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1936 1939
(Df 1 J1 i/J
EDITIONS J EAN MICHEL PLACE
12, rue Pierre et Marie Curie-PARIS
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L' ACEPHALITE
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oulaRELIGION de la MORT
« Comment avons-nous pu donner si longtemps dans
le panneau mysti<Jue de Bataille ? •
Patnck Waldberg (19 septembre 1943)
Il
présence de la more. Et la joie devant la mort veut l'éternité. Tel arbre fou
droyé en est le signe. La pierre tombale de Laure« honorée » par Bataille et
ses vestales en sera un autre en 1938. Reste l'énigmatique projet d'un sacri
fice humain, question qui, désormais privée du témoignage de son instiga
teur, restera à jamais, sinon tout à fait obscure, du moins incertaine. « Le
croira-t-on ? écrira Roger Caillois, il fut plus facile de trouver une viccime
volontaire qu'un sacrificateur bénévole ». Rien en cout cas ne prouve que
Laure, qui se laissera mourir peu après, fut cette vietime consentante. Cette
folie de vouloir fonder une religion sur un meurtre rituel ou sur son phan
tasme, Georges Bataille en verra plus tard l'aberration. Avec quelque recul, il
en verra le côté« comique», il e n avouera l'origine et dans sa leeture un peu
trop exaltée de l'Histoire des religions et dans l'atmosphère quasi religieuse
ou même magique du surréalisme, enfin pourquoi �s dans son désir ina
vouable d'aller beaucou p plus loin que le pa_pe de l'eglise surréaliste. Après
tout n'est-il pas plus poetique et plus révolunonnaire d'imaginer une relig ion
acéphale que de tenter comme Breton de correspondre avec Guénon. Néan
moins, Georges Bataille prendra vite conscience de la folie de son entre
prise: «Et pour stupéfiante qu'une telle lubie puisse paraître, je la pris
sérieusement». Comment sa passion politique a viré moins à l'apolitisme
que par quelque biais«religieux» à la c ontre-politique la plus virulente, il ne
le dit pas. A nous de retracer sa trajectoire dans la leeture de son œuvre.
Revenons en arrière. Va-t-on éternellement tourner aucour des prisons
sans chercher à les renverser? Telle est en substance la question métaphori
que (et non pas politique) que Georges Bataille se pose en 1929 devant«la
grande impuissance poétique» des intellectuels. Dans Documents (n° 7), il
s'interroge sur notre pouvoir: que pouvons-nous faire? Faut-il hurler
- comme Sade à la Bastille - qu'on assassine les prisonniers? Georges
Bataille pose la <iuestion autrement. Il s'interroge sur notre enfermement
dans la langue : n en serions-nous pas prisonniers ? Il a déjà derrière lui, à 32
ans, un maître-livre érotique: L'Histoire de l'Œil. Et voici qu'il se révolte
contre les propres constructions de notre intelligence. Notre tête est notre
prison. Ce sont les murs de notre esprit qu'il faut d'abord abattre. Thème
q u'on retrouve dans Acéphale: détruisons le bagne de notre raison. Enfermé
depuis 1924 dans le Cabinet des Médailles de la Bibliothèque Nationale, il y
découvre une empreinte d'intaille gnostique du m� ou IV� siècle représen
tant un dieu acéphale d'origine égyptienne. C'est ainsi qu'apparaît, sous la
plume, le mot «acéphale». En 1930, il parlera de la personnification acé
phale du soleil (in «Le bas matérialisme et la gnose», Documents, n° 1,
deuxième année). Dans le n° 3, il verra dans le soleil «un homme s'égor
geant lui-même» ou encore «un être anthropomorphe dépourvu de tête».
Le germe de l'acéphalite est dans l'air; il ne deviendra contagieux que six ou
sept ans plus tard ...
Entre-temps, écarté en 1931 de la revue Documents, Georges Bataille
collabore à la revue du Cercle communiste démocratique, La Critique sociale,
que dirige Boris Souvarine chez q ui il va rencontrer Laure. Il faut attendre
1933 pour voir s'affirmer, en de forts écrits subversifs, sa pensée politique:
«La notion de dépense»,« Le ,Problème de l'Etat»,«La structure psycholo
gique du fascisme». Les donnees hétérogènes qu'il interroge (l'inconscient,
la dép ense improductive, Hitler, Mussolini, la violence, la démesure, le sacré,
la folie, la poésie) ne se peuvent rapprocher les unes des autres que dans l'ab
solu. Georges Bataille refuse de se laisser enfermer dans un dualisme politi-
iii
que irréductible. En criant son mépris de la démocratie et sa haine du fas
cisme, il rêve de porter ailleurs (sans savoir encore où, mais il le saura en
1936 en créant Acéphale) l'action révolutionnaire. D'ici là il se cherche. En
1935, sa réflexion politique le conduit à s'imposer com�e chef de file du
groupe Contre-Attaque. Dans son manifeste,cette«Union de lutte des intel
lectuels révolutionnaires» n'hésite pas à dénoncer les méfaits de la société
capita_lisce � n mêt?e temps que la vanité du progr amme du Front Populaire.
Parrru les s_1gnata1r�s les plus connus aujourd'h�: out �rges Bataille, il y
a Roger Bltn, Andre Breton, Paul Eluard, Maunce Heule �
P1erre Klossowski
Benjamin Perec.Les tracts des situationnistes de mai 68 so ' ne enfantins à côté
de ceux,ultra-gauchistes et _virulents,_ que Bataille rédig�a lui-même à l'épo
que �e Contre-Attaque. Son mtervenuon«Front popula1re dans la rue» qu'il
publiera dans le seul et unique n° 1 des Cahiers de Contre-Attaque ne provo
quera malgré sa clairvoyance que des malentendus. André Breton en dénonce
le « surfascisme» souvarinien. Rupture que Georges Bataille avait si bien
prévue qu'avant même la parution de ce n° 1 en mai 1936 il avait déjà écrit
chez André Masson à Tossa en Espagne son introduction au n° 1 d'Acéphale.
La page de Contre-Attaque est tournée, elle est même détournée de son sens
avant d'être publiée .
iv
changements de pouvoir. Encre ceux-ci et ceux-là, il n'y a pas de commune
mesure, le rapport est démesuré, il est même incommensurable. Reste que
dans l'aveuglement des passions les yeux des solitaires sont ouverts. Après
avoir renvoyé dos à dos Hitler et Sarraut, Thorez etLa �ocque, la_ dém�nce
infantile du nationalisme allemand et la démence sénde du nauonaltsme
français, Georges Bataille s'en prend violemment à la bonne conscience que
se donnent à eux-mêmes les pouvoirs et de gauche et de droite en vue d'abou
tir à une société homogène, de quoi justifier le pire : prisons politiques,
répressions, camp s de concentration ou d'extermination. L'idéal de l'unité
pue le cadavre. Pour ne prendre qu'un exemple: quand en 1936 Georges
Bataille ose proclamer que l'agitation antifasciste n'est qu'une négation agi
tée, comment pourrait-tl être compris? Il es( bien trop en avance sur son
temps. On le prend pour un rêveur décidément intempestif. C'est vrai qu'il
rêve ec que son rêve est révolutionnaire: il imagine une société polycéphale
où le libre jeu des contradictions laisserait circuler les énergies créatrices. De
là au vieux rêve d'une société acéphale il n'y a qu'un saut imaginaire à fran
chir. Une légende aujourd'hui oubliée raconte qu'au nord des pays _hyperbo
réens vivaient nag uère des peuples sans chefs: les Acéphales. Mats comme
les Numantins affamés par Scipion, une communauté de cœur, une commu
nauté sans tête ne peut s'ouvrir qu'à la more ...
