquence de la meilleure composition de l’epit., mais aussi d’une orientation plus nette des aspects polémiques du nouveau texte vers une critique des Juifs: dans lepit., concentration et meilleure composition font ainsi ressortir avec plus de vigueur les lignes de force des inst. — Page 211: le dossier dirigé contre la faute des Juifs déicides (inst. 4, 18, 26sq.) constate l’erreur juive par laquelle se réalise le plan divin de salut sur l'homme. Mais les piéces de ce dossier sont disjointes dans epit. 41. Alors que, dans les inst., la prophétie servait A établir la réalité des événements, dans Tepit., elle est accompagnée de sa preuve: sa réalisation par la ruine de 12, Inst. 4, 20-21 et mort. pers. 2. L’AUTHENTICITE LACTANCIENNE DE L’EPITOME 31 Jérusalem. Selon P.M., «Pauteur apporte ainsi une preuve de la véracité des prophéties, alors que, dans les inst., celles-ci servent a établir la réalité des événements. L’auteur de l’abrégé manifeste ainsi une plus grande indépendance 4 l’égard de ses sources, il modifie les perspectives méthodologiques de Vouvrage qu’il résume, et il laisse percer une animosité de plus en plus vive contre les Juifs ». Quant a nous, nous constatons aussi que le dossier d’inst. est abrégé et disjoint dans l’epit., ce qui montre au moins des modifications dans la composition. Mais peut-on parler, des inst. a !’epit., dune augmentation de la virulence a l’égard des Juifs ? Car le texte de III Rois 9, 6-9, en inst. 4, 18, 32, sert aussi a montrer que Jérusalem sera ruinée a cause de la faute des Juifs : « il a prophétisé que Jérusalem elle-méme périrait pour venger la sainte croix », En réalité, la plus grosse différence, dans la transformation du passage des inst. dans l’epit., nous semble qu’epit. 41, 7, qui précéde la citation de Salomon est une reprise, non pas d’inst. 4, 18, 31, mais de 4, 21, 2-5. Selon nous, c’est donc un des cas ou l’epit. ne se contente pas d’abréger les inst., mais ou elle modifie la structure du développement pour en améliorer la composition. — Page 198: epit. 40, 5 n’évoque plus l’erreur des Juifs au moment de la passion du Sauveur, a la différence d’inst. 4, 16, 5: «quod caput sceleris illorum fuit, stultitia et errore caecati et inmemores praeceptorum caelestium et prophetarum... » Dans l’epit., Lactance ne parle plus de leur complot. Cette omission déplace l’accent du texte, d’aprés P.M. : les Juifs sont plus chargés dans l’epit. que dans les imst., dans la mesure ov leur faute apparait plus volontaire. Mais, comme dans les inst. 4, 16, 5, la notion d’erreur figure aussi en epit.40, 5, a la fin de la citation de Sagesse 2, 12-17 et 19-22: «haec cogitauerunt, et errauerunt ... stultitia ». Encore une fois, il ne faut donc pas durcir opposition entre les inst. et l’epit. sans tenir compte de la totalité des textes respectifs. — Page 180 et 237 : nous regroupons ces pages de P. M., en raison de leur similitude. Page 180, il constate qu’epit. 38, 7 désespére du salut des Juifs. Page 237, a propos depit. 46, 5-8 et dinst. 4, 26: la réflexion typologique et eschatologique sur la croix, qui faisait encore une place aux Juifs et affirmait méme qu’un grand nombre d’entre eux étaient sauvés (inst. 4, 11, 15), disparait de l’epit, Deux réponses peuvent étre apportées ici : d’abord, la phrase des inst., si on la lit complétement, est plus nuancée que si l’on se borne a la premiére partie de l’alternative (« 4 ceux-la méme qu’il avait en horreur, Dieu envoya un Maitre, pour ne pas leur fermer a tout jamais la voie du salut, mais pour leur donner la libre possibilité de suivre Dieu, en sorte qu’ils obtinssent la récom- pense de vie, s’ils le faisaient, ce que beaucoup d’entre eux font et ont fait, et que Wautre part ils se précipitassent par leur propre faute dans le chatiment de mort, s’ils repoussaient leur propre roi»). L’alternative entre salut et perte reste ouverte, et donc clairement marquée, dés ce texte : Lactance reconnait que de nombreux Juifs ont effectivement accepté le message du Christ et ont été sauvés : Dieu n’a pas condamné son peuple pour ses péchés, il lui a donné une derniére chance ; en revanche, la responsabilité de ceux qui n’ont pas accueilli le Christ n’en est que plus lourde. En second lieu, l’ensemble de la phrase 32 MICHEL PERRIN disparait d’epit. 46, 5-8. C’est donc un de ces cas d’omission dont nous avons dit qu’ils étaient peu probants. Au surplus, l’epit. laisse de cdté les deux parties de la phrase : on pourrait donc dire (avec autant de raison que le contraire) que cette attitude décharge la responsabilité des Juifs. — Page 266-267 : \’auteur de l’epit. serait beaucoup moins sensible aux liens entre l’Ancien et le Nouveau Testament. Il donnerait impression de supprimer intentionnellement tout ce qui dans I’un était figure de l’autre. Les distances envers les Juifs seraient aussi beaucoup plus nettement prises dans l’abrégé que dans les inst. Selon P. M., l’epit. pourrait donc avoir été composée aprés 325, dans un monde ot V’hostilité chrétienne envers les Juifs se faisait jour de plus en plus nettement. Malheureusement, comme le reconnait P. M. lui-méme, on ne peut pas donner de date précise a partir de laquelle cette hostilité aurait augmenté : « il semble toutefois que c’est sous le régne de Constance (337-361) qu’eurent lieu les premiéres révoltes juives violentes et que la législation leur devint nettement défavorable »'?, Dans la derniére partie de cet article, nous expliquerons pourquoi une datation aussi tardive de l’epit. nous parait exclue. D/autre part, cette inflexion, nouvelle dans la pensée de Lactance selon P. M., se marque par des omissions, par rapport aux ins?., plus que par des attaques explicites : quand on fait un abrégé, il est naturel que les grandes lignes, qui pouvaient étre masquées dans l’ceuvre compléte par la luxuriance des détails, apparaissent avec un relief mieux marqué, sans pour autant indiquer un véritable changement d'orientation. Une remarque de P.M. touche la question de savoir si la théologie de Lactance est binitaire (page 222): «inspirauit in eos spiritum sanctum » depit. 42, 3 renvoie a |’Esprit-Saint, qui n’apparaissait pas en inst. 4, 21. C’est effectivement une allusion 4 la Trinité dans le sillage d’Act. 1, 8', pour des raisons de contexte et de vocabulaire. Il est assurément difficile de faire entrer ce passage dans la théologie binitaire de Lactance, telle qu’on la décrit tradi- 13, P. 267, note 5. Les arguments que l’on peut tirer d’un certain antijudaisme de lepit. vont, selon nous, dans le méme sens que les remarques de type plus proprement théologique. F. BLANCHETIERE a en effet récemment étudié « L’évolution du statut des Juifs sous la dynastic constantinienne » (in « Crise et redressement dans les provinces européennes de Empire (milieu du m*milien du tv ap. J.-C.) », éd. par E. Frézouls, Strasbourg, AECR 1983, p. 127-141, On trouve une bibtiographie du sujet p. 129, n, 16), La lof anti-juive la plus ancienne est datée du 11.12.32 : les Juifs sont astreints au décurionat alors qu’ils s'en trouvaient exemptés par une ancienne coutume (Vextension de cette charge aux Juifs représente une mesure prise en vue de Vintérét général). A part cette loi de 321, qui n’est pas vraiment iminatoire envers les Juifs, toute la réglementation constantinienne relative aux Juifs et au judaisme a été fixée principale- ment entre 329 et 335, c’est-A-dire durant le dernier tiers du régne de Constantin, bien aprés sa victoire sur Licinius, aprés Nicée... Il y a done une pression exercée sur les Juifs, mais uniquement aprés 329. Cela nous semble trés cohérent avec ce que nous exposerons dans la suite de cet article : si l'on accepte les présupposés de P. M., on est amené a dater l’epit. aprés 330 au moins. Mais si l'on considére avec nous que dans l’epit., une évolution est seulement en train de, s'amorcer (anti-judaisme, anti-arianisme), et que rien ne permet d’affirmer que les positions prises par Pauteur sont nettes, on est inévitablement ramené & une période antérieure. 14, Quoiqu’en dise V. Lot, Lattanzio, Ziirich, 1970, p. 176. L’AUTHENTICITE LACTANCIENNE DE L’EPITOME 33 tionnellement's, et telle qu’elle apparait dans les inst. Admettre avec P.M. que auteur de ’epit. pense en ce passage a |’Esprit-Saint semble nécessaire. Mais cela constitue-t-il vraiment un argument contre l’authenticité lactancienne de Vepit.? Il y a trois raisons de donner une réponse négative a cette question. En premier lieu, on sent une formulation biblique sous-jacente ici (peut-étre une contamination de Sag. 15, 11 et d’Act. 1, 8 et 2, 4). Est-il déraisonnable de Supposer que Lactance se soit apergu, ou qu’on lui ait signalé, sur le point en question, une lacune grave en inst. 4, 20, 1 et 4, 21, 1, of l’Esprit-Saint n’apparait pas ? Il a pu apparaitre ici, en revanche, grace 4 un retour au texte biblique méme de l’événement. En second lieu, faut-il aussi jouer sur la post-position de sanctus par rapport 4 spiritus (comme le fait P.M.', et distinguer « spiritus sanctus » = lEsprit-Saint) et « sanctus spiritus » (= un esprit saint) — la premiére expres- sion étant un hapax dans le corpus des ceuvres de Lactance — ? La seconde évoquerait la « préexistence du Christ »!7, ou I’« inhabitation du Christ dans le fidéle »!®, Mais, en epit. 42, 3, le Fils emplit les apétres de I’Esprit, tout comme, en inst.4, 11, 1, il était dit que le Pére avait empli les prophétes de "Esprit : « electos uiros sancto spiritu implebat, prophetas ». Tout cela peut se concevoir dans une théologie de l’Esprit-Saint remontant au 1‘ ou au mn siécle, et il est sans doute imprudent de tenter de tirer un argument décisif de la place respec- tive de l'adjectif et du substantif dans l’expression « spiritus sanctus ». Enfin, il y a une différence entre ce qui nous parait aujourd’hui chez Lactance « binitai- re» — ainsi que, déja, a Jéréme—, et une hérésie positivement exprimée + au début du 1Vv° siécle, il faut plutét parler d’un binitarisme latent, « par omission » en quelque sorte. En troisiéme lieu, la théologie de Lactance est-elle aussi strictement « bini- taire» qu’on I’a écrit? En fait, comme nous venons de le rappeler au paragraphe précédent, on lit explicitement « sancto spiritu » dés inst. 4, 11, 119. Et F. Bolgiani rappelle que, méme si la formule trinitaire est constamment répétée du u° au m® siécle, l’intérét théologique se concentre essentiellement, au cours de cette période, sur le rapport du Pére au Fils, ou de Dieu au Verbe ; les mentions doctrinales explicites concernant |’Esprit-Saint demeurent jusqu’au 15. B. Sruper, « La sotériologie de Lactance », dans J. FoNTAtNe et M. PERRIN, « Lactance et son temps », Paris 1978, p. 253-271. 16. P. MONAT, n. 283 et p. 222. 17. Comparer inst. 4, 12, 1 et 2, 8. Sur la théologie de I'Esprit-Saint, F.BOLGIANI, « La théologie de P'Esprit-Saint, de la fin du 1* siécle au Concile de Constantinople (381) », dans «Les quatre fleuves », cahier 9: « Diew révélé dans Esprit », 1979, p. 40-41. 18. Voir F. Bouatant, ibid., p. 41-42, 19. L’idée ct la formulation du texte sont bibliques. La Vulgate emplole plenus, repleo et inpleo. Il s’agit des personages suivants : Jean-Baptiste (Luc 1, 15); Elisabeth (Luc 1, 41) ; Zacharie (Lue 1, 67) ; Jésus (Lue 4, 1) ; les apétres a la Pentecdte (Act. 2, 4) ; la communauté de Jerusalem (Act. 4, 31) ; Pierre (Act. 4, 8); les sept diacres (Act, 6, 3) ; Etienne (Act. 6, 5 et 7, 55) 5 Saiil (Act. 9, 17); Barnabé (Act, 11, 24); Paul (Act. 13, 9); les disciples (Ac#. 13, 52). 34 MICHEL PERRIN milieu du iv® siécle occasionnelles et, de fait, presque toujours marginales”. Il précise encore: «les exigences de la polémique avec les gnostiques et le montanisme entrainérent aussi dés le u* siécle cette prépondérance pour ainsi dire écrasante de la théologie du Verbe »?!. Par conséquent, si I’Esprit-Saint n’est pas totalement absent des inst., il ne faut pas s’étonner qu’il ne trouve qu'une place trés réduite dans l’epit.; les deux ceuvres ne s’opposent pas radicalement de ce point de vue. On admettra sans peine que cela apparaisse aujourd’hui imparfait et inchoatif, mais cette orientation est celle d’une époque, et elle est cohérente avec cette phase de ’histoire de la théologie. Dans le méme sens, on constate que Lactance ne dit rien de la distinction des trois « personnes ». Le mot persona ne se rencontre pas chez lui avec ce sens. Sur ce sujet, ’aspect pédagogique de son ceuvre lui aurait, en tout état de cause, créé des difficultés : la troisiéme « personne » de la Trinité (terme anachronique en Poccurrence) est la plus insaisissable des trois, la plus difficile a faire appréhender 4 un paien”*, Or Lactance prétend jeter les bases de la foi, mais non pas, sans doute, étre complet dans son exposé de tous les futurs « dogmes » de la foi chrétienne. A nos yeux, il n’y a donc pas 1a, entre les inst. et l’epit., une différence théologique telle qu’elle impose de conclure 4 l’inauthenticité de Pepit. Une derniére catégorie de modifications « orientées » est relevée par P. M. : elles vont dans un sens « anti-arien », et semblent modérer les imprudences subordinatianistes des inst. Plusieurs passages sont ici en cause. — Page 183: epit. 38, 8 élimine inst. 4, 12, 1-10 (dossier sur 1’Incarnation). Selon P. M., l’abréviateur semble modifier ici tout ce qui pourrait ressembler au schéma arien (/ogos/sarx) pour arriver au schéma /ogos/anthropos, plus orthodoxe aprés Nicée. Il supprime ainsi le verset bien connu d’Isaie 45, 8 («ego Dominus creaui eum »), Nous ne saurions nier que ces modifications soient orientées en un sens apparemment « nicéen » ; mais une date relativement tardive de !’epit., comme celle que nous avons proposée (vers 320), autorise a voir dans cette inflexion celle de la théologie orthodoxe elle-méme, un peu avant le concile de Nicée qui va fixer la formulation théologique dans ce sens. Diautre part, il ne faut pas non plus durcir les oppositions constatées : ainsi, dans le méme passage (epit. 38, 9), Lactance parle encore de la chair du Christ, et il retrouve le couple spiritalis/carnalis®, Il faut donc, certes, étudier de prés quels sont les versets bibliques de ce dossier théologique repris des inst. en epit., mais leur contexte respectif est au moins aussi important que le décompte des versets ajoutés ou supprimés de la premiére ceuvre a la seconde. Une conclu- sion fondée uniquement sur l’étude des versets hors de leur contexte reste 20. F. BOLGIANI, ibid. (sup., n. 17), p. 25. 