Sie sind auf Seite 1von 434
Revue des Etudes Augustiniennes 30 (1984) 3-23 Tacite, ’«incendium Neronis » rat * et les chrétiens Les chrétiens des premiers siécles n’ont jamais vraiment compris pourquoi VEmpire romain leur interdisait d’exister. Leur refus de sacrifier aux dieux paiens, qu’ils croyaient étre la cause principale de leurs malheurs, ne leur paraissait pas justifier la répression dont ils étaient les victimes. Quant aux infanticides et autres abominations que leur imputait opinion publique, n’importe quel magistrat pouvait en faire justice par une enquéte un peu sérieu- se et approfondie. Ils ne pouvaient comprendre le point de vue de Etat romain parce qu’ils n’avaient pas accés aux archives officielles et aussi parce qu’il est difficile, lorsqu’on est persécuté, de comprendre les motivations des pers¢- cuteurs. Aussi ne leur restait-il qu’a considérer ceux-ci comme des étres malfai- sants, des incarnations du Mal ou des inconscients que Dieu laissait faire pour mettre a Pépreuve la foi de ses élus. Pour le savant moderne qui s’efforce d’analyser sans parti pris le conflit qui, pendant prés de trois siécles, a opposé le christianisme naissant & Empire romain, la tache n’est pas beaucoup plus simple. Les trop rares textes qui nous font connaitre V’attitude du pouvoir A Pégard de la religion chrétienne a ses débuts laissent, 4 cdté d’informations extrémement précieuses, des incertitudes irritantes sur des questions fondamentales. Dans sa fameuse lettre Trajan (Ep. 10,96), Pline le Jeune révéle une étonnante ignorance sur les chrétiens. II sait que le fait d’étre chrétien est punissable de mort et agit en conséquence, mais il ne sait pas pourquoi’. Il se demande si c’est le nom méme de chrétien ou les * La thése défendue dans cet article est issue de réflexions échangées au cours d’un séminaire que j'ai dirigé 4 Lausanne dans la chaire de M. Pierre Ducrey en 1981-1982. Elle a également été discutée au cours d’un colloque tenu & Gentve sur les débuts du christianisme et auquel ont participé notamment MM. Frangois Bovon, Erhard Grzybek et Frangois Paschoud (Genéve), Gunther Gottlieb (Augsburg), Peter Kussmaul (Halifax) et John Walsh (Texas). Je remercie vivement ces personnes pour leurs suggestions et critiques. 1. § 1: wideo nescio quid et quatenus aut puniri soleat aut quaeri ». 4 ADALBERTO GIOVANNINI flagitia liés & ce nom qui sont condamnables*, Aprés enquéte, il se déclare surpris de ne découvrir qu’une superstition sans mesure’, mais il ne nous dit pas ce qu’il s’attendait a trouver, il ne donne aucune indication sur les flagitia dont il croyait les chrétiens coupables. La réponse de Trajan (Ep. 10, 97) est tout aussi décevante : empereur ne répond pas 4 la question essentielle de son gouverneur, a savoir si c’est le nom de chrétien ou si ce sont les flagitia qui sont punissables. Il refuse d’aborder le fond du probléme et se contente d’un compromis: ne pas rechercher les chrétiens (conquirendi non sunt) et se limiter 4 mettre A mort ceux qui se disent tels et s’obstinent. Tertullien n’a pas manqué dans son Apologétique (2, 7 sq.) de relever l’inconséquence de cette attitude en affirmant que si les chrétiens sont des criminels ou représentent un danger pour PEtat, celui-ci doit les rechercher et les punir, et que dans le cas contraire, l’interdit contre les chrétiens est absurde et arbitraire. Les infor- mations que nous donne Tacite sur l’arrestation et la condamnation des chrétiens aprés le grand incendie de Rome sous le régne de Néron (Ann. 15, 44) sont elles aussi trés imprécises et contradictoires. Comme Pline, l’historien qualifie leur religion de haissable (44, 3 : exitiabilis superstitio) ; il les considére comme criminels et dignes des pires chatiments (44, 5: sontes et nouissima exempla meritos) ; il nous apprend que les chrétiens ont été « reconnus coupa- bles moins du crime d’incendie qu’en raison de leur haine pour le genre humain »‘. Mais nous ne tirons de lui aucune donnée concréte sur les motifs réels de leur condamnation, étant entendu que la misanthropie n’est pas, en soi, un délit punissable de mort. On a vraiment V’impression stupéfiante que Tacite, Pline et Trajan approuvaient l’interdit contre les chrétiens sans savoir au juste ce qu’on leur reprochait. Cette imprécision des sources antiques est d’autant plus grave pour le cher- cheur qu’il n’existe apparemment aucun précédent vraiment comparable a Vinterdit contre les chrétiens*, Il est vrai que dans |’Empire romain le droit d’association était rigoureusement réglementé. I est vrai qu’a plusieurs reprises, sous la République et sous l’Empire, des mesures ont été prises 4 Rome et en , Italie contre des groupements, des sectes religieuses ou des écoles philoso- phiques. Mais ces mesures ont toujours été la suite de délits précis, soit des actes contraires 4 la moralité publique ou a la sécurité de l’Etat. Jamais le simple fait d’appartenir a une secte, religieuse ou autre, n’a été puni de mort indépen- damment de tout délit imputé a tort ou 4 raison aux membres de cette secte. Le chaesitaui... an ei qui omnino Christianus fuit... nomen ipsum, si flagitiis careat, an cohaerentia nomini puniantur ». nihil aliud inueni quam superstitionem prauam, immodicam », haud proinde in crimine incendii quam odio humani generis conuicti sunt ». 5. Pour les précédents a la persécution contre les chrétiens cf. notamment H. Last, The Study of the ‘ Persecutions’, in J. Rom. St, t. 27, 1937, p. 80-92 et RAC sv. Christen- verfolgung, col. 1208 sq. ; J. Moreau, la persécusion du christianisme dans l'empire romain, Paris 1956, p. 12-20. L'INCENDIE DE ROME ET LES CHRETIENS 5 sénatus-consulte de 186 sur les Bacchanales, par exemple (cf. Liv., 39, 8 sqq.), que les érudits rapprochent volontiers de ’interdit contre les chrétiens, présente avec lui certains traits communs sur lesquels nous reviendrons, mais s’en distin- gue sur un point capital : les Bacchanales furent interdites 4 la suite de délits graves contre la moralité publique, les adeptes de cette pratique furent condam- nés selon la gravité des crimes qu’ils avaient effectivement commis (L1v., 39, 18, 4), alors que les chrétiens furent mis 4 mort indépendamment de tout délit con- cret. Les mesures prises contre les juifs sous les régnes de Tibére et de Claude, de méme que les expulsions de devins, de mages ou de philosophes®, furent con- sécutives 4 des troubles ou des abus effectivement commis par les intéressés et se limitérent a l’expulsion et a l’interdiction de se réunir : ’appartenance 4 la re- ligion ou a la secte n’était pas en elle-méme mise en cause’. L’interdit contre les chrétiens semble étre un cas vraiment unique dans Vhistoire du Haut Empire, Aussi les savants, qu’ils soient historiens de ’Empire romain ou historiens du christianisme, se perdent-ils en conjectures plus ou moins fondées sur les motifs réels de la persécution du christianisme’. Pline se référait-il a un texte légal condamnant spécifiquement les chrétiens a la peine de mort et si oui, d’od venait ce texte de loi et quelle en était la teneur ? Si ce texte de loi était Pinsti- tutum Neronianum dont parle Tertullien (Ad Nat. 1, 7), comment cet insti- tutum d’un empereur honni a-t-il pu acquérir force de loi pour l’ensemble de VEmpire pendant prés de deux cent cinquante ans, alors que selon ce méme Tertullien tous les autres acta de Néron furent abolis aprés sa mort?? S’il n’existait pas de texte légal de cette nature, en raison de quel délit réel ou supposé punissait-on de mort les adeptes du christianisme ? Tombaient-ils sous le coup de la lex de maiestate ou de la lex de sodaliciis? Etaient-ils poursuivis en tant que religio illicita? L’Etat romain était un Etat de droit of lés sujets de ’Empire, surtout les citoyens, n’étaient poursuivis et condamnés qu’aprés enquéte sérieuse et constatation d’un crime réel. I! était aussi un Etat tolérant dans le domaine religieux, admettant la pratique de toutes sortes de religions plus ou moins étranges, plus ou moins secrétes, et n’intervenant contre les sectes religieuses ou les mouvements philosophiques que lorsque ceux-ci menagaient sérieusement l’ordre public ou la sécurité de l’Etat. Faut-il admettre que les chrétiens tombaient dans cette catégorie et si oui, pourquoi les trou- vait-on dangereux ? Et comment expliquer dans cette hypothése que Trajan ait 6. Cf. FM. CRAMER, Astrology In Roman Law and Politics, Philadelphie 1954, 7. Cf. dans ce sens J. MOREAU, op. cit., p. 12-20, On remarquera cependant quien 19 et en 41, ifs se virent interdire la pratique de leur culte (cf. infra, p. 18). 8. La bibliographic est immense et s’accroit chaque année. On trouvera un excellent apergu de état de la question chez A. WLOSOK, Die Rechtsgrundlagen der Christenverfolgungen der ersten zwel Jahrhunderte, in Gymnasium, t. 66, 1959, p. 14 sqq., AN. SHERWIN-WuITE, The Letters of Pliny, Oxford 1966, app. V et J, MOLTHAGEN, Der rémische Staat und die Christen im zweiten und im dritten Jahrhundert, Gottingen, 1974, 9. Tert., Ad Nat. 1, 7, 9: «et tamen permansit erasis omnibus hoc solum institutum Nero- nianum ». 6 ADALBERTO GIOVANNINI prescrit 4 Pline de ne pas les rechercher, se contentant de punir ceux qui s’obstinaient dans la pratique de leur religion ? Pour essayer d’y voir un peu plus clair dans toutes ces interrogations, il faut commencer par comprendre la persécution de Néron, qui est le premier empe- reur 4 avoir fait systématiquement poursuivre et condamner les adeptes du christianisme. Il faut établir le lien entre l'incendie de Rome et la mise 4 mort des chrétiens de la capitale aprés cette catastrophe, comme a déja tenté de le faire J, Beaujeu dans une belle étude parue en 1960!°. C’est ensuite seulement que nous pourrons aborder le probléme juridique en cherchant a établir la relation entre cet institutum Neronianum et linterdit général auquel se référe Pline le Jeune. 1. La version de Tacite Tacite, 4 qui nous devons le récit le plus détaillé de ’incendie de Rome (Ann. 15, 38-44), est aussi le seul auteur de l’Antiquité qui établisse un lien entre ce désastre et la persécution des chrétiens sous Néron!!. Les sources chrétiennes, qu’il s’agisse de l’Apocalypse, de Tertullien ou d’Eusébe, accusent Néron d’avoir mis 4 mort les chrétiens de Rome, sans rien dire sur ses motifs??, Suétone, qui dissocie dans sa biographie de Néron les méfaits de l"empereur des réalisations qu’il juge louables, mentionne au ch. 16, parmi les actions posi- tives, la reconstruction de Rome et l’interdit contre les chrétiens alors qu’il ne parle qu’au ch. 38 de l’incendie lui-méme. Dion Cassius (62, 16-19) tient pour acquis que c’est Néron qui a ordonné l’incendie et ne parle méme pas de la condamnation des chrétiens. Le récit de Tacite donne l’impression que l’historien disposait d’une source parfaitement informée et apparemment contemporaine des événements. II donne I’endroit exact ot le feu a pris (15, 38, 2) et sait dans quelle direction il s’est propagé sous leffet d’un vent violent (ibid., 3-4). Il sait aussi que Néron se trouvait 4 Antium au début de l’incendie et n’est rentré dans la capitale que lorsque son palais de I’Esquilin s’est trouvé menacé (15, 39, 1). II connait dans le détail l’étendue des dégats et les mesures prises par Néron pour venir en aide 4 la population et reconstruire la capitale (15, 41-43). Il donne enfin la liste des 10, J. BEAUIEU, L'incendie de Rome en 64 et les chrétiens, in Latomus, t. 19, 1960, p. 65-80 et 291-311. Cf. aussi A. Kurress, Der Brand Roms und die Christenverfolgung im Jahre 64 n. Chr., in Mnemosyne, t. 6, 1938, p. 261-272 ; Ch. SAUMAGNE, Les incendiaires de Rome (ann. 64 p. C.) et les lois pénales des Romains (Tac., Ann. XV, 44), in Rey. Hist., t. 227, 1962, pe 337-360. 11. Je ne tiens pas compte ici de la lettre apocryphe de Sénéque a l’apétre Paul, qui dépend vraisemblablement de Tacite. 12, Apoe. 11, 7; Tert., Apol. 5, 3 et Ad nat. 1,7; Bus., Hist. eccl, 2, 25 et 3, 17 (@aprés: Tertullien), L'INCENDIE DE ROME ET LES CHRETIENS 7 sanctuaires ot furent accomplis les sacrifices propitiatoires aprés la catastrophe (15, 44, 1). On aimerait donc penser a priori qu’il a trouvé dans sa source des renseignements précis sur l’arrestation et la condamnation des chrétiens, @autant plus qu'il sait trés bien en d’autres circonstances se référer a des actes officiels du Sénat ou de administration impériale. On ne comprend pas que Phistorien puisse nous décrire avec minutie les chatiments infligés aux chrétiens par Néron sans connaitre le motif exact de leur condamnation. Or la formule « haud proinde in crimine incendii quam odio humani generis conuicti sunt »'3 donne a entendre qu’en définitive le délit d’incendie volontaire ne joua qu’un rdle secondaire dans leur condamnation ; elle nous donne l’impression que leur culpabilité ne put étre établie, mais que Néron les fit néanmoins mettre 4 mort comme ennemis du genre humain pour apaiser la foule qui le soupcon- nait de ce crime. Cette version des faits n’est ni logique ni plausible. Car si Néron a fait arréter les chrétiens pour faire taire la rumeur persistante qui l’accusait lui, Néron, d’avoir ordonné l’incendie, il est tout fait évident qu’il ne pouvait faire taire cette rumeur qu’en convainquant l’opinion publique qu’il avait identifié les vrais coupables. Mettre a mort les chrétiens simplement parce qu’on les détes- tait pouvait distraire et satisfaire momentanément une populace réputée cruelle, mais cela ne pouvait blanchir lempereur aux yeux de l’opinion publique : pour y parvenir Néron devait persuader la foule que c’étaient les chrétiens, et eux seuls, qui étaient coupables. La logique des événements décrits par Tacite veut que les chrétiens aient é&é condamnés comme incendiaires, auquel cas la haine du genre humain n’est que le corollaire du crime détestable entre tous d’incen- die volontaire. Effectivement, les chatiments particuliérement cruels infligés aux chrétiens sont les peines prévues par la loi romaine contre les incendiai- res, On a le sentiment que Tacite veut convaincre ses lecteurs de la non-culpa- bilité des chrétiens dans Vincendie de Rome. Il ne le fait toutefois pas par sympathie pour eux, puisqu’il les déteste comme une exitiabilis superstitio et les Juge sontes et nouissima exempla meritos. S’i] les innocente, ce n’est pas parce qu’il les croit incapables d’un tel forfait, mais parce que, comme presque toute la classe dirigeante de son temps, il déteste Néron encore plus que les chrétiens et fait ce qu’il peut pour accabler sa mémoire. Soucieux de passer 4 la postérité 13, Je suis ici, comme la plupart des historiens, 1a lecture de H. FURNEAUX, ad loc, acceptée notamment par H. Fucks, Tacitus ier die Christen, in Vig. Christ., t. 4, 1950, p. 65-93 et J. BEAUIEU, art. cit., p. 293 sqq. 14. Cf. Dig. 47, 9, 9: «Qui aedes aceruumue frumenti juxta domum positum combusserit, uuinctus uerberatus igni necari iubetur, si modo sciens prudensque id commiserit ». Cf. Dig. 48, 19, 28, 12: ¢ incendiarii capite puniuntur, qui ob inimicitias uel praedae causa incenderint intra oppidum : et plerumque uiui exuruntur>. Cf aussi Juv., Sat. 8, 231-235. L’exécution par le it sinon pratiquée que pour les esclaves qui avaient attenté A la vie de leur maitre (Dig. 48, 19, 28, 11). 8 ADALBERTO GIOVANNINI pour un historien objectif et sérieux, il se garde d’affirmer avec les autres que Pempereur a ordonné la destruction de la capitale. Alors que l’auteur de POctavie, peu aprés la mort de Néron'’, Pline l’Ancien, Suétone et Dion Cassius n’expriment pas le moindre doute sur sa culpabilité"’, l’auteur des Annales commence son récit par 1a fameuse alternative sequitur clades, forte an dolo principis incertum -nam utrumque auctores prodidere (Ann. 15, 38, 1). Mais cette apparente objectivité n’est que fagade : en proposant au lecteur le choix «c’est un accident ou c’est Néron », il exclut d’emblée que lincendie ait pu étre provoqué par d’autres personnes que l’empereur. Il exclut donc d’emblée que les chrétiens, par exemple, aient pu en étre les auteurs, Le choix laissé au lecteur est de ce fait trés limité : il peut conclure a l’accident ; mais s°il se persuade que l’incendie est criminel, il doit du méme coup admettre que c’est Néron le coupable. Ce lecteur ne restera du reste pas longtemps dans le doute. Quelques lignes plus loin, Tacite lui apprend, cette fois sans aucune ambiguité, que certaines personnes ont regu l’ordre d’empécher l’extinction du feu et de jeter au contraire des torches pour Je propager. Le lecteur ne doute plus, il n'y a plus d’alternative : lincendie est criminel, donc les personnes qui propagent Tincendie au lieu de le combattre agissent sur les ordres de l’empereur. Sa conviction devient certitude lorsqu’il lit, quelques chapitres plus loin, que pour faire taire les rumeurs (15, 44, 2: abolendo rumori), Néron a produit des suspects (subdidit reos). Le verbe subdere dit bien ce qu’il veut dire: soupconné, Néron a cherché des boucs émissaires et a trouvé les chrétiens, que la foule détestait, pour les accuser — bien entendu A tort — d’étre les auteurs du crime. La formule haud proinde in crimine incendii quam odio humani generis conuicti sunt est donc la conclusion logique de tout le récit, Tacite a amené le lecteur 1a ou il voulait le conduire, c’est-a-dire 4 la conviction que Néron est le seul responsable de l’incendie!?, et que par conséquent les chrétiens ont été accusés a tort ; dans cette optique le délit d’incendie volontaire ne peut pas étre la cause réelle de leur condamnation"*. L’auteur des Annales a parfaitement réussi dans son entreprise. Méme si quelques sayants admettent que les chrétiens ont été condamnés comme incen- diaires!® (bien entendu A tort car personne ne croit sérieusement quils aient pu 15, Oct, 825 sq. Cette ceuvre attribuée Sénéque a probablement été écrite par un auteur inconnu peu aprés la mort de Néron (cf. en dernier lieu T.D. BARNES, The Date of the Octavia, in Mus. Hel . 39, 1982, p. 215-217). 16. Puw., H.n. 17, 5; SUET., Nero 38 ; Dio CASstus, 62, 16-18. Dion Cassius prétend méme que Vincendie a été allumé en différents endroits en méme temps (16, 2), alors que selon Tacite le feu a pris en un endroit précis. ‘On remarquera qu’ propos de Ia conjuration de Pison, Tacite qualifie Néron d’incen- diaire dans un discours prété au tribun Subrius Flavus (15, 67, 2). Ici également, il se garde dengager son autorité d’historien et ne veut que rapporter des accusations faites par d’autres. 