Hormis Georges Bataille, quel homme de gauche ellt osé publier en
France en 1937 une « Réparation à Nietzsche» ? Certainement pas les sur
réalistes. A l'époque,Mussolini se nourrit de Nietzsche. Depuis la rencontre
en 1933 d'Adolf Hitler et d'Elisabeth Foerster, l'œuvre de Nietzsche est tra
hie, récupérée par le national-socialiste Alfred Rosenberg, accommodée en
France à toutes les sauces niet.zschéistes de gauche et de droite. Après
«Nietzsche et les fascistes» (n° 2), Georges Bataille poursuit, dans le
numéro double 3-4 sa vision de l'acéphalité de l'homme restitué à la nudité
de lui-même. Nietzsche-Dionysos-Acéphale: autant de mythes générateurs
d'énigmes qu'il interroge jusqu'au vertige. Il cherche moins à nous convain
cre qu'à nous troubler. Il ne démontre pas. Il témoigne que l'acéphalité est la
vérité mythique de l'homme. L'intensité muette et pour ainsi dire non
humaine qui traverse l'émotion de l'homme extasié le rend à l'instant même
acéphale. Nietzsche perdant la tête à Turin, qu'en est-il de l'homme et où est
le surhomme? Le foudroiement du choc en retour, l'éclatement des limites
humaines, la folie menant vite à la mort,la vérité de tout cela nous échappe.
L'ultime secret de la vérité ? «La vérité est la mort» répond justement
Georges Bataille. Reste que, debout, l'Acéphale n'a vraiment pas l'air d'un
cadavre; il est rayonnant de vie. A partir du signe quelque peu illisible d'un
dieu sans tête gravé dans la pierre outremer d'un lapis-lazuli, Georges
Bataille élabore peu à peu un mythe foncièrement troublant: celui d'un déca
pité vivant à qui il nous est impossible de nous identifier: «La poussière
intellectuelle ne le connaît que mort» écrit-il à l'intention des non-poètes
dans L'apprenti sorcier. Il faut voir que l'absence de tête n'est pas absence de
signe m même absence de vie. C'est la puissance du «vide» qui appelle le
signe : celui du sacrifice de la tête.La blessure de la décapitation est ouverte à
la perte absolue du« moi».L'Acéphale, dit Bataille, n'esc pas moi; il est plus
moi que moi.Le secret de l'Acéphale est là : c'esc moins la présence mons
trueuse du a privatif qui importe que la positivité cachée de l'acéphalité.
Mieux vaut penser par le corps dirait Daumal (par le cœur dirait Maitre
Eckhart) que par la tête. Georges Bataille écrit pour l'émotion.
v
Avec la mort de Dieu, écrit Pierre Klossowski, l'homme perd son iden
tité éternelle:« Le moi meurt avec Dieu>>. Cette incroyable circoncision de la
conscience n'est pas seulement nég ative. En n'ayant lus d'autre référent
.P.
qu'elle-même, la conscience se voit du même coup et delivrée du moi et déli
vrée de Dieu. La conscience sans identité est comme un corps sans tête. Avec
le meurtre du«père», elle se décapite de son nom. Chez Bataille, l'acéphalité
remonte à la fin de L'Histoire de l'Œil, où, dans «Réminiscences», éclate
une aversion sans bornes pour son père aveugle. N'est-ce pas la haine de ses
origines qui le pousse à se tourner vers la mort?«La mort, écrit-il dans Acé
phale, est l'élément émotionnel qui donne une valeur obsédante à l'existence
humaine ». Après tout la tête n'est jamais q u'une des extrémités du corps. Le
centre est ailleurs. Chez Bataille, la vision du corps acéphale évoque le corps
de l'initié re-centré sur la mort. D'où cette tête de mort dessinée par André
Masson à l a place du sexe. Là où est le sexe, mortis et vitae locus, la mort est
aussi abstraite que la naissance. Bataille va plus loin en disant que l'acéphale
«réunit dans une même éruption la Naissance et la Mort». On retrouve id
la dialectique du Grand ]eu, celle de l'identité des contraires. André Masson
lui aussi s'est identifié au corps acéphale.
Tossa, en 1936, un petit village de pêcheurs, une petite maisGn froide.
C'est là dans un état d'ébullition qu'il a réalisé ses dessins à partir de quelques
indications de Bataille: l'arme de fer ou du sacrifice, la grenade ou le cœur
enflammé, le dédale du ventre. Pour le reste, Masson s'est fié à l'automa
tisme de sa main, à ses propres thèmes, à ses phantasmes. Que de symboles
chauffés à blanc dans chacun de ses dessins. Mieux vaut obscurément les per
cevoir dans notre subconsdence que de prétendre leur donner tel ou tel sens.
Pour ne prendre qu'un exemple, le volcan qui jaillit du cou du supplicié n' ap
pelle pas une lecture univoque. Son pouvoir d'évocation nous trouble par son
md étermination. Du coup, c'est notre conscience elle-même qui s'entrouvre
l'éclair d'un instant à l'indétermination de son p ropre néant. Un volcan à la
place de la tête q ui serait une exaltation du neant, c'est di.re que l'intensité
acéphale est un état de grâce ...
Enfin, Acéphale c'est avant tout la revue de Bataille. C'est lui qui en
donne le ton, le sens subversif, l'orientation. Sa réédition fac-similée nous
restitue la sensibilité de sa typograp hie, celle de son format, les boulever
sants dessins d'André Masson sans lesquels le mythe du corps acéphale per
drait beaucoup de sa puissance d'évocation, les textes des amis de Georges
Bataille, les siens prenant dans leur mise en page originale un sens plus
explosif que dans la réédition de ses Premiers Ecri ts où ils sont perdus dans
le labyrinthe d'autres articles. Ainsi nous est rendu le signe obsédant de
l'homme sans tête. Ce «signe de vide» est nôtre. Plus nous l'interrogeons,
mieux nous prenons conscience du pire. L'acéphale nous regarde: il n'y a
personne en nous. Georges Bataille merci, la religion de la mort est vivante.
Michel CAMUS
vi
RELIGION · SOCIOLOGIE · PHILOSOPHIE - REVUE PARAISSANT 4 FOIS PAR AN
1e année LA CONJURATION SACRËE
1 214913ln
PAR GEORGES BATAILLE PIERRE KLOSSOWSKI ET ANOR� MASSON
LA CONJURATION SACREE
Une nation déjû viei!le et corrompue, qui, courageu
sement secouera. Le joug de son gouvernement monar
chique poul' en adopter un républicain, ne se main
tiendra que par beaucoup de crimes; car elle est déjà
d.ans le crime, el si elle vou/aiL passer du crime à la
vertu, c'est-à-dire d'un étal violent dans un état dou:t,
elle tomberait dans une inerLie dont sa ruine certaine
serait �ierrtôt le résultat.
SADE.
Ce que nous avons entrepris ne doit être confondu avec rien d'autre, ne
peut pas être limité à l'exprnsion d'une pensée et encore moins à ce qui
est justement considéré comme art.
Qui son1e avant d'avoir lutté jusqu'au bout à laisser la place à des hommes
qu'il est impossible de re1arder sans éprouver le besoin de les détruire?
Mais si rien ne pouvait être trouvé au delà de l'activité politique, l'avidité
humaine ne rencontrerait que le vide.
Il sera envo:ré 1m exPrès a1L sieur Lenormand, marcha11d de bois ... pour le Prier de venir
lui-même, sui-vi d'une cha.rrette, chercher m o n corj>s Pour être transPorté... a1t bois de 1na
terre de la Malmaison ... où je -veux qu>il soit Placé, sans attcune cérémonie, dans le Pre
mier taillis fourré qui se trouve à droite dans le dit bois ... Ma josse sera pratiquée dans ce
taillis par le fermier. de la \1almaison, sous l'insPection de M. Lenormand, qui ne quittera
mon corPs qu!après l'avoir placé dans ladite fosse ... La fosse une fois recouverte, il sera
semé dessus des glands, afin que, par la suite, le terrain de ladite josse se trou-vant regarni
et le taillis 'se trouvant fourré comtne il t>étaiL au.paravant, les traces de ma tombe disPa
raissent de dessu�· la. surface de la terre, comme je me flatte qtte ma mémoire s'effacera de
l1esPrit des lrommes.
TESTAMENT DU MARQUIS DE SADE.