21. F. BoLetanr, ibid, p. 45. 22, F. BOLGIAN!, ibfd., p. 35 : la divinité de V Esprit apparait progressivement (GREG. NAz. serm, 31, 26-28), 23, « Quemadmodum in prime natiuitate spiritali creatus ex solo deo sanctus spiritus factus est, sic in secunda carnali ex sola matre genitus caro sancta fieret...» L'AUTHENTICITE LACTANCIENNE DE L’'EPITOME 35 partielle, et risque d’amener 4 des erreurs de perspective dans la perception de la suite des idées. En outre, dans ce passage prétendiment travaillé en vue d'une remise a jour post-nicéenne, V. Loi a constaté, de son cété, que Lactance emploie une terminologie (« creatus », « factus ») en net contraste avec celle qui sera adoptée dans le symbole nicéen®4, Un réviseur orthodoxe et attentif aurait-il conservé ce vocabulaire équivoque aprés 325 ? Et ces flottements de terminologie ne sont-ils pas au moins aussi faciles 4 concevoir et 4 admettre autour des années 320 ? Cela, surtout chez un Lactance, dont le vocabulaire et parfois aussi les idées ne sont pas exempts d’une certaine plasticité, pour ne pas dire entachés d’une certaine incertitude ? — Page 187 : Pambiguité du dossier scripturaire des inst. 4, 12 (trés visible en 4, 12, 20-21: proclamer la royauté actuelle du Christ sur le monde, et donner a |’Ascension une garantie scripturaire) disparait d’epit. 42, 4-43, 1, ot seul le second théme apparait. Pour P. M., cette suppression s’expliquerait par le fait que les promesses de pouvoir terrestre auraient exhalé un relent trop subordinatianiste aprés Nicée. La encore, 4 nos yeux, c’est peut-étre durcir excessivement les choses. En effet, dans les textes cités ici en epit. (Daniel 7, 13sq. et Ps. 109, 1), il est quand méme question du régne de Dieu. De plus, en epit. 43, 1, on lit que le Christ « siége a la droite de Dieu, prét a fouler aux pieds ses ennemis qui I’ont crucifié ». La notion du Christ comme « celui qui régne 4 la droite de Dieu » n’est ainsi pas totalement absente de |’epit. Pour conclure ce passage, simplification et suppression ne signifient pas obligatoire- ment opposition de tendances. — Page 189 : epit. 39, 5-6 présente des coupures par rapport a inst. 4, 13. Y sont supprimés les commentaires sur la double nature du Christ, ainsi que le texte d’Isaie 45, 14-15, Tout ce qui pourrait permettre d’appliquer ce texte & Israél, et qui évoque la possibilité de son salut, disparait, En outre, les versets du Psaume 44, davidiques et susceptibles d’une interprétation subordinatia- niste, sont rejetés pour cette raison**, Nous avons déja répondu sur ce qui concerne l’aspect anti-juif de l’epit., et nous nous arréterons seulement ici au probléme posé par la suppression des versets du Ps. 44. Dans le passage incriminé des inst., Lactance cite plusieurs textes bibliques qui tous tendent vers une méme et double affirmation : d’abord que le Christ est Dieu, ensuite qu'il est homme. La suppression d’un de ces textes — pour faire plus court — n’a en soi rien de surprenant ; de plus, les versets du Ps. 44 servent a Lactance a rappeler que le Christ s’appelle ainsi 4 cause de l’onction divine (étymologie transparente). En epit. 37, 9, tout ce qui concerne l’onction disparait ; la seule 24, V. Lot, Lattanzio, Ziitich 1970, p. 206 : « ’Epitome fu quasi certamente scritta negli anni in cui gia si discutevano le formule ariane ». Et p. 207, n. 12 : « ’Epitome fu composta negli anni immediatamente precedenti il Concilio di Nicea, quando gid divampava Ia disputa tra favo- reggiatori ¢ oppositori di Ari 25. «Cum... ad dexteram dei sedeat calcaturus inimicos suos qui eum cruciauerunt ». 26. Ps. 44, 7sq. : « thronus tuus, deus, in saecula saeculorum, uirga aequitatis uirga regni tui. Dilexisti iustitiam, odio habuisti iniustitiam. Propterea unxit te dominus deus tuus oleum exulta- tionis » (= inst. 4, 13, 9). 36 MICHEL PERRIN explication donnée est la suivante: le Fils a deux noms, « Jesus, quod est saluator, et Christus, quod est rex ». Plutét que de mettre cette suppression de toute allusion 4 l’onction sur le compte du subordinatianisme, je l’attribuerais a une volonté de lauteur d’aller a lessentiel. En Voccurrence, l’onction était effectivement le symbole de la royauté. Se borner a dire que le Christ est ainsi appelé parce qu’il est roi permet 4 Lactance de renoncer a expliquer P'usage juif de lonction. — Pages 197 et 267: selon P. M., l’auteur d’epit. 37 modérerait les impru- dences subordinatianistes des inst.: le Fils n’est plus présenté par l'image anthropomorphique de manus Dei, le dossier complexe sur la « Prolation » du Verbe disparait presque complétement. Se trouvent ainsi éliminés les textes scripturaires qui seront au cceur de la controverse arienne, dont Prov. 8, 22-31. A quoi l’on peut répondre que le silence prudent de |’epit. sur ce dernier point peut s’expliquer mieux si l’on admet que l’auteur a écrit son abrégé dans les années 3207’. Il ne nous reste maintenant qu’a « nouer la gerbe» de ces observations. Aucune objection ou réticence de P. M. a l’encontre de la thése de l’authenticité lactancienne de |’Epitomé ne nous parait décisive. Les difficultés qu’il a soulevées peuvent étre sensiblement diminuées si l’on ne considére pas seule- ment les citations bibliques des Institutions et de l’Epitomé, mais aussi leur contexte, En effet, la structure de l’abrégé ne reprend pas dans le détail celle de la grande ceuvre. II convient d’en tenir compte : ce n’est pas parce que la méme idée ne se trouve pas a la méme place dans les deux ceuvres qu’il y a opposition entre elles. D’autre part, beaucoup de difficultés disparaitraient si l’on considérait que l'Epitomé de Lactance est bien un « abrégé », c’est-a-dire une weuvre d’un genre littéraire différent de celui de l’ouvrage qui lui a servi de point de départ et @appui. Lactance a donc pu y faire, a bien des égards, une ceuvre qui répond 4 des préoccupations nouvelles. Une réflexion plus poussée sur ces préoccupa- tions permettrait, 4 notre avis, de mieux comprendre ces différences entre les Institutions et !’Epitomé, et de les interpréter non pas comme des contradictions irréductibles, mais comme les traces sensibles et nettes d’une évolution, d’un changement d’éclairage et de perspective. Aussi voudrions-nous, pour finir, situer ce faisceau de questions dans la problématique historique et théologique des années 320/325, A Alexandrie, les troubles qui allaient conduire 4 la convocation du concile de Nicée ont di commencer vers 320, mais la controverse a pu débuter plus tot, pendant l’épiscopat d’Alexandre (évéque d’Alexandrie de 313 a 328)*. Or il est trés probable que la cour ne savait pas grand-chose de cette querelle a ses débuts, et, en tout cas, qu’elle ne s’en souciait pas. En effet, peu de temps apres avoir vaincu Licinius, Constantin fonde Constantinople, une nouvelle ville qui 27. Cf. sup,, 4 propos de la p, 183 de P. Monat, 28. Voir T.D. Barnes, ibid. (ef. sup. note 11), p.206, n. 154, et M, SIMONETTL, « La crisi ariana nel tv sccolo » (=« Studia Ephemerides Augustinianum » 11), Roma 1975, p. 26. L'AUTHENTICITE LACTANCIENNE DE L’EPITOME 37 sera sa capitale, une cité chrétienne dans laquelle les empereurs chrétiens tiendraient leur cour, dans un espace vierge de constructions faites pour d’autres religions. La cérémonie de fondation a eu lieu le 8 novembre 324. Peu aprés, Constantin quite Nicomédie et voyage en Asie Mineure. Il aurait voulu aller au moins jusqu’en Egypte, car certaines personnes y préparaient une visite impériale imminente”®, Mais ce voyage est interrompu : Constantin ne dépasse pas Antioche, et il revient 4 Nicomédie of sa présence est attestée le 25 février 325. Il explique lui-méme son changement de programme dans une lettre adressée 4 Alexandre et Arius: il ne veut pas entendre parler de la querelle théologique qui divise l’Orient. C’est un messager qui lui a appris l’existence de ces troubles*’, La controverse arienne dérange donc les plans de Constantin au moment ot il souhaitait concentrer ses efforts sur la conversion des paiens au christianisme. De plus, toujours dans la méme lettre, il apparait que l’empereur considérait cette querelle’ comme de peu d’importance au regard du schisme donatiste qui divisait alors l’Afrique?!. La conclusion nous semble étre que, jusqu’aux premiers mois de 325, Constantin et la Cour ont pratiquement ignoré les remous de la situation 4 Alexandrie, Par conséquent, corriger en Occident un texte en un sens anti-arien n’a guére de signification avant cette méme année 325. Il est en effet vraisem- blable de penser qu’on en savait encore moins A Tréves qu’a Nicomédie. Cela étant, la querelle proprement théologique a des fondements fort loin- tains, qui remontent plus tét, au milieu du 1° siécle. M. Simonetti, aprés d’au- tres, observe que les arguments doctrinaux de caractére trinitaire qui ont été au centre de la controverse arienne n’ont pas été improvisés par Arius et ses adversaires, mais qu’ils avaient déja une longue histoire, aux origines de la religion et de la société chrétiennes ; le fondement de la foi est en effet la conviction que Jésus-Christ, Fils de Dieu, était authentiquement Dieu : non pas un deuxiéme Dieu en plus du Pére, mais un seul Dieu avec lui*?. En fait, il y a eu plusieurs approximations de ce qui allait devenir le dogme trinitaire, a partir des apologistes pour qui le Christ-Logos était intermédiaire entre Dieu et le monde : la monade divine se développe en une dyade et en une triade pour créer et gouverner le monde. Mais le danger apparait alors de faire du Fils un Dieu inférieur au Pére, et d’affaiblir affirmation essentielle du monothéisme, de la monarchia divine, A Pautre extrémité de ’éventail des opinions théologiques, on trouve un type de monarchianisme qui a connu une grande fortune: le sabellianisme ou modalisme, pour lequel le Fils est un mode de participation du Pére a la 29. T.D. BARNES, ibid., p. 212. 30. Evs. VC 2, 72, 2 : npdnv Emarig wi Nixoundéov ndRet, napazpiiua xpos thy ébav ens ‘yousy TH Yvoun, ErevSovn Sf wor npds Suds, xal tH delovi péper oBv duiv dvn, * co6Se 105 mpdyuaros dyyehia npdg tO Eupadiv tov Aoywoudv avexainiaey, [va wi tots dgBaAyo’s opav dvaykaoBeiny, & unB8 tats dKodig mpocéaBat Svvardv HyooLny. 31. Evs. VC 2, 66 32. M. SIMONETT, ibid. (cf. sup. note 32), p. 3. 38 MICHEL PERRIN Rédemption. Au mi siécle, les monarchianistes et les théologiens du Logos s’affrontent avec des fortunes diverses. Origéne approfondit et développe la théologie du Logos 4 Alexandrie. Denys d’Alexandrie, dans sa polémique contre les Sabelliens, insiste bien sur Pinfériorité du Fils a l’égard du Pére, tout en affirmant la coéternité du Fils 4 l'aide d’arguments typiquement origéniens®>. Mais il est accusé en 257 par des monarchianistes d’Alexandrie d’avoir affirmé que le Christ est une créature d’essence différente de celle du Pére, et condamné a ce titre par Denys de Rome. En 268, Paul de Samosate, évéque d’Antioche, est déposé a cause d’une accusation décisive d’adoptianisme (le Christ est un homme vrai doué de charismes divins particuliers; dans |’homme-Jésus habitent ensemble le Logos et la Sagesse divines), Enfin, Lucien d’Antioche, maitre d’Arius et de ses plus importants partisans, fait le lien entre Origéne et Arius. En un mot, la querelle qui a éclaté en 325 couvait en fait depuis fort long- temps. Elle est due 4 la concurrence de plusieurs expressions contradictoires du dogme trinitaire, entre lesquelles P’Eglise n’a tranché que progressivement. Par voie de conséquence, on ne peut s’étonner de retrouver dans l’epit. de Lactance certains ingrédients, pour ainsi dire, de la crise arienne. Mais nous avons précédemment remarqué que l’epit. semblait en fait adopter une position fluctuante, hésitante, sur ces problémes, que son auteur, ballotté dans la tourmente théologique, n’avait pas de position bien arrétée sur cette question. Il est loin d’étre le seul a cette époque : nous le montrerons sur trois exemples. Vers 300, un philosophe platonicien d’Alexandrie, Alexandre de Lycopolis, présente des observations sur les chrétiens de son temps. Elles reflétent les conditions régnant alors 4 Alexandrie™, Le christianisme est présenté par Alexandre comme une simple philosophie, principalement attentive a l’éthique. Elle inculque au peuple la vertu, la piété, l'amour de Dieu. Alexandre se plaint que le christianisme manque d’une base théorique, en matiére de théologie comme d’éthique ; cette lacune explique les incertitudes qui l’affectent sur le plan doctrinal. Comment ne pas observer, @ ce propos, que Lactance, dans sa préface des Institutions, affirme vouloir établir une « somme » du christianisme précisément parce que celle-ci n’existe pas ? Il veut combler une lacune dans la «bibliographie chrétienne», lacune qui explique bien des fluctuations, inévitables en l’absence d’un corps de doctrine cohérent et explicitement consti- tué. Le second exemple nous est fourni par |’évéque Alexandre d’Alexandrie lui-méme, dans ses démélés avec Arius : comment expliquer ses flottements ? Au départ, il faut comprendre que le débat se situe a /’intérieur-méme du camp origénien a Alexandrie. Or le « front origénien » n’est pas homogéne. En effet, la complexité de la spéculation origénienne, son absence de systématisation, sa 33. M. Simonetti, ibid. p. 16. 