18. H. Fucus, art, cit. (supra, n. 13), p. 67, a fort bien compris Vintention de Tacite, 19. CER, Rerzenstam, Die hellenistischen Mysterienreligionen’, Berlin/Leipzig 1921, p. 118 ; H. Fucus, art. cif, (supra, n. 13), p. 67 et n. 4; H. Last, RAC s.v. Christenverfolgung (1954), col. 1210 sq.; J. MorBAU, La persécution du christianisme, p. 31-35; A. Wrosox, Gymnastum, t. 66, 1959, p. 21 sq. L'INCENDIE DE ROME ET LES CHRETIENS 9 mettre le feu 4 Rome), tous pensent avec Tacite que c’est leur attitude vis-a-vis du monde paien qui leur a valu la haine du peuple et est en définitive la cause réelle de leur persécution””. Tous les savants, sans exception, admettent que Vempereur a fait arréter les chrétiens pour faire taire la rumeur qui l’accusait a tort ou a raison d’étre l’auteur du crime” ; Néron passe aux yeux de la postérité pour un despote arbitraire et cruel, qui n’a pas hésité a faire périr dans les pires souffrances des innocents pour échapper A la colére populaire et satisfaire en méme temps ses goiits sadiques. Mais les choses se sont-elles vraiment passées de la maniére que décrit Tacite ? 2, Incendies et boucs émissaires Nous n’avons aucun moyen de contréler les affirmations de Tacite sur les causes de lincendie de Rome et sur l’attitude de l’opinion publique pendant et aprés la catastrophe. Mais nous pouvons en estimer la vraisemblance par la comparaison de son récit avec ce que nous savons, par des témoins oculaires, autres grands incendies de villes semblables a l’incendie de Rome en 64. I y en a plusieurs : le grand incendie de Londres au début du mois de septembre 1666”, l’incendie de Hambourg en mai 18423, celui de Chicago en octobre 1871” et le gigantesque cataclysme qui détruisit presque entigrement Tokyo au début du mois de septembre 192375. A Vexception de l’incendie de Tokyo, qui fut le conséquence d’un tremble- ment de terre survenu a ’heure méme oi les ménagéres préparaient le repas de 20. Cf. p.ex, J. BEAUJEU, art. cit (supra, n. 10) p. 293 sqq. ; G. De SAINTE-CROIX, Why were the Early Christians persecuted, in Past & Present, t. 26, 1963, p. 6-38 ; R. FREUDENBERGER, Das Verhalten der rémischen Behérden gegen die Christen im 2. Jahrhundert (Miinchener Beitrige 52, 1967), p. 181 sq. ; J. MOLTHAGEN, Der rémische Staat und die Christen im 2. und 3. Shr, Gdttingen 1974, p. 23 sq. 21. Cf. p. ex. H. Listamann, Geschichte der alten Kirche 1, Berlin 1932, p. 200 sq. 3 A. Fuicue-V. Martin, Histoire de l’Eglise I (Paris 1946) p. 289 sq. ; H. Last, RAC sv, Christen- verfolgung (1954) col. 1210 sq. ; K. Baus, Von der Urgemeinde zur frithchristlichen Grosskir- che, in Handbuch der Kirchengeschichte’, éd. H. Jedin, 1, Freiburg 1963, p. 152-156; J. MOLTHAGEN, Der rémische Staat und die Christen, p. 21-27. Certains savants pensent méme qu’en 64 les chrétiens ont été persécutés uniquement comme chrétiens, indépendamment de Vincendie : cf. notamment A. MoMIGLIANO, Cambr. Anc. Hist. X, 1934, p. 722-726 et 887 sq. (autres références chez J. BEAUJEU, art. cit., supra, n. 10, p. 73, n. 1). 22. Cf. W. G. BELL, The Great Fire of London in 1666, London 1920 et Daniel De For, Le Grand Incendte de Londres, tr. fr, de P. Cerdagne, Lausanne 1945. 23. Cf. C,H. SCHLEIDEN, Versuch einer Geschichte des grossen Brandes in Hamburg vom 5. bis 8. mai 1842, Hamburg 1843. 24. Cf. H.M. MAYER-R.C. Wave, The Growth of a Metropolis, Chicago 1972 ; D, Lowe, The Great Chicago Fire, New York 1979. 25. Cf. N.F. BuscH, Midi moins deux, tr. fr. de S. Flour, Paris 1963. Busch s'est servi pour son ouvrage de témoignages de rescapés, 10 ADALBERTO GIOVANNINI sorte que le feu prit simultanément en plus de cent points différents, tous les incendies se sont déclarés et propagés dans des circonstances analogues a celui de Rome. Ils ont éclaté dans des quartiers populaires dont les maisons, cons- truites essentiellement en bois, étaient entassées les unes contre les autres. Ils ont pris, comme celui de Rome, en un point précis connu de tous dés le début”*. Dans chaque cas, un temps particuliérement sec et un vent violent au moment de Vincendie ont favorisé sa propagation, de sorte que les moyens de lutte disponibles se sont trouvés trés vite dépassés : 4 Londres, par exemple, un quartier entier était en flammes quelques heures seulement aprés le début de Vincendie”’, Tous ces incendies présentent aussi une étonnante similitude par leur durée : celui de Hambourg et de Chicago durérent trois jours, alors qu’a Londres, comme a Rome, le feu reprit le quatriéme jour aprés une accalmie et ne put étre finalement maitrisé qu’au bout d’une semaine. Ces similitudes nous permettent de tirer une premiére conclusion : tous ces incendies, celui de Rome comme les autres, sont accidentels, ce sont la sécheresse et le vent violent qui ont transformé en catastrophe un accident trés fréquent dans les villes d’autre- fois. On observe cependant que dans chacun de ces incendies la population se convainc, dés le début, que la castastrophe est d’origine criminelle et cherche aussitot des boucs émissaires. Les Londoniens s’en prirent aux Hollandais et aux Frangais, avec qui l’Angleterre se trouvait alors en état de guerre, et beaucoup d’entre eux furent incarcérés”. Les Hambourgeois accusérent les Anglais*°. Le comportement des habitants de Tokyo lors de l’incendie de 1923 est particuliérement instructif: alors méme que lincendie était de toute évi- dence la conséquence du séisme et que personne ne pouvait l’ignorer, la popu- lation s’en prit néanmoins aux Coréens dont beaucoup furent massacrés*!. Ce besoin de trouver des coupables était en partie justifié par l’activité des pillards, 26, Samuel Pepys, qui est notre principal témoin pour incendie de Londres (The Diary of Samuel Pepys, A new and complete transcription edited by Robert Latham and William Matthews, vol VII — 1666, London 1972), connaissait déja le 2 septembre, premier jour de Vincendie, le lieu od il avait pris. A Chicago, le hasard voulut que la maison prés de laquelle le feu avait pris fut miraculeusement épargnée. 21. Cf. Samuel Pepys, dans son journal du 2 septembre, confirmé par La Gazette de Londres du 8 septembre (= Daniel De For-P. CERDAGNE, Le Grand Incendie de Londres, p. 64 saq.). A Hambourg et A Chicago également le temps avait été particuligrement sec et le vent violent joua un réle déterminant dans 1a propagation de l’incendie. 28, Pour disculper tout a fait Néron de ce crime, on pourra faire remarquer qu'un pyromane, tous les psychologues le savent, ne résiste pas a la satisfaction de contempler le spectacle qu’il a provoqué. Or Néron se trouvait 4 Antium, a 60 km de la capitale, au moment ou l’incendie se déclara, et ne retourna 4 Rome que lorsque le feu menaga un palais qu'il s*était fait construire sur FEsquilin (Tac., Ann. 15, 39, 1). Lempereur n’a done pas vu la premiére phase, la plus violente, de Vincendie, c'est-a-dire qu'il a manqué, si l'on ose dire, l'essentiel du spectacle. 29. Gazette de Londres du 8 septembre = Daniel De For-P. CERDAGNE, Le Grand Incendie de Londres, p. 68. 30. C.H. Scuiewen, Versuch einer Geschichte, p. 170-180. 31. N.F. BuSCH-S. FLour, Midi moins deux, p. 102 sqq. L'INCENDIE DE ROME ET LES CHRETIENS oo ° qui profitaient de la confusion et l’aggravaient pour s’emparer de butin ou simplement trouver de quoi se nourrir**, L’abattage de rangées de maisons par la milice, seul moyen efficace de combattre un incendie de cette ampleur, contribuait 4 la peur déja grande plus qu’elle ne rassurait les citoyens : il n’est pas facile dans la cohue et la panique de distinguer une équipe de sauveteurs armés de haches d’une bande de pillards®*, Autre facteur de suspicion, les maisons qui prenaient soudainement feu dans des zones non encore touchées par le brasier: ces foyers isolés, provoqués par des flamméches qu’avait emportées le vent, pouvaient confirmer la foule terrorisée dans l’idée que des incendiaires étaient 4 l’ceuvre*4. Cependant, acharnement des victimes d’une pareille catastrophe est avant tout d’ordre psychologique : la fumée, le crépi- tement assourdissant du brasier, la confusion, portaient 4 un tel paroxysme Texaspération et la terreur de la foule que celle-ci éprouvait un besoin instinctif, vital, de s’en libérer sur des boucs émissaires. Ce besoin de défoulement était immédiat et se traduisait par une agression physique et violente : 4 Tokyo, les Coréens furent massacrés par centaines malgré des tentatives timides du gou- vernement pour les protéger ; A Londres, nous dit Pepys, il était dangereux pour un étranger de se promener dans les rues*> ; 4 Hambourg, les autorités durent protéger les Anglais contre la colére de la population**. Bien entendu, l’opinion publique s’en est prise aussi au gouvernement. Les Londoniens rendirent leur Lord Maire responsable de la catastrophe, lui repro- chant son incompétence et son inefficacité*’. Beaucoup furent choqués de |’in- souciance et de la gaité du Duc d’York et certains osérent méme prétendre que le Roi lui-méme avait ordonné l’incendie®*. Mais ces accusations exprimées dans la colére du moment n’eurent pas de suite et bien que le Duc d’York, étant catholique, fiit détesté par le peuple, il ne fut pas soupgonné sérieusement d’étre auteur de la catastrophe. La foule cherche naturellement les incendiaires parmi les ennemis réels ou supposés de I’Btat ; pour elle, l’incendie criminel dune ville est un acte dirigé contre l’ordre établi ; il ne lui vient pas a l’idée de soupgonner sérieusement le pouvoir de se saborder lui-méme. En fait, la convic- 32. A Tokyo, des pillards organisés en bandes semérent Ia terreur en massacrant sans scrupules ceux qui leur résistaient : cf. N.F. BUSCH-S. FLouR, Midi moins ‘deux, p. 114-117. 33. Pepys reléve dans son journal du 4 septembre que l'on s*était mis 4 faire sauter les maisons 4 la dynamite, ce qui portait & son comble la terreur des habitants. L’action de soldats détruisant des maisons la hache ne devait pas étre beaucoup moins inquiétante. 34. Crest ce que dit Pepys dans son journal du 6 septembre, Lui-méme se dit convaincu qu’il y avait un complot. 35. Journal du 6 septembre. 36. C.H. SCHLEmEN, Versuch einer Geschichte, p. 170-180, surtout 173 sqq. L’un deux fut battu a mort par la foule. 37. Pepys écrit dans son journal du 7 septembre : « People do all the world over cry out of the simplicity of my Lord Mayor in general, and more particularly in this business of the fire, laying it all upon him », Voir le commentaire de R. LATHAM-W. MATTHEWS sur ce passage, 38. Cf. Daniel De For-P. CERDAGNE, Le Grand Incendie de Londres, p. 89 sq. 12 ADALBERTO GIOVANNINI tion se fit de plus en plus tenace que l’on avait eu affaire a un complot de papistes et de jésuites, a tel point que le gouvernement finit, aprés des mois de délibérations, par les faire expulser d’Angleterre*’. Nous pouyons étre certains que la population de Rome s'est comportée comme les populations de Londres, de Hambourg et de Tokyo. Elle a di s’en prendre au pouvoir comme elle avait |’habitude de le faire lors de disettes ou d’autres difficultés ; elle a sans doute reproché a l’empereur, qui avait la respon- sabilité de la lutte contre les incendies dans la capitale*°, de n’avoir pas pris les mesures adéquates pour prévenir ou maitriser la catastrophe. Il est trés possible qu’on ait blamé son insouciance, surtout s’il est vrai qu’il profita de la circons- tance pour chanter la fin de Troie. Mais il n’est pas du tout vraisemblable que la population de Rome se soit sérieusement convaincue que |’incendie avait été ordonné par l’empereur, d’autant moins qu’il n’avait rien fait jusqu’alors qui pat justifier un tel soupgon. Néron était, tout au contraire, trés aimé de la plébe de Rome qui voyait en lui son protecteur et son bienfaiteur*!. Encore en 64, quelques semaines seulement avant l’incendie, il renonga 4 un grand voyage en Orient 4 la joie de la population de Rome, qui craignait en particulier des pro- blémes de ravitaillement en son absence*?. Cette méme population le recut avec enthousiasme en 68 lorsqu’il rentra de son voyage en Gréce*?. Pour la plébe de Rome, Néron n’avait absolument rien d’un incendiaire en puissance. Ce sont Jes milieux sénatoriaux hostiles 4 empereur Néron qui ont répandu plus tard, sans doute aprés sa mort, le bruit qu’il avait commis ce forfait, avec le succés que l’on sait. Comme les populations de Londres, de Hambourg et de Tokyo, celle de Rome associait naturellement le crime d’incendie volontaire 4 la volonté de renverser l’ordre établi. C’est ainsi que lors de l’affaire des Bacchanales, en 186 av. J.-C., le Sénat prit des mesures particuliéres pour prévenir des incendies criminels (Liv. 39, 14, 10). Cicéron accuse Catilina en 63 de vouloir mettre la capitale a feu et 4 sang pour instaurer sa tyrannie’‘. Un incendie survenu en 7 av. J.-C. fut attribué aux débiteurs, qu’on soupgonnait de vouloir obtenir par ce forfait l’abolition de leurs dettes‘*. La population a di réagir de méme en 64: elle a di chercher parmi des ennemis notoires, réels ou supposés, de l’ordre établi les responsables de la catastrophe. Comme aprés |’incendie de Londres, les rumeurs persistantes ont di contraindre l’empereur a agir et a conclure que c’étaient les chrétiens qui étaient responsables. Pourquoi eux ? 39. Daniel De For-P. CeRDAGNE, op. cit. p. 93 sqq. 40, Auguste fut chargé de cette tiche en 6 apr. J.-C. et créa un corps de vigiles sous le commandement d'un chevalier (Dio Cassius, 55, 26, 4-5). 4L. Sur la popularité de Néron cf. Z. YaveTZ, Plebs and Princeps, Oxford 1969, p. 120 sqa. 42, Tac., Ann. 15, 36, 4 :« haec atque talia plebi uolentia fuere, uoluptatum cupidine et, quae praccipua cura est, rei frumentariae angustias, si abesset, metuenti. » 43. Dio Casstus, 62, 20, 5. 44. Cat. 3, 4, 8 et 10; 3, 6, 14; 3, 8, 19 (a propos de la 1** conjuration). Cf. aussi Pis. 7, 15. 45. Dio Casstus, 55, 8, 6, L'INCENDIE DE ROME ET LES CHRETIENS 13 3. Juifs et chrétiens Au premier siécle de l’Empire, la population de la capitale, qui dépassait en tout cas le demi-million d’habitants, se composait de gens de toutes sortes d’ori- gines. La population libre y était devenue minoritaire, remplacée progressi- vement par une multitude d’esclaves et d’affranchis*®, Les émeutes y étaient fréquentes, surtout lors de disettes, et le pouvoir avait fort 4 faire pour main- tenir un peu d’ordre dans cette populace‘’. Comme le dit Tacite aprés Salluste, la capitale était le point de convergence de tout ce qu’il y a de pervers et de honteux dans le monde‘®. On y pratiquait toutes sortes de religions plus ou moins secrétes, on y enseignait toutes les doctrines philosophiques plus ou moins contestataires, on y trouvait des Chaldéens, des magiciens, des astro- logues. Il y avait 4 Rome autant d’incendiaires potentiels qu’on voulait bien en trouver. Dans cette masse extrémement composite, un groupe se distinguait pourtant nettement des autres: les juifs. Parce qu’ils obéissaient A leurs propres lois, parce qu’ils vivaient autrement que les autres, célébrant le sabbat et refusant de manger de la viande des sacrifices, leurs rapports avec le reste de la population étaient difficiles autant dans la capitale que dans le reste de l’Empire. Selon Diodore de Sicile, l’entourage d’Antiochos VII aurait déja conseillé en 134 av. J.-C. au souverain séleucide d’anéantir ce peuple misanthrope**. Sous Tibére, en 19 de notre ére, 4 000 juifs de Rome et d’Italie furent déportés en Sardaigne, les autres ayant le choix entre abandonner leur religion ou quitter |’Italie®, Revenus 4 Rome par la suite, ils se virent interdire la pratique de leur culte par Claude en 415!, avant d’étre une nouvelle fois expulsés en 48 ou en 49%, Dans une lettre aux Alexandrins de l’année 41, ce méme empereur somme les Juifs de 46. Cf. TAC., Ann, 4, 27, 2 et 13, 27, 1-2. On lit chez Den, Hal. 4, 24, 5 que les maitres affranchissaient volontiers leurs esclaves pour les faire bénéficier des distributions gratuites de ble, 47, En 32, p. ex., Tibére blama vigoureusement le Sénat a la suite d’émeutes et le somma de mettre de ordre (TAC., Ann. 6, 13) ; en $2, Claude fut violemment pris & partie au forum par la foule en colére (Tac, Ann. 12, 43, 1); en 61, Néron dut préter main-forte au Sénat lors d’émeutes consécutives & 1a condamnation & mort de 400 esclaves et affranchis d'un riche Romain assassiné (TAC., Ann. 14, 42-45). 48. Tac. Ann. 15, 44, 3; of, SALL., Cat. 37, 3. 49. 34, L, L': wévovg yap, dndvrav sOVav dKowavitons elvat tig mpd¢ GARO EBvos tmynklag cai nokeyioug SrohapBavery ndveag; ef. aussi la’ phrase suivante: <6 loos 16 npg tds Avopdnovs. 50. Tac., Ann. 2, 85, 4. $1. Dio Cassius, 60, 6, 6. 52, SueT., Claude 25, 4 et OROS., 7, 6, 15 qui se référe a Flavius Joséphe et a Suétone. L'explication donnée par Suétone aux troubles impulsore Chresto a fait couler beaucoup d’encre, peut-étre inutilement : informé sur les chrétiens par ses amis Pline et Tacite, le biographe peut avoir ajouté de son cru une explication & des conflits qui en réalite opposaient les juifs au reste de la population depuis trés longtemps. 14 ADALBERTO GIOVANNINI se contenter des priviléges dont ils jouissent et de vivre en paix avec les autres habitants de Ia ville, en les menagant de les poursuivre comme une malédiciton du genre humain s’ils ne se soumettent pas*?. Tacite lui-méme éprouve a l’égard des juifs une aversion profonde qu’il exprime clairement au début du V° livre de ses Histoires (ch. 4-5). Une explosion de haine contre les juifs lors de Yincendie de Rome n’aurait été que la conséquence logique des relations tendues de ce peuple avec son entourage et n’aurait surpris personne. Les chrétiens n’étaient alors, A Rome, qu’une petite minorité que les gens de Pextérieur ne devaient guére distinguer des autres juifs. Car les chrétiens de cette époque étaient d’abord et avant tout des juifs qui ne se distinguaient des autres juifs que par leur conviction que le Christ était le Messie annoncé par les Ecritures et qu’il était ressuscité**. Une bonne partie d’entre eux étaient effectivement des juifs de naissance. Pour les Gentils, l’acceptation du message évangélique impliquait d’abord la conversion au judaisme, c’est-a-dire l’accep- tation de la loi de Moise avec toutes ses exigences, mise a part la question de la circoncision qui était controversée entre les apétres eux-mémes (cf. PAUL, Gal. ; Actes 15). Les deux Epitres de Paul aux Romains en particulier, sont le message d’un juif adressé a d’autres juifs. Pour l’opinion publique et le pouvoir politique, la question de savoir si le Christ était ou n’était pas le Messie ne pouvait étre comprise que comme une querelle interne de la religion juive, les chrétiens (a supposer qu’ils aient déja été connus sous ce nom) n’étaient tout au plus qu’une secte juive parmi d’autres. Telle est effectivement l’attitude du gouverneur Félix lorsqu’il est saisi du différend (Actes 25, 19), Les chrétiens n’étaient haissables que dans la mesure ot ils étaient des adeptes de la religion juive. On pourrait penser que l’opinion publique et le pouvoir politique se sont effrayés du message évangélique, qui annongait un ordre nouveau impliquant la disparition et la destruction de l’ordre ancien. Mais les Actes des Apétres ne donnent pas du tout cette impression. Les gouverneurs romains ou les magis- trats locaux qui ont 4 connaitre des différends entre les disciples du Christ et les juifs traditionalistes montrent un intérét trés limité pour la nouvelle doctrine et ne manifestent aucune inquiétude. Le proconsul d’Achaie L. Iunius Gallio refusa d’intervenir estimant que Paul n’avait commis aucun délit (Actes 18, 15), ce qu’écrit aussi le tribun Claudius Lysias au gouverneur Félix (Actes 23, 28), lequel partage son opinion en faisant toutefois remarquer 4 Paul que son grand savoir lui a fait perdre la téte (Actes 25, 25 et 26, 24). Pline le Jeune arrive a la méme conclusion cinquante ans plus tard : aprés une enquéte approfondie, le 53, Select Papyri II, The Loeb Classical Library, London 1966, n. 212. 