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ISBN 2- 8S893-036- 8

© Acéphale, Jean-Michel PLACE, 1980.


RELIGION SOCIOlOGIE · PHilOSOPHIE

1936 1939

(Df 1 J1 i/J
EDITIONS J EAN MICHEL PLACE
12, rue Pierre et Marie Curie-PARIS
--

L' ACEPHALITE
--

oulaRELIGION de la MORT
« Comment avons-nous pu donner si longtemps dans
le panneau mysti<Jue de Bataille ? •
Patnck Waldberg (19 septembre 1943)

«}'étais résolu, sinon à fonder une religion, du moins à


me diriger dans ce sens. (... ).C'est l'époque à laquelle
je fis paraître avec des amis la revue Acéphale. »
G.B.

à feu Pierre Delpiroux,

Georges Bataille le dira lui-même en juillet 1938 dans L'Apprenti sor­


cier: la «société secrète » Acéphale (les guillemets de cette expression
romanesque sont de lui) n'a rien à voir avec une quelconque « société de com­
plot» contre la sûreté de l'Etat; elle n'est secrète que par opposition à publi­
que; elle ne se ferme sur l'extérieur que pour mieux s'ouvrir à l'expérience
intérieure. D'autant qu'au sens mystique l'extase est forcément aussi
« secrète» qu'elle l'est au sens érotique du mot. Dans un cas comme dans
l'autre, l'exprimer c'est la dénaturer. Et si ce secret avait été autre que la
négativité sacrée de l'homme, Georges Bataille n'eût pas manqué d'y faire
allusion, de 1939 à 1943, dans Le Coupable. Au cœur de la fulguration qui
l'aveugle et, le bouleversant, le renverse, il découvre dans l'angoisse que la
vérité est du côté de la mort. Si secret de l'homme il y a, il a tout à voir avec la
mort. L'homme est autre chose que l'homme; c'en est même le contraire,
dit-il, c'est«la mise en ques tion sans finir de ce que désigne son nom». Au
fond cet homme sans fond se sent coupable de s'identifier à Georges
Bataille: coupable d'être moi, souligne-t-iL coupable de ne pas mourir.
L'homme ne peut se délivrer de l'homme. Paradoxalement il n'y a que la
mort qui puisse délivrer l'homme de l'homme. Ceux qui vécurent avec
Georges Bataille l'aventure cardiaque d'Acéphale, c e qu'il appelle dans le n° 5
de la revue La pratique de la joie devant la mort, texte sacrificiel où la
lumière extrême de l'esprit se nie elle-même dans la splendeur nocturne de
l'indéterminé, ceux-là, ne serait-ce que par haine des mots, se sont rus et
s'obstinent à se taire. Seul Patrick Wald berg en condamna après coup« la
folie à l'intérieur de la folie». Méditations mortifères ou mes orgiaques,
qu'importe ce qui eO.t lieu dans la forêt de Saint-Nom-la-Bretèche. Il suf firait
que la curiosité profane s'en empare pour qu'aussitôt soit profané le carac­
tère subversif du sacré que Georges Bataille avait tenté mais en vain de don­
ner à son impossible dessein: refaire l'homme en le déréalisant dans l'ac­
complissement de son propre néant. Des fragments d'une notice
biographique font état du sentiment de son échec. Il parlera ailleurs avec
quel que amertume de l'insignifiance de sa tentative. Les autres conjurés hési­
tent à le suivre dans ses désirs de« communication convulsive». La guerre de
1940 mettra fin à la Conjuration sacrée: elle n'aura pas fait long feu. La
déconvenue de Georges Bataille sera brève. Il va tirer parti de son échec pour
se rapprocher davantage de l'objet de sa recherche: l'essentiel pour lui n'est­
il pas de méditer sur sa propre mort? Dans Vers un nouveau mythe, Patrick
Waldberg en 1943 démystifie l'expérience mystique de BataHle, une escro­
q uerie à ses yeux. En jouant Breton contre Bataille, même s'il ne s'agit pas
d'un jeu, Waldberg joue la vie contre la mort, i1 veut garder sa tête. On
devine à la lecture des notes de Georges Bataille que le fiasco de la«société
secrète» tient avant tout à l'imperméabilité des autres conjurés. On peut dire
de Bataille ce que Jean Carteret dit du poète: qu'il esc l'homme le lus troué
p
du monde. Reste qu'en 1936, le jeu«farouchement religieux>> dAcéphale
rappelle étrangement un autre jeu initiatique: celui du Grand ]eu entre 1929
et 1932. Dans le chaos des illusions du Front Populaire, le n° 1 de la revue
Acéphale intervient comme une sorte de«Casse-Dogme » insoutenable. Cité
avec Sade et Nietzsche en épigraphe de «La Conjuration sacrée», Kierke­
gaard annonce la couleur: il y a secrètement du «religieux» sous le politi­
que. Ce que Georges Bataille un peu trop seul entreprend est une guerre. Une
guerre intellectuellement sans merci mais pratiquement sans espoir contre
toutes les idéologies politiques de gauche et de droite. Nous n'en connaissons
que la partie lisible. Tout le reste est illisible. Ceux qui, comme Isabelle
Waldberg, Georges Ambrosino, Patrick Waldberg, participèrent avec
Georges Bataille à l'élaboration du mythe de l'acéphalité dans la forêt de
Saint-Nom-la-Bretèche en un lieu de«rencontre» où l'homme fait face à ce
qui infiniment le traverse et le dépasse, du moins esc-ce ainsi que nous imagi­
nons l'esprit du lieu, ceux-là n'écrivaient pas dans la revue. D'un autre côté,
les conjurés qui collaborèrent à la revue ne firent pas nécessairement partie
du groupe des initiés. Tout le monde ne pouvait pas comme Georges Bataille
se supplicier dans l'écriture jusqu'à se sentir acéphale ...
Présent par ses dessins dans les cinq numéros, André Masson s'est tou­
jours tenu à l'écart des activités silencieuses de la secte. Rog er Caillois lui non
plus n'entendit pas se plier à robservance des épreuves déréalisantes imagi­
nées par Bataille; il le dira dans«L'esprit des sectes», texte repris dans Ins­
tincts et Sociétés. Pierre Klossowski et Michel Leiris s'aventurent à l'aveu­
glette dans le no man's land indéterminable qui sépare quelque part la
sublimation de la consumation, bref le Collège de Sociologie de la société
secrète. Au fond cette société plus ou moins mystique plus ou moins gnosti­
que (mais débarrassée, dans sa gnose du non-savou, de toute infection
confessionnelle), ça n'a jamais été <J_Uelque chose d'objectif; c'est d'abord une
démarche fondamentalement subJective, une certaine orientation de la
conscience s'éveillant à l'intersubjectivité des êtres et des choses, et c'est fina­
lement dans l'esprit de Georges Bataille, donc dans ses écries, qu'il faut en
chercher le sens, on peut dire un Bataille-Zarathoustra aux prises avec son
désir de fonder une religion acéphale, une religion sans autre dieu que la sou­
veraineté pour ainsi dire apocalyptique de l'extase. C'est ainsi qu'intervient le
paradoxe kierkegaardien selon lequel l a passion de l'intelligence est de courir
a sa prow e p erte. Ce que l'intelligence de Georges Bataille recherche à son
corps defendant c'est le choc de ce qu'elle-même ne peut comprendre. Si
«rencontre» il y a, il y a sacrifice de la tête pensante et, dans 1 acéphalité,

Il
présence de la more. Et la joie devant la mort veut l'éternité. Tel arbre fou­
droyé en est le signe. La pierre tombale de Laure« honorée » par Bataille et
ses vestales en sera un autre en 1938. Reste l'énigmatique projet d'un sacri­
fice humain, question qui, désormais privée du témoignage de son instiga­
teur, restera à jamais, sinon tout à fait obscure, du moins incertaine. « Le
croira-t-on ? écrira Roger Caillois, il fut plus facile de trouver une viccime
volontaire qu'un sacrificateur bénévole ». Rien en cout cas ne prouve que
Laure, qui se laissera mourir peu après, fut cette vietime consentante. Cette
folie de vouloir fonder une religion sur un meurtre rituel ou sur son phan­
tasme, Georges Bataille en verra plus tard l'aberration. Avec quelque recul, il
en verra le côté« comique», il e n avouera l'origine et dans sa leeture un peu
trop exaltée de l'Histoire des religions et dans l'atmosphère quasi religieuse
ou même magique du surréalisme, enfin pourquoi �s dans son désir ina­
vouable d'aller beaucou p plus loin que le pa_pe de l'eglise surréaliste. Après
tout n'est-il pas plus poetique et plus révolunonnaire d'imaginer une relig ion
acéphale que de tenter comme Breton de correspondre avec Guénon. Néan­
moins, Georges Bataille prendra vite conscience de la folie de son entre­
prise: «Et pour stupéfiante qu'une telle lubie puisse paraître, je la pris
sérieusement». Comment sa passion politique a viré moins à l'apolitisme
que par quelque biais«religieux» à la c ontre-politique la plus virulente, il ne
le dit pas. A nous de retracer sa trajectoire dans la leeture de son œuvre.
Revenons en arrière. Va-t-on éternellement tourner aucour des prisons
sans chercher à les renverser? Telle est en substance la question métaphori­
que (et non pas politique) que Georges Bataille se pose en 1929 devant«la
grande impuissance poétique» des intellectuels. Dans Documents (n° 7), il
s'interroge sur notre pouvoir: que pouvons-nous faire? Faut-il hurler
- comme Sade à la Bastille - qu'on assassine les prisonniers? Georges
Bataille pose la <iuestion autrement. Il s'interroge sur notre enfermement
dans la langue : n en serions-nous pas prisonniers ? Il a déjà derrière lui, à 32
ans, un maître-livre érotique: L'Histoire de l'Œil. Et voici qu'il se révolte
contre les propres constructions de notre intelligence. Notre tête est notre
prison. Ce sont les murs de notre esprit qu'il faut d'abord abattre. Thème
q u'on retrouve dans Acéphale: détruisons le bagne de notre raison. Enfermé
depuis 1924 dans le Cabinet des Médailles de la Bibliothèque Nationale, il y
découvre une empreinte d'intaille gnostique du m� ou IV� siècle représen­
tant un dieu acéphale d'origine égyptienne. C'est ainsi qu'apparaît, sous la
plume, le mot «acéphale». En 1930, il parlera de la personnification acé­
phale du soleil (in «Le bas matérialisme et la gnose», Documents, n° 1,
deuxième année). Dans le n° 3, il verra dans le soleil «un homme s'égor­
geant lui-même» ou encore «un être anthropomorphe dépourvu de tête».
Le germe de l'acéphalite est dans l'air; il ne deviendra contagieux que six ou
sept ans plus tard ...
Entre-temps, écarté en 1931 de la revue Documents, Georges Bataille
collabore à la revue du Cercle communiste démocratique, La Critique sociale,
que dirige Boris Souvarine chez q ui il va rencontrer Laure. Il faut attendre
1933 pour voir s'affirmer, en de forts écrits subversifs, sa pensée politique:
«La notion de dépense»,« Le ,Problème de l'Etat»,«La structure psycholo­
gique du fascisme». Les donnees hétérogènes qu'il interroge (l'inconscient,
la dép ense improductive, Hitler, Mussolini, la violence, la démesure, le sacré,
la folie, la poésie) ne se peuvent rapprocher les unes des autres que dans l'ab­
solu. Georges Bataille refuse de se laisser enfermer dans un dualisme politi-

iii
que irréductible. En criant son mépris de la démocratie et sa haine du fas­
cisme, il rêve de porter ailleurs (sans savoir encore où, mais il le saura en
1936 en créant Acéphale) l'action révolutionnaire. D'ici là il se cherche. En
1935, sa réflexion politique le conduit à s'imposer com�e chef de file du
groupe Contre-Attaque. Dans son manifeste,cette«Union de lutte des intel­
lectuels révolutionnaires» n'hésite pas à dénoncer les méfaits de la société
capita_lisce � n mêt?e temps que la vanité du progr amme du Front Populaire.
Parrru les s_1gnata1r�s les plus connus aujourd'h�: out �rges Bataille, il y
a Roger Bltn, Andre Breton, Paul Eluard, Maunce Heule �
P1erre Klossowski
Benjamin Perec.Les tracts des situationnistes de mai 68 so ' ne enfantins à côté
de ceux,ultra-gauchistes et _virulents,_ que Bataille rédig�a lui-même à l'épo­
que �e Contre-Attaque. Son mtervenuon«Front popula1re dans la rue» qu'il
publiera dans le seul et unique n° 1 des Cahiers de Contre-Attaque ne provo­
quera malgré sa clairvoyance que des malentendus. André Breton en dénonce
le « surfascisme» souvarinien. Rupture que Georges Bataille avait si bien
prévue qu'avant même la parution de ce n° 1 en mai 1936 il avait déjà écrit
chez André Masson à Tossa en Espagne son introduction au n° 1 d'Acéphale.
La page de Contre-Attaque est tournée, elle est même détournée de son sens
avant d'être publiée .

1r Avri_l 1_ 936. A T �ssa,retirés du monde, coupés des vertiges et des sorti­


l es poh uques, Bataille et �asson essemblent à ces saints «qui vivent
d �uder l . ho�me en eux-memes et � . . de
d exalter cette nudtté»,à ces sames« dis­
t�alts des pr� occupations pesantes de la masse» (Cf. Le Coupable).Le no
1
�Acéphale n est-ce pas une sorte de défi aristocratique à l'esprit populis
te de
l époque? En t�ut cas,c'�st bien � n défi de la p oésie à l'égard de la politiqu
. a omse _ ! C esc e.
Le !D?n_de a�� mse ? Eh b1en ! qu _11 � dans cet esprit que Bataille
écnv1c a KoJeve en 1937: «L ht�to.tre est achevée, au dénouement près».
Comm�nt �n Leon , Blum pourratt-11, ne fût-ce que soupçonner, «l'inanité
d . une fm uct.le» ! A� Y,eux d� Bataille, _le pouvoir e st nécessairement aveugle
et sourd Son absurd ite est a proportion de son mcomm .
ensurable surdité
Alors que la philosophie elle-�êm� se �li tise ec s'historialise le plus naïve�
me �c du m ?n�e, �orges �ata�ll� ,t magt e C:t va Jusqu'à .
prophétiser qu'avec
la fm . de 1 H1sto1re, l� negauvtce de 1?actto se révèle « négativité sans
em�lo1».Le: non-devemr,quel verttge, . ?
quel ab1me!Lui-même Bataille en
là : il _est déJà cette «né�ativité sans emploi », une négativité labyrint esc
hique
sa� 1ssue, sans �ucre 1s��e ,q�e la m�rt. �a rec�erche• Georges Bataille
.l onente
désorma1s vers 1 mteneur de l tnténeur: 1 expénence contradictoi­
.

rement d�mes �rée et li�itée d1;1 sacré,�·�xcase du non-savoir inséparable


du
n?n-savo�r de 1 extase, l 1 m poss1ble sacnftce de la conscience de soi,la théolo­
gte négattve, la communication _de l'angoisse,_l'énigme ou l'imposture
de
mort.. Il y a de 1 . a�s?lu che� B�tatlle dans sa_hame d� la �liti<lue comme la
.
sa hatne de la poeste c �st-a-d1re dans sa h tne du stgne tmputssant à signaler dans

la p�ésence du «sans-stgne >> au cœur de 1 homme sans nom. Peut-on
jamais
sortir de la prison du moi sans sortir de la prison du langage ? Avec l'homm
acéphale la blessure du sens est ouverte . . . e
D� ns la t?. uri?e�te �ui boulever�c: l a pâte humaine d l'Europe, Bataille
r�vendiq� e � l 1ntegr�cé d une volonc� maccesstble _ e:
à la pamque».L a conjura­
tion sacree c esc auss1 _ ce�a.: la vo!onte d� ne pas, se _laisser emporter par le raz
.
de marée de l . htstotre
..

vtst�le. D �n cote,deux ec�1vains ec un peintre incon­


nus en 1936: Georges Bataille, Pterre Klossowskt, André Masson. De l'autre
des phénomènes collectifs irréversibles: la guerre, la lutte des classes,
le�

iv
changements de pouvoir. Encre ceux-ci et ceux-là, il n'y a pas de commune
mesure, le rapport est démesuré, il est même incommensurable. Reste que
dans l'aveuglement des passions les yeux des solitaires sont ouverts. Après
avoir renvoyé dos à dos Hitler et Sarraut, Thorez etLa �ocque, la_ dém�nce
infantile du nationalisme allemand et la démence sénde du nauonaltsme
français, Georges Bataille s'en prend violemment à la bonne conscience que
se donnent à eux-mêmes les pouvoirs et de gauche et de droite en vue d'abou­
tir à une société homogène, de quoi justifier le pire : prisons politiques,
répressions, camp s de concentration ou d'extermination. L'idéal de l'unité
pue le cadavre. Pour ne prendre qu'un exemple: quand en 1936 Georges
Bataille ose proclamer que l'agitation antifasciste n'est qu'une négation agi­
tée, comment pourrait-tl être compris? Il es( bien trop en avance sur son
temps. On le prend pour un rêveur décidément intempestif. C'est vrai qu'il
rêve ec que son rêve est révolutionnaire: il imagine une société polycéphale
où le libre jeu des contradictions laisserait circuler les énergies créatrices. De
là au vieux rêve d'une société acéphale il n'y a qu'un saut imaginaire à fran­
chir. Une légende aujourd'hui oubliée raconte qu'au nord des pays _hyperbo­
réens vivaient nag uère des peuples sans chefs: les Acéphales. Mats comme
les Numantins affamés par Scipion, une communauté de cœur, une commu­
nauté sans tête ne peut s'ouvrir qu'à la more ...
Hormis Georges Bataille, quel homme de gauche ellt osé publier en
France en 1937 une « Réparation à Nietzsche» ? Certainement pas les sur­
réalistes. A l'époque,Mussolini se nourrit de Nietzsche. Depuis la rencontre
en 1933 d'Adolf Hitler et d'Elisabeth Foerster, l'œuvre de Nietzsche est tra­
hie, récupérée par le national-socialiste Alfred Rosenberg, accommodée en
France à toutes les sauces niet.zschéistes de gauche et de droite. Après
«Nietzsche et les fascistes» (n° 2), Georges Bataille poursuit, dans le
numéro double 3-4 sa vision de l'acéphalité de l'homme restitué à la nudité
de lui-même. Nietzsche-Dionysos-Acéphale: autant de mythes générateurs
d'énigmes qu'il interroge jusqu'au vertige. Il cherche moins à nous convain­
cre qu'à nous troubler. Il ne démontre pas. Il témoigne que l'acéphalité est la
vérité mythique de l'homme. L'intensité muette et pour ainsi dire non­
humaine qui traverse l'émotion de l'homme extasié le rend à l'instant même
acéphale. Nietzsche perdant la tête à Turin, qu'en est-il de l'homme et où est
le surhomme? Le foudroiement du choc en retour, l'éclatement des limites
humaines, la folie menant vite à la mort,la vérité de tout cela nous échappe.
L'ultime secret de la vérité ? «La vérité est la mort» répond justement
Georges Bataille. Reste que, debout, l'Acéphale n'a vraiment pas l'air d'un
cadavre; il est rayonnant de vie. A partir du signe quelque peu illisible d'un
dieu sans tête gravé dans la pierre outremer d'un lapis-lazuli, Georges
Bataille élabore peu à peu un mythe foncièrement troublant: celui d'un déca­
pité vivant à qui il nous est impossible de nous identifier: «La poussière
intellectuelle ne le connaît que mort» écrit-il à l'intention des non-poètes
dans L'apprenti sorcier. Il faut voir que l'absence de tête n'est pas absence de
signe m même absence de vie. C'est la puissance du «vide» qui appelle le
signe : celui du sacrifice de la tête.La blessure de la décapitation est ouverte à
la perte absolue du« moi».L'Acéphale, dit Bataille, n'esc pas moi; il est plus
moi que moi.Le secret de l'Acéphale est là : c'esc moins la présence mons­
trueuse du a privatif qui importe que la positivité cachée de l'acéphalité.
Mieux vaut penser par le corps dirait Daumal (par le cœur dirait Maitre
Eckhart) que par la tête. Georges Bataille écrit pour l'émotion.

v
Avec la mort de Dieu, écrit Pierre Klossowski, l'homme perd son iden­
tité éternelle:« Le moi meurt avec Dieu>>. Cette incroyable circoncision de la
conscience n'est pas seulement nég ative. En n'ayant lus d'autre référent
.P.
qu'elle-même, la conscience se voit du même coup et delivrée du moi et déli­
vrée de Dieu. La conscience sans identité est comme un corps sans tête. Avec
le meurtre du«père», elle se décapite de son nom. Chez Bataille, l'acéphalité
remonte à la fin de L'Histoire de l'Œil, où, dans «Réminiscences», éclate
une aversion sans bornes pour son père aveugle. N'est-ce pas la haine de ses
origines qui le pousse à se tourner vers la mort?«La mort, écrit-il dans Acé­
phale, est l'élément émotionnel qui donne une valeur obsédante à l'existence
humaine ». Après tout la tête n'est jamais q u'une des extrémités du corps. Le
centre est ailleurs. Chez Bataille, la vision du corps acéphale évoque le corps
de l'initié re-centré sur la mort. D'où cette tête de mort dessinée par André
Masson à l a place du sexe. Là où est le sexe, mortis et vitae locus, la mort est
aussi abstraite que la naissance. Bataille va plus loin en disant que l'acéphale
«réunit dans une même éruption la Naissance et la Mort». On retrouve id
la dialectique du Grand ]eu, celle de l'identité des contraires. André Masson
lui aussi s'est identifié au corps acéphale.
Tossa, en 1936, un petit village de pêcheurs, une petite maisGn froide.
C'est là dans un état d'ébullition qu'il a réalisé ses dessins à partir de quelques
indications de Bataille: l'arme de fer ou du sacrifice, la grenade ou le cœur
enflammé, le dédale du ventre. Pour le reste, Masson s'est fié à l'automa­
tisme de sa main, à ses propres thèmes, à ses phantasmes. Que de symboles
chauffés à blanc dans chacun de ses dessins. Mieux vaut obscurément les per­
cevoir dans notre subconsdence que de prétendre leur donner tel ou tel sens.
Pour ne prendre qu'un exemple, le volcan qui jaillit du cou du supplicié n' ap­
pelle pas une lecture univoque. Son pouvoir d'évocation nous trouble par son
md étermination. Du coup, c'est notre conscience elle-même qui s'entrouvre
l'éclair d'un instant à l'indétermination de son p ropre néant. Un volcan à la
place de la tête q ui serait une exaltation du neant, c'est di.re que l'intensité
acéphale est un état de grâce ...
Enfin, Acéphale c'est avant tout la revue de Bataille. C'est lui qui en
donne le ton, le sens subversif, l'orientation. Sa réédition fac-similée nous
restitue la sensibilité de sa typograp hie, celle de son format, les boulever­
sants dessins d'André Masson sans lesquels le mythe du corps acéphale per­
drait beaucoup de sa puissance d'évocation, les textes des amis de Georges
Bataille, les siens prenant dans leur mise en page originale un sens plus
explosif que dans la réédition de ses Premiers Ecri ts où ils sont perdus dans
le labyrinthe d'autres articles. Ainsi nous est rendu le signe obsédant de
l'homme sans tête. Ce «signe de vide» est nôtre. Plus nous l'interrogeons,
mieux nous prenons conscience du pire. L'acéphale nous regarde: il n'y a
personne en nous. Georges Bataille merci, la religion de la mort est vivante.

Michel CAMUS

vi
RELIGION · SOCIOLOGIE · PHILOSOPHIE - REVUE PARAISSANT 4 FOIS PAR AN
1e année LA CONJURATION SACRËE
1 214913ln
PAR GEORGES BATAILLE PIERRE KLOSSOWSKI ET ANOR� MASSON
LA CONJURATION SACREE
Une nation déjû viei!le et corrompue, qui, courageu­
sement secouera. Le joug de son gouvernement monar­
chique poul' en adopter un républicain, ne se main­
tiendra que par beaucoup de crimes; car elle est déjà
d.ans le crime, el si elle vou/aiL passer du crime à la
vertu, c'est-à-dire d'un étal violent dans un état dou:t,
elle tomberait dans une inerLie dont sa ruine certaine
serait �ierrtôt le résultat.
SADE.

Cc qui avait visa(Je de politique et s' imaginait être


politiljue, se démasljUcl"a un jour comme mouvem�nt
religieux.
KIERKEGAARD.

Aujourd'hui solitain•s, vous qui vivez séparés, vous


serez un jour un peuple. Ceux qui se sont désignés
euz-mêmes form eront un jour un peuple désigné -
et c'est de ce pettple que naîtra l'existence qui dépasse
l'homme.
NmTzscuE.

Ce que nous avons entrepris ne doit être confondu avec rien d'autre, ne
peut pas être limité à l'exprnsion d'une pensée et encore moins à ce qui
est justement considéré comme art.

Il nt nécessaire de produire et de man1er : beaucoup de choses sont néce�­


uires qui ne sont encore rien et il en est é1alement ainsi de l'a1itation
politique.

Qui son1e avant d'avoir lutté jusqu'au bout à laisser la place à des hommes
qu'il est impossible de re1arder sans éprouver le besoin de les détruire?
Mais si rien ne pouvait être trouvé au delà de l'activité politique, l'avidité
humaine ne rencontrerait que le vide.

NOUS SOMMES FAROUCHEMENT RELIGIEUX et, dans la mesure où


notre existence est la condamnation de tout ce qui est reconnu aujour­
d'hui, une exi1ence intérieure veut que nous soyons é1alement impérieux.

Ce que nous entreprenons est une 1uerre.


-
;�.- ---

li est temps d'abandonner le monde mourir - de la même façon qu'un


des civilisés et sa lumière. Il est trop homme aime une femme - représente
tard pour tenir à être raisonnable et seulement l'intérêt et l'obligation· au
instruit - ce qui a mené à u ne vie sans travail. S'il est comparé avec les mon­
attrait. Secrètement ou non, il est né­ des disparus, il est hideux et apparaît
cessaire de dev�nir tout autres ou de comme le plus manqué de tous.
cesser d'être. Dans les mondes disparus, il a été pos­
Le monde auquel nous avons appartenu sible de se perdre dans l'extase, ce qui
ne propose rien à aimer en dehors de est impossible dans le monde de la vul­
chaque insuffisance individuelle : son garité instruite. Les avantages de la
existence se borne à sa commodité. Un civilisation sont compensés par la façon
monde qui ne peut pas être aimé à en dont les hommes en profitent: les hom-
mes actuels en profitent pour devenir cette raison, dans la mesure où elle de­
les plus dégradants de tous les êtres qui vient nécessaire à l'univers, elle accepte
ont existé. un servage. Si elle n'est pas libre, l' exis­
La vie a tot1jours lieu dans un tumulte tence devient vide ou neutre et, si elle
sans cohésion apparente, mais elle ne est libre, elle est un jeu. La Terre, tant
trouve sa grandeur et sa réalité que qu'elle n'engendrait que des cataclys­
dans l'extase et dans l'amour extatique. mes, des arbres ou des oiseaux, était un
Celui qui tient à ignorer ou à mécon­ univers libre : la fascination de la liberté
naître l'extase. est un être incomplet s'est ternie quand la Terre a produit un
dont la pensée est réduite à l'analyse. être qui exige la nécessité comme une
L'existence n'est pas seulement un vide loi au-dessus de l'univers. L'homme est
agité, elle est une danse qui force à dan­ cependant demeuré libre de ne plus ré­
!ôer avec fanatisme. La pensée qui n'a pondre à aucune nécessité : il e.st libre
pas comme objet un fragment mort, de ressembler à tout ce qui n'est pas lui
existe intérieurement de la même façon dans l'univers. Il peut écarter la pensée
que des flammes. que c'est lui ou Dieu qui empêche 1�
11 faut devenir assez ferme et inébranlé reste des choses d'être absurde.
pour que l'existence du monde de la
L'homme a échappé à sa tête comme le
civilisation apparaisse enfin incertaine.
condamné à la prison.
Il est inutile de répondre à ceux qui
peuvent croire à l'existence de ce mon­ 11 a trouvé au delà de lui-même non
de et s'autoriser de lui : s'ils parlent, il Dieu qui est la prohibition d u crime,
est possible de les regarder sans les en­ mais un être qui ignore la prohibition.
tendre et, alors même qu'on les regar­ Au delà de ce que je suis, je rencontre
de, de ne « voir » que ce qui existe loin un être qui me fait rire parce qu'il est
derrière eux. Il faut refuser l'ennui et sans tête, qui m'emplit d'angoisse parce
vi�re seulement de ce qui fascine. qu'il est fait d'innocence et de crime : il
Sur ce chemin, il serait vain de s'agiter tient une arme de fer dans sa main
et de chercher à attirer ceux qui ont gauche, des flammes semblables à un
des velléités, telles que passer le temps, sacré-cœur dans sa main droite. Il réu­
rire ou devenir individuellement bizar­ nit dans une même éruption la Nais­
res. Il faut s'avancer sans regarder en sance et la Mort. Il n'est pas un homme.
arrière et sans tenir compte de ceux qui n n'est pas non plus un dieu. Il n'est
n'ont pas la force d'oublier la réalité pas moi mais il est plus moi que moi :
immédiate. son ventre est le dédale dans lequel il
La vie humaine est excédée de servir s'est égaré lui-même, m'égare avec lui
de tête et de raison à l'univers. Dans la et dans lequel je me retrouve étant lui,
mesure où elle devient cette tête et c'est-à-dire monstre.

Ce que je pense et que je représente, d'un village de pêcheurs, un chien vient


je ne l'ai pas pensé ni représenté seul. d'aboyer dans la nuit. Ma chambre est
J'écris dans une petite maison froide voisine de la cuisine où André Masson
s'agite heureu-;ement et chante : au mo­ des siens, les yeux fixes, souffrant, criait
ment même où j'écris ainsi, il vient de presque qu'il fallait que la mort de­
mettre su1· un phonographe le disque vienne une mort affectueuse et passion­
de l'ouverture de « Don Juan »: plus née, criant sa haine pour un monde qui
que toute autre chose, l'ouverture de fait peser jusque sur la mort sa patte
(( Don Juan » lie ce qui m'est échu d'employé, je ne pouvais déjà plus dou­
d'existence à un défi qui m'ouvre au ter que le sort et le tumulte infini de la
ravissement hors de soi. A cet instant vie humaine ne soient ouverts à ceux
même, je regarde cet être acéphale, qui ne pouvaient plus exister comme
l'intrus que deux obsessions également des yeux crevés mais comme des
emportées composent, devenir le« Tom­ voyants emportés par un rêve boulever­
beau de Don Juan ». Lorsqu'il y a quel­ sant qui ne peut pas leur appartenir.
ques jours, j'étais avec Masson dans
Tossa, 29 avril 1936.
cette cuisine, assis, un verre de vin dans
la main, alors que lui, se représentant
tout à coup sa propre mort et la mort Ge01·ges BATAILLE.

Le glaWe, c'ut la paSBerelle


LE MONSTRE
...Nous 11ous a-vançiimes dans la petite plaine sèche et brûlée où s'aPerçoit ce Plténotnêne.
Le terrait� qui l'en-vironne est sablonneux, inculte et remPli de pierres: 4 mesure que l1on
a-vance> on éProuve une chaleur excessi-ve et l'on re.çpire l'odeur de cui-vre et de charbon
de terre que le -volcan e t:ltale : nous aperçilmes enfin la flamme qu'une légère pluie, fartui­
tement sur-venue, rendit Plu,s ardente : ce foyer Pe"t avoir trente ou quarante Pieds dl
tour : si l'on creuse la terre dans les en-virons, le /e11 s'allm"e aussitôt sous t•instrument qui
la déchire ...
SADE (Juliette).

Il sera envo:ré 1m exPrès a1L sieur Lenormand, marcha11d de bois ... pour le Prier de venir
lui-même, sui-vi d'une cha.rrette, chercher m o n corj>s Pour être transPorté... a1t bois de 1na
terre de la Malmaison ... où je -veux qu>il soit Placé, sans attcune cérémonie, dans le Pre­
mier taillis fourré qui se trouve à droite dans le dit bois ... Ma josse sera pratiquée dans ce
taillis par le fermier. de la \1almaison, sous l'insPection de M. Lenormand, qui ne quittera
mon corPs qu!après l'avoir placé dans ladite fosse ... La fosse une fois recouverte, il sera
semé dessus des glands, afin que, par la suite, le terrain de ladite josse se trou-vant regarni
et le taillis 'se trouvant fourré comtne il t>étaiL au.paravant, les traces de ma tombe disPa­
raissent de dessu�· la. surface de la terre, comme je me flatte qtte ma mémoire s'effacera de
l1esPrit des lrommes.
TESTAMENT DU MARQUIS DE SADE.

Les différtuts modes de l'attente destruc­ ttui l'ent-ourent, " mais par ceux qui n'y
trice du présent se traduisent chez Sade, sont pas u. « Est-il possible de commettre
dans les opérations mentales qui président des crimes comme on le conçoit et comme
à différentes pratiques de débauche '' expé­ ,·ous le dites là, pour moi j'avoue que mon
rimentale n. Le bonheur consistant non pas imagination a toujours été sur cela au delà
dans la j ou issa n,:e, mais dans le désir de de mes moyens, j'ai toujours mille fois plus
briser les j1•eins qui s'opposent au désir, ce cnnçu que je n'ai fait et je me suis tou­
n'est pas dans la Présence, mais dans l'at­ jours Plaint de la nature qui me domzant
tente des objets abse•�ts que l' 011 jouira de le désir de L'outrtrgcr, m' en 6tait toujours
ces objets -- c'est-à-dire qu'on jouira de les moyens. u
ces objets en détruisant leur présence lei encore la Nature est vécue comme une
réelle -(meurtres de débauches) - ou s'ils présence provocatrice de l'uttente, une
déçoivent - et paraissent se refuser à la présence qui se déroberait à l'attente
présence (dans leur résistance à ce qu'on agressive : la conscience sadiste se voit en
voudrait leur faire subir) on les maltrai­ face de sa propre éternité qu'elle a reniée
tera pour les rendre à la fois présents et et qtl'elle ne peut plus reconnaître sous les
détruits (ce qui dans le sadisme moral traits de l'astucieuse Nature : d'une part
s'exprime par exemple dans le sacrilège à maintenue dans les fonctions organiques
l'adresse du Dieu absent). Chez certains de l'individu, elle fait l'expérience des li­
personnages de Sade, la déception dans mites de son agressivité; d'autre part, dans
l'attente finit par deverlÎr une fiction éro­ les mouvements de l'imagination, elle a la
gène : l'objet ne déçoit pas, mais on le sensation de l'infini; mais au lieu d'y re­
traite comme s'il déctwait. Ceendant un de trouver sa condition éternelle et de s'éprou­
ces personnages trop favorisé avoue que ver dans l'unité universelle, elle n'y aper­
n'ayant qu'à souhaiter p()ur avoir, sa jouis­ çoit comme dans un miroir q]le l'infini
sance n'a jamais été motivée par le� objets reflet des diverses et multiples possibilités
perdues de son indiVidu. L'outrage à infli­ tùr à la condition a-temporelle où la pos­
ger à la Nature, ce serait de cesser d'être sessi on de tout le possible excluait la pos­
individu, pour totaliser immédiatement et sibilité de l'expérience de la perte. Par la
simultanément tout ce que contient la Na­ bouche de ses personnages, Sade lui-même
ture : ce serait parvenir à une pseudo-éter­ confesse : '' J'inventais des horreurs, et je
nité, à une existence temporelle, celle de les exécutais de sang-froid : en état de ue
la polymorphie perverse. Ayant renié l'im­ me rien refuser, quelques dispendieux que
mortalité de l'âme, les personnages de pussent être mes projets de déba:1che, je
Sade, en retour, posent leur candidature à les entreprenais à l'instant. u En effet, le
la monstruosité intégrale, niant ainsi l'éla­ solitaire, le prisonnier Sade privé de tout
boration temporelle de leur propre moi, moyen d'action, dispose en fin de compte
leur attente les replace paradoxalement èe la même puissanœ que le héros omni­
dans l'état de possession de toutes les pos­ potent dont il rêve : la puissance incondi­
sibilités de déveop[:>ement en puissance, tionnée qui ne connatt plus de résistance,
qui se traduit par leur sentiment de puis­ qui ne connatt plus d'obstacles ni en de­
sauce inconditionnée. L'imagination éroti­ hors, ni à l'intérieur de soi-même, qui n'a
que qui se développe à mesure que l'indi­ plus que la sensation de son écoulement
vidu se forme, en contrebalançant tantôt aveugle. '' Je les entreprenais à l'instant >>.
une perversion, tantôt 1'instinct de propa­ Hâte qui ne parvient pourtant guère à
gation et qui choisit les moments de soli­ épuiser le mouvement de '' cette sorte d'in­
tude et d'attente de l'individu - moments constance, fléau de l'âme et trop funeste
où le monde et les êtres sont absents - apanage de notre triste humanit6 >>. Ainsi
pour envahir son moi, correspondrait ainsi l'âme, aspirant à la délivrance, est en
à une tentative inconsciente de récupérer proie à une espérance contradictoire; elle
tout le possible devenu impossible du fait espère échapper à la douloureuse expé­
rle la prise de conscience du moi -- cette rience de la perte en rerusant à l'objet sa
formation ayant permis la réalisation de présence, alors que dans le même instant
l'autre moi-donc à une activité de l'agres­ elle meurt du désir de voir l'objet, rêinté­
sivité, au détriment de la réalité exté­
gré dans le présent, briser en elle le mou­
rieure, ayant pour but de retrouver son vement du temps destructeur.
intégrité originale. Si bien que chez l'in­
dividu vivant dans l'attente permanente,
l'imagination semble encore un effort pour
�chapper à l'objet qu'il attend, pour reve- Pierre KLOSSOWSKI.