34, T.D. BARNES, ibid., p. 197. L’AUTHENTICITE LACTANCIENNE DE L'EPITOME 39 tendance 4 développer les problémes plutét qu’a les définir axiomatiquement, tout cela a produit des équivoques dans l’interprétation de la pensée du maitre*’. Les flottements d’Alexandre, pendant le débat avec Arius, s’expliquent certes par une volonté de ne pas accentuer la discorde a Alexandrie immédiate- ment aprés le schisme mélétien ; mais un motif plus profond est également incontestable : le récit de Sozoméne** montre qu’Alexandre ne pouvait certes donner son assentiment aux affirmations les plus radicales d’Arius, mais qu’il ne se reconnaissait pas non plus dans les positions doctrinales des adversaires de celui-ci. Ceux-ci avaient une conception trinitaire d’inspiration monarchia- niste ; en un sens, ils étaient les héritiers de ceux qui avaient accusé Denys d’Alexandrie auprés de Denys de Rome, tout comme Alexandre était |’héritier de la tradition d’Origéne et de Denys d’Alexandrie : il était donc loin de partager le radicalisme des positions anti-ariennes, mais le subordinatianisme radical d’Arius était également inacceptable pour lui. Enfin, ’empereur Constantin lui-méme donne l’impression de louvoyer parce qu’il ne comprend pas nettement I’enjeu théologique en cause. Il a espéré étre un médiateur de la querelle, parce qu’il n’accordait qu’une faible valeur aux définitions théologiques, qu’il considérait comme pédantesques. Pour lui, Vimportant était de constituer un Empire romain chrétien’’. Or il n’y avait pas a ses yeux de dispute sur l’essentiel de la foi : puisque le débat était « philoso- phique », Constantin demandait 4 Alexandre et Arius de se conduire comme des philosophes, et de considérer que leur accord sur l’essentiel l"emportait de loin sur des divergences mineures, 4 propos d’une question dont la faiblesse de Vintellect humain empéchait la claire exposition®*. On a accusé Constantin d’avoir mal vu l’enjeu de la controverse, et d’avoir été incapable de déceler une hérésie, mais on ’a accusé en grande partie A tort. Constantin croyait que tout le peuple se convertirait, mais il pensait que les chrétiens pouvaient légitime- ment soutenir des opinions divergentes sur des questions théologiques. D’autre part, écrivant aux protagonistes de la querelle dans un esprit d’apaisement, il avait tendance a minimiser ce qui les opposait®. Sa lettre exprime l’indignation qu’il éprouvait 4 voir diviser le peuple chrétien a cause d’une question inutile concernant l’interprétation d’un passage de I’A. T. (Prov. 8, 22). Cette attitude est typique de quelqu’un qui a des sympathies pour le christianisme, mais qui nest pas encore familiarisé avec sa doctrine et avec sa forme d’esprit parti- culiére. L’existence d’une doctrine et son intégrité sont senties par les chrétiens comme essentielles pour l’existence méme de P’Eglise ; c’est une différence capitale avec les religions paiennes. Or le seul point de comparaison que trouve Constantin est celui des écoles philosophiques, oi les discussions académiques n’entament pas !’unité d’une école. Et il considére qu’il suffit d’assurer l’accord 35. M. SiMoneTTI, ibid., p. 21. 36. M. Simonerm, ibid., p. 29, et Evs., HE 1, 15. 37. T.D. Barnes, ibid., p. 212 (Evs., VC’: oratio 11, 1 sq.). 38. T.D. BARNES, ibid., p. 213 (Evs. VC 2, 64-72). 39, T.D. Barnes, /bid., p. 213, 40 MICHEL PERRIN sur le point essentiel de ce qu’il considére sommairement comme ’objet de la foi : ’existence d’un Dieu supréme, qui exerce sur le monde une action provi- dentielle. Or c’est 1a une proposition de foi convenant a toutes les convictions syncrétistes, et que méme des paiens monothéistes auraient pu contresigner... Constantin Wobtient d’ailleurs avec sa lettre aucun résultat*®, Les louvoiements ultérieurs de l’empereur peuvent donc s’expliquer par le fait qu’il congoit encore mal l’objet propre de la foi au Christ, et donc ce qui distingue radicale- ment le christianisme des autres religions de l’époque. Ainsi, les fluctuations de l’Epitomé paraissent refléter celles du temps oi il a été rédigé ; si l’ceuvre était clairement pro-arienne ou anti-arienne, cela impli- querait trés probablement une datation nettement postérieure 4 325, et donc son inauthenticité lactancienne. En ce sens, P. Monat a raison de dire que, s'il s’y trouve des corrections nicéennes systématiques, cela conduit 4 penser que PEpitomé n’est pas de Lactance. Mais cela n’est pas le cas : l’abréviateur n’a pas supprimé tout ce qui peut paraitre en dissonance avec la foi définie 4 Nicée ; sa cohérence n’est pas totale a cet égard, loin de 1a. Rien n’empéche donc de penser que I’Epitomé est proche de 325. Si l’on souhaite rapprocher le plus possible de Nicée sa date de composition, on peut méme reculer cette date jusqu’a 324, date a laquelle commencent effectivement les opérations militaires de la guerre entre Constantin et Licinius. Pour notre part, nous préférons nous en tenir a la « déclaration de guerre » de 321. Quels sont en fin de compte les mobiles de Lactance, susceptibles d’expliquer ces dissonances et ces variations? On peut en discerner plusieurs. Tout d’abord, comme Constantin, il n’a pas vu ni compris toutes les implications du débat en cours. Ou bien, comme l’évéque Alexandre, il n’avait pas de position trés tranchée en matiére de dogme trinitaire. Ou encore, si l’on insiste sur aspect « protreptique » possible de son attitude, Lactance « gomme» les disputes, les controverses entre chrétiens, il « lisse » tout ce qui pourrait étre un objet éventuel de controverses, pour se borner, loin des subtilités orientales, 4 exposer ce qui est a ses yeux l’essentiel du dogme. Ou enfin, mis en face d’une question dont il sent qu’elle est difficile, et dont les solutions ne lui apparaissent pas clairement (qui pourrait le lui reprocher a la date oui il,écrit ’ouvrage en question 2), il cherche a se dérober ; peut-étre espére-t-il aussi contribuer 4 trouver un juste milieu, un compromis raisonnable entre les différentes positions envisageables. Ces hypothéses ne sont d’ailleurs nullement incompati- bles entre elles. Nous les avons exposées pour montrer qu’en 320 et en Occi- dent, on pouvait flotter quelque peu en matiére de dogme trinitaire, et méme qu’un tel flottement était assez naturel. En un mot, donc, et jusqu’a preuve du contraire — plus que jamais difficile 4 apporter, 4 notre avis—, c’est bien Lactance qui a écrit ’Epitomé des Institutions vers les années 320. Michel PERRIN Professeur 4 I’Université de Picardie Amiens 40. M. SIMoNETTI, ibid., p. 36-37. Revue des Etudes Augustiniennes 32 (1986) 41-55 “argumentation probabiliste d’ Augustin dans le Contra Academicos A la fin de son grand monologue contre la philosophie de la Nouvelle Académie, Augustin aborde la conclusion de ce discours avec les phrases suivantes : Hoe mihi de Academicis interim probabiliter, ut potui, persuasi. Quod si falsum est, nihil ad me, cui satis est iam non arbitrari non posse ab homine inueniri weritatem. Ceci sont les opinions que je me suis faites, entre-temps, sur les Académiciens, comme je 'ai pu, @une fagon probable, Si c’est faux, peu m’importe, car il me suffit de ne plus croire que ’homme ne peut pas trouver la vérité. Avec ces deux phrases, commence ’épilogue d’une réfutation convaincante du Scepticisme'. Convaincante, puisqu’elle est une réfutation immanente de la Nouvelle Académie, ayant comme point essentiel que Jes hypothéses sceptiques sont contradictoires en elles-mémes*. N’est-il pas vrai que celui qui se permet de douter de toute connaissance possible, doit pourtant avouer que ses locutions, ou ses propositions, sont vraies ou fausses* ? Aprés une telle argu- mentation, l’emploi d’une formulation probabiliste, comme citée ci-dessus, surprend. Est-ce un jeu de mots d’Augustin ? A-t-il Pintention, a la fin de son discours, de ridiculiser le probabilisme de ses adversaires ? Ou faut-il prendre le mot probabiliter au sérieux, par exemple en tant quallusion a une doctrine prétendue secréte, ainsi que le font Jolivet et O’Meara‘ ? 1. Contra Acad. III, 20, 43, Nous tenons vivement a remercier F, Dolbeau, secrétaire de ré- daction de la Revue des Etudes Augustiniennes, pour les corrections qu’il a bien voulu apporter au texte frangais de cet article. 2. En mettant laccent sur 1a réfutation immanente, nous suivrons l'approche d’A, ScHOPF, Augustinus, Freiburg/Miinchen 1970, 46-47, Voir aussi R. Jo.tver, Diew soleil des esprits, Paris 1934, 6-24, 3. Contra Acad. Ill, 9, 18-21, Le raisonnement que le doute en lui-méme doit étre_vrai ou faux, ménera au ‘ cogito’ augustinien ; voir De Vera Rel. 39, 73 ; De Ciu. Dei XI, 26 ; Ench. 1, 20. 4. Selon Pavis de Jolivet — voir sa note a propos de cette premiére phrase dans l’édition de la Bibliotheque Augustinienne, Paris 1939, 213 ~ nous avons & faire ici & une allusion au prétendu 42 MATTHIAS A. SMALBRUGGE Toutefois, ce n’est pas seulement l’interprétation de cette phrase qui nous intrigue. L’argumentation probabiliste d’Augustin aux autres endroits de son débat avec les Académiciens, ainsi que le manque de rapport évident entre cet emploi répété et sa propre conviction, nous incitent 4 examiner de plus prés Je raisonnement développé dans le Contra Academicos. Au probléme de l’emploi du probabilisme est lié celui de l’interprétation de la deuxiéme phrase. Avec les mots quod si falsum est, nihil ad me, Augustin donne l’impression de remettre en cause toute sa réfutation logique de la Nouvelle Académie. Il parait lui suffire de croire que I"homme peut trouver la vérité, méme si son argumentation en faveur d’une telle thése est incorrecte, Par suite, conjointement, les deux phrases semblent presque révéler une rupture avec la composition stricte et logique du reste du débat. Le but de cet article sera donc, 4 travers un examen de la structure du Contra Academicos, d’arriver 4 une saine compréhension de l’emploi du probabilisme par Augustin. Nous commencerons par un bref apergu de la composition de cet ouvrage. Qu’on insiste ici sur le mot ‘ composition ’, impliquant qu’il ne s’agit pas d’un compte-rendu d’un véritable débat par Augustin. Nous croyons que les argu- ments qu’on a donnés contre '"historicité du livre en occurrence sont péremptoires, bien que I’ceuvre parte des données historiques*. Si on considére Augustin donc en tant qu’auctor intellectualis, il a eu toutes les possibilités de rédiger son théme — la réfutation définitive des Académi- ciens — comme il le voulait, En conséquence, il va de soi qu'il pouvait également insérer par endroits des motifs divers, servant A mieux faire ressortir le théme. Bien entendu, il n’est pas nécessaire qu’un tel motif joue son réle, qui est secondaire par rapport au théme, tout le long du livre. Or, c’est le cas en secret d’Arcésilas. Colui-ci, étant scholarque de la deuxiéme Académie, aurait réservé a ses meilleurs éléves un enseignement dogmatique secret. L’histoire remonte a un certain Dioclés de Cnide et fut reproduite par Cicéron (voir aussi E. BREHIER, Histoire de la philosophie, Paris 1983%, T.1, 339). Linterprétation de Jolivet semble étre plausible par rapport aux phrases suivantes : « Quisquis autem putat hoc (se. non posse ab homine inueniri ueritatem) sensisse ‘Academicos, ipsum Ciceronem audiat. Ait enim illis morem fuisse occultandi sententiam suam, nec eam cuiquam, nisi qui secur ad senectutem usque uixisset, aperire consuesse ». Pourtant, en TIL, 17-19, Augustin fait preuve de bien connaitre ladite doctrine, prétendue secréte, ce qui rend fragile 'interprétation de Jolivet des mots probabiliter ut potui. O’Meara remarque & propos de Ja locution d*Augustin quod si falsum, nihil ad me : « This inconsequential attitude to doctrine propounded by others or even himself is highlighted even more in his other well known tendency to believe that philosophers propounded one thing to the public but propounded very different views to their inner circle: it is the old business of exoteric and esoteric doctrines ». Voir J.J. O'Meara, The Neoplatonism of Saint Augustine, dans Neoplatonism and Christian Thought, New-York 1982, 34-41, p.36. En effet, Augustin fait preuve dans le livre TIT d'une bonne connaissance de cette différence. Cependant, nous espérons démontrer dans cet article que Pinterprétation de O’Meara n’est pas plausible. 