Les différtuts modes de l'attente destruc ttui l'ent-ourent, " mais par ceux qui n'y
trice du présent se traduisent chez Sade, sont pas u. « Est-il possible de commettre
dans les opérations mentales qui président des crimes comme on le conçoit et comme
à différentes pratiques de débauche '' expé ,·ous le dites là, pour moi j'avoue que mon
rimentale n. Le bonheur consistant non pas imagination a toujours été sur cela au delà
dans la j ou issa n,:e, mais dans le désir de de mes moyens, j'ai toujours mille fois plus
briser les j1•eins qui s'opposent au désir, ce cnnçu que je n'ai fait et je me suis tou
n'est pas dans la Présence, mais dans l'at jours Plaint de la nature qui me domzant
tente des objets abse•�ts que l' 011 jouira de le désir de L'outrtrgcr, m' en 6tait toujours
ces objets -- c'est-à-dire qu'on jouira de les moyens. u
ces objets en détruisant leur présence lei encore la Nature est vécue comme une
réelle -(meurtres de débauches) - ou s'ils présence provocatrice de l'uttente, une
déçoivent - et paraissent se refuser à la présence qui se déroberait à l'attente
présence (dans leur résistance à ce qu'on agressive : la conscience sadiste se voit en
voudrait leur faire subir) on les maltrai face de sa propre éternité qu'elle a reniée
tera pour les rendre à la fois présents et et qtl'elle ne peut plus reconnaître sous les
détruits (ce qui dans le sadisme moral traits de l'astucieuse Nature : d'une part
s'exprime par exemple dans le sacrilège à maintenue dans les fonctions organiques
l'adresse du Dieu absent). Chez certains de l'individu, elle fait l'expérience des li
personnages de Sade, la déception dans mites de son agressivité; d'autre part, dans
l'attente finit par deverlÎr une fiction éro les mouvements de l'imagination, elle a la
gène : l'objet ne déçoit pas, mais on le sensation de l'infini; mais au lieu d'y re
traite comme s'il déctwait. Ceendant un de trouver sa condition éternelle et de s'éprou
ces personnages trop favorisé avoue que ver dans l'unité universelle, elle n'y aper
n'ayant qu'à souhaiter p()ur avoir, sa jouis çoit comme dans un miroir q]le l'infini
sance n'a jamais été motivée par le� objets reflet des diverses et multiples possibilités
perdues de son indiVidu. L'outrage à infli tùr à la condition a-temporelle où la pos
ger à la Nature, ce serait de cesser d'être sessi on de tout le possible excluait la pos
individu, pour totaliser immédiatement et sibilité de l'expérience de la perte. Par la
simultanément tout ce que contient la Na bouche de ses personnages, Sade lui-même
ture : ce serait parvenir à une pseudo-éter confesse : '' J'inventais des horreurs, et je
nité, à une existence temporelle, celle de les exécutais de sang-froid : en état de ue
la polymorphie perverse. Ayant renié l'im me rien refuser, quelques dispendieux que
mortalité de l'âme, les personnages de pussent être mes projets de déba:1che, je
Sade, en retour, posent leur candidature à les entreprenais à l'instant. u En effet, le
la monstruosité intégrale, niant ainsi l'éla solitaire, le prisonnier Sade privé de tout
boration temporelle de leur propre moi, moyen d'action, dispose en fin de compte
leur attente les replace paradoxalement èe la même puissanœ que le héros omni
dans l'état de possession de toutes les pos potent dont il rêve : la puissance incondi
sibilités de déveop[:>ement en puissance, tionnée qui ne connatt plus de résistance,
qui se traduit par leur sentiment de puis qui ne connatt plus d'obstacles ni en de
sauce inconditionnée. L'imagination éroti hors, ni à l'intérieur de soi-même, qui n'a
que qui se développe à mesure que l'indi plus que la sensation de son écoulement
vidu se forme, en contrebalançant tantôt aveugle. '' Je les entreprenais à l'instant >>.
une perversion, tantôt 1'instinct de propa Hâte qui ne parvient pourtant guère à
gation et qui choisit les moments de soli épuiser le mouvement de '' cette sorte d'in
tude et d'attente de l'individu - moments constance, fléau de l'âme et trop funeste
où le monde et les êtres sont absents - apanage de notre triste humanit6 >>. Ainsi
pour envahir son moi, correspondrait ainsi l'âme, aspirant à la délivrance, est en
à une tentative inconsciente de récupérer proie à une espérance contradictoire; elle
tout le possible devenu impossible du fait espère échapper à la douloureuse expé
rle la prise de conscience du moi -- cette rience de la perte en rerusant à l'objet sa
formation ayant permis la réalisation de présence, alors que dans le même instant
l'autre moi-donc à une activité de l'agres elle meurt du désir de voir l'objet, rêinté
sivité, au détriment de la réalité exté
gré dans le présent, briser en elle le mou
rieure, ayant pour but de retrouver son vement du temps destructeur.
intégrité originale. Si bien que chez l'in
dividu vivant dans l'attente permanente,
l'imagination semble encore un effort pour
�chapper à l'objet qu'il attend, pour reve- Pierre KLOSSOWSKI.
L U N I T É D E S F L A M M E S
pement humain lorsqu'il s'apparatt à lui '' avec un bruit de règne >> - les voix qui
même comme une force intacte et complète; se font entendre au-dessus d'elle sont fê
il surgit et s'exalte dans les fêtes et les lées : ce ne sont pas les discours qu'elle
assemblées : un haut désir de cohésion entend qui font d'elle un miracle et qui
l'emporte alors sur les oppositions, les iso iont secrètement pleurer, c'est sa propre
lements, les concurrences de la vie journa attente. Parce qu'elle n'exige pas seu1e
lière et profane u. ment le pain, parce que son avidité hu
maine est aussi claire, aussi illimitée, aussi
terrible que celle des flammes - exigeant
VEL' D'HIV', 7 JUIN 1936. -Alors que tout d'abord qu'elle SURGISSE, qu'elle soit.
ACEPHALE
,
EST LA TERRE
LA TERRE SOUS LAC.ROUTE DU SOL EST FEU INCANDESCKNT
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L HOMME QUI SB REPRÉSENTE SOUS LES PIEDS
L'INCANDESCENCE DE LA TERRE
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UN INCENDU EXTATIQUE DÉTRUIRA LES PATRIES
et Pierre Klossowsky
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Un cahier de r6 pages: 3f. Abonnement d'un an (64 pages):
France et Belgique: 1of; Etranger , U.P. : rzf; autr�s pays: 1 st
Le prix de l'abonnement de soutien, donnant droit (en j an vier 3 7)
à une gravure représentant ACEPHALE est double.
SACRIFICES
1 Mitltra z Orp/zù 3 Le Crucifié 4 Minotaure 5 Otirù
5 eaux, fortes d e
ANDRE 1\1ASSON
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GEORGES BATAILLE
Prix de souscription:
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A N D R E M A S S 0 N.
avec un texte de
GEORGES BATAILLE
t D I T I O N S G . L. M
A C E P H A L E
Revue trimestrielle, publiée par Georges Ambrosino
Georges Bataille et Pierre Klossowski.
CONDITIONS DE VENTE:
G. L. M 6 R U E HUYGHENS PARIS 1 4e
Il
NIETZSCHE ET LES FASCISTES 3
Elizabeth )udCl$-Foerster . . . . . . . . . . . . . . , . . . . . . . . . . . . . . .
. 3
Le second Judas du « Nietzsche-Archiv » , ,. . .. . 3 . • • . • . . . .