54, Pour ce qui suit of. notamment W.H.C. FREND, The Persecutions : some Links between Judaism and the Early Church, in J. Eccl, Hist.,t. 9, 1958, p. 141-158 et la bibliographie chez J. Dantétou-H. I. MARRoU, Nouvelle Histoire de 'Eglise 1, Paris 1963, p. $37 sq. La plupart des savants reconnaissent qu’a cette poque on ne devait guére faire la différence entre un juif et un chrétien : cf. p. ex. H. Last, RAC s.v. Christenverfolgung (1954) col. 1210 sq. ;J. MOREAU, La persécution du christianisme, p. 30; G. De SAINTE-CRomx, Past & Present, t. 26, 1963, p. 7- L’INCENDIE DE ROME ET LES CHRETIENS 15 gouverneur de Bithynie s’étonne d’apprendre que les chrétiens ne font rien d’autre que jurer au nom du Christ de pratiquer la justice et la droiture, qu’ils ne sont somme toute qu’une superstition déraisonnable et irrecevable (PLIN., Ep. 10, 96, 8 : nihil aliud inueni quam superstitionem prauam, immodicam). 11 ne semble pas du tout inquiet pas plus que l’empereur Trajan qui, dans sa réponse A son représentant, lui demande de ne pas les rechercher (PLIN., Ep. 10, 97, 1 : conquirendi non sunt). La croyance en un Dieu mort sur la croix et res- suscité paraissait 4 ces paiens une aberration et une incongruité ; la morale chrétienne, avec ses exigences, était pour eux inacceptable et démesurée. Mais la doctrine et la morale chrétiennes en tant que telles ne représentaient pas de danger pour l’Etat romain. Le christianisme ne faisait pas peur au pouvoir poli- tique au début du mi siécle, 4 une époque ot leur nombre s’était pourtant considérablement accru. A plus forte raison aurait-il di paraitre anodin a Pépoque de Néron, ot ils n’étaient encore qu’un petit groupe de dissidents au sein de la communauté juive. On a supposé aussi que les juifs protégés par limpératrice Poppée firent reporter sur les chrétiens la haine qu’on leur portait’’. Ce n’est pas impossible, mais cela ne peut tout expliquer. II n’est pas interdit de penser que, dans un premier temps, l’opinion publique s’en est prise aux juifs, puisqu’elle les détes- tait. Mais si cette opinion publique avait vraiment été convaincue que les juifs étaient responsables de incendie, rien, pas méme la protection de l’impératrice, n’aurait pu les sauver. Pour qu’on s’en soit pris aux chrétiens, il a fallu autre chose que les calomnies des juifs ou l’influence de Poppée. C’est ici que nous devons nous intéresser d’un peu plus prés a cette commu- nauté chrétienne primitive de Rome et a sa mentalité. L’état d’esprit des chrétiens du premier siécle est bien connue des historiens de l’Eglise, mais, paradoxalement, on n’en tient guére compte dans la question qui nous intéresse. Comme chacun sait, ces premiers chrétiens étaient persuadés qu’ils vivraient eux-mémes le retour du Fils de "Homme et attendaient avec impatience cet événement*’, Dans les Evangiles synoptiques, les apdtres demandent au Christ quand il reviendra et veulent savoir 4 quels signes ils reconnaitront que le moment est enfin venu (Mt 24, 3 sqq. ; Mc 13, 3 sqq. ; Le 21, 5 sqq.). Dans les Actes (2, 14 sqq.), Papétre Pierre annonce le retour prochain du Seigneur. Lattente de la seconde Parousie s’exprime aussi dans la seconde épitre aux Thessaloniciens, qui exhorte les fidéles 4 la patience (2, 1), dans la premiére 55. Liidée est, semble-t-il, d’Ernest Renan, dans l’Antéchrist, p. 159 sg. Cf. aussi A. KURFESS, Mnemosyne, 6, 1938, p. 271 ; A. FLICHE-V. MARTIN, Histoire de I'Eelise 1, p. 290. ; W.H.C. Freno, J. Eccl. Hist, t. 6, 1958, p. 157; J. BEAUEU, art. cit. (supra, n. 10), p. 306 ; G.E.M, De Sainte-Croix, Past & Present, t. 26, 1963, p. 7 8q. H. GREGOIRE, Les persécutions dans empire romain®, Paris 1969, p. 25. 56. Pour ce qui suit, cf. notamment E, Gragsser, Das Problem der Parusieverzdgerung in den synoptischen Evangelien und in der Apostelgeschichte?, Berlin 1977 ; A. STROBEL, Unter- suchungen zum eschatologischen Verzégerungsproblem auf Grund der spajtidischen-urchristli- chen Geschichte von Habakuk 2, 2 ff. = Suppl. to « Novum Testamentum »*, Leiden 1961. 16 ADALBERTO GIOVANNINI épitre de Pierre (4, 7) la seconde épitre de Pierre (3, 1-10) et ailleurs. Ces textes sont postérieurs a la persécution de Néron, mais ils expriment une conviction qui devait étre encore plus profonde chez les chrétiens de la premiére généra- tion : le retour du Fils de "Homme était imminent et tous attendaient le signe annonciateur de sa venue. Un incendie est toujours un événement impressionnant qui attire et fascine la foule. L’incendie de toute une ville est un spectacle terrifiant et hallucinant, spectacle que nous pouvons imaginer en lisant des témoignages de témoins oculaires comme Pepys, Schleiden ou les rescapés de l’incendie de Tokyo, ou les reconstitutions de romanciers comme Tolstoi dans Guerre et Paix ou Sienkiewicz dans Quo Vadis. Lobservateur extérieur voit bien entendu surtout les flammes qui, la nuit, embrasent le ciel sur une grande étendue : l’embra- sement de celui de Tokyo, par exemple, était visible 4 160 km‘’. Au niveau du sol, impression premiére des habitants atteints par l’incendie est l’obscurcis- sement total du ciel par la fumée : les rescapés de l’incendie de Tokyo gardent tous ce souvenir d’une nuit noire qui s’est abattue sur eux avec un vacarme assourdissant**. Autre phénoméne caractéristique, de grande beauté mais meurtrier : les flamméches emportées par le vent qui retombent comme une pluie d’étincelles. Pepys le souligne dans son journal du 2 septembre : « With own’s face in the wind you were almost burned with a shower of firedrops —this is very true— so as houses were burned by these drops and flakes of fire ». Nous trouvons une description plus détaillée de ce feu d’artifice dévas- tateur dans le récit de l’incendie de Tokyo : des tourbillons ascendants pro- voqués par l’incendie soulevaient a une trés grande altitude, jusqu’a 8 000 m, des matériaux enflammés qui retombaient ensuite en pluie sur le sol. Pluie d’étin- celles, dans une obscurité presque totale, tel est le souvenir que gardent les survivants de la population directement touchée par la catastrophe. Or, cette image correspond parfaitement 4 la description de la fin des temps selon les Evangiles synoptiques et les Actes des Apétres. Reprenant la pro- phétie d’Isaie (13, 9-10 et 34, 4), Jésus annonce ainsi le retour du Fils de Homme : « Aussit6t aprés la détresse de ces temps-la, le soleil s’obscurcira, la lune perdra son éclat, les étoiles tomberont du ciel, et les puissances des cieux seront ébranlées® », L’apdtre Pierre utilise une image semblable dans les Actes (2, 19 sq.) : « le soleil se changera en ténébres et la lune en sang ». Pour un juif qui connait la prophétie d’Isaie et qui croit que le Christ est le Messie attendu, qui attend avec impatience son retour, l’incendie d’une grande ville présente assez exactement les caractéristiques de l’annonce de la fin des temps : les astres ne donnent plus leur lumiére et la pluie d’étincelles qui s’abat dans cette obscurité ressemble fort A la chute des étoiles dont parlent le prophéte et les 57. N. Buscu- S. FLour, Midi moins deux, p. 125. 58. N, Buscu- S. FLour, op. cit., p. 78, 79, 95 et 96. 59. N. BUSCH- S, FLOUR, op. cit., p. 84-89, cf. aussi p. 96 sq, 60. Mt 24, 29; Me 13, 24; Le 21, 25, La traduction est celle de La Bible de Jérusalem. L’INCENDIE DE ROME ET LES CHRETIENS 17 Evangiles. Les chrétiens de Rome, ou du moins une partie d’entre eux, ont di croire que l’incendie de la capitale était le signe qu’ils attendaient ; pour eux, heure était enfin venue. Et ils ont di se conduire en conséquence. Pour comprendre correctement le comportement des chrétiens de Rome pendant et aprés l’incendie, il est essentiel de se rappeler ici qu’A cette époque les chrétiens n’avaient aucune raison de craindre ou de hair le pouvoir impé- rial. En tant que juifs de naissance ou convertis au judaisme, ils pouvaient exercer librement leur culte grace aux priviléges que la loi romaine garan- tissait A tous les juifs de toutes sectes. L’Empire garantissait la paix et la stabilité qui étaient nécessaires a la diffusion de l’Evangile. Le gouvernement s’était jusqu’alors montré plutét bienveillant 4 l’égard des apdtres, il les avait méme protégés contre Vhostilité des juifs qui refusaient de croire 4 la résurrec- tion du Christ. Jusqu’alors, les chrétiens avaient pu sans hypocrisie obéir au principe qu’il fallait rendre 4 César ce qui était 4 César et A Dieu ce qui était 4 Dieu ; ils avaient pu sans hypocrisie prier pour un pouvoir qui effectivement les protégeait dans une certaine mesure contre leurs ennemis. Ils n’avaient donc pas de raison de souhaiter pour elle-méme la chute de 1’Empire, ils n’avaient pas de raison de se réjouir de la destruction de la capitale, de ses temples et de ses palais comme l’écrit Ernest Renan dans L'Antéchrist (p. 154 sq.). Vessen- tiel pour eux, ce n’était pas l’incendie lui-méme avec ses conséquences maté- Tielles, mais sa signification eschatologique, 4 savoir le retour qu’ils croyaient imminent du Fils de l’Homme. La réaction des chrétiens de Rome au moment de l’incendie a donc di étre une réaction joyeuse, une expression spontanée de leur foi et de leur espérance enfin réalisées. Ils se seront exprimés par des chants et des priéres en commun, non pas cachés dans les catacombes comme le décrit Sienkiewicz dans Quo Vadis, mais ouvertement comme le prescrit l’Evangile de Luc (21, 28); « Lorsque cela commencera a arriver, redressez-vous et relevez la téte, car votre délivrance est proche ». Surtout, surtout, ils ont di proclamer leur foi en exhor- tant leur entourage a se convertir pendant qu’il en était encore temps. Le pro- sélytisme intense, urgent, qui caractérise Pévangélisation des premiers temps*', a di devenir en cette circonstance plus intense encore. Ce, sont ces manifestations de joie et cette satisfaction intense de ce qu’ils croyaient étre la derniére heure qui aura révélé a l’opinion publique et au pouvoir politique que les disciples du Christ n’étaient pas simplement une secte juive parmi d’autres. C’est alors qu’on a di prendre conscience de ce que, parmi les nombreuses superstitions et philosophies qui se pratiquaient a Rome, le christianisme constituait une espéce A part, fondamentalement différente de toutes les autres. Un incident survenu lors de incendie de Tokyo nous aide & nous représenter concrétement ce qui a dii se passer : l’arrestation et l’exécution 61. Cf. en dernier lieu F, Bovon, Pratiques missionnaires et communication de l'Evangile dans le christianisme primitif, in Rev. de Théol, et de Phil,, t. 114, 1982, p. 369-381, surtout 376 sq. 18 ADALBERTO GIOVANNINI sommaire de l’anarchiste Osuki, qui se fit remarquer pendant l’incendie par des discours révolutionnaires et fut mis 4 mort par un officier pour ce motif®. Il suffit que quelques chrétiens se soient fait remarquer de la méme fagon qu’Osuki par une prédication qui devait paraitre révolutionnaire dans cette circonstance, pour expliquer Vhostilité de la population a leur égard. Alors que tout le monde, sauf les pillards, se désolait de ce qu’il avait perdu ou risquait de perdre dans le désastre, les chrétiens, par leurs hymnes et leur prosélytisme, donnaient Pimpression qu’ils se désintéressaient ou méme se réjouissaient du malheur des autres, annongant de surcroit |’avénement d’un monde nouveau et meilleur. Dans une situation ot toute action, tout attroupement, toute parole, peuvent éveiller des soupgons®, l’attitude des chrétiens aura été interprétée comme une joie mauvaise, comme l’expression de leur haine contre l’ordre établi. De 1a a les accuser d’avoir allumé cet incendie qui les réjouissait, il n’y avait qu’un pas que l’opinion publique et le gouvernement n’ont eu sans doute aucune peine a franchir. Comme le dit Tacite, on arréta d’abord ceux qui pro- clamaient leur foi (gui fatebantur), lesquels, sans se douter de rien, donnérent les noms de leurs coreligionnaires. Ce n’est donc pas pas hasard que la responsabilité de incendie de Rome a été imputée aux chrétiens et a eux seuls. Ce n’est pas l’arbitraire d’un despote cruel qui leur a valu d’étre accusés de ce crime et de subir les atroces supplices réservés aux incendiaires. Ils ont été trahis par leur impatience bien compréhen- sible de voir revenir le Fils de Homme et par leur empressement & convertir leur entourage pendant qu’il en était encore temps. La persécution des chrétiens sous Néron est la conséquence d’une tragique méprise. 4, L’« Institutum Neronianum » Nous pouvons maintenant reprendre le probléme juridique de la persécution contre les chrétiens; les données sont simples, la solution difficile : en 64, les chrétiens de Rome sont arrétés et mis 4 mort pour un délit précis, l’incendie de Rome; cinquante ans plus tard, l’appartenance 4 la religion chrétienne est punissable de mort dans tout l’Empire, indépendamment de tout acte répréhen- sible concret. Comment est-on passé de l’un a l’autre ? Nous ne connaissons aucun édit impérial, aucun décret étendant 4 tout Empire l’interdit contre les chrétiens. Il n’y a pas trace non plus d’une persécution systématique des chrétiens dans l’ensemble de Empire entre le régne de Néron et celui de Trajan. Nous en sommes réduits aux hypothéses. On oublie trop souvent, dans cette affaire, qu’au premier siécle de notre ére les empereurs ne possédaient pas encore, dans le domaine de la juridiction, 62, N. BuscH- S. FLour, Midi moins deux, p. 172 sq. 63. Ce climat de suspicion est trés bien mis en relief par C.H. SCHLEIDEN dans son récit de Vincendie de Hambourg (Versuch einer Geschichte, p. 170-180). L'INCENDIE DE ROME ET LES CHRETIENS 19 Vautorité absolue qui devint la leur dans les siécles suivants®. A l’époque de Néron et des Flaviens, Empire était encore géré selon le principe de repartition des taches mis en place par Auguste en 27 et en 23 av. J.-C. : le Sénat et les magistrats républicains administraient I’Italie et tes provinces civiles ; lempe- reur assumait, par délégation du Sénat, le gouvernement des provinces mili- taires. En outre, le prince avait, au cours du temps, regu du Sénat plusieurs responsabilités, telles la gestion de la wicesima hereditatum qui alimentait le trésor militaire, la cura annonae ou la lutte contre les incendies. La juridiction de ’'empereur découlait de son autorité sur les provinces militaires et des res- ponsabilités qu’il avait assumées®, Il était l’instance de recours contre des décisions prises par ses légats, ses procurateurs ou ses préfets. Il n’était pas compétent, en revanche, pour la juridiction civile et pénale en Italie et dans les provinces sénatoriales. Celle-ci relevait, en Italie, des préteurs, des quaestores et du Sénat, dans les provinces des gouverneurs envoyés par le Sénat. Les empereurs julio-claudiens, 4 l’exception de Claude qui exerga volontiers le réle de censeur (Tac., Ann. 11, 13), et les Flaviens furent dans l'ensemble trés attentifs 4 respecter les prérogatives du Sénat en matiére judiciaire. Néron, en particulier, s’y engagea solennellement au début de son régne®™ et nous n’avons pas de raison de penser qu’il ait manqué a sa parole®’, La lutte contre les incendies 4 Rome relevait, depuis I’an 6 de notre ére, de la compétence de l’empereur (Dio Cassius, 55, 26, 4-5). Il appartenait au préfet des vigiles nommé par l’empereur ou, dans les cas graves, au préfet de la ville de poursuivre et de chatier les incendiaires (PAUL, Dig. 1, 15, 3). C’est donc, 64, Pour ce qui suit, cf. l'excellente étude de J. BLEICKEN, Senatsgericht und Kaisergericht. Eine Studie zur Entwicklung des Prozessrechtes im friihen Prinzipat, Abh. Ak. Wiss, Gétt., phil.-hist. Kl, fase. 53, 1962, dont on regrettera seulement qu'il ne traite pas du tout de la persécution des chrétiens en 64, Les manuels n’insistent malheureusement pas assez sur cette répartition des fonctions et le maintien des prérogatives du sénat et des magistrats républicains dans le domaine civil. C’est le cas notamment des ouvrages, trés bons par ailleurs, de J. Gaupemer, Institutions de V'Antiquité, Paris 1967, p. 451 sq. et de E. MEYER, Rémischer Staat und Staatsgedanke', Ziirich 1975, pp. 361 sqq 65. J, BLEICKEN, op. cit., p. 69, I’a trés bien compris. 66. Tac., Ann. 13, 4, 2: «discretam domum et rem publicam, teneret antiqua munia senatus, consulum tribunalibus Italia et publicae prouinciae assisterent ; illi patrum aditum praeberent, se mandatis exercitibus consulturum. » 67. J. BLEICKEN, op. cit., p. 178 sq. voit dans le procés de apdtre Paul une preuve que sous Néron le tribunal impérial est devenu instance judiciaire pour tout l’empire. Mais en réalité la Judée était alors province impériale sous le gouvernement d’un procurateur, de sorte que l'appel de Paul a lempereur n’est qu’une application supplémentaire du principe de la répartition des compétences. Des trois autres procés que Néron semble avoir mené personnellement (J. BLEIC- KEN, op. cil, p.115 sq.) deux concernaient des gens de sa maison (Tac., Ann. 13, 23, 1-2 = Brutus et Pallas; Tac, Ann, 14, 62, 2-4= Anicetus, préfet de la flotie), tandis que le troisiéme est le célébre procés des conjurés de 65, ol Néron était bien entendu intéressé au premier chef (Tac. Ann. 15, 55 sqq.). Il n’est du reste pas du tout certain que les conjurés aient été condamnés par le tribunal impérial (on remarquera que la méme année deux conjurés ont été condamnés par le Sénat et un troisiéme par Pempereur a la demande expresse du Sénat : cf. Tac., Ann, 16, 9, 1). 