5. Cela est T'essentiel de la conclusion de l'étude approfondie de J.J.O'MEARA, The Historicity of the Early Dialogues of Saint Augustine, dans Vigiliae Christianae 5 [1951], 150- 178. Voir aussi du méme auteur, The Young Augustine, London 1980, 193. L’ARGUMENTATION PROBABILISTE D'AUGUSTIN 43 Poccurrence. La formulation probabiliste, employée par Augustin, est un motif qu’on rencontre seulement dans une certaine partie du livre. Par suite, la division du Contra Academicos que nous proposerons ne correspondra que partiellement avec la tripartition que donne Augustin de son ouvrage. Notamment !a division entre les livres IT et III est moins claire quant au niveau de notre motif. Pourtant, nous signalerons autant que possible le rapport avec la tripartition augustinienne. Ladite formulation prise comme point de départ, le traité se divise en trois parties principales. D’abord une discussion préliminaire concernant les problé- mes que pose le Scepticisme ; puis un débat entre Alypius et Augustin, ayant comme sujet cette philosophie sceptique ; finalement la réfutation définitive de la Nouvelle Académie sous forme d’un monologue d’Augustin. Les locutions probabilistes se trouvent dans la deuxiéme partie et semblent aboutir aux phrases citées ci-dessus. Dans la premiére partie (I, 2, 5-I, 8, 21), il s’agit surtout de la nature de la sagesse. La question en litige entre Licentius et Trygetius est de savoir si la sagesse égale la vérité et la connaissance de celle-ci ou si elle n’existe qu’en la quéte de cette vérité (I, 2, 5-I, 9,25). Ce débat correspond au premier livre. En dehors de cette discussion, nous rencontrons dans cette partie une digression sur la doctrine de la Nouvelle Académie et un exposé sur la difference entre Ancienne et Nouvelle Académie, faits respectivement par Augustin et Alypius (I, 4, 10-II, 6, 15). Cette partie, située dans le deuxiéme livre, présente avant tout un caractére didactique. Il est évident que cette premiére partie, consistant en deux morceaux nettement séparés, n’est pas en contradiction avec la tripartition augustinienne. Passons a la deuxiéme partie du livre, celle du débat entre Augustin et Alypius (II, 9, 22-III, 6, 13). Le début de cette discussion est remarquable. Augustin y résume la divergence d’opinion entre la Nouvelle Académie et lui- méme en termes qui semblent le reflet anticipé des phrases citées ci-dessus. Inter quos (sc. Academicos) et me modo interim nihil distat, nisi quod illis probabile uisum est non posse inueniri ueritatem, mihi autem inueniri posse probabile est. Entre-temps, il n’y a rien entre eux et moi, excepté le fait qu’il leur semble probable qu’on ne peut pas trouver la vérité, tandis qu’il me semble probable, par contre, qu’on peut la trouverS, Bien que la phrase et la divergence de vue qu’elle exprime, semblent étre claires, le débat risque, au début, d’échouer a cause des arguties utilisées par les deux amis. Ils se voient astreints, une seconde fois, a définir le sujet de leur débat. De nouveau, Augustin retourne a une description probabiliste, quoique la rédaction n’annonce plus exactement les phrases de III, 20, 43: Par suite, la question se pose entre nous s’il est probable avec leurs arguments qu’on ne peut rien connaitre et qu’on ne peut donner son assentiment 4 aucune chose, Si tu 6. Contra Acad. Il, 9, 23. 44 MATTHIAS A. SMALBRUGGE arrives 4 me le démontrer, je céderai volontiers 4 ton avis. Par contre, si je puis te démontrer qu’il est beaucoup plus probable que le sage peut atteindre la vérité et qu’il ne faut pas toujours suspendre son jugement, tu n’auras aucune raison, selon mon avis, de ne pas te ranger 4 mon opinion’. Alypius acquiesce 4 ce jalonnement et le débat se poursuit. Comme précédem- ment, il se concentre autour du probabilisme et le rapport de celui-ci avec la sagesse et la vérité, Tout en reprenant la formulation probabiliste, Augustin montre Videntification desdites sagesse et vérité : Car j'ai dit que ceci fut la différence entre moi et les Académiciens : eux, ils tiennent pour probable que la vérité ne peut étre comprise ; moi, par contre, bien que je ne aie pas encore trouvée, je tiens pour probable qu’elle peut quand méme étre trouvée par le sage. Maintenant que je t'embarrasse avec ma question si le sage ignore la sagesse, tu me dis: il lui semble la connaitre®, Ici se laisse voir la transition au livre II. Dans le livre IJ, il est seulement question de la vérité, sans qu’elle soit qualifiée plus précisément. Le troisiéme livre, par contre, montre cette identification importante de la vérité et de la sagesse ; cette derniére restera dans toute son ceuvre l’idéal épistémologique d’Augustin®, A la fin du débat, Augustin remporte la victoire et une fois de plus nous trouvons l’emploi de la formulation probabiliste : il me suffit qu'il ne soit pas probable que le sage ne sache rien — pour ne pas dire une ineptie—, ou que la sagesse ne soit rien, ou que le sage ne connaisse pas la sagesse'®. Alypius s’avoue vaincu, mais il considére comme nécessaire d’invoquer l’aide dune divinité afin d’accéder a la vérité!!, 7. Contra Acad. Ut, 13, 30: « Quaeritur ergo inter nos, utrum illorum argumentis probabile sit nihil percipi posse ac nulli rei esse assentiendum. Quod si optinueris, cedam libenter ; si autem demonstrare potuero multo esse probabilius et posse ad ueritatem peruenire sapientem et adsensionem non semper esse cohibendam, nihil habebis, ut opinor, cur non te in meam senten- tia transire patiaris », 8. Contra Acad. Ill, 3, 5 : « Nam cum inter me et Academicos hoc interesse dixissem, quod illis probabile uisum est ueritatem non posse comprehendi, mihi autem nondum quidem a me inuentam, inueniri tamen posse a sapiente uideatur, nunc, cum mea interrogatione urgereris, utrum sapiens nesciat sapientiam, ‘uidetur sibi scire’ dixisti ». 9. Voir H.I. MARROU, Saint Augustin et la fin de la culture antique, Paris 1938, 370-76, note B 561-69; O. Du Roy, L'intelligence de la fot en Ia trinité selon saint Augustin, Paris 1966, 441-47; G. Mapec, Christus scientia et sapientia nostra, le principe de la cohérence de la doctrine augustinienne, dans Recherches Aug. X, 1975, 77-85. Bien que ces auteurs traitent Ia relation scientia-sapientia, et bien qu’ils aient des opinions toutes différentes quant & ce sujet, il n’existe aucun doute sur le fait que la sapientia représente Pidéal de la connaissance de Dieu pour Augustin. 10. Contra Acad. III, 5, 12: «Satis mihi est, quod iam non est probabile nihil scire sapicntem, ne rem absurdissimam dicere cogantur, aut nihil esse sapientiam aut sapientiam nescire sapientem ». 11, Contra Acad, IH, , 11: « Forte enim aliquando contra hoc quoque nonnihil uel a se uel @ quopiam reperiri posse, quod acute probabiliterque dicatur, suamque imaginem et quasi L'ARGUMENTATION PROBABILISTE D'AUGUSTIN 45 Cette deuxiéme partie se poursuit jusqu’en III, 6, 13 et les derniéres paroles d@Alypius font une transition avec le monologue final d’Augustin. Puisque ce monologue est la réfutation définitive de 1a Nouvelle Académie de la part d@’ Augustin (III, 7, 14-20, 43), nous l’analyserons de fagon plus détaillée que les parties antérieures. La composition de cet exposé est déterminée par les deux taches qu’Augustin s’est imposées : d’abord réfuter l’argumentation de la Nouvelle Académie (III, 7, 14-16, 36) ; puis, expliquer pourquoi les Académiciens cachent leur véritable opinion (III, 17, 37-19, 42), avant d’en venir 4 une bréve conclusion (III, 20, 43-45). 1, La premiére partie se déroule en deux temps. Afin de réfuter les principes sceptiques de la théorie de la connaissance, Augustin débute par une argumen- tation fondée sur le principium contradictionis et \e principium exclusi tertii (IU, 7, 15-14, 32). A Vaide de cette logique, il arrive 4 démontrer les points faibles de Pépistémologie de la Nouvelle Académie. Sa fagon de raisonner est principalement la suivante : comment les Académiciens se figurent-ils la rela- tion entre le sage et la sagesse ? N’est-il pas vrai qu’il faut accorder que, si le sage connait la sagesse, il posséde une connaissance certaine ? Et d’un autre cété, s'il ne la connait pas, qu’il faudrait expliquer d’ou iJ tire son nom de sage ? Autrement dit : celui qui veut soutenir la notion de sage sans y associer la notion de connaissance, nie que sa proposition de la non-connaissance soit une locution qui doive passer pour vraie ou fausse, en tant que connaissance. Voila la réfutation immanente’?, De méme, lemploi des disjonctions ne s’accorde pas non plus avec cette conception de la non-connaissance. Ne faut-il pas choisir entre deux proposi- tions telles que ‘le nombre des éléments égale quatre’ et ‘le nombre des éléments égale cinq’ ? Elles ne peuvent pas étre vraies en méme temps"*. Puis, il aborde le domaine de la morale. Le point de vue sceptique - suspendre tout jugement — empéche d’agir d’une fagon moralement justifiée puisqu’on n’% ‘approuve pas les normes : qui nihil approbat, nihil agit (15, 33). Une telle opinion méne 4 un immoralisme effréné ; on arrive 4 une Justification de l’adultére, du parricide, du sacrilége, etc. (3, 33-16, 36). De tout ceci, Augustin tire la conclusion que les locutions principales de la Nouvelle Acadé- mie — A savoir nihil posse percipi et nulli rei debere assentiri'* — ne sont pas soutenables. speculum quoddam in Proteo illo animaduerti oportere, qui traditur eo solere capi, quo minime caperetur, inuestigatoresque eius numquam eundem tenuisse nisi indice alicuius modi numine ». 12. La proposition probabiliste doit, en tant que principe épistémologique, passer pour vraie ‘ou fausse. Pourtant, cette ‘ véri-fication ’, ou cette ‘ falsi-fication ’ n’enléve pas la possibilité de faire des locutions probabilistes. 13. Contra Acad. II, 13, 29: «Si quattuor in mundo elementa sunt, non sunt quinque ; si sol unus est, non sunt duo; non potest una anima et mori et esse immortalis... ». 14. Il s'agit done d’une opposition contradictoire et non d’une opposition contraire. Cf. Aristote, De Interpretatione VII. 15, Contra Acad. Ill, 10, 22. 46 MATTHIAS A. SMALBRUGGE 2. A partir @un apergu historique de toute Académie depuis Platon, Augustin explique les raisons pour lesquelles les adhérents de 1a Nouvelle Académie refusent d’exposer leur vraie opinion. La chose est 4 imputer aux successeurs de Platon qui ont transformé la philosophie de celui-ci en mysteria et sacrosancta decreta (17, 38): mystéres qu’il ne faudrait certainement pas révéler 4 la masse des ignorants. L’avis d’Augustin est clair: la Nouvelle Académie n’est qu’une défiguration de la philosophie de Platon. Néanmoins, cette déformation de la philosophie platonicienne s’est heureusement terminée avec Plotin : philosophe platonicien qu’on jugeait ressembler son maitre d’une telle fagon qu’on aurait cru qu’ils ont vécu ensemble. Toutefois, le laps du temps qui les sépare oblige 4 croire que Platon a revécu en Plotin'’. C’est a cause de toutes les oppositions entre philosophes qu’il a fallu tant de temps avant qu’une uerissimae philosophiae disciplina (19, 42) ne s’élaborat : Car cette philosophie n’est pas celle de ce monde que nos mystéres abominent a juste titre, mais celle du monde intelligible auquel cette raison trés subtile n’aurait jamais pu ramener nos Ames, étant aveuglées par les ténébres multiformes de l’erreur et ensevelies par une si grande impureté corporelle, si le Dieu souverain, 4 cause d’une clémence quelconque pour son peuple, n’avait incliné et abaissé jusqu’au corps humain lautorité de l’intellect divin, de sorte que les ames, incitées non seulement par les préceptes, mais également par les ceuvres, pussent rentrer en elles-mémes et, sans la lutte des débats, regarder la patrie!?, Telle est la structure de ce monologue. Les lignes essentielles du discours sont donc les suivantes. D’abord, Augustin a essayé de rendre plausible que la Nouvelle Académie a tort du point de vue de l’épistémologie (III, 7, 15-14, 32). Puis, il a montré que, dans le domaine de l’éthique, cette doctrine du probabi- lisme méne a des conséquences immorales (III, 15, 33-16, 36). Finalement, il a voulu signaler, 4 ce qu’il parait au premier abord, un rapport entre la vérité et la philosophie (néo-)platonicienne. 16. Contra Acad. Ul, 18, 41: « Qui platonicus philosophus ita eius similis iudicatus est, ut simul eos uixisse, tantum autem interest temporis, ut in hoc ille reuixisse putandus sit ». 17. Contra Acad. Ill, 19, 42: «Non enim est ista huius mundi philosophia, quam sacra nostra meritissime detestantur, sed alterius intelligibilis, cui animas multiformibus erroris tenebris caecatas et altissimis a corpore sordibus oblitas numquam ista ratio subtilissima reuocaret, nisi summus deus populari quadam clementia diuini intellectus auctoritatem usque ad ipsum corpus humanum declinaret atque summitteret, cuius non solum praeceptis sed etiam factis, excitatae animae redire in semet ipsas et respicere patriam etiam sine disputationum concertatione potuissent ». Dans son article Legons méconnues et exégése du texte du Contra Academicos (R. Et. Aug. 17, 1981, 67-84), J. Doignon a essayé de démontrer que Knéll et Green (éditeurs du Contra Acad. dans le CSEL et le CC) ont systématiquement surestimé le coder Parisinus et la famille a qui portent resipiscere. Lui, en revanche, plaide en faveur de la famille B, qui se partage entre recipere et respicere. Mais alors qu'il retient la lecon recipere, rious préférons la variante respicere, déja adoptée par les Mauristes, & cause de Pallusion manifeste & la doctrine platonicienne. L’élément de la vue est ici essentiel : contempler les idées, regarder la patrie. L’ARGUMENTATION PROBABILISTE D'AUGUSTIN 47 Donnons maintenant la délimitation stricte des trois parties. Premiére partie: 1, 2, 5-II, 8, 21, discussion préliminaire entre Licentius et Trygetius ; résumé de la doctrine de la Nouvelle Académie ; différence entre Ancienne et Nouvelle Académie. Cette partie est caractérisée par une absence de locutions probabilistes de la part d’Augustin, Deuxiéme partie : 11, 9, 22-III, 6, 13, débat entre Augustin et Alypius dont le début, la reprise et la fin font écho de fagon anticipée aux phrases conclusives de III, 20, 43. Troisiéme partie : III, 7, 14-20, 43, monologue d’Augustin, aboutissant aux dites phrases en 20, 43. Dans les deux derniéres parties, on trouvera les cing fragments que nous avons cités. Nous y rencontrons la combinaison probabile-ueritas/sapientia. De ces cinq citations, nous considérons comme parallélisme les phrases en II, 9, 23 et III, 20, 43. Toutefois, la rédaction des trois autres citations ne figure qu’en tant que répétition'®, Or, comme nous |’avons déja mentionné ci-dessus, le raisonnement probabi- liste semble porter atteinte 4 la composition rationnelle de |’argumentation, celle-ci étant fondée sur Ja logique aristotélicienne par laquelle Augustin prouve qu’un scepticisme poussé 4 |’extréme est insoutenable, parce que menant 4 des propositions contradictoires. Le scepticisme qui veut ainsi renoncer a une con- naissance certaine, rend impossible le raisonnement probabiliste!”