Mwwlini nietzschéen . . , . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . , . . . . . . . . . . 6
Alfred Rosenberg . . . . . . . . . . , . , . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 6
Il
JANVIER 1 9 3 7 NUMÉRO DO UBLE
N I E T Z S C H E
ET LES FASC ISTES
3
Kampf. ll reconnatt, il est vrai, l'existence NE PAS TUER :
de passages de Nietzsche qui ne seraient
pas hostiles aux juifs, mais il conclut : RÉDUJRE EN SERVITUDE
...Ce qui importe le plus pour nous est cette
mise en garde : « Pas un Juif de plus 1 Fer EST-CE QUE MA VIE REND VRAI
mons-leur nos portes, surtout du c6té de SEMBLABLE QUE J'AIE PU ME LAIS
•... cc .. .que l'Allemagne a largement son
l'Est ! , SER (( COUPER LES AILES )) PAR QUI
compte de juifs, que l'estomac et le sang alle QUE CE SOIT? (6)
mands devront peiner longtemps encore avant
d'avoir assimilé cette dose de « juif "• que
nous n'avons pas la digestion aussi active q,ue Le ton avec lequel Nietzsche répondait de
.
les Italiens, les Français, les Anglais, qui en son vivant aux antisémites importuns, ex
1ont venus à bout d'une maniêre bien plus clut toute possibilité de traiter la question
ezpéditive : et notez que c'est là l'expression
légèrement, de considérer la trahison des
d'un sentiment três général, qui exige qu'on
Judas de Weimar comme vénielle : il y va
l'entende et qu'on agisse. « Pas un juif de
plus J Fermons-leur nos portes, surtout du c6té
des (( ailes coupées >>.
de l'Est (y compris l'Autriche) J , VoiLà ce que
réclame l'instinct d'un· peuple dont le caractère
tft encore si faible et si peu marqué q,u'il cour Les proches de Nietzsche n'ont rien entre
rait le risque d'i!tre aboli par I.e mélange d'une pris de moins bas que de réduire à un ser
l'(l(e plus énergique. vage avilissant celui qui prétendait ruiner
la morale servile. Est-il possible qu'il n'y
ait pas des grincements de dents dans le
Il ne s'agit pas seulement ici de (( fumis
monde et que cela ne devienne pas une évi
terie éhontée )) mais d'un faux grossière
dence qui, dans la désorientation grandis
ment et consciemment fabriqué. Ce texte
s�nte, rende silencieux et violent? Com
figure en effet dans Par delà le bien et le
ment, sous le coup de la colère cela ne
mal (§ 25I). mais l'opinion qu'il exprime
n'est pas celle de Nietzsche; c'est celle des t
serait-il pas une clarté aveuglan e quand
antisémites reprise par Nietzsche en ma d
to�te l'humanité se rue à la servitu e, qu'il
eXISte quelque chose qui ne doit pas être
nière de persiflage 1
asservi, qui ne peut pas être asservi?
Suit le texte porté par le fasciste faussaire EST-CE QUE LA VIE DE NIETZSCHE
au compte de Nietzsche 1 Un peu plus loin REND VRAISEMBLABLE QU'IL PUIS
une conclusion pratique est d'ailleurs don SE AVOIR << LES AILES COUPEES ))
née à ces considérations : <( On pourra,it jort PAR QUI QUE CE SOIT ?
bien co·mmencer Par jeter à la porte les
braillards antisémites... )) Cette fois Nietzs �
Que �e soit l' �n isémi�isme, le fascisme, que
che par le en son nom. L'ensemble de ce sott le soc1ahsme, 11 n'y a qu'utilisation.
l'aphorisme parle dans le sens de l'assi � .
1etzsche s'adressait à des esPrits libres,
milation des juifs par les Allemands. mcapables de se laisser utiliser.
GAUCHE ET DROITE valeurs, même s'il a été l'objet d'efforts
réels de compréhension, est demeuré si
NIETZSCHÉENNES généralement inintelligible que les trahi
sons et les platitudes d'interprétation dont
il est l'objet passent à peu près inaper
Le mouvement même de la pensée de
çues.·
Nietzsche implique une débâcle des diffé
rents fondements possibles de la politique
actuelle. Les droites fondent leur action sur
l'attachement affectif au passé. Les gauches
sur des principes rationnels. Or attachement
au passé et principes rationnels (justice, éga " REMARQUES POUR LES ANES .,
lité sociales) sont également rejetés par
Nietzsche. n devrait donc être impossible Nietzsche a dit lui-même qu'il n'avait que
d'utiliser son enseignement dans un sens répugnance pour les partis politiques de son
quelconque. temps, mais une équivoque existe au sujet
Mais cet enseignement représente une force du fascisme qui ne s'est développé que
de séduction incomparable, en conséquence longtemps après sa mort et qui de plus est
une (( force Il tout court, que les politiciens le seul mouvement politique qui ait cons
devaient être tentés d'asservir ou tout au ciemment et systématiquement utilisé la
moins de se concilier au profit de leurs en critique nietzschéenne. Selon le Hongrois
treprises. L'enseignement de Nietzsche Georg Lukacs (l'un des rares, semble-t-il,
<( mobilise l> la volonté et les instincts parmi les théoriciens marxistes actuels qui
agressifs : il était inévitable que les actions aient eu de l'essence du marxisme une
existantes cherchent à entratuer dans leur conscience profonde; depuis qu'il a dO. se
mouvement ces volontés et ces instincts réfugier à Moscou, il a été, il est vrai, mo
devenus mobiles et restés inemployés. ralement brisé, il n'est plus que l'ombre
de lui-même), selon Lukacs <( la différence
L'absence de toute possibilité d'adapta très nette de niveau idéologique entre
tion à l'une des directions de la politique Nietzsche et ses ::.uccesseurs fascistes ne
n'a eu dans ces conditions qu'un seul parvient pas à cacher le fait historique fon
résultat. L'exaltation nietzschéenne n'étant damental, qui fait de Nietzsche l'un des
sollicitée qu'en raison d'une méconnais principaux ancêtres du fascisme l> (Littéra
sance de sa nature, elle a pu l'être dans les ture intern ationale, 1935. n° 9. p. 79).
deux directions à la fois. Dans une certaine L'analyse sur laquelle Lukacs fonde cette
mesure, il s'est formé une droite et une conclusion est peut-être parfois raffinée et
gauche niet1.schéenne, de la même façon habile mais elle n'est qu'une analyse qui se
qu'il s'était formé autrefois une droite et passe de la considération de la totalité,
une gauche hégélienne (7). Mais Hegel c'est-à -dire de ce qui seul est << existence )) .
s'était situé de lui-même sur le plan poli Fascisme et nietzschéisme s'exduent, s'ex
tique et ses conceptions dialectiques expli cluent même avec violence, dès que l'un et
quent la formation de deux tendances l'autre sont considérés dans leur totalité :
opposées dans le développement posthume d'un côté la vie s'enchatne et se stabilise
de sa doctrine. Il s'agit dans un cas de dé dans une servitude sans fin, de l'autre souf
veloppements logiques et conséquents, dans fle non seulement l'air libre mais un vent
l'autre d'inconséquence, de lég�reté ou de de bourrasque; d'un côté le charme de la
trahison. Dans l'ensemble, l'exigence ex culture humaiue est brisé pour laisser la
primée par Nietzsche, loin d'être entendue place à la force vulgaire, de l'autre la force
a été traitée comme toute chose dans un et la violence sont vouées tragiquement à ce
monde où l 'attitude servile et la 'Valeu, charme. Comment est-il possible de ne pas
d'utilité apparaissent seules admissibles. A apercevoir l'abtme qui sépare un César Bor
la mesure de ce monde, le renversement des gia, un Malatesta, d'un Mussolini? Les uns
5
insolents contempteurs des traditions et de cette volonté n'est qu'un attribut de l'idée
toute morale, tirant parti d'événements qui unifie la multitude . . (14)
.
trouver leur force en s'identifiant à toutes les Italiens dont le duce « veut faire des
les impulsions qué Nietzsche méprisait dans surhommes >>. Car, affirme l'auteur, u quand
les masses, en particulier « à cette admira bien même nous serions tous des surhom
tion mensongère de soi-même que prati mes, nous ne serions encore que des hom
quent les races >> (9}. Il y a une dérision mes... Que, par ailleurs, Nietzsche plaise
corrosive dans le fait d'imaginer un accord à Mussolini, rien de plus naturel: Nietzsche
possible entre l'exigence nietzschéenne et appartiendra toujours à tous les hommes
une organisaion t politique qui appauvrit d'action et de volonté. . La différence pro
.
l'existence au sommet, qui emprisonne, fonde entre Nietzsche et Mussolini est dans
exile ou tue tout ce qui pourrait constituer le fait que la puissance en tant que volonté,
une aristocratie (ro} d' « esprits libres )). la force, l'action sont les produits de l'ins
Comme s'il n'était pas aveuglant que tinct, je dirai presque de la nature physi·
Nietzsche, lorsqu'il demande un amour à que. Elles peuvent appartenir aux person•
la mesure du sacrifice de la vie, c'est pour nes les plus opposées, on peut les mettre
la cc foi >> qu'il communique, pour les au service des buts les plus divers. Au con·
11a.leurs que sa propre existence rend réelles, traire, l'idéologie est UQ facteur spirituel,
évidemment pas pour une patrie... c'est elle qui unit vraiment les hommes .. >>
.