L U N I T É D E S F L A M M E S

... un sentiment de l'unité communielle. ia foule se porte vers le lieu où on l'assem­


Ce sentiment est celui qu'éprouve un grou­ ble avec le bmit immense de la marée -­

pement humain lorsqu'il s'apparatt à lui­ '' avec un bruit de règne >> - les voix qui
même comme une force intacte et complète; se font entendre au-dessus d'elle sont fê­
il surgit et s'exalte dans les fêtes et les lées : ce ne sont pas les discours qu'elle
assemblées : un haut désir de cohésion entend qui font d'elle un miracle et qui
l'emporte alors sur les oppositions, les iso­ iont secrètement pleurer, c'est sa propre
lements, les concurrences de la vie journa­ attente. Parce qu'elle n'exige pas seu1e­
lière et profane u. ment le pain, parce que son avidité hu­
maine est aussi claire, aussi illimitée, aussi
terrible que celle des flammes - exigeant
VEL' D'HIV', 7 JUIN 1936. -Alors que tout d'abord qu'elle SURGISSE, qu'elle soit.
ACEPHALE
,

EST LA TERRE
LA TERRE SOUS LAC.ROUTE DU SOL EST FEU INCANDESCKNT
'
L HOMME QUI SB REPRÉSENTE SOUS LES PIEDS
L'INCANDESCENCE DE LA TERRE
S'EMBRASE
UN INCENDU EXTATIQUE DÉTRUIRA LES PATRIES

QUAND LE CŒUR HUMAIN D EVIENDRA FEU


ET FER

L'HOMM• ECHAPPERA A SA T!TE COMME LE CONDAMNÉ A LA PRISON

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A c É p H A L E
RÉPARATION A NIETZSCHE

Il
NIETZSCHE ET LES FASCISTES 3
Elizabeth )udCl$-Foerster . . . . . . . . . . . . . . , . . . . . . . . . . . . . . .
. 3
Le second Judas du « Nietzsche-Archiv » , ,. . .. . 3 . • • . • . . . .

Ne pCl$ tuer : réduire en servitude . . , . . . . . . . . . . . . . . . . . 4


Gauche et droite nietzschéennes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5
« Remarque pour les ânes » . . . . . . . . . . . . . . , . . . . . .
. . . . 5 .

Mwwlini nietzschéen . . , . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . , . . . . . . . . . . 6

Alfred Rosenberg . . . . . . . . . . , . , . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 6

Une « religion hygiénique et pédagogique • : le néo-


paganisme allemand . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. 8
Plus professoral... (Alfred Baeumler) . . . . . . . . . . . . . . . . . . 9
Le « pays de mes en/anu » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 10
c Now autres �ans patrie :o . . . . • .. . . . ..
. . . . . . . • • H . . . . . • •

Frédéric NtETZSCBI! : HERACUTE (texte inédit en français). 14

Georges BAT.lll.LE : PROPOSITIONS . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . t7


1. - Propositions sur le fascisme . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . , 17 .

II. - Propositions sur la mort de Dieu . . . . . . . . . . . . . . 20

Jean WAHL: NIETZSCHE ET LA MORT DE DIEU (note


sur le Nietzsche de )C1$pers) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2l

Jean RotuN : REALISATION DE L'HOMME . ... ... . . . . 24

Pierre KLOSSOWSKI : CREATION DU MONDE . .. . . . , . . . . , 25

DEUX INTERPRETATJONS RECENTES DE NIETZSCHE 28


Karl Jaspers : NœTZS<:HE, EtNFÜHRUNG tN oAs VBRSTRABNDNIS
WBINES PutLISOPHIERBNS (G. B.) , , . , . . , . . . , , , , , , . , . . . . 28
Karl Lœwith : NtETZSCHES PutLOSOPHIE DER EWIGEN WtDER·
ltuNPT DES GLEtCHEN • ' • ' • ' • . ' ' ' ' • • ' • • ' • • ' • • • . • • . . . • • ' ' 29

TROIS DESSINS D'ANDRE MASSON . .... ... 1, 15, 19

Il
JANVIER 1 9 3 7 NUMÉRO DO UBLE
N I E T Z S C H E
ET LES FASC ISTES

ELISABETH JUDAS-FOERSTER en donnant lecture d'un texte de Bernard


Foerster.
Avant -de quitter Weimar pour se rendre 4
Le Juil Judas a trahi Jésus pour une petite
Essen, rapporte le Temps du 4 novembre 1933,
somme d'argent : après quoi il s'est pendu.
le cluzncelier Hitler est allé rendre visite 4
La trahison des proches de Nietzsche n'a Mme Elisabeth Foerster-Nietzsche, sœur du
pas la conséquence brutale de celle de Judas célèbre phi/.Qsophe. La vieille dame lui a fait
mais elle résume et achève de rendre into­ don d'une canne à épée qui a appartenu à son
lérable l'ensemble de trahisons qui défor­ frêre. Elle lui a fait visiter les archtvet
ment l'enseignement de Nietzsche (qui le Nietzsche.
mettent à la mesure des visées les plus M. Hitler a entendu 14 lecture d'un .méTMir�
courtes de la fièvre actuelle) . Les falsifica­ adressé en 1879 41 Bismarck par le docteur
tions antisémites de Mme Foerster, sœur, Foerster, agitateur antisémite, qui prote1taU
« contre l'lnva�ion de l'esprit juif en Alle­
et de M. Richard Oehler, cousin de
magne "· Tenant en main la canne de NtetucM,
Nietzsche, ont d'ailleurs quelque chose de M. Hitler a traversé la foule au milieu der
plus vulgaire que le marché de Judas : au acclamations et est remonté dans ron automo­
delà de toute mesure, elles donnent la bile pour se rendre à Erfurt et de !4 à E81en.
valeur d'un coup de cravache à la maxime
dans laquelle s'est exprimée l'horreur de Nietzsche, adressant en 1887 une lettre
Nietzsche pour l'antisémitisme : méprisante à l'antisémite Théodor Fritsch
(4), la terminait sur ces mots :
NE FREQUENTER PERSONNE QUI
SOIT IMPLIQUE DANS CETTE FU­ MAIS ENFIN, QUE CROYEZ-VOUS
MISTERIE EFFRONttE DES RA· QUE J'EPROUVE LORSQUE LE NOM
CES! (1) DE ZARATHOUSTRA SORT DE LA
BOUCHE DES ANTISEMITES 1
Le nom d'Elisabeth Foerster-Nietzsche (2),
qui vient d'achever, le 8 novembre 1935,
une vie consacrée à une forme très étroite
et dégradante de culte familial, n'est pas
encore devenu objet d'aversion ... Elisabeth
Foerster-Niet.t.sche n'avait pas oublié, le LE SECOND JUDAS
2 novembre 1933, les difficultés qui s'étaient
DU u NJETZSCHE-ARCI-DV "
introduites entre elle et son frère du fait
de son mariage, en 1885, avec l'antisémite
Bernard Foerster . Une lettre dans laquelle Adolf Hitler, à Weimar, s'est fait photo­
Nietzsche lui rappelle sa 11 répulsion '' - graphier devant le buste de Nietzsche.
11 aussi Prononcée que Possible 11 - pour M. Richard Oehler, cousin de Nietzsche et
le parti de son mari - celui-ci désigné nom­ collaborateur d'Elisabeth Foerster à l'Ar­
mément avec rancœur - a été publiée par chiv, a fait reproduire la photographie en
ses propres soins (3). Le 2 novembre 1933, frontispice de son livre, Nietzsc11e et l'a-ve­
devant Adolf Hitler reçu par elle à Weimar nir de l'Allemagne (5). Dans cet ouvrage,
au Nietzsche-A re hi-v, Elisabeth Foerster il a cherché à montrer l'accord profond de
témoignait de l'antisémitisme de Nietzsche l'enseignement de Nietzsche et de Mein

3
Kampf. ll reconnatt, il est vrai, l'existence NE PAS TUER :
de passages de Nietzsche qui ne seraient
pas hostiles aux juifs, mais il conclut : RÉDUJRE EN SERVITUDE
...Ce qui importe le plus pour nous est cette
mise en garde : « Pas un Juif de plus 1 Fer­ EST-CE QUE MA VIE REND VRAI­
mons-leur nos portes, surtout du c6té de SEMBLABLE QUE J'AIE PU ME LAIS­
•... cc .. .que l'Allemagne a largement son
l'Est ! , SER (( COUPER LES AILES )) PAR QUI
compte de juifs, que l'estomac et le sang alle­ QUE CE SOIT? (6)
mands devront peiner longtemps encore avant
d'avoir assimilé cette dose de « juif "• que
nous n'avons pas la digestion aussi active q,ue Le ton avec lequel Nietzsche répondait de
.
les Italiens, les Français, les Anglais, qui en son vivant aux antisémites importuns, ex­
1ont venus à bout d'une maniêre bien plus clut toute possibilité de traiter la question
ezpéditive : et notez que c'est là l'expression
légèrement, de considérer la trahison des
d'un sentiment três général, qui exige qu'on
Judas de Weimar comme vénielle : il y va
l'entende et qu'on agisse. « Pas un juif de
plus J Fermons-leur nos portes, surtout du c6té
des (( ailes coupées >>.
de l'Est (y compris l'Autriche) J , VoiLà ce que
réclame l'instinct d'un· peuple dont le caractère
tft encore si faible et si peu marqué q,u'il cour­ Les proches de Nietzsche n'ont rien entre­
rait le risque d'i!tre aboli par I.e mélange d'une pris de moins bas que de réduire à un ser­
l'(l(e plus énergique. vage avilissant celui qui prétendait ruiner
la morale servile. Est-il possible qu'il n'y
ait pas des grincements de dents dans le
Il ne s'agit pas seulement ici de (( fumis­
monde et que cela ne devienne pas une évi­
terie éhontée )) mais d'un faux grossière­
dence qui, dans la désorientation grandis­
ment et consciemment fabriqué. Ce texte
s�nte, rende silencieux et violent? Com­
figure en effet dans Par delà le bien et le
ment, sous le coup de la colère cela ne
mal (§ 25I). mais l'opinion qu'il exprime
n'est pas celle de Nietzsche; c'est celle des t
serait-il pas une clarté aveuglan e quand
antisémites reprise par Nietzsche en ma­ d
to�te l'humanité se rue à la servitu e, qu'il
eXISte quelque chose qui ne doit pas être
nière de persiflage 1
asservi, qui ne peut pas être asservi?

Jf n'ai pas encore rencontré d'allemand, écrit­


if, qui veuille du bien aux juifs; les sages et !.es
LA DOCTRINE DE NIETZSCHE NE
politiques ont beau condamner tous sans réser­
ve l'antisémitisme, ce que réprouvent leur PEUT PAS ETRE ASSERVIE.
sagesse et leur politique c'est, ne vous y trom­
pe:r: pas, non pas le sentiment lui-même, mais
uniquement ses redoutables déchaînements, et Elle peut seulement être suivie. La placer
les malséantes et honteuses manifestations que à la suite, au service de quoi que ce soit
provoque ce sentiment une fois déchatné. On d'autre est une trahison qui relève du mé­
dit tout net que l'Allemagne a largement, etc. pris des loups pour les chiens.

Suit le texte porté par le fasciste faussaire EST-CE QUE LA VIE DE NIETZSCHE
au compte de Nietzsche 1 Un peu plus loin REND VRAISEMBLABLE QU'IL PUIS­
une conclusion pratique est d'ailleurs don­ SE AVOIR << LES AILES COUPEES ))
née à ces considérations : <( On pourra,it jort PAR QUI QUE CE SOIT ?
bien co·mmencer Par jeter à la porte les
braillards antisémites... )) Cette fois Nietzs­ �
Que �e soit l' �n isémi�isme, le fascisme, que
che par le en son nom. L'ensemble de ce sott le soc1ahsme, 11 n'y a qu'utilisation.
l'aphorisme parle dans le sens de l'assi­ � .
1etzsche s'adressait à des esPrits libres,
milation des juifs par les Allemands. mcapables de se laisser utiliser.
GAUCHE ET DROITE valeurs, même s'il a été l'objet d'efforts
réels de compréhension, est demeuré si
NIETZSCHÉENNES généralement inintelligible que les trahi­
sons et les platitudes d'interprétation dont
il est l'objet passent à peu près inaper­
Le mouvement même de la pensée de
çues.·
Nietzsche implique une débâcle des diffé­
rents fondements possibles de la politique
actuelle. Les droites fondent leur action sur
l'attachement affectif au passé. Les gauches
sur des principes rationnels. Or attachement
au passé et principes rationnels (justice, éga­ " REMARQUES POUR LES ANES .,
lité sociales) sont également rejetés par
Nietzsche. n devrait donc être impossible Nietzsche a dit lui-même qu'il n'avait que
d'utiliser son enseignement dans un sens répugnance pour les partis politiques de son
quelconque. temps, mais une équivoque existe au sujet
Mais cet enseignement représente une force du fascisme qui ne s'est développé que
de séduction incomparable, en conséquence longtemps après sa mort et qui de plus est
une (( force Il tout court, que les politiciens le seul mouvement politique qui ait cons­
devaient être tentés d'asservir ou tout au ciemment et systématiquement utilisé la
moins de se concilier au profit de leurs en­ critique nietzschéenne. Selon le Hongrois
treprises. L'enseignement de Nietzsche Georg Lukacs (l'un des rares, semble-t-il,
<( mobilise l> la volonté et les instincts parmi les théoriciens marxistes actuels qui
agressifs : il était inévitable que les actions aient eu de l'essence du marxisme une
existantes cherchent à entratuer dans leur conscience profonde; depuis qu'il a dO. se
mouvement ces volontés et ces instincts réfugier à Moscou, il a été, il est vrai, mo­
devenus mobiles et restés inemployés. ralement brisé, il n'est plus que l'ombre
de lui-même), selon Lukacs <( la différence
L'absence de toute possibilité d'adapta­ très nette de niveau idéologique entre
tion à l'une des directions de la politique Nietzsche et ses ::.uccesseurs fascistes ne
n'a eu dans ces conditions qu'un seul parvient pas à cacher le fait historique fon­
résultat. L'exaltation nietzschéenne n'étant damental, qui fait de Nietzsche l'un des
sollicitée qu'en raison d'une méconnais­ principaux ancêtres du fascisme l> (Littéra­
sance de sa nature, elle a pu l'être dans les ture intern ationale, 1935. n° 9. p. 79).
deux directions à la fois. Dans une certaine L'analyse sur laquelle Lukacs fonde cette
mesure, il s'est formé une droite et une conclusion est peut-être parfois raffinée et
gauche niet1.schéenne, de la même façon habile mais elle n'est qu'une analyse qui se
qu'il s'était formé autrefois une droite et passe de la considération de la totalité,
une gauche hégélienne (7). Mais Hegel c'est-à -dire de ce qui seul est << existence )) .
s'était situé de lui-même sur le plan poli­ Fascisme et nietzschéisme s'exduent, s'ex­
tique et ses conceptions dialectiques expli­ cluent même avec violence, dès que l'un et
quent la formation de deux tendances l'autre sont considérés dans leur totalité :
opposées dans le développement posthume d'un côté la vie s'enchatne et se stabilise
de sa doctrine. Il s'agit dans un cas de dé­ dans une servitude sans fin, de l'autre souf­
veloppements logiques et conséquents, dans fle non seulement l'air libre mais un vent
l'autre d'inconséquence, de lég�reté ou de de bourrasque; d'un côté le charme de la
trahison. Dans l'ensemble, l'exigence ex­ culture humaiue est brisé pour laisser la
primée par Nietzsche, loin d'être entendue place à la force vulgaire, de l'autre la force
a été traitée comme toute chose dans un et la violence sont vouées tragiquement à ce
monde où l 'attitude servile et la 'Valeu,­ charme. Comment est-il possible de ne pas
d'utilité apparaissent seules admissibles. A apercevoir l'abtme qui sépare un César Bor­
la mesure de ce monde, le renversement des gia, un Malatesta, d'un Mussolini? Les uns

5
insolents contempteurs des traditions et de cette volonté n'est qu'un attribut de l'idée
toute morale, tirant parti d'événements qui unifie la multitude . . (14)
.

sanglants et complexes au profit d'une avi·


dité de vivre qui les dépasse : l'autre asservi L'agitateur rouge a subi l'influence de
lentement par tout ce qu'il ne met en mou­ Nietzsche : le dictateur unitariste s'est tenu
vement qu'en paralysant peu à peu son à l'écart. Le régime lui-même s'est exprimé
impulsion primitive. Déjà aux yeux de sur la question. Dans un article de Fa.s­
Nietzsche, Napoléon apparaissait << corrom­ cismo de juillet 1933, Cimmino nie toute
pu par les moyens qu'il avait été contraint filiation idéologique entre Nietzsche et
d'employer )); Napoléon << avait Perdu la Mussolini. Seule la volonté de puissance
noblesse de caractère >> (8}. Une contrainte constituerait un lien entre leurs doctrines.
infiniment plus pesante s'exerce sans aucun Mais la volonté de puissance de Mussolini
doute sur les dictateurs modernes réduits à « n'est pas égoïste ll1 elle est prêchée à tous

trouver leur force en s'identifiant à toutes les Italiens dont le duce « veut faire des
les impulsions qué Nietzsche méprisait dans surhommes >>. Car, affirme l'auteur, u quand
les masses, en particulier « à cette admira­ bien même nous serions tous des surhom­
tion mensongère de soi-même que prati­ mes, nous ne serions encore que des hom­
quent les races >> (9}. Il y a une dérision mes... Que, par ailleurs, Nietzsche plaise
corrosive dans le fait d'imaginer un accord à Mussolini, rien de plus naturel: Nietzsche
possible entre l'exigence nietzschéenne et appartiendra toujours à tous les hommes
une organisaion t politique qui appauvrit d'action et de volonté. . La différence pro­
.

l'existence au sommet, qui emprisonne, fonde entre Nietzsche et Mussolini est dans
exile ou tue tout ce qui pourrait constituer le fait que la puissance en tant que volonté,
une aristocratie (ro} d' « esprits libres )). la force, l'action sont les produits de l'ins­
Comme s'il n'était pas aveuglant que tinct, je dirai presque de la nature physi·
Nietzsche, lorsqu'il demande un amour à que. Elles peuvent appartenir aux person•
la mesure du sacrifice de la vie, c'est pour nes les plus opposées, on peut les mettre
la cc foi >> qu'il communique, pour les au service des buts les plus divers. Au con·
11a.leurs que sa propre existence rend réelles, traire, l'idéologie est UQ facteur spirituel,
évidemment pas pour une patrie... c'est elle qui unit vraiment les hommes .. >>
.

n n'est pas utile d'insister sur l'idéalisme


Remarque pour les ânes » , écrivait déjà
cc ouvert de ce texte qui a le mérite de l'hon­
Nietzsche lui-même, craignant une confu­ nêteté s'il faut le comparer aux textes alle·
sion du même ordre, tout aussi miséra­ mands. Il est plus remarquable de voir le
ble (u). duce lavé d'une accusation possible d'égoïs­
me nietzschéen. Les sphères dirigeantes du
fascisme semblent en être restées à l'inter­
prétation stimérienne de Nietzsche expri­
mée aux environs de 1908 par Mussolini
MUSSOLINI NIETZSCHÉEN lui-même (rs).

Dans la mesure où le fascisme tient à une Pour Stirner, pour Nietzsche, écrivait alors le
source philosophique, ce n'est pas à Nietz­ révolutionnaire, et pour tous ceux que, dans
sche, mais à Hegel qu'il se rattache (12). son Geniale Mensch, Turk nomme les anti­
sophes de l'égotsme, l'Etat est oppression orga·
Qu'on se reporte à l'article que Mussolini
nisée au détriment de l'individu. Bt cependant,
lui-même a consacré dans l'E"cicloPedi4
m�me pour les ani17WU% de proie, il e:�:Lste un
Italia.na. au mouvement qu'il a créé (r3) : principe de solidarité... L'instinct de socia­
le vocabulaire et, plus encore que le voca­ bilité, selon Darwin, est inhérent 4 la nature
bulaire, l'esprit en sont hégéliens, non meme de l'homme. Il est impossible de se
nietzschéens, Mussolini peut y employer par représenter un üre humain vivant hors de la
deux fois l'expression de << volonté de puis­ chatne infinie de ses semblables. Nietzsche a
sance >> : mais ce n'est pas un hasard si senti profondément la << fatalité '' de ceLte loi

6
de solidarité universelle. Le surhomme nietzs­ Avant toute chose les chauvins allemands
chéen tente d'échapper d '14 contradiction: il dé­ devaient se débarrasser de l'interprétation
chatne et dirige contre la masse extérieure sa
stirnérienne, individualiste. Alfred Rosen­
volonté de puissance et la tragiq,ue grandeur de
ses entreprises fournit au poète - pour peu de
berg faisant justice du nietzschéisme de
temps encor e - une matière digne d'�tre chan­ gauche semble avoir à cœur avec rage d'ar­
tée... racher Nietzsche aux griffes du jeune Mus­
solini ou de ses semblables :
On s'explique ainsi que Mussolini rele­
vant les n i fluences non italiennes qui se Frédéric Nietzsche, dit-i·l dans son Mythe du
sont exercées sur le fascisme naissant parle xx• siècle (16), représente le cri désespéré de

de Sorel, de Péguy, de Lagardelle et non millions d'opprimés. Sa sauvage prédicatio.n


du surhomme était une amplification puissan­
de Nietzsche. Le fascisme officiel a pu uti­
te de la vie individuelle, subjuguée, anéantie
liser en les disposant sur les murs des maxi­
ptu la pression matérielle de l'époque... Mais
mes nietzschéennes toniques : ses simpli­ une époque ba.illonnée depuis des générations
fications brutales ne lui en paraissent pas ne saisit, par t.mpuissance, que le c6té sub­
moins devoir être tenues à. l'écart du monde jectif de la gr(JJ'lde volonté et de l'expérience
nietzschéen, trop libre, trop complexe, trop vitale de Nietzsche. Nietzsche exigeait avec
déchirant. Cette prudence semble reposer, passion une personnalit'é forte: son exigence fal­
il est vrai, sur une interprétation surannée sifiée devint un appel un déchatnement de
de l'attitude de Nietzsche : mais cette tous les instincts. Autour de sa bannière se
interprétation a été possible et elle l'a été rallièrent les bataitlons rouges .�t les prophè­
tes nomades du manisme, une sorte d'hom.­
parce que le mouvement de la pensée de
mes dont la doctrine insensée n'a jamais éte
Nietzsche constitue en dernier ressort un dénoncée plus ironiq,uement que pàr Nietz­
dédale, c'est-à-dire tout le contraire des sche. En son nom, la contamination de la race
directives que les systèmes politiques ac­ par les nègres et les Syriens progressa, alors
tuels demandent à leurs inspirateurs. que lui-m�me se pliait durement à la disci­
pline caractéristique de notre race. Nietzsche
était tombé dans les rêves de gigolos en cha­
leur, ce qui est pire que de tomber dans les
mains d'une bande de brigands. Le peuple
allemand n'entendit plus ptuler que de sup­
pression des contraintes, de subjectivisme, de
ALFRED ROSENBERG << personnalité ll, mais il n'était plus question

de discipline et de construction intérieure. La


Cependant à la prudence du fascisme ita­ plus belle parole de Nietzsche << De l'avenir
lien s'oppose l'affirmation hitlérienne. s'approchent des vents avec d'étranges coups
Nietzsche, dans le panthéon raciste, n'oc­ d'ailes et 4 ses oreilles retentit la bonne nou­
cupe pas, il est vrai, une place officielle. velle '' n'était plus qu'une intuition nostalgi­
que au milieu d'un monde insane où il était,
Chamberlain, Paul de Lagarde o u Wagner
aux c"tés de Lagtude et de Wagner, presque le
donnent des satisfactions plus solides à la seul clairvoyant.
profonde « admiration de soi-même >> que
pratique l'Allemagne du Troisième Reich.
Mais quels que soient les dangers de l'opé­ « Si vous saviez combien j'ai ri au prin­

ration, cette nouvelle Allemagne a dO. recon­ temps passé en lisant les ouvrages de cet
nattre Nietzsche et l'utiliser. Il représen­ entêté sentimental et vaniteux qui s'appelle
tait trop d'instincts mobilisés, disponibles Paul de Lagarde >> : c'est ainsi que Nietz.
pour n'importe quelle, à peu près n'importe sche s'exprimait parlant du célèbre panger­
quelle action violente; et la falsification maniste (17). Le rire de Nietzsche pourrait
était encore trop facile. La première idéo­ évidemment s'étendre de Lagarde à Rosen­
logie développée du national-socialisme, berg, le rire d'un homme qu'on également
telle qu'elle est sortie du cerveau d'Alfred écœuré les social-démocrates et les racistes.
Rosenberg, accommode Nietzsche. L'attitude d'un Rosenberg ne doit d'ail-

7
leurs pas être simplement tenue pour un Le national-socialisme est moins romantique
nietzscbéisme vulgaire (comme on l'admet et plus maurassien qu'on l'imagine parfois
parfois, comme l'admet Edmond Vermeil). et il ne faut pas oublier que Rosenberg en
Le disciple n'est pas seulement vulgaire est l'expression idéologique la plus proche
mais prudent : le seul fait qu'un Rosenberg de Nietzsche : le juriste Carl Schmidt qui
parle de Nietzsche suffisait à << couper les ne l'incarne pas moins réellement que Ro­
ailes n, mais il semble à un homme de cette senberg touche de près à Maurras et, d'ori­
espèce que des ailes ne sont jamais assez gine catholique, a toujours été étranger à
rognées. Tout ce qui n'est pas nordique l'influence de Nietzsche.
doit être, selon lui, rigoureusement retran­
ché. Or seuls les dieux du ciel sont nordi­
ques !

Alors que les dieux grecs, écrit-iL (18), étaient


les héros de La lumière et du ciel, Les dieux de UNE " RELIGION HYGIÉNIQUE
l'Asie Mineure non arvenne assumaient tous
les caractères de la Terre ... Dionysos (du .moins
ET PÉDAGOGIQUE " : LE NÉO·
par son côté non-a,.yen) est Le dieu de L'extase, PAGANISME ALLEMAND
de la Luxure, de la bacchanale déchalnée... Pen­
dant deux siècles, s'est pours'uivie L'interpré­ C'est le << néo-paganisme 11 allemand (19)
tation de /.a Grèce. De Winckelmann à Voss
qui a introduit la légende d'un national­
en passant par les classiques aUemands, on
insista sur la Lumière, le regard tourné vers le
socialisme poétique. C'est dans la mesure
monde, l'tnt'etligible... L'autre courant - ro­ seulement où le racisme aboutit à cette
mantiq,ue - se nourrit des afllux secondaires forme religieuse excentrique, qu'il exprime
indiqués à la fin de L'Illiade par la fête des un certain courant vitaliste et antichrétien
morts ou dans Eschyle par l'action des Bryn­ de la pensée allemande.
nies. Il se vilJifla dans les contre-dieux chto· Il est exact qu'une croyance quelque peu
niens du Zeus olympien. Partant de la mort chaotique mais organisée représente au­
e t de ses énigmes, i l vénèr� les déesses-mères, jourd'hui librement en Allemagne ce cou­
De.meter en Ute, et finalement s'épanouit dans
rant mystique qui, à partir de la grande
le dieu des morts : Dionysos. C'est dans ce sens
époque romantique, s'est exprimé dans des
que Welcker, Rohde et Nietzsche firent de la
Terre-mère une génitrice, eUe-même informe, écrits tels que ceux de Bachofen, de Nietz­
dt la vie qui, perpétuelLement, retourne par sche et plus récemment de Klages (20). Un
la mort en son sein. Le grand romantisme at. tel courant n'a jamais eu la moindre unité
lemand tressamit des frémissements de l'ado­ mais il se distingue par la valorisation de
ration et comme d.e toujours plus sombres la vie contre la raison et par l'opposition
votle1 étaient tirés devant la face rayonnante de formes religieuses primitives au chris­
des dieux du ciel, il s'enjonça toujours plus tianisme. A l'intérieur du national-socia­
proforldément dans l'instinctif, l'informe, le
lisme, Rosenberg en représente aujourd'hui
démoniaque, le sexuel, L'extatique, le chtonien,
la tendance la plus modérée. Des théori­
dans le culte de la Mère.
ciens-prophètes beaucoup plus aventureux
(Hauer, Bergmann) se chargent, à la suite
Il y a lieu de rappeler ici tout d'abord du comte Reventlow, de tenter une organi·
que Rosenberg n'est pas le penseur officiel sation culturelle analogue àcelle des églises.
du Troisième Reich, que bien entendu son Cette tentative n'est pas nouvelle en Alle­
antichristianisme n'a reçn aucune consé· magne où une << communauté de la Foi
cration. Mais lorsqu'il exprime sa répul­ germanique 11 existait dès 1908 et où le
sion pour les dieux de la Terre et pour les maréchal Ludendorf lui-même voulut se
tendances romantiQues qui n'ont pas pour faire, après 1923, le chef d'une église alle­
objet immédiat une composition de force, mande. Après la prise du pouvoir hitlé­
sans l'ombre d'un doute, il exprime la ré­ rienne, les diverses organisations existantes
pulsion du national-socialisme lui-même. ont reconnu en congrès la communauté de

8
leurs buts et se sont \.mies pour former le plaires, fait sortir du dédale des contradic­
u Mouvement de la foi allemande 11 . tions nietzschéennes la doctrine d'un peu­
Mais s'il est un fait que les prosélytes de ple uni par une commune volonté de puis­
la nouvelle religion n'opposent pas à l'exal­ sance. Un tel travail est en effet possible et
tation romantique les limites étroites et il était fatal qu'il soit fait. Il dégage dans
toutes militaires de Rosenberg, ils n'en son ensemble une figure précise, nouvelle,
sont pas moins d'accord sur ce point que, remarquablement artificielle et logique.
l'antichristianisme étant proclamé, la vie Que l'on suppose Nietzsche une fois se de­
étant divinisée, leur seule religion est la mandant : << A quoi ce que j'ai éprouvé, ce
race, c'est-à-dire l'Allemagne. L'ancien que j'ai aperçu, pourra·t·il être utile? n
missionnaire protestant Hauer s'écrie : << Il C'est en effet ce que M. Baeumler n'aurait
n'y a qu'une vertu : être Allemand ! 11 Et pas manqué de se demander à sa place. Et
l'extravagant Bergmann, féru de psycha­ comme il est impossible d'être utile à ce
nalyse. et de << religion hygiénique n affirme qui n'existe pas, M. Baeumler se reporte
que << Jésus de Nazareth, médecin et bien­ nécessairement à l'existence qui s'impose
faiteur du peuple, s'il revet1ait aujourd'hui, à lui, qui aurait dft s'imposer à Nietzsche,
descendrait de la croix à laquelle le cloue celle de la communauté à laquelle l'un et
encore une fausse compréhension; il revi­ l'autre ont été voués par la naissance. De
vrait comme médecin du peuple, comme telles considérations seraient correctes à la
doctrinaire de l'hygiène de la race. 11 condition que l'hypothèse formulée ait pu
Le national-socialisme n'échappe à l'étroi· recevoir un sens dans l'esprit de Nietzsche.
tesse traditionnelle et piétiste que pour Une autre supposition reste possible : ce
mieux assurer sa pauvreté mentale ! Le que Nietzsche a éprouvé, ce qu'il a aperçu,
fait que des adeptes de la nouvelle foi pra­ ne pouvait pas être reconnu par lui comme
tiquent des cérémonies au cours desquelles une utilité mais comme une fin. De même
sont lus des passages de Zarathoustra que Hegel a attendu que l'Etat prussien
achève de situer cette comédie bien loin de réalise l'Esprit, Nietzsche aurait pu, après
l'exigence nietzschéenne, dans la plus vul· l'avoir vitupérée, attendre obscurément de
gaire phraséologie des bateleurs qui s'im­ l'Allemagne qu'elle donne un corps et une
posent partout à la fatigue. voix réelle à Zarathoustra ... Mais il semble
Il est enfin nécessaire d'ajouter que les que l'intelligence de M. Baeumler, plus
dirigeants du Reich paraissent peu enclins, exigeante que celle d'un Bergmann, d'un
de moins en moins enclins, à soutenir ce Oehler, élimine des représentations trop
mouvement hétéroclite : le tableau de la comiques. n lui a paru expédient de négli­
part faite dans l'Allemagne de Hitler à un ger tout ce qui de façon trop incontestable
enthousiasme libre, antichrétien, se don­ avait été éprouvé par Nietzsche comme fin
nant une apparence nietzschéenne, s'achè· non comme moyen et il l'a négligé ouver­
ve donc honteusement. tement par des remarques positives.
Nietzsche parlant de la mort de Dieu em­
ployait un langage bouleversé, témoignant
de l'expérience intérieure la plus excé­
PLUS PROFESSORAL ... dente. Baeumler écrit :
Pour comprendre exactement l'attitude de
Reste, - peut-être le plus sérieux - la Nietzsche à l'égard du christianisme, il ne faut
jamais perdre de IJUe que la phrase décisive,
tentative conséquente de M. Alfred Bae­
Dieu est mort, a le sens d'une constatation
umler, utilisant des connaissances réelles historique.
et une certaine rigueur théorique à la cons­
truction d'un nietzschéisme politique. Le Décrivant ce qu'il avait éprouvé la pre­
petit livre de Baeumler, Nietzsche, le phi­ mière fois que la vision du retour éternel
losoPhe et le Politicien (2 1), tiré par les s'était présentée à lui, Nietzsche écrivait :
éditions Reclam à de très nombreux exem- << L'intensité de mes sentiments me faisait