. Mais a premiére vue, le profit d’Augustin parait encore faible. Son argumen- tation en faveur des notions de vérité et de connaissance est correcte, mais n’est autre, pour ainsi dire, qu’une limitation négative de la Scepsis. La seule chose que nous sachions maintenant est que toute locution concernant la connais- sance, soit positive, soit négative, est elle-méme, en tant que proposition, connaissance. Pourtant, cela n’est pas tout. Augustin a réussi également a démontrer que la proposition sceptique « il est probable que le sage puisse trouver la vérité» est fausse et par suite, pour lui, le contraire de cette proposition doit étre vrai, Contraire qui n’est plus « il est probable que le sage puisse trouver la vérité», mais «le sage peut trouver la vétité », puisqu’Augustin a écarté le réle logique du probabilisme en faisant passer la thése sceptique pour vraie ou fausse. Mais qu’est-elle, cette vérité? A lui de le montrer ; il a le champ libre et peut donner A la vérité la formulation qu’il veut. A travers tout ceci parait la finesse d’Augustin qui prend une locution concernant la vérité qu’on devait examiner, en tant que proposition vraie ou fausse. 18. Leur fonction n’est autre que de formuler & plusieurs reprises la divergence dvidées. 19. Pour histoire et la déformation de la Scepsis, voir JP. DUMONT, Le Scepticisme et le phénoméne, Paris 1972; pour la logique sceptique, C.L.StoucH, Greek Scepticism, Los ‘Angeles 1969, surtout 106-146, Augustin parait avoir partagé le relativisme phénoménal des sceptiques : cf. Conf, VII, 1. L’autre source du Scepticisme, le relativisme logique, devint sous forme du raisonnement probabiliste une pierre d’achoppement. 48 MATTHIAS A. SMALBRUGGE Toutefois, n’oublions pas que l’Académie n’a pas nié "existence de la vé1 Si lon examine les locutions que fait Alypius en tant qu’apologiste de PAcadémie, il parait que celui-ci prétend seulement que nous n’en possédons pas la preuve”®, Ainsi, la divergence d’idées est réduite 4 une simple question de démonstration : quelle est la vérité qu’Augustin a su trouver” ? Or, pour Augustin le chemin vers la vérité est celui d’une cohésion entre la raison et I’autorité divine. Une fois donc analysé ce jeu d’autorité et de raison, nous saurons quelle est la nature de la vérité augustinienne. Autrement dit : nous arriverons 4 la conception de la foi que se fait Augustin et en partant de cette conception, nous déterminerons le réle du probabilisme dans son argu- mentation. On trouve la combinaison autorité-raison a trois reprises en III, 19, 42 et 20, 432, La premiére fois, la mention figure dans une phrase concernant la vraie philosophie qui est celle du monde intelligible. Augustin y remarque que méme * cette raison trés subtile’ n’aurait pu ramener nos Ames a ce monde intelligible si l’Incarnation de I'intellect divin ne lavait aidée. Quelle est ici la relation entre les notions d’autorité et de raison ? Partons du réle de la raison. Premiérement, ladjectif démonstratif ‘ cette’ (sta ratio) doit se rapporter a la philosophie du monde intelligible qui n’est autre que le néoplatonisme de Plotin™, Cette interprétation en tant que philosophie néoplatonicienne est le contraire de explication donnée par Holte qui propose qu’il faut entendre le christianisme par expression una uerissimae philosophiae disciplina™*. L’essentiel de son argumentation est que, dans l’optique d’Augustin, la philosophie ne peut se réaliser que dans le christianisme et qu’en conséquence Augustin, en quali- fiant une philosophie comme ‘complétement vraie’, vise forcément le christianisme*5. Et il ajoute encore : « L’expression una uerissimae philosophiae disciplina, appliquée 4 la sagesse chrétienne, a trés certainement pour intention 20. Comme il ressort de la discussion en III, 4-5, qu’Augustin résume ainsi en 5, 12: « Ergo et hic ex nonnulla parte socium me tenent, quod utrisque non displicet atque adeo necessario placet consentiendum esse ueritati. Sed quis eam demonstrabit ? inquiunt ». 21, Déja dans 1a premiére partie — deuxiéme adresse 4 Romanianus — Augustin exprime sa conviction que ce n'est pas existence de la vérité qui est en cause, mais la découverte de celle-ci, Contra Acad. Ul, 1, 1 : «Si quam necesse est disciplina atque scientia sapientiae uacuum esse non posse sapientem, tam eam necesse esset inuenire... » Quant A scientia sapientiae, voir n. 9, 22. Pour la premiére mention, voir note 17. Les deux autres mentions apparaissent en III, 20, 43: «Nulli autem dubium est gemino pondere nos impelli ad discendum auctoritatis atque rationis, Mihi autem certum est nusquam prorsus a Christi auctoritate discedere ; non enim reperio ualentiorem. Quod autem subtilissima ratione persequendum est — ita enim iam sum affectus, ut quid sit uerum non credendo solum sed etiam intellegendo apprehendere impatienter desiderem — apud Platonicos me interim, quod sacris nostris non repugnet, reperturum esse confido ». 23, En cela nous suivons l’interprétation de O. Du Roy, op. cit., 109-148, 24. Voir R. Hote, Béatitude et Sagesse, Paris 1962, 103. 25. Ibid. 97-109. Considérant le probléme de la fin de homme dans la philosophie ancienne, il est davis que cette philosophic ‘ s’épanouit’ dans le christianisme ; c'est-d-dire qu'elle y trouve son but et sa fin. L'ARGUMENTATION PROBABILISTE D’AUGUSTIN 49 de constituer un degré supérieur par rapport aux éloges de Platon et de Plotin »*°, Et un peu plus loin : « Le texte (c’est-a-dire 19, 42) dit en résumé ceci : ‘La seule école de philosophie parfaitement vraie est la philosophie du monde intelligible d /aquelle seul I’Intellect divin incarné est capable, par ses commandements et ses ceuvrés, de ramener les Ames »*"(c’est nous qui souli- gnons). Cette interprétation ne parait pas solide ; en particulier parce qu’elle tend a négliger les détails du texte en faveur des grandes lignes de son discours”®. Revenons-en donc au texte. Du Roy a déja signalé Je paralléle entre quam sacra nostra meritissime detestantur (19, 42) et quod sacris nostris non repugnet (20, 43), dont la derniére phrase se référe au platonisme”*. S’agit-il, en vue de cette répétition, d’une interprétation cohérente quand la philosophie en question est tantdt le christianisme, tant6t le platonisme ? Puis, Holte semble étre convaincu que l’expression concernant la ‘ vraie philosophie’ crée une distance entre le christianisme et le platonisme (‘degré supérieur’). Il en résulte que le christianisme se trouve a un niveau ‘ supérieur’ sans que l’on sache comment se figurer un rapport quelconque entre la philosophie et la religion chrétienne. On est enclin 4 penser qu’il n’a pas voulu voir le réle spécifique de ‘ cette raison ’ qui, 4 notre avis, n’est autre que de former la relation avec l’autorité du Christ. De toute fagon, il ne la mentionne pas. Finalement, il écrit que l’Incar- nation méne les ames vers la philosophie du monde intelligible, celle-ci n’étant autre que le christianisme. Or, nous croyons que ce résumé simplifie trop le texte. Holte part de la présupposition que la vraie philosophie est identique au christianisme sans se demander pourtant pourquoi Augustin ne lett pas dit plus clairement, N’est-il pas vrai que le texte dit que I’Incarnation méne vers le monde intelligible? Pourquoi Augustin aurait-il inséré cette digression prétendue inutile ? Et pour une seconde fois : comment expliquer maintenant le rdle de ‘ cette raison’? Bref, A notre avis, Holte néglige trop la différence entre les rdles divers de l’autorité et de la raison. Mais, a l’encontre de Phabitude, il le fait en faveur de la foi et au détriment de la raison. Retournons 4 la vraie philosophie en tant que néoplatonisme de Plotin. Bien que cette philosophie porte la qualification d’étre ‘ parfaitement vraie’, sa 26. Ibid. 103. 21. Ibid. 105-6. 28. Le dessein de son livre, stant celui d'une philosophie arrivant a sa fin dans le christianisme, lui fait négliger Ia complexité du texte en III, 19, 42, Il qualific notre explication selon laquelle la ‘ vraie philosophie’ est le néoplatonisme, comme « trés artificielle » (op. cit., 106), Sa propre interprétation, par contre, « décrit tout simplement, sous une forme condensée, ce qu’est 1a vraie philosophie, c'est-A-dire la sagesse chrétienne » (op. cit., 106). A notre avis, expression ‘ sous une forme condensée’ est mal choisie. Il s'agit plutdt d'un texte difficile & interpréter, ayant comme sujet ‘ une vraie philosophie... du monde intelligible... auquel Ia raison trés subtile n’aurait pu ramener les Ames... si le Dieu souverain n’avait incliné... autorité de Vintellect divin’. 29. Contra Acad. 111, 20, 43 : « Quod autem subtilissima ratione persequendum est... apud Platonicos me interim, quod sacris nostris non repugnet, reperturum esse confido ». Cf. Du Roy, Op. Cit, 117%, 50 MATTHIAS A, SMALBRUGGE raison est incapable d’amener sans aide nos Ames au monde intelligible. Elle n’en est capable qu’a condition de se rendre compte de l’autorité de I’Incarna- tion et par suite de celle de I’Ecriture sainte*. Elle est donc Ja raison humaine*! et l’entente avec l’autorité divine lui permet de jouer son réle, consistant & sauver notre Ame des ténébres multiformes de l’erreur, par lesquelles il faut entendre le Scepticisme. La raison donc, aidée par l’autorité divine, peut laisser derriére soi la philosophie de ce monde et s’élever a celle du monde intelligible. Gr&ce a cette élévation, ame humaine est finalement capable de rentrer en elle-méme et de regarder sa patrie. Bien qu’on atteigne donc la vérité par la raison, on n’y arrive qu’avec l’aide de ’autorité. Quant a la nature de cette vérité, elle est plutét intérieure. La vision de la patrie et la rentrée en soi-méme sont opposées au désespoir de ne pas pouvoir trouver la vérité*?, On pourrait conclure que ce fragment ne nous montre pas la priorité d’une de ces notions, mais qu’il montre une raison, avide de compren- dre ce qu’elle peut voir grace a l’autorité. La deuxiéme et la troisigme mention doivent étre considérées ensemble. L'autorité et la raison y figurent d’abord (deuxiéme mention) en tant que double poids qui nous incite 4 apprendre ce qui est vrai. Cette représentation n’est pas en contraste avec notre conclusion ci-dessus, puisque le texte ne parle pas de la différence entre le réle de la raison et celui de l’autorité, Il ne définit que le but commun : apprendre la vérité. En revanche, cette formulation met de nouveau accent sur l’importance de la compréhension de la vérité. A cette phrase fait suite l’affirmation d’Augustin de ne vouloir nulle part s’écarter de l’autorité du Christ parce qu’il n’en existe pas de plus valable. Ainsi, il nous parait opposer clairement I’autorité du Christ a celle des doctes, des philosophes, etc.33, plus spécifiquement a celle des Académiciens. La preuve en est, de nouveau, !’analogie avec II, 9, 23. Comme le début de ce chapitre 20, 43 fait allusion aux phrases probabilistes de II, 9, 23, ainsi cette affirmation semble également, sous forme d’opposition a l’autorité des Académiciens, faire allusion audit chapitre II, 9, 23. A la phrase « Mihi autem certum est nusquam 30. Conformément au récit des Confessions VII, 9 et a la structure de ce chapitre ibi legi... non ibi legi; est ibi... non est bi. Voir en plus VII, 21. 31, Contre Du Roy, op. cit., 118. La vraie philosophie ne s’est prouvée en tant que telle que lorsqu’elle part de la foi. 32. Confessiones V, 10, 19: « pigrius me faciebat aliud quaerere, praesertim desperantem in ecclesia tua... posse inueniri uerum ». — Ibid. VI, 1, 1: « Bt inuenit (se. Monica) me periclitan- tem quidem grauiter desperatione indagandae ueritatis », — Ibid, VIII, 5, 12: « Et non erat iar illa excusatio, qua uideri mihi solebam propterea me nondum contempto saeculo seruire tibi quia incertum mihi esset perceptio ueritatis ». 33. Contra Acad. Ill, 7, 14: «Tamen ne aut Academicorum argumenta quasdam nebulas uideantur offundere aut doctissimorum uirorum auctoritati, inter quos maxime Tullius non mouere nos non potest, superbe nonnullis resistere uideamur... ». Ibid. II, 13, 30 : « Addo etiam, quod de Academicis flagitabas, nec posse inueniri me (sc. Alypium) putare non solum ino- lita quam semper fere animaduertisti opinione mea sed etiam auctoritate magnorum excel- lentiorumque philosophorum... ultra quam nihil iam inueniri posse credendum est ». L’ARGUMENTATION PROBABILISTE D'AUGUSTIN St prorsus a Christi auctoritate discedere » est opposée la phrase « Tune ergo nescis nihil me certum adhuc habere quod sentiam, sed ab eo quaerendo Academicorum argumentis atque disputationibus impediri ? Nescio quo enim modo fecerunt in animo quandam probabilitatem — uT AB EORUM UERBO NONDUM RECEDAM — quod homo uerum inuenire non possit... » Deux fois apparait le refus de s’écarter d’une autorité*4, Toutefois, maintenant qu’il a choisi Pautorité du Christ, il peut se permettre de ridiculiser Vautorité académicienne. Que vaut une autorité qui ne méne pas a la décou- verte de la vérité — méme pas A celle de sa propre conviction —, mais qui ne sert qu’a la cacher ? C’est Cicéron lui-méme qui |’affirme*’ : Car il disait qu’ils avaient Phabitude de cacher leur vrai sentiment et que leur pratique était de ne le révéler qu’A ceux qui avaient vécu avec eux jusqu’a leur vieillesse**, Nous pouvons entrevoir ici la trame des pensées d’Augustin. D’abord, il a fait échouer le probabilisme en prouvant la fausseté de leur proposition. Ensuite, quand il nous méne vers la vérité du Christ par la cohésion entre autorité et raison, il tourne en dérision toute combinaison de la raison avec l’autorité académicienne. Or, ce manque d’une autorité convaincante nous laisse dans le doute, et opposition entre ce doute du début de la discussion et la certitude de la péroraison montre une autre analogie entre ces deux chapitres. La, Augustin n’a pas encore une opinion fixe, il ne sait que penser (nihil me certum habere quod sentiam) ; ici, en revanche, il se montre sir de ne s’écarter nulle part de Pautorité du Christ (mihi autem certum est nusquam prorsus a Christi auctori- tate discedere)". Et méme dans leur forme littéraire, ces deux chapitres ont la forme d'une contre-partie, 4 savoir celle du chiasme™. I] nous parait qu'il ne faut pas sous-estimer importance de cette similitude. Nous y reviendrons ci-dessous. Aprés avoir affirmé qu’il n’y a pas d’autorité plus valable que celle du Christ 34, Parce qu’elle est d'origine platonicienne, Académie conserve une certaine autorité quant au niveau de la compréhension. Dans Contra Acad, III, 18, 41, Augustin mentionne, dans son historique de Académie : « Antiochus Philonis auditor, hominis quantum arbitror circumspec- tissimi, qui iam ueluti aperire cedentibus hostibus portas coeperat, et ad Platonis auctoritatem Academiam legesque reuocare... ». 