Dans la mesure où le fascisme tient à une Pour Stirner, pour Nietzsche, écrivait alors le
source philosophique, ce n'est pas à Nietz révolutionnaire, et pour tous ceux que, dans
sche, mais à Hegel qu'il se rattache (12). son Geniale Mensch, Turk nomme les anti
sophes de l'égotsme, l'Etat est oppression orga·
Qu'on se reporte à l'article que Mussolini
nisée au détriment de l'individu. Bt cependant,
lui-même a consacré dans l'E"cicloPedi4
m�me pour les ani17WU% de proie, il e:�:Lste un
Italia.na. au mouvement qu'il a créé (r3) : principe de solidarité... L'instinct de socia
le vocabulaire et, plus encore que le voca bilité, selon Darwin, est inhérent 4 la nature
bulaire, l'esprit en sont hégéliens, non meme de l'homme. Il est impossible de se
nietzschéens, Mussolini peut y employer par représenter un üre humain vivant hors de la
deux fois l'expression de << volonté de puis chatne infinie de ses semblables. Nietzsche a
sance >> : mais ce n'est pas un hasard si senti profondément la << fatalité '' de ceLte loi
6
de solidarité universelle. Le surhomme nietzs Avant toute chose les chauvins allemands
chéen tente d'échapper d '14 contradiction: il dé devaient se débarrasser de l'interprétation
chatne et dirige contre la masse extérieure sa
stirnérienne, individualiste. Alfred Rosen
volonté de puissance et la tragiq,ue grandeur de
ses entreprises fournit au poète - pour peu de
berg faisant justice du nietzschéisme de
temps encor e - une matière digne d'�tre chan gauche semble avoir à cœur avec rage d'ar
tée... racher Nietzsche aux griffes du jeune Mus
solini ou de ses semblables :
On s'explique ainsi que Mussolini rele
vant les n i fluences non italiennes qui se Frédéric Nietzsche, dit-i·l dans son Mythe du
sont exercées sur le fascisme naissant parle xx• siècle (16), représente le cri désespéré de
ration, cette nouvelle Allemagne a dO. recon temps passé en lisant les ouvrages de cet
nattre Nietzsche et l'utiliser. Il représen entêté sentimental et vaniteux qui s'appelle
tait trop d'instincts mobilisés, disponibles Paul de Lagarde >> : c'est ainsi que Nietz.
pour n'importe quelle, à peu près n'importe sche s'exprimait parlant du célèbre panger
quelle action violente; et la falsification maniste (17). Le rire de Nietzsche pourrait
était encore trop facile. La première idéo évidemment s'étendre de Lagarde à Rosen
logie développée du national-socialisme, berg, le rire d'un homme qu'on également
telle qu'elle est sortie du cerveau d'Alfred écœuré les social-démocrates et les racistes.
Rosenberg, accommode Nietzsche. L'attitude d'un Rosenberg ne doit d'ail-
7
leurs pas être simplement tenue pour un Le national-socialisme est moins romantique
nietzscbéisme vulgaire (comme on l'admet et plus maurassien qu'on l'imagine parfois
parfois, comme l'admet Edmond Vermeil). et il ne faut pas oublier que Rosenberg en
Le disciple n'est pas seulement vulgaire est l'expression idéologique la plus proche
mais prudent : le seul fait qu'un Rosenberg de Nietzsche : le juriste Carl Schmidt qui
parle de Nietzsche suffisait à << couper les ne l'incarne pas moins réellement que Ro
ailes n, mais il semble à un homme de cette senberg touche de près à Maurras et, d'ori
espèce que des ailes ne sont jamais assez gine catholique, a toujours été étranger à
rognées. Tout ce qui n'est pas nordique l'influence de Nietzsche.
doit être, selon lui, rigoureusement retran
ché. Or seuls les dieux du ciel sont nordi
ques !
8
leurs buts et se sont \.mies pour former le plaires, fait sortir du dédale des contradic
u Mouvement de la foi allemande 11 . tions nietzschéennes la doctrine d'un peu
Mais s'il est un fait que les prosélytes de ple uni par une commune volonté de puis
la nouvelle religion n'opposent pas à l'exal sance. Un tel travail est en effet possible et
tation romantique les limites étroites et il était fatal qu'il soit fait. Il dégage dans
toutes militaires de Rosenberg, ils n'en son ensemble une figure précise, nouvelle,
sont pas moins d'accord sur ce point que, remarquablement artificielle et logique.
l'antichristianisme étant proclamé, la vie Que l'on suppose Nietzsche une fois se de
étant divinisée, leur seule religion est la mandant : << A quoi ce que j'ai éprouvé, ce
race, c'est-à-dire l'Allemagne. L'ancien que j'ai aperçu, pourra·t·il être utile? n
missionnaire protestant Hauer s'écrie : << Il C'est en effet ce que M. Baeumler n'aurait
n'y a qu'une vertu : être Allemand ! 11 Et pas manqué de se demander à sa place. Et
l'extravagant Bergmann, féru de psycha comme il est impossible d'être utile à ce
nalyse. et de << religion hygiénique n affirme qui n'existe pas, M. Baeumler se reporte
que << Jésus de Nazareth, médecin et bien nécessairement à l'existence qui s'impose
faiteur du peuple, s'il revet1ait aujourd'hui, à lui, qui aurait dft s'imposer à Nietzsche,
descendrait de la croix à laquelle le cloue celle de la communauté à laquelle l'un et
encore une fausse compréhension; il revi l'autre ont été voués par la naissance. De
vrait comme médecin du peuple, comme telles considérations seraient correctes à la
doctrinaire de l'hygiène de la race. 11 condition que l'hypothèse formulée ait pu
Le national-socialisme n'échappe à l'étroi· recevoir un sens dans l'esprit de Nietzsche.
tesse traditionnelle et piétiste que pour Une autre supposition reste possible : ce
mieux assurer sa pauvreté mentale ! Le que Nietzsche a éprouvé, ce qu'il a aperçu,
fait que des adeptes de la nouvelle foi pra ne pouvait pas être reconnu par lui comme
tiquent des cérémonies au cours desquelles une utilité mais comme une fin. De même
sont lus des passages de Zarathoustra que Hegel a attendu que l'Etat prussien
achève de situer cette comédie bien loin de réalise l'Esprit, Nietzsche aurait pu, après
l'exigence nietzschéenne, dans la plus vul· l'avoir vitupérée, attendre obscurément de
gaire phraséologie des bateleurs qui s'im l'Allemagne qu'elle donne un corps et une
posent partout à la fatigue. voix réelle à Zarathoustra ... Mais il semble
Il est enfin nécessaire d'ajouter que les que l'intelligence de M. Baeumler, plus
dirigeants du Reich paraissent peu enclins, exigeante que celle d'un Bergmann, d'un
de moins en moins enclins, à soutenir ce Oehler, élimine des représentations trop
mouvement hétéroclite : le tableau de la comiques. n lui a paru expédient de négli
part faite dans l'Allemagne de Hitler à un ger tout ce qui de façon trop incontestable
enthousiasme libre, antichrétien, se don avait été éprouvé par Nietzsche comme fin
nant une apparence nietzschéenne, s'achè· non comme moyen et il l'a négligé ouver
ve donc honteusement. tement par des remarques positives.