9
à la fois trembler e� rire... ce n'étaient pas tiel, l'opposition profonde entre l'enseigne­
des larmes d'attendrissement, c'étaient des ment de Nietzsche et son enchalnement
larmes de jubilation. . . ll ressortira cette fois peut-être avec une bru·
talité assez grande :
En réalité, ajfir(Tie Baeumler, l'idée de retour
L'importance, écrit Levinas, accordée à ce
éternel est sans importance du point de vue
sentiment du corps dont l'esprit occidental n'a
du systême Nietzsche. Nous devons la considé­
jamais voulu se contenter, est à !:a base d'une
rer comme l'expression d'une expérience hau­
nouvelle conception biologique de l'homme.
tement personnelle. Elle est sans rapport au­
Le biologique avec tout ce qu'il comporte de fa­
cun avec la pensée jondament.ale de !:a volonté
talité devient plus qu'un objet de la vie spiri­
de puissance et �me, prise au sérieux, cette
tuelle, il en devient le cœur. l-es m;ystér·ieuses
idée briserait la cohérence de la volonté de
voix du sang, les appels de l'hérédité et du
puissance.
passé auzquels le corps sert d'énigmatique
véhicule perdent leur nature de problèmes sou­
De toutes les représentations dramatiques mta à la solution d'un Moi souverainement
qui ont donné à la vie de Nietzsche le ca­ libre. Le Moi n'apporte pour les résoudre que
ractère d'un déchirement et d'un combat les inconnues memes de ce problème. Il en
est constitué. L'essence de l'homme n'est
haletant de l'existence humaine, l'idée de
plus dans la liberté, .rnals dans une espèce
retour éternel est certainement la plus nac­
i d'enchatnement. . .
cessible. Mais de l'incapacité d'accéder à D b lors, toute structure sociale q u i annonce
la résolution de ne pas prendre au sérieux, un affranchissement à l'égard du corps et qui
le pas franchi est le pas du trattre. Musso­ ne l'engage pas devient suspecte comme un
lini reconnaissait autrefois que la doctrine reniement, comme une trahison... Une so­
de Nietzsche ne pouvait pas être réduite à ciété à base consanguine découle immédiate­
l'idée de volonté de puissance. A sa façon ment de cett'3 concrétisation de l'esprit... Tou­
te assi.milation rationnelle ou communion
M. Baeumler acculé à la trahison et fran­
mystique entre esprits qui ne s'appuie pas
chissant le pas le reconnatt avec un éclat sur une communauté de sang est suspecte. Et
incomparable : émasculant au grand jour ... toutefois le nouveau type de vérité ne saurait
renoncer à la nature formelle de la vérité et
cesser d'étre universel. La vérité a beau ltre
ma vérité a u plus fort sens de ce possessif
- elle doit tendre cl la création d'un monde
nouveau. Zarathoustra ne se contente pas de
sa transfiguration, il descend de sa monta­
gne et apporte un évangile. Comment l'uni·
LE " PAYS DE MES ENFANTS " versalité est-elle compatible avec le racisme?
IL ;y aura là une modification fondamentale de
La mise en service de Nietzsche exige tout l'idée meme de l'universalité. Elle doit faire
d'abord que toute son expérience pathéti­ place à l'idée d'expansion, car l'expansion
d'une force présente une toute autre structure
que soit opposée au système et fasse place
que la propagation d'une idée... La volonté
au système. Mais son exigence s'étend plus
de puissance de Nietzsche que l'Allemagne mo­
loin. derne retrouve et glorifie n'est pas seulement
Baeumler oppose à la compréhension de la un nouvel idéal, c'est un idéal qui apporte en
Révolution la compréhension du mythe : meme temps sa forme propre d'universalisa­
la première serait liée selon lui à la cons­ tion : la guerre, la conquel,e.
cience du jutuf', la seconde à un sentiment
aigu du passé (22). Il va de soi que le natio­ Levinas, qui introduit sans s'occuper de la
nalisme implique l'asservissement au passé. justifier, l'identification de l'attitude nietz­
Dans un article d'EsPrit (1.,. nov. 1934, schéenne à l'attitude raciste, en fait, se
pp. 199-208), Levinas a donné sur ce point borne à donner sans l'avoir cherché une
une expression philosophique du racisme éclatante évidence à leur incompatibilité et
en particulier, plus profonde que celle de même à leur caractère de contraires.
ses partisans. Si nous en citons ici l'essen- La communauté sanguine (23) et l'enchal-

10
1 •

ment au passé sont dans leur connexton des solutions opposées, ont résolu en appa­
aussi éloignés qu'il est possible, hors de la rence ces contradictions, il ne s'agit que
vue d'un homme qui revendiquait avec de simplifications grossières : et ces appa­
beaucoup d'orgueil le nom de u sans-pa­ rences de solution ne font qu'éloigner les
trie J) . Et la compréhension de Nietzsche possibilités d'échapper à la mort. Les dé­
doit être tenue pour fermée à ceux qui ne chatnés du passé sont les encbatnés à la
font pas toute la part au profond paradoxe raison; ceux que n'enchatne pas la raison
d'un autre nom qui n'était pas revendiqué sont les esclaves du passé. Le jen de la
avec moins d'orgueil, celui d'ENFANT DR politique exige pour se produire des posi­
L'AVENIR (24) . A la compréhension du tions aussi fausses : et il n'apparatt pas
mythe liée par Baeumler au sentiment aigu possible qu'elles soient changées. Trans­
du passé répond le mythe nietzschéen de gresser avec la vie les lois de la raison,
l'a'll enir (25). L'avenir, le merveilleux in­ répondre aux exigences de la vie même
connu de l'avenir, est le seul objet de la contre la raison, c'est en politique, prati­
fête nietzschéenne (26). « L'humanité, dans quement, se donner pieds et poings liés
la pensée de Nietzsche, a encore beaucoup au passé. Et cependant la vie n'exige pas
plus de temps en avant qu'en arrière, - moins d'être délivré2 du passé que d'un
comment, d'une manière générale, l'idéal système de mensurations rationnelles, ad­
pourrait-il être pris dans le passé? J) (27). ministratives.
C'est le don agressif et gratuit de soi à Le mouvement passionné et tumultueux
l'avenir, en opposition à l'avarice chau­ qui forme la vie, qui répond à ce qu'elle
vine, enchatnée au pa$Sé, qui seul peut fixer exige d'étrange, de nouveau, de perdu,
une image assez grande de Niétzsche en la apparatt parfois porté par l'action politi­
personne de Zarathoustra exigeant d'être que : il ne s'agit que d'une courte illusion 1
renié. Les « sans-patrie ll, les déchatnés Le mouvement de la vie ne se confond
du passé qui vivent aujourd'hui, comment avec les mouvements limités des formations
peuvent-ils en repos voir enchatner à la politiques que dans des conditions défi­
misère patriotique celui d'entre eux que nies (:09); dans d'autres conditions, il se
la haine de cette misère vouait au PAvs Dit poursuit loin au delà, là où précisément se
SES ENFANTS? Zarathoustra, quand les re­ perdait le regard de Nietzsche.
gards des autres sont rivés aux pays de Loin au delà, là où les simplifications
leurs pères, à leur patrie, Zarathoustra adoptées pour un temps et pour un but
'VOyait le PAYS Dit SES ENFAN'fS (28). En face très courts perdent leur sens, là où l'exis·
de ce monde couvert de passé, couvert de tence, là où l'univers qui l'apporte appa­
patries comme un homme est couvert de raissent de nouveau comme un dédale . . .
plaies, il n'existe pas d'expression plus Vers ce dédale qui seul enferme les possi­
paradoxale, ni plus passionnée, ni plus bilités nombreuses de la vie, non vers des
grande. pauvretés immédiates, la pensée contradic­
toire de Nietzsche se dirige au gré d'une
liberté ombrageuse (30). Elle semble même
échapper seule, dans le monde qui est
maintenant, aux soucis pressants qui nous
font refuser d'ouvrir les yeux assez loin.
.. NOUS AUTRES SANS-PATRIE... "
Ceux qui aperçoivent déjà le vide dans les
solutions proposées par les partis, qui ne
Il y a quelque chose de tragique dans le voient même plus dans l'espoir suscité par
simple fait que l'erreur de Levinas est pos­ ces partis qu'une occasion de guerres dé­
sible (car il s'agit sans doute dans ce cas pourvues d'une autre odeur que celle de la
d'une erreur, non d'un parti-pris ). Les mort, cherchent une foi à la mesure des
contradictions dont les hommes meurent convulsions qu'ils subissent : la possibilité
apparaissent tout à coup étrangement inso­ pour l'homme de retrouver non plus un
lubles. Car si les partis opposés adoptant drapeau et les tueries sans si sue au devant

Il
desquelles va ce drapeau, mais tout ce qui L'enseignement de Nietzsche élabore la
dans l'univers peut être objet de rire, de foi de la secte ou de l' (( ordre •> dont la
ravissement ou de sacrifice... volonté dominatrice fera la destinée hu­
maine libre, l'arrachant à l'asservissement
11 Nos ancêtres, écrivait Nietzsche, étaient rationnel de la production comme à l'asser­
des chrétiens d'une loyauté sans égale qui, i
vissement rrationnel au passé. Que les
pour leur foi, auraien t sacrifié leur bien et valeurs renversées ne puissent pas être ré­
leur sang, leur état et leur patrie. Nous - duites à la valeur d'utilité, c'est là un
trous faisons de même. Mais pourquoi doncf principe d'une importance vitale si brft­
Par irréligion
Par irrélig·ion Personnellef lante qu'il soulève avec lui tout ce que la
universellef Non, vous savez cela beau­ vie apporte de volonté orageuse à vaincre.
couP mieux, mes amis ! Le OUI caché en
En dehors de cette résolution définie, cet
vous est plus fort que tous les NON et
enseignement ne donne lieu qu'aux incon·
tous les PEUT-ETRE dont votts êtes ma·
séquences ou aux trahisons de ceux qui
fades avec votre époque : et s'il faut que prétendent en tenir compte. L'asservisse­
ment tend à englober l'existence humaine
'VOUS a lliez sur la mer, v ous autres émi­
grants, évertuez-vous en vous-mêmes à toute entière et c'est la destinée de cette
trouver - u11e foi..:. >> (31). existence libre qui est en cause.

!'\OTES. - (1) Œuvres posth umes, trad. Bolle, (6) Dans la première des deux letlres à Th.
Ed. du Mercure de France, 1934o, § 858, p. 309. Fritsch : d. plus haut, n. 4.
(2) Sur E. Foerster-Nietz;sche, voir 1'art. nécro­
(7) « N'y a-t-il pas eu un hégélianisme de droite
logique de W. F. Otto dans Kantstudien, 1935,
et de gauche ? Il peut y avoir un nieuschéisme
n
° 4, p. V (deux portraits); mais mieux, E.
de droite et de gauche. Et il me semble que
Podach, L'ef/ondrement de Nietzsche (tr. fr.),
déjà la Moscou de Staline et Rome, celle-ci con­
N.R.F., 1931; Podach donne une réalité aux ex­
sciente et celle-là inconsciente, posent ces deux
pressions de Nietzsche sur sa sœur (des gens
nietzschéismes (Drieu La Rochelle, Socia­
comme ma 1œur sont inévitabLement des ad­
lisme fasciste, N.R.F., 1934, p. 71). Dans l'ar­
versaires irréconciliables de ma maniêre de
ticle où figurent ces lignes (intitulé << Nietzsche
(Jilttser et de ma philosophie, cité par Podah,
contre Marx n) M. Drieu, tout en reconnaissant
p. 68) : disparitions de documents, omissions
que « ce ne sera jamais qu'un résidu de sa pen­
honteuses du Nietzsche-Archiv étaient déjà à
sée qui aura été livré à la brutale exploitation
mettre au compte de ce singulier « adver­
des gens de mains u, réduit Nietzsche à la vo­
saire ''·
lonté d'initiative et à la négation de l'opti­
(3) Lettre du 21 mai 1887 pub!. en fr. dans misme de progrès...
Lettres choisies, Stock, 1931. En !ail, si non en droit, la distinction de
(4) La seconde des deux lettres à Th. Fritsch, deux nietzschéismes opposés n'en est pas moins
publ. en (r. par M. P. Nicolas (De Hitler à justifiée dans l'ensemble. Dès 1902, dans un
Nietzsche, Fasquellc, 1936, p. 131-4). Nous de­ feuilleton intitulé Nietzsche socialiste malgré
vons signaler ici l'intérêt de l'ouvrage de Ni­ lui (« Journal des Déhale >>, 2 septembre 1902),
colas dont l'intention est, dans 1 'ensemble, Bourdeau parlait ironiquement des nietz­
analogue à la nOtre et qui apporte des docu­ schéens de dro'ite et de gauche.
•nents importants. Mais il faut regretter que Jaurès (qui dans une conférence à Genève
1 'au leur ail été préoccupé a'•ant tout de mon­ identifiait surhomme el prolétariat), Bracke
trer à M. Benda qu'il ne devrait pas être hostile (traducteur d'Humatn trop humatn), Georges
à Nietzsche... et souhaiter que M. Benda de­ Sorel, Félicien Challaye peuvent être cités en
•neure fidèle à lui-même. France parmi les hommes de gauche qui se
(5) Friedrich Nietzsche und die deutsche Zu­ sont intéressés à Nietzsche.
kunft, Leip7.ig, 1935. R. Oehler appartient à la Il est regrettable que la conférence de Jaurès
famille de ln mèro do Nietzsche. soit perdue.
Il est important de notbr encore que le princi­ Leipzig, 1981; les deux passages cités, p. 98 et
pal ouvrage sur Nietzsche est dO. à Charles BO.
Andler, éditeur sympathisant du Manifeste (22) Cf. Sellière, op. cit., p. 37.
communiste. (2-3) Nietzsche s'intéresse généralement à la
(8) Volonté de puissance, § 1026 (Œuvres com­ beauté du corps et à la race sans que cet inté­
plêtes, Leipzig, 1911, t. XVI, p. 376). rêt détermine en lui l'élection d'une commu­
(9) Gai savoir, § 377. nauté sanguine limitée (fictive ou non). Le lien
(10) Nietzsche parle d'aristocratie, il parle de la communauté qu'il envisage est sans au­
même d'esclavage, mais s'il s'exprime au sujet cun doute le lien mystique, il s'agit d'une
de " nouveaux maitres "• il parle de " leur " foi ll, non d'une patrie.
nouvelle sainteté ll, do " leur capacité de re­ (24) Gai savoir, § 377, sous le titre Nous au­
noncement ,,, «<ls donnent, écrit-il, aux plus tres, sans patrie.
bas le droit au bonheur, ils y renoncent pour (25) Den Mythu s der Zukunjt dicllten / écrit
eux-mêmes. ,, Nietzsche dans des notes pour Zarathoustra
(11) Volonté de puissance, § 942 (Œuvres com­ (Œuvres complètes, Leipzig, 1901, t. Xli,
plUes, 1911, t. XVI, p. 329). p. 400).
(12) On sail que le hégélianisme, représenté (26) Die Zukunft feiern nicht die Vergangen­
par Gentile, est pratiquement la philosophie heitl (même passage que la citation précé­
officielle de l'Italie fasciste. dente) ; !ch liebe die Unwlssenheit um die
(13) Sub verbo « Fascismo ll. L'art. a été tra­ Zukunft (Gai savoir, § 287).
duit en tête do : D. Mussolini, Le Fascisme, (27) Œuvres posthumes (Œuvres c omp lètes ,
Denoël et Steele, 1933. complêtes, Leipzig, 1903, t. XIIT, p. 362).
(14) Mussolini écrit à propos du peuple : << Il (28) Ainsi parlait Zarathousll·a, 2• partie, Le
ne s!agil ni de race ni de région géographique pays de la civilisation. « Je suis chassé des
déterminée, mais d'un groupement qui se per­ patries et des terres natales. Je n'aime donc
pétue historiquement, d'une multitude unifiée plus que le pays de mes enfants ... Je veux me
par une idée qui est une volonté d'existence racheter auprès de mes enfants d'avoir été Je
et de puissance. . . ,, (Ed. Denoël et Steele, p. fils de mes pères. ,,
22).
(29) Une ré\'olution telle que la révolution
(16) Dans un article publié alors par un jour­ russe en donne peut�tre la mesure. La mise
nal de la Romagne, et reproduit par Marguerite en cause de toute réalité humaine dans un
G. Sarfatti (Mussolini, trad. fr., Albin Michel, renversement des conditions matérielles de
1927-, p. 117-21). l'existence apparaît tout à coup en réponse à
(16) Der Mythus der 20. Jahrhunderts, Munich, une exigence sans pitié, mais il n'est pas pos­
1932, p. 523. sible d'en prévoir la portée : les révolulions dé­
(17) Premi�re lettre à Th. Fritsch, citée plus j uent toute prévision intelligente des résul­
o
haut, n. 4 et 6. tats. Le mouvement de la vie a sans doute peu
(18) Der Mythus der 20. Jahrhunderts, p. 55. de choses à voir avec les suites plus ou moins
Cette hostilité du fascisme aux dieux chtoniens dépressives d'un traumatisme. Il se trouve dans
aux dieux de la Terre, est sans doute ce qu i des déterminations obscures, lentement actives
le situe le plus exactement dans Je monde psy­ et créatrices dont les masses n'ont pas con­
chologique ou mythologique. science tout d'abord. Il est surtout misérable
(19) Sur le néo-paganisme allemand, voir l'ar­ de le confondre avec les réajustements exigés
ticle de A. Béguin dans Rev. des Deux-Mon­ par des masses conscientes et opérés sur le plan
des, 15 mai 1935. politique par des spécialistes plus ou moins
parlementaires.
(20) Nous devons noter qu'à propos de l'écri·
vain contemporain Ludwig Klages, célèbre sur­
(30) Cette interprétation de la « pensée polili·
que >> de Nietzsche, la seule posible, a été re­
tout par ses travaux de caractérologie le baron
marquablement exprimée par Jaspers. Nous
Sellière (De la déesse nature d la dées�e vie, Al­
renvoyons (plus bas, p. 28) à la longue citation
can, 1931, p. 133) emploie l'expression d'acé­
que nous donnons dans le compte rendu de
phale ... tKlages est d'ailleurs l'auteur d'un des
l'ouvrage de Jaspers.
livres les plus importants qui aient été consa­
crés à Nietzsche, Die psychologischen Errum­
(31) C'est la conclusion du § 377 du Gai savoir'
nous
M au tres, sans patrie. Ce paragraphe ca-
gensschaften Nietzsches, 20 éd., Leipzig 1930

ractérise plus précisément qu'aucun autre 1'at­
w· éd.: 1923).
titude de Nietzsche en face de la réalité poli­
(21) Nietzsche, der Philosoph und Politiker, tique contemporaine.

13
H É R A C L I T E
TEXTE DE NŒT�CHE

Ce portrait d'Héraclite est extrait de « La philosophie à l'époqtU


tragique de la Grèce .,., l'un des premiers ouvrages de Nietzsche,
écrit en t873, mais publié après sa mort (il n'a pa.s été traduit
en français}. Parce qu'Héraclite a vu la loi dans le combat de.s
éléments multiples, dc:m.s le feu le jeu innocent de l'univers, il
devait apparaître à Nietuche comme son double, comme un être
dont il a été lui-même une ombre. Si Héraclite « a levé le rideau
sur. le f'lus grand de tous les spectacles » - le jeu du temps des·
tructeur - il s'agit du spectacle même qui est devenu la contem­
platiun et la passion de Nietr.sche, au cours duquel devait lui
apparaître la vi.sion chargée d'effroi de l'éte.rnel retuur. « Chaque
instant n'existe que dans la mesure où il a exterminé l'instant
présent, son père. :o. « L'inconstance totale de tuut réel est une
représentation terrible et bouleversante : son action est analogue
à l'impresson
i de celui qui dans un tremblement de terre perd
confiance en la terre ferme "- Le plus grand de tous les .specta­
cles, la plus grande de toutes les /êtes est la mort de Dieu.
« Est-ce que nous ne tombons pas sans cesse? en arrière? de côté,

en avant, de tous les côtés? » Ainsi criera plus tard Nietzsche


quand il épruuvera le ravissement qu'il a appelé la « mort de
Dieu .. (Gai Savoir, § 125). Loin au delà des caserne.ç fascistes ...

Héraclite était fier : et quand un philo­ plus silrement que le philosophe qu'il
sophe en arrive à la fierté, c'est une arrivera au but par cette voie - il ne
grande fierté. Son action ne le porte ja­ saurait où se tenir sinon sur les ai l es
mais à rechercher un « public », l'ap­ déployées de tous les temps; la non-con­
plaudissement des masses ou le chœur sidération des choses présentes et ins­
adulateur des contemporains. S'en aller tantanées composant l'essence de la
solitaire par les rues appartient à la na­ grande nature philosophique. Lui a la
ture du philosophe. Ses dons sont des vérité : libre à la roue du temps de tour­
plus rares, et dans un sens, contre-na­ ner dans l'un ou l'autre sens : jamais
ture, exclusifs et hostiles même à l'égard elle n'échappera à la vérité. Il importe
des dons semblables. Le mur de la sa­ d'apprendre que de pareils hommes ont
tisfaction de soi-même doit être de dia­ vécu une fois. Jamais l'on n'oserait ima­
mant, pour ne pas rompre ni se briser, giner la fierté d'Héraclite comme une
car tout est en mouvement contre lui. possibilité oiseuse. Tout effort vers la
Son voyage vers l'immortalité est plus connaissance paraît, de par sa nature,
semé d'obstacles et d'entraves qu'aucun éternellement insatisfait et insatisfaisant.
autre; et pourtant nul ne peut croire Aussi nul ne voudra croire s'il n'est ren-

14
Les choses elles-mêmes à la solidité et à la fixité desquelles croit la tête étroite de l'homme ou de
l'animal n'ont aucune existence propre. Ce sont les éclats et les éclairs des épées brandies te scin­
tillement de la victoire dans le combat des qualités contraires... La consumation totale da 'n.s le feu
est satiété... La satiété engendre le crime (l'hybris}... Toute l'histoire du monde .serait-elle le châtiment
de l'hybri.s? Le multiple, le résultat d'un crime?... Le feu... joue. .. , se transformant en eau et en
terre..., il construit comme un enfant des cluiteaux de sable ..., il les édijie, les détruit et... recom­
mence le jeu à son début. Un instant de satiété. Ensuite, le besoin le saisit de nouveau... Ce n'est pas
i
l'instinct du crime, c'est le goîd du jeu, tuujuurs à nuuveau éveillé, qui appelle à la ve de nouPeaux
lftOf'lde.s...

NIETZSCHE, LA PHILOSOPHIE A L'âPOQUI! TRAGIQUE Dl! LA CRÈCI (PASSIM).


seign6 par l'histoire, à la réalité d'une point à leur poser toutes les questions
opinion de soi aussi royale que celle que que l'on peut leur poser, ni celles que les
confère la conviction d'être l'unique et sages s'étaient efforcés de poser avant
heureux prétendant de la Vérité. De pa­ lui. Il parlait avec mépris de ces hom­
reils hommes vivent dans leur propre mes interrogateurs, accumulateurs, bref,
système solaire : c'est là qu'il faut aller de ces hommes « historiques ». « C'est
les trouver. Un Pythagore, un Empédo­ moi-même que je cherchais et explo­
cle, traitaient leur propre personne avec rais », disait-il en se servant d'un
une surhumaine estime, avec une crainte terme qui définit l'approfondissement
quasi religieuse; mais le lien de la com­ d'un oracle : tout comme s'il eût été le
passion noué à la grande conviction de véritable et l'unique exécuteur de la
la migration des âmes et de l'unité de sentence delphique : « Connais-toi toi­
tout ce qui est vivant, les ramenait aux même! »
autres hommes, pour le salut de ces der­
Quant à ce qu'il percevait dans cet ora­
niers. Quant au sentiment de solitucl.e
cle, il le tenait pour la sagesse immor­
dont était pénétré. l'ermite éphésien du
telle et éternellement digne d'interpré­
temple d'Artemis, on n'en saurait éprou­
tation, d'un effet illimité dans le lointain
ver quelque chose qu'au milieu des sites
avenir, à l'exemple des discours prophé­
alpestres les plus désolés. Nul sentiment
tiques de la Sibylle. Il y en a suffisam­
de toute puissante pitié, nul désir de
ment pour l'humanité la plus tard ve­
venir en aide, de guérir ou de sauver
nue : pourvu qu'elle veuille seulement
n'émane de lui. C'est un astre sans at­
interpréter comme une sentence d'ora­
mosphère. Son œil, dont l'ardeur est
cle ce que lui a: n'exprime ni ne cache »
toute dirigée vers l'intérieur, n'a qu'un
tel le dieu delphique. Et encore qu'il
regard éteint et glacial, et comme de
l'annonce « sans sourire, sans orne­
pure apparence, pour le dehors. Tout
ment n i parfum » mais bien plutôt avec
autour de lui les vagues de la folie et de
« une bouche écumante », il faut que
la perversité battent la forteresse de sa
cela parvienne jusqu'aux millénaires de
fierté : il s'en détourne avec dégoût.
l'avenir. Car le monde a éternellement
Mais de leur côté les hommes au cœur
besoin de la vérité, il a donc éternelle­
sensible évitent une pareille larve com­
ment besoin d'Héraclite : quoiqu'Héra­
me coulée de bronze; dans un sanc­
clite n'en ait point besoin lui-même.
tuaire reculé, parmi les images des
Que lui importe sa gloire?
dieux, à l'ombre d'une architecture
froide, calme et ineffable, l'existence La gloire chez « les mortels qui sans
d'un pareil être se conçoit encore. Par­ cesse s'écoulent! » s'est-il écrié avec
mi les hommes, Héraclite, en tant ironie . Sa gloire intéresse sans doute les
qu'homme, était inconcevable; et s'il est humains, elle ne l'intéresse pas lui­
vrai qu'on a pu le voir observant atten­ même; l'immortalité des humains a be­
tivement le jeu d'enfants bruyants, il est soin de lui, et non pas lui-même de l'im­
vrai aussi que ce faisant il a songé à mortalité de l'homme Héraclite. Ce
quelque chose à quoi nul homme ne qu'il a vu, la doctrine de la loi dans le
songe en pareil cas : au jeu du grand devenir et du jeu dans la nécessité, doit
enfant universel, Zeus. Il n'avait point dès maintenant être vu éternellement :
besoin des autres hommes, pas même il a levé le rideau sur le plus grand de
pour ses connaissances; il ne tenait tous les spectacles.

16
PROPOSITIONS
Lorsque Nietzsche espérait 2tre compris joie par ce qui arri-ve de Plus dégradant,
après ci1tquante ans, il ne pou-vait pas l'en­ de telles étrangetés Placent ce qui se passe
tendre seulement au sens intellectuel. Ce d'l,uma.in à la surface de la Ter-re dans les
pour quoi il a -vécu et s'est exalté exige que conditions d'un combat mortel : elles Pla­
la -vie, la joie et la mort soient mises en jeu cent dans la nécessité de briser Pour « exis­
et non l'attention fatiguée de l'intelligence. ter >> l'enchaînement de la -vérité reconnue.
Ceci doit être énoncé simPlement et a-vec Mais il est -vain et excédent de s'adresser
la conscience de s'engager. Ce qui se Passe à ceux qui ne disPosent que d'une atten­
Profondément dans le ren-venement des tion feinte : le combat a toujours été une
-valeurs, d'une façon décisi-ve, c'est la tra­ entreprise plus exigeante que les autres.
gédie elle-�me : il ne reste Pas beaucoup C'est dans ce sens qu'il de-vient imPossible
de Place Pour le repos. Que l'essentiel de reculer de-vant une comPréhension con­
pour la -vie humaine soit exactement l'ob­ séquente de l'enseignement de Nietzsche.
jet des horreurs soudaines, que cette -vie Ceci -vers un dé-veloppement lent où rien
soit Portée dans le rire au c�mble de la ne Peut être laissé dans l'ombre.

1 - PROPOSITIONS SUR LE FASCISME

x . cc La plus parfaite organisation de l'Uni­ soit à la suite d'un fascisme ou d'une révo­
vers peut s'appeler Dieu n (1). lution négatrice - paralyse le mouvement
Le fascisme qui recompose la société à par­ de l'existence, qui exige une désintégra­
tir d'éléments existants est la forme la tion constante. Les grandes constructions
plus fermée de l'organisation, c'est-à- dire unitaristes ne sont que les prodromes d'un
l'existence humaine la plus proche du Dieu déchaînement religieux qui entraînera le
éternel. mouvement de la vie au delà de la néces­
Dans la révolution sociale (mais non dans sité servile.
le stalinisme actuel), la décomposition at­ Le charme, au sens toxique du mot, de
teint au contraire son point extrême. l'exaltation nietzschéenne vient de ce
L'existence se situe constamment à l'op­ qu'elle désintègre la vie en la portant au
posé de deux possibilités également illu­ comble de la volonté de puissance et de
soires : elle est << ewige Vergottung und l'ironie.
Entgottung » , « une éternelle intégration 2. Le caractère succédané de l'individu
qui divinise (qui rend Dieu) et une éter­ par rapport à la communauté est l'une des
nelle désintégration qui anéantit Dieu en rares évidences qui ressortent des investi­
elle-même >>. gations historiques. C'est à la communauté
La structure sociale détruite se recompose unitaire que la personne emprunte sa
en développant lentement en elle une aver­ forme et son être. Les crises les plus op­
sion pour la décomposition initiale. posées ont abouti sous nos yeux à la for­
La structure sociale recomposée - que ce mation de communautés unitaires sembla-

17
bles : il n'y avait donc là ni maladie ratoire réel et le seul possible - la destruc­
sociale, ni régression; les sociétés retrou­ tion révolutionnaire étant régulièrement
vaient leur mode d'existence fondamental, suivie de la reconstitution de la structure
leur structure de tous les temps, telle sociale et de sa tête.
qu'elle s'est formée ou reformée dans les
circonstances économiques ou historiques 4. La démocratie repose sur une neutrali­
les plus diverses. sation d'antagonismes relativement faibles
et libres; elle exclut toute condensation
La protestation des êtres humains contre
une loi fondamentale de leur existence ne explosive. La société monocéphale résulte
peut évidemment avoir qu'une signification du jeu libre des lois naturelles de l'homme,
limitée. La démocratie qui repose sur un mais chaque fois qu'elle est formation se­
équilibre précaire entre les classes n'est condaire, elle représente une atrophie et
peut-être qu'une forme transitoire; elle une stérilité de l'existence accablantes.
n'apporte ,pas seulement avec elle les La seule société pleine de vie et de force,
grandeurs mais aussi les petitesses de la la seu1e société libre est la société bi ou
PolycéPkaJe qui donne aux antagonismes
décomposition.
La protestation contre l'unitarisme n'a pas fondamentaux de la vie une issue explo­
lieu nécessairement dans un sens démocra­ sive constante mais limitée aux formes les
tique. Elle n'est pas nécessairement faite plus riches.
au nom d'un en-deça : les possibilités de La dualité ou la multiplicitê des têtes tend
l'existence humaine peuvent dès mainte­ ! réaliser dans un même mouvement le
nant être situées au-dela de la formation caractère acéphale de l'existence, car le
des sociétés monocéphales. principe même de la tête est réduction à
l'unité, riductio" du monde à Dieu.
3. Reconnaltre le peu de portée de l a co­
lère démocratique (en grande partie privée s. << La matière inorganique est le sein
de sens du fait que les staliniens la parta­ maternel. Ette délivré de la vie, c'est rede­
gent) ne signifie en aucune mesure l'accep­ venir -vrai: c'est se parachever. Celui qui
tation de la communauté unitaire. Stabilité comprendrait cela considérerait comme une
relative et conformité à la loi naturelle ne fête de retourner à la poussière insensi­
confèrent en aucun cas à une forme politi­ ble '' (2).
que la possibilité d'arrêter le mouvement « Accorder la perception également au
de ruine et de création de l'histoire, encore monde inorganique; une perception abso­
moins de satisfaire en une fois les exigen­ lument précise - là règne la « vérité 11 !
-

ces de la vie. Tout au contraire, l'existence L'incertitude et l'illusion commencent ave<:


sociale fermée et étouffée est condamnée à le monde organique » (3).
la condensation de forces d'explosion déci­ « Perte dans toute spécialisation : la natur�
sives, ce qui n'est pas réalisable à l'inté­ synthHique est la nature supérieure. Or,
rieur d'une société démocratique. Mais ce toute vie organique est déjà une spéciali­
serait une erreur grossière d'imaginer sation. Le monde inorganique qui se
qu'une poussée explosive ait pour but trouve derrière elle représente la plus
exclusif et même simplement pour but grande synthèse de forces; pour cette rai­
nécessaire la destruction de la tête et de son, il apparatt digne du plus grand res­
la structure unitaire d'une société. La for­ pect. Là l'erreur, la limitation perspective
mation d'une structure nouvelle, d'un n'existent point )) {4).
« ordre 11 se développant et sévissant à tra­ Ces trois textes, le premier résumant
vers la terre entière, est le seul acte liM- Nietzsche, les deux autres faisant partie

11
de ses écrits posthumes, révèlent en même pour une fin, en conséquence celle qui doit
temps les conditions de splendeurs et de être l'objet de l'aversion la plus vivace.
misère de l'existence. Etre libre signifie C'est limiter la portée de cette aversion que
n'être pas fonction. Se laisser enfermer la donner comme le principe de la luttè
dans une fonction, c'est laisser la vie contre les systèmes politiques unitaires :
s'émasculer. La tête, autorité consciente mais il s'agit d'un principe en dehors duquel
ou Dieu, représente celle des fonctions une telle lutte n'est qu'une contradiction
serviles qui se donne et se prend elle-même intérieure.

2 - PROPOSITIONS SUR LA MORT DE DIEU

tination désespérée de l'homme à s'opposer


6. L'acéphale exprime mythologiquement à la puissance exubérante du temps et à
la souveraineté vou�e à la destruction, la trouver la sécurité dans une érection immo­
mort de Dieu, et en cela l'identification à bile et proche du sommeil. L'existence
l'homme sans tête se compose et se confond nationale et militaire sont présentes au
avec l'identification au surhumain qui EST monde pour tenter de nier la mort en la
tout entier << mort de Dieu JJ. réduisant à une composante d'une gloire
.. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . sans angoisse. La nation et l'armée sépa­
7 · Surhomme et acéPhale sont liés avec un rent profondément l'homme d'un univers
éclat égal à la position du temps comme livré à la dépense perdue et à l'explosion
objet impératif et liberté explosive de la inconditionnelle de ses parties : profondé­
vie. Dans l'un et dans l'autre cas, le temps ment, au moins dans la mesure où les pré­
devient objet d'extase et il importe en se­ caires victoires de l'avarice humaine sont
cond lieu qu'il apparaisse comme « retour possibles.
éternel >> dans la vision de Surlej ou comme ro. La Révolution ne doit pas être consi­
« catastrophen (Sacrifices) ou encore comme dérée seulement dans ses tenants et abou­
<< temps-explosion )J : il est alors aussi dif­ tissants ouvertement connus et couscients
férent du temps des philosophes (ou même mais dans son apparence brute, qu'elle
du temps heiddegerien) que le christ des soit le fait des puritains, des encyclopédis­
saintes érotiques l'est du Dieu des philoso­ tes, des marxistes ou des anarchistes. La
phes grecs. Le mouvement dirigé vers le Révolution dans son existence historique
temps entre d'un coup dans l'existence significative, qui domine encore la civili­
concrète alors que le mouvement vers Dieu sation actuelle, se manifeste aux yeux d'un
s'en détournait pendant la première pé­ monde muet de peur comme l'explosion
riode. soudaine d'émeutes sans limites. L'autorité
8. Le temps extatique ne peut se trouver divine, du fait de la Révolution, cesse de
que dans la vision des choses que le hasard fonder le pouvoir : l'autorité n'appartient
puéril fait brusquement survenir : cada­ plus à Dieu mais au temps dont l'exubé­
vres, nudités, explosions, sang répandu, rance libre met les rois à mort, au temps
abtmes, éclat du soleil et du tonnerre. incarné aujourd'hui dans le tumulte explo­
9· La guerre, dans la mesure où elle est sif des peuples. Dans le fascisme lui-même,
volonté d'assurer la pérennité d'une na­ l'autorité a été réduite à se fonder sur une
tion, la nation qui est souveraineté et exi­ révolution prétendue, hommage hypocrite
gence d'inaltérabilité, l'autorité de droit et contraint à la seule autorité imposante,
divin et Dieu lui-même représentent l'obs- celle du changement catastrophique.