35, Cicéron représente encore une autorité par excellence pour Augustin : cf, Contra Acad. 1, 3, 9 : « iugum illud auctoritatis » ; ibid. IL, 10, 24 : « auctoritate illa Tulliana ». Voir en plus note 33. 36. Contra Acad. IM, 20, 43: « Quisquis autem putat hoc sensisse Academicos, ipsum Ciceronem audiat. Ait enim illis morem fuisse occultandi sententiam suam nec eam cuiquam, nisi qui secum ad senectutem usque uixisset, aperire consuesse », 37. Voir R. Hote, op. cit., 88°, Bien qu'il ait vu opposition, il ne rattache nulle part le cha- pitre II, 9, 23 a INI, 20, 43. 38. En Il, 9, 23, on rencontre d’abord Vincertitude de ne savoir que penser, ensuite l'autorité des Académiciens et finalement la divergence d’opinion sous la forme de la locution probabiliste, En IIL, 20, 43, on retrouve ces éléments dans Fordre inverse. 52 MATTHIAS A. SMALBRUGGE —dont il ne veut nulle part s’écarter —, Augustin aborde la différence entre autorité et raison. La premiére concerne la foi et la vérité, la deuxiéme regarde Vintelligence de ce qui est vrai. L’explication de cette ‘double voie’ vers la vérité, met pour une seconde fois l’accent sur le désir de comprendre la vérité sans dévaloriser le rdle de l’autorité*’. Cette intelligence de la vérité, Augustin espére pouvoir la trouver chez les Platoniciens, mais interim, par interim, dans ce monde*®, Le caractére de la compréhension est celui d’une connaissance limitée, comme V’indique de méme la phrase subordonnée quod sacris nostris non repugnet'', Nos conclusions a propos de ces passages sont les suivantes : 1. La raison et ’autorité ne doivent pas étre considérées comme deux facons séparées et opposées d’atteindre la vérité, bien qu’elles soient différentes. Au contraire, on n’atteint cette vérité que grace a la présence du Christ. 2. Par suite, la vérité et sa cognoscibilité ne sont concevables qu’a la condi- tion de cette présence du Christ’. 3. Le Christ est la cause finale de la rentrée de nos 4mes en elles-mémes. Grace 4 lui, elles verront leur patrie. Il s’agit donc d’une intériorisation de la connaissance : la vérité figure avant tout en tant que vés intérieure, celle du monde intelligible’. Reste maintenant a résoudre la question : comment ces données s’accordent- elles avec argumentation probabiliste ? Ci-dessus, nous posions que la premiére vérité trouvée par Augustin — a savoir la preuve de la fausseté de la thése sceptique — n’était qu’une limitation 39. Contre Du Roy, op. cit, 121-23, qui donne trop impression que raison et autorité sont deux voies divergentes et séparées afin d’atteindre la vérité. Et bien qu’Augustin mette l'accent sur la compréhension, Pautorité ne peut certainement pas étre considérée comme subordonnée & la raison. G.MADEC a clairement démontré dans son article Noses sur intelligence augustinienne de la foi (R. Et. Aug. 17, 1971, 119-142) qu'on ne peut pas séparer d'une telle fagon la christologie, représentant le stade ‘ inférieur’ de 1a foi, de la doctrine de ia trinité qui contiendrait lintelligence de la foi. L'intelligence de la foi ne peut étre congue sans Ja foi. Par contre, en suivant Pinterprétation de Du Roy, on pourrait se figurer une intelligence de la foi chez Plotin et Porphyre sans qu’ils eussent la foi. Chose paradoxele ! La méme objection vaut au regard des textes du De ordine, mentionnant la raison et Pautorité (Il, 5, 16 ; Il, 9, 26-7). 40. Traduction Du Roy, op. cit., 122°. 41. Ce qui indique également, & notre avis, que la vraie philosophi vraie qu’en partant de lintelligence de la foi. n'est prouvée comme 42, Une séparation de la vérité et du Christ ferait du Christ une voie parmi d’autres — par exemple celle des philosophes — vers la vérité, impliquant un double point de vue philosophique et théologique dans le Contra Academicos. Toutefois, nous partageons V'avis de Madec qui met accent sur le Christ comme principe de intelligence augustinienne. Voir aussi les articles de ce dernier : Christus, sclentia et sapientia nostra (cf. note 9) et Sur une nouvelle introduction é la pensée d’Augustin, dans R. Et. Aug. 28, 1982, 100-111, surtout 105. 43. En suivant Pavis de A. ScHOPR, Die Verinnerlichung des Wahrheitsproblems bet Augus- tin (R. Et, Aug. 13, 1967, 85-96), qui se figure la vérité intérieure comme harmonie entre la pensée et Pétre spirituel. « Das Wahre zeigt sich also als « convenientia » des Intellekts mit seinem inneren Wesen » (op. cit. 91). L’ARGUMENTATION PROBABILISTE D'AUGUSTIN 53 négative de la Philosophie académicienne. En revanche, sa découverte d’une vérité divine, A Vaide de la raison et de l’autorité, pourrait étre appelée la limitation positive de la Scepsis. Limitation dans laquelle il ne redoute pas d’opposer sa conviction au regard de l’autorité a celle des Académiciens. Pour- tant, comme il réussit @ le démontrer, ce recours 4 l’autorité académicienne ne procure pas la preuve de la vérité, méme pas celle de la propre conviction. Preuve dont Augustin se rend bien compte d’ailleurs qu’elle serait en contradic- tion avec le Scepticisme lui-méme. Par conséquent, la Nouvelle Académie ne saurait prétendre étre une philosophie du monde intelligible, car elle ne méne pas, par définition, l’intelligence**. Dans la limitation positive, l’argumenta- tion se concentre done autour de l’opposition de l’autorité académicienne a celle de lintellect divin, Par ailleurs, il anticipe déja l’emploi de cette derniére quand il invoque la présence de Dieu au début de son monologue. Présence qu'il explicitera ultérieurement dans l’Incarnation du Christ. Cette allusion est ainsi congue : Tu nous a dit, Alypius, quel est celui qui peut nous montrer la vérité et il faut que je m’efforce de ne pas différer de ton opinion. Car tu as dit, aussi briévement que pieusement, que seule une divinité quelconque peut montrer 4 l’homme quelle est la vérité, Ainsi, il n’y a rien dans notre discours que je n’aie entendu avec plus de plaisir, rien de plus profond, rien de plus probable et, si cette divinité nous assiste, comme je le crois, rien de plus vrai‘’, Notez:le fait que le ‘rien de plus vrai’ (nihil uerius) ne prend pas effet a la seule condition de la présence de Dieu. Les autres qualifications de cette locu- tion de la part d’Alypius ne sont pas attachées a cette présence. Augustin ne posséde pas encore ici tous les éléments de sa solution, mais dans sa conclusion il arrivera 4 démontrer d’une fagon décisive qu’une fois percée Pautorité divine, est-a-dire "Incarnation du Christ, on trouvera la vérité, Autrement dit : c’est Vintelligence de la foi qui méne a la découverte de la vérité. Evidemment, une telle conception de l’Incarnation du Christ, 4 savoir dans le cadre de |’intelli- gence de la foi, approche de trés prés l’idée de I’illumination*’, Notre interprétation des passages probabilistes est maintenant la suivante. Elle concerne d’abord le débat avec Alypius dans lequel se trouvent les quatre mentions, qu’on peut définir 4 proprement parler comme probabilistes. Seule la derniére mention se trouve dans le monologue d’Augustin. De ces quatre for- mulations probabilistes, nous considérons la premiére mention, II, 9, 23, comme le résumé du probléme du Scepticisme, étant opposée 4 la solution que trouvera Augustin et qu’il précisera en III, 20, 43. Pourtant, attendu que cet 44. En tant que philosophie de ce monde, Augustin pourrait accuser 1a Nouvelle Académie d’étre une déformation de la philosophie platonicienne, 48. Contra Acad. 11, 6, 13 : « Quis autem uerum possit ostendere, abs te, Alypi, dictum est, a quo ne dissentiam magnopere mihi laborandum est. Etenim numen aliquod aisti solum posse ostendere homini, quid sit uerum, cum breuiter tum etiam pie. Nihil itaque in hoc sermone nostro libentius audiui, nihil grauius, nihil probabilius et, si id numen, ut confido, assit, nihil uerius ». 46. Voir R. Jouiver, Dieu soleil des esprits, Paris 1934, 3-42. 54 MATTHIAS A, SMALBRUGGE énoncé est formulé comme proposition a vérifier ou a rejeter, Augustin oppose d’emblée le probabilisme 4 la connaissance et a la vérité. Nous sommes donc enclin A penser que le coup magistral d’Augustin a été d’attacher la notion de la vérité, étant q.q. une notion absolue, 4 l’argumentation probabiliste. En conséquence, contradictoire 4 cette interprétation est l’avis selon lequel Augustin n’aurait voulu que se mettre au niveau de ses adversaires, sans présuppositions dogmatiques‘”. Au contraire, opposer les notions de vérité et de connaissance au probabilisme impliquait en méme temps, du point de vue de la rhétorique, adopter la formulation probabiliste. Formulation qui ouvre a la fois la possibilité d’une réfutation immanente du Scepticisme et de la découverte de la vérité. Naturellement, Pinterprétation vaut aussi au regard des reprises du débat, IU, 14, 30; II, 5, 12. Il en va de méme pour la conclusion du litige, mais celle-ci demande quand méme un éclaircissement supplémentaire. Augustin y présente une conclusion préparatoire, anticipant la démonstration postérieure. Il dit en effet qu’il n’est pas probable que le sage ne sache rien. Ici — et cela ne concerne que la conclusion —, il posséde donc la finesse de formuler sa conclu- sion en termes négatifs, la formulation affirmative n’aboutissant a rien. De cette fagon, il traite cette locution probabiliste seulement en tant que proposition et il ne tombe pas dans le piége de la réponse affirmative ‘ il est probable que le sage sache quelque chose’. L’aurait-il fait en revanche, il n’aurait plus pu éprouver la locution sceptique en tant que proposition et en conséquence il aurait perdu la possibilité de la réfutation immanente. Cet éclaircissement ne regarde que la conclusion, les autres formulations probabilistes n’exprimant que la divergence Widées. La, il est donc fort possible d’opposer ‘ il n’est pas probable’ a ‘ il est probable’. Quant a la derniére mention de probabiliter en III, 20, 43, elle ne se présente plus sous une formulation, 4 proprement parler, probabiliste. Augustin prend bien soin de ne pas lutiliser, soit dans sa forme négative, soit dans sa forme affirmative. Au contraire, le rapport entre le substantif veritas et l’adverbe probabiliter y est beaucoup plus vague. Vague bien compréhensible, puisque, une fois atteint son but, Augustin ne peut plus se servir du raisonnement proba- biliste dans sa forme originale. Avec une certaine aisance maintenant et presque d’un ton négligent, il présente, a la fin de ses recherches, les conclu- sions auxquelles il est arrivé de fagon probable, 4 propos des Académiciens. Si c’est faux, peu lui importe, lui auquel il suffit de ne plus penser que ’homme ne peut trouver la vérité. L’explication peut désormais étre bréve. Augustin vient de réfuter les Académiciens sur deux plans. L’issue de cette réfutation est que, sans compter si l’angle d’incidence est celui de la logique ou celui de la méta- physique, le probabilisme est opposé 4 la vérité. D’ailleurs, il est philosophie de 47. Crest avis de Hovre, op. cit, 88. Cependant, nous croyons qu’il a non seulement sous-estimé la fonction de la formule probabiliste, mais qu’en plus, comme nous Iavons déja mentionné (note 37), son interprétation ne tient pas compte du rapport entre II, 9, 23 et III, 20, 43. L’ARGUMENTATION PROBABILISTE D’AUGUSTIN 55 ce monde et non du monde intelligible. Celui donc qui pense comme un scep- tique, se créera forcément des idées fausses. Mais cela ne touche plus Augustin, car il a déja donné son analyse de la relation entre probabilisme et fausseté. Liironie du vainqueur est, en ce passage, nettement perceptible. Ainsi, en partant de cette combinaison du probabilisme et de la vérité, Augustin détruit 4 la base le raisonnement probabiliste. La conclusion de notre essai d’interprétation est donc que I’extrait de III, 20, 43, cité en introduction, n’est pas en contraste avec la structure du discours du Contra Academicos. Il est la suite logique d’une composition qui utilisait comme un moyen le raisonnement probabiliste afin d’aboutir 4 la découverte de la vérité. Matthias Albert SMALBRUGGE Amsterdam Résumé : Constatant qu’Augustin emploie une formulation probabiliste dans sa conclusion du Conira Academicos, V'auteur examine pourquoi Augustin a utilisé l'arme de ses adversaires, ‘D’autres affirmations, qui ne se trouvent que dans le débat avec Alypius, concernent la possibilité de trouver la vérité ou de connaitre la sagesse ; elles servent d'abord a réfuter logiquement les sceptiques, puis & opposer l'autorité de I’Académie a celle du Christ, C’est un bon exempie de la cohésion établie par Augustin entre ratio et auctoritas. Revue des Etudes Augustiniennes 32 (1986) 56-73 Le défenseur de cité daprés la Lettre 22* de saint Augustin En mars 420, Augustin écrivit une lettre aux évéques Alypius et Peregrinus, alors en Italie’; il leur demandait entre autres d’intervenir pour que les autorités de Ravenne nomment dans la cité d’Hippone un « défenseur » qui lutterait contre les injustices des grands, devant lesquels lui-méme était impuissant. Déja en 401, les évéques réunis 4 Carthage avaient sollicité la désignation de tels personnages, propter afflictionem pauperum?. Il ne parait pas qu’ils aient été entendus, a tout le moins que des défenseurs aient été nommés réguliérement dans les cités de |’Afrique du nord, puisque moins de vingt ans aprés, Augustin faisait une démarche comparable’. 