Nietzsche parlant de la mort de Dieu em
ployait un langage bouleversé, témoignant
de l'expérience intérieure la plus excé
PLUS PROFESSORAL ... dente. Baeumler écrit :
Pour comprendre exactement l'attitude de
Reste, - peut-être le plus sérieux - la Nietzsche à l'égard du christianisme, il ne faut
jamais perdre de IJUe que la phrase décisive,
tentative conséquente de M. Alfred Bae
Dieu est mort, a le sens d'une constatation
umler, utilisant des connaissances réelles historique.
et une certaine rigueur théorique à la cons
truction d'un nietzschéisme politique. Le Décrivant ce qu'il avait éprouvé la pre
petit livre de Baeumler, Nietzsche, le phi mière fois que la vision du retour éternel
losoPhe et le Politicien (2 1), tiré par les s'était présentée à lui, Nietzsche écrivait :
éditions Reclam à de très nombreux exem- << L'intensité de mes sentiments me faisait
9
à la fois trembler e� rire... ce n'étaient pas tiel, l'opposition profonde entre l'enseigne
des larmes d'attendrissement, c'étaient des ment de Nietzsche et son enchalnement
larmes de jubilation. . . ll ressortira cette fois peut-être avec une bru·
talité assez grande :
En réalité, ajfir(Tie Baeumler, l'idée de retour
L'importance, écrit Levinas, accordée à ce
éternel est sans importance du point de vue
sentiment du corps dont l'esprit occidental n'a
du systême Nietzsche. Nous devons la considé
jamais voulu se contenter, est à !:a base d'une
rer comme l'expression d'une expérience hau
nouvelle conception biologique de l'homme.
tement personnelle. Elle est sans rapport au
Le biologique avec tout ce qu'il comporte de fa
cun avec la pensée jondament.ale de !:a volonté
talité devient plus qu'un objet de la vie spiri
de puissance et �me, prise au sérieux, cette
tuelle, il en devient le cœur. l-es m;ystér·ieuses
idée briserait la cohérence de la volonté de
voix du sang, les appels de l'hérédité et du
puissance.
passé auzquels le corps sert d'énigmatique
véhicule perdent leur nature de problèmes sou
De toutes les représentations dramatiques mta à la solution d'un Moi souverainement
qui ont donné à la vie de Nietzsche le ca libre. Le Moi n'apporte pour les résoudre que
ractère d'un déchirement et d'un combat les inconnues memes de ce problème. Il en
est constitué. L'essence de l'homme n'est
haletant de l'existence humaine, l'idée de
plus dans la liberté, .rnals dans une espèce
retour éternel est certainement la plus nac
i d'enchatnement. . .
cessible. Mais de l'incapacité d'accéder à D b lors, toute structure sociale q u i annonce
la résolution de ne pas prendre au sérieux, un affranchissement à l'égard du corps et qui
le pas franchi est le pas du trattre. Musso ne l'engage pas devient suspecte comme un
lini reconnaissait autrefois que la doctrine reniement, comme une trahison... Une so
de Nietzsche ne pouvait pas être réduite à ciété à base consanguine découle immédiate
l'idée de volonté de puissance. A sa façon ment de cett'3 concrétisation de l'esprit... Tou
te assi.milation rationnelle ou communion
M. Baeumler acculé à la trahison et fran
mystique entre esprits qui ne s'appuie pas
chissant le pas le reconnatt avec un éclat sur une communauté de sang est suspecte. Et
incomparable : émasculant au grand jour ... toutefois le nouveau type de vérité ne saurait
renoncer à la nature formelle de la vérité et
cesser d'étre universel. La vérité a beau ltre
ma vérité a u plus fort sens de ce possessif
- elle doit tendre cl la création d'un monde
nouveau. Zarathoustra ne se contente pas de
sa transfiguration, il descend de sa monta
gne et apporte un évangile. Comment l'uni·
LE " PAYS DE MES ENFANTS " versalité est-elle compatible avec le racisme?
IL ;y aura là une modification fondamentale de
La mise en service de Nietzsche exige tout l'idée meme de l'universalité. Elle doit faire
d'abord que toute son expérience pathéti place à l'idée d'expansion, car l'expansion
d'une force présente une toute autre structure
que soit opposée au système et fasse place
que la propagation d'une idée... La volonté
au système. Mais son exigence s'étend plus
de puissance de Nietzsche que l'Allemagne mo
loin. derne retrouve et glorifie n'est pas seulement
Baeumler oppose à la compréhension de la un nouvel idéal, c'est un idéal qui apporte en
Révolution la compréhension du mythe : meme temps sa forme propre d'universalisa
la première serait liée selon lui à la cons tion : la guerre, la conquel,e.
cience du jutuf', la seconde à un sentiment
aigu du passé (22). Il va de soi que le natio Levinas, qui introduit sans s'occuper de la
nalisme implique l'asservissement au passé. justifier, l'identification de l'attitude nietz
Dans un article d'EsPrit (1.,. nov. 1934, schéenne à l'attitude raciste, en fait, se
pp. 199-208), Levinas a donné sur ce point borne à donner sans l'avoir cherché une
une expression philosophique du racisme éclatante évidence à leur incompatibilité et
en particulier, plus profonde que celle de même à leur caractère de contraires.
ses partisans. Si nous en citons ici l'essen- La communauté sanguine (23) et l'enchal-
10
1 •
ment au passé sont dans leur connexton des solutions opposées, ont résolu en appa
aussi éloignés qu'il est possible, hors de la rence ces contradictions, il ne s'agit que
vue d'un homme qui revendiquait avec de simplifications grossières : et ces appa
beaucoup d'orgueil le nom de u sans-pa rences de solution ne font qu'éloigner les
trie J) . Et la compréhension de Nietzsche possibilités d'échapper à la mort. Les dé
doit être tenue pour fermée à ceux qui ne chatnés du passé sont les encbatnés à la
font pas toute la part au profond paradoxe raison; ceux que n'enchatne pas la raison
d'un autre nom qui n'était pas revendiqué sont les esclaves du passé. Le jen de la
avec moins d'orgueil, celui d'ENFANT DR politique exige pour se produire des posi
L'AVENIR (24) . A la compréhension du tions aussi fausses : et il n'apparatt pas
mythe liée par Baeumler au sentiment aigu possible qu'elles soient changées. Trans
du passé répond le mythe nietzschéen de gresser avec la vie les lois de la raison,
l'a'll enir (25). L'avenir, le merveilleux in répondre aux exigences de la vie même
connu de l'avenir, est le seul objet de la contre la raison, c'est en politique, prati
fête nietzschéenne (26). « L'humanité, dans quement, se donner pieds et poings liés
la pensée de Nietzsche, a encore beaucoup au passé. Et cependant la vie n'exige pas
plus de temps en avant qu'en arrière, - moins d'être délivré2 du passé que d'un
comment, d'une manière générale, l'idéal système de mensurations rationnelles, ad
pourrait-il être pris dans le passé? J) (27). ministratives.
C'est le don agressif et gratuit de soi à Le mouvement passionné et tumultueux
l'avenir, en opposition à l'avarice chau qui forme la vie, qui répond à ce qu'elle
vine, enchatnée au pa$Sé, qui seul peut fixer exige d'étrange, de nouveau, de perdu,
une image assez grande de Niétzsche en la apparatt parfois porté par l'action politi
personne de Zarathoustra exigeant d'être que : il ne s'agit que d'une courte illusion 1
renié. Les « sans-patrie ll, les déchatnés Le mouvement de la vie ne se confond
du passé qui vivent aujourd'hui, comment avec les mouvements limités des formations
peuvent-ils en repos voir enchatner à la politiques que dans des conditions défi
misère patriotique celui d'entre eux que nies (:09); dans d'autres conditions, il se
la haine de cette misère vouait au PAvs Dit poursuit loin au delà, là où précisément se
SES ENFANTS? Zarathoustra, quand les re perdait le regard de Nietzsche.
gards des autres sont rivés aux pays de Loin au delà, là où les simplifications
leurs pères, à leur patrie, Zarathoustra adoptées pour un temps et pour un but
'VOyait le PAYS Dit SES ENFAN'fS (28). En face très courts perdent leur sens, là où l'exis·
de ce monde couvert de passé, couvert de tence, là où l'univers qui l'apporte appa
patries comme un homme est couvert de raissent de nouveau comme un dédale . . .
plaies, il n'existe pas d'expression plus Vers ce dédale qui seul enferme les possi
paradoxale, ni plus passionnée, ni plus bilités nombreuses de la vie, non vers des
grande. pauvretés immédiates, la pensée contradic
toire de Nietzsche se dirige au gré d'une
liberté ombrageuse (30). Elle semble même
échapper seule, dans le monde qui est
maintenant, aux soucis pressants qui nous
font refuser d'ouvrir les yeux assez loin.