20
1
II. Dieu, les rois et leur séquelle se sont prodiguent et ne se libèrent sans mesure
interposés entre les hommes et la Terre - que pour détruire. La guerre atone, telle que
de la même façon que le père devant le fils l'a ordonnée l'économie moderne, enseigne
est un obstacle au viol et à la possession de aussi le sens de la Terre, mais elle l'enseigne
la Mère. L'histoire économique des temps à des renégats dont la tête est pleine de cal­
modernes est dominée par la tentative culs et de considérations courtes, c'est
épique mais décevante des hommes achar­ pourquoi elle l'enseigne avec une absence
nés à arracher sa richesse à la Terre. La de cœur et une rage déprimante. Dans le
Terre a été éventrée, mais de l'intérieur caractère démesuré et déchirant de la catas­
de son ve.ntre, ce que les hommes ont trophe sans but qu'est la guerre actuelle,
extrait, c'est avant tout le fer et le feu, avec il nous est cependant possible de recon­
lesquels ils ne cessent plus de s'éventrer nattre l'immensité explosive du temps : la
entre eux. L'incandescence intérieure de Terre-mère est demeurée la vieille divinité
la Terre n'explose pas seulement dans le chtonienne, mais avec le!; multitudes hu­
cratère des volcans : elle rougeoie et crache maines, elle fait aussi s'écrouler le dieu
la mort avec ses fumées dans la métallurgie du ciel dans un vacarme sans fin.
de tous les pays. rs. La recherche de Dieu, de l'absence de
r:.. La réalité incandescente du ventre ma­ mouvement, de la tranquillité, est la peur
ternel de la Terre ne peut pas être touchée qui a fait sombrer toute tentative de com­
et possédée par ceux qui la mé-connaissent. munauté universelle. Le cœur de l'homme
C'est la méconnaissance de la Terre, l'ou­ n'est pas inquiet seulement jusqu'au mo­
bli de l'astre sur lequel ils vivent, l'igno­ ment où il se repose en Dieu : l'universalité
rance de la nature des richesses, c'est-à-dire de Dieu demeure encore pour lui une source
de l'incandescence qui est close dans cet d'inquiétude et l'apaisement ne se produit
astre, qui a fait de l'homme une existence que si Dieu se laisse enfermer dans l'isole­
à la merci des marchandises qu'il produit, ment et dans la permanence profondément
dont la partie la plus importante est consa­ immobi
le de l'existence militaire d'un
crée à la mort. Tant que les hommes oublie­ groupe. Car l'existence universelle est illi­
ront la véritable nature de la vie terrestre, mitée et par là sans repos : elle ne referme
qui exige l'ivresse extatique et l'éclat, cette pas la vie sur elle-même mais l'ouvre et la
nature ne pourra se rappeler à l'attention rejette dans l'inquiétude de l'infini. L'exis­
des comptables et des économistes de tout tence universelle, éternellement inachevée,
parti qu'en les abandonnant aux résultats acéphale, un monde semblable à une bles­
les plus achevés de leur comptabilité et de sure qui saigne, créant et détruisant sans
leur économie. arrêt les êtres particuliers finis : c'est dans
r 3 . Les hommes ne savent pas jouir libre­ ce sens que l'universalité vraie est mort de
ment et avec prodigalité de la Terre et de Dieu.
ses produits : la Terre et ses produits ne se Georges BATAILLE

NOTES. - (1) Volonté de puissance, § 712 (Œu­ (3) Œuvres posthumes, 1883-8 (Œuvres com­
vres complètes, Leipzig, 1908, t. :XVI, p. 170). plètes, Leipzig, 1903, t. XUI, p. 228); tr. fr.
(2) Cf. Andler, Nietzsche, sa vie et sa pensée, dans Œuvres posthumes, Mercure, 1934, p. 140,
t. VI, N.R.F., 1981, p. 807 et Œuvres posthu­ § 332.
mes, Epoque du '' Gai savoir "• 1881-2, § 497
et 498 (Œuvres complètes, Leipzig, 1901, t. XII,
p. 228). (4) Id., même page; tr. fr., § 338.

ll
N I E T Z S C H E
E T LA M O R T D E D I E U

NOTE A PROPOS DU " NIETZSCHE , DE JASPERS ( 1)

I nitude et de valeur, plus nous soyons


sur nous », et c'est bien ainsi. Et il est
IMMANENCE
bien aussi que « plus notre vie a de plé­
ET nitude et de valeur, plus nous soyons
VOLONTÉ D'IMMANENCE prêts à la donner pour une seule sensa­
tion agréable » . L'homme s'inclinera
vers la mort sans la craindre, chacun
Comme d'autres ont philosophé en pré­
vers la mort qui est la sienne. Bien plus,
sence de la divinité, Nietzsche a philo­
l'idée de fête est liée souvent par
sophé, si on peut dire, en présence de
Nietzsche à l'idée de mort. Faisons fête
l'absence de la divinité, et c'est sans
à la mort, faisons de la mort une fête,
doute plus terrible. Kierkegaard est
ce sera encore la meilleure façon de
« devant Dieu », Nietzsche est devant le
nous venger de la trahison de la vie.
cadavre décomposé de Dieu. Bien plus,
tandis que Kierkegaard pense que Dieu
veut ma mort, Nietzsche pense que
l'homme doit vouloir sans cesse à nou­
veau la mort de Dieu. Cette mort n'est
pas seulement un fait, elle est l'action
II
d'une volonté. Pour que l'homme soit
vraiment grand, véridique, créateur, il
faut que Dieu soit mort, que Dieu soit VOLONTÉ D'IMMANENCE
tué, qu'il soit absent. En le privant de ET VOLONTE
Dieu, j'apporte à l'homme l'immense
don qu'est la parfaite solitude, en même
DE TRANSCENDANCE
temps que la possibilité de la grandeur
et de la création. La philosophie de Nietz.sche, c'est essen­
L'angoisse devant la mort disparaît. tiellement, nous dit Jaspers, J'affirmation
1c Cela me rend heureu.x, dit Nietzsche, du monde comme pure immanence.
de voir que les hommes ne peuvent pas C'est ce monde-ci qui est l'être. Mais de
penser jusqu'au bout la pensée de la même que la croyance de .Kierkegaard
mort. » cc Notre unique certitude, la cer- est une croyance qui doute, de même la

22
négation de Nietzsc'he. L'absence de et les croyances des prophètes. » L'im­
Dieu n'est ni erreur ni vérité. Et c'est moralité de Nietzsche est négation de le
pourquoi la pensée de l'absence de Dieu fausse morale; de même, nous dit Jas­
est passion, est volonté, de même que pers, sa négation de Dieu est liaison
chez Kierkegaard la pensée de Dieu est authentique avec l'être, affirmation du
passion et volonté. Nietzsche vit cette oui, volonté de substance. Le non quand
réalité de la mort de Dieu en la voulant i est radical peut, par sa propre force,
l
comme nous l'avons vu; et en même par sa frénésie, se transformer en oui, et
temps sans la vouloir. Il veut Dieu en le nihilisme, nihilisme des forts et non
même temps qu'il veut la mort de Dieu. plus nihilisme des faibles, en philoso­
Et la pensée de J'absence de Dieu ne phie positive. Dans ce nihilisme qui se
supprime pas en lui l'instinct créateur transcende, qui se nie, l'être se révèle.
de Dieu. Telle est l' « existenzielle Par la blessure même qu'il sent en lui,
Gottlosigkeit » dont parle Jaspers. par sa douleur de dieu déchiré, Nietzsche
atteint le fond de l'être, le temps. li a
l'œil fixé à la fois sur la roue de l'éternel
retour et sur la ligne, finie-infinie, du
plus lointain horizon, du surhumain. Il
unit en lui Ixion et Prométhée.
m
Si la nécessité et la volonté, le passé et
l'avenir viennent se fondre, si le plus
TRANSCENDANCE haut fatalisme vient, selon l'expression
même de Nietzsche, s'identifier avec le
Nietzsche est ébranlé, puis transpercé hasard et avec la création, avec l'activité
par l'idée de cette transcendance qu'il la plus haute, si le monde absurde et in­
nie. Et le sérieux de cet abandon de soi, complet de l'insatisfaction perpétuelle,
tel que Nietzsche l'a accompli, n'est-il recevant le sceau et la bénédiction de
pas, se demande Jaspers, comme l'image l'éternité, devient le monde complet de
de la perte et du sacrifice de soi sous l'éternelle satisfaction, n'est-ce pas parce
l'inftuence de la transcendance? que l'identité des opposés est l'expres­
cr Par opposition au positivisme, au na­ sion transcendante de l'être en tant qu'il
turalisme, au matérialisme, il y a chez ne peut être saisi dans aucune catégo­
lui une négativité universelle, une insa­ rie? Et ne savons-nous pas que les cer­
tisfaction sans limite devant tout aspect cles et les antinomies ne sont que des
de l'être. Et cette poussée de l'insatis­ moyens pour toucher de biais et dans
faction et de la négation se fait avec une l'ombre ce qui dépasse toute loi, toute
telle passion, avec une telle volonté de parole, toute forme?
sacrifice, qu'elle semble venir de la mê­
me profondeur que les grandes religions Jean WAHI.

(1) Karl Jaspers, Nietzsche, Einführung in das Verstaendni.s seines Philosophierens, Berlin, 1936. Sur
cet ouvrage, on trouvera un compte rendu plus général p. 28.

23
R É A L I S A TI O N DE L ' H O MM E

Dans un monde en décomposiion,


t qui se d'interprétation, ni d'explication, ni de
fige progressivement dans la seule con­ contemplation.
templation et prescience de sa fin - dont La question que Pose Nietzsche a11ec une
les actes tuent tout ce qu'ils avaient extrait insistance accrue est celle de la réa,lisation
de vivable, lorsqu'ils viennent à se pro­ de l'homme.
duire - la voix de Nietzsche s'élève, inci­ Vivre, c'est inventer ! L'existence donnée,
tante et provocatrice, chargée de toute la pris e dès la naissance dans le jeu des for­
douleur comme de toute la joie que Zara­ ces qui font, défont et refont le monde à
thoustra porte en lui. Tout ce qui pour chaque instant du temps, n'est ni une ré­
nous est condamné à périr d'une mort demption, ni une humanisation, mais par
misérable, notre civilisation, nous semble rapport au monde qui la conditionne et
alors offrir des possibilités nouvelles - la dans la seule mesure où elle s'oppose à lui,
vague humaine et cosmique qui nous char­ un enfantement douloureux, une création.
rie se retire, comme la mer, pour revenir. La vie que l'on s'efforce en vain d'enfer­
La présence de Nietzsche suffit à changer mer en formules explicatives ou à para­
cette disparition difficile en aurore d'une lyser en doctrines, éclate, et c'est au cen­
nouvelle naissance. tre de son bouillonnement continuel et
En déroulant un à un les langes de la incohérent que l'on doit se placer pour en
blessure dont il souffrait dans son être jus­ extraire la puissance et ne plus avoir à
qu'à la folie, Nietzsche arrache à l'exis­ croire ni à espérer.
tence le masque qui la rendait indigne. Seuls, Marx avant lui et Freud après lui,
« Notre plus grand grief contre l'existence, ont aidé, par d'autres moyens, cet accom­
c'était l'ex-istence de Dieu 11 . Le pessi­ plissement de l'homme qui, sans nous per­
misme nécessaire trouve en cette décou­ mettre de conclure à son inéluctabilité, jus­
verte l'issue. n se change en affirmation tifie les gestations monstrueuses du monde
tragique de la vie. qui nous entoure - accomplissement qui
va de la douleur et l'angoisse et par la
La mort de Dieu n'est pas chez Nietzsche douleur et l'angoisse, à la joie u l'éternelle
une découverte de l'esprit mais une révé­ joie du devenir, cette joie qui porte en
lation et une affirmation de la vie qui se elle la joie de l'anéantissement l> - mais
dénude, du monde chaotique, glaciaire et jamais aucune voix humaine ne nous a
exaspéré avec lequel il entre en contact. parlé << d'aussi près l> que celle de Nietzs­
Si les conséquences en sont extrêmes, elles che. Comme en la vision, l'objet se précise
le sont pour l'homme, lieu des métamor­ et s'affirme jusqu'à son intégration et sa
phoses du monde en devenir. Le cercle est perte totales, le surhomme nous rapproche
enfin brisé dont Dieu était l'expression de nous-mêmes et de notre disparition . Le
parfaite. Il ne s'agit plus de chercher les vide de l'existence n'est pas comblé -
raisons pour lesquelles ce cercle était fermé mais la possibilité du geste qui la tue et
inéluctablement sur l'existence. << Il ne la crée tout ensemble nous est offerte.
peut s'agir d'adéquation parfaite mais
d'adéquation utile 11. D ne s'agit plus Jean ROLLIN

24
CRÉATION DU MONDE
Etre un grand seigneur qui porte l'épée; d'Epicure ou de l'être; s'entourer d'une
culbuter filles, dames et demoiselles; cour de savants et de poètes, d'artistes
faire l'aumône aux pauvres à condition et d'acteurs, de bourreaux et de sujets
qu'ils renient Dieu, dépouiller la veuve propres à tous les caprices du moment.
et l'orphelin, ne compter ni rentes, ni Car le moment est tout plein d'exigen­
dettes; entretenir des poètes à condi­ ces, car le moment est insurmontable.
tion qu'ils chantent le délire des sens,
des peintres capables de retenir les mou­
vements de la volupté, des ingénieurs Etre ce grand seigneur-là, est une chose.
pour les plaisirs d'un tremblement de C'en est déjà une autre que d'être ce
terre sur commande, des chimistes pour grand seigneur dans un cachot, de
essayer des poisons lents et foqdroyants; n'avoir plus que des intentions de grand
fonder quelques maisons d'éducation seigneur et de savoir que c'est précisé­
pour y recruter un sérail d'icoglans et ment pour avoir eu ces intentions-là que
d'odalisques, chasser l'enfant nu, à pied l'on se trouve à présent entre quatre
ou à cheval; offrir des banquets à la murs. En effet, ce sont restées des inten­
populace sur un tréteau pourvu de trap­ tions : songeait-on seulement à les réali­
pes qui l'engloutissent au dessert; mais ser? C'est à peine si l'on a tenté le cin­
si tout n'est pas possible, faire jouer des quième de cet admirable programme.
spectacles étranges, faire célébrer la Mais à elles seules ces intentions étaient
messe pour profaner l'hostie, afin de d'un poids écrasant et voici qu'entre ces
faire venir le diable, et si tout cela est murs, elles livrent leur insupportable
trop ennuyeux à la longue, si l'on s'éton­ secret. En liberté, on avait jugé spirituel
ne qu'aucun avertissement visible et de se nommer « roué » : et pourtant,
clair ne vienne vous arrêter, essayer de c'était aux Damiens, aux Mandrin, aux
se faire peur par un autre moyen, se Cartouche que le bourreau rompait les
faire rouer de coups par ses valets. Mais os. En cellule, noblesse oblige encore :
si le monde étonné vous demande des si nous avons, nous, de la race des forts,
raisons de tout ceci, affirmer que Dieu transgressé les lois pour la protection du
n'existe pas, mais que par contre Tibère faible, n'était-ce pas en retournant ainsi
et Néron ont existé, que l'un fit crucifier notre propre force contre nous-mêmes
le Fils de Dieu, que l'autre jeta aux lions pour en faire l'ultime expérience que
ses disciples et que l'immortalité de nous avons échoué? Au feu de nos pas­
l'âme étant un leurre, il s'agit de s'im­ sions qui soulevèrent contre nous la
mortaliser dans le monde par des cri­ volonté générale, allumons le flambeau
mes plutôt que par des bienfaits, la de la philosophie, délectons-nous à en
reconnaissance étant passagère et le incendier le monde : ne sommes-nous
ressentiment éternel. Bref, accepter en pas nous-mêmes déjà plus qu'un brasier
souriant de passer pour un pourceau ardent? Derrière ces murs, une révolu-
tion gronde : les affamés d'hier seront tation scandaleuse que nous avons faite :
les maîtres aujourd'hu� car il faut que le monde moderne s'avilit par suite de
chacun ait son tour : mais connaissent­ l'absence d'esclaves. Constatation qui
ils seulement la faim qui nous dévore coûte cher à celui qui est seul à suppor­
dans notre satiété, nous les rassasiés ter les conséquences qu'il est seul à tirer
d'hier : en vérité, nous aurons à souffrir de sa constatation.
des nouveaux repus, nous autres affa­
més d'une nouvelle sorte! Libre, nous Accepter dans ces conditions, une chaire
nous considérions comme une force de de philologie à l'université de Bâle, c'est
la Nature, comme l'agent de ses n i ten­ prendre le plus prudent incognito, car
tions, nous acceptions tout l'avantage à quoi tend l'exercice d'une activité
qu'elle offre de préf�rence au fort aux intellectuelle ou scientifique sinon à sa­
dépens du faible, prêt à le lui restituer tisfaire tout d'abord la curiosité native
dès qu'elle le réclamerait. Entre les qua­ de l'individu que nous sommes. A la
tre murs de notre cellule, privé de nos satisfaire aux dépens même du milieu
alchimistes et de nos artistes, de nos social auquel nous devons nos moyens
savants et de nos poètes, de nos comé­ de connaissance. Et c'est ainsi que l'on
diens et de nos victimes, nous serons aimerait « mener l'adolescent dans la
nous-mêmes alchimiste et poète, artiste Nature et lui montrer partout le règne
et savant, bourreau et comédien, comé­ de ses lois : puis les lois de la société
dien et victime. Remis en liberté nous bourgeoise. C'�t alors que la question
n'aurons du grand seigneur que les ma­ ne manquerait pas de se faire entendre :
nières et les goûts, nous n'aurons du fallait-il qu'il en fût ainsi? Et peu à peu
grand seigneur que la mauvaise cons­ l'adolescent aurait besoin d'histoire pour
cience, car nous ne serons plus que apprendre comment on en vînt à l'état
conscience et nous serons la conscience présent. Mais en apprenant ainsi l'hi�
eUe-même. toire, il apprendrait aussi comment lui­
même eût pu devenir autre. Quelle est
Tant et si bien qu'avec cette conscience, la puissance de l'homme sur les choses?
il est moins possible de jouir d'une exis­ Telle devrait être la question initiale de
tence apparemment impunie que de toute éducation. Et alors, pour montrer
vivre, à titre de punition donnant droit comment il en pourrait être tout autre­
aux intentions inavouables, de vivre ment en ce monde, nous évoquerions
confondu dans la foule de ses contem­ l'exemple des Grecs, puis, celui des Ro­
porains conservateurs ou démocrati­ mains, pour montrer comment on en
ques, tous également préoccupés d'accu­ vint là où nous en sommes ».
muler des richesses tout en prétendant
organiser le progrès social, l'unité na­ Mais qui prétend ainsi du haut d'une
tionale et l'Empire, de vivre parmi eux chaire de philologie anéantir l'autorité
en n'ayant pour s'en distinguer que cette de deux mille ans, il voit bientôt les
noble mauvaise conscience que nous plus sympathisants de ses collègues s'é­
avons héritée, le seul bien que nous carter sur son passage, il voit son grou­
ayons hérité, s'il est vrai que philoso­ pe d'élèves se disperser, il risque de di­
pher, c'est obéir aux lois· d'un atavisme lapider le meilleur de lui-même dans le
d'ordre supérieur : cette noble mau­ vain effort de marquer la jeune généra­
vaise conscience que nourrit la consta- tion de son propre destin.

26
Car c'est là supporter un destin iné­ voilà qui précisément inquiète la So­
changeable, - et mieux eût peut-être ciété qui n'aime pas les hommes-ser­
valu ne pas être né, - que de sentir un pents : au cours de sa fréquentation de
jour que le Créateur n'a plus créé ce la Nature, le chercheur découvre dans
jour comme les jours précédents; que chaque règne des modes d'existence et
l'on n'est plus sorti de ses mains au des modes de jouissance, des modes de
réveil; que l'on n'est plus que l'écume puissance et des modes d'adoration qui
du néant songeur; et que le monde sont autant de suggestions et qui sont
maintenant périclite à vue d'œil depuis autant d'inspirations; la Société compte
que les veines divines se sont dessé­ sur le chercheur pour être prévenue :
chées : tout ce que l'on regarde, tout ces suggestions sont-elles propres à
ce qui vous entoure, semble le cadavre entretenir la vie de la communauté ou
du Créateur; ou bien, frappé de tor­ peuvent-elles nuire au maintien de
peur, l'on éprouve les limites d'un ver l'ordre? Pour pouvoir cultiver les scien­
éclos sur ce cadavre; avec lui le monde ces sans danger, la Société exige du Sa­
exsangue se décompose et l'on trouve vant de n'avoir pas de secret avec la
le bonheur d'un ver dans la décomposi­ Nature. Elle exige de lui qui se consi­
tion éternelle de l'infini cadavre de dère comme la Nature étudiée par la
Dieu; ou bien, tourmenté d'une pitié nature, de bien vouloir respecter la li­
clairvoyante, on a la force de se recon­ gne de démarcation qui sépare la Nature
naître dans l'incommensurable charo­ du Savant.
gne et de dire : c'est moi! c'est moi!
c'est moi qui souffre les injures de la
vermine! Mais celui qui a assisté le Créateur en
ses derniers moments, qui a vu les
Telle est l'impudence de ceux qui ont membres divins en proie à la vermine,
assisté le Créateur en ses derniers ins­ qui s'est senti comme la souffrance pos­
tants. Tel est aussi leur seul remède. thume de Dieu et qui en ensevelissant
Que leur reste-t-il du monde, soustrait Dieu, a perdu le monde, il n'a plus de
compte à rendre à la Société, il ne con­
à leurs impulsives investigations, sous­
trait à leur insatiable amour, que leur nrut plus de ligne de démarcation entre
la Nature et lui-même, il franchit cette
reste-t-il du monde que décomposent
par le travail cette race de laborieux ligne et, désespérant de créer jamais, il
impuissants, malades de ne pouvoir se métamorphose de Savant qu'il était
en Nature savante, et ce n'est qu'un der­
posséder le monde à la mesure du
monde? Il leur reste encore la Nature, nier vestige de pudeur et de modestie
leur propre nature. La Nature, dit-on, vraiment exagérée, ce n'est qu'un égard
est l'objet de la recherche scientifique. de trop pour sa mère, sa sœur et ses
L'homme qui se considère comme un contemporains, s'il maintient les dehors
produit de la Nature, en tant que Savant avenants, graves et paisibles d'un pro­
se comprendra donc dans cette recher­ fesseur.
che : et il sera la Nature étudiée par de
la nature et en lui le serpent se mordant
la queue trouvera sa satisfaction. Mais Pierre KLossowsKI

27
DEUX INTERPRÉTATI ONS RÉCENTES DE NIETZSCHE

1. - Karl JASPERS, NJJITZSCHR, EINFUEH· enfin les cadres Préétablis où l'on cherchait
RUNG IN DAS VBRSTABNDNJS SIUNES PliiLoSO· à faire entrer en la mutilant, la « politi­
PHŒRENS. - Berlin, 1936. que 11 nietzschéenne. Un Passage significa­
Le seul ou11rage donnant une rePrésentation tif de cet exPosé marque peut-Ure mieux
d'en-semble de la 11ie et de la Pensée de que toute autre considération la distance
Nietzsche était jusqu'aujourd'hui celui de qui séPare Nietzsche de l'interprétation
Charles Andler. Andler a déterminé dans les fasciste (1).
cadres de sa propre intelligence des choses cc Ce par quoi Nietzsche se distingue des au­
le mou11ement de la pensée nietzschéenne : tres penseurs politiq,ues, c'est l'absence chez
son interPrétation -vaut à peu Près ce lui de cette délimitation notionnelle de la po­
que -vaut une telle intelligence. Dans. la litique qui les caractérise tous. Le plus sou­
mesure où elle est pénétrée Par le hégélia· vent, ils l'ont conçue soit dans un sens théo­
logique et transcendantal par rapport à Dieu
nisme et la sociologie française, elle Projette
et à la transcendance, soit par rapport d une
sur le système de Nietzsche une lumière
réalité spécifique de l'homme. La pensée poli.­
inhabituelle; dans la mesure où elle est celle litique p eut, par exe.rnple chez Hegel, s'accom­
d'ut� Professeur moins porté aux dangers de plir dans le projet de totalité existante ou en
l'angoisse PhilosoPhique qu'aux tranquilles devenir; c'est alors que cette pensée, en tant
exPosés d'histoire littéraire, elle aPlatit. . . que tout systématique, est l'expression d'une
L'ou-vrage de Jaspers répond à un Plan ana­ réalité factuelle et, en particulier, justifica­
logue à celui d'A ndler, mais il ajoute à ce tion et exclusion, son contenu étant la cons­
nou-veau « manuel ,, tout l'intérê t qui tou­ cience de L'ambiance existante. Ou bien cette
pensée, chez Machiavel, peut se déployer en
che à la personnalité de JasPers, l'un de
regard de réalités particÛlières et de leur si­
ceux qui rendent -vie aujourd'hui à la
gnification quant aux lois propres à la puis­
grande Philosophie allemande. Parce qu'il sance; c'est alors que sont élaborés des types
est tm philosoPhe d e la tragédie, il a été de situations et des règle.s de comportemen t,
Possible à JasPers d'entrer dans la Philo­ soit dans le sens d'une technique politique,
sophie de Nietzsche, d'en sui11re le mou- soit en se référant immédiatement d un agir
1!ement contradictoire sans jatn4ÎS le réduire surgi de la volonté de puissance, de la pré­
à des conceptions toutes faites. L'intelli­ sence d'esprit et d u courage, agir qui ne sau­
rait Ure rationnallsé d'une manière définitive.
gence libre de JasPers suit mêrne la 11ie
Nietzsche ne s'engage 3Ur aucun de ces che­
a-vec une fidélité si constante qu'elle abou­
mins, il ne fournit ni un tout systématique
tit à ce qui Peut de11enir le Principe d'une à la Hégel, ni une politique pratique d la
élusion des conséquences : aux exigences Machiavel, mais sa pensée procède d'un sou­
nietzschéennes formulées dans la fièvre, ci q,ui embrasse la condition de l'homme
JasPers ne réPond qu'en les rejetant à des m�me, de l'Ure de l'homme, sans �tre (encore
possibilité -vagues : <t Rien ne nous est ou déjà) en possession d'une substance inté­
donne ache-vé mais seulement dans la me­ grale. Il établit l'origine de l'événement poli­
sure où nous le conquérons Jl, affirme-t-il. tique, sans se plonger méthodiquement dans
les réalités concrète.� particulières de t'agir po­
Con�m.ent é-viter d' éProu'Ver une fois de plus
litique, tel qu'il se manifeste tous les jours
d11vant tme aussi belle Phrase le tacite en­
dans la lutte des puissance.s et des hommes.
têtement humain qui refuse à la Pensée la Il veut engendrer un .mouvement éveillant les
Possibilité d'être exPrimée Par des actes, derniers fondements (dernières causes) de l'Ure
non par des gloses. de L'homme et contraindre par sa pensée les
Ma.is a-vec le domaine Politique, étant donné hommes qui l'écoutent et le comprennent à
qu'on t�'y envisage Pas les Problèmes 1tl­ entrer dans ce mounement, sans que le con-
times mais des mo;)' ens termes, la 'Volonté de
ne Pas être lié et la mobilité de l'analyse (1) J. Wahl, dans l'article publié plus haut.
se révèlent seuls aPtes à saisir une attitude (p. 22) donne un autre exemple des elCJlOsés de
déconcertante. L'exposé de JasPers brise Jaspers.

28
tenu de ce mouvement ait déjà reçu une dé­ héroïque ou d'une doctrine orgiastique n,
termination étatiste , populiste (vtllkisch), so­
Lowith se Propose de caractériser le prin­
ciologique quelconque. Le contenu qui déter­
cipe fondamental de la totalité cachée de la
mine tous les jugements, est bien plus, chez
Nietuche, l'attitude tc intégrante " à l'égard doctrine nietzschéenne sous sa force aPho­
du tou t de l'être, n'est plus seulement de la ristique.
polit'ique, mais est philosophie au moyen de La situation actuelle de la PhilosoPhie
laquelle, dans L'abondance du possible, sans exigeait le rétablissement de la nécessité
principe rationnel, le contraire et le contradic­ verbale. Elle Poussait Nietzsche a rotnPre
toire peuvent �tre tentés - tentative obéissant avec la 'Vieille systématisation du dix­
au seul principe de la salvation et de la gra­
neu11ième, a s'exPrimer selon les moyens
dation de la condition humaine. ,,
les Plus immédiats, donc a faire .Preu-ve du
u Comparée aux grandes constructions tradi­

tionnelles des sciences politiques et de la phi­ modernisme le plus outrancier : et ce fai­


losophie de l'Histoire, la pensée de Nietzsche sant, cette mJme situation le contra.igna.it
doit, par conséquent, se refuser d toute mé­ simPlement à un retour à la forme nécessai­
thode déduct'ive comme à toute dét ermination rement la Plus fortuite e t Par conséquent la
notionnelle. Cependant, encore que son contenu plus originelle, la Plus antique de la pen­
échappe à une inte1·prétation déterminée, elle sée. C'est donc une erreur de ne -voir, selon
provoque la création d'une atmosphère cohé·
un. critère scientifique, qu'un m-élange
rente. Telle une templ!te, cette pensée peut
d'aperçus scientifiques et de -vis·ions poéti•.
agiter l'dme; mais elle devient insaisissable sitat
q,u'on La veut astreindre à l'état de forme et
ques dans sa Philosophie. C'est au critère
de notion claire et définitive. Dans la mesure présocratique qu'il faut re-venir pour cons­
où la pensée de Nietzsche tend à créer cette at­ tater ce trait essentiel : Nietzsche se res­
mosphère, elle éuite tout ce qui pourrai! auoir sou-venant de l'originelle unité de la vérité
l'apparence d'une doctrine. Les possibilités les et de la fiction dans le langage sentencieux
plus diverses sont mises à l'épreuve avec une des sages de l'antiquité.
égale véhémence, sans �tre réunies en un seul
Ce Principe du ressou-venir qui se manifeste
but univoque. Le notionnel n'y prétend jamais
jusque dans la nécessité d'expression, Pré­
�tre L'expression d'une vérité devenant condi­
tion existante. Il semble s'offrir comme un
side a tou te l'évoltûion nietzschéenne et
moyen d'une souplesse illimitée, au service Lowith nous montrera comment l'odyssée
d'une volonté de pensée dominatrice, qui n'est de sa conscience n'a pour but que la ren­
fîz.ée d rien. Ce faisant, elle at teint dans la trée au Port de la Première jeunesse.
formulation, un maximum de puissance sug­ Lowith consacre à ce Principe du retour sur
gestive. Seul qui sait identifier cette puissance soi-même la partie centrale de son ou-vrage,
de L'expression avec La faculté de métamor­
ainsi divisée :
phose, s'approprie le sens de cette pensée. ,,
1) Libération par raPPort au TU DOIS chré­
cc Comme iL est impossible de Jaire de la pen.

sée politique de Nietzsche un système ration­


tien Pour atteindre au JE VEUX du supra­
nel sans que L'on détruise d u m�me coup la nihilisme.
pensée nietzschéenne proprement dite, la par­ 2) Libération Par raPPort au JE vaux pour
ticularité de cette pensée cc voulante ,, ne peut atteindre au JE SUIS de la surhumanité dans
devenir sensible dans sa détermination (de
le retour éternel.
direction) vivante et non point notionnelle,
que par la recherche des facteurs tc contradic­ En substituant le JB VEUX au TU DOIS,
toires ,, qui y sont manifestés. ,, l'âme nietzschéenne effectue la dangereuse
conversion de la foi dans le vieux Dieu à
II.- Karl LŒWITH, NIE'l'ZSCHES PHI·
Présent mort et dont elle se considère le
LOSOPHIR D'ER RWIGBN WIRDRRXUNFT DES meurtrier, en la volonté du néant, car la
GLBICHRN. - Berlin, 1935. liberté recou11rée par la mort de Dieu exige
que l'homme veuille le néant plut6t que de
Pour en finir une fois Pour toute a-vec les renoncer à tout e volo1tté. Mais Par ce -vou­
modes d'interPrétation qui nous présentent loir le néant qui est le non-sens du monde
Nietzsche « cotnme l'apcHre de l'individua­ sans but, l'homme surmontera ce non-sens,
lism.e effréné, le créateur d'un réalisme car il aura simPlement voulu ce qui avait

29
toujours été et ce qui toujours sera : sur­ degré d'identité entre Nietzsche et Diony"
monter le non-sens, c'est donc 'VOUloir sos.
l'éternel retour qui en absorbant le JR VEUX Vouloir vivre tout instant de telle sorte que
transitoire amènera l'affirmation du JE SUIS. l'Qn puisse désirer le revivre à l'infini -

Le pi11ot de ce mou11ement cyclique est cet cet impératif de l'éternel retour, le seul
é11énement terrible et mystérieux qu'est la �authentique de la 'Volonté de puissance si
mort de Dieu, expérience cruciale de faussement interPrétée jusqu'à ce jour,
Nietzsche.. constitue en fait la nou'!lelle resPonsabilité
que l'homme doit assumer du fait de la
Du point de 11ue théorique, Hegel conce-
mort de Dieu, et confère un nou11eau poids
11ait cc la mort de Dieu comme un Vendredi

Saint spéculatif ))1 Feuerbach dé11elo Pait
à l'existence humaine. Le temPs du retour
éternel, remarque Lo1vith, n'est donc Pas
un cc athéism.e pieux >>, tous deux aJOur­
celui de l' <l éternelle Présence ,, du cercle
naient les conséquences d'un hénewent

qui pour Nietzsc e a11ait toute l'étendue
'Vicieux, mais le temPs futur d'un but qui
libère du Poids du passé par la 'Volonté de
d'un cataclysme tncommensurable : de la
l'a11enir. L'éternité est bien le but voulu
mort de Dieu naissait le surhomme. Mais
d'une 'Volonté toujours renou11elée d'éterni­
n'était-ce pas aussi la résurrection d'un
sation de soi-tn€me comme des faits et des
11 nou11eau et très ancien Dieu ,,f A
choses de l'existence. C'est là l'heure du
Nietzsche la mort de · Dieu se ré11èle dans
grand midi, lorsque la 'Volonté de l'a11enir
son exPérience <c illuminée n pourrait-on
s'affirme et qu'il s'agit de décider dans le
dire de cc ces instants qui semblent tombés

de l lune, ces instants où l'on ne sait p us � sens du surhomme ou du soushomme.

de combien d'ans l'on est âgé et combten Or, la contradiction interne entre l'imPé­
jeune l'on sera e1� core... Je ne d�ute Pas ratif éthique : 'VOuloir re'VÎ'Vre tout instant
qu'il n'existe plusteurs sortes de Dteux... ,, de telle sorte que l'on Puisse désirer le re'Vi­
Mot où Lowith reconnaît un instinct créa­ 'Vre à l'infini - et la notion même de la
teur de di11iniLés. C'est en effet dans l'un nécessité du retour éternel aPParat! dès que
de ces instants que lui 11ient l'idée de retour Nietzsche affirme : << Le fait de suPPorter
éternel c'est dans l'un de ces instants qu'il notre éternité (dans l'éternel retour) - ce
t
rencon re za,.athoustra, qu'il de11ient lui­ serait la chose supr€me. n Car m€me s'il
mlme l'ombre de Zarathoustra, c'est dans ne nous arri'Vait Pas de désirer re'Vi'Vre notre
l'un de ces instants qu'il s'éprou'Ve comme passé 'Vécu, nous ne saurions échapper à
le meurtrier de Dieu, et ce sera dans un l'inexorable nécessité de le revivr�> �rnel­
pareil instant qu'il subira cette transforma­ lement ! Et l'objection de r.iiuriln Pourrait
tion double et définiti'Ve : en Nietzsche­ se formuler ain,.ti. . (' s'agit moins d'une
Dionysos et Nietzsche fou. LOwith, tout le 'VQ.l.Jlnté-étnique qui nous ferait saisir le 'Vrai
long de son li'Vr�, s'é'V�..Iue li mdtu--fm -de la totalité dans le moment fortuit,
judiciet�sement en relief cettt.. troublante qu'une Prise de conscience de notre irres­
équi'Voque inhérente et a la personne de ponsabilité. En tant qu'existence nous ne
Nietzsche et à sa doctrine - équi'Voque que suPPortons Pas de n'a'Voir aucune Part à
Nietzsche se Plaît à souligner lui-même notre << /actualité >> Passée, et 110ulons Par
quand il se présente dans Ecce Homo com­ conséquent Ure resPonsables de notre exis­
me l'incarnation de la décadence et de l'es­ tence en tant que 'VOlonté, bien qu.e nous ne
sor. Et Lo�oith s'efforcera de rendre sensi­ Puissions Pas l'€tre en tant qu'existence
ble ce décalage entre Nietzsche et Zara­ pure et simple. Seule par conséquent, une
thou.�tra, entre Nietzsche fou et Dionysos, et concePtion de l'éternité cyclique Peut con­
de démontrer comment de ce décalage Pro­ cilier le 'Vouloir nietzschéen et la nécessité
cède la scission notionnelle que met à jour réalisée par la raison nietzschéenne. De ce
t�ne étude rationnelle de l'idée de l'éternel moment, dit LêJwith, on constate dans la
retour. Tant et si bien que la doctrine doctrine tant�t l'exPression d'une nspira­ i

acquerrait une 'Valeur positi'Ve sui'llant le tion, tant6t celle d'une décison << Une
i .