20 ADALBERTO GIOVANNINI comme le dit Tacite, Néron ou plutét un préfet nommé par Néron qui a mené Lenquéte contre les chrétiens aprés incendie de Rome, s’est convaincu de leur culpabilité et les a fait mettre 4 mort dans les supplices prévus pour les incen- diaires. Mais empereur ne peut pas avoir promulgué un édit contre les chrétiens pour l’ensemble de l’Empire, il ne peut pas avoir ordonné une persé- cution générale des chrétiens dans l'ensemble de Empire, parce qu’a cette époque il n’en avait pas la compétence. Les dispositions générales visant a la sécurité et a l’ordre public ne relevaient pas de l’empereur, mais du Sénat. C’est le Sénat qui avait compétence pour autoriser ou interdire telle ou telle associa- tion®, C’est le Sénat qui, en 19, a décidé l’expulsion des juifs et I’interdiction de leur culte en Italie (TAc., Ann. 2, 85, 4). Le Sénat a de la méme maniére ordonné l’expulsion des histrions en 23, a la suite de plaintes répétées des préteurs (TAC., Ann. 4, 14, 3) ; il a rappelé la population de Rome 4 l’ordre en 32 aprés avoir regu un blame de Tibére (Tac., Ann. 6, 13) ; il a ordonné en 59 la dissolution des collegia illégaux de Pompéi, a la suite de troubles graves survenus dans cette ville ; en 69 enfin il a adressé un blame 4 la colonie de Sena qui avait maltraité un de ses membres (TAC., Hist. 4, 45). Par analogie, le Sénat a di tirer les conséquences de la condamnation des chrétiens de Rome comme incendiaires : il ne pouvait tolérer l’existence d’une association dont les membres étaient capables de mettre le feu a une ville. Nous pouvons étre certains que de sa propre initiative ou plus probablement 4 la demande de Néron le Sénat a décrété un interdit général contre les chrétiens analogue 4 Vinterdit contre les Bacchanales en 186 av. J.-C. ou Vinterdit contre les juifs sous le régne de Tibére. Ce sénatus-consulte contre les chrétiens était proba- blement formulé en des termes trés généraux que Tacite, qui devait certaine- ment le connaitre, a résumés par les termes odium humani generis, exitiabilis superstitio et sontes et nouissima exempla meriti. Tacite, en bon sénateur, condamne la mise a mort des chrétiens par Néron en les affirmant innocents du crime qui leur fut alors reproché, mais en méme temps il ne peut qu’approu- ver une décision prise par ses pairs; si, en 64, le Sénat a interdit les chrétiens comme ennemis du genre humain, il avait évidemment des raisons sérieuses de le faire. A partir de 1a, la diffusion de l’interdit dans l’ensemble de ’empire s’explique trés facilement. D’abord le sénatus-consulte fut publié en Italie sous forme d’un édit des consuls semblable a celui qu’ils promulguérent contre les Bacchanales : ne quis coisse aut conuenisse uelit™. Le verbe coire est un terme technique du 68. Cf. p. ex. CIL XIV, 168: «corpus fabrum naualium Ostiensium quibus ex s.c. coire licet. » L’inscription est du 2° siécle de notre ére. 69. Tac., Ann. 14, 17, 2 : «cuius rei iudicium princeps senatui, senatus consulibus perm Cette phrase peut donner a penser que Néron a délégué au sénat une décision qui relevait de Pautorité impériale, En fait, Pempereur a probablement été sollicité dintervenir et a tenu A respecter les prérogatives du Sénat comme il avait promis. 70, Cf. Liv. 39, 14, 7: «edici praeterea in urbe Roma et per totam Italiam edicta mitti, ne quis, qui Bacchis initiatus esset, coisse aut conuenisse sacrorum causa uelit neu quid talis rei L’INCENDIE DE ROME ET LES CHRETIENS 21 droit d’association”, Tertullien l’emploie dans son Apologétique pour expliquer le caractére des réunions des chrétiens!*, Cet édit ne fut pas nécessairement suivi d’une persécution systématique des chrétiens d’Italie : il est méme peu vraisemblable qu’une telle persécution ait eu lieu ; ’interdit promulgué en 19 contre les juifs qui comportait lui aussi l’interdiction d’association, ne fut évidemment pas appliqué rigoureusement, puisqu’au début du régne de Claude ils étaient de nouveau trés nombreux & Rome. Les associations expressément interdites devaient étre assez nombreuses, mais le pouvoir ne sévissait active- ment contre elles que lors de troubles ou de danger : c’est ce que fit notamment le Sénat en 59 4 Pompéi. Dans les provinces sénatoriales, i] appartenait aux gouverneurs de prendre les dispositions nécessaires pour faire régner l’ordre et la paix dans leur province. A leur entrée en fonction ils promulguaient un édit qui concernait principalement la juridiction civile, mais qui comportait aussi des prescriptions relevant du droit public’. Cicéron nous explique comment il a rédigé le sien” : il a repris pour essentiel ’édit de son prédécesseur, lequel était calqué, pour le droit civil, sur édit du préteur urbain ; il y a ajouté certaines dispositions qui lui paraissaient nécessaires, en particulier une limitation sévére de l’envoi de legationes 4 Rome (Fam. 3, 8, 4 : edixi ne quis iniussu meo proficisceretur). De méme Pline le Jeune porta dans son édit, sur instruction de Trajan puisqu’il était son mandataire, l’interdit contre les hétairies (Ep. 10, 96, 7): edictum meum, quo... hetoerias esse uetueram). C’est donc tout naturellement qu’aprés la décision du Sénat dinterdire les chrétiens en Italie, les gouverneurs des provinces sénatoriales auront inséré dans leur édit l’interdit contre les chrétiens sous la forme ne quis coisse aut conuenisse uelit, sans autre explication. Ils Vauront fait automatiquement, sans prendre de mesures particuliéres pour éliminer une secte qui devait leur paraitre bien peu importante. Par la suite, les gouverneurs successifs auront tout aussi automatiquement repris cet interdit dans leur édit. Les gouverneurs des provinces impériales auront fait de méme, peut-étre avec l'accord exprés de l’empereur. Par ce mécanisme, les chrétiens se sont bientét vus interdits dans toutes les provinces de l’Empire ; par l’inter- médiaire des édits des gouverneurs tout le monde a bientét su, dans |’Empire, que les chrétiens étaient interdits sous peine de mort, mais sans savoir au juste pourquoi, puisque ces édits ne le disaient pas. inae fecisse. » C’est aussi par un édit des consuls qu’en 32 la popu Store (Tac., Ann. 6, 13, 2: «neque segnius consules edixere »). 71. Voir p. ex. Pinscription CIL XIV, 168 citée supra, n, 68. 72. Apol. 39, 2-3: «Coimus in coetum et congregationem, ut ad Deum quasi manu facto precationibus ambiamus... coimus ad litterarum diuinarum commemorationem. » 73, Sur Pedictum prouinciale voit notamment L. WENGER, Die Quellen des rémischen Rechts, Wien 1953, p. 411 sqq. 3 J. GAUDEMET, Insiltutions de 'Antiquité, Paris 1967, p. 574 sqq. 74, Cicy Att. 6 1, 15 et 5,21, 11; Fam. 3, 8, 4. Cf. D. Macie, Roman Ryle in Asia Minor, Princeton 1950, tI, p. 390 sq. ion de Rome fut rappelée 22 ADALBERTO GIOVANNINI Ce n’est pas par la volonté délibérée d’un empereur, mais par un banal pr cessus de la routine administrative que les chrétiens, aprés avoir été accusés a tort @avoir mis le feu A Rome en 64, sont devenus des hors-la-loi dans tout YEmpire romain, Conclusion En définitive, notre reconstitution des événements pendant et aprés ’incendie de Rome ne diverge de la version de Tacite que sur la question, il est vrai essen- tielle, du réle de Néron dans cette affaire. Alors que l’historien insinue, sans toutefois Paffirmer directement, que Néron fit condamner les chrétiens parce que la population le soupgonnait lui, ’empereur, d’avoir ordonné !’incendie, les réactions de l’opinion publique dans d’autres grands incendies semblables et la popularité de Néron auprés de la plébe urbaine de Rome montrent que cette version n’est pas plausible : la foule a sans doute accusé |’empereur de négli- gence ou méme d’insouciance, comme cela est arrivé 4 Londres en 1666, mais elle n’a certainement pas cru sérieusement que c’était lui l’incendiaire. Pour le reste, le récit de Tacite se trouve parfaitement confirmé, complété et expliqué par les temoignages recueillis lors des autres grands incendies consi- dérés, Bien que tous ces incendies soient évidemment accidentels, la foule cherche toujours et avec acharnement des boucs émissaires. Exaspérée et terro- risée par la fumée, le crépitement assourdissant du brasier et les flamméches meurtriéres qui s’abattent sur elle, préoccupée d’assurer sa survie et de sauver ses biens, la population voit des incendiaires partout, incapable qu’elle est de faire la différence entre des pillards et des sauveteurs qui abattent les maisons pour combattre l’incendie. Par un besoin vital de défoulement, elle s’en prend a des « étrangers » qu’elle agresse violemment et parfois massacre. Il est extré- mement dangereux, dans un tel contexte, de se manifester ou de se montrer différent de quelque maniére que ce soit, comme le montre |’exécution sommaire de l’anarchiste Osuki lors de V’incendie de Tokyo de 1923. Si vraiment certains chrétiens, croyant reconnaitre dans l’incendie de Rome le signe annonciateur du retour du Christ, ont laissé voir leur joie ou se sont mis 4 faire de la prédication intensive pour convertir leur entourage avant qu’il ne soit trop tard, ce prosélytisme inopportun suffit 4 expliquer leur arrestation et leur mise 4 mort. Leur prédiction d'un ordre nouveau, anodine en d’autres cir- constances, a dd étre interprétée alors comme une joie mauvaise devant le malheur des autres et les aura désignés comme les auteurs probables de la catastrophe. Conformément a ce que dit Tacite, c’est ’empereur, ou plutét un de ces mandataires, qui a mené I’enquéte contre les chrétiens parce qu’il lui incombait de combattre les incendies dans la capitale et de chatier les incen- diaires. On arréta d’abord ceux qui s’étaient fait remarquer par leur prosély- tisme (qui fatebantur), lesquels donnérent sans se douter de ce qui les attendait les noms de leurs coreligionnaires. Aprés enquéte, l’empereur se convainquit de leur culpabilité et les fit mettre 4 mort, en leur infligeant les peines particu- L'INCENDIE DE ROME ET LES CHRETIENS 23 liérement cruelles réservées aux incendiaires. A la suite de cette condamnation, le Senat, peut-étre sollicité par Néron, conclut de cette affaire que les chrétiens constituaient une secte malfaisante et dangereuse pour l’ordre public, jugea qu'il fallait 'interdire et invita les consuls 4 promulguer un édit dans ce sens. Les jugements trés négatifs de Tacite, de Pline et de Suétone sur les chrétiens montrent qu’ils connaissaient ce sénatus-consulte et !’approuvaient. Les for- mules odium humani generis, exitiabilis superstitio et sontes et noua exempla meriti rendent probablement !’esprit, sinon la lettre, de cet acte officiel du Sénat qu’un bon sénateur comme Tacite ne pouvait qu’approuver. Membre d’une classe sénatoriale qui détestait Néron comme elle a du reste détesté presque tous les empereurs du premier siécle, Tacite fait ce qu’il peut pour discréditer cet empereur aux yeux de la postérité. Mais il est en méme temps un historien sérieux qui s’applique 4 rapporter fidélement les faits, donnant ainsi a son lecteur une chance de découvrir la vérité s’i! sait échapper au piége des insinuations diffamatoires. Adalberto GIOVANNINI Université de Genéve Résumé : Tacite laisse entendre que Néron fit arréter et mettre 4 mort les chrétiens, aprés Pincendie de Rome, parce qu’on ’accusait d’étre auteur de l’incendie. En fait, cette persécution s'explique par le besoin, observé en des circonstances analogues, qu’éprouve la foule de trouver des boucs émissaires ; et son acharnement s’accrut face au prosélytisme manifesté par les chrétiens, qui voyaient dans la catastrophe un’signe annonciateur du Retour du Christ. Revue des Etudes Augustiniennes 30 (1984) 24-29 Tres vidit, unum adoravit, formule trinitaire Dans la tradition patristique depuis le quatriéme sigcle, le récit de Gen. 18,1 ss. — le Seigneur lui-méme se présente a Abraham sous forme d’homme, accompagné de deux autres personnes — est expliqué comme une préfiguration vétérotestamentaire de la Trinité. La Bible dit expressément que, trois per- sonnes s’approchant, Abraham ne s’adresse qu’a l’une d’elles, un fait qui n’a pas échappé aux exégétes. Dans la littérature chrétienne c’est notamment Ambroise qui a été le premier 4 expliquer cette scéne biblique, méme 4 plusieurs reprises, comme un symbole de l’unité de Dieu qui se manifeste en trois personnes, de sorte qu’il est en effet amené a y voir une préfiguration du mystere de la Trinité, explication qui a eu de multiples échos. Il convient de remarquer que cet écrivain chrétien, pour illustrer ce mystére de la foi, pouvait faire usage de certains passages dans les écrits de Philon, qui est bien connu pour son gotit de l’allégorie. Cet écrivain, souvent exploité par Ambroise, qui sayait bien le grec, avait dans son traité De Abrahamo présenté une allégo- risation des trois hétes d’Abraham!. Celui qui est au milieu est le nathp tOv 5iov, les deux autres représentent ses qualités les plus anciennes et les plus proches, sa puissance créatrice et son pouvoir royal (fh pév nomntixt, 4 8 al Bacwixn). Celui qui se tient au milieu, c’est 6 Ov, Celui qui Est, qui ne peut étre contemplé que par |’Ame initiée, les autres sont désignés par les hommes au moyen des termes Qedc et K0pioc, puisque c’est dans sa puissance créatrice et royale (i xtifov # dpxov) que Celui qui Est se manifeste. Cependant, les termes au moyen desquels les hommes désignent Dieu ne sont inévitablement, selon Philon, qu’une catachrése. Au moyen de mots nécessairement insuffisants on essaie de s’approcher de la vérité. L’exégete juif fait A ce propos une compa- raison avec un objet qui, placé a la lumiére, est accompagné quelquefois d’une double ombre : I’ame « saisit une triple vision d’un seul objet, l’objet lui-méme 1, 24, 119-121, Cohn-Wendland, éd, min. IV, p. 23 ; J. Gorez, De Abrahamo (Les uvres de Philon d’Alexandrie 20), Paris 1966, p. 72-73. UNE FORMULE TRINITAIRE CHEZ LES PERES 25 comme réalité, et, d’autre part, comme deux ombres qui rayonneraient a partir de lui: c’est quelque chose de semblable qui arrive a ceux qui vivent dans la lumiére accessible aux sens. Stables ou en mouvement, les choses projettent souvent deux ombres en méme temps. Toutefois, qu’on n’aille pas croire que, s’agissant de Dieu, ‘les ombres’ soient le mot propre. C’est un abus du terme, et seulement pour une mise en évidence plus claire du fait en cours d’expli cation, puisque la vérité n’est pas cela» (traduction J. Gorez): tpittiv gavtaciav évdg broxKeiévon petadapBavel, tod pév o> Svtos, tv SdAAOV bvoiv dg Gv dnavyatopévov dnd tobtov oKidv: droiév tt ovuBatver Kai ToIg av aictyt gori StazpiBovow: # yap éotdtwv # KIvovLEévaY Sirtai oKIG! noAraKig ovvepnintovot, Mi wévtor vowiodtm tig ami tag oKidg KUptO- xoyetobar Katéypyaig dvéuatds dott pdvov npdc avapyeotépav Eugacrw tod SnAovpévov nptypatog: Dans les ceuvres de Philon on trouve un autre texte ou l’apparition des trois hommes 4 Abraham a été expliquée comme une apparition de Dieu qui, accompagné de ses puissances créatrice et royale, se manifeste a travers elles : Quaestiones in Genesin IV 2, texte que nous ne connaissons qu’en arménien. “Dans Ja traduction latine qu’Aucher en a faite le passage en question se pré- sente comme suit : « Naturalius utique eis, qui cernere possunt, repraesentat, quod et unum tres esse licuit, et tres unum, eo quod sunt secundum rationem supernam. Verum una cum primis virtutibus annumeratus, creativa nimirum et regia, trinam apparitionem operatur intellectui humano, Is enim nequit tam acutus esse visu, ut illum qui superat virtutes sibi assistentes, velut distinctum deum videre possit. Ut ergo intueretur deum, una cum illo exsistentes apparent et virtutes ministrae, ae si pro uno triadis apparitionem faceret. Nam quando intellectus incipiat accipere certam apprehensionem de ente, illuc et ipse pervenisse intelligitur, singularem se reddens, atque ut primus et princeps apparens : ‘quem, ut paulo ante dixi, sine ullius societate videre non poterat (Abraham vel animus), nisi cum iis, quae cum illo exsistunt ilico virtutes primae, creativa, quae vocatur deus, et regia, quae dominus appellatur?. » Dans la littérature chrétienne c’est Origéne, semble-t-il, qui, dans une homélie exégétique sur la Genése, est le premier a accentuer le contraste entre la rencontre des trois par Abraham et le fait qu’il ne s’adresse qu’a I’un d’eux. Il ne s’y arréte d’ailleurs que briévement et s’étend surtout sur le symbolisme du lavement des pieds des hétes d’Abraham’. C’est peut-étre sous l’inspiration de 2. Cf. ibid. IV, 4 (traduction latine d’Aucher) ; Nunc magis liberis oculis et lucidiore visu certus redditur intellectus de visione, non pervagans vel aberrans numero trino et quantitate multitudinis eo violenter attractus, sed currens ad unum : quique apparere se fecit sine virtutibus adsistentibus ; atque ita clarissime intuitus unitatem, ut prius trinitatis similitudinem genere noverat. 3. In Gen. Hom. 4,2, Gr. Chr. Schr. 29, éd. W.A. Baehrens, p. 52 ; Sources Chrét. 7 éd. C. Doutreleau, p. 148, Les Homiliae in Genesin datent probablement de la quatriéme décennie du m! siécle (cf. Sources Chrét. 7 bis, p. 13). 26 GJM. BARTELINK Philon, qui avait justement relevé ce contraste, qu’il est amené A le souligner : « Nec tamen latet sapientem quos susceperit. Tribus occurrit et unum adorat et ad unum loquitur dicens : Declina ad puerum tuum et refrigera te sub arbore » (Gen. 18, 3-4; traduction latine des homélies de la main de Jérdme), Novatien, comme d’autres avant lui et pendant plus d’un siécle aprés lui, a considéré cette théophanie vétérotestamentaire comme une apparition du Fils de Dieu accompagné de deux anges. Bien que, tout comme Origéne, il exploite le comportement surprenant d’Abraham, on ne trouve pas encore chez lui Vidée qu'il s‘agirait ici d’une préfiguration de la Trinité : « Dei Filius, qui et Deus est, Abrahae visus et hospitio receptus esse crederetur » (De trinitate 18, 13)*; et ibid. 18, 11 «et nihilo minus, cum tres conspexisset viros, unum ex illis dominum nuncupasse ». De méme, dans son traité sur la Trinité, Hilaire de Poitiers ne manque pas de mentionner qu’Abraham voyant les trois hommes s’approcher n’adore qu’un seul d’eux. Ici se trouve pour la premiére fois a ce propos l’opposition « voir -adorer » qui est devenue célébre dans la formule tres vidit, unum adorauit : «Dehinc postea adsistunt viri tres, Abraham conspectis tribus unum adorat et Dominum confitetur. Scribtura adstitisse viros tres edidit, sed patriarcha non ignorat qui et adorandus sit et confitendus, Indiscreta adsistentium species est, sed ille Domi- num suum fidei oculis et visu mentis agnovit®. » Grégoire d’Elvire, qui est 4 peu prés contemporain d’Hilaire (deuxiéme moitié du quatriéme siécle), voit dans l’apparition des trois hommes la venue du Seigneur accompagné de Moise et d’Elie, exégése qu’on peut trouver aussi ailleurs: «Quod tres viros dicit Abraham ad se venisse, at unum ex his adoravit®, » C’est Ambroise qui plusieurs fois décrit cette théophanie expres- sément comme préfiguration de la Trinité. Il n’est pas téméraire de supposer d’une part qu’il a connu le texte d’Origéne cité plus haut et que la formulation origénienne est a la base de la sienne, et qu’il s’est inspiré d’autre part du texte de Philon dont nous avons déja parlé. D’abord il y a ce passage dans le De excessu fratris’ : « Abraham paratus hospitibus, fidelis deo, impiger mysterio, promptus officio trini- tatem in typo vidit, hospitalitatem religione aemulavit, tres suscipiens, unum adorans, et personarum distinctione servata unum tamen dominum nominabat, tribus honori- ficentiam muneris deferens et unam significans potestatem, Loquebatur enim in eo non doctrina, sed gratia, et melius credebat ille, quod non didicerat quam nos qui discimus. Nemo enim typum falsaverat veritatis et ideo tres videt, sed unitatem veneratur, » 4, Bd. G.F. Diercks, Corp. Chr. Ser, Lat. 4, p.46, Cf. TERTULLIEN, Adv. Marc. 3, 9, 6: Ideoque et ipse cum angelis tunc apud Abraham in veritate quidem carnis apparuit. 