1. Pour la date de la lettre, voir la note complémentaire de S. Lancel, dans la nouvelle édition des « Nouvelles lettres » de 8, Augustin, B.A., t. 46 B (CSEL, 88, p. 113-119). 2, Concile du 13 septembre 401, dans Conctlia Africae, éd, Munier, CCL, 149, p. 202 :« Ab imperatoribus uniuersis uisum est postulandum propter afflictionem pauperum, quorum molestiis sine intermissione fatigatur ecclesia, ut defensores eis aduersus potentias diuitum cum episcoporum prouisione delegentur ». 3. Lettre 224, § 2... Vnde autem hoc tempore deficiant ordines parum attenditur : quia scilicet defensores desunt qui eos ab improbitate personarum potentiorum, a quibus conteruntur, utcumgue tueantur et leges pro eis latas aduersus eos, a quibus contemnuntur, asserere ualeant idonea dignitate suffulti et a suis ciuibus electi, apud quos habuerint existimationem bonam, ut in eis sit et probitas et auctoritas. Qui cum desunt ciuitatibus uel territoriis ad easdem ciuitates pertinentibus, nos pro ipsis miseris frustra gemimus quibus subvenire non possumus. 3. Contermnimur enim ab improbis, quia sciunt nos professione ecclesiastica colligatos non posse aliquid agere unde periclitentur siue puniantur. Nam si eorum uim manu ecclesiastica pellere uoluerimus, queruntur de nobis eis potestatibus a quibus mittuntur, quod per nos impediantur publicae necessitates, et facile creduntur et securi dicunt quidquid uolunt scientes nec in nostra purgatione nobis licere, ut eorum facta nudemus eis, a quibus possunt comperta puniri, Si autem ultro de illis conqueramur, accusatorum personam suscepisse uidebimur. Ita fit, ut perpaucis qui confugiunt ad ecclesiam utcumque solacio uel praesidio esse ualeamus ; ceteri uero longe plures homines foris inuenti uel res eorum nobis gementibus et non ualentibus subuenire uastantur, 4. Vnde nostri Hipponienses uolunt quidem et me maxime uolente habere defensorem, sed incerti sumus utrum militantem liceat impetrare ; quod si licet filium nostrum Vrsum Glycerii generum omnes uolumus ; si autem non licet nisi priuatum, unus ex filis nostris, LE DEFENSEUR DE CITE D'APRES LA LETTRE 22* 57 Le premier texte légal connu qui mentionne l’institution en Occident est une loi de Valentinien I stipulant, sans doute en 368, que des patroni plebis soient nommés dans les cités du diocése d'Illyricum’, Si elle n’y existait pas déja, la fonction fut créée dans des cités d’autres régions de la pars occidentalis vers la méme époque’. Les termes usuels, defensor et defensio, ont un sens 4 la fois précis et large. Le defensor est un protecteur, mais, dans les proces, un défen- seur, un avocat ; le double sens, judiciaire et social, se retrouve chez patronus, méme si, dans la langue de l’Empire, patronus signifie plut6t « protecteur » et defensor, « avocat ». L’institution évolua assez vite pour qu’on passe, avant la fin du iv's., du «défenseur de la plébe » au « défenseur de la cité » méme si, nous le verrons, l’esprit original de la fonction ne fut jamais oublié totalement. Cette partie de la Lettre 22* a déja retenu ’attention de plusieurs historiens® ; il m’a cependant paru qu’elle méritait un commentaire exhaustif, en particulier parce qu’elle mettait en cause une institution peu connue, si ce n’est par des textes juridiques dont on ignore toujours la portée et l’application réelles’. Ce est aut Eusebius aut Eleusinus, existimamus quod possit istam implere personam, quamuis et in ipsis ordinibus ciuitatum possint inueniri idonei moribus atque sollertia, si eis detur dignitas, in qua esse sufficiens possit auctoritas. Haec ideo scripsi uenerationi uestrae ut, si uobis dominus facultatem dederit, etiam hoc agere non grauemini. » 4. Code Théodosien, 1, 29, 1; la date habituellement admise est 368 ; mais le texte donne comme consuls Jovien divinisé et Varronien, soit 364, Valentinien étant proclamé empereur le 26 février 364 et son frére Valens associé le 28 mars 364. Cette date précoce, qui pose de nombreux problémes, a ses partisans. 5. CTh, 1, 29, 4, en 368, et 3, en 368, 370 ou 373, sont envoyées par Valentinien au préfet du prétoire d'italie, Ilyricum, Afrique Probus (déja destinataire de 1, 29, 1) sans précision d'un diocése particulier comme dans le premier texte. L’ambiguité du terme defensor ne permet pas de savoir avec certitude si des défenseurs de ce type n’étaient pas en poste auparavant, Ainsi un personnage est honoré 4 Clusium en Etrurie comme defensor ordinis et ciuium (CIL XI, 2115 = ILS, 6611) ; il parait bien avoir été plus qu’un avocat de la cité (ciues er populum gubernauit), mais il porte le titre de wir egregius qui ne parait plus avoir été concédé aprés 324 : s'il fut bien « défenseur », il faut le dater assez haut. Pour la préfecture des Gaules, la defensio n'est pas atttestée avec certitude avant extréme fin du iv’ s. (CTA, 13, 11, 10 (indirectement), de 399, et 12, 19, 3 de 400); mais les codes conservent trés peu des lois adressées A cette zone et la documentation épigraphique y est indigente pour cette époque. 6. A partir de la documentation connue précédemment, C, LEPELLEY, Les cités de l'Afrique romaine au Bas-Empire, 1, 1979, p. 193-195, avait conclu que l'institution n’avait pu connaitre qu’une trés faible diffusion en Afrique du nord. I] est revenu sur cette question, a partir de la Lettre 22*, dans La crise de l'Afrique romaine au début du V* siécle, d’aprés les letires nouvellement découvertes de saint Augustin, CRAI, 1982, p.445 sq.,_particuliérement p. 453-455, ainsi que dans « Quot curiales, tot tyranni ». L'image du décurion oppresseur au Bas-Empire, dans Crise et redressement dans les provinces de l’Empire, Strasbourg, 1983, p. 152-154. Dans Les Lettres de saint Augustin découvertes par Johannes Divjak. Communications présentées au colloque des 20 et 21 septembre 1982, Paris, 1983, la partie de Ta Lettre 22" qui nous préoccupe ici a été étudiée par R. Delmaire, p.86; P.A. Février, p. 102-104. J'ai pu utiliser le texte de la nouvelle édition 4 paraitre et consulter la traduction qu’en propose S. Lancel, que je ne suis pas toujours. 7. V. MANNINO, Ricerche sul « defensor cluitatis », Milano, 1984, ne fournit qu’un commode recueil de textes (malheureusement pas toujours cités exactement) et de références bibliogra- phiques (fort nombreuses sinon utilisées), qui ne dispense pas de recourir aux travaux antérieurs et, surtout, aux documents qui mériteraient d’étre repris dans leur ensemble. 58 FRANCOIS JACQUES dossier législatif nous permet de mieux comprendre la situation évoquée par Augustin. En outre, nous pouvons ainsi mieux situer la démarche de l’évéque : si Pidée qu’il se fait de la personne du défenseur et de sa mission se retrouve fréquemment dans les documents juridiques contemporains, le mode de dési- gnation du défenseur ne correspond pas a celui prévu par les lois, pas plus, problablement, que ses candidats ne répondent aux critéres définis par les empereurs du Iv® siécle. 1. Les protagonistes du drame : « potentiores » et « miseri» Lorsqu’il décrit les injustices qui imposent la nomination d’un défenseur, Augustin reste particuliérement vague, sans doute d’abord parce que son correspondant connaissait bien les réalités que l’évéque présente dans un style trés rhétorique. Qui sont les oppresseurs ? Des gens mauvais (improbi), qui agissent avec malice (improbitas). Ils recourent a la violence (uis), écrasant les diverses couches de la société (ordines) ; ils méprisent les lois impériales tout comme ils font fi de l’autorité ecclésiastique. Mais il ne s’agit pas d’une oppression sociale, de Ja part de gens abusant d’un statut supérieur ou d’une position économique dominante. S’ils sont qualifiés seulement de potentiores, leur fonction est suggérée par les allusions d’Augustin : ils agissent dans un contexte officiel, justifiant leurs méfaits par ’intérét public et rendant des comptes aux « autorités qui les envoient » ; de surcroit, leurs actes aboutissent 4 des procés et a des spoliations légales®. Les victimes sont encore moins précisément définies. Ce sont des miseri ; mais faut-il comprendre des pauvres ou des persécutés, des victimes ? Hoc tempore ordines deficiant : les diverses catégories sociales sont affectées®, dans Jes villes comme dans les campagnes, comme I’indique Augustin. La législation contemporaine nous aide 4 mieux cerner les réalités évoquées par !’évéque d’Hippone. Mais notons dés l’abord que nous retrouvons trop souvent l’imprécision regrettée chez Augustin. Ainsi dans CTh 1, 29, 1, qui instaure les patroni plebis dans le diocése d’Ilyricum, Valentinien affirme la nécessité de «défendre la plébe contre les injustices des puissants »; nous retrouvons le terme potentes, qui n’est pas explicité. Le style et le vocabulaire des lois sont souvent fort proches de ceux d’Augustin™, Le tableau de la persé- 8. Opposant l'afflictio pauperum aux potentiae diuitum, le concile de 401 pose le probléme en termes plus sociaux (cf. n. 2). 9. Il faut assurément comprendre « les catégories sociales définies juridiquement (dans une cite)» et non «les ordres de décurions (des cités) » en fonction du contexte ; of. LEPELLEY, CRAI, p.453 n. 42. 10. Ainsi improbi, improbitas qualifient fréquemment les oppresseurs ; le terme n'a pas qu'une valeur morale ; ¢. g., CTh, 1, 29, 7, de 392 : plebem uel decuriones ab omni improborum insolentia et temeritate tueantur ; Majorien, novelle 3, de 458 : improbitates insolentium, Voir aussi n. 27 et 32. LE DEFENSEUR DE CITE D'APRES LA LETTRE 22* 59 cution des faibles est aussi poignant dans les constitutions impériales que dans la lettre de l’évéque, ainsi CTh, 1, 29, 5, de 373 (loi émise au bénéfice des ruraux), et CJ, 1, 55, 4, de 385 (véritable sermon aux défenseurs sur leur mission). La dénonciation d’Augustin a ses correspondants dans les lois ; particuliérement significative est CTh, 1, 29, 3 (de 368? 370 ? 373 2): « Bien que nous ayons pris de nombreuses mesures en faveur de la plébe, nous avons pensé n’avoir rien stipulé si nous ne lui donnions pas des défenseurs convena- bles! », Valentinien reconnait que la législation impériale reste sans effet pour les petits, s’ils ne disposent pas de protecteurs capables de la faire appliquer. La situation décrite par Augustin n’est donc pas particuliére 4 sa région et aux années 420 ; mais on retrouve V’idée que le defensor est nécessaire pour que le droit soit appliqué, et que 1a se trouve l’essentiel de sa mission. Les textes législatifs émis en Occident ne sont guére précis sur les oppres- seurs évoqués par CTh 1, 29, 1. CTh 1, 29, 5 demande aux défenseurs de venir en aide aux ruraux (innocens et quieta rusticitas) dans les affaires judiciaires : les paysans apparaissent victimes des avocats rapaces et des fonctionnaires appartenant a Vofficium du gouverneur. Comme le confirme le résumé de la loi au Code Justinien (CJ, 1, 55, 3), il s’agit de procés en rapport avec la fiscalité ; méme celui qui voit son bon droit reconnu risque la ruine par le fait des greffiers vendant les actes, de l’avocat exigeant un salaire supérieur aux sommes récupérées. Une série de fragments appartenant assurément a une méme loi émise 4 Ravenne le 21 janvier 409 précise les attributions des défenseurs, qui apparaissent avant tout ici comme les protecteurs des possessores. Ils doivent dénoncer « toute atteinte 4 ordre public par quelque personne que ce soit lésant les possesseurs » (et donc pas la seule plébe rurale) (CJ, 1, 55, 8). Ceux qui regoivent les plaintes sont les préfets du prétoire ou de trés hauts fonctionnaires (maitres de milices, des offices ; comtes des biens privés ou des largesses sacrées) ; les coupables potentiels sont certainement des ‘milites dépendant de ces autorités, y compris les gouverneurs, puisque les défenseurs sont invités 4 ne pas suivre la voie hiérarchique. En méme temps, les défenseurs interviennent dans la perception des impéts ; ils empéchent les susceptores municipaux d’utiliser des poids et mesures falsifiés ; en outre, au méme titre que les autres autorités locales, ils facilitent l’enregistrement des plaintes déposées par les contribuables, sans doute géné par la collusion entre les petits fonctionnaires municipaux et les percepteurs de rang curiale (CTA, 11, 8, 3= CY, 1, 55, 9). Le recrutement des défenseurs prévu par Valentinien I* (CTA, 1, 29, 1535 4) nous renseigne implicitement sur les catégories ou se rencontraient les poten- tiores improbi. On nommera les défenseurs parmi les anciens gouverneurs, de rang clarissime ou perfectissime, les avocats fonctionnaires, les anciens palatins et les anciens agentes in rebus. Sont explicitement récusés les anciens fonction- naires ayant relevé des préfets du prétoire ou des gouverneurs. La nécessité 11. Cum multa studiose statuta sint, nihil prouidisse nos credidimus, nisi defensores idoneos dederimus.... 