30
düision de la 110lonU qui à l' extr€me limite obsene Lowith, tend à se résoudre par le
de la liberté Préfère 'VOOloir le néant Plutôt paradoxe : chez Kierkegaard, Par le u saut n
que de ne Pas 'VOuloir, et une insPiration en du fond de la maladie mortelle dans la foi;
laquelle l'être se donne lui-même dans le chez Marx, Par l'idée de l'aliénation de
ré11élé, form�nt ensemble l'accès Probléma­ l'homme par l'homme dans la production
tique à la double 'Vérité de Nietzsche, 'Vérité économique dfl'Vant se con'Vertir en une ré­
qui en tant que doctrine du nihilisme sur­ cuPération de l'intégrité humaine; chez
monté Par lui-même, est 'Véritablement son Nietzsche enfin, par la con'Version du nihi­
« Credo qui a absurdum l>. Ce << qui a absur­ lisme européen en la croyance au retour
dum << procède directement de la Plus ou éternel. Les t1'os
i efforts n e diffèrent que
moins grande identité, de ce Plus ou moins par les moyens, ils ont la m€me origine et
grand décalage entre le PhilosoPhe frappé tendent 'Vers le �me but : la récupération
de folie et son Dieu. << La 11érité insPirée du monde Perdu. Récupération de la chré­
dans le hasard nécessaire du discours Para­ tienté chez Kierkegaard, de l'h-umanité
bolique de Zarathoust1'a, Prophétie de l'éter­ chez Marx, de l'antiquité mythique chez
nel retour, nous ramène à la 'Vérité équi'Vo­ Nietzsche.
que de la folie. Ce ne serait que si la forme
suprame de l'être, Dionysos, Parlait à tra- · On Peut mieux comPrendre sa Prétention a
'Vers le PhilosoPhe jouant le r�le de Dieu ­ mettre un terme au Christianisme, souligne
lequel transposerait du m�me couP la réa­ LêJwith, aujourd'hui que des Etats tout
lité temPorelle du Philosophe - que l'être entiers combattent Publiquement la foi
lui-mame Parlerait àJ tra11ers sa PhilosoPhie chrétienne, alors que naguère quelques in­
dionysienne, laquelle transpôse l'asPect réel di'Vidus menaient cette lutte Plus ou tnoins
de l'être. Mais comment décider si Nietzsche ou11ertement. Il imPorte de saisir que, Pour
était la Personne d·un Dieu ou l'acteur de Nietzsche, il s'agit de renier le Crucifié non
son proPre idéalf. . . ,, Ainsi le contenu d'ex­ Pas Pour se déli11rer de la souffrance mais
.périence irréductible et nécessaire que la Pour consentir à celle-ci dans le culte dio­
force Poétique unificatrice de la Parabole nysien. La mort du Dieu chrétien condi­
zarathoustrienne arri'Vait à donner comme tionne la résurrection d'tm Dieu de l'anti­
un tout cohérent, se désagrège en fragments quité : et les conflits euroPéens qu'annon­
et en éléments fortuits, Prétend Lowith, ce Nietzsche, les guerres qu'il ProPhétise
siMt que Nietzsche 11eut traduire notionnel­ sont à comPrendre comme des guerres de
lement cet élément en doctrine. consciences, des guerres de religion, des
guerres spirituelles : elles remPliront l'ère
On 11oit que les considérations de Lowith de la grande politique. Mais en anticiPant
sont bien près de l'analyse Pathologique : et l'a11enir, Nietzsche n e fait que chercher
Pourtant elles ne présentent que l'asPect l'issue du Labyrinthe construit par deux
purement notionnel du conflit. Cela sans millénaires, il sait que cette issue est iden­
doute pour pou'Voir Plu.s aisément établir un tique à l'entrée : le Christian sme
i Primitif
raPPort fort subtil mais fort séduisant entre qui dans notre monde moderne représente
Nietzsche et deux autres Penseurs contem­ Pour une Part un << morceau d'antiquité >>
Porains, essentiellement différents l'un de mythique; en franchissant le seuil de cette
l'autre, Kierkegaard et Marx. Et ceci Per­ unique issue du Labyrinthe, c'est-àl-dire en
mettra à Lowith qui, Par ailleurs, a remar­ transgressant le Christianisme ainsi que le
quablement exposé la situation où se trou­ monde actuel s'apprUe à le faire, l'huma­
vait la conscience occidentale depuis He­ nité refaisant en sens in11erse la décadence
gel (1) d'attirer l'attention sur les trois gréco-romaine, re'Vient à l'ère tragique de
asPects que Prend l'aliénation de l'hom:me la Grèce, moment qui sera marqué Par l'aP­
Par rapport à lui-même et Par raPPort au Parition de Contre-Alexandres qui renoue­
monde, aliénation qui forme le contenu des ront le nœud go'l'dien, jadis tranché, de
différentes exPériences kierkegaardienne, l'âme hellénique disPersée à tout 11ent.
marxiste et nietzschéenne. Chacune d'elles, C'est ainsi que la figure de Nietzsche 'Va se

31
conjo1tdre a11ec son image d'Héraclite, son lité de l'ltre. Comment Nietzsche se libêre­
idée de l'éternel retour a11ec la notion du t-il lui-meme de sa 'VOLonté dtt néant'! Corn..
;eu dans la nécessité. L'être de toute chose ment effectue-t-il le Passage du Je veux au
existante n'apparait dès lors plus comme la Je suis? En se réaffirmant soi-meme dans
punition de ce qui est devenu, mais oomme le mou11ement du monde naturellement né­
la justification du devenir qui inclut cessaire. A u bout de sa circumna11igation
l'anéantissement. Mais si Héraclite ne con­ morale, ce nou11eau Colomb ne re11ient·il
naU Pas d'impératif éthique, si << l' obliga­ Pas au milieu des récifs des cc contt:adictions
tion de reconnaître le Logos, Parce qu'étant et des tribulations de son moi », ces récifs
homme, n'existe pas pour lui, 111,Q,is qu'il étant comme << les témoignages les Plus
lui imPorte beaucoup Plus de sa'Voir Pour­ authentiques de ce moi créateur, é'Valuateur
quoi il existe de l'eau, pourquoi de la et 11olontaire, mesure et 'Valeur de toutes
terrer >> - si la ·m�me loi immanente aux choses dePuis que la c< Mesure et le
élén�ents régit à ses yeux l'homme le plus Milieu » dans le raPPort de l'lton�tn.e au
noble comme le Plus bas, - c'est qu'Héra,. monde ont disparu et que l'homme est ;eté
elite rePrésente encore l'homme qui est de au sein d'un uniwrs qui lui est de11enu
ce monde, qui peut 11ouloir la nécessité, - inconciliable. Dans ces conditions iL est
alors que Nietzsc.he est l'homme qui ne 11it d'atttant plus remarquable qu'à la magie de
Plus que dans le m.onde aliéné par le Chris­ l'extreme qu'il subissait, qu'à l'idée de
tianisme et relati11isé Par les sciences, et tension suprême, il ait oPPosé l'idéal du
pour qui, par conséquent, la nécessité de Plus << mesuré ,, qui se Passe de formules
110uloir existe fatalement comme principe extremes parce que certain de sa Puissance;
éthique. La Position Perdue qui implique qu'il ait pu conce'Voir la maxime : <c Dans
cette nécessité de 11ouloir est exactement l'effort surPassant l'humain, trou11er la me­
celle qu'occupe Nietzsche, selon Lowith, sure et l e moyen terme... ,, A lors que
« au sommet d e la tl�odernité ». En recon­ l'homme antique dont iL annonce le 'fetour,
naissant, en 11oulant la mort de Dieu, il s'en tenait à une mesure, à ttn moyen ter­
attend que de cette 11olo1�té négatrice, res­ me, Parce que sans mesure de par sa proPre
suscite le monde tel qu'il/ut a"Vant de de'Ve­ nature, le destin de Nietzsche fut d'accen­
nir l'ici-bas par rapport à l'au-delà. Chris­ tuer la tension entre l'existence sans but de
toPhe Colo·mb de la Philosophie, Nietzsche l'homme moderne . et le monde dénaturalisé
s'en 11a à la redécou11erte de l'Inde HelU­ et relati11isé, d'accentuer le je 'Veux jus­
nique par la route occidentale qu'a OU'Verte qu'au je suis, Par crainte de s.ombrer dans
le nihilisme dont la forme extrême, ensei­ la n�édiocrité des indi11idus limités. Situé
gnée par la doctrine de l'éternel retour, dans la tension entre le sous-hD1'MI�-e et le
représPnte un bouddhisme européen, celui­ St'Thomme, il fut lui-même un défa'VôriSé
ci n.ettant toute l'énergie humaine à nier du sort, un cc Halb-Zerbrochener ,, un cc à
que l'existence ait un but. (( Nihilisme, den�i-brisé u, en qui se pousse l'a'Venir.
symptôme de ce que les défavorisés du sort ExemPle 11Ï11ant de l'éternel retour, son
n'ont plus de consolation : qu'ils détruisent génie Personnel épousait le tn.OU'Vement de
pour être détruits, que, affranchis de la mo­ l'uni11ers a11eugle, tout Plein qu'il était de
rale, ils n'ont plus de moti.fs pour se rendre, la 'Vision << de la mesure et de la Plénitude,
- qu'ils se placent sur le terrain du prin­ supreme forme d'une excePtion rePosant
cipe opposé et veulent de leur côté de la en elle-même l>. Entre le soushomme et le
puissance, en e<>ntraignant les puissants à surhomme, il a11ait atteint <c midi ,,_le­
être leurs bourreaux. Telle est la forme gouffre et le minuit Profond.
du bouddhisme européen, du n Faire­
Non » , de l'action néantissante, après que P. .Kl.
toute existence a perdu son sens. u L'ac­
tion néantissante ne sera cependant que la (1) Cf. Les Recherches philosophiques, années
condition préalable de l'adhésion àl la toto,. 1935 et 1936.
N I E TZ S C H E
LA VOLONTÉ DE PUISSANCE I
traduit par G. Banquù
i 25 f.
AINSI PARLAIT ZARATHOUSTRA
traduit par Maurice Betz 24 f.
sous presse
La Volonté de Puissance II
Le Gay Savoir
+

T·HIERRY MAULNIER • NIETZSCHE I5 f.


DRIEU LA ROCHELLE . SOCIALISME FASCISTE
Chapitre 1 .II • Nietzsche contre Marx 1 5 f.
o· E. F. PODACH • L'EFFONDREMENT DE
NIETZSCHE .
Traduit de fallemand par
Andhrée Vaillant et J. R. Kuckenburg . . . . 15 f.

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Vol. I Les Précurseurs de Nietzsche 3 5f.
Vol. II La Jeunesse de Nietzsche ( jusqu'à
la rupture avec Bayreuth) 4of.
Vol. III Le Pessimisme esthétique de
Nietzsche ( sa philosophie à l'époque
wagnérienne) 3 s f.
Vol. IV La Maturité de Nietzsche ( jusqu'à
sa mort ) 40f.
Vol. V Nietzsche et le Transformisme in-
tellectuel 3 s f.
Vol. VI La dernièrePhilosophie de Nietzsche
(le renouvellement de toutes les valeurs) 4-of.
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ERRATA

Page 7 - :te colomte. 3e ligne àpartir Ju oas, lire :

berg, le rire d'un homme ?«'ont également


au fuu Je :
berg, le rire d'un homme ?t/on également

Page 8 - ze ro/1J111.11 9• /igru à partir du hat, lire :


sation uJtuelle analogue à �Ile des églises.

1111 lieu tle :


�arion a•lftlrelle analogue à celle des églises.

Pt�ge zz-ze colonne. r"' ligtte, lire :

titude Je la m11r1, 1u peut presvue rien


au r
uu tk :

nitude et de valeur, plus nous soyons

doctrine nietzschéenne sous sa forme apho-

au lieu de :
doctrine nietzschéenne sous sa .force apho-


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Le prisent nu'71éro est double

Le prochain numéro sera consacf'é à


L'ÉRO 'FISME
A c É p H A L E
D I ONYSOS

Ill
DIONYSOS • . • ...••.•. . . . • • . . • . • • . . . . . • • . . . • • . • • . • . . • · • · · . 3

· Le dteu Dionysos . . . . . .. .
. .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . · · · . 3
Nietzsche Dionysos ••. . . . . • . . • . . •. . . . . . . . . . • . . . . · · · . 4.

Jules MoNNBRor : DIONYSOS PHILOSOPHE . • .. . .. .. . .. . . 9

Georges BATAILLE : CHRONIQUE NIETZSCHEENNE. . . . . . . . 15

L'apogée de la civilisation est une crise qui décom-


pose l'existence sociale . .. . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . • . 15
L4 récupérati{}n du m{}nde perdu .. . . . . . . . . . . . . . . • . 16
La solution jo.sciste . . . . . . . . . .. . . . . . . . . . . .. . . . . . . .
. • 17
Du ciel césarien à la terre dionyslaque : la solution
reügieuse. , . . . . . . . . . . .. . . .. . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . • 17
Nietzsche Dionysos . . .. . . . .. . . .. . . . . . . .. . . . .. . .
. . . . . • 18
L4 représentation de « NuiTI4nce ,, . . . . . . . . . . . . . . . . . . 19
« Numance 1 Liberté1 ,, . . . . .. . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . • . 20
Les mysttres dionysiaques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. 21

Roger CAILLOIS : LBS YERTUS DIONYSIAQUES. . • . . . . . . • 24

DECLARATION RELATIVE A LA FONDATION D'UN


u COLLEGE DE SOCIOLOGIE ,, . . . . . . . . . . . . . . . . . . • . . 26.

Pierre KLOSSOWSKI : DON JUAN SELON KIERKEGAARD . . 27

QUATRE DESSINS D'ANDRS MASSON


Dionysos . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . • . . . . . . . . . . . . . · . . 1
La Gr�ce tragique ..
• . . . . . . . . . . . . . . . . . . . • . . . . . . . . . · 5
L' (( univers dionysiaq,ue ,, . . . . . .. . . .. . . . . . . . . . . . .
. • . 1
Le taureau de « Numance ,,. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . · . 15

Ill
. . . NUMÉRO DOUBLE
J U ILLET I 9 37
D I O NYSOS
• Toute l'Antiquité a regardé Dionysos comme le dispensa­
teur du vin. Mais elle l'a connu aussi comme le Frénétique qui
fait des hommes des possédés, qui les rend à la sauvagerie, qui
leur fait même répandre le sang. Dionysos était le familier et
le compagnon des âmes des morts et de mysté!-ieuses consécra­
tions le nommaient leur maître. C'est à son culte qu'apparte­
nait la représentation dramatique. . . C'est lui qui faisait nattre
les fleurs du printemps; le lierre, le pin, le figuier lui étaient
liés; mais le don mille fois béni de la vigne doit être placé
très haut au-dessus de ces bienfaits de la nature. Dionysos
était le dieu de l'ivresse bienheureuse et de l'amour extatique.
Mais il était aussi le Persécuté, le Souffrant et le Mourant et
tous ceux qu'il aimait et qui l'accompagnaient devaient pren­
dre part à son sort tragique (Walter 0Tro, Dionysos, Fra,nk­
furt, 1933, p . 49) .
• Qui est Dionysos?
Le dieu de l'extase et de l'effroi, de la sauvagerie et de la
délivrance bienheureuse, le dieu fou, dont l'apparition met
les êtres humains en délire, manifeste déjà dans sa conception
et dans sa naissance le caractère mystérieux et contradictoire
de son être.
n était l'enfant de Zeus et d'une mortelle. Mais avant de
l'avoir mis au monde, celle-ci fut brillée dans le feu de ton­
nerre de son fiancé céleste (Dionysos, p. 62).
• De même que les mythes de la naissance, les mythes de l'ap­
parition de Dionysos manifestent aussi déjà beaucoup de son
essence.
Dans sa conception, l'élément terrestre avait été touché par
l'éclat du ciel divin. Mais dans l'association du céleste et du
terrestre, qui s'exprime dans le mythe de la double naissance,
le caractère lourd de larmes de la vie humaine n'était pas levé
mais maintenu en contradiction brutale avec la splendeur sur­
humaine. Celui qui est né ainsi n'est pas seulement celui qui
crie de joie, celui qui apporte la joie, il est le dieu douloureux
et mourant, le dieu de la contradiction tragique. Et la violence
intérieure de cette double nature est si grande qu'elle entre
comme une tempête au milieu des hommes qu'elle terrifie et
dont elle abat la résistance avec le fouet de la folie. Tout ce
qui est habituel et ordonné doit sauter en éclats. L'existence
devient subitement ivresse - ivresse du bonheur éclatant,
mais aussi ivresse de l'épouvante (Dionysos, p. 74).
• Lorsque Dionysos vint à Argos, comme on ne voulait pas
célébrer son culte, il rendit les femmes démentes à tel point
qu'elles s'enfuirent dans la montagne et déchirèrent les chairs
de leurs enfants nouveau-nés... Aura, aimée de Dionysos, tua
et dévora l'un de ses enfants en bas âge ... (Dionysos, p. 98-99) .

• Un dieu frénétique 1 Un dieu à l'essence duquel il appar­


tient d'être fou ! Qu'ont vécu ou vu les hommes auxquels
s'imposaient ce qu'il y a d'impossible dans cette représenta­
tion?
Le visage de ce véritable dieu est le visage d'un monde. Il ne
peut y avoir de dieu fou que s'il existe un monde fou qui se
manifeste par lui. Où est ce monde? Peut-il encore être trouvé
et reconnu par nous? Seul le dieu lui-même peut nous aider
dans cette voie. . .
Celui qui engendre le vivant doit s'engloutir dans les profon­
deurs originelles, demeures des puissances de la vie. Et lors­
qu'il revient à la surface, il y a un éclat de folie dans ses yeux,
parce que là, en dessous, la mort cohabite avec la vie. Le
mystère originel lui-même est fou - le sein du déchirement
et de l'unité déchirée. A ce sujet, nous n'avons pas besoin
d'en appeler aux philosophes. . . L'expérience de la vie et les
rites de tous les peuples et de tous les temps témoignent.
L'expérience des peuples parle : là où natt le vivant, la mort
est proche. Et dans la mesure où il y a vie cela est vivant,
l'approche de la mort grandit, jusqu'à l'instant le plus haut,
jusqu'à la sorcellerie du devenir nouveau, quand mort et vie
se heurtent dans une joie folle. Le tourbillon et le frisson de

la vie est profond parce qu'ivre-mort. Aussi souvent que la vie


s'engendre à nouveau, le mur qui la sépare de la mort s'ouvre
pour un instant (Dionysos, p. r26-r28) .
• Ce n'était pas seulement l'abondance de vie et la fécondité
qui faisait du Taureau l'une des formes de Dionysos, mais
aussi sa folie furieuse, son caractère dangereux ... (Dionysos,
p. 154) .
• Sa lascivité souvent mentionnée doit avoir fait du bouc
l'un des animaux dionysiaques ... (Dionysos, p. 155).

NIETZSCHE DIONYSOS

• Un dieu ivre, un dieu dément. . . Les hypothèses vite cons­


truites qui ramènent toute signification au niveau de la
moyenne n'ont fait que détourner le regard de cette repré­
sentation. Mais l'histoire témoigne de sa force et de sa vérité.
Elle a donné aux Grecs un sentiment de l'ivresse si grand
et si ouvert que, des milliers d'années après la ruine de leur
civilisation, un Hoelderlin, u n Nietzsche pouvaient exprimer
leur dernière et leur plus profonde pensée au nom de Dio­
nysos. Et Hegel représentait la connaissance de la vérité à
l'aide d'une image dionysiaque, affirmant qu'elle était cc le
vertige de la bacchanale, dans laquelle il n'est pas un partici­
pant qui ne soit pas ivre >> (OTTo, Dionysos, p. so) .
• Voilà mon univers dionysiaque qui se crée et se détruit
éternellement lui-même, ce monde mystérieux des voluptés
doubles, voilà mon cc au-delà du bien et du mal >>, sans but,
à moins que le bonheur d'avoir accompli le cycle ne soit un
but, sans vouloir, à moins qu'un anneau n'ait la bonne volonté
de tourner éternellement sur soi-même et rien .que sur soi,
dans sa propre orbite. Cet univers qui est le mien, qui donc
est assez lucide pour le voir sans souhaiter de perdre la vue?
Assez fort pour exposer son âme à ce miroir? Pour opposer
so11 propre miroir au miroir de Dionysos? Pour proposer sa
propre solution à l'énigme de Dionysos? Et celui qui en serait
capable ne devrait-il pas faire Plus encore? Se fiancer au
l< cycle des cycles >>? Jurer son propre retour? Accepter le cycle

où éternellement il se bénira lui-même, s'affirmera lui-même?


Avec la volonté de vouloir toutes choses de nouveau? De voir
revenir toutes les choses qui ont été? De vouloir aller à tout
ce qui doit jamais être? Savez-vous à présent ce qu'est le
monde pour moi? Et ce que je veux, quand je veux ce
·

monde-ci? (NraTZSCHI.t, Volonté de puissance).


• Lors de la Fête de l'Ane, dans Zarathoustra, il est dit
expressément que le meurtrier de Dieu n'est pas seulement
coupable de la mort de Dieu, mais aussi de sa résurrection sous
une forme nouvelle : car chez les dieux, la mort n'est qu'un
préjugé; ils ne font que se dépouiller, mais ils ne meurent pas
et l'on ne saurait jamais prévoir << combien de nouveaux dieux
seront encore possibles )). En effet : << près de deux mille ans
se sont écoulés et pas un seul nouveau dieu ! )) Le pape, privé
de Dieu par la mort de ce dernier, vient adorer le nouveau
dieu sous la forme travestie d'un âne. Cet âne, du fond de sa
sagesse cachée, dionysiaque, ne dit jamais : Nein (Non) , mais
toujours : I-A (Ja : Oui) . L'Homme-le-plus-laid offre du vin
à l'âne, car Dionysos est un dieu de vignerons; et tous les
personnages du Zarathoustra se rassemblent solennellement
autour de l'âne divin. De même, le Voyageur et son Ombre,
le Prophète du Nihilisme, tous ces hommes supérieurs du
désespoir adorent l'.âne bénissant; car leur volonté supérieure
du néant . se voit délivrée dans l'âne affirmateur et parvenue
à la forme suprême de l'être se voulant lui-même. Zarathous­
tra, le << plus pieux des athées n, devient lui-même Zarathous­
tra-Dionysos au nom duquel Nietzsche accomplit l'ultime
transformation qui le fait passer du principe héro ïque du
JE VEUX au principe << identique aux dieux )) du JE SUIS.
Identique aux dieux, ce principe l'est parce que devient aisé
par lui ce qui paraissait pénible auparavant. << Les dieux vivant
avec légèreté : c'est là l'embellissement suprême dévolu au
monde; dans ce sentiment, combien la vie est difficile à vivre ))
(LOEWITR, Nietzsches Philosophie der ewigen Widerkunft
des Gleichen, Berlin, 1935, p . 55) .
• Ariadne, le labyrinthe, le Minotaure, Thésée et Dionysos,
tout ce domaine mythique, Nietzsche ne cesse d'y revenir
sans cesse sous une forme énigmatiquement ambiguë, chaque
fois qu'il veut indiquer l'ultime secret de la vérité : que la
vérité est la mort. . .
Le labyrinthe dont les dédales n'offrent pas d'issue et qui
réserve la destruction par le Minotaure est le but et le destin
du chercheur. Celui qui essaye l'absolue indépendance de la
connaissance, sans y être contraint, prouve de ce fait une
audace déchatnée. Il se rend dans un labyrinthe, il multiplie
par mille les dangers que la vie comporte d'elle-même, et
dont ce n'est pas le moindre que nul ne voit de ses yeux
comment et où il s'égare et s'isole, pour finir par être déchi­
queté par quelque Minotaure des cavernes de la conscience.
Dans le cas où un tel chercheur succombe, cela se produit si
loin de toute compréhension humaine que les bommes ne le
sentent pas ni ne peuvent y compatir - et lui ne peut pas en
revenir...
La vérité... conduit à l'intérieur du labyrinthe et nous
livre à la puissance du Minotaure. Le sujet de la con­
naissance a encore pour cette raison un tout autre but : un
homme labyrinthique ne cherche jamais la vérité, mais tou­
jours son Ariadne - quoi qu'il puisse dire. La recherche de
la vérité le pousse vers ce qui lui est autre, ce qui est en soi­
même comme de la vérité, mais aucune des vérités qui sont
saisies en tant que vérité. Ce qu'est Ariadne, Nietzsche ne l'a
pas dit ou n'a pas (( pu )) le dire.
Et pourtant elle-même redevient pour lui la mort . . .
Nietzsche en tant qu'il est Dionysos devient la vérité qui em­
brasse à la fois vie et mort, vérité du fond de laquelle il dit

dès �o�s à Aria e : « Je suis ton labyrinthe ,,. Dionysos est-il
la venté là où 1 obscur en tant qu'appartenant lui-même à la
vérité délivre la vérité et la surmonte parce que les péripéties
paradoxales de la recherche de la vérité se referment dans le
cercle du vivant en un être qui alors seulement - en Dionysos
- est le vrai ? Toute compréhension pour toute expérience
proprement dite de ce que Nietzsche ne dit plus s'arrête ic1
(JASPERS, Nietzsche, Berlin, 1936; p. 201-202).
� Quelque nn i �mbrables qu'aient été les traits qu'il est pos­
stble de percevoir dans ce mythe, pour Nietzsche il ne s'agit
pas de comprendre ce mythe, l i ne s'agit que du choix cons­
cient d'un symbole qui lui paraît utile pour sa propre philo­
sophie. C'est pourquoi Dionysos est quelque chose d'essentiel­
lement autre que le mythe antique, quelque chose qui au fond
devient sans jamais prendre forme.
J?io�ysos est tout d'abord le symbole de l'i'Vresse « en laquelle
1 existence fête sa propre transfiguration ,, . « Lorsque fleuri­
rent le corps �t l'.âme grecques ... naquit ce symbole chargé de
my�tères.. : Ic1 �st donnée la commune mesure, en regard de
quot tout ce qu1 a poussé depuis, fut estimé trop court trop
pauvre, trop étroit : - que l'on prononce seulement 1� mot
Dionysos devant les meilleurs noms et les meilleures choses
modernes, devant Gœthe par exemple, ou devant Beethoven,
ou devant Shakespeare, ou devant Raphaël : et tout à coup
nous sentons que nos meilleures choses et nos me llleurs ins­
tants sont jugés, Dionysos est un juge 1 (16, 388).
Dionysos est en outre le contraire du Christ' il est la vie tra­
gique opposée à la vie aux pieds de la croix : cc Dionysos contre
le crucifié >l. Ce contraire n'est Pas : une différence quant
au martyre, - �ais le sens en est différent . . . le problème qui
se pose est celUI du sens de la souffrance : ou le sens chrétien
ou le sens tragique. Dans le premier cas elle sera la voie d'u�
Hre sanctifié; dans le second cas l'être comporte assez de sain­
teté pour justifier une vie redoutable de souffrances. L'homme
tragique approuve encore la souffrance la plus âpre : il est
assez fort, plein, divinisateur pour cela; le chrétien nie le lot
le plus heureux sur terre... Le Dieu en croix est la malédic­
tion sur la vie, le conseil de s'en délivrer; - Dionysos mis
en morceaux est une conjuration de la vie : elle renart éternel­
lement et s'en reviendra éternellement de la destruction (16,
391) .
Devant la figure évanescente de ce Dieu la conception indé­
terminée de Nietzsche s'achève - comme précédemment sa
�ensée - « par une Théodicée, c'est-à-dire par une approbe.­
tlon absolue du monde - mais pour la même raison pour
laquelle on l'avait désapprouvée naguère ,, (16, 372).
Cependant Dionysos ne saurait jamais être un Dieu auquel on
adresse des prières, auquel on consacre un culte. Il est en fin
de compte, le « Dieu qui philosophe ll (14, 391). Il a toutes les
particularités du nouveau philosophe que Nietzsche voit venir
ou qu'il se sent être lui-même : être le << dieu-tentateur ,, et
le << grand équivoque ll. Nietzsche a conscience de l'étrange
nouveauté d'un pareil symbole : le simple fait . que Dionysos
est un philosophe, et que par conséquent les Dieux aussi phi­
losophent, me parait une nouveauté.
L'auto-identification de Nietzsche avec Dionysos encore cachée
dans la phrase : « je suis le dernier disciple et initié du dieu
Dionysos , , il l'accomplit {actuellement lui-même au début de
la folie (JASPERS, Nietzsche, p. 33o-332).
D I O N YS O S P H I L O S O P H E
Soyez tranquille : je sul1 Dieu 1 fat pria ce déguisement (/)

Nietzsche est un farouche législateur réel objet, de profonds et puissants


- sans cité. Un créateur de religion mouvements d'attraction et de répul­
qui autour de lui ne voit - personne. sion poursuivent un cours labyrinthi­
Cette crucifiante absence se fait poésie que, tantôt brisé comme par jeu, tan­
dans le Zarathoustra . tôt sinueux et continu ainsi qu'un
grand système. Il est loisible de
Dieu dispose. A Dieu vat. Mais Dieu voir, dans un groupe d'enfants, la
est mort. Il faut donc poser à cette suc­ plupart d 'entre eux orienter, infléchir,
cession vacante une candidature qui gauchir leur conduite de façon à plaire
risque de prévaloir. << L'innocence du ou à déplaire à quelques-uns qui ne
devenir >> étant rétablie, la plus grande sont pas nécessairement les plus fa­
liberté possible s'offre à qui est assez vorisés par le rang , la fortune et 1 'es­
puissant pour la prendre. Qu'on de­ prit. Les réfractaires jouent ici le rôle
mande alors des comptes à ce démon d'exceptions qui confirment la règle.
et l'on n'obtiendra en réponse que le Dans tout ce qui simule, même à la
rire le plus heureux. manière d'un écho lointain, la struc­
ture d'un clan, certains êtres ont le
Le pouvoir existe, arbitraire. C 'est une pouvoir de mobiliser l 'affectivité hu­
grâce qui est donnée. Le pouvoir est maine. Attirant les foudres de l'amour,
la force sacrée dont il ne peut y avoir de la haine, de la peur, ils sont ceux à
de raisons, puisque les raison!' sont qui quelque chose arrive; ils retiennent
après elle, non avant. Au-dessous, ou chassent, provoquent à plus de vie
non au-dessus. Comme la recherche donnent du goiit à 1 'existence , se dé·
de la proie alimentaire ou sexuelle, la placent dans un air qui nourrit les pas­
commode tendance à persévérer dans
<< sions et ne connaissent pas d 'indiffé­
son être ,, , la bien connue << lutte rents. Il est hasardeux, mais tentant,
pour la vie ,, , le pouvoir meut les hom­ de chercher des analogies entre la no­
mes. L'univers humain se comporte tion d'un tel pouvoir et celle de mana
comme un jeu de champs magnétiques. que Frazer évoque si heureusement
Les hommes s 'attirent, se repoussent, dans Les origines magiques de la
s'agrègent ici comme grains de li­ royauté. Personne ne doute, la plus ba­
maille, là se fuient comme billes de nale conversation en témoigne, que le
mercure. L 'attraction sexuelle tranchée don de commander, le don d 'hypnoti­
et brutale, seule ou presque, a droit ser, celui de provoquer l'amour ne
de cité dans les explications et les dis­ participent les uns des autres, ne se
cours. Mais, marge démesurée des fondent et ne se confondent quand la
investigations recommandées et des température affective s'y prête; et l'on
épanchements admis, et par le dedans prononce les mots << folie ,, , « mala­
plus proches qu 'eux-mêmes de leur die ,, , << intoxication n , << charme n,

9
« possession ,, « envo'O.tement ,, . Par voir, qui n'est pas une chose qu'on a
des ressorts secrets, l 'injustice, même mais une chose qu'on est.
à travers les mailles des régimes qui 11 Une nouvelle race de philosophes se
substituent le plus ostensiblement de lève. J'ose la baptiser d'un nom qui
fausses inégalités aux naturelles, régit n'est pas sans danger. Tels que je les
les relations humaines, comble de dons devine, tels qu'ils se laissent deviner
le doué, disgrAcie le disgrâcié. Que ces - car il est dans leur nature de vou­
faits de pouvoir, ces faits sacrés soient loir rester quelque peu énigmes - ces
sujets de littérature, non objets de philosophes de l'avenir voudraient
science, il faut le déplorer activement. avoir, justement et peut-être aussi in·
La lutte des classes, les luttes pour la justement - un droit à être appelés
vie, les conformismes de groupe ont des séducteurs (2) . . Curieux jusqu 'au
.

beau se raidir et peser de toute leur vice, chercheurs jusqu 'à la cruauté . . .
lourdeur sur les phénomènes de pou­ (ils possèdent) des -âmes antérieures et
voir, ils se révèlent impuissants à les postérieures, dont personne ne pénè­
anéantir et ces << faits sacrés ,, tantôt tre les dernières intentions, des pre­
opposent aux autres faits de sourdes miers-plans et des arrière-plans que nul
résistances et tantôt leur infligent n'oserait parcourir (3) , .
d'exemplaires échecs.
En eux, Dionysos danse et Dionysos
Certes, 11 la suprématie du mandarin
philosophe. Le penseur en qui il se
ne signifie jamais rien de bon ,, , sans
manifeste se sent 11 plus riche de lui­
doute, la science durement acquise ne
même, plus nouveau. . . pénétré et sur­
confère pas le pouvoir vivant; mais
pris comme par un vent de dégel, peut­
si elle ne le sert, il se gâte aujourd'hui.
être plus incertain, plus délicat, plus
Suivons cette lueur dans le dédale
fragile, plus brisé mais plein d 'espé·
nietzschéen.
rances qui n'ont encore aucun nom,
La puissance de disposer de 1 'homme
plein de vouloirs et de courants nou­
non pas celle qui essaie de gagner
veaux, de contre-courants e� de mau­
quelques jours, mais celle qui jette les
vais vouloirs nouveaux (4) >>.
dés de 1'histoire sur le tapis des siècles;
Nietzsche veut qu'elle soit réintégrée, Le philosophe dionysien, selon Nietz­
par delà l'utilité, l'ennui, les mécanisa­ sche, c'est 1 'intercesseur entre le pou­
tions , dans tm cycle aveuglant de faits voir et l'ordre.
profondément naturels: parmi l'amour, Le mot « mythe ,, , en plus du sens de
la vie dépensée avec faste, offerte avec mensonge pur et simple dont la vulga­
ferveur, la danse devant la force et rité contemporaine 1 ' a doté, possède
devant la beauté, le magnétisme hu­ plusieurs acceptions qui vont se per­
main et les envoûtements naturels, le dre les unes dans les autres et donnent
printemps et la mort. Le 1c créateur lieu à des équivoques à tout prendre
césarien de la culture ,, , qui sculpteur fécondes, sauf aux yeux d'une pensée
a le temps de sculpter la matière hu· par trop hâtiYe. Le mythe, au sens lit­
maine, celui-là est le héraut du pou- téraire et platonicien du mot, est un

10
procédé qui remplacé la preuve par le chasse à courre, état où l'analyse nietz­
récit et la démonstration par 1 'image. schéenne distingue 1< l 'instinct sexuel,
Les mythes qu'étudie le mythographe, l'ivresse, la cruauté qui tous trois, ap·
_ partiennent à la plus ancienne allé­
eux autrefois, formaient avec des ntes
un corps vivant. Depuis l 'extinction de gresse de fête chez l'homme ,. Opi·
ces rites, beaucoup d'entre eux errent ni
�.tre , Don Juan veut que toute femme
comme dans certaines religions pri­ <1 trouvée soit médiatrice. Jamais il ne
mitives ,, , les morts privés de sép ­ � se laisse détourner de son destin, flé·
ture. L'art est souvent alors leur Cl· chir, infléchir, gauchir, utiliser. Ni le
metière , des chefs-d'œuvre classiques roi, ni l 'argent, son père ou la pitié. . .
.

sont leurs beaux sarcophages (5). Mats


Le christianisme a décrété que le cou­
tandis que les mythes païens reposent
ple excitation érotique-extase serait
dans 1 'art à titre de symboles corrects
séparé, que l 'extase ferait partie d · �n
et de récréations hygiéniques, émer­
monde, d'un ordre au delà de la chatr.
gent du folk-lore, voire de la litté·
Don Juan, lui, instituant sur les créa­
rature, de nom•eaux mythes. Gestes de
tures de Dieu une grande expérience,
héros qui, ayant existé ou non, sont
ne tient aucun compte spécial ni du
absolument recouverts par ce que
créateur ni de ceux qui en ont besoin
l 'imagination de la postérité a fait
pour vivre, et se comporte comme s 'il
d'eux. L 'offrande faite à ces hPro'­
n'y avait pas de Dieu, du moins autre
consiste en du papier. Tis nourris­
que lui. <1 Assis à la grande table de
sent périodiquement l 'insuffisance, les
moquerie et de jeu ,,, à jamais indemne
nostalgies, les terreurs humaines. Les
de toute mauvaise conscience, il jouera
hommes ne pouvant réaliser sans re­
la partie jusqu'au bout, quand bien
tour les désirs qu'ils illustrent, ni s 'en
même, les armes déloyales et les cartes
détacher, ces héros sont présents à la
truquées du surnaturel serviraient con­
manière des remords et des tentations:
tre lui. La dernière coalition de Dieu
11 Je suis un livre, mais tu vis, n'est­
et d'un monde qui obéit encore à Dieu
ce pas? ,, Faust et Don Juan sont ex­
(mais pour combien de tempsP) mon­
cellemment de tels reproches, de t�ls
trera seulement jusqu 'à quel haut de­
héros et de tels mythes (6) ,, . gré peut monter sa puissance de défi.
L'état dyonisiaque que Don Juan cher­
Un jour, Nietzsche écrit sur son car­ che à conquérir par violence, par
net : 11 Harmonie du Créateur, de l'A· ruse et contre tout, éclaire une vie
mant, du Connaisseur dans la puis­ qui ne serait 11 une autre vie >> que
sance (7) ,, . parce qu'elle serait la vie moins hors
d'elle-même. Le mythe de Don Juan
Il est heureux et juste que Don Juan nous parle d'un désir incoercible de
s 'appelle le séducteur comme d'ailleurs qui des hommes participent et en qui
Je Diable, qu'on nomme aussi Lucifer. ils communient, loin de toute égalité
C 'est l ' 1< état dionysiaque ,, que Don abstraite et de toute concession au ma·
Juan, comme sans doute le diable, chinai. Désir que le héros mythique,