.. NOUS AUTRES SANS-PATRIE... "
Ceux qui aperçoivent déjà le vide dans les
solutions proposées par les partis, qui ne
Il y a quelque chose de tragique dans le voient même plus dans l'espoir suscité par
simple fait que l'erreur de Levinas est pos ces partis qu'une occasion de guerres dé
sible (car il s'agit sans doute dans ce cas pourvues d'une autre odeur que celle de la
d'une erreur, non d'un parti-pris ). Les mort, cherchent une foi à la mesure des
contradictions dont les hommes meurent convulsions qu'ils subissent : la possibilité
apparaissent tout à coup étrangement inso pour l'homme de retrouver non plus un
lubles. Car si les partis opposés adoptant drapeau et les tueries sans si sue au devant
Il
desquelles va ce drapeau, mais tout ce qui L'enseignement de Nietzsche élabore la
dans l'univers peut être objet de rire, de foi de la secte ou de l' (( ordre •> dont la
ravissement ou de sacrifice... volonté dominatrice fera la destinée hu
maine libre, l'arrachant à l'asservissement
11 Nos ancêtres, écrivait Nietzsche, étaient rationnel de la production comme à l'asser
des chrétiens d'une loyauté sans égale qui, i
vissement rrationnel au passé. Que les
pour leur foi, auraien t sacrifié leur bien et valeurs renversées ne puissent pas être ré
leur sang, leur état et leur patrie. Nous - duites à la valeur d'utilité, c'est là un
trous faisons de même. Mais pourquoi doncf principe d'une importance vitale si brft
Par irréligion
Par irrélig·ion Personnellef lante qu'il soulève avec lui tout ce que la
universellef Non, vous savez cela beau vie apporte de volonté orageuse à vaincre.
couP mieux, mes amis ! Le OUI caché en
En dehors de cette résolution définie, cet
vous est plus fort que tous les NON et
enseignement ne donne lieu qu'aux incon·
tous les PEUT-ETRE dont votts êtes ma·
séquences ou aux trahisons de ceux qui
fades avec votre époque : et s'il faut que prétendent en tenir compte. L'asservisse
ment tend à englober l'existence humaine
'VOUS a lliez sur la mer, v ous autres émi
grants, évertuez-vous en vous-mêmes à toute entière et c'est la destinée de cette
trouver - u11e foi..:. >> (31). existence libre qui est en cause.
!'\OTES. - (1) Œuvres posth umes, trad. Bolle, (6) Dans la première des deux letlres à Th.
Ed. du Mercure de France, 1934o, § 858, p. 309. Fritsch : d. plus haut, n. 4.
(2) Sur E. Foerster-Nietz;sche, voir 1'art. nécro
(7) « N'y a-t-il pas eu un hégélianisme de droite
logique de W. F. Otto dans Kantstudien, 1935,
et de gauche ? Il peut y avoir un nieuschéisme
n
° 4, p. V (deux portraits); mais mieux, E.
de droite et de gauche. Et il me semble que
Podach, L'ef/ondrement de Nietzsche (tr. fr.),
déjà la Moscou de Staline et Rome, celle-ci con
N.R.F., 1931; Podach donne une réalité aux ex
sciente et celle-là inconsciente, posent ces deux
pressions de Nietzsche sur sa sœur (des gens
nietzschéismes (Drieu La Rochelle, Socia
comme ma 1œur sont inévitabLement des ad
lisme fasciste, N.R.F., 1934, p. 71). Dans l'ar
versaires irréconciliables de ma maniêre de
ticle où figurent ces lignes (intitulé << Nietzsche
(Jilttser et de ma philosophie, cité par Podah,
contre Marx n) M. Drieu, tout en reconnaissant
p. 68) : disparitions de documents, omissions
que « ce ne sera jamais qu'un résidu de sa pen
honteuses du Nietzsche-Archiv étaient déjà à
sée qui aura été livré à la brutale exploitation
mettre au compte de ce singulier « adver
des gens de mains u, réduit Nietzsche à la vo
saire ''·
lonté d'initiative et à la négation de l'opti
(3) Lettre du 21 mai 1887 pub!. en fr. dans misme de progrès...
Lettres choisies, Stock, 1931. En !ail, si non en droit, la distinction de
(4) La seconde des deux lettres à Th. Fritsch, deux nietzschéismes opposés n'en est pas moins
publ. en (r. par M. P. Nicolas (De Hitler à justifiée dans l'ensemble. Dès 1902, dans un
Nietzsche, Fasquellc, 1936, p. 131-4). Nous de feuilleton intitulé Nietzsche socialiste malgré
vons signaler ici l'intérêt de l'ouvrage de Ni lui (« Journal des Déhale >>, 2 septembre 1902),
colas dont l'intention est, dans 1 'ensemble, Bourdeau parlait ironiquement des nietz
analogue à la nOtre et qui apporte des docu schéens de dro'ite et de gauche.
•nents importants. Mais il faut regretter que Jaurès (qui dans une conférence à Genève
1 'au leur ail été préoccupé a'•ant tout de mon identifiait surhomme el prolétariat), Bracke
trer à M. Benda qu'il ne devrait pas être hostile (traducteur d'Humatn trop humatn), Georges
à Nietzsche... et souhaiter que M. Benda de Sorel, Félicien Challaye peuvent être cités en
•neure fidèle à lui-même. France parmi les hommes de gauche qui se
(5) Friedrich Nietzsche und die deutsche Zu sont intéressés à Nietzsche.
kunft, Leip7.ig, 1935. R. Oehler appartient à la Il est regrettable que la conférence de Jaurès
famille de ln mèro do Nietzsche. soit perdue.
Il est important de notbr encore que le princi Leipzig, 1981; les deux passages cités, p. 98 et
pal ouvrage sur Nietzsche est dO. à Charles BO.
Andler, éditeur sympathisant du Manifeste (22) Cf. Sellière, op. cit., p. 37.
communiste. (2-3) Nietzsche s'intéresse généralement à la
(8) Volonté de puissance, § 1026 (Œuvres com beauté du corps et à la race sans que cet inté
plêtes, Leipzig, 1911, t. XVI, p. 376). rêt détermine en lui l'élection d'une commu
(9) Gai savoir, § 377. nauté sanguine limitée (fictive ou non). Le lien
(10) Nietzsche parle d'aristocratie, il parle de la communauté qu'il envisage est sans au
même d'esclavage, mais s'il s'exprime au sujet cun doute le lien mystique, il s'agit d'une
de " nouveaux maitres "• il parle de " leur " foi ll, non d'une patrie.
nouvelle sainteté ll, do " leur capacité de re (24) Gai savoir, § 377, sous le titre Nous au
noncement ,,, «<ls donnent, écrit-il, aux plus tres, sans patrie.
bas le droit au bonheur, ils y renoncent pour (25) Den Mythu s der Zukunjt dicllten / écrit
eux-mêmes. ,, Nietzsche dans des notes pour Zarathoustra
(11) Volonté de puissance, § 942 (Œuvres com (Œuvres complètes, Leipzig, 1901, t. Xli,
plUes, 1911, t. XVI, p. 329). p. 400).
(12) On sail que le hégélianisme, représenté (26) Die Zukunft feiern nicht die Vergangen
par Gentile, est pratiquement la philosophie heitl (même passage que la citation précé
officielle de l'Italie fasciste. dente) ; !ch liebe die Unwlssenheit um die
(13) Sub verbo « Fascismo ll. L'art. a été tra Zukunft (Gai savoir, § 287).
duit en tête do : D. Mussolini, Le Fascisme, (27) Œuvres posthumes (Œuvres c omp lètes ,
Denoël et Steele, 1933. complêtes, Leipzig, 1903, t. XIIT, p. 362).