5. De trinitate 4, 25, éd. P. Smulders, C, 62, p. 128. 6. Tractatus Origenis 2, 10, éd. V. Bulhart, C.C.S.L. 69, p. 14. 7. 2, 96, C.S.E.L. 73, éd, O. Faller, p. 302. UNE FORMULE TRINITAIRE CHEZ LES PERES 27 Ambroise souligne que cette théophanie de l’Ancien Testament contient déja la révélation d’un mystére de la foi chrétienne : « Vide primum fidei mysterium. Deus illi adparuit, et tres aspexit, Cui deus refulget trinitatem videt. Non sine filio patrem suscipit nec sine sancto spiritu filium confitetur*. » L’apparition de trois hommes 4 Abraham et en méme temps la présence d’un seul Dieu est pour lui la preuve que déja avant la venue du Christ sur la terre certains grands hommes furent éclairés par Dieu afin qu’ils connaissent le mystére que dans le seul Dieu il y avait trois personnes : «Sed nec Abraham ignoravit spiritum sanctum ; denique tres vidit et unum adoravit, quia unus deus, unus est dominus et unus spiritus’. » C’est avec une certaine prédilection qu’Ambroise s’est servi de cette formule prégnante qu’il emploie aussi dans le De fide et dans le De Cain et Abel: « Abraham quoque tres vidit et unum adoravit ; tres videt, unum adorat’®. » On peut s’étonner qu’une formule qui par sa concision semble étre destinge a un succés durable, n’ait plus guére été reprise aprés Ambroise. Il faut relever pourtant un texte de saint Augustin, qui sans aucun doute, l’a empruntée immé- diatement 4 Ambroise. Dans son traité contre les Ariens", ou il veut défendre la Trinité contre Maximin, il se sert de cette tournure, dans laquelle tant la Trinité que l’unité de Dieu ont trouvé une expression si prégnante. Augustin reléve que, tout en ayant mentionné le texte Hic Deus visus est Abrahae, Maximin manque de relever le fait que selon !’Ecriture Abraham avait ren- contré trois personnes. Et la raison pour laquelle Maximin prétendrait que ce ne fit que le Fils qui était vu par Abraham, et qu’il ne parlerait pas de trois hommes, c’est qu’il aurait voulu nier la Trinité. Le passage en question est congu en ces termes : « sicut unius erant substantiae tres viri quos vidit Abraham : cum praedixisset Scrip- tura, Visus est Deus Abrahae, nec tamen tres deos esse, quia et, Visus est Deus, dictum est ; non, visi sunt dii: et ipse Abraham ¢res vidit et unum adoravil : a quo praeteriri noluit ; ab uno responsa divinitatis accepit'?. » Selon saint Augustin il s’agit ici d’une apparition 4 Abraham de trois anges, qui sont une manifestation du Dieu invisible, de méme que les deux anges qui visitent Loth sont a interpréter comme une manifestation de Dieu. Augustin 8, De Abraham 1, 5, 33, C.S.E.L. 32, 1, éd. C. Schenkl, p. 527. 9. De spiritu sancto 2, Prol. 4, 29, C.S.E.L. 79, éd. O. Faller, p. 87. 10. Respectivement ; De/fide 1, 13, 80, C.S.E.L. 78, éd. O. Faller, p. 35 et De Cain et Abel, |, 30, CS.E.L. 32, 1, éd. C. Schenkl, p. 365. 11, Collatio cum Maximino Arianorum episcopo 2, c. 26, 7, PL 42, 809. 12, Lrantithése ‘res - unus par rapport & apparition @ Abraham figure chez Augusti= par exemple aussi : Sermo De Vet, Test. 7, 6 (C.CS.L. 41, éd. C, Lambot, p. 74) : Tres apparuerunt, et Abraham tamquam ad unum loquens dicit : Domine ; De trinitate 2, 10. 10 (C.C.S.L. 50. éd. W. Mountain - F. Glorie, p. 106) ; attexit narrationem de rribus viris quos Abraham per pturalem numerum invitat ut hospitio suscipiat ; et postea singulariter sicut unum alloguitur, 28 GJ.M. BARTELINK connait bien interprétation qui jusqu’é son époque était courante : il s’agirait dune apparition du Seigneur accompagné de deux anges. La plupart des Péres avant lui avaient vu dans les théophanies vétérotestamentaires des apparitions du Fils de Dieu. Mais, comme Lebreton !’a bien démontré, la critique que saint Augustin a faite de cette exégése a été décisive'. Augustin traite la question par exemple dans les Quaestiones in Heptateuchum 1 (De Genesi 33)'* et le De Civ. Dei 16, 29 : «quamvis quidam existiment unum in eis fuisse Dominum ‘Chris- tum, asserentes eum etiam ante indumentum carnis fuisse visibilem. » Augustin préfére Vinterprétation selon laquelle il s’agit de trois anges, tandis que pour lui comme pour Ambroise la théophanie est un symbole de la Trinité : « Quaeritur, cum tres viri essent qui ei adparuerunt, quomodo singulariter dominum appellat dicens ; domine, si inveni gratiam ante te. An intellegebat unum ex eis domi- num et alios angelos ? An potius in angelis dominum sentiens domino potius quam angelis loqui elegit"’, » Dans deux sermons inauthentiques, figurant dans un Appendix des ceuvres de saint Augustin, on trouve la méme formulation que dans la traduction hiéro- nymienne de l’homélie sur la Genése d’Origéne : «a) In trium virorum persona maiestas incorporea descendit. Accurrit, properat, manus supplices tendit, et transeuntium genua osculatur: Domine, ait, si inveni gratiam coram te, ne transieris puerum tuum (Gen. 18,3), Videtis, Abraham tribus occurrit, et unum adorat, Trina unitas, et una Trinitas. b) Tribus ergo occurrit Abraham, et unum adorat. In eo autem quod tres vidit, sicut iam dictum est, Trinitatis mysterium intellexit ; quod autem unum adoravit, in tribus personis unum Deum esse cognovit!®, » Depuis saint Augustin l’interprétation selon laquelle il s’agit d’une apparition de trois anges est devenue courante. C’est ainsi, par exemple, qu’on trouve chez Grégoire le Grand cette explication devenue désormais commune. Parfois, dit-il, les anges apparaissent sous l’apparence d’hommes, mais ce ne sont que des images prises de l’air de sorte que, pour un certain temps, ils forment un corps constitué par l’air : 13, Voir Fr. DE BLACHERE, Saint Augustin et les Théophanies de l'Ancien Testament, Rev. Augustinienne 3, 1902, p. 595-613; M. ScHMAUS, Die psychologische Trinitdislehre des hl. ‘Augustinus, Miinster in WE. 1927, p. 20-22; J. LEARETON, Saint Augustin, théologien de la Trinité. Son exégése des théophanies, dans: Miscellanea Agostiniana2, Rome 1931, p.821-836 ; F.L. Scunmp, De obumbratione Ss. Trinitatis in Vetere Testamento S, Augustini, Diss. Mundelein (Illin,) 1942, 14, C.S.E.L. 28, 2, &d. J. Zycha, p. 19. 15. Ibid. p. 19. 16. Respectivement Appendix, Sermo 3 (PL 39, 1744) et Appendix, Sermo 5 (PL 39, 1748). UNE FORMULE TRINITAIRE CHEZ LES PERES 29 « Aliquando imaginibus et ante corporeos oculos ad tempus ex acre assumptis per angelos loquitur Deus, sicut Abraham non solum tres viros videre potuit, sed etiam habitaculo terreno suscipere, et non solum suscipere, sed corum usibus etiam cibos adhibere (Gen, 18, 2ss.). Nisi enim Angeli, quaedam nobis interna nuntiantes ad tempus ex aere corpora sumerent, exterioribus profecto nostris obtutibus non appa- rerent ; nec cibos cum Abraham caperent, nisi propter nos solidum aliquid ex caelesti elemento gestarent. Nec mirum quod illic ipsi qui suscepti sunt, modo angeli, modo Dominus yocantur, quia angelorum vocabulo exprimuntur qui exterius ministrabant, et appellatione Domini ostenditur qui cis interius praeerat, ut per hoc praesidentis imperium, et per illud claresceret officium ministrantium'?, » Tl semble que, dans les écrits plus tardifs, on ne trouve la formule tres vidit, unum adoravit que sporadiquement. C’est ainsi qu’elle figure chez Isidore de Séville, qui d’ailleurs mentionne aussi .l’exégése 4 peu prés disparue selon laquelle c’est le Seigneur Lui-méme qui — accompagné de deux anges ou, selon d'autres, de Moise et d’Elie — a visité Abraham : «In tribus autem viris qui venerant ad illum, Domini Iesu Christi praenuntiabatur adventus, cum quo duo angeli comitabantur, quos plerique Moysen et Eliam accipiunt... Quod vero Abraham, tres videns, unum adoravit, Dominum scilicet Salvatorem ostendens cuius etiam adventum est praestolatus'®, » G.J.M. BARTELINK Université Catholique de Nimégue Résumé ; Le fait qu’Abraham ne s'adresse qu’a l'un des trois hommes qui le visitent (Gen. 18, 1s.) a amené les exégétes a expliquer cet épisode comme une manifestation de la Trinité. A ce propos s'est constituée une formule lapidaire Tres uidit, unum adorauit, pour laquelle Ambroise notamment a manifesté une prédilection, mais qui n’a pas eu un succés durable, 17. Voir F, Homes Duppen, Gregory the Great. His place in History and Thought 11, New York 19672, p. 360 (Mor. 28, 3-9, PL 76, 450). Cf. Hom. in Evang. 18, 3(PL 76, 152A) : Tune quippe diem Domini Abraham vidit, cum in figura summae Trinitatis tres arfgelos hospitio suscepit : quibus profecto susceptis, sic tribus quasi uni locutus est, quia etsi in personis numerus Trinitatis est in natura unitas divinitatis est. 18, IstDoRE DE SEVILLE, In Gen. 14, 5-6 (PL 83, 243 C-D). Revue des Etudes Augustiniennes 30 (1984) 30-35 Remarques sur le premier folio du manuscrit. du De mortibus persecutorum* Il n’est point question pour moi de refaire ici histoire de la découverte du texte du manuscrit du De mortibus persecutorum, bien que ce que j’en ai écrit en 1976 soit resté lettre morte pour le dernier traducteur de l’ouvrage, qui doit beaucoup a Moreau! ; ce que je voudrais c’est faire un peu de critique textuelle 4 propos de quelques points du premier folio de l’ouvrage. Je rappellerai donc seulement que le recto de ce folio est illisible dans ses premiéres lignes, sans doute 4 la suite de son passage a l’acide par H. Omont a l’intention de Brandt et de Pesenti; que les derniéres lignes sont presque évanescentes ayant été délavées par quelque gouttiére; que la partie extérieure est par endroits fortement mutilée du fait des injures du temps et des bétes qui pullulaient dans le réduit of il fut découvert, par le temps et non 4 coups de ciseaux, comme on s’obstine a le dire ; enfin que des taches et des trous de vers parsément le folio. Ces dommages du temps se retrouvent au verso, mais bien moins considé- rables, aussi n’entravent-ils pas trop la lecture. Cet état explique que bien souvent les éditeurs, dont rares sont ceux qui ont vraiment vu le manuscrit avant J. Moreau, se sont contentés soit de reprendre les legons de leurs prédé- cesseurs, soit de formuler de nouvelles conjectures a partir de ces lecons. Or, je viens d’obtenir récemment, grace a V’entremise de mon collégue et ami Louis Holtz, une photographie a l’ultra-violet du recto du premier folio ; de plus, il a bien voulu vérifier pour moi a la lampe a quartz les lectures du premier folio recto et verso, lectures que je n’avais faites qu’a partir du manuscrit et de sa * Texte d’une communication faite & Oxford le 9 septembre 1983 lors de Ia neuviéme confé- rence internationale d'Etudes Patristiques. Aux éditions et traductions citées par J. Moreau, Lactance, De la mort des persécuteurs, S.C. n° 39, Paris, 1954, p. 139-143, j’ajoute l’édition- traduction de F, Corsaro, Catane, 1968 et les traductions de W.J. Walsh, microfilm, Washing- ton, 1968 et de R. Teja dans la Biblioteca clasica Gredos n° 46, Madrid, 1982. 1. J, RouGé, A propos du mamuscrit du « De mortibus persecutorum » dans Lactance et son temps, colloque de Chantilly 1976, Coll. Théologie historique n° 48, Paris, 1978, p. 13- 23; R.TBIA, o.c., p. 66. 1® FOLIO DU MS. DU « DE MORTIBUS PERSECUTORUM » 31 photographie A la lumiére ordinaire. Autant dire, donc, que cette note lui doit beaucoup. Si je prends comme point de référence l’édition de Moreau, je poserai, pour commencer, le probléme des lignes 27 4 30 du premier paragraphe — cela ne voulant pas dire qu’aucun probléme ne se pose pour tout ce qui précéde, loin de 1a, hélas! Tout d’abord, nous remarquerons ce que je pense étre une pure distraction de Moreau : docerent n’existe pas sur le manuscrit, on lit a l’ceil nu, sans aucune discussion possible, discerent avec tous les autres éditeurs. Vient ensuite et deum esse unum, et eundem iudicem digna, ce qui ne souffre également aucune discussion, méme si Baluze avait lu, je ne sais comment et deum esse unum et eundem mortem digna, et que beaucoup aient lu avec Lenglet et eundem uindicem. Seulement la ligne du manuscrit se termine aprés digna par uid... ow it ; comment interpréter ce dernier mot, 1a ligne suivante continuant par suplitia impiis ... ? Entrainé par sa lecture Baluze écrivait digna ultione, et non pas Cellarius comme dit Moreau ; Lenglet, lui, a proposé de lire et eundem uindicem, digna uidelicet suplitia, déclarant, et 4 sa suite beaucoup d@eéditeurs comme Corsaro, qu’on lisait en fait wicucem, ce qui est faux. Il semble néanmoins que ce soit Brandt qui ait lu le premier iudicem, sans doute sur la photographie du premier folio que lui avait envoyée Omont, et il adopta pour la fin de la ligne la conjecture de Lenglet uidelicet, suivi par les éditeurs postérieurs, sauf Moreau, Ce dernier retenant la notion de vengeance a écrit uid, ce que ne permet pas le manuscrit. Alors nous sommes en présence de deux solutions ou admettre le uid de Lenglet, ou consi- dérer avec P. Courcelle dans son compte-rendu de l’édition de Moreau (R.E.L., t. 32, 1954, p. 398) qu’il s’agit purement et simplement d’une répétition, par inadvertance du copiste, du iudicem qui précéde ; c’est au fond la solution la plus logique. Poursuivant notre passage selon le manuscrit nous lisons suplitia impiis ac persecutoribus inrogare, De quo exitu ....... / tificari placuit. Done, a la fin de la ligne du manuscrit une lacune de six a sept lettres. Comme la lecture impose de restituer pour les trois derniéres lettres tes de testificari, il ne nous reste plus qu’a trouver un mot de trois ou quatre lettres. Si Baluze y avait renoncé, les éditeurs, qui publiérent le texte entre la premiére édition et 1a seconde de Baluze (Védition dite de P. Bauldri en 1692) ou ses commentateurs, ne se sont pas faits faute de proposer des solutions rassemblées dans une note par Bauldri. La plupart d’entre elles sont impossibles par suite de leur longueur, ce qui les fait relever de la haute fantaisie. Quant a Bauldri lui-méme, il avait proposé en note de corriger et de compléter en de quo exitu tificari, ce qui est également impossible parce que horrendo, de quelque maniére qu’on puisse l’abréger, est beaucoup trop long. Mais la conjecture de Bauldri quo a été reprise, ou retrouvée par Bentley, dans une note marginale de son exemplaire de !’édition de Le Nourry’ ; et c’est par son intermédiaire qu’elle 2. Les notes de Bentley ont été collationnées et publiées par C. ZANGENMEISTER, Sitz. Ber, der kais. Akad der Wiss, in Wien, Phil. Hist. Klasse, t. 85, 1876, p. 536 et suivantes. 32 JEAN ROUGE est passée chez les éditeurs modernes Pesenti, Moreau, Corsaro. Ils combinent cette restitution avec une hypothése de Lenglet pour donner, 4 sa suite, de quo exitu tificari placuit. Cette restitution péche de deux maniéres : tout d’abord scripto est trop long pour l’espace vacant, méme si on Vabrége ; ensuite, et dirai-je surtout, il n’y a aucun signe d’abréviation aprés quo, done on n’a pas le droit de le développer en quorum. A mon avis deux solutions seules peuvent étre proposées : une, que je rejette parce qu’elle ne me semble pas donner un sens éclairant, c’est celle de nobis, qui, écrit nob., suivant les habitudes du manuscrit convient comme longueur ; elle a été proposée par Véditeur (7) anonyme de l’édition des ceuvres complétes de Lactance 4 Cambridge en 1685, qui reconnait ne pas avoir lu le manuscrit ; l’autre est celle qu’a adoptée Brandt et a laquelle je me rallierai exitu . Cette resti- tution, proposée par I’édition d’Oxford de 1680, comble parfaitement la lacune du manuscrit avec l’abréviation habituelle du rum final ; de plus, elle donne un sens beaucoup plus satisfaisant que toutes les autres restitutions : « De quelle maniére sont-ils morts ? il a paru bon d’en porter témoignage ». C’est une expli- citation de la phrase précédente, Au deuxiéme paragraphe, je laisserai tout d’abord de cété l’irritant probleme de ’interprétation de la date de la mort du Christ qui ne pose, malheureusement peut-on dire, aucune difficulté ; le manuscrit porte bien Post diem decimum kalendas apriles. Je vais donc m’attarder maintenant sur le mot, par excellence, pour lequel la tradition a joué a fond, de Baluze a R. Teja: il s’agit du fameux dogmatis de la phrase des 1.9-10 de l’édition Moreau. Le Christ ressuscité ordinauitque eos et instruxit ad praedicationem dogmatis ac doctrinae suae. Dogma n’est utilisé qu’assez rarement chez Lactance, quatre fois en tout, en dehors du De mortibus, d’aprés index de Brandt ; les quatre fois il a le sens de doctrine philosophique comme chez Cicéron ; méme si dans les Institutions (3, 10) on peut discuter, étant donné qu’il s’agit en fait de la doctrine chrétienne. Or, si nous regardons d’un peu plus prés le manuscrit a la lumiére ordinaire, nous voyons que dogma est une pure invention de Baluze ; en effet ce que l’on peut lire c’est un uw avec comme un signe d’abréviation au-dessus, puis un magma illisible et finalement tis, C’est pourquoi, en 1976, j’avais proposé d’adopter une conjecture de J. Doignon, signalée par P. Monat, ueritatis. C’est la que la photographie 4 l’ultra-violet et la lecture a la lampe a quartz ont permis de trancher définitivement, c’est bel et bien weritatis qui se trouve sur le manuscrit, ce que l’on pouvait prendre pour un signe d’abréviation au-dessus du w n’étant qu’une tache du manuscrit. Cette correction est importante pour Yauthenticité lactantienne du De mortibus persecutorum ; en effet ce mot est trés fréquemment utilisé dans les Institutions et, comme |’a montré V. Loi, il sagit, de la vérité divine révélée a ’homme pour lui permettre de pratiquer la vertu’, 3. V. Lot, Lattanzio nella storia del linguaggio e del pensiero teologico pre-niceno, Zurich, 1970, p. 253-257; M. Perrin, Homo Christianus, christianisme et tradition antique dans Fanthropologte de Lactance, service de reproduction des théses de Lille Ill, t.1, Lille, 1979, p. 407-409. 