11
a le privilège d'illustrer, 1 'humanité lui Le sort qu'il leur réserve est d'être
ayant ici, sauf exceptions, pour une subjuguées et comprises à titre de cas
durée illimitée et jusqu'à des temps ridiculement particuliers, dans une
meilleurs, délégué ses pouvoirs. synthèse agressive, vorace et domina­
trice. Il entend que la tragédie retour·
La religion dionysienne, organisation nant à ses origines, oublie la fonction
collective et sacrée de la recherche de de spectacle qui l'isole misérablement,
1 'extase par l'éréthisme et 1 'efferves­ en sorte qu'abandonnant 1'esthétique
cence apparatt à Nietzsche comme pour l'esthésie, le créateur ne crée pas
un éclair à travers la nuit des temps de l'art, mais de l'histoire, qu'il ne
et sa propre nuit. IJ en scrute de ses joue plus une pièce mais une partie
yeux profonds le reflet dans les textes dont l'enjeu n'est pas quelque ciel,
sacrés et les livres savants. mais la terre.
Il est possible, il a toujours été possi­
ble, de proposer une explication systé­
Il faut donc. que le mythe sollicite le
matique de 1 'existence humaine à tous
fait, l'envahisse, le mine et le méta­
ses degrés en fonction des états dyoni­
morphose; cherchant 1 'incarnation
siaques; de la poursuite de pareils états
qu'il guette, rôde, prêt à faire flèche
de la variable inégalité des hommes
de tout bois, création de toute réalité.
devant eux, de la communion d'hom­
II ne faut plus que le séducteur, voué
mes en eux.
à Dionysos, soit rejeté de la commu­
nauté tel un déchet dont la présence
<< Combien de dieux nouveaux sont en­ met en cause la vie elle-même de l'or­
core possibles! Il y a tant de choses ganisme qui s'affole de l'a voir produit.
étranges qui ont déjà passé devant Mais, qu'il débouche désormais, sans
moi, dans ces moments hors des temps sortir de son mythe, en plein solei1,
qui tombent dans la vie comme de la en pleine société.
lune, où 1 'on ne sait absolument plus
combien on est déjà vieux et combien
on pourra encore être jeune (8) » . Mais On voit que le problème de la fiction
qui penserait que 1 'extase individuelle ou de la vérité ne se pose pas à pro­
l'effusion passagère, même chargée de pos du mythe moderne et nietzschéen
la plus précieuse intensité, est en soi de Dionysos qui, prospectif non rétros­
une fin nietzschéenne, celui-là se mé­ pectif, ne se pare des couleurs d'un
prendrait gravement. Nietzsche ne lointain passé que pour mieux étrein­
vise à rien moins qu'à émacier et vider dre l'avenir.
de leur sang les traditionnelles notions
de mythe et de réalité, leur assignant C'est en vain que l'on opposerait à
à chacune en tant qu'elle n'est qu'elle Nietzsche que le temps des mythes est
même, appauvrie par ses limites, un révolu : il n'en croit rien; que la
rang sage et modeste comme mainte­ science existe : il attendait cette objec­
nant le temps, l'espace newtoniens. tion.
(( Garçons de magasin de 1 'esprit, voya­ plus comme le fait le pessimiste, le
geurs de commerce de la culture > > , savant idéal qui représente 1 'instinct
voilà comment le savant professeur scientifique parvenu à sa pleine florai­
Friedrich Nietzsche traite les littéra­ son . . . est certes un instrument pré­
teurs. Il ménage moins encore ses sa­ cieux entre tous, mais il faut qu'il
''ants collègues : (( ils tricotent les bas soit dans la main de plus puis­
de l'esprit... les touche-t-on de la main, sant que lui (13) > > . Ce <! plus puis­
ils font involontairement de la pous­ sant que lui » c'est le séducteur, Dio­
sière autour d'eux comme des sacs de nysos philosophos , nature, mais sa­
farine; mais qui se douterait que leur vante et philosophante. (( Il faut ces­
poussière vient du grain et de la gloire ser de confondre les travailleurs phi­
dorée des champs d'été... ce sont de losophiques et en général les hommes
bons mouvements de pendule pourvu de science avec les philosophes >>. Les
qu'on ait soin de les remonter (10) >>. travailleurs philosophiques mettent en
Cependant, Nietzsche, le philosophe formules des valeurs établies, les (( sé­
qui se nourrit de Nietzsche le philolo­ ducteurs >> ont pour mission de (( sub­
gue est ce qu'on peut imaginer de plus juguer Ze passé n . Ils sont l'espèce
éloigné de tout obscurantisme : <( Mes d'hommes (< qui veut risquer alors
frères1 ne nous le cachons point : la que les autres ne veulent rien risquer >>,
science est là, une force formidable, ceux <( qui disent oui à tout ce qui est
nouvelle, croissante, telle qu'on n'en problématique et terrible n . (( Nous
a jamais encore vue, avec des ailes d'ai­ sommes autre chose que des savants;
gles, des yeux de hibou, des pattes bien qu'il soit inévitable que, entre
de dragon (11) >>. autres, nous fussions aussi des savants.
La science met au service de la vie Nous avons d'autres besoins, une autre
des matériaux d'une si riche diversité 1 croissance, une autre digestion (14). >>
Cruelle, aiguë comme une chasse à Les séducteurs sont <( déraison­
1 'homme très raffinée, elle met en œu­ nables )) , (( jouent un jeu d'enfer )) ,
vre l'agressivité humaine sous sa forme provoquent quelquefois en eux 1 'ivresse
la plus lointaine, la plus étrangère, la comme l'exaltation dionysiaque utili­
plus distante. . . sant le vin thrace. Ils sont sur terre
Mais (( la science n'est pas autonome . . . comme s'ils obéissaient à l 'impératif :
elle ne possède pas un but, une vo­ (( meurs ou crée >>. Mais ils n'obéissent
lonté. . . elle est maintenant le refuge pas. Ils sont le pouvoir. Il leur appar­
de toute sorte de mécontentement, tient de créer. Cependant, toute créa­
d 'incrédulité, de remords, de despectio tion est scandale. La distance de l'avant
sui, de mauvaise conscience - elle est à 1 'après, du rien au quelque chose,
l 'inquiétude même du manque d'idéal, qu'elle soit franchie, cela arrache à
la douleur de l'absence d'un grand tout ce qui est déjà d'atroces gémisse­
amour, le mécontentement d'une tem­ ments venus du plus profond, provo­
pérance forcée. . . (12) >>. (( L'homme que une horreur bestiale, sacrée, sou­
objectif qui ne maudit ni n 'injurie vent meurtrière.

13
Les mattres scientifiques chassent et crée propice aux créations. Nietzsche le
entreposent les bêtes précieuses, !es sait et. le dit : « presque tout génie con­
végétaux inouïs, les merveilleuses épi­ naît, comme une phase de son dévelop­
ces. Ils préparent même le festin d 'im­ pement, l'existence cati l inaire, senti·
mortalité. Mais pour transformer ce ment de haine et de vengeance contre
festin en un sang de héros et de dieux, tout ce que est déjà ... Catilina, la for­
il faut bien qu'il y ait des héros et me préexistante de tout César » (15).
des dieux. Les « séducteurs » possè­ Existence catilinaire qui est comme la
dent seuls l'enthousiasme, la colère, période d'occultation des héros my­
l'indignation, le rire sacrés qui du sa­ thiques, avant que les années d'épreu­
voir font le marteau iconoclaste, le ves ne commencent.
couteau vivisecteur et le plus gran­
diose orchestre. Victime sacrificielle, Nietzsche, créa­
teur de Dionysos philosophes, annon­
Nietzsche n'a jamais assez de mépris ciateur d'une noblesse de miracle, en
pour tout ce qui est invidia et, proie au mythe, le nourrit de sa pro­
comme il dit après Taine, ressentiment. pre vie qui apparatt dévastée et vidée.
On sait qu'il entend par là le senti­ Lorsqu 'un Baudelaire ou un Nietzsche
ment refoulé, renfermé, recuit, re­ s'effondre, une assez commune mésa­
mordu, remâché qui aigrit et enve­ venture prend alors figure exemplaire
nime. Mais il est un autre sens, aujour­ de châtiment divin et l'imagination
d'hui presqu'oublié, du mot ressenti­ humaine, atteinte au vif, songe aux
ment : colère de celui qui ne peut pas légendes où celui qui voit des choses
accèpter, qui ne sait pas se résigner, défendues est changé en pierre ou
de la bête de race qui se cabre. Qui frappé par la foudre. Elle peut songer
crée ne peut guère créer, voici déjà aussi que le châtiment fut irrémédia­
longtemps, que contre ce qui existe blement tardif et que viendront les
et le « séducteur >> ne saurait exister fêtes de la résurrection.
sans le noble ressentiment, la colère sa-
Jules MoNNEROT.

-
,
NOTES. (1) Nietzsche fou cité pat Andler, (7) Ainsi parlait Zarathoustra, Mercure de
dans Maturité de Nietzsche. France, appendice, p. 488.
(2) Par delà le Bien et le Mal, Il, 42. (8) Volonté de puissance, Mercure de France
(3) Id., II, 44. II, p. 156.
(4) Id., IX, 295. (9) Id., II, p. 278.
(6) Cf. Roger Caillois : Le mythe et t'homme, (10) Les quatre dernières citations sont extr&i·
in Recherches Philosophiques, 1936. Je laisse tes du Zarathoustra.
en dehors la conception sorelienne du my­ (11) Œuvres posthumes, Mercure de France,
the (Introduction à l'économie moderne, Ré· 1934, p. 65.
flezions sur la violence). (12) Généalogie de la Morale, III, 23.
(6) Cf. Geneviève Blanquis, Faust pendant qua­ (13) Par delà le Bien et le Mal, VI, 207.
tre siècles, et Gendarme de Bévotte, La Lé­ (14) Nous pourrions multiplier les citations.
gende de don Juan. (15) Crépuscule dea idoles, VII, 45.

14
C H ·R 0 N 1 QU E
NIETZSCHEENNE ( 1 )
1

Lo. cris.e actuelLe est la même que celle qui menaçait


la nature humaine lors de l'établissement du chris­
tianisme.
BENJAMIN CoNSTANT (2).

L'APOGÉE DE LA CIVU.,ISATION dans le monde gréco-romain, en Chine ou


dans l'Occident, les valeurs qui avaient
EST UNE CRISE
rassemblé les hommes à l'aurore de chaque
fermentation, les personnes, les actes, les
L'APOGEE D'UNE CIVILISATION lieux, les noms et les lois taboués ou sacrés
EST UNE CRISE QUI DESAGREGE ont perdu lentement, tout au moins dans
L'EXISTENCE SOCIALE. l'ensemble (3), une partie de leur force effi.
cace et de leur capacité d'imposer. Le sim­
Chaque fois qu'un vaste mouvement de ple fait du mouvement était en lui-même
s'est développé , en Egypte ou
civilisation décomposition et, dans ce sens, civilisation

1&
peut être donné comme synonyme de ma­ trême et dans un enchevêtrement où tout
ladie ou de crise. Les deux sens, passif et apparaît vain et presque désastreux que
actif, du mot critique - mis en question et grandit la hantise de
mettant en question - rendent compte avec
une netteté suffisante de l'identification qui
doit être faite entre civilisation se dévelop­
pant et crise. Du côté passif, il y a crise des
conventions - souveraineté royale ou di­
vine - qui constituent les fondements de
l'agrégation humaine; et du côté actif, atti­
tude critique indi'Viduelle à l'égard de ces LA RÉCUPÉRATION
conventions : l'individu se développe ainsi DU MONDE PERDU
de façon corrosive aux dépens de la société
et la vie individuelle facilitée prend parfois
une signification dramatique. La figure de La décomposition peut atteindre en même
la communauté vivante perd peu à peu l'as­ temps l'activité économique, les institu­
pect tragique, à la fois puéril et terrible, tions de l'autorité et les principes qui fon­
qui atteignait chaque être jusqu'à sa bles­ dent les attitudes morales et religieuses.
sure la plus secrètement déchirée; elle perd Les sociétés désagrégées cherchant obscu­
la puissance de provoquer l'émotion reli­ rément à retrouver leur cohésion peuvent
gieuse totale qui grandit jusqu'à l'ivresse encore être dêvastées par la multiplicité de
extatique quand l'existence lui est avide­ tentatives inutiles : la force brutale et la
ment ouverte. pédanterie intellectuelle, également aveu­
gles, trouvent dans ces conditions les voies
grandes ouvertes. La oiej excessive et bri­
Mais comme l'organisation matérielle qui sée des grandes calamités peut alors soula­
s'est développée exige la conservation de ger l'existence comme un hoquet. Mais
la cùhésion sociale, celle-ci est maintenue derrière la façade composée par les affir­
par tous les moyens dont les principaux mations de la force, de la raison et du cy­
bénéficiaires disposent : lorsque la passion nisme, le vide est ouvert et ce qui se con­
commune n'est plus assez grande pour tinue laisse une place de plus en plus
composer les forces humaines, il devient grande à la sensation que quelque chose
nécessaire de se servir de la contrainte et manque. La nostalgie d'un monde perdu
de développer les combinaisons, les mar­ revêt d�s formes nombreuses et générale­
chandages et les falsifications qui ont reçu ment elle est le fait des lâches, de ceux
le nom de politique. Les êtres humains, en qui ne savent que gémir pour ce qu'ils pré­
même temps qu'ils deviennent autonomes, tendent aimer, qui évitent ou savent ne pas
découvrent autour d'eux un monde faux et trouver la possibilité de COMBATTRE.
vide. Au sentiment fort et douloureux de Derrière la façade, il n'y a tout d'abord
l'unité communielle succède la conscience que dépression nerveuse, éclats violents et
d'être dupe en face de l'impudence admi­ sans suite, rêverie esthétique et bavardage.
nistrative, des agents de police et des ca­ Qu'un homme entre les autres, dans ce
sernes; en face aussi d'étalages de suffi­ monde où la simple représentation de l'acte
sance et de stupidité individuelles terri­ est devenue objet de nausée, tente d'enga­
fiants. Les résultats immenses de longs siè­ ger le combat pour la « récupération du
cles d'efforts, de prodigieuses conquêtes monde perdu })' il fait le vide autour de lui,
militaires ou matérielles, ont toujours ou­ il ne rencontre que l'élusion infinie de tous
vert aux populations conquérantes, qu'il ceux qui ont pris sur eux la tâche de la
s'agisse des Occidentaux, des Egyptiens ou connaissance et de la pensée : car il est
des Romains (4) - l'accès d'un monde presque impossible d'imaginer un homme
manqué, décevant, déprimé par d'intermi­ qui pense sans avoir le souci constant d'éli­
nables crises. C'est dans un malaise ex- miner du cours de ses réflexions tout ce

16
qui pourrait contracth et rendre explosif. cessité que commence (s) l a RECOMPOSI­
Parce qu'il ne pouvait pas confondre émas­ TION DES VALEURS SACR.ltES. Les
culation et connaissance et parce que sa pharaons restaurés, les césars romains et
pensée s'ouvrait à une explosion lucide qui les chefs de partis révolutionnaires qui ont
ne pouvait pas cesser avant d'avoir épuisé aujourd'hui envotlté la moitié des habi­
ses forces -- devenant le héros de tout ce tants de l'Europe ont répondu à l'espoir
qui humainement n'est pas asservi- Nietz­ de fonder à nouveau la vie sur une impul­
sche s'est effondré dans une solitude humi­ sion irraisonnée. Mais la somme de con·
liante. La destinée de l a vie humaine, puis­ trainte nécessaire à maintenir des cons­
qu'elle se lie à ce que les hommes ont porté tructions trop rapidement imposées en mar·
en eux de plus lourd, n'a peut-être pas que le caractère profondément décevant.
connu de moment qui justifie plus de trou­ Dans la mesure où persiste la nostalgie
ble que celui où Nietzsche seul, sous le d'une communauté où chaque être trouve­
coup de la folie, embrassa un cheval dans rait quelque chose de plus tragique.ment
les rues de Turin. tendu qu'en lui-même, dans cette mesure,
le souci de la récupération du monde perdu,
qui a joué un rôle dans la genèse du fas­
cisme, n'a pour aboutissement que la dis­
cipline militaire et l'apaisement limité que
donne une brutalité détruisant avec rage
tout ce qu'elle n'a pas la puissance de
LA SOLUTION FASCISTE séduire.
Or ce qui suffit à une fraction, qui peut
Mais la connexion étroite de la volonté de être dominante, n'est plus que déchirement
retrouver la vie perdue et de la dépression et duperie si l'on considère toute la com­
mentale aveulissante n'est pas seulement munauté vivante des êtres. Cette commu­
l'occasion, d'échecs tragiques : elle cons­ nauté ne demande pas le sort semblable des
titue une prime aux solutions vulgaires et différentes parties qu'elle rassemble, mais
faciles dont le succès semble tout d'abord elle exige d'avoir pour fin ce qui unit et
assuré à l'exclusion de tout autre. Puisqu'il s'impose avec violence sans aliéner la vie,
s'agit de retrouver ce qui avait autrefois sans la conduire à la répétition des actes
existé et dont les éléments sont vieillis ou émasculés et des formules morales exté­
morts, le plus simple est de redonner la vie rieures. Les éclats brefs du fascisme, qui
dans des circonstances favorables à ce qui sont commandés par la peur, ne peuvent
subsiste. li est plus court de restaurer que pas tromper une exigence aussi vraie, aussi
de créer et comme la nécessité d'une cohé­ emportée, aussi avide.
sion sociale renouvelée peut être ressentie
à certains moments de la façon la plus pres­
sante, le premier mouvement de recompo­
sition a lieu sous l a forme d'un retour au
passé. Les valeurs fondamentales les plus
grossières, les plus directement utilisables DU CIEL CÉSARIEN A LA
sont susceptibles, au cours de crises aiguës
et haineuses, de reprendre un sens drama­ TERRE DIONYSIAQUE :
tique qui semble redonner une couleur LA SOLUTION RELIGIEUSE
réelle à l'existence commune. Alors qu'il
s'agit, dans l'ensemble, d'une opération Si l'on se représente maintenant la han­
dans laquelle les valeurs affectives mises en tise qui a dominé l'existence de Nietzsche,
jeu sont en grandes parties utilisées à d'au­ il apparattra avec évidence que cette han­
tres fins qu'elles-mêmes. C'est par un resse­ tise commune d u monde perdu, qui gran­
melage permettant à l'existence de marcher dit dans la dépression profonde, se pour­
à nouveau droit sous le fouet de la dure né- suit nécessairement dans deux directions

17
opposées. Les confusions qui ont eu lieu Ce qui a empêché d'apercevoir tout d'a­
entre deux réponses au même vide, les bord dans la figuration nietzschéenne des
similitudes des apparences entre le fascisme valeurs ce qui l'oppose à l'éternel recom­
et Nietzsche, deviendront alors clairement mencement de la monarchie militaire - re­
intelligibles : toute ressemblance sera ré­ commencement qui se produit avec une ré­
duite aux traits d'identité qui apparaissent gularité vide sans jamais apporter de renou­
entre deux contraires. veau - c'est le souci que Nietzsche a eu
d'accuser les différences les plus profondes
moins entre le dionysisme et le national­
Entre les diverses oppositions qui main­
socialisme bismarckien, qu'à bon droit il
tiennent l'existence des hommes sous la
regardait comme négligeable, qu'entre le
dure loi d'Héraclite, il n'en est pas de plus
dionysisme et le christianisme. Et la pos­
vraie ni de plus inéluctable que celle qui
sibilité de l'erreur est d'autant plus grande
oppose la Terre au Ciel, au u besoin de
que la critique des falsifications chrétiennes
punir 1> les troubles exigences de la tragé­
a entratné Nietzsche à vitupérer toute re­
die; d'un côté se composent l'aversion du
nonciation à la puissance, introduisant par
péché et la clarté du jour, la gloire et la
là une confusion entre le plan de la solidi­
répression militaire, la rigidité imprescrip­
fication, de l'ossification militaire et celui
tible du passé; de l'autre, la grandeur ap­
de la liberté tragique. D'autant plus grande
partient aux nuits propices, à la passion
qu'il ne peut être question de renoncer à
avide, au rêve obscur et libre : la puissance
une virilité humaine douloureusement con­
est donnée au mouvement et, par là, quel­
quise : le mépris pour les opérations pri­
les que soient de nombreuses apparences,
vées de sens humain du césarisme ne con­
arrachée au passé, projetée dans les formes
duira plus à l'acceptation des limites que
apocalyptiques de l'avenir; d'un côté une
ces opérations prétendent imposer à la vie;
composition des forces communes rivée à
un mouvement religieux qui se dévelop­
la tradition étroite - parentale ou raciale
pera dans le monde actuel n'a pas plus à
- constitue une autorité monarchique et
ressembler au christianisme ou au boud­
s' établit comme une stagnation et une in­
dhisme que christianisme et bouddhisme
franchissable limite de la vie; de l'autre
ne ressemblèrent au polythéisme. C'est en
un lien de fraternité qui peut être étranger
raison de cette dissemblance nécessaire que
au lien du sang est noué entre des hommes
Nietzsche écartait à bon escient le mot
qui décident entre eux des consécrations
même de religion qui prête à lui seul à une
nécessaires; et l'objet de leur réunion n'a
confusion presque aussi néfaste que celle
pas pour but une action définie, mais
qui s'est introduite entre le dionysisme
l'existence elle-même, L'EXISTENCE,
nietzschéen et le fascisme - et qui ne peut
C'EST-A-DIRE LA TRAGSDIE.
être employé dans le monde actuel que par
défi.
Il est vrai qu'il n'y a pas humainement
d'exemple où une forme réelle représente
à l'exclusion de l'autre l'une des directions
possibles de la vie : ces directions n'en sont
pas moins faciles à déceler et .à décrire.
Elles opposent dans l'ensemble le monde
chtonien et le monde ouranien de la Grèce
�}_'thique et, dans les phases de recompo­
sttlon de chaque grande civilisation, d'une NIETZSCHE DIONYSOS
façon plus claire encore, les mouvements
proprement religieux, osirien, chrétien ou
bouddhiste, à la reconstitution ou au déve­ LA PHASE CRITIQUE DE DSCOMPO­
loppement du caractère sacré du souverain SITION D'UNE CIVILISATION EST
militaire. RSGULIEREMENT SUIVIE D'UNE

18
RECOMPOSITION ' QUI SE DltVE­ ciel imprudemment provoqué. Ainsi le dieu
LOPPE DANS DEUX DIRECTIONS est-il né d'un ventre foudroyé.
DIFFJ!RENTES : LA RECONSTITU­ A l'image de celui qu'il était avide
TION DES SLSMENTS RELIGIEUX d' 2tre jusque dans sa folie, Nietzsche natt
DE LA SOUVERAINETS CIVILE ET de la Terre déchirée par le feu du Ciel,
MILITAIRE, ENCHAINANT L'EXIS­ naît foudroyé et par là chargé de ce feu
TENCE AU PASSE, EST SUIVIE OU de la domination devenant le FEU DE LA
S'ACCOMPAGNE DE LA NAISSANCE TERRE.
DE FIGURES SACRJ!ES ET DE MY·
THES, LIBRES ET LIBSRATEURS, EN MEME TEMPS QUE LA FIGURE
RENOUVELANT LA VIE ET EN FAI­ SACRJ!E - NIETZSCHSENNE - DE
SANT << CE QUI SE JOUE DANS DIONYSOS TRAGIQUE DSLIVRE LA
L'A VENIR », « CE QUI N'APPAR­ VIE DE LA SERVITUDE, C'EST-A­
TIENT QU'A UN A VENIR l>. DIRE DE LA PUNITION DU PASSS,
ELLE LA DELIVRE DE L'HUMILI'l'S
RELIGIEUSE, DES CONFUSIONS E1.'
L'audace nietzschéenne qui veut pour les DE LA TORPEUR DU ROMANTISME.
figures qu'elle compose une puissance qui ELLE EXIGE QU'UNE VOLONTE
ne s'incline devant rien - qui tend à ECLATANTE RENDE LA TERRE A
effondrer l'édifice de prohibition morale de LA DIVINE EXACTITUDE DU REVE.
la vieille souveraineté - ne doit pas être
confondue avec ce qu'elle combat. Le mer­
veilleux KINDERLAND nietzschéen n'est
rien de moins que le lieu où le défi porté au
VATERLAND de chaque homme prend
un sens qui cesse d'être une impuissante
négation. C'est après Zarathoustra seule­
ment que nous pouvons <c DEMANDER
PARDON A NOS ENFANTS D'AVOIR
STS LES FILS DE NOS PERES 11 (6).
LA REPRÉSENTATION DE
Il
Les premières phrases du message de NUMANCE ''
.Nietzsche procèdent des << mondes du r2'Ve
et de l'i'Vresse » (7). Ce message tout en­
tier s'exprime par le seul nom de DIO­ L'opposition du Ciel et de la Terre a cessé
NYSOS. Quand Nietzsche a fait de DIO­ d'avoir une valeur significative commune
NYSOS, c'est-à-dire de l'exubérance des­ et immédiatement intelligible. Son exposé
tructrice de la vie, lç symbole de la volonté se heurte au désir de l'intelligence qui ne
de puissance, il exprimait par là une réso­ sait plus ce que de telles antiquités veu­
lution de refuser au romantisme velléitaire lent dire et, de plus, refuse d'admettre que
et débilitant une force qui doit être tenue des entités mythologiques puissent avoir
pour sacrée. Nietzsche exigeait de ceux qui actuellement, dans un monde saturé de
détiennent les valeurs brisantes de la tra­ science, un sens quelconque. Mais si l'on
gédie qu'ils deviennent des dominateurs : se reporte à une réalité de tous les jours,

non qu'ils subissent la domination d'un il a suffi d'une circonstance favorable pour
ciel chargé du besoin de punir. que des hommes évidemment éloignés de
Dieu de la Terre, DIONYSOS est né des toute folie entrent lucides dans le monde
amours de Sémélé, la Terre, avec le dieu des esprits infernaux; et non seulement
du ciel, Zeus. Le mythe veut que Sémélé, des hommes mais les passions politiques
grosse de Dionysos, ayant voulu que Zeus vulgaires qui les animaient.
lui apparaisse revêtu des attributs de sa Quand Marquino s'avançant sous la ca­
puissance, ait été mise en flammes et en goule en appelle à ce que le monde con­
cendres par le tonnerre et les éclairs du tient de plus sombre, les figures qu'i\

19
n
i voque sous des noms terribles. . . eat'x de C'est là ce qui doit rebuter et, en prin­
la noire lagune .. cessent d'être des repré­ cipe, rendre Numance inaccessible, parce
sentations vides et impuissantes. Car dans que le jeu que le destin joue avec les hom­
l'agonie de Numance, à l'intérieur des murs mes ne peut apparattre à la plupart que
et sous la paroi nue de la sierra ce qui sous les aspects brillants et colorés de
est là est la Terre : la Terre qui s'ouvre l'existence individuelle.
pour rendre le cadavre au monde des D'autre part, ce qui est actuellement dans
vivants, la Terre qui s'ouvre au vivant que l'esprit si l'on parle d'existence collective
le délire précipite dans la mort. Et bien est ce que l'on peut imaginer de plus pau­
que cette 'l'erre exhale la Fureur et la Rage, vre et aucune représentation ne peut être
bien qu'elle apparaisse dans les cris des plus déconcertante que celle qui donne la
enfants égorgés par les pères, des épouses mort comme l'objet fondamental de l'acti­
égorgées par les maris, bien que le pain vité commune des hommes, la mort et non
qu'elle apporte à l'affamé soit trempé de la nourriture ou la production des moyens
sang, Je sentiment qu'inspire sa présence de production. Sans doute une telle repré­
n'est pas l'horreur. Car ceux qui lui appar­ sentation s'appuie sur l'ensemble de la pra­
tiennent (et appartiennent ainsi à la fré­ tique religieuse de tous les temps, mais
nésie) font revivre sous nos yeux toute l'usage a prédominé de regarder la réalité
l'humanité perdue, le monde de vérité et de la religion comme une réalité de sur­
de passion immédiate dont la nostalgie ne face. Ce qui dans l'existence d'une com­
cesse pas. Et il est impossible de dissocier munauté est tragiquement religieux, en
une figure profondément composée et liée. formelle étreinte avec la mort, est devenu
De même que les Romains commandés par la chose la plus étrangère aux hommes.
l'implacable autorité d'un chef sont asso­ Personne ne pense plus que la réalité d'une
ciés à la gloire du soleil, de la même façon, vie commune - ce qui revient à dire de
les Numantins SANS CHEF sont placés !�existence humaine - dépende de la mise
dans la région de la Nuit et de la Terre, en commun des terreurs nocturnes et de
dans la région hantée par les fantômes de cette sorte de crispation extatique que
la Mère-Tragédie. Et c'est dans la mesure répand la mort. Ainsi la vérité de Numance
où l'agonie et la mort sont entrées dans est-elle plus difficile encore à appréhender
la ville que cette ville devient l'image de que celle de la tragédie individuelle. Elle
tout ce qui au monde peut exiger un amour est la vérité religieuse, c'est-à-dire, en
total; c'est dans la mesure où elle meurt principe, ce que rejette l'inertie des hom­
que toute la nostalgie du monde perdu peut mes vivants aujourd'hui.
être maintenant exprimée par le seul nom L'idée de patrie - qui intervient comme
de NUMANCE. composante de l'action dramatique - n'a
qu'une signification extérieure si on la
compare à cette vérité religieuse. Quelles
que soient les apparences, les symboles qui
commandent les émotions ne sont pas de
ceux qui servent à figurer ou à maintenir
l'existence militaire d'un peuple. L'exis­
tence militaire exclut même toute dramati­
sation de cet ordre. Elle est fondée sur une
" NUMANCE 1 LIBERTÉ " (9) négation brutale de toute signification pro­
fonde de la mort et, si elle utilise ses cada­
Ce qu'il y a de grand dans la tragédie de vres, c'est pour faire marcher ses vivants
Numance, c'est qu'on n'y assiste pas seu­ plus droits. La rePrésentation la plus tra­
lement à la mort d'un certain nombre gique qu'elle connaisse est la parade et, du
d'hommes, mais à l'entrée dans la mort de fait qu'elle exclut toute dépression possi­
la cité tout entière : ce ne sont pas des ble, elle est dans l'incapacité de fonder la
individus, c'est un peuple qui agonise. vie commune sur la tragédie de l'angoisse.

zo
1
C'est dans ce sens que la patrie, condamnée Non seulement un politicien, de quelque
à faire sienne la brutale pauvreté militaire, parti qu'il soit, répugne à la considération
est loin de suffire à l'unité communielle des réalités profondes, mais il a accepté,
des hommes. Elle peut devenir dans cer­ une fois pour toutes, le jeu des altérations
tains cas une force d'attraction détruisant et des compromis qui rend possibles des
les autres possibilités, mais étant essentiel­ combinaisons précaires de force, m i possi­
lement composition de force armée, elle ne ble la formation d'une véritable commu­
peut donner à ceux qui subissent son nauté de cœur.
attraction rien qui réponde aux grandes De plus, entre les diverses oppositions
avidités humaines : parce qu'elle subor­ convulsives de l'histoire, celle qui déchire
donne tout à une utilité Particulière; elle actuellement l'ensemble des pays civilisés,
doit, au contraire, à peine séduits, faire l'opposition de l'antifascisme et du fascisme
entrer ses amants dans le monde nhumain
i apparaît comme la plus viciée. La comédie
et totalement aliéné des casernes, des pri­ qui - sous couleur de démocratie - op­
sons militaires, des administrations mili­ pose le césarisme soviétique au césarisme
taires. Au cours de la crise qui déprime ac­ allemand montre quels trafiquages suffi­
tuellement l'existence, la patrie représente sent à une masse bornée par la misère -
même l'obstacle le plus grave à cette unité à la merci de ceux qui la Battent basse­
de la vie qui - il faut le dire avec force ment.
- ne peut être fondée que sur une com­ Il existe toutefois une réalité qui, derrière
mune conscience de ce qu'est l'existence cette façade, touche aux plus profonds
profonde : jeu émotionnel et déchiré de la secrets de l'existence; seulement, il est
vie avec la mort. nécessaire à celui qui veut entrer dans cette
réalité de prendre à rebours ce qui est
admis. Si l'image de Numance exprime la
Numance, qui n'est que l'expression atroce
grandeur du peuple en lutte contre l'op­
de ce jeu, ne pouvait donc pas prendre
pression des puissants, elle révèle en même
plus de sens pour la patrie que pour l'in­
temps que la lutte actuellement poursuivie
dividu qui souffre seul. Or Numance a
manque le plus souvent de toute grandeur:
pris en fait pour ceux qui ont assisté au
le mouvement antifasciste, s'il est comparé
spectacle un sens qui ne touchait ni au
à Numance, apparatt comme une cohue
drame individuel ni au sentiment national
vide, comme une vaste décomposition
mais à la passion politique. La chose s'est
d'hommes qui ne sont liés que par des
produite à la faveur de la guerre d'Espa­
refus.
gne. C'est là un paradoxe évident et il
est possible qu'une telle confusion soit Il n'y a qu'illusion et facilité dans le fait
aussi vide de conséquences que celle des d'aimer Numance parce qu'of' y voit l'ex­
habitants de Saragosse représentant la tra­ pression de la lutte actuelle. Mais la tra­
gédie pendant un siège. Numance, aujour­ gédie introduit dans le monde de la poli­
d'hui, a été représentée non seulement à tique une évidence : que le combat engagé
Paris, mais en Espagne, dans des églises ne prendra un sens et ne deviendra effi­
brftlées, sans autre décor que les traces de cace que dans la mesure où la misère fas­
l'incendie et sans autres acteurs que des ciste rencontrera en face d'elle autre chose
miliciens rouges. Les thèmes fondamentaux qu'une négation agitée : la communauté de
d'une existence reculée, les thèmes mytho­ cœur dont Numance est l'image.
logiques cruels et inaltérés qui sont déve­ Le principe de ce renversement s'exprime
loppés par la tragédie ne sont-ils pas, ce­ en termes simples. A L'UNITlt O�A­
pendant, aussi étrangers à l'esprit politique RIENNE QUE FONDE UN CHEF,
qu'à l'esprit militaire� S'OPPOSE LA COMMUNAUtt SANS
CHEF LieE PAR L'IMAGE OBS�­
DANTE D'UNE TRAG�DIE. La vie
S'il fallait s'en tenir aux apparences immé­ exige des hommes assemblés, et les hom­
diates, la réponse devrait être affirmative. mes ne sont assemblés que par un chef ou

Zl
par une tragédie. Chercher la communauté Ou encore :
humaine SANS TSTE est chercher la tra­ De ces premiers principes, il découle... la
gédie : la mise à mort du chef elle-même nécessité de faire des lois douces et surtout
est tragédie; elle demeure exigence de tra­ d'anéantir pour jamais l'atrocité de la peine
gédie. Une vérité qui changera l'aspect des de mort, parce que la loi, froide par elle:
choses humaines commence ici : L'ELE­ même, ne saurait être accessible aux pas­
MENT ÉMOTIONNEL QUI DONNE sions qui peuvent légitimer dans l'homme
UNE VALEUR O B S É D A N T E A la cruelle action du meurtre.
L'EXISTENCE COMMUNE EST LA Encore n'y a-t-il là que les affirmations de
MORT. Sade les moins clairement inhumaines.
Comment sa doctrine de sang pourrait-elle
avoir un sens pour celui qui la trouvant
juste ne la vit pas dans le tremblement.
Car « tuer par plaisir >> ne serait qu'une
provocation littéraire et la plus inadmissi­
ble expression de l'hypocrisie si la cons­
cience n'était pas portée par là à un degré
de lucidité extrême. La conscience que le
plaisir de tuer est la vérité chargée d'hor­
LES MYSTÈRES DIONYSIAQUES reur de celui qui ne tue pas ne peut demeu­
rer ni obscure ni tranquille et elle fait en­
trer l'existence à l'intérieur du monde '
Cette vérité « dionysiaque >> ne peut pas
invraisemblablement glacé où elle se dé­
être l'objet d'une propagande. Et comme,
chire.
de son propre mouvement, elle appelle la
puissance, elle prête un sens à l'idée d'une Que pourrait d'autre part signifier le fait
organisation gravitant autour de profonds que, pendant plusieurs années, quelques­
mystères. uns des hommes les plus doués se sont éver­
Ici mystère n'a rien de commun avec un tués à briser leur intelligence en morceaux,
éso�érisme vague : il s'agit de vérités qui croyant par là faire sauter en éclat l'intelli­
déchirent, qui absorbent ceux à qui elles gence elle-même? Dada est généralement
apparaissent, alors que la masse humaine regardé comme un échec sans conséquence
ne les cherche pas et même est animée alors que, pour d'autres, il devient le rire
d'un mouvement qui l'en éloigne. Le mou­ qui délivre - une révélation qui transfi­
vement de désagrégation de cette masse ne gure l'être humain.
peut être compensé qu'avec une sournoise Et quant aux pertes de vue abyssales de
lenteur par ce qui gravitera à nouveau au­ Nietzsche, le temps n'est-il pas venu de
tour de figures de mort. demander des comptes à ceux qui ont pris
C'est seulement dans cette direction on­ sur eux d'en faire l'objet d'une curiosité
verte, où tout déconcerte à la limite de éclectique? Beaucoup de réalités relèvent
l'ivresse, que les affirmations paradoxales de la loi du tout ou rien. n en est ainsi de
de Sade cessent d'être pour celui qui les Nietzsche. Les Exercices de saint Ignace
admet une dérision et un jugement impla­ ne seraient rien s'ils n'étaient pas médi­
cable. tées dans le plus grand silence de tout le
Que peut signifier pour des hommes qui ne reste (et, médités, ils sont une prison
veulent pas entrer dans une voie consé­ sans issue). Ce que Nietzsche a brisé ne
quente et difficile cette phrase : peut s'ouvrir qu'à ceux qui sont portés en
Une nation déjà vieille et corrompue, qui, avant par le besoin de briser; pour les au­
courageusement, secouera le joug de son tres, ils font de Nietzsche ce qu'ils font
gouvernement monarchique pour en adop­ de tout : rien n'a de sens pour eux, ils
ter un républicain ne se maintiendra que décomposent ce qu'ils touchent. C'est la
par beaucoup de crimes; car elle est déjà loi du temps présent qu'un homme quel­
dans le crime ... conque soit incapable de penser à quoi que
ce soit et soit happé d'ans tous le!:. sens par poussière et il cessera un jour de s'étonner
des occupations toutes serviles qui le vident qu'un être vivant ne le regarde pas comme
'tie sa réalité. Mais l'existence de cet hom­ la dernière limite des choses.
me quelconque achèvera de s'en aller en Georges BATAII.U.