60 FRANCOIS JACQUES d’avoir accompli un réel service exclut certainement les honorati, notables ayant obtenu 4 titre honoraire la dignité de clarissime, de perfectissime ou de haut fonctionnaire. En outre, l’attribution du recrutement aux seuls préfets du prétoire implique une certaine défiance envers les autorités subalternes, y compris les gouverneurs en place. Les lois promulguées en Orient sont plus précises quant a la mission du défenseur, qui n’apparait pas différente dans les deux parties de l’Empire. Emise 4 Constantinople en 385, CJ, 1, 55, 4 lie fiscalité et justice 4 propos des abus dont sont victimes ruraux et citadins, Le défenseur doit empécher qu’ils ne soient écrasés par les contributions (descriptiones), s’opposer a Vinsolence des oficiales, 4 la méchanceté des gouverneurs (iudices). I] interdit que des frais supplémentaires soient exigés lors de procés, tout comme des versements dépassant les impéts habituels. Le défenseur évite les lenteurs et la corruption traditionnelles a la justice provinciale en ayant accés directement au gouverneur. Sa mission implique done une activité dans divers domaines, a des niveaux différents, mais liés ; il agit sur les autorités locales (non mentionnées dans la loi) lors de la répartition de l'impét puis lors de sa levée, mais aussi dans les procés contre les contribuables. Cette mission nous parait bien corres- pondre a ce qu’attend Augustin: en Afrique, les «gens malhonnétes » prétendent agir au nom de l’intérét public et leur parole prévaut auprés des «autorités qui les envoient», qui «ont le pouvoir de punir les méfaits reconnus », contre celle des accusés et de l’évéque. Les autres textes orientaux confirment que l’activité s’exerce a la fois auprés des autorités locales et des fonctionnaires impériaux. Plusieurs lois tentent de - faire du défenseur le contréleur de la fiscalité locale, en priorité en faveur des humbles. CTA, 11, 7, 12, de 383, retire aux curiales du diocése du Pont au profit du défenseur la levée des impéts dus par les minores possessores'?. A la méme époque, les versements de taxes en or!? sont faits en présence du défenseur, qui veille 4 ce que des recus soient délivrés (CTh, 11, 1, 19), La méme méfiance a V’égard des autorités municipales se retrouve en 389 dans CTh, 12, 6, 23 : les susceptores établiront en présence du défenseur les réles détaillés de l’impét di par les possessores ; assurément, il s’agissait d’éviter que les percepteurs ne dé- grévent abusivement les propriétés des potentes et des curiales, au détriment des petits paysans'*, 12. Les fonctionnaires dépendant du gouverneur lévent directement les impéts des potentiores possessores, un décurion ceux des curiales, le défenseur de la cité pergoit les redevances dues par les minores possessores ; d’aprés Vordre de Pénumération, les premiers possesseurs cités sont d'un rang supérieur aux curiales et les petits possesseurs, des plébéiens. On ignore si cette mesure (qui ne parait pas avoir duré) fut étendue a dautres régions que le diocése du Pont ; elle implique que des défenseurs se trouvent dans chaque cité. 13. Praestatio auraria ; il doit s’agir du chrysargyre, payé par tous les commergants et de taxes particuligres payables en monnaie (ainsi l'aurum tironicum), peut-étre aussi de P'annona, aprés adaeratio, plutdt que de Por coronaire versé par les seuls curiales. 14. Les empereurs n’ignoraient pas les injustices commises lors de la répartition des impéts, et tentérent de les empécher. Ainsi Constantin donna aux gouverneurs la responsabilité de repar- LE DEFENSEUR DE CITE D’APRES LA LETTRE 22* 61 Le défenseur apparait ici le protecteur des petites gens contre les percepteurs municipaux et, plus généralement, contre l’aristocratie curiale ; pourtant, dans ce contexte fiscal, il ne s’agit pas des couches les plus humbles de la population, mais de propriétaires, de commergants ou d’artisans ; la plébe ne doit pas étre assimilée aux dépendants, tels les colons ou les salariés, et encore moins confondue avec les esclaves. La position du défenseur est complexe puisque, de protecteur des plus faibles de la cité, il peut devenir celui de toute la commu- nauté, quel que soit le statut des citoyens, quand il agit contre les agents de Vautorité centrale. Ainsi, entérinant le glissement du defensor plebis au defen- sor ciuitatis, CTh, 1, 29, 7, de 392, lui demande de protéger contre les improbi « la plébe ou les décurions ». Précédemment, CTh, 3, 11, 1, de 380, stipule que le défenseur fait poursuivre ceux qui abusérent de l’autorité liée 4 leur fonction (ordinaria) pour contracter des mariages sous la contrainte : si le gouverneur est lui-méme coupable, ou s’il couvre les criminels, le défenseur s’adresse direc- tement au vicaire, ou méme au préfet du prétoire si le vicaire est compromis. Puisqu’il s’agit de mariages, et non de délits de violence sexuelle, de telles affaires concernaient les riches héritiéres et non les filles de la plébe : les nota- bles bénéficiaient aussi du droit accordé au défenseur de s’adresser direc- tement aux plus hautes autorités, par dessus la hiérarchie traditionnelle. Cette position ambigué est bien traduite dans les rares inscriptions qui honorent des défenseurs en Italie. Un perfectissime, qui fut par ailleurs gouverneur du Samnium, est exalté comme defensor ordinis, possessoris (sic) populique a Venafrum’s. A la fin du rvs. au plus tét, un clarissime résidant & Ravenne est honoré pour ses activités en faveur de l’ordre des décurions, des possesseurs et des citoyens de Fanum Fortunae'®. Dans ces textes, le défenseur est bien le protecteur de toute la communauté, méme si plusieurs couches juri- dico-sociales sont distinguées, ce qui suggére que ses interventions peuvent prendre des formes différentes. Augustin ne semble pas considérer les choses différemment puisque l’action du défenseur doit concerner tous les ordines, et qu'il doit étre choisi par tous les habitants. En méme temps, l’évéque d’Hippone congoit cette mission comme une veritable defensio ; il n’envisage aucunement que le défenseur se substitue aux autorités municipales traditionnelles. Pourtant, au début du v°s., la defensio est devenue —1A ou elle existe— un rouage des institutions locales plutét qu’un concurrent, comme le prouvent a Penvi les lois ot le défenseur se voit attribuer les mémes compétences que le curateur de cité, les magistrats ou les principa- tir dans les cités les augmentations d’impdt (CTh, 11, 16,3, de 325: ... ede maniére & ce que la foule des humbles, sournise a Penvie et aux intéréts des puissants, ne soit pas affectée par des injustices lourdes et iniques ») ou les redevances extraordinaires (CTh, 11, 16, 4, de 328 : les principales des cités sont officiellement récusés). Sur oppression par les plus puissants des uriales dans un contexte fiscal, C. LEPELLEY, Crise et redressement, p. 143 sq. 15. CIL X, 4863, datable du milieu ou de Ja fin du i* s, (cf, PLRE, I, p. 333; Felix 9). 16. CIL XI, 15; la defensio doit étre postérieure A 385; en effet CI, 1, 55, 4, de 385, fixe a cing ans la durée de la charge et Marius Eventius est honoré pour avoir été défenseur de Fanum Fortunae et des cités voisines pendant cing ans (cf. PLRE, Il, p. 414, Eventius 2. 62 FRANCOIS JACQUES Jes". Faut-il y voir le souci de ne pas heurter de front les responsables de la cité qui ne sont jamais mentionnés dans la lettre ? Peut-étre avons-nous aussi un témoignage indirect sur la vitalité des institutions municipales ? Il est question d’abus et d’injustices, mais non d’une absence des responsables légitimes'*. La législation que nous avons considérée éclaire le texte d’Augustin en justi- fiant de quelque maniére son imprécision : pour l’évéque comme pour les empe- reurs, le défenseur doit d’abord agir pour que triomphent le bon droit et la justice, au sens large, et, techniquement, que la justice fonctionne et que le droit soit appliqué. Peut-on préciser la nature des conflits qui envoient les habitants devant les tribunaux, o0 ils risquent de perdre leurs biens et leur liberté ? Comme I’a souligné C. Lepelley’’, Jes exactions étaient sans doute en rapport avec les contributions qui, on I’a vu, sont réguliérement évoquées dans les lois. Un probléme se pose cependant : depuis la fin du 1v's., les débiteurs du fisc ne peuvent bénéficier du droit d’asile auquel Augustin fait précisément allusion”. Deux explications sont possibles, qui pourraient ne pas s’exclure. Ce n’est qu’un petit nombre (perpauci) qui se réfugie dans l’église. On peut comprendre que peu nombreuses sont les victimes qui réussissent 4 y trouver refuge ; mais aussi que seule une minorité d’entre elles a droit A cet asile. Mais surtout, on connait le fossé qui bien souvent sépare la lettre du droit et son application a l’époque tardive, dont la meilleure preuve reste la reprise sempiternelle des mémes pres- criptions. Des contribuables pourraient donc demander asile a ’église, méme si des lois l’interdisaient en théorie. Pour la plupart des cas, il me semble difficile aussi d’exclure le contexte fiscal. Les improbi dénoncés en § 3 sont présentés comme mandates dans les cités par des potestates ; ici, |’exercice de la justice par le gouverneur n’est pas en cause ; intervention d’agents de l’autorité au niveau local ne peut concerner que des prestations en rapport avec la fiscalité. De surcroit, le terme necessitates publicae a des acceptions diverses en droit?!. Si on peut le traduire par « intérét public », « besoins de l’état », il posséde aussi le sens précis de « versements, 17. CTh, 13, U1, 10, de 399 (terres occupées avec la connivence des principales ou des défen- seurs) ; CTh, 8, 5, 59, de 400 (responsabilité du cursus publicus au curateur, au défenseur ou aux principales) ; CTh, 12, 19, 3, de 400 (les primates ordinum et le défenseur empéchent de fuir des curies ou des colléges) ; CTA, 16, 6, 4, de 405 (principales ou défenseurs complices des violences donatistes); CTh, 9, 2, 5, de 409 (accusés présentés aux défenseurs, curateurs, magistrats et ordres de décurions) ; CTh, 11, 8, 3, de 409 (enregistrement de plaintes pour des questions fiscales par les défenseurs, les ordres de décurions, le curateur et les magistrats). La situation est comparable en Orient. 18, Sur Ja vie municipale Hippone, C. LEePELtey, Cités, Il, p. 113-125. 19. Articles cités n. 6. 20. CTh, 9, 45, 1 (de 392) ct 3 (de 398); cf. R. DELMAIRE dans C. LEPELLEY ot R. DELMAIRE, Du nouveau sur Carthage ; le témoignage des lettres de saint Augustin découvertes par Johannes Divjak, Opus, 2, 1983, p. 473-487. 21, Cf. H. HEUMANN et E, SecKEL, Handlexikon zu den Quellen des rémischen Rechts, Graz, 1907, p. 363-364. LE DEFENSEUR DE CITE D'APRES LA LETTRE 22* 63 prestations a l’état »?2. A cété des impéts réguliérement prévus, il faut aussi envisager les levées exceptionnelles, les réquisitions de denrées, celles d’animaux pour les charrois, les corvées pour les transports, autant d’occasions ot tous les abus pouvaient étre justifiés au nom de lutilitas publica. Les habitants sont menacés dans leurs personnes ; il s’agit sans doute, nous y. reviendrons, des conséquences de procés principalement. Mais on doit d’une part envisager les brutalités lors des levées et des corvées et, d’autre part, voir peut-8tre ici une allusion 4 des recrutements pour l’armée. Comme le montre la législation, tout détenteur d'une autorité était improbus en puissance ; il n’en reste pas moins que la wis potentium trouvait surtout a s’exercer lors des levées d’impét si on s’en tient 4 un contexte institutionnel comme nous y invite Augustin®. Le silence d’Augustin sur les autorités municipales, sa réticence 4 proposer le nom d’un curiale comme défenseur suggérent que les exactores et les susceptores municipaux pouvaient étre concernés ; mais il ne nous parait pas qu’ils soient les seuls accusés**, Les potestates, supérieurs des improbi, ne sont pas des notables locaux, mais de hauts fonctionnaires*. S’opposant tradition- nellement 4 humilior ou tenuior, potentior pourrait s’appliquer a des curiales, mais-certainement seulement aux plus brillants d’entre eux, parmi lequels se recrutaient les exactores. De plus, si on met des curiales au nombre des improbi directement accusés par Augustin, il faut les envisager en tant que fonctionnai- res bénévoles, en rapport direct avec le gouverneur et non comme des notables, dirigeants de la cité. Ce rapport direct avec un haut fonctionnaire (queruntur de nobis eis potestatibus a.quibus mittuntur) suggére qu’ Augustin vise d’abord des oficiales, ces fonctionnaires subalternes que Valentinien écartait de la defensio plebis, au méme titre que les décurions. Si Augustin évoque non seulement la situation dans la région d’Hippone, donc en Numidie proconsulaire, mais aussi dans la Numidie consulaire, ils pouvaient appartenir aux officia des gouverneurs (proconsul d’Afrique et ses deux légats, consulaire de Numidie), du vicaire, du préfet de l’annone d’Afrique ou du comte, autant de potestates susceptibles de les envoyer dans les cités. Augustin semble attaquer plus précisément les fonctionnaires, mais la législation invite A envisager une solidarité des « puis- sants », curiales et oficiales, personnages qui appartenaient souvent au méme milieu social, comme le montre I’album municipal de Timgad”*. 22. Ainsi dans CJ, 7, 65, 8 et 11, 4, 1; on parle aussi de necessitates ctutles (CJ, 10, 32, 19) ou municipales pour des contributions. 23. Il ne faut sans doute pas éliminer les abus lors de Pexercice de la justice ou des affaires relevant du droit pénal; mais rappelons qu’Augustin suggére que les injustices et les condamnations sont la conséquence de missions dans la cité. 24. Contra, C. LEPELLEY, articles cités n. 6. 25. Sur V'emploi de potestas, Heumann-Seckel, Handlexikon, p. 443-444. Il me parait que les potestates évoquées par Augustin dans son sermon 302 (P.L., 38-39, 1391-1392, cité et commenté par C. Lepelley, Cités, I, p. 395-396) ne sont pas des responsables locaux, comme le pense C. Lepelley, mais de hauts fonctionnaires, ce qui explique encore mieux les humiliations subies par Pévéque. 26. A. Chastagnol, dans L’album municipal de Timgad, Bonn, 1978, a montré que la plupart

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