1” FOLIO DU MS. DU « DE MORTIBUS PERSECUTORUM » 33 Aprés avoir donné ses instructions le Christ est enlevé au ciel ; or, le récit de ascension est assez curieux. L’ultra-violet permet de lire circumuelauit procella nubis et non circumuoluit, comme ont mis tous les éditeurs ; mais il faut bien remarquer que le passage est tellement délavé, étant tout a fait au bas et a gauche de la page, que leur lecture n’a rien d’extraordinaire. Ce verbe circumuelare est un terme excessivement rare, considéré jusqu’ici comme un hapax ovidien puisque, au témoignage aussi bien du dictionnaire de Freund que du Thesaurus, ou de |’Oxford Latin Dictionary, il ne se trouve utilisé que dans Ia description de Circé dans les Métamorphoses (14, 232-233) pallamque induta nitentem / insuper aurata circumuelatur amictu : « habillée d’une robe éclatante, elle est, par dessus, revétue d’un manteau broché d’or », ce manteau la yoile complétement d’ou le verbe, Il en est donc de méme du Christ, réminis- cence de vocabulaire assez étonnante, qui est « revétu » ou « comme entouré d’un voile» par la procella nubis. Mais cette formule est originale, car elle n’appartient pas 4 la tradition chrétienne issue des Actes des apétres et des Evangiles de Marc et de Luc. Cette tradition est d’ailleurs présente dans les Institutions (4, 21) ainsi que dans l’Epitome (42, 3) ot il n’est question que d’un simple nuage qui emporte le Christ dans les cieux et non point d’une procella nubis, ce que je traduirai volontiers par « un nuage de tempéte ». Cette notion de tempéte est tout a fait étrange pour une scéne que |’on nous représente d’or- dinaire comme une scéne pleine de calme et de majesté. Faut-il y voir une rémi- niscence des théophanies de l’Ancien Testament, Dieu parlant au milieu des tempétes ? ou, plus vraisemblablement chez un rhéteur tout plein de l’ensei- gnement des classiques, une réminiscence de l’ascension de Romulus qui, comme le Christ ici, fut enlevé au ciel du milieu de ses troupes, dans la plaine du marais de la Chévre par une tempéte subite et, comme le dit Tite Live (1, 16, 1) tam denso regem operuit nimbo ut conspectum eius contioni abstulerit : «le roi fut enveloppé d’un nuage si épais qu’il disparut aux regards de l’assemblée » (trad. J. Bayet)*. 'avoue‘que-cette derniére solution, qui m’a été proposée par notre collégue de Mayence, Mme Antonie Wlosok, est assez tentante et montre- rait combien les éléments de la rhétorique classique et les éléments chrétiens se mélangent étroitement dans l’esprit de Lactance ; on comprend alors sa haine contre Galére, persécuteur de Belles-Lettres (De mortibus, 22, 4). Avec le récit de l’ascension et I’élection de Matthias se termine le recto du premier folio. Pour ce qui est de son verso, je serai plus bref, ou, plus exac- tement, je vais considérer successivement un point de critique textuelle et, a partir d’un passage précis, en fait le méme, une question beaucoup plus large. Au début du paragraphe 3 nous lisons dans |’édition Moreau ce qui suit

ost hunteriectis aliquot annis alter non minor tyrannus ortus est. cum exerceret inuisam dominationem... En fait deux légéres corrections doivent étre apportées au début de la premiére phrase, le c de hunc et le n d’interiectis sont sur le manuscrit, difficiles a lire, certes, parce que légérement endommagés par le trou de ver qui a fait disparaitre l’intervalle entre les deux mots, et le du second ; normalement il faudrait donc écrire hune nteriectis. Ceci n’est pas grave ; en revanche, tous les éditeurs, 4 la suite de Baluze, considérent qu’il y a une lacune au début de fa ligne qui se poursuit par cum exerceret, Cette lacune a été restituée par Ia plupart des éditeurs en Qui ; seul, 4 ma connaissance, Corsaro a proposé de mettre Hic. Pavoue avoir été tenté par cette conjecture et l’avoir qualifiée de judicieuse dans le compte-rendu que j’ai donné de son édition (R.E.L., t.48, 1970, p. 527) ; malheureusement, un nouvel examen du manuscrit montre que cette hypothése est impossible. En effet, contrairement a ce que l’on a écrit, qui se trouve sur le manuscrit sous la forme abréviative d’un q surmonté d’un petit 7 ; certes, la déchirure de la marge a fait disparaitre une partie du mot, mais il en reste assez pour qu’il ne puisse y avoir aucun doute (cet assez comprend la queue de la lettre et un léger fragment de la base de la boucle). On doit donc écrire qui ou a la rigueur q. Il n’est * pas besoin d’insister non plus sur le fait que le manuscrit porte aliquod pour aliquot, tellement classique est la confusion entre les deux mots. Jen viens maintenant 4 mon dernier propos. Comme le montrent les crochets, le nom de Domitianus a été ajouté par Moreau au texte comme s’il y avait une lacune dans le manuscrit. Ce faisant, il suivait une tradition inau- gurée par les traducteurs anglais de l’ceuvre : Burnet en 1687 et Lord Hailes en 1782 (cette derniére traduction a été reprise par Fletcher, ce qui fait que les auteurs récents lui en attribuent la paternitéS), C’est Brandt qui le premier l’a introduit dans le texte latin et tout le monde le suit depuis ; seul Pesenti a proposé une variante : placer Domitianus aprés et non avant ortus est, ce qui ne change rien au sens, ni a V'idée. Ce genre de restitution est, 4 mon avis, l’une des tares majeures des éditions et des traductions qui ont tendance 4 rajouter un peu partout dans le texte des noms d’empereurs qui ne sont pas dans le manuscrit et qui, au fond, n’ont aucune raison d’y étre, car les lecteurs de Lactance n’avaient aucune peine 4 savoir qui ils étaient. Que l’on mette done une note, lorsque le lecteur moderne risque d’étre dérouté, d’accord, mais que l'on ne transforme pas le texte. Or, en l’occurrence, introduire le nom de Domi- tien dans le texte devient une absurdité totale en contradiction formelle avec la suite du texte. Comment Lactance peut-il avoir mis le nom de cet empereur, alors qu’il déclare 4 son sujet qu’aprés sa mort: Senatus ita nomen eius per- secutus est, ut neque imaginum neque titulorum eius relinqueret ulla uestigia, grauissime decretis etiam mortuo notam inureret ad ignominiam sempiternam ? 5. Et encore aprés la réédition du Lactance de Fletcher, The ante-Nicene Father, t, V11, Ameri- can edition revised by A. Cleveland Coxe, 1886, réédité 4 Michigan en 1975, p. 6, n. 4: « Lord Hailes" translation (du De mortibus) has been adopted in the present edition » ; cf. J. ROUGE, art. cit, p. 20. 1* FOLIO DU MS. DU « DE MORTIBUS PERSECUTORUM » 35 Autrement dit, le Sénat décréta sa damnatio memoriae, cette mesure qui a pour but d’annuler les actes administratifs ou législatifs d’un empereur, de faire effacer son nom sur les inscriptions et de faire renverser ses statues, mesure que le Sénat prenait contre les empereurs qui l’avaient assez maltraité et qui est, si on veut, une sorte d’apothéose 4 l’envers. Mais, bien plus, et il faut bien examiner les mots employés pour voir ce que veut dire Lactance, il l’a marqué dune nota, c’est-a-dire la note d’infamie que le censeur infligeait au chevalier ou au sénateur, voire méme au simple citoyen lors du recensement, du lustre, s'il avait démérité, nota qui le Tayait des listes et pouvait méme en faire une sorte de paria de la société romaine. Cette nota, le Sénat !’en a marqué au fer rouge, de méme que !’on marquait au fer rouge l’esclave fugitif ou peu mal- léable, tel est le sens d’inurerer, et tout cela pourquoi : ad ignominiam sempi- ternam. Or, ici, Lactance emploie ignominia dans son sens étymologique : la disparition du nom, disparition pour )’éternité. C’est-a-dire que nous pourrions traduire ce passage de la maniére suivante, pour en rendre toutes les nuances : «le Sénat poursuivit son nom jusqu’a ne laisser aucun vestige de ses statues et de ses inscriptions ; bien plus, par I’extréme rigueur de ses décrets, il le stigma- tisa méme aprés sa mort d’une note d’infamie pour faire disparaitre son nom a jamais ». Comment la lecture de cette phrase peut-elle avoir permis d’introduire le nom de Domitien, ’empereur déchu méme de son nom? Ces quelques notes n’épuisent pas, loin de la, les problémes de lecture du premier folio du manuscrit du De mortibus persecutorum ; elles n’ont pour but que de montrer qu’il y a encore beaucoup a faire pour notre connaissance du texte, d’autant plus qu’il ne nous est connu que par un manuscrit unique et en mauvais état par endroits et que trop souvent les éditeurs ont suivi une solution de facilité, faire confiance aux lectures de leurs prédécesseurs, se contentant démettre des conjectures qui encombrent les apparats critiques des derniéres éditions. Mais nous ne pouvons leur jeter la premiere pierre, d’autant que nous ne sommes pas sirs de ne pas agir parfois comme eux, par la force des choses, alors méme que nous avons 4 notre disposition des procédés d’investigation qu’ils n’avaient pas. Jean Roucé Université Lyon II Résumé : Trés abimé par les injures du temps ce premier folio pose de nombreux problémes en particulier pour son recto. Nous proposons de maintenir 1a lecon adoptée par Brandt de quo exitu [eorum tes] / tificari plutdt que celle suivie par Moreau de quo exitu [seripto tes] - /tificari, En outre la lecture & la lampe & quartz permet <'établir les lectures ueritatis et circum- uelauit au lieu des dogmatis et circumuoluit de tous les éditeurs. Pour le recto, il faut, au para- graphe 3, maintenir Qui, a la place du Hic proposé par Corsaro, et ne pas introduire le nom de Domitianus, ce qui est en contradiction formelle avec le sens. Revue des Etudes Augustiniennes 30 (1984) 36-41 Lactance lecteur d’Arnobe ” dans [Epitome des Institution Lactance a-t-il eu connaissance de I’ceuvre d’Arnobe peu de temps avant de rédiger l’Epitome des Institutions, ceuvre que nous proposons de dater d’envi- ron 320'? Ce probléme est un cas particulier de l’étude des sources de l’Epi- tome qu’il n’y a pas lieu de traiter ici, d’autant plus qu’elles sont substantiel- lement les mémes que celles des Institutions. Nous voulons seulement évoquer le probléme des relations entre Arnobe et Lactance en raison de quelques paralléles que nous avons découverts entre |’Epitome et I"Adversus nationes, Or H. Le Bonniec vient justement, dans sa toute récente édition de l’ceuvre @Arnobe dans la Collection des Universités de France, de faire le point sur le peu que nous savons sur les relations entre Arnobe et Lactance : « Lactance n’a pas pu lire l’apologie d’Arnobe et son silence dans les Institutions est invo- lontaire »?, Cette question est en fait trés délicate, car les traits communs entre Arnobe et Lactance qui ne vont pas au-dela d’un simple paralléle d’idées sont 1, Nous renvoyons toute la discussion de la datation de I’Epitome & notre édition des SC, en cours d’achévement, . 2. Voir H. Le BonNtEc, Contre les Gentils, C.U.F., Paris 1982, t. 1, p. 15-16. La biblio- graphie de la question est la suivante : Martin GERHARDT, Das Leben und die Schriften des Lactantius, Inaugural-Dissertation Erlangen (23.2.1924, dact.), reléve huit paralléles (p. 104-105). Hugo Koct, Zu Arnobius und Lactantius, Philologus 80, 1925, p. 467-472 : en raison de la proximité d'expression entre Arnobe et Lactance, l’auteur pense que Lactance a connu l'ceuvre d’Amobe, et que l'absence de mention d’Arnobe en inst. 5,1,22 sq. est intention- nelle. ELF. Micka, The problem of divine anger in Arnobius and Lactantius, dans Cath. Univ. Stud. in Christ, Ant. 4, 1944 (p. 148 sq.). Malgré beaucoup de raisons de penser que Lactance n’ait jamais connu l'ceuvre d’Arnobe, on peut noter quelques points de contact entre eux (cf. index de léd. S. Brandt, s.v. Arnobius, auquel on peut ajouter nat, 2,35 et 5,18//inst. 2,14,4 5 1,22,9 ; nat. 2,5 \//inst. 3,2, 9-10 ; nat. 3,17//opif. 17,6). Mais, selon E.F. MICKA, la connais- sance d’Arnobe par Lactance n'est pas nécessaire pour expliquer quelques similitudes : Lactance connaissait la doctrine d’Arnobe parce qu'il avait éé son éléve. Par exemple, ira 7,2 sq. (jusqu’a «uerba sunt ») correspond & nat. 7,9: Vhomme est une misérable créature qui différe peu de Vanimal (J'ajouterais volontiers ici que V'idée de la misére de Ia nature humaine est un lieu commun antique, done, que cette rencontre est naturelle, et, partant, peu probante). En lespéce, EF. MICKA remarque que Lactance ne cite pas ses sources, surtout quand il s*agit d’auteurs LACTANCE LECTEUR D'ARNOBE 37 susceptibles de s’expliquer par |’enseignement d’Arnobe®, par une culture litté- raire et philosophique largement commune, et aussi par l’influence de « l’air du temps », les deux hommes étant tout proches chronologiquement. D’autre part, les idées d’Arnobe et celles de Lactance sont en opposition sur une foule de points : 2 supposer que l’éléve ait réellement utilisé ’ccuvre de son maitre, il avait donc au moins une forte raison de chercher a dissimuler ses emprunts : il était peu opportun d’étaler, devant un public de lecteurs au moins en partie paien, ces divergences entre chrétiens. Disons d’emblée maintenant que nous n’avons pas ici la prétention d’établir que Lactance ait connu et utilisé I’ceuvre d’Arnobe antérieurement a l’Epitome. Cette question se trouve hors de notre sujet. De plus, rien dans le De opificio, les Institutions ou le De ira‘ ne nous parait contraindre a cette conclusion et infirmer le propos d’H. Le Bonniec. Nous souscrivons donc au jugement de nos prédécesseurs. Mais, en travaillant le commentaire de I’Epitome, nous avons été amené a examiner de particuliérement prés les passages od, contrairement 4 la logique de !’abrégement, Lactance ajoute des idées ou des références par rapport aux Institutions. En effet, nous avons 1a des témoins particuligrement précieux pour nous indiquer s’il y a eu une évolution dans la pensée et les connaissances de Lactance entre la période ou il a rédigé les Institutions et celle ou il a entrepris d’en offrir l’abrégé au public’. En effet, les abrégements par rapport aux Institutions peuvent facilement s’expliquer par les nécessités du genre littéraire adopté, et les passages ou les Institutions sont reprises purement et simplement n’apportent évidemment rien de neuf par rapport a la premiére ceuvre, Nous avons done remarqué ainsi quelques paralléles entre l’Epitome et l'Adversus nationes qui, s’ils étaient étayés par ailleurs, pourraient imposer chrétiens. L’absence de citation explicite d’Arnobe par Lactance n'est pas une raison suffisante pour nier toute relation entre les deux hommes. H, HAGENDAHL, Latin Fathers and the classics, Géteborg 1958, p. 75-76: rien ne prouve que Lactance ait connu l'apologie d’Arnobe. Pour conclure cette bibliographic, on aboutit a un «non liquet » : rien ne prouve une dépendance de Lactance par rapport a Arnobe. Mais rien ne prouve non plus le contraire. Le livre de P. Krarrr, Beitrdge zur Wirkungsgeschichte des dlteren Arnoblus (= Klassisch-Philologische Studien, Heft 32, 1966 Wiesbaden) ne contient pratiquement rien sur le point précis qui nous intéresse ici, Son Sachregister ne mentionne méme pas le nom de Lactance. Les quelques renvois du Namenregister signalent simplement les passages ob les idées de Lactance sont en accord ou en opposition avec celles d’Arnobe ; la discussion y est plutét moins étoffée que chez Micka ov Mc Cracken. Ainsi s'explique qu’H. Le Bonniec, quand il traite dans son édition d'une possible influence d’Arnobe sur Lactance (p. 15-16), ne cite méme pas le livre de P. Krafft, alors qu'il cite ceux de Micka et de Mc Cracken. Sur ce point encore, nous sommes de son avis. 3. On se souvient de la notice de JEROME, vir. ill, 80 : « Firmianus qui et Lactantius Arnobii discipulus ». 4, Voir ce sujet la récente édition procurée par Mlle Chr. INGREMEAU aux SC’ (n° 289, Paris 1982) ; son index comporte une rubrique « Arnobe ». 5. Voir M. PeRRin, A propos du chapitre 24 de U'Epitome des Institutions de Lactance, REAug 21, 1-2, 1981, p. 24-37. 38 f MICHEL PERRIN Phypothése d’une lecture, par Lactance, de l’apologie d’Arnobe peu avant 320, c’est-a-dire entre le De ira et |’Epitome. Nous livrons ici tels quels ces paralléles a l’appréciation des lecteurs, sans nous illusionner sur leur portée. D’une part, en tout état de cause, les indices ont toute chance d’étre trés faibles en la matiére. Et, d’autre part, nous espérons que notre travail incitera a pousser plus loin les recherches, Six paralléles sont donc en cause, dont le dernier est en fait A écarter. Faute d’un ordre plus logique, nous les discutons en suivant simplement l’ordre du texte. 1, Epitome, praef. 1: Les Institutions instruisent leurs lecteurs « ut nec prolixitas pariat fastidium nec oneret ubertas...» Lactance exprime ici l’idéal thétorique des Znstitutions : une abondance qui ne soit pas lassante. Prolixitas ne se trouve qu’ici chez lui ; quant a fastidium, il n’est utilisé par lui qu’ici et en Institutions 7,25,1, dans un contexte similaire: «ne fastidium legentibus fieret ». Or, en dehors de ces textes, l’expression « fastidium parire » est extré- mement rare dans la littérature latine. Le Thesaurus Linguae Latinae en offre seulement quatre autres exemples‘, dont surtout un texte remarquable d’Arnobe : « ne forte prolixitas fastidium audientiae pariat »’. Trois termes sont ici communs entre Arnobe et Lactance, dans un contexte semblable. Cela semblerait étre un banal cliché de « captatio beneuolentiae », si l’on ne consta- tait avec une certaine surprise que cette expression « prolixitas fastidium parit » est effectivement unique chez les deux auteurs. Le terme méme de prolixitas est post-classique® et assez rare. Enfin, chez Lactance, c’est une amélioration de expression un peu plate d’Institutions 7,25,1: fieri est remplacé par parire. 2. Epitome 2,2 et 62,5 : Dieu est en méme temps dominus et pater, il est un, «ut idem sit caput idemque fons rerum »... «deum, qui fons et caput rerum est », Ces deux termes ne sont rapprochés qu’en ces deux passages par Lac- tance. Caput et fons sont déja rapprochés comme quasi-synonymes par Cicéron et par Horace’. Mais, dans aucun de ces textes, il n’est question de Dieu. En revanche, Arnobe s’exprime ainsi au sujet du « deus princeps »..Ce dernier est « bonorum omnium solus caput et fons ... perpetuus »!°. De méme, le Dieu « omnipotens et primus » est qualifié de « caput ac fons rerum »"!, Chez Lactance, l’alliance de mots peut étre un souvenir d’Arnobe, 4 moins que les deux hommes n’aient, indépendamment |’un de l’autre, appliqué a la divinité des vocables trouvés chez Cicéron et Horace pour désigner tout autre chose. Ce 6. TLL, s.v. fastidium 6,318,78 : Pun. nat. 12,8A; «adeo nulla est uoluptas quae non adsiduitate fastidium pariat »; AQvita, rhet. 19 ; Svip. Sev, Mart. 1,8. 