l'iOTES. - (1) Suite du texte paru dans le dualisation monarchique introduisant une
numéro de janvier sous le titre Nietzsche et administration rationnelle. Les lormes et les
les fascistes. Cette chronique sera poursuivie. successions de faits sont différents dans chaque
(2) Cette représentation cyclique de l'histoire cycle mais la coïncidence de troubles sociaux,
est en réalité la représentation courante. Cha­ de décadence des valeurs sacrées et d'enrichis­
teaubriand, Vigny, George Sand, Renan se sont sement de ln vie individuelle est constante; il
exprimés dans le même sens au sujet du chris­ eu est de même de la recomposilion qui suit
tianisme. la crise.
Engels a longuement développé le principe de (5) Il va de soi qu'il est m i possible de fixer
la similitude des premiers temps du christia­ exactement la date à laquelle un processus
nisme et du x.� siècle (Contribution à l'hi•­ commence et que, dans l'ensemble, des consi­
toire du christianisme primitif, dans Religiort, dérations de l'ordre de celles qui sont exposées
Philosophie, Socialisme, tr. fr., 1901). ici ne peuvent pas avoir de valeur formelle très
Nietzsche se considérant comme l'Antéchrist précise. Il en est de même d'ailleurs de toute
et voyant dans le moment qu'il vivait un som­ considération portant sur un domaine com­
met de l'histoire se représentait également un plexe.
cours cyclique des choses. Mais pour Nietzsche, {6) Ainsi parlait Zarathoustra, 2• partie, Du
il y avait dans un certain sens retour au monde pays de la civilitation. Le terme allemand Kin­
que Socrate et le christianisme avaient détruit derland, pays des enfants, répondant à Vater­
(Cf. le compte rendu de l'ouvrage de Lœwith, lan.d, patrie, pays des pères, n'est pas exacte­
dans Acéphale, janvier, p. 31). ment traduisible.
Il est regrettable que la conception cyclique de (7) Origine de la tragédie, § 1.
l'histoire ait été déconsidérée par l'occultisme (8) Celle tragédie de Cervantès a été jouée à
et par Spengler. Elle pourra cependant pren­ Paris en avril et mai 1937 par Jean-Louis Bar­
dre corps dès qu'elle sera établie sur un prin­ rault. Il est important du point de vue qui est
cipe simple et évident. Elle se liera nécessai­ développé ici que Barrault ait été parté par le
rement à une INTEI\PRETATION SOCIOLOGI­ sens de la grandeur de la tragédie. Il est plus
QUE DE L'HlSTOH\E, sociôlogique, c'est-à-dire important encore que, par la composition des
également éloignée du matérialisme économi­ décor's et des �ures, André Masson ait formé
que el de l'idéalisme moral. un envotHement dans lequel les thèmes essen­
tiels de l'existence mythique retrouvaient tout
(3) Des compensations continuelles ne peuvent leur éclat. Il n'y a pas à tenir compte ici de
empêcher que la pente ne soit descendue. ce qui revient à Cervantès ou de co qui revient

(4) Dans la civilisation égyptienne, les valeurs à Masson dans la figuration des deux mondes
individuelles pour ainsi dire nulles au début opposés. . .
du troisième millénaire (à l'époque des grandes Le sujet de Numance est la guerre inexpiable
pyramides) apparaissent très développées huit que poursuit le général romain Scipion contre
ou dix siècles plus tard à une époque de révo­ les Numanlins révoltés, qui, assiégés et épui­
lutions sociales tendant au nihilisme (Ct. Mo­ sés, s'entretuent plutôt que de se rendre. Dans
ret, Le Nil et la civilisation ég-yptienne, 1926, la première partie, le devin Marquino tait sor­
p. 251 ss. et 292 ss.); dans la civilisation occi­ tir un mort de la tombe pour opprendre de lui
dentale, comme dans la civilisation chinoise, le sort affreux de la ville.
les formes multiples de la souverainté dans (9) " Numance 1 Liberté 1 ,, est le cri de guerre
une société féodale aboutissent à une indlvi- des assiégés exaspérés.

.la
L E S V E R T U S
DIONYSIAQUES
Il semble que dans la mesure pré­ du vertige : il est inconcevable qu'il
cise où 1 'esprit s 'impose une très étroite ne reste pas aussi entier dans le spasme
discipline et des lois au moins très sé­ que dans le calcul. Egalement disposé
vères, il doive tenir un compte équi­ à 1 'un et rompu à l 'autre, c'est en lui
valent des ivresses et se troubler de comme si la détente n'était si explosive
leur existence même, car il n 'est ja­ que pour suivre une tension trop sé­
mais dans la certitude de n'en pas vère.
éprouver la tentation ou le remords. L'ivresse au reste se manifeste comme
Il peut, dans le privé, se tenir cons­ état total, s'étendant virtuellement au
tamment en lisière et garder toujours moins, sur tout le clavier des activi­
le plus exact contrôle de ses anticipa­ tés de 1 'être, puisque toutes y consen­
tions instinctives ou, pour le public, tent et se taisent au moment où elle
restreindre à la formulation d'éviden­ n'en exaspère qu'une. En ajoutant la
ces l 'exercice de ses facultés, ne pro­ demi-ivresse de la lucidité supérieure,
pager que l'exprimable et le défini, dont parle Baudelaire, à celles que
n'avancer que sur du terrain complè­ distingue Nietzsche, c'est-à-dire aux
tement conquis, assimilé et ne rien trois ivresses des liqueurs fortes, de
proposer qui ne se puisse justifier et 1 'amour et de la cruauté, on aperçoit
qui ne soit partie n
i aliénable de sys­ aisément qu'il n'est aucun point où
tème. La puissance que cette austérité l'extase ne puisse prendre appui, sans
procure à l'esprit qui l'adopte est en que cependant l'extrême sensation de
droit proprement sans mesure. Cet puissance qui la caractérise cesse de
esprit s' acquiert en effet, par elle, demeurer identique à elle-même. Quels
une cohésion telle qu'il en devient que soient ses effets intimes, de quel­
inentamable à la façon d'une ar­ que valeur qu'on les juge, il est cer­
mée où chaque élément lactique en tain qu'ils transportent les individus
chaque point bénéficierait de la force et (sauf, en un certain sens, quelque ­
indivise de la totalité des effectifs. n toxiques paralysants qui leur procurent
n'en ressent pas moins la constante d'ailleurs aussi un sentiment d'intense
sollicitation des ivresses. Mieux encore, et calme supériorité, quoique d'ordre
un esprit si lié doit être assurément contemplatif ), leur communiquent une
pour elles une proie moins défendue. impression de maximum d'être qui
étant de celles qu'on ravit en totalité. leur fait préférer au reste de leur vie
C'est qu'il est trop unifié pour se di­ ces rares instants qu'il leur tarde aussi­
viser et faire la part du feu au moment tôt de renouveler.

24
l

Ainsi, outre qu'elles intéressent l'in­ ger (1). Cette démarche ne représente
dividu dans le plus imprescriptible de rien de moins que la plus profonde des
lui-même, les diverses ivresses sem­ révolutions et ce n'est pas indifférent
blent constituer naturellement pour que le dionysisme ait coïncidé avec la
lui, un état violent vis-à-vis de la so­ poussée des éléments ruraux contre le
ciété et peut-être témoigner d'une cer­ patriciat urbain, et que la diffusion des
taine difficulté de sa part à s'adapter cultes infernaux aux dépens de la reli­
à la vie collective. Voilà donc encore, gion ouranienne ait été entra1née par
et ce n'est peut-être pas la moindre, la victoire des couches populaires sur
une opposition entre les ivresses et l'in­ les aristocraties traditionnelles. En
telligence : le destin impérialiste de même temps les valeurs changent de
celle-ci et la dédaigneuse résignation signe; les pôles du sacré, l'ignoble et
des premières à s'exalter à 1 'écart et le saint, permutent. Ce qui était en
pour elles-mêmes. marge avec la si intéressante défaveur
attachée à cette expression, devient
constitutif de l'ordre et en quelque
Cependant l'histoire donne à penser
sorte nodal : 1 'asocial (ce qui paraissait
que cette opposition,ne comporte au­
tel) rassemble les énergies collectives,
cun caractère absolu : c'est dans la me­
les cristallise, les émeut - et se mon­
sure où la société ne sait pas faire
tre force de sursocialisation.
leur part aux forces dionysiaques, s'en
défie et les persécute au lieu de les
Il suffit de cet aperçu pour pouvoir user
intégrer, que l'être se trouve réduit à du terme de vertus dionysiaques en
prendre malgré elle les satisfactions
entendant par vertu ce qui lie, par vice,
qu'il devrait recevoir d'elle seule. La
ce qui dissout. Car il suffit qu'une col­
valeur essentielle du dionysisme rési­
lectivité ait pu trouver en elles son as­
dait en effet sur ce point précis qu'il
sise affective et fonder la solidarité de
unissait en le socialisant, par ce qui
ses membres sur elles seules à l'exclu­
plus que tout autre chose, sépare quand
sion de toute prédétermination locale,
la jouissance en est individuelle. Mieux,
historique, raciale ou linguistique (2)
il faisait de la participation à l'extase et
pour assurer, chez ceux qu'elles solli­
de l'appréhension en commun du sa­
citent, la conviction qu'elles sont in­
cré le ciment unique de la collectivité
justement brimées dans une société qui
qu'il fondait, car, en opposition avec
veut les ignorer et qui ne sait pas
les cultes locaux fermés des cités, les
les réduire, pour leur donner le
mystères de Dionysos étaient ouverts
goût et leur montrer la possibilité de
et universels. Ils mettaient ainsi au s'y grouper en formation organique
centre de l'organisme social, les tur­ inassimilable et irréductible, pour
bulences souveraines qui, décomposées, affermir enfin leur résolution de recou­
seront dans la suite traquées par la so­
rir à cette stratégie toujours offerte.
ciété dans les terrains vagues de la
périphérie de sa structure où elle re­
jette tout ce qui risque de la désagré- Roger CAILLOIS.

za
NOTES. - (1) De fait, à Rome, les Baccha­ sont nécessaires à signaler : les confréries exis­
nales ont été interdites à la fois comme con­ tent comme structure forte dans un milieu
traires aux mœurs et comme attentatoires à social lAche. Elles se forment en substituant
la silreté th l'Btat. Pour la Grèoe, les Bac­ aux déterminations de fait (naissance, etc.)
chante• d'Euripide, document dont il est sur quoi repose la cohésion de ce milieu, le
d:ameurs extrêmement délicat de faire usage, libre choix consacré par une sorte d'initiation
montrent assez que la diffusion du culte dio· et d'agrégation solennelle au groupe, et ten­
nysiaque ne s'est pas accomplie sans lutte dent à consîdértlr cette parenté acquise comme
avec les pouvoirs établis. équivalente à la parenté du sang (d'où la cons­
tance de l'appellation de frère entre les adep­
(2) 11 faudrait renvoyer sur ce point à toute tes), ce qui rend le lien ainsi créé plus fort
une sociologie des confréries, malheureuse­ qu'aucun autre et lui assure la préférence en
ment encore peu développée. Deux caractères cas de conflit.

NOTE SUR LA FONDATION D,UN

COLLÈGE DE SOCIOLOGIE
1 . Dès qu'on attribue une importance parti­ de celle qui unit d'ordinaire les savants et liée
culière à l'étude des structures sociales, on précisément au caractère virulent du domaine
s'aperçoit que les quelques résultats acquis étudié et des déterminations qui s'y révèlent
par la science en ce domaine non seulement peu à peu.
sont généralement ignorés, mais de plus sont Cette communauté n'en reste pas moins aussi
en contradiction directe avec les idées en libre d'accès que celle de la science constituée
cours sur ces sujets. Ces résultats, tels qu'ils et toute personne peut y apporter son point
se présentent, a�paraissent extrêmement pro­ de vue personnel, sans égard au souci parti­
metteurs et ouvrent des perspectives insoup­ culier qui la porte à prendre une connaissance
çonnées pour l'étude du comportement de plus précise des aspects essentiels de l'exis­
1'être humain Mais il demeurent timides et
.
tence sociale. Quels que soient son otigine et
incomplets, d'une part parce que la sc ience son but, on considère que cette préoccupation
s'est trop limitée à l'analyse des structures des est suffisante à elle seule pour fonder les liens
sociétés dites primitives, laissant de cOté les nécessaires à l'action en commun.
sociétés modernes, d'autre part parce que les '
3. L objet précis de 1'activité envisagée peut
découvertes réalisées n'ont pas modifié aussi recevoir le nom de sociologie liacrée, en tant
profondément qu'on pouvait s'y attendre les qu'il implique l'étude de 1'existence sociale
postulats et 1'esprit de la recherche. Il sem­ dans toutes celles de ses manifestations où se
ble même que des obstacles d'une nature par­ tait jour la présence active du sacré. Elle se
iculière
t s'opposent au développement d'une propose ainsi d'établir les points de coïnciden­
connaissance des éléments v itaux de la socié­ ces entre les tendances obsédantes fondamen­
té : le caractère nécessairement contagieux et tales de la psychologie individuelle et les struc­
activiste des représentations que le travail met tures ditectrices qui président à 1'organisa·
en lumière en apparaît responsable. tion sociale et commandent ses révolutions.
2. Il suit qu'il y a lieu de développer entre
ceux qui envisagent de poursuivre aussi loin Georges AMBRosmo, Georges BATAILLI!, Roger
que possible des investigations dans ce sens, CAILLOts, Pierre Kx.oesowsa:1, Pierre LIBRA,
une communauté morale, en partie différente Jules MONNEROT.

(1) Cette déclaration a été rédigée dès le mois de mars 81. L'activité de ee Collège commencera en
octobre : elle comportera tout d'abord un enseignement théorique sous forme de conférences hebdo­
madaires. La correspondance doit Ure adreuée provisoirement à G. Bataille, 76 biB, rue de Ren­
nes (6•).
D o· N J u A N
SELON KIERKEGAARD
Kierkegaard et Nietzsche ont leurs origines fait voir en Don Juan l'incarnation du
dans la musique, matière première univer­ phénomène dionysiaque de l'immédiat éro­
selle, forme nécessaire de la destinée tique. Cette attitude de la conscience con­
:
Chez l'un comme chez l'autre le sentlment templant la danse de sa propre souffrance
musical est le sentiment même de la vie que Nietzsche avait découverte en deçà du
.
indicible, irréductible et nsaisissable;
i chez Christianisme dans la tragédte grecque,
tous deux c'est l'érotisme pur et aveugle, Kierkegaard la trouve au delà du Christia­
é
c'est l'exp rience vécue que la réflexion n'a nisme dans un mythe enfanté par la cons­
pas encore entamée, mais qu'elle entamera cience chrétienne.
infailliblement.
" Le Christianisme a ntroduit
i la sensualité
Nietzsche qui a décrit comment dans la dans le monde : comme La sensualité est ce
sensibilité musicale et tragique de la Grèce qui doit �tre nié, elle est, en tant que :éaliLé
.
présocratique, l'autorité impérative de l'im­ positive, particulièrement mlSe en évtdence
médiat se voit progressivement minée par par la position d u contraire qui l'excLut. Or,
.
en tant que princip�, force, systême en sot, la
l'explication justificative du sophisme dia­
sensualité n'a été posée que par le ChristitJ.·
lectique, remarque qu'il est impossible au
nisme. C'est en ce sens qu'e le Christianisme
langage « symbole des apparences, de �a­
a introduit la sensualité dans le monde. Pour
nifester jamais extérieurement l'essence rn· comprendre exactement cette thèse iL faut 14
time de la musique qui symbolise l'antago­ !
saisir identiquement à son anhthèse : le
nisme et la douleur originels au cœur de Christianisme a expulsé et exclu du monde la
l'Un-primordial 1>. Cette définition encore sensualité. En tant que principe, force, sys­
très schopenhauerienne de Nietzsche n'en tème en soi, la sensualité a été posée la pre­
contient plS moins le conflit intime de sa mière fois par le Christianisme; je pourrais
philosophie qui met aux prises le langage encore ajouter une définition propre à éclair­
cir ce que j'avance : c'est seuleme,nt par le
générateur de la morale et négateur de la
Christianisme que la sensualité est devenue
vie et la musique forme exaltante et appro­
corrélation de l'esprit. Celà est tout à fait natu­
batrice de la souffrance. Avant lui, Kierke­
rel : le Christianisme étant esprit, l'esprit posi­
gaard, pour qui la musique n'exprime que tif q,ui a introduit la sensualité dans le monde.
l'immédiat dans son immédiateté, observe Mais si la sensualité est considérée sous. lœ
que le langage a pris en lui-même la ré­ détermination de l'esprit, son importance ré­
flexion : 11 c'est pourquoi il ne peut expri­ side évidemment dans le fait de se trouver
mer l'immédiat. La réflexion tue l'immé­ exclue, d'�tre déterminée en tant que prin­
diat, c'est pourquoi il est impossible d'ex­ cipe, en tant quP- puissance : car il faut que ce
primer le musical dans le langage n. Cette que l'esprit, lui-m�me un principe, doit tJC·
clure, Boit un élément qui s'affirme en tant
similitude de réactions de Kierkegaard et
que principe, encore que dans le moment
de Nietzsche lors de leur démarche initiale
m�me de son exclusion .. >> (1).
.

respective permet de considérer sous les


catégories du second l'expérience du pre­ Avant le Christianisme, la sensualité n'é­
mier. tait pas déterminée spirituellement. Com­
De prime abord, Kierkegaard semble pren­ ment alors? <! La sensualité, psychique­
dre l'attitude contemplative apollinienne ment déterminée, trouva son expression
en face du spectacle dionysiaque qui lui la plus parfaite chez les Grecs. Or,

27
déterminée psychiquement, la sensualité les rets de la volonté p�iculière », cc souf­
n'est pas antithèse, exclusion, mais unité et frant des douleurs de l'individuation >>, et
harmonie. .. >> Les Grecs n'ont pas connu ne voyait la délivrance que dans la mort du
la sensualité en tant que principe. La sen­ héros amenée par u sa volonté d'être lui­
sualité était alors confondue dans la belle même l'unique essence de l'univers », - la
individualité et l'âme, qui constituait la conscience chrétienne, en posant l'immé­
belle individualité, était inconcevable sans diat comme le principe qu'elle exclut, se
la sensualité. Par conséquent, l'érotique pose elle-même comme l'individuation irré­
relevait de l'âme et ne pouvait former un versible de l'âme immortelle. Elle est alors
principe. L'amour ne se produisait dans le spectateur de la forme d'existence non
l'individu que d'une manière momentanée. individuée qu'elle s'efforce de nier intérieu­
On pourrait objecter à ceci que Eros était rement comme pour combattre la pire de
bien ce principe : mais Eros figurait l'amour toutes les tentations. Mais pour nier l'im­
psychique. De plus, Eros, dieu de l'amour, médiat (le non-individué) , pour transcen­
n'était pas lui-même un dieu amoureux. Il der le désir sacrilège d'être soi-même l'uni­
dispensait l'amour aux mortels comme aux que essence de l'univers, elle doit se don­
autres divinités et s'il lui est arrivé de res­ ner constamment le spectacle de héros lé­
sentir de l'amour, ce qui est rare, il faut y gendaires qui incarnent le criminel refus de
voir la soumission à une puissance qui eut s'individuer devant Dieu. La conscience
été exclue de l'univers si Eros lui-même chrétienne réalise ainsi ce miracle de ren­
l'eth repoussé. Eros, dispensateur de dre Présent Dionysos sous sa forme inhu­
l'amour, ne possède pas lui-même la puis­ maine, monstrueuse et di1!ine: ce que l'âme
sance qu'il symbolise, parce qu'il la trans­ antique n'a1!ait fait que Pressentir, CB
met à l'univers tout entier : tandis que les qu'elle n'a1!ait 1!U que comme masque, la
mortels qui en sont chacun animés la ramè­ conscience chrétienne, à la fa1!eur de l'in­
nent à lui. Cependant, le Christianisme a carnation, le 1!0it à nu : Dionysos ne de1!ait
introduit dans le monde l'idée d'incarna­ se ré1!éler suPr2mement que de11ant le Cru­
tion ou de représentation : une figure indi­ cifié.
viduélle en représentant ou en incarnant un
Au moment où Dieu meurt, Nietzsche
principe, en concentre la force à laquelle
éprouve la résurrection de Dionysos, dieu
un chacun participe en contemplant cette
de la désindividuation. La mort du Dieu
figure. Dès lors, la conscience chrétienne
de l'individuation exigera la naissance du
a pu également concevoir des figures qui
surhomme : car si Dieu meurt, le moi
incarnaient les principes et les forces qu'elle
individuel ne perd pas seulement son Juge,
exclut. C'est ainsi qu'à l'époque de la Re­
il perd son Rédempteur et son éternel Té­
naissance elle a enfanté les figures de la
moin : mais s'il perd son éternel Témoin,
génialité sensuelle et de la génialité intel­
il perd aussi son identité éternelle. Le moi
lectuelle exclues du monde. Kierkegaard
meurt avec Dieu. Et le vertige de l'éternel
ne pouvait en son temps connaitre la si­
retour s'empare de Nietzsche : produit rré­
i
gnification des mystères dionysiens. A plus
ductible et fortuit de l'univers aveugle, sa
forte raison devait-il être porté de par sa
volonté individuelle épousant le mouve­
nature à chercher l'élément dionysiaque
ment nécessaire de l'univers, entrevoit,
dans le monde de la sensibilité chrétienne,
pressent et se souvient des identités innom­
à le pressentir et à le trouver en l'occur­
brables déjà portées comme autant de mas­
rence dans l'œuvre exaltante de Mozart.
ques du monstre Dionysos. Mais lorsque
Si le conflit de l'individuation déterminait toute la série aura été portée, il faudra né­
l'expérience dionysienne de la sensibilité cessairement qu'un visage reparaisse à nu :
antique, tl a pu motiver une tension diony­ celui du cc meurtrier de Dieu >>; la face du
siaque de la sensibilité chrétienne. Mais c< meurtrier de Dieu >> ne pouvant être
tandis que l'âme antique se représentait qu'un visage en chair et en os, formé na­
Dionysos, dans la tragédie, sous le mas­ guère par le Créateur a ssas siné : celui de
que d'un héros combattant, cc enlacé dans Friedrich Nietzsche, visage paradoxal

28
d'une volonté qui, au �in de l'irresponsa­ exprime l'isolement au sein de ce monde,
bilité consciente, tendait à établir la res­ ainsi le mal pour le mal, ainsi le péché.
ponsabilité à l'égard de la nécessité. Kierkegaard et Nietzsche forment la tête
de Janus- de la conscience moderne :
Nietzsche cherche à identifier l'extrême
S'il a prédit le retour d'un âge tragique au
conscience avec l'extrême nécessité, avec le
sens dionysien, sa prédiction n'en a pas
fatum; Kierkegaard ne connatt que la nos­
moins été faite du fond de son expérience
talgie du fatum en tant que nostalgie de
intime de la mort de Dieu, c'est-à-dire du
l'immédiat. Pour lui, il n'est plus d'exis­
fond d'une expérience chrétienne. Il est
tence soumise aux déterminations substan­
donc légitime de confronter avec son inter­
i n'y a qu'une existence au sein
tielles, l
prétation du tragique antique (rupture de
du péché, dans l'ignorance ou la pleine
l'individuation), celle que Kierkegaard a
conscience du péché : c'est la position né­
i
donné du tragique moderne (l'individua­
vitable, inéluctable, la position devant
tion inévitable) par rapport à l'antique.
Dieu.
Dans le monde antique, observe Kierke­
Mais l'existence au sein du péché, c'est la
gaard (2), l'individu était intégré dans des
naissance du moi individuel - avec ses
déterminations substantielles, telles que
affres, avec ses joies et ses douleurs - la
l'Etat, la Famille, le Destin. Ces détermi­
naissance du moi sous le regard inquisiteur,
nations substantielJ:oes constituent l'élément
terrible et aimant de Dieu.
fatidique de la tragédie grecque, elles en
font ce qu'elle est. La fin du héros n'est Le moi, « synthèse de fini et d'infini, eat
pas seulement une conséquence de ses ac­ d'abord posé; ensuite pour devenir, it se pro­
tes, elle est aussi souffrance, alors que dans jette sur l'écran de l'imagination et ce qut lut
la tragédie moderne elle n'est pas en som­ révèle L'infini du possible. L6 mot contient
autant de possible que de nécessité, car il 6Sf
me autant la souffrance que l'action n i divi­
bien lui-�me, mais il doit le devenir. Il elt
duelle du héros. La tragédie moderne nous
nécessité, puisqu'il est lui-m.trne, et posstbl.e
montre comment le héros, subjectivemeut puisqu'il doit le devenir.
réfléchi, fait, par sa décision individuelle, Si le poSBible culbuu la nécessité et qu'ainli
de sa vie son action. La tragédie moderne, le moi s'élance et se perde d4ns le posstble,
b�ée sur le caractère et la situation, épuise sans attache le rappelant dans la n�cessité, on
dans la réplique tout l'immédiat et, par a le désespoir du possible. Ce moi devient alors
conséquent, n'a ni le premier plan, ni le un abstrait dans le possible, s'épuise à s'y dé­
fond épiques de la tragédie grecque. Dans battre sans pourtant changer de lieu, car IOn
vrai Lieu, c'est la nécessité : devenir soi��me
celle-ci, la culpabilité forme un élément
en elfet est un mouvement sur place. Devenir
intermédiaire entre l'agir et le souffrir,
est un départ, mais devenir soi-mtme est un
c'est en quoi réside l a collision tragique. mouvement sur place " (3).
Les temps modernes (c'est-à-dire chrétiens)
semblent avoir élaboré une conception er­ Tel apparatt le problème chez Kierkegaard
ronée du tragique; tout l'élément fatidique, au moment où, aspirant à sortir d'une vie
toutes déterminations substantielles, ils les intellectuellement dissolue où il avait for­
ont traduits en sujectivité consciente et en tement subi l'attirance du protéisme des
individualité responsable. Dès lors - parce romantiques allemands, il lui semble que
que nos catégories sont chrétiennes, - le son union projetée avec Regine Olsen n'est
héros tragique consciemment coupable de­ qu'une fausse issue : il commence alors son
vient un être mauvais et le mal devient le examen de conscience : c'est l'instant de
contenu essentiel de la tragédie. Jadis l'in­ 1'A lternati11e, dont les premières démar­
dividu était considéré en fonction de son ches prennent leur départ dans l' immédiat
passé ancestral, de sa famille, de la com­ érotique et l'érotique musical. Il y a une
munauté; il participait au destin de la race. affinité profonde, d'une part entre la nos­
Aujourd'hui on assiste à l'isolement de talgie de l'immédiat chez Kierkegaard et
l'individu; et de même que le comique, ca­ l'essence de la musique, et d'autre part
ractéristique du monde chrétien moderne, entre Don Juan, incarnation de l'immédiat

Z9
érotique, et la musique, son moyen d'ex­ lui-I'!Ûme est cette angoisse et cette angoisse
pression le plus adéquat. est précisément sa joie démoniaque de vivre.
Après l'avoir fait nattre ainsi, Mozart nous dé­
" La génialité sensuelle est tout entiêre force,
veloppe sa vie dans les sons dansants des vio­
temp�te, impatience, passion; elle est quelque
lons dans lesquels il bondit léger et furtif par·
chose d'essentiellement lyrique : cependant
dessus l'abtme. Telle une pierre que l'on pro­
elle ne consiste pas en un moment mais en une
jette sur l'eau de sorte qu'elle ne fait que raser
succession de moments... d'où son caractère
la surface, parfois faisant quelques bonds lé­
épique : elle est trop débordante pour qu'elle
gers, mais disparaissant sous l'onde sit.,l
puisse s'exprimer par le mot : elle se meut
qu'elle cesse de bondir : ainsi danse-t-il par­
constamment dans l'immédiat ... L'unité ache­
dessus l'abtme et jubi� durant le bref répit qui
vée de cette idée et de sa forme adéquate nout
lui est accordé >> (5).
la trouvons dans le Don Juan de Mozart et
précisément parce que l'idée de génialité est si Le moi kierkegaardien aux prises avec sa
infiniment abstraite, parce que le médium est propre nécessité en face de l'infini du pos­
si abstrait, tl n'est guère probable que Mozart sible, con.naît dans un état extatique l'in­
puisse jamais avoir de concurrent à L'avenir... carnation de ses possibilités infinies : Don
Cette idée du Don Juan est d'autant plus mu­
Juan, vision infernale et superbe, rêve in­
sicale que la musique ne s'y exprime pa&
sensé de la conscience cherchant à éluder
comme accompagnement, mais comme la révé­
lation de son essence la plus intime. C'est pour­ sa nécessité, - défi à Dieu dans le déses­
quoi Mozart, par son Don Juan, s'est élevé au­ poir de ne pouvoir échapper à la condition
dessus de tous les immortels ,, (4). de son individualité immortelle. Jusque
dans ses observations esthétiques quant à
L'état d'âme n i itial de Kierkegaard est un l'erreur de certaines n
i terprétations de Don
état musical de par sa nature que �a cons­ Juan qui ont individualisé le héros, lui ont
cience chrétienne objectivera progressive­ donné une réalité biographique, l'ont sou­
ment : elle y appréhende la perte de l'inno­ mis à des contingences, Kierkegaard exalte
cence, de cet état où l'âme est en union im­ la nature essentiellement musicale et par­
médiate avec son naturel et dont le pro­ tant ante-individuelle de Don Juan.
fond mystère est qu'il est en même temps
Il n'est « de par son essence ni idée (c'est­
l'angoisse. Or, si le moi kierkegaardien à-dire force, vie) ni individu : il ondoie entre
a connu cette angoisse, génératrice du les deux. Or, cetle ondoiement est la vie m�me
péché à travers ses diverses phases, depuis de la musique. Quand la mer est démontée,
l'angoisse devant le rien, devant la possi­ des vagues écumeuses forment toutes sortes de
bilité de pouvoir, jusqu'à l'angoisse devant figures semblables à des �tres animés : il parart
le mal et devant le bien, formes de l'an­ alors que ce sont ces �tres qui soulèvent ces
goisse réfléchie, il a pu contempler la figure vagues, alors que le mouvement du vagues
les produit. De m�me Don Juan est une forme
du Don Juan m02artien comme la person­
qui devient apparente sans jamais se condenser
nification miraculeuse de l'angoisse subs­
en une figure définie, individu qui ne cesse
tantielle. de se former sans jamais s'achever, et de l'his­
« . .. Comme L'œil pressent dès la première toire duquel nous ne percevons autre chose
lueur l'incendie, ainsi l'oreille aux sons agoni­ que ce que nous en raconte la rumeur des
sants des violons pressent l'ardeur passionnée vagues ,, (6).
dit-il de l'Ouverture de Don Juan. Il y a quel: Le Don Juan mozartien appartient aux sta­
que chose comme de l'angoisse dans cet éclair :
des antérieurs à toute prise de conscience,
quelque chose qui serait engendrée dans l'an­
c'est là sa redoutable puissance de fascina­
goisse au sein des plus profondes ténèbres :
tion : Don Juan est la forme suprême des
telle la vie de Don Juan. Ce n'est pas une an­
goisse subjectivement réfléchie en lui c'est une métaphorphoses de l'immédiat érotique

angoisse substantielle. Ce n'est poi t du dé­ telles que Mozart les a révélées à Kierke­
sespoir qu'exprime l'Ouverture, comme on le gaard.
dit ordinairement sans savoir ce que l'on dit · « Dans le premier stade, la convoitise (Chéru­
la vie de Don Juan n'est pas non plus faite d� bin) ne trouve pas son objet : elle le possède,
désespoir, mais de la toute puissance de la sen­ sans avoir convoité, et par conséquent ne par­
suauté engendrée dans l'angoisse; Don Juan vient à s'exercer en tant que convoitise. Dans

ao
Le second stade (représrnté par Papageno), mtlrit et vainc sa proie. ,, L'infidélité du
l'objet apparatt en tant que multiple : mais en Don Juan mozartien par conséquent ne re­
cherchant son objet dans le multiple, la. con­ lève pas de la stratégie des séducteurs mo­
voitise n'a pas d'objet au sens profond : elle
raux : elle est inhérente à la convoitise et,
n'est pas encore déterminée en tant que convoi­
tandis que l'amour psychique soumis à la
tise. C'est dans le troisième stade, en Don
réflexion dialectique du doute et de l'in­
Juan que la convoitise se montre absolument
déterminée en tant que convoitise : elle est, quiétude est survivance dans le temps,
intensivement et extensive-ment, L'union im­ l'amour sensuel, infidèle par essence, s'éva­
médiate des deux stades précédents. Le premier nouit dans le temps, meurt et renait en une
stade convoitait idéalement L'Un; le second le succession de moments pour trouver ainsi
particulier sous La catégorie du multiple; le dans la musique sa révélation la plus essen­
troisiême les confond. La convoitise a trouvé tielle.
dans le particuLier son objet absolu, elle le
<< Tel l'éclair jailli du nuage sombre, il surgit
convoite absolument... Or, il ne faut point ou­
hors du sérieux insondable de la vie, plus ra­
blier qu'il ne s'agit pas de la. convoitise d'un
pide que la. foudre, en zig-zag plus sauvages,
individu, mais de la convoitise en tant que
mais d'autant plus sar d'atteindre son but :
principl'::.. » (7).
écoutez-le se précipiter dans l'éternel flux
changeant des phénomènes, prendre d'assaut
Ce n'est pas le séducteur réfléchi de la ca­ les soLides remparts de la vie : les légers sons
tégorie de l'intéressant (Don Juan de Mo­ des violons, le rire perlé de la joie, Les jubila­
lière, Lovelace, Valmont, Johannes de tions du plaisir, les bienheureuses fUes de la
Kierkegaard), types qui pour être des sé­ jouissance : il se dépasse lui-m�me. toujours
ducteurs accomplis, ne cherchent pas néces­ plus sauvage, toujour& plus fuyant, écoutez La
sairement à varier ou à augmenter la liste passion dans la rage de la volupté déchatnée,
la ru.rneur amoureuse, le murmur·e tentateur,
de leurs victimes, mais qui sont plus
le tourbillon séducteur, le silence de l'Ins­
curieux de la personnalité de celle qu'ils
tant... » (8).
se proposent de circonvenir. Faire rentrer
Don Juan dans cette catégorie qui est celle Dionysos : n'était-ce pas pour Nietzsche la
de l'intéressant, c'est mécomprendre sa polymorphie originelle du moi appelée à
nature mythique. Si on le met à l'école de renattre au monde? Et ainsi Don Juan pour
la ruse et du stratagème, on lui prête de Kierkegaard : n'a-t-il pas célébré dans le
c< la réflexion et celle-ci jette une lumière héros mozartien la lutte de la polymorphie
si crue sur sa personne qu'il sort aussitôt de son âme avec la concience hostile dont
de l'obscurité où il n'était perceptible que nous percevons les accents menaçants dès
musicalement l>. Sa jouissance est alors l'ouverture? Ne l'a-t-il pas décrite du haut
toute intellectuelle, elle trouve ses satisfac­ de la conscience même qui exigeait la mort
tions sur le plan éthique; il ne jouit plus de la polymorphie aveugle? Don Juan fut
que de sa ruse, c'en est fait de toute jouis­ pour lui la force élémentaire et informe qui,
sance immédiate, les chants se taisent. Or, arrêtée fortuitement dans son mouvement et
le Don Juan mozartien est un séducteur sur le point de s'individualiser au contact
dans la mesure où sa sensualité et rien que de l'objet rencontré, retombe dans son in­
sa sensualité est l'objet de sa convoitise. formité première pour reprendre son
Don Juan convoite et sa convoitise a pour rythme infini : il est donc, comme Dio­
effet de séduire. Il jouit de satisfaire la nysos, l'expression de la mélodie infinie
convoitise et si en cherchant un nouvel ob­ dans laquelle l'âme de Nietzsche voulait se
jet après avoir joui, li trompe, ce n'est pas fondre au suprême degré de la volonté : il
qu'il ait prémédité l'imposture : il n'a pas est la mélodie infinie du possible que l'âme
le temps de jouer le rôle du séducteur et de Kie.rkegaard entendait avec une nostal­
c'est bien plutôt par leur propre sensualité gie angoissée par le seniment
t de culpabi­
que ses victimes ont été trompées. << . . . Mais lité, avec nostalgie quand même : la sono­
en convoitant en chaque femme toute la rité joyeuse du héros mozartien ne lui
féminité, il exerce cette puissance sensuel­ offrait-elle pas le spectacle doré d'une irres­
lement idéalisante par laquelle il embellit, ponsabilité provisoire �

31
" ... rejeté sur la position la plus escarpée de sa propre éternité, le moi kierkegaardien
la vie, poursuivi ·par la rancune du monde en­ éprouve-t-il alors, comme Don Juan chan­
tier, ce Don Juan victorieux n'a plus d'autre tant " l'air du Champagne ))• une " vitalité
rejuge qu'une petite chambre recuUe. Assis à
n
i térieure telle que les plus diverses jouis­
l'eztrémité de la bascule de la vie, à défaut
sances de la réalité sont faibles en compa­
d'une joyeuse compagnie il éveille en lui-méme
4 coups de fouet tout son plaisir de vivre. Ri raison de celle qu'il puise en lui-même >>?
la musique mugit avec d'autant plus de fureur Toujours est-il que, dans la Répétition,
CJU 'elle résonne dans l'abtme au-dessus duquel le moi rendu à lui-même entonne un hymne
év"lue Don Juan >> (9). d'actions de grâce comme si le possible sa­
crifié lui était restitué dans son éternité :
Kierkegaard avait lui-même connu cette
« Je suis de nouveau moi-méme... ma barque
position escarpée : à mesure qu'il se déci­ est d flot. . . clans une minute je serai de nou­
dait dans le sens de l'individuation, du veau où demeurait le violent désir de mon dme,
" mouvement sur place >> qu'est le '' deve­ ld o ù les idées rugissent avec la fureur des
nir soi-même n, il retranchait de lui-même éléments, où les pensées sont déchatnées dans
par cette décision toutes possibilités de vie le tumulte comme les peuples d l'époque des
esthétiques et poétiques. Or, il se trouvait migrations, là où rêgne en d'autres temps un
que son union av.ec Régine Olsen n'eftt pu calme profond comme celui de l'Océan Paci­
fique, un calme tel que l'on s'entend soi-m2me
jamais se départir du caractère de l'inté­
parler, pourvu qu'il y ait du mouvement au
ressant pour avoir été contractée au sein
fond de l'dme: là enfin, où l'on met a chaque
même des frivolités intellectuelles. Pour instant sa vie en jeu, pour la perdre et la rega­
posséder Régine dans et selon l'éternel, il gner d chaque instant... J'appartiens d l'idée.
fallait renoncer à elle dans le temps et rom­ Je la suis quand elle me fait signe et quand
pre : manœuvre qui ne pouvait s'effectuer elle me donne rendez-vous jour et nuit : per­
sans ironie : Kierkegaard prenait le masque sonne ne m'attend au déjeuner, personne pour
de l'infidélité et l'élément temporel qu'est le repas du soir. A l'appel de !'idée, je laisse
la musique, expression la plus immédiate tout ou pluMt je n'ai rien d laisser... De nou­
de l'infidélité fidèle à elle-même, allait en­ veau la coupe de t'ivresse m'est tendue : j'al·
pire son parfum : déjà je perçois comme une
core une fois redevenir le sien propre. C'est
musique son pétill.ement; d'abord pourtant une
alors qu'au sortir d'une passion « heu­
libation pour celle qui a délivré une dme gi·
reuse, malheureuse, comique, tragique n, sant dans la solitude du désespoir : gloire à la
Kierkegaard apparaît dans l'attitude scan­ magnanimité de la femme 1 Vive le vol de la
daleuse d'un Don Juan de la Foi. Par le pensée, vive le danger de mort au service de
refus de s'engager dans le monde existant l'idée, vive le péril de la lutte, vive la solen·
et d'y consacrer son amour par l'institution nelle allégresse du triomphe, vive la danse dans
chrétienne du mariage, le moi, parvenu à la le tourbillon de l'infini, vive la vague qui m'en­
tratne dans l'abtme, vive la vague qui m'en­
poSition " devant Dieu )), avait converti
tratne jusqu'auz étoiles 1 n (10).
l'infidélité fidèle à elle-même en la fidélité
à l'éternel : parti à la dérive sur l'océan de Pierre KLOssowsKI.

NOTES. - (1) L'Alternative (Les stades de l'im­ Ferlov et Gateau, 1932, p. 99. - (4) Les stader
médiat érotique ou l'érotique musical), cité de l'ir11médiat ér<>tiq,ue.. ., p. 51-2. - (5) Id.,
d'après la trad. allem. de Pfeiderer, lena, 1911, p. 118. - (6) Id., p. 84. - (7) Id., p. 77. -
p. 57. - (2) Id., p. 127. - (3) La Maladie mor­ (8) Id., p. 94. - (9) Id., p. 122. - (10) La
telle (Le Traité du désespoir), trad. franç. de Répétition, trad Tisseau, 1933, p. 183.
.

3%
"»ent
i de paraltre :
LA VOLONTÉ DE PUISSANCE Il
traduit par G. Banquis
i ( texte établi par
F. Wurzbach ) . • •. •. .. .

LETTRES CHOISIES
traduites et réunes
i par Alexandre Vialatte 20 f.
ECCE HOMO
traduction nou"»elle d'Alexandre Vi
alatte I 5 f.
Rappel
LA VOLONTÉ DE PUISSANCE I
traduit par G. Banquis
i . . . . .

AINSI PARLAIT ZARATHOUSTRA


tradut
i par Maurice Betz
sous presse
Le Gay Savoir
+
THIERRY MAULNIER • NIETZSCHE
DRIEU LA ROCHELLE • SOCIALISME FASCISTE
Chapitre I .n . Nietzsche contre Marx I 5 f.
·o' E. F. PODACH . L'EFFONDREMENT DE
NIETZSCHE Traduit de fallemand par
Andhrée Vaillant et J. R. Kuckenburg I 5 f.

CHARLES ANDLER
N I ETZSCHE, SA VIE ET SA PENSÉE
Vol. I Les Précurseurs de Nietzsche 5 5 f.
Vol. II La Jeunesse de Nietzsche ( jusqu'à
la rupture avec Bayreuth) 4of.
Vol. III Le Pessimisme esthétique de
Nietzsche ( sa philosophie à l'époque
wagnérienne) 3 5 f.
Vol. IV La Maturité de Nietzsche ( jusqu'à
sa mort ) 40f.
Vol. V Nietzsche et le Transformisme in-
tellectuel 3 5f.
Vol. VI La dernièrePhilosophie de Nietzsche
(le renouvellement de �outes les valeurs) 4of. .,._..
C A H I E R S G L M
le cahier d'octobre sera dirigé par
ANDR"€ BRETON
et sera consacré au

r ê v e

Introduction par Sigmund Freud


Interview de Havelock Ellis

Inédies des principaux classiques de la litt�rature


onirique :
Ch. Chr. Lichtenberg ·· K. Ph. Moritz
Lucas·· Hervey de Saint Denys ··

Collaborauurs :

Ferdinand Alquié ·· Albert Béguin


André Breton ·· Claude Cahun ·· Dr Cayeux
Hugh Sykes Davies ·· Paul Eluard ·· Dr Ferdière ··
Maurice Heine ·· Georges Hugnet ··
Marcel Lecomte ·· Michel Leiris ·· Gilbert Lély ··
Dr Pierre Mabille ·· Vitezslav Nezval ··
Henri Pastoureau ·· Benj amin Péret ··
Gisèle Prassinos ·· Herbert Read ·· Gui Rosey
Jean Scutenaire · ·
Hans Arp ·· Salvador Dali .. Marcel Duchamp
Max Ernst .. René Magritte . . Pablo Picasso
Man Ray .. Yves Tanguy ..

Paraissent 6 fois par an. Le prix de chaque cahier


varie suivant son importance. Souscription aux
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NIETZSCHE ET LES FASCISTES . . . . .. . .. . .. .. . . . . . . . . 3


Elizabeth Judas-Foerster . . . . .. . . . .. . . . . . . . . .. . . . ..
. . . . • 3
Le second Judas du « Nietzsche-A rchiv ». . . . . . . . . . . . . . • • 3
Ne pas tuer : réduire en servitude . . . . . . . . . . . . . . . . . . . • 4
Gauche et df'oite nietzsch.Jennes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5
« Remarque pour les ânes " · . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5
Mussolini nietzschéen . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 6
Al/red Rosenberg . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 6
Une « religion hygiénique et pédagogique » : le néo-
paganisme allemand . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 8
Plus professoral... (Alfred Baeumler) . . . . . . . . . . . . . . . . . . 9
Le « pays de mes enfants » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 10
« Nous autres sans patrie ,. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1t
Frédéric Nu;nscuE : HERACLITE (texte inédit en français). 14
Georges BATAILLE : PROPOSITIONS . . . . . . . . . . . . . . . . . . . • .. t7
l.Propositions sur le fascisme . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
- 17
Il. - Propositions sur ta mort de Dieu . . . . . . . . . . . . . . 20
Jean WAHL : NIETZSCHE ET LA MORT DE DIEU (note
sur le Nietzsche de Jaspers) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 22
Jean RoLLJs : REALISATION DE L'HOMME . . . . . . . . . . . 24
Pierre KLOSSOWSKI : CREATION DU MONVE . . . . . . . . . . . . 25
DEUX JNTERPRETAT/ONS RECENTES DE NIETZSCHE 28
Karl JasfJers : NIETZSCHE, EINFÜRRUNG IN DAS VERSTRAENDNIS
WEINES PuJLISOPHIERENS (G. B.) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 28
Karl Lœwith : NJ.t'TZSCRES PHILOSOPIIIE DER EWICEN WJDER·
• KUNFT DES GLEICHEN . . • • . • • • • • . • • • . • • • • . • • • . . • . • . • • • • • 29
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s f.
LA FOLIE DE NIETZSCHE

Le 3 janvier 1889,

il y a cinquante ans,

Nietzsche succombait à la folie :

sur la piazza Carlo-Alberto, à Turin,

il se jeta en sanglotant au cou d'un cheval battu,

puis il s'écroula ;

il croyait, lorsqu'il se réveilla, être

DIONYSOS

ou

LE CRUCIFIE.
Cet événement

doit être commémoré

comme une tragédie.

« Quand ce qui est vivant,

avait dit Zarathoustra,

se commande à soi-même,

il /aut que ce qui est vivant

expie son, autorité

et soit juge, vengeur et

VICTIME

de $es propres lois. »


1

Nous voulons commémorer un événement tragique et


nous sommes maintenant ici, supportés par la vie. Le ciel
étoilé s'étend au-dessus de nos têtes et la terre tourne sous
nos pieds. La vie est dans notre corps mais dans notre
corps s'achemine aussi la mort (même de loin un homme
peut toujours sentir la venue des derniers râles). Au-dessus
de nous, le jour succédera à la nuit, la nuit au jour. Cepen­
dant, nous pal"lons, nous parlons haut, sans même savoir
ce que sont ces êtres que nous sommes. Et de celui qui ne
parle pas suivant les règles du langage, les hommes raison­
nables que nous devons être assurent qu'il est fou.

Nous avons nous-mêmes peur de devenir fous et nous


observons les règles avec beaucoup d'inquiétude. D'ail­
leurs les dérèglements des fous sont classés et se répètent
avec une monotonie telle qu'il s'en dégage un extrême
ennui. Le peu d'attrait des déments garantit le sérieux et

3
la sévérité de la logique. Cependant le philosophe est peut­
être dans son discours un « miroir du ciel vide :1> plus
infidèle que l'insensé et, dans ce cas, tout ne devrait-il pas
sauter ?

Cette interrogation ne peut pas être prise au sérieux,


puisque sage, elle cesserait aussitôt d'avoir un sens. Cepen­
dant elle est résolument étrangère à l'esprit de la plaisan­
terie. Car il est nécessaire aussi que nous connaissions la
sueur d'angoisse. Sous quel prétexte ne pas se laisser em­
barrasser jusqu'à suer ? L'absence de sueur est beaucoup
plus infidèle que les plaisanteries de celui qui sue. Celui
qu'on appelle sage est le philosophe mais il n'existe pas
indépendamment d'un ensemble d'hommes. Cet ensemble
est composé de quelques philosophes qui s'entredéchirent
et d'une foule, inerte ou agitée, qui les ignore.

A ce point, ceux qui suent se heurtent dans l'obscurité


à ceux qui voient l'histoire mouvementée rendre clair le
sens de la vie humaine. Car il est vrai que par l'histoire les
foules s'exterminant les unes les autres donnent des consé­
quences à l'incompatibilité des philosophies - sous forme
des dialogues que sont les carnages. Mais l'achèvement est
un combat autant que la naissan·ce et, au delà de l'achève­
ment ct du combat, qu'y a-t-il d'autre que la mort ? Au ·

delà des paroles qui s'entredélruisent sans fin, qu'y a-t-il


d'autre qu'un silence qui fera devenir fou à force de suer
et de rire ?

Mais si l'ensemble des hommes - ou plus simplement


leur existence intégrale - S'INCARNAIT en un seul être
- évidemment aussi solitaire et aussi abandonné que l'en�
semble - la tête de l'INCARNE serait le lieu d'un combat
inapaisable - et si violent que tôt ou tard elle volerait en
éclats. Car il est difficile d'apercevoir jusqu'à quel degrté
d'orage ou de déchaînement parviendraient les visions de
cet -i ncarné, qui devrait voir Dieu mais au même instant
le tuer, puis devenir Dieu lui-même mais seulement pour
se précipiter aussitôt dans un néant : il se retrouverait
alors un homme aussi dépourvu de sens que le premier
passant venu mais privé de toute possibilité de repos.
Il ne pourrait pas, en effet, se contenter de penser et de
parler, car une nécessité intérieure le contraindrait de
vivre ce qu'il pense et ce qu'il dit. Un semblable incarné
connaîtrait ainsi une iberté
l si grande qu'aucun langage
ne suffirait à en reproduire le mouvement (et pas plus
que d'autres la dialectique). Seule la pensée humaine ainsi
incarnée deviendrait une fête dont l'ivresse et la licence
ne seraient pas moins déchaînées que le sentiment du tra­
gique et l'angoisse. Ceci entraîne à reconnaître - sans
que demeure aucune échappatoire - que l' « homme
incarné » devrait aussi devenir fou.

Combien la Terre lui tournerait avec violence dans la


tête ! A quel point il serait crucifié ! A quel point il serait
une bacchanale (en arrière ceux qui auraie.nt peur de voir
son .) ! Mais comme il deviendrait solitaire, César, tout­
..

puissant et si sacré qu'un homme ne pourrait plus le de­


viner sans fondre en larmes. A supposer que..., comment
Dieu ne deviendrait-il pas malade à découvrir devant lui
sa raisonnable impuissance à connaître la folie ?

(3 janvier 1939).

5
II

Mais il ne suffit pas d'exprimer ainsi un mouvement vio­


lent : les phrases seraient la trahison de l'impulsion pre­
mière si elles n'étaient pas liées aux désirs et aux déci­
sions qui sont leur raison d'être vivante. Or il est facile de
voir qu'une représentation de la folie au sommet ne peut
pas recevoir de conséquence directe : personne ne peut
détruire en lui volontairement l'appareil d'expression qui
le rattache à ses semblables - comme un os à d'autres os.

Un Proverbe de Blake dit que si d'autres n'avaient pas


été fous, nous devrions l'être. La folie ne peut pas être reje­
tée hors de l'intégralité humaine, qui ne pourrait pas être
accomplie sans le fou. Nietzsche devenant fou - à notre
place - rendait ainsi cette intégralité possible ; et les fous
qui ont perdu la raison avant lui n'avaient pas pu le faire
avec autant d'éclat. Mais le don qu'un homme fait de sa
folie à ses semblables peut-il être accepté par eux sans

6
i

qu'il soit rendu avec !!SUre ? Et si elle n'est pas la dérai­


son de celui qui reçoit la folie d'un autre en don royal,
quelle pourrait en être la contrepartie ?

TI y a un autre proverbe : Celui qui désire mais n'agit


pas nourrit la pestilence.
Sans aucun doute, le plus haut degré de pestilence est
atteint quand l'expression du désir est confondue avec les
actes.
Car si un homme commence à suivre une impulsion vio­
lente, le fait qu'il l'exprime signifie qu'il renonce à la sui­
vre au moins pendant l e temps de I'expr�ssion. L'expres­
sion demande que l'on substitue à la passion le signe exté­
rieur qui la figure, Celui qui s'exprime doit donc passer
de la sphère brûlante des passions à la sphère relativement
froide et somnolente des signes. En présence de la chose
exprimée, il faut donc toujours se demander si celui qui
l'exprime ne se prépare pas un profond sommeil. Une telle
interrogation doit être conduite avec une rigueur sans
défaillance.

Celui qui une fois a compris que seule la folie peut


accomplir l'homme, est ainsi amené lucidement à choisir
- non entre la folie et la raison - mais entre l'imposture
d' « un cauchemar justifiant des ronflements :. et la vo­
lonté de se commander à soi"même et de vaincre. Aucune
trahison de ce qu'il a découvert d'éclats et de déchire­
ments au sommet ne lui paraitra plus haïssable que les
délires simulés de l'art. Car s'il est vrai qu'il doit devenir
la victime de ses propres lois, s'il est vrai que l'accom­
plissement de son destin demande sa perte - en consé­
quence si la folie ou la mort ont à ses yeux l'éclat d'une
fête - l'amour même de la vie et du destin veut qu'il corn-

7
mette tout d'abord en lui-même le crime d'autorité qu'il
expiera. C'est là ce qu'exige Je sort auquel le lie un senti­
ment de chance extrême.

Procédant ainsi tout d'abord du délire impuissant à la


puissance - de même qu'il devra dans le dénouement de
sa vie procéder en retour de la puissance à quelque effon­
drement, soudain ou lent - ses années ne pourront plus
se passer qu'à la recherche - impersonnelle - de la
force. Dans le moment où l'intégralité de la vie lui est
apparue liée à la tragédie qui l'ac complit, il a pu aperce­
voir combien cette révélation risque d'affaiblir. Il a pu
voir autour de lui ceux qui s'approchent du secret - qui
représentent ainsi le véritable c sel -. ou le c sens :. de la
terre - s'abandonner au sommeil dissolu de la littérature
ou de l'art. Le sort de l'existence humaine lui est ainsi
apparu lié à un petit nombre d'être privés de toute possi­
bilité de puissance. Car certains hommes portent en eux­
mêmes beaucoup plus que, dans leur déchéance morale,
ils ne le croient : quand la foule autour d'eux et ceux
qui la représentent asservissent à la nécessité tout ce qu'ils
touchent. Celui qui s'est formé jusqu'à l'extrême dans la
méditation de la tragédie devra donc - au lieu de se com­
plaire dans l' c expression symbolique :. des forces qui
déchirent - apprendre la conséquence à ceux qui lui res­
semblent. Il devra par son obstination et sa fermeté les
conduire à s'organiser, à cesser d'être, comparés aux fas­
cistes et aux chrétiens, des loques mépr isées de leurs ad­
versaires. Car la charge leur incombe d'imposer la chance
à la masse de ceux qui exigent de tous les hommes un
mode de vie servile : la chance, c'est-à-dire ce qu'ils sont
mais abdiquent par insuffisance de volonté.

8
L A MENACE DE GUERRE

JI n'y a de circonstances dl!ftclles que pour


ceux qui reculent devant le tombeau.
SAINT-JUST.

Il n'est pas inuHle d'opposer aux reniements des uns ou


aux échappatoires des autres un petit nombre d'affirma­
tions sans équivoque.

1. Le combat est la mt?me chose que la vie. La valeur


d'un homme dépend de sa force agressive.

2. Un homme c vivant > se représente la mort comme


ce qui accomplit la vie : il ne la regarde pas comme un
malheur. Par contre, un homme qui n'a pas la force de
donner à sa mort une valeur tonique est quelque chose de
« mort >.

3. Si l'on se propose d'aller jusqu'au bout de la destinée


humaine, il est impossible de rester seul, il faut former
une véritable Eglise, il faut revendiquer un c pouvoir spi­
rituel > et constituer une force capable de développement

9
el d'influence. Dans les circonstances présentes, une telle
Eglise devrait accepter el même désirer le combat dans le­
quel elle affirmerait son existence. Mais elle devrait le
rapporter essentiellement à ses intérêts propres, c'est-à­
dire aux conditions d'un « accomplissement :. des pos­
sibilités humaines.

4. La guerre ne peul pas être réduite à une expression


et au moyen de développement de quelque idéologie, même
belliciste: au contraire les idéologies sont réduites au rôle
de moyen de combat. Une guerre dépasse de toutes parts
les « paroles :. qui sont prono11cées contradictoirement
à son occasion.

5 Le fascisme subordonne servilement toute valeur à la


lutte et au travail. Le sort de l'Eglise que nous définissons
devrait être lié à des valeurs qui ne soient ni militaires ni
économiques: il n'y aurait pas de différence pour elle entre
exister et combattre urt système fermé de servitude. Elle
n'en demeuruait pas moins étrangère à l'intérêt national
ou aux grands mots démocratiques.

6. Les valeurs de cette Eglise devraient être du même


ordre que les évaluations traditionnelles qui placent la
Tragédie au sommet: indépendamment des résultats poli­
tiques, il est impossible de regarder une descente de l'uni­
vers humain aux enfers comme privée de sens. Mais de
ce qui est infernal, il 11e devrait être possible de parler que
discrètement, sans dépression et sans bravade.

10
L A PRATIQUE DE LA JOIE
DEVANT LA MORT

Tout cela je le suis, je veux l'être :


En même temps colombe, serpent et cochon.
NIETZSCHE.

Lorsqu'un être humain se trouve placé de te11e sorte que le monde


•e réfléchisse en lui heureusement et sans cntralner de destruction
ou de souJl'rance - ainsi par une belle matlnée de printemps -
Il peut se laisser aller à l'enchantement ou à la joie simple qui en
,,ésulte. Mals Il peut apercevoir aussi nu même Instant la pesanteur
et le vnln souel de repos vide que cette béatitude signifie. A ce mo·
ment-là cc qui s'<Hève cruellement en lui est comparable à un oiseau
de proie qui égorgerait un oiseau plus pellt dans un ciel bleu appa·
rcmment pnlslble et clair. ll aperçoit qu'Il ne pourrait pas accomplir
la vie sans s'abandonner à un mouvement Inexorable, dont il sent
la violence s'exercer au plus fermé de lui-même avec une rigueur
qui l'eiTrnie. S'Il se retourne vers les autres êtres, qui ne dépas•ent
pns ln béntltude, Il n'éprouve pas de haine, au eont-ratre il éprouve
de la sympathie pour les bonheurs nécessaires : Il ne se heurte qu'à
ctux qui ont eux-mêmes la prétention d'accomplir la vie et qui
jouent une comédie sans danger pour se faire reconnaître comme
ceux qui accomplissent, quand Ils ne sont que eeu:� qui parlent
d'nccompllssement. Mals il est désirable qu'il ne soit pas alors pris
de vertige. Car le vertige risque de le œjeter vite épuisé à un souel
de loisir heureux ou, à défaut, de vie sans souffrance. Ou, s'il ne
succombe pas et s'il se d·échlre jusqu'nu bout dans une précipitation
effrayée, Il entre dan.s la mort d'une telle façon qu'il n'y a rien.
de plus terrible. Heureux seulement celui qui ayant éprouvé le
vertige jusqu'à trembler de tous ses. os et à ne plus rien mesurer
de sa chute retrouve tout à coup la puissance inespérée de faire de

11
son agonie une joie capable de slac01r et de transllaurei' ceux qui
la rencontrent. Cependant la seule ambition qui pul•se s'emparer
d'un homme qui, d� ·sang·frold, regarde en lui la vie s'accompllr
dans le déchirement ne peut pas prétendre Il u11e &ralldeur dont la
chance extrême a seule ta force de disposer. Cette sorte de d�talon
violente qui le jette hors du repos n'entralne pas nteessalrement
son vertige ni sa chute dans une mort précipitée. Elle peut devenir
en lui acte et puissance par lesquels U se voue Il la rigueur dont le
mouvement se referme sans cesse au�sl tranchant que le bec de l'oi­
seau de proie. La contemplation n'est que l'étendue, tantOt calme
et tantOt orageuse, à travers laquelle la force rapide de son action
doit être mise Il l'épreuve 'lllle !ols ou l'autre. L'existence myatlque
de celui <lont la « joie devant la mort » est devenue la violence
Intérieure ne peut rencontrer en aucun cas une béatitude aatlsfal·
sante par elle-même, comparable à celle du chrétien se donnant
l'avant·goOt de l'éternité. Le mystique de la joie devant la mort
ne peut pas être regardé comme traqué en ce sens qu'Il est en état
de .-ireen toute 16g�reté de chaque posslbUlté humaine et de con­
naltre chaque enchantement accessible : cependant la totalité de la
vie - la contemplation extatique et la counalssance lucide s 'ac­
comp lissant dan:r un.e action qui ne peut pas manquer de devenir
�lsq�,Je - est tout aunl inexorablement son lot que la mort est celui
d'un condamné.

Les textes qui suivent ne peuvent paa constituer à eux nuls une
lnitlatlon à l'n:erclce d'une mystique de la « joie devant la mort •·
En admettant qu'Il puisse exister une méthode, Ils n'en représentent
pas meme un élément. L'Initiation orale étant el1e-m�me dlftlcUe,
Il est lmpo..Jble de donner en quelques pages autre chose que la
repl'ésentatlon la plus vague de ce qui est J�nsalslssnble par nntu•·c.
Dans lenr ensemble, ces écrits représentent d'allleurs moins des
u:e�eiees Il propr�ment parler que les simples descdptions d'un état
eon.templatlf ou d'une contemplation extasiée. Ces descriptions ne
pourraient ml.me pas être recevables #l eUes n'étalent pas données
pour ce qu'elles aont, c'est-à·dlre comme llbres. Seul le texte etui
vient en premier pourrait à la rigueur etre proposé comme un
�le.!.

12
Il y a lieu d'employer le mot de mflatlque au sujet de la • Joie
devant la mort • et de sa pratique, mala cela ne slgnlJie qu'mio
ressemblance d'ordre atrectlt entre cette pratique et celle des reli­
gieux de l'Asie ou ..:� l'Europe. U n'existe pao de raison de lier
quelque présupposition at1r une prétendue réalité profonde à une
Joie qui n'a pas d'autre obJet que la vie immédiate. La c joie dev�ut
la mort ,. n'appartient qu'Il celui pour lequel Il n'est pas d'au delA;
elle est la seule vole de probité Intellectuelle que puisse suivre la
recherche de l'extaae.

Comment d'ailleurs un au delà, comment Dieu ou quoi que ca


soit de semblable Il Dieu pourrait encore Hre acceptable? Aucun
terme n'est assez clair pour exprimer le mépris heureux de celui qui
c danse avec le temps qui le tue • pour ceux qu1 $e réfugient dans
l'attente de la béaUtude é t ernelle. Cette sorle de sainteté crain­
tive - qu'Il fallait tout d'abord mettre l l'abri du excès érotiques
- a maintenant perdu tout son pouvoir : Il n'y a plus qu'l rire
d'une ivresse sacrée qui s'accordait avec une c sainte • horreur
de la débauche. La pudibonderie est peut-être salutaire aux mal
venus : cependant celui qui aurait peur des nues nues et du whlsky­
nlll·ait �u de choses Il raire avec la • joie devant la mort ,.,

C'es.t une sainteté éhontée, Impudique, q11l entraiDe �ul.e une


perit dt soi asse• heureuse. La • joie devant la mort " signifie que
ta vie peut être maplfi6e de la racine jusq11'au sommet. BUe prive
de sens tout ee qui est au delà Intellectuel ou moral, substance,
Dieu, ordre Immuable ou salut. Elle est une apothéose de ce etui
est périssable, apothéose de la cha.lr et de l'alcool aussi bien que
d•s transes du mysticisme. Les formes reUsle uses qu'elle retrouve
•ont les formes nntvea qui ont pré cédé l'Intrusion de la morale
•(·rvlle : elle a·enouvelle cette sorte de jubilation tragique que l'homme
« ed " dès qu'Il cesse dt se comporter en Infirme : de se faire une
gloire du t1·avall néce�tsalre et de se laisser émasct1ler par la crainte
<lu lendemttln.

l3
< Je m'abandonne à la paix jusqu'à l'anéantissement.

:. Les bruits de lutte se perdent dans la mort comme les


neuves dans la mer, comme l'éclat des étoiles dans la nuit.
» La puissance du combat s'accomplit dans le silence de

toute action.

:. J'entre dans la paix comme dans un inconnu obscur.


,.Je tombe dans cet inconnu obscur.
,. Je deviens moi-même cet inconnu obscur.
2

< JE SUIS la joie devant la mort.

:. La joie devant la mort me porte.


:. La joie devant la mort me pr�cipite.
:. La joie devant la mort m'anéantit.

,. Je demeure dans cet anéantissemént et, à partir de là


je me représente la nature comme un jeu de forces qui
.
s'exprime dans une qonie multipliée et incessante.
� Je me perds ainsi lentement dans un espace inintel-
ligible et sans fond.
� J'atteins le fond des mondes
� Je suis rongé par la mort
� Je suis rongé par la fièvre
� Je suis absorbé dans l'espace sombre
� Je suis anéanti dans la joie devant la mort.

u;
3

« JE SUIS la joie devant la morL

> La profondeur du ciel, l'espace perdu est joie devant


la mort : tout est profondément fêlé.

> Je me représente que la Terre tourne vertigineusement


dans le ciel.
> Je me représente le ciel lui-même glissant, tournant

et se perdant.
> Le soleil, comparable à un alcool, tournant et éclatant
à perdre la respiration.
� La profondeur du ciel comme une débauche de lumière
glacée se perdant.
� Tout ce qui existe se détruisant, se consumant et mou­
rant, chaque instant ne se produisant que dans l'anéantis-

17
sement de celui qui précède et n'existant lui-m!me que
blessé à mort.
:. 1\loi-même me détruisant et me consumant sans cesse en
moi-même dans une grande fête de sang.

) Je me représente l'instant glacé de ma propre mort (1).:.

(1) Une nuJt, en r!ve, X. ae teot travera6 par la foudre : U eom­


preod qu'li meurt .et Il ut auult6t mlraeuleutement &tout et trans­
ftpré ; à cet lnatant de aon rhe, U atte.lnt l'ineoplrl mal• n ae
r6nWe.

18
« Je fixe un point devant moi et je me représente ce

point comme le lieu géométrique de toute existence et de


toute unité, de toute séparation et de toute angoisse, de
tout désir inassouvi et de toute mot·t possibles.

:. J'adhère à ce point et un profond amour de ce qui


est en ce point me brüle jusqu'à refuser d'être en vie pour
toute autre raison que pour ce qui est là, pour ce point
qui, étant ensemble vie et mort de l'être aimé, a l'éclat
d'une cataracte.

:. Et en même tèmps, il est nécessaire de dénuder ce qui


est là de toutes ses représentations extérieures, jusqu'à ce
que ce ne soit plus qu'ane pure violence, une intériorité,

19
une pure chute intérieure dans un abtme illimité : ce point
absorbant sans fln toute la cataracte dans ce qui est en
lui néant, c'est-à-dire disparu, « passé >, et dans le même
mouvement prostituant sans fin une apparition soudaine
à l'amour qui veut en vain saisir ce qui va cesser d'être.

> L'impossibilité de l'assouvissement dans l'amour est un


guide vers le saut accomplissant en même temps qu'elle est
la mise au néant de toute illusion possible. >

20
5

« Si je me représente dans une v1s1on et dans un halo

qui le transfigure le visage extasié et épuisé d'un être mou­


rant, ce qui irradie de ce visage éclaire de sa nécessité le
nuage du ciel, dont la lueur grise devient alors plus pé­
nétrante que celle du soleil lui-même. Dans cette repré­
sentation, la mort apparaît de la même nature que la lu­
mière qui éclaire, dans la mesure où celle-ci se perd à
partir de son foyer : il apparaît qu'il ne faut pas une
moindre perte que la mort pour que l'éclat de la vie tra­
verse et transfigure l'existence terne, puisque c'est seule­
ment son arrachement libre qui devient en moi la puis­
sance de la vie et du temps. Ainsi je cesse d'être autre
chose que le miroir de la mort de la même façon que
l'univers n'est que le miroir de la lumière. >

21
6. Méditation héraclltéenne.

c JE SUIS MOI-MI�ME LA GUERRE.

• Je me représente un mouvement et une excitation hu­

maines dont les possibilités sont sans limite : ce mouve­


ment et cette excitation ne peuvent être apaisés que par
la guerre.
• Je me représente le don d'une soufl'rance infinie, du

sang et des corps ouverts, à l'image d'une éjaculation, abat­


tant celui qu'elle secoue et l'abandonnant à un épuisement
chargé de nausées.
• Je me représente la Terre projetée dans l'espace, sem­

blable à une femme criant la tête en Oammes .•

• Devant le monde terrestre dont l'été et l'hiver or­

donnent l'agonie de tout ce qui est vivant, devant l'univers


composé des étoiles innombrables qui tournent, se perdent
et se consument sans mesure, je n'aperçois qu'une suc­
cession de splendeurs cruelles dont le mouvement même

22
exige que je meure � cette mort n'est que consumatton
éclatante de tout ce qui était, joie d'exister de tout c e qui
vient au monde ; jusqu'à ma propre vie exige que tout ce
qui est, en tous lieux, se donne et s'anéantisse sans cesse.
• Je me représente couvert de sang, brisé mais trans·
figuré et d'accord avec le monde, à la fois comme une
proie et comme une machoire du TEMPS qui tue sans
cesse et est sans cesse tué.
:. Il existe un peu partout des explosifs qui ne tarderont
peut-être pas à aveugler mes yeux. Je ris si je pense que
ces yeux persistent à demander des objets qui ne les dé­
truisent pas. :t

28
Le gérant : jacques Chavy
Imprimme dc1 :z ..A'rti4ans
:zo, rue Montbrun Paru 14
A c p H A L E
SEJ\IB PERIODIQUE NUMERO &.

FOLIE, GUERRE ET M ORT

La menace de guerre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2
La folie de Nietzsche . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1
La pratique de la « joie devant la mort :. ...... 3

JUIN 1 939

DEPOSITAIRE : GALERIES DU I..IVRE, tS, RUE GAY-LUSSAC,

PARIS (5<). - CONDITIONS DE VENTE : UN NUMERO, 5 FR.;

ABONNIDŒNT (6 NUloCEROS), 25 fr. (ETRANGER 30 FR.).

CHEQUES POSTAUX : 82.328. PATRICK WALDBERG, 59 BIS,

RUE DE llAREJI.., SAINT-GERMAIN·EN·LAYE (S.-ET-0.).


TABLE DES MATIÈRES

L'Acéphalité ou la religion de la mort


par Michel Ca.mus . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1

« Acéphale », collection complète


N° 1 à 5, juin 1936 à juin 1939
s. a. Imprimerie Centrale de l'Ouest

86-90, Rue Président-de-Gaulle


La Roche-sur-Yon

(Vendée)

Dépôt légal : 2• trimestre 1980


N° d'impression : 6156
N° d'éditeur : 50

N° dossier : 6898

Coll�tion des réimpressions des revues d'avant-garde n° 19.


RELIGION · SOCIOLOGIE • PHILOSOPHIE

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