7. Nat. 4,17. De plus, on trouve « fastidium parire » en nat, 7,44. 8. La premiere référence signalée par le TLL est Apvi. mundo 7. 9. Cie. : Tuse. 4,38,83 ; Planc. 18 ; top. 31. Hor. epist. 1,17,45. 10, 2, 11. 2,72. LACTANCE LECTEUR D'ARNOBE 39 serait alors une rencontre fortuite de vocabulaire. Reste a estimer la vraisem- blance d’une telle coincidence, 3. Epitome 2,7 : «non Vuleanus sibi aquam uindicauit aut Neptunus ignem, non Ceres artium peritiam nec Minerua frugum, non arma Mercurius nec Mars lyram, non Juppiter medicinam nec Asclepius fulmen... » Lactance évoque un théme bien connu : la spécialisation des dieux paiens interdit qu’aucun d’entre eux soit tout-puissant. Cet alinéa ne correspond a rien dans les Institutions, sauf exemple d’Esculape qui se trouve dans un contexte ol Lactance veut montrer que les dieux du paganisme sont incapables de mettre les démons en fuite'?, L’énumération oratoire pourrait avoir pour modéle celle qu’Arnobe fait sur le méme théme’? : « si enim patrem creditis Liberum dare posse uindemiam, medicinam non posse, si Cererem fruges, si Aesculapium sanitatem, si Neptunum aliud, aliud posse Iunonem, Fortunam, Mercurium Voicanum rerum esse singulos certarum ac singularum datores ». La liste d’Arnobe, comme celle de Lactance, contient huit noms. Mais cing sont communs aux deux auteurs (Vulcain, Neptune, Cérés, Mercure, Asclépius ou Esculape). Liber, Junon, Fortune, sont particuliers 4 Arnobe ; Minerve, Mars, Jupiter, le sont 4 Lac- tance. Si Lactance a lu Arnobe, il a repris ’idée du passage, son mouvement rhétorique, son ironie, mais il ’'a amélioré, en abandonnant la simple énumé- ration pour classer les divinités et leurs attributs par couples antithétiques'. Ainsi, Vulcain entraine Neptune (le feu et l’eau) ; Cérés Minerve (travaux agri- coles et travaux intellectuels) ; Mercure Mars (la lyre et-les armes) ; Asclépius Jupiter (la médecine qui guérit et la foudre qui tue). Les éléments du premier couple sont arnobiens, ainsi que le dernier des trois autres. 4. Epitome 18,2: « Ante Saturno sexagenarii homines ex persona Apollinis de ponte in Tiberim deiciebantur » : avant Saturne, sur l’ordre d’Apollon, on jetait dans le Tibre, du haut d’un pont, des hommes de soixante ans. L’oracle en question ne peut étre celui d’Apollon'’, mais il est celui de Zeus de Dodone, comme le montrent les paroles mémes de Voracle en Institutions 1,21,7, ob Lactance cite Varron™ : t@ matpi, ainsi que Macrobe qui cite le méme oracle 12. Inst. 4,27,12: puisque Jupiter ne sait pas guérir les hommes, conduisons "homme frappé par un démon dans le temple d’Esculape ou d’Apollon. 13. ARN. nat. 2,65. 14, Ce classement était déja amorcé par Arnobe : Liber et Cérés sont dans le méme rapport que la vigne et le BIE: les aliments liquides et les solides. 15. Voir Pédition de $. BRANDT au C.S.E.L, 19, app. crit. ad loc. 16, La citation est indirecte, si l'on en croit R.M. Ootvie, The library of Lactantius, Oxford 1978, p. 24-26 : Arnobe et Lactance se serviraient d'une anthologie chrétienne d'oracles de Claros dérivée de celle de Porphyre. Mais on ne voit pas pourquoi, dans ce cas, Lactance citerait Varron dans les Insti¢utions. Jusqu’a preuve du contraire, nous sommes davis que Lactance a utilisé Varron ici, 17. Mace, Sat, 1,7,28, p. 32 Willis. De méme encore Ov. Fasti 5,621 sq. 40 MICHEL PERRIN que Lactance, également a partir de Varron'’. Comment, a partir de 1a, expli- quer dans l’Epitome l’erreur de Lactance, qui a di compléter l'information dont il disposait dans les Institutions ? Deux possibilités s’ouvrent ici, comme lexplique S, Brandt, dans l’apparat critique de son édition, La bévue peut venir d’une incompréhension du troisiéme vers de l’oracle, tel qu’il est cité chez Macrobe : Sexdtnv aéxnéuyate DolBw (payez la dime 4 Phébus"*), ou d’une mauvaise interprétation des paroles de Varron («decima praedae secundum responsum Apollini consecrata »'%), En effet, «secundum responsum » fait penser a «ex responso» du passage correspondant des Institutions, inspiré explicitement de Varron. Cette erreur peut provenir de Lactance lui-méme (une lecture rapide, une référence tirée de mémoire, ou une bévue pure et simple), ou de sa source. Or le texte correspondant d’Arnobe présente la méme erreur d’attribution que |’Epitome, et ne fait pas référence 4 Varron : « Herculis cum ex Apollinis monitu patri_ Diti ac Saturno humanis capitibus supplicaretur... »?°. Cette coincidence tend a faire penser que, sur ce point précis, Arnobe est intermédiaire entre l’oracle et Lactance. Ce dernier, dans |’Epitorne, aurait complété l’information des Institutions, tirée de Varron. En un mot, notre texte refléterait un processus de « contamination ». Si d’autre part Arnobe a réel- lement lu Varron”!, et si Lactance en a fait autant dans les Institutions, on ne voit pas pourquoi ce dernier aurait eu scrupule 4 lui emprunter un élément d'information ; aprés tout, une source « secondaire » en vaut une autre. Enfin, il est moins invraisemblable d’expliquer la communauté dans l’erreur d’Arnobe et de Lactance par un processus de filiation directe que par la lecture d’une source commune indirecte, en l’espéce, une anthologie d’oracles ; nous pensons en un mot qu’il est possible de faire l’&conomie de cette hypothése. 5. Epitome 20,2 : Les hommes adorent les faux dieux sous la forme de statues de bois, de bronze ou de pierre («ligna et aera et lapides »). Ce passage n’a aucun correspondant exact dans les Institutions. Un seul s’en rapproche un peu”, Lactance y pose la question suivante : pourquoi les paiens regardent-ils «ad parietes et ligna et lapides » plutdt que vers le ciel ? Mais le théme est différent de celui de ’Epitome. Dans les Institutions, il s’agit en effet de dire que la divinité n’est pas enfermée dans un temple ; l’Epitome présente la cri- tique traditionnelle du culte des statues*?, Or cette triple énumération se retrouve, dans un contexte fort semblable, chez Arnobe™. Ce dernier se repro- che d’avoir vénéré des statues sortant du moule du fondeur, des os d’éléphants, 18, Macr. Saf. 1,7,30. 19, Macr. ibid. 20, ARN, nat. 2,68, 21. H. Le Bonntec, introduction de son édition, p. 48-49. 22. Voir cependant inst. 2,2,2. Pour l’idée, cf. MIN. FEL. 24,6-8 : « Deus ... ligneus ... lapideus ... Nisi forte nondum deus saxum est uel lignum uel argentum » (comm. dans I Pellegrino). 23, Hor. sat. 1,7,17, parmi bien d’autres, 24, ARN, nat, 1,39,11 (et comm. ad loc. dans I’éd. Le Bonniec), LACTANCE LECTEUR D’ARNOBE 41 des peintures, des bandelettes sur des arbres, ce qu’il résume ainsi : « .., eos esse credebam /igna, lapides atque ossa ». Si Lactance s’est inspiré d’Arnobe, aera reprend chez lui « in incudibus deos et ex malleis fabricatos ». Ossa n’aurait pas été directement compréhensible dans l’Epitome, et aurait réclamé quelques mots d’explication. 6. Epitome 67,7 (pour mémoire) : Lactance utilise le mot « Polyandrium » qui ne se trouve pas dans les Institutions pour désigner la vallée ou les morts attendent la résurrection. II serait tentant de renvoyer A Arnobe*’. Mais il s’agit chez ce dernier de tombeaux placés dans des temples. Et la référence d’Arnobe 4 Varron (« polyandria illa Varronis ») serait incongrue chez Lactance, qui uti- lise ici un auteur religieux, et non un « antiquaire ». Nous ne pensons donc pas qu’il soit possible de retenir ce qui reste un paralléle purement formel. Dans ce cas précis, le plus simple est de penser a une référence biblique. En effet, le passage des Institutions qui correspond a Epitome 67,7% est inspiré d'Ezéchiel™" ; or ce texte précéde immédiatement l’évocation de la Vallée des morts. Le terme érudit « Polyandrium » a lallure d’un renvoi quasi-technique au texte biblique qui a servi de source. Ce respect pour le texte a de plus imposé le maintien d’un vocable grec dans VEpitome, ce qui est exceptionnel. Une relecture de ces versets d’Ezéchiel suffit donc a expliquer la présence de ce mot fort rare dans I’Epitome. Il reste done quatre paralléles d’idées et de mots, et une erreur d’attribution communs a Arnobe et 4 Lactance, Cela n’est sans doute pas beaucoup. Mais, compte tenu de la différence d’orientation entre les hommes et leurs ceuvres, et de toutes les raisons que l’éléve pouvait avoir de dissimuler ses emprunts 4 son maitre, cela n’est pas non plus négligeable. Et nous croyons que l’hypothése dune lecture d’Arnobe par Lactance serait finalement celle qui permet de rendre compte au mieux de ces passages ; ceux-ci présentent a notre avis plus que des coincidences fortuites. Mais nous reconnaissons volontiers qu’apporter une certitude compléte requerrait davantage d’éléments, Comme nous l’avons dit en préambule, nous langons donc telle quelle ’hypothése, au moins pour qu’elle serve de piste de recherches: Lactance a pu lire l’Adversus nationes d’Arnobe peu avant 320, Michel PERRIN Université de Picardie Amiens Résumé : Alors qu'il parait impossible de trouver des paralléles précis entre Pceuvre d’Arnobe et les Institutions de Lactance (de méme que le De opificio et le De Ira), quelques paralléles textuels peuvent étre relevés entre l’Aduersus nationes et ! Epitome des Institutions. Cela permet de lancer Phypothése d'une lecture d’Anobe par Lactance, peu avant 320, méme si les indices restent trop faibles pour que l'on puisse étre tout a fait affirmatif. 25, ARN. nat. 6,6. 26. Inst. 7,26,11. 21, Ez. 37,9-10. Revue des Etudes Augustiniennes 30 (1984) 42-47 Les sermons de saint Jean Chrysostome traduits par Cristoforo Persona Les anciennes éditions latines groupant les Opera omnia de saint Jean Chrysostome transmettent sous son nom quantité de textes les plus variés. II s’agit tant6t de traductions anciennes d’ceuvres authentiques ou inauthentiques, tantdt de versions faites par des humanistes. A ces textes d’origine grecque sont jointes nombre de piéces écrites par des auteurs latins, Plusieurs savants ont déja ouvert des pistes dans cette forét touffue en décelant des collections anti- ques, qui avaient été démembrées par les éditeurs du xvi‘ siécle. G. Morin a identifié la collection de « Jean de Naples »', A. Wilmart celle des 38 homélies*, J.-P. Bouhot celles dites « de l’Arsenal » et « de l’Escorial »?, J’ai moi-méme repéré quelques Tractatus in Mattheum de Chromace d’Aquilée*. Le répertoire des sigles de la Vetus latina’ constitue a ce jour le résumé le plus pratique de toutes ces découvertes. Dom B. Fischer, puis son successeur HJ. Frede, ont pris comme base de leurs relevés l’édition publiée par Froben & Bale en 1558, Chacune des piéces contenues dans ces cinq gros tomes est briévement identifiée dans la mesure du possible. Seules sont omises les tra- ductions exécutées par des humanistes dont le nom est mentionné. Pour vingt- sept textes seulement les auteurs sont réduits 4 donner le simple titre de |’ceuvre, 1, Etude sur une série de discours d'un évéque (de Naples ?) du vit siécle, dans Revue bénédictine 11, 1894, p. 385-402 et 12, 1895, p. 390-391. Voir aussi M. LAMBERT, Edition d'une collection latine découverte par Dom Morin, dans Revue des études augustiniennes 15, 1969, p. 255-258 et J.P. BOUHOT, La collection homilétique pseudo-chrysostomienne découverte par Dom Morin, Ibid. 16, 1970, p. 139-146, 2. La collection des 38 homélies latines de saint Jean Chrysostome, dans Journal of theolo- gical studies 19, 1918, p. 305-327. 3. PLS IV, 651-653. Aux c, 649-656, J.-P. Bouhot donne un trés utile conspectus des textes origine latine transmis sous le nom de Chrysostome. Ce fascicule de PLS est paru en 1968. 4, Fragments nouveaux du commentaire sur Matthieu de saint Chromace d’Aquilée. Lyon, 1960 (multigraphié), p. 117-118. 5. HJ. Frepe, Kirchenschrifisteller. Verzeichnis und Sigel, 3¢ éd., Freiburg, 1981. SERMONS DE CHRYSOSTOME TRADUITS AU XV° S. 43 sans aucune autre indication, et pour vingt-quatre autres un point d’interro- gation marque leur hésitation. Nous nous proposons de montrer qu’une partie de ces piéces sont des traductions dues a Cristoforo Persona. A quelques exceptions prés, toutes les autres sont des traductions faites par Johannes Oecolampiados. J.-P. Bouhot envisage de publier une étude sur ce second lot®. Cristoforo Persona était un helléniste romain, prieur de Sainte-Balbine sur P’Aventin, qui fut nommé bibliothécaire de la Vaticane en septembre 1484, peu avant sa mort survenue 4 la fin de 1485’, Il traduisit en latin plusieurs ceuvres grecques, entre autres les Enarrationes in epistolas s. Pauli d’Athanase (en fait de Théophylacte de Bulgarie) parues en 1477, et le Contre Celse d’Origéne édité en 1481. L’ceuvre qui nous intéresse présentement a été publiée pour la premiére fois A Rome chez Georg Lauer vers 1470. Elle est dédiée au cardinal de Venise Marco Balbo (+ 1491) (Hain 5039). C’est une collection de vingt- cing sermons de Jean Chrysostome, suivis d’une lettre au moine Théodore. L’ouvrage connut plusieurs rééditions ; 4 Bologne chez Balthasar Azzoguidi en 1475 (Hain 5043), 4 Cologne chez Ulric Zell vers 1475 (Hain 5041), 4 Urach chez Conrad Fyner vers 1483-1485 (Hain 5042) et a Cologne chez Johannes Koelhoff vers 1487 (Hain 5040), Dans V’édition princeps Pimprimeur a réservé la place du titre, pour qu’il soit transcrit par un scribe. Les noms de Persona et du cardinal Balbo n’apparaissent que dans ce titre, qui n’a pas toujours été transcrit, ce qui explique que par la suite l’ceuvre soit vite devenue anonyme. Quelques manuscrits subsistent aussi, mais ce sont des copies d’incunables : Munich, Clm 5395, f.170-238 (xv® s., évéché de Chiemsee); Paris, B.N., lat. 1770, f. 231v-273v (xve s.,, aux armes de Frédéric de Montefeltro, duc d’'Urbino, mort en 1482); Vatican, Urb. lat. 32, f. 121-161v (xvé s.) et Tréves, Stadtbibl. 147, f. 124-175 (xv® s., Saint-Matthias), qui ne contient que les dix-sept premiers sermons par lacune accidentelle. I] faut mettre a part le codex du Vatican, Vat. lat, 408, car il s’agit du volume offert par l’auteur au pape Sixte IV. Cet exemplaire est précédé d’une lettre d’hommage au pape’, et non pas d’une épitre adressée au cardinal Balbo, comme dans les autres témoins. L’ceuvre de Persona, alors qu’elle était devenue anonyme, a été intégrée dans toutes les éditions des Opera omnia de Chrysostome, qui se succédent rapi- dement durant tout le xvi‘ siécle®. Dans les premiéres la collection est demeurée 6. En attendant, on peut se reporter & deux excellents articles de E. STAEHELIN, Die Vater- ibersetzungen Oekolampads, dans Schweizerische theologische Zeitschrift 33, 1916, p. 57-91, et Ockolampad-Bibliographie, dans Basler Zeitschrift fiir Geschichte und Altertumskunde 17, 1918, p. 1-119, : 7. Cf. P, PAScHINI, Un ellenista romano del Quattrocento ¢ la sua famiglia, dans Aut dell'Accademia degli Arcadi21, 1939-1940, p. 45-56. 8. Dans cette lettre auteur déclare qu'il avait d’abord présenté son travail au cardinal de Saint-Clément Dominicus de Ruvere, nommé au titre de Saint-Clément en 1479 et mort en 1501. Le codex serait done a dater entre les années 1479 et 1484, date de la mort du pape. Mais il Faut noter que le nom du cardinal est écrit sur grattage. 9. Une liste en est fournie par Chr. Baur, S. Jean Chrysostome et ses ceuvres dans 'histoire litiéraire, Louvain-Paris, 1907, p. 148 sq, 44 RAYMOND ETAIX homogéne. Seuls deux textes ont été omis, car les éditeurs disposaient dans ce cas de traductions anciennes. Nous trouvons donc groupés les n° 1-22 et 24-25 dans les éditions de Venise 1503 (t. IL, f. 58v-80v), Bale 1504 (t. II, f. 90v-107), Bale 1517 (t. V, f. 94v sqq.), Bale 1522 (t. V, p. 229-273), Paris 1523 (t. VI, f. 162v-193) et Bale 1530 (t. II, p. 273-328). C’est a partir de P’édition parue 4 Paris en 1536 que les ceuvres de Chrysostome ont été classées selon un ordre logique et que la série des vingt-quatre sermons traduits par Persona a été démembrée. Dans l’analyse qui suit, sont indiqués pour chaque piéce de la collection le titre fourni par Pédition princeps!, Pincipit et explicit, ainsi que V’identi- fication du texte et la référence a l’édition parue a Bale en 1558 (Sigle : CHRY). 1. Contra auaritiam siue pecuniarum amorem. Euertendi sunt nobis malo- rum fontes ... /... bonis certioribus donabit. In Ro, Hom. 11, 5-6 (PG 60, 490, 63-494). CHRY V, 795-798. 2. Nequitia sit uoluntaria. Age tandem si placet ... /... bona aeterna conse- quamur. In Ro, Hom, 12, 7-9 (PG 60, 503, 37-508). CHRY V, 798-803. 3. Contra uoluptates. Corpus nobis reliquis ... /... cum his praesentibus et futura consequaris. In Ro, Hom, 13, 9-11 (PG 60, 520, 14-524). CHRY V, 824-828. 4, Ut simus misericordes. Audite, fratres, Paulum dicentem ... /... bona illa futura consequamur. In Ro, Hom. 14, 9-10 (PG 60, 537, 45-540). CHRY V, 916-921, 5. Sicut Deus Pater non pepercit Filio ita et nos pecuniis. Quo tandem ipsi digni supplicio .../... perpetua beatitudine fruamur. In Ro, Hom. 15, 5-6 (PG 60, 546, 42-548). CHRY V, 817-819, 6. Inanis gloria quia turpis sit: Quid tandem inanis gloriae cupiditate ... /... plurima uoluptate potiemur. In Ro, Hom. 17, 3-5 (PG 60, 568, 37-572). CHRY V, 819-824. 7. Grati simus Deo corde et opere. Gratiae sunt per nos ... /... bonis futuris potiaris. In Ro, Hom. 18, 5-7 (PG 60, 579, 43-584). CHRY V, 711-715. 8. Virtutibus progenitorum ne confidamus neque uiciis trepidemus. Paulum et ipsi imitemur ... et palma deinceps nobis seruata fruamur. In Ro, Hom. 19, 8 (PG 60, 593, 41-596). CHRY V, 810-812. 9. Contra desperationem et superbiam ut spe ambulemus. Si quis natura in mentis ualetudinem .../... bonis in posterum fruemur sempiternis, In Ro, Hom. 20, 4 (PG 60, 600, 16-602). CHRY V, 812-814, 10. Dans les Opera omnia les titres ont été modifiés. SERMONS DE CHRYSOSTOME TRADUITS AU XV° S. 45 10. Ne scrutemur pauperes'-ouriose. Quid stipem deposcentem .../... quae nobis sunt diuinitus adiudicata, praestante Domino ... In Ro, Hom. 21, 4-5 (PG 60, 606, 62-610). CHRY V, 924-927. 11. Benedicamus maledicentibus. Ingemiscendi mihi cupido incessit ... futura beatitudine potiamur. In Ro, Hom. 22, 4 (PG 60, 613, 22-614). CHRY V, 790-791. 12. Carnis curam ne fecerimus. Excitatus e somno ... /... necessariis contenti. In Ro, Hom. 24, 2-4 (PG 60, 624, 32-628). CHRY V, 805-810. 13. Ne ponamur fratri scandalum. Animaduerte quantum Paulum ... /... pro merito potest, frui possimus. ~~ In Ro, Hom. 26, 3-4 (PG 60, 640, 53-644), CHRY V, 791-794. 14. Diligamus omnes etiam odientes. Iungamus nosipsos inuicem ... /... futu- rae beatitudinis non eris immunis. In Ro, Hom. 27, 3-4 (PG 60, 647, 24-650). CHRY V, 787-790. 15, De carminibus Dauid. Quemadmodum cibo uita haec sustentatur ... /... et futura beatitudine potiamur. In Ro, Hom. 28, 2-3 (PG 60, 651, 11-654). CHRY I, 889-892. 16, Diuitiae erogentur, Si opifices qui manuum ope... / ... futuris bonis per- petuo potiemur. In Ro, Hom, 30, 3-4 (PG 60, 665, 3-668), CHRY V, 913-916. 17, Deus laudandus. Imitemur et ipsi patriarcham .../... futurae bona denique uendicemus. In Ro, Hom. 8, 6-9 (PG 60, 462, 33-468). CHRY V, 702-708. 18. Diligatur Deus qui prior dilexit. Sectemur et nos supernas illas .. gratia incumbamus. In Ro, Hom. 9,4 (PG 60, 471, 53-474), CHRY V, 708-710. 19. De premiis sanctorum et gehenna, Haud aeque idem beatis omnibus w/a. et futuris bonis potiri. In Ro, Hom. 31, 4-5 (PG 60, 672, 43-676). CHRY IL, 921-924. 20, Opera bona occultentur. Rerum tuarum dispensatio ... /.. manent cer- tiora et parata. In I Tim., Hom. 14, 3-6 (PG 62, 574, 30-580). Cette piéce est omise dans Védition de 1558, mais elle se trouve dans les éditions antérieures, par exemple Paris, 1536 (V, 180-181) et Paris, 1543 (V, 77-78). 21. Ne desperemus aut presumanus, Nemo desperet si per otium ... /... sta~ tuta ac proposita sunt. In I Thes., Hom. 1, 2-4 (PG 62, 396, 24-398). CHRY V, 814-817. 22. De uanitate mundi. Quemadmodum inquit in diebus Noe .../... haudquaquam arguamur indigni. In I Tim., Hom. 15, 3-4 (PG 62, 583, 49-586). CHRY V. 830-834. 23. De turture et Christo. Turtur solitudinis amantissima in siluis residens «/.. mitigatione editis disserendum. 46 RAYMOND ETAIX Ps, Chrysostome, De turture (PG 55, 599-602). CHRY V, 746-750 reproduit la traduction ancienne transmise par la collection des 38 homélies (n° 35). 24, De caritate. Charitatem optimum amoris genus ... /... ad tranquillimos portus transuectabit. In Hbr, Hom. 19, 2 (PG 63, 141, 36-144). CHRY V, 781-782. 25. Exortatio generalis ab bene uiuendum. Eo ipsi proxime ad perditionem consequi ualeamus. in Hbr, Hom. 14, 4 (PG 63, 115, 4-116). CHRY V, 803-805. Epistola eiusdem s. Iohannis Crisostomi ad monachum Theodorum natu ingenuum qua reuocat eum ad cenobium. Si possem litteris lacrimas tibi meas significare ... /... gaudio et letitia affeceris. Ad Theodorum lapsum, 1.2 (Sources chrétiennes 117, p. 47-78). CHRY V, 999-1008 reproduit la traduction ancienne (SC 117, p. 241-256) transmise par la collection des 38 homélies (n° 30). Vingt-quatre des piéces traduites par Persona ne sont pas en fait des sermons, mais des extraits tirés des commentaires sur saint Paul de Jean Chry- sostome. J’avais réussi a identifier chaque sermon et supposais que Persona n’était pas auteur du choix : i] avait di traduire directement quelque manus- crit grec, Etant tout a fait incompétent en ce domaine, j'interrogeai un spécia- liste, le RP. M. Aubineau. Je ne puis mieux faire que citer un passage de sa réponse : «Il ne s’agit pas d’un recueil d’Eclogae, dont chaque piéce est un puzzle constitué avec de nombreux fragments hétéroclites ... (mais) d’un recueil d’Ethica, dont chaque piéce est homogéne, constituée par l’ultima pars d’une homélie de Chrysostome, de ses grands commentaires bibliques: le fervorino final, moralisant, qui fait suite au commentaire. Ce qui nous parait de moindre valeur, comparé aux commentaires bibli- ques rigoureux a la mode antiochienne, c’est cela qui a enchanté les Byzantins. Dans une premiére étape, on a bien marqué la césure dans le manuscrit des homélies in Romanos, par exemple : Initium de ethicon orné, titre en marge, pour aider le lecteur a retrouver aisément cette piéce de choix. Dans une seconde étape, on a constitué des recueils ne contenant que ces exhortations finales. Dans une troisiéme étape, ces piéces ont éé dispersées dans d’autres recueils : des piéges pour lecteurs crédules qui les prennent pour des inédits et des Ps. Chrysostome ! Il y a la un phénoméne de culture, ces recueils ont connu un incroyable succés de librairie ! » (Lettre du 9.3.1983) Et le P. Aubineau me conseillait de consulter, entre autres, le codex Vatican, Chigi R V 31 (Gr. 25), un manuscrit grec du x/xi° s., parfaitement décrit dans le catalogue de Franchi de Cavalieri"'. La piste était excellente. Le codex est beaucoup plus copieux que la collection de Persona, mais les coupures des piéces communes correspondent exactement. Bien plus, le compilateur a parfois modifié le début des fragments, afin de faciliter la lecture, et la traduction latine 11, Codices graeci Chisiani et Borgiani. Vatican, 1927, p. 34-43. SERMONS DE CHRYSOSTOME TRADUITS AU XV* S. 47 comporte ces exordes adaptés. Voici la table de correspondance entre les sermons de Persona et le codex du Vatican : No 1-16 = Chigi, f. 17-59v N° 17-18 = Chigi, f. 10v-17 N° 19 = Chigi, f. 59v-63 N° 20 = Chigi, f. 194-201 No 21 = Chigi, f. 119-121 N° 22 = Chigi, f. 201-205 N° 24 = Chigi, f. 103-107 N° 25 = Chigi, f. 94v-96, Le début du codex du Vatican manque ; il devait contenir des extraits des six premiéres homélies sur l’épitre aux Romains et le début de celui tiré de la septiéme homélie. Or on remarquera que Persona a traduit tout le début du manuscrit (f. 10v-63), puis, comme s'il était fatigué, simplement une piéce de-ci de-la. Il a toutefois omis la premiére piéce acéphale (f. 5-10v). Comme d’autre part il ne donne pas d’extraits des six premiéres homélies, il est A peu prés certain qu’il a utilisé directement le codex Chigi et non pas quelque autre manuscrit semblable'?, Quant au De turture et au Ad Theodorum, il a di les trouver dans un manuscrit qui reste a identifier. Raymond Erarx Facultés Catholiques de Lyon Résumé : Ces sermons, souvent réimprimés au xvit s, sans mention du nom du traducteur, sont en fait des evhica extraits des commentaires sur Paul de Chrysostome. Identification pro- bable du manuscrit grec traduit par Persona. 12, Persona a aussi traduit le commentaire sur Paul de Théophylacte. Se serait-il servi du codex Chigi R V 32 (Gr. 26)? Revue des Etudes Augustiniennes 30 (1984) 48-59 Saint Augustin et la Maurétanie Césarienne : les années 418-419 a la lumiére des Nouvelles Lettres récemment publiées Parmi les nouveaux documents édités par J. Divjak dans le tome 88 du Corpus de Vienne, trois lettres nous font connaitre l’affaire de l’évéque Hono- tius : Ep, 22", 5-11; 23*, 2 ; 23* A, 5-6. Aprés la mort de Deuterius, évéque de Caesarea (Cherchell), apparemment a |’automne ou vers la fin de l’année 419, une partie des fidéles de la capitale provinciale voulaient qu’y fat transféré cet évéque Honorius, du diocése de Cartennae (Ténés) qu'il partageait avec Vévéque Rusticus. A l’occasion de ce récit, on voit parfois intervenir 4 nouveau quelques-uns des acteurs ou des figurants des faits déja connus de l’année précédente, 418, en particulier de ceux qui se situent dans le contexte de la mission accomplie par Augustin dans la province de Maurétanie Césarienne : le moine Renatus (Ep. 23* A, 3, 3), ’évéque Optatus (Ep. 23% A, 3, 2), Vincent Victor (Ep. 23*, 1, 1; 23" A, 3, 3 et 5), ainsi qu’une autre figure de connaissance — mais que les nouveaux documents enrichissent de traits inat- tendus —, masquée, nous le verrons, derriére la double déformation de son nom : Pévéque Priscianus sive Priscillianus (Ep. 16%, 3, 2 ; 23* A, 6, 1). Si bien qu’il est sans doute opportun, avant de tenter d’évaluer le bénéfice de ce nouvel éclairage, de bien cerner les zones d’ombre qui subsistent sur ce voyage de |’été 418, ses motifs et ses éventuelles conséquences. Nous avons déja eu Voccasion de montrer en quoi était particuliére a cette époque la situation de la Maurétanie Césarienne dans l’ensemble ecclésiastique africain. Pour des raisons diverses, cette province apparait marginale, hors de la norme et comme le maillon faible de la catholicité africaine'. On sait qu’en 411 peu d’évéques, en particulier catholiques, firent de Maurétanie Césarienne le déplacement 4 Carthage pour participer a la Conférence, en dépit d’un voyage d’Alypius in Mauretania, fin 410, qui a pu avoir pour objet, entre autres, la préparation de cette rencontre? Au premier concile général réuni 1. Cf. Actes de la Conférence de Carthage en 411, t.1 (=S.C., vol. 194), p, 151-152, 2. Ibid., p. 146-150, 153 et 251, SAINT AUGUSTIN ET LA MAURETANIE CESARIENNE 49 aprés 411, celui qui se rassemble a Carthage le 1% mai 418, des délégués de toutes les provinces participent aux débats, a l’exception de la Césarienne*. Les mois suivants, durant été 418, Augustin, accompagné d’Alypius et de Possi- dius, entreprend en Césarienne un long voyage dont l’étape la mieux attestée se situe dans la capitale provinciale, Caesarea (Cherchell), 4 la mi-septembre. Le paradoxe est que les documents — augustiniens — qui nous font connaitre ce voyage concernent des affaires qui se sont développées de fagon secondaire par rapport a cette « mission », et qu’ainsi ils ne nous renseignent pas sur ce qui fut sa cause premiére, Dans une lettre adressée a l’évéque Optatus trés vraisem- blablement de Caesarea en septembre 418*, Augustin lui apprend de fagon incidente qu’une mission relative 4 une « affaire ecclésiastique », 4 lui confiée par le pape Zozime, l’avait amené Caesarea : « ... quia illae, quas ad Maure- taniam Caesariensem misisti, me apud Caesaream praesente uenerunt, quo nos iniuncta nobis a uenerabili papa Zozimo, apostolicae sedis episcopo, ecclesias- tica necessitas traxerat...' », Toutefois, en dépit de la précision issue de la rela- tion syntaxique des mots ci-dessus soulignés par nous, ce n’est pas seulement a Caesarea mais de fagon plus large en Maurétanie Césarienne que l’avait conduit la mission confiée par Zozime, comme le dit une phrase d’une lettre adressée 4 Marius Mercator, qui mentionne aussi que ce voyage avait été entre- pris a partir de Carthage : « Cum uero inde (scil. a Carthagine) digressi sumus, perreximus usque ad Mauretaniam Caesariensem, quo nos ecclesiastica neces- sitas traxit », Et la phrase qui suit montre bien que ce voyage a été ponctué de nombreuses étapes au cours desquelles l’attention d’Augustin a été accaparée par des affaires diverses éventuellement déja en relation — du moins dés qu’il eut franchi le flumen Saua, Vactuel oued Soummam — avec ce qui motivait sa mission ; « Per quas totas terras cum intentionem nostram Auc atque illuc, quae ingerebantur sensibus diuersa, raptarent...6 », Nous connaissons l’une de ces étapes, celle qu’il fit a Malliana (Khemis-Miliana, ex-Affreville), 4 une cinquan- taine de kilométres au sud de Caesarea, mais plutét, semble-t-il, lors du voyage de retour’, Enfin, Augustin Iui-méme dans les Rétractations distingue bien l’épisode — circonstanciel — de sa rencontre avec Emeritus a Caesarea de la mission qui l’avait amené plus généralement en Maurétanie Césarienne : « Aliquanto post conlationem quam cum hereticis Donatistis habuimus, orta est nobis necessitas pergendi in Mauretaniam Caesariensem. Ibi, apud ipsam 3. Concilia Africae, C.C.L., t. 149, —p. 227-228; des délégués de la Césarienne étaient présents au concile général du 13 juin 407 (C.C.L., 149, p. 215), et il y en aura au concile du 25 mai 419 (C.C.L., 149, p. 151, 153, 155, 230, 234). 4. Cf. A.C. pe Veer, dans Rev. des Et. Aug., 19, 1-2, 1973, p. 131-132; A. MANDOUZE, P.CBLE., FAfrique, 1982, s.v. Optatus 7, p. 805. 5. Ep. 190, 1, C.S.E.L., 57, p. 137-138. 6. Ep. 193, 1, CS.E.L., 57, ps 168, |. 1-5. 7. Ep. 236 (a Deuterius de Caesarea), 1, CS-E.L, 57, p. 524, 1.34: « Mallianensem quemdam subdiaconum Victorinum apud nos constitit esse Manichaeum... » 1 est plus probable que cette affaire eut liew quand Augustin passa a Malliana en sen retournant. Sinon, quel besoin eitil eu den écrire & Deuterius juste avant de le voir 4 Caesarea ? 50 SERGE LANCEL Caesaream, Emeritum, Donatistarum episcopum, uidimus... »8. On notera que toutes ces indications donnent comme origine 4 ce voyage une necessitas, ou ecelesiastica necessitas, 4 Vinstigation du pape Zozime : cette derniére préci- sion, si elle ne figure pas dans la notice des Rétractations citée ci-dessus, ne manque pas dans la Vita Augustini de Possidius : « Tamen omnipotentis Dei praestitit auxilium ut postea in Caesariensi Mauretaniae ciuitate constitutus uenerabilis memoriae Augustinus, quo eum uenire cum aliis eius coepiscopis sedis apostolicae litterae compulerunt, ob terminandas uidelicet alias ecclesias- ticas necessitates...° ». Il n’y a pas lieu de faire ici un sort a alias, qui ne fait que différencier ces ecclesiasticae necessitates, cause de la mission d’Augustin, de la conférence avec Emeritus, épisode accessoire. Ces « affaires ecclésiastiques », on I’a vu, ne sont pas autrement détaillées. Toutefois, le fait qu’Augustin, accompagné de ses collégues Alypius et Possi- dius, s’en occupe sur mandat du pape indique ipso facto qu’il s’agirait d’affaires prises 4 un stade de développement qui a dépassé les instances proprement afri- caines, Le terme employé par Possidius, ob terminandas... ecclesiasticas neces- sitates, suggére plus nettement encore que la délégation de juridiction regue par Augustin est celle d’une juridiction d’appel. L’hypothése d’une procédure d’appel a déja été formulée, et l’on a méme parfois évoqué l’affaire d’Apiarius 4 propos du voyage d’Augustin en Mauré- tanie!®. L’incompatibilité des lieux est manifeste : Apiarius était prétre a Sicca Veneria, en Proconsulaire. Cependant, le réexamen du dossier de I’affaire Apiarius, joint a celui du concile du 1* mai 418, peut projeter quelque lumiére sur les affaires de Maurétanie Césarienne. On ne peut tout d’abord éluder la discussion d’un probléme de chronologie. Augustin et ses collégues Alypius et Possidius n’ont guére pu entreprendre leur mission 4 Caesarea sans un mandat écrit, ce que précise d’ailleurs Possidius dans la Vita Augustini: «... sedis apostolicae litterae'! », Quand ont-ils pu recevoir ces litterae? Le 1* mai 418 s’ouvre 4 Carthage le concile général, dans la basilica Fausti. A Vissue de ses travaux, pour éviter de retenir plus longtemps tous les évéques présents, on décide d'élire trois « juges » par province — un seul pour la Tripolitaine, propter inopiam episcoporum — : seuls les évéques de Maurétanie Césarienne, apparemment absents, font défaut a ce petit comité interprovincial’*, Les délégués restés en séance ont mandat de «connaitre de tout » avec le primat Aurelius'’, Sur quoi porteront délibérations 8. Retract., Il, $1 (78), B.A., 12, p. 534. 9. Possipius, Vita Augustini, 14, 3, éd. Pellegrino, p. 86. La maniére dont le lien a été fait autrefois — notamment par Van Espen — entre l'affaire Apiarius et le voyage de Césarienne est exposée et justement critiquée par G. BONNER, Augus- tine’s Visit to Caesarea in 418, dans Studies in Church History, vol. 1, Londres, 8.4. (1964), p. 104-113, & compléter par le compte rendu qu’en fit A.C. De Veer, dans Rev. des Et. Aug.. 12, 3-4, 1966, p. 307. (1. Vita Aug. 14, 3. 12. Cf, Coneilia Africae, Reg. Carthy ¢ 127, C.C.Lw t. 149, p. 227. 13. Ibid, p. 228: «... qui omnes cum sancto sene Aurelio uniuersa cognoscant ». SAINT AUGUSTIN ET LA MAURETANIE CESARIENNE 51 et jugements ? On peut admettre qu’ils porteront éventuellement sur des cas concrets situés dans le contexte des questions évoquées en séance pléniére. La question pélagienne occupe la premiére partie des débats du concile’4 : on ne peut exclure des désaccords doctrinaux entre Africains, que la commission restreinte aurait eu a juger ; mais observons du moins que la crise ouverte 4 ce sujet entre l’Eglise africaine et le siége apostolique était désormais dissipée!. Puis de délicats problémes de discipline ecclésiastique, issus de la conversion et de la réception des donatistes, en ces années qui suivent la Conférence de 411, occupérent longuement les Péres du concile, La lecture des canons de cette sec- tion des Actes de 418" fait apparaitre la complexité des situations et les litiges nombreux et variés qu’elles pouvaient engendrer ; on notera en particulier que dans ces contextes trois canons prévoient des sanctions disciplinaires contre des évéques : la perte de la communion, et méme la perte de la charge épiscopale!”. Ces Actes enfin se terminent sur un canon relatif aux prétres, diacres et autres clercs mineurs, édictant les dispositions qui réglaient les modalités d’appel qui leur étaient offertes : 4 des évéques voisins, en deuxiéme instance aux primats et aux conciles provinciaux ; ceux qui feraient appel ad transmarina perdraient la communion en Afrique!®. La place et la date de ce canon ont été contestées : certes, il figure aussi (avec beaucoup d’autres semblablement repris de conciles anterieurs) parmi les canones in causa Apiarii rassemblés par le concile du 25 mai 419 et adressés au pape Boniface, mais il n’en a pas moins été adopté d’abord par le concile du 1% mai 418%. On peut dés lors estimer que I’« affaire Apiarius » avait d’ores et déjd commencé, Assurément, ce n’est pas l’affaire Apiarius qui motive le voyage d’Augustin et de ses collégues en Maurétanie Césarienne. Mais, en plein accord avec les textes, on peut rétablir le schéma chronologique suivant. Dans les premiers jours de mai 418, la commission épiscopale réunie autour d’Aurelius adresse au pape Zozime une lettre synodale, ou des rapports, dont l’existence est suggérée par V’eschatocole du concile : «... a quo (sci. Aurelio) petit uniuersum conci- lium ut cunctis siue gestis quae iam confecta sunt, siue episiolis, ipse subscri- bat?° », Cette synodale perdue ne doit pas étre confondue avec celle — égale- ment perdue, mais dont nous connaissons la teneur par |’allusion qu’y fait la lettre synodale au pape Boniface du 26 mai 419?! — par laquelle l’épiscopat 14, Reg. Carth., c. 109-116, Conecilia Africae, C.C.L.. 149, p. 220-224, 15, Cf, en dernier lieu Ch. Perri, dans Les Lettres de Saint Augustin découvertes par J. Divjak, Paris, Et. Aug., 1982, p. 350-352, 16. Reg. Carth, c. 117-124, Conellia Africae, C.C.L., 149, p. 224-227. 11, Reg. Carth, c. 122, 123, 124, Coneilia Africae, C.C.L., 149, p. 226-227. 18. Reg. Carth, c. 125, Coneilia Africae, C.C.L., 149, p. 227. 19, Bien que Ch. Munier ait limité de fagon discutable son édition du concile de 418 ala seule partie antipélagienne figurant dans les recensions « Quesnelliennes » et gauloises (C.C.L 149, p. 67-77), il n’envisage pas (contrairement A ce qui est dit par P.C.B.E., I-Afrique, s.v. Apiarius, p, 83, note 15) de soustraire ce canon aux actes du concile de 418 : ef. Concilia Africae, C.C.L., 149, p. 109, note de bas de page relative au c, 28 des canones in causa A piarit. 20. Concilia Africae, C.C.L., 149, p. 220. 21. Coneilia Africae, C.C.L., 149, p. 158, 1. 52-58; cf. aussi ibid. p. 91, |. 72-75.

Das könnte Ihnen auch gefallen