(14) Mussolini écrit à propos du peuple : << Il (28) Ainsi parlait Zarathousll·a, 2• partie, Le
ne s!agil ni de race ni de région géographique pays de la civilisation. « Je suis chassé des
déterminée, mais d'un groupement qui se per patries et des terres natales. Je n'aime donc
pétue historiquement, d'une multitude unifiée plus que le pays de mes enfants ... Je veux me
par une idée qui est une volonté d'existence racheter auprès de mes enfants d'avoir été Je
et de puissance. . . ,, (Ed. Denoël et Steele, p. fils de mes pères. ,,
22).
(29) Une ré\'olution telle que la révolution
(16) Dans un article publié alors par un jour russe en donne peut�tre la mesure. La mise
nal de la Romagne, et reproduit par Marguerite en cause de toute réalité humaine dans un
G. Sarfatti (Mussolini, trad. fr., Albin Michel, renversement des conditions matérielles de
1927-, p. 117-21). l'existence apparaît tout à coup en réponse à
(16) Der Mythus der 20. Jahrhunderts, Munich, une exigence sans pitié, mais il n'est pas pos
1932, p. 523. sible d'en prévoir la portée : les révolulions dé
(17) Premi�re lettre à Th. Fritsch, citée plus j uent toute prévision intelligente des résul
o
haut, n. 4 et 6. tats. Le mouvement de la vie a sans doute peu
(18) Der Mythus der 20. Jahrhunderts, p. 55. de choses à voir avec les suites plus ou moins
Cette hostilité du fascisme aux dieux chtoniens dépressives d'un traumatisme. Il se trouve dans
aux dieux de la Terre, est sans doute ce qu i des déterminations obscures, lentement actives
le situe le plus exactement dans Je monde psy et créatrices dont les masses n'ont pas con
chologique ou mythologique. science tout d'abord. Il est surtout misérable
(19) Sur le néo-paganisme allemand, voir l'ar de le confondre avec les réajustements exigés
ticle de A. Béguin dans Rev. des Deux-Mon par des masses conscientes et opérés sur le plan
des, 15 mai 1935. politique par des spécialistes plus ou moins
parlementaires.
(20) Nous devons noter qu'à propos de l'écri·
vain contemporain Ludwig Klages, célèbre sur
(30) Cette interprétation de la « pensée polili·
que >> de Nietzsche, la seule posible, a été re
tout par ses travaux de caractérologie le baron
marquablement exprimée par Jaspers. Nous
Sellière (De la déesse nature d la dées�e vie, Al
renvoyons (plus bas, p. 28) à la longue citation
can, 1931, p. 133) emploie l'expression d'acé
que nous donnons dans le compte rendu de
phale ... tKlages est d'ailleurs l'auteur d'un des
l'ouvrage de Jaspers.
livres les plus importants qui aient été consa
crés à Nietzsche, Die psychologischen Errum
(31) C'est la conclusion du § 377 du Gai savoir'
nous
M au tres, sans patrie. Ce paragraphe ca-
gensschaften Nietzsches, 20 éd., Leipzig 1930
•
ractérise plus précisément qu'aucun autre 1'at
w· éd.: 1923).
titude de Nietzsche en face de la réalité poli
(21) Nietzsche, der Philosoph und Politiker, tique contemporaine.
13
H É R A C L I T E
TEXTE DE NŒT�CHE
Héraclite était fier : et quand un philo plus silrement que le philosophe qu'il
sophe en arrive à la fierté, c'est une arrivera au but par cette voie - il ne
grande fierté. Son action ne le porte ja saurait où se tenir sinon sur les ai l es
mais à rechercher un « public », l'ap déployées de tous les temps; la non-con
plaudissement des masses ou le chœur sidération des choses présentes et ins
adulateur des contemporains. S'en aller tantanées composant l'essence de la
solitaire par les rues appartient à la na grande nature philosophique. Lui a la
ture du philosophe. Ses dons sont des vérité : libre à la roue du temps de tour
plus rares, et dans un sens, contre-na ner dans l'un ou l'autre sens : jamais
ture, exclusifs et hostiles même à l'égard elle n'échappera à la vérité. Il importe
des dons semblables. Le mur de la sa d'apprendre que de pareils hommes ont
tisfaction de soi-même doit être de dia vécu une fois. Jamais l'on n'oserait ima
mant, pour ne pas rompre ni se briser, giner la fierté d'Héraclite comme une
car tout est en mouvement contre lui. possibilité oiseuse. Tout effort vers la
Son voyage vers l'immortalité est plus connaissance paraît, de par sa nature,
semé d'obstacles et d'entraves qu'aucun éternellement insatisfait et insatisfaisant.
autre; et pourtant nul ne peut croire Aussi nul ne voudra croire s'il n'est ren-
14
Les choses elles-mêmes à la solidité et à la fixité desquelles croit la tête étroite de l'homme ou de
l'animal n'ont aucune existence propre. Ce sont les éclats et les éclairs des épées brandies te scin
tillement de la victoire dans le combat des qualités contraires... La consumation totale da 'n.s le feu
est satiété... La satiété engendre le crime (l'hybris}... Toute l'histoire du monde .serait-elle le châtiment
de l'hybri.s? Le multiple, le résultat d'un crime?... Le feu... joue. .. , se transformant en eau et en
terre..., il construit comme un enfant des cluiteaux de sable ..., il les édijie, les détruit et... recom
mence le jeu à son début. Un instant de satiété. Ensuite, le besoin le saisit de nouveau... Ce n'est pas
i
l'instinct du crime, c'est le goîd du jeu, tuujuurs à nuuveau éveillé, qui appelle à la ve de nouPeaux
lftOf'lde.s...
16
PROPOSITIONS
Lorsque Nietzsche espérait 2tre compris joie par ce qui arri-ve de Plus dégradant,
après ci1tquante ans, il ne pou-vait pas l'en de telles étrangetés Placent ce qui se passe
tendre seulement au sens intellectuel. Ce d'l,uma.in à la surface de la Ter-re dans les
pour quoi il a -vécu et s'est exalté exige que conditions d'un combat mortel : elles Pla
la -vie, la joie et la mort soient mises en jeu cent dans la nécessité de briser Pour « exis
et non l'attention fatiguée de l'intelligence. ter >> l'enchaînement de la -vérité reconnue.
Ceci doit être énoncé simPlement et a-vec Mais il est -vain et excédent de s'adresser
la conscience de s'engager. Ce qui se Passe à ceux qui ne disPosent que d'une atten
Profondément dans le ren-venement des tion feinte : le combat a toujours été une
-valeurs, d'une façon décisi-ve, c'est la tra entreprise plus exigeante que les autres.
gédie elle-�me : il ne reste Pas beaucoup C'est dans ce sens qu'il de-vient imPossible
de Place Pour le repos. Que l'essentiel de reculer de-vant une comPréhension con
pour la -vie humaine soit exactement l'ob séquente de l'enseignement de Nietzsche.
jet des horreurs soudaines, que cette -vie Ceci -vers un dé-veloppement lent où rien
soit Portée dans le rire au c�mble de la ne Peut être laissé dans l'ombre.
x . cc La plus parfaite organisation de l'Uni soit à la suite d'un fascisme ou d'une révo
vers peut s'appeler Dieu n (1). lution négatrice - paralyse le mouvement
Le fascisme qui recompose la société à par de l'existence, qui exige une désintégra
tir d'éléments existants est la forme la tion constante. Les grandes constructions
plus fermée de l'organisation, c'est-à- dire unitaristes ne sont que les prodromes d'un
l'existence humaine la plus proche du Dieu déchaînement religieux qui entraînera le
éternel. mouvement de la vie au delà de la néces
Dans la révolution sociale (mais non dans sité servile.
le stalinisme actuel), la décomposition at Le charme, au sens toxique du mot, de
teint au contraire son point extrême. l'exaltation nietzschéenne vient de ce
L'existence se situe constamment à l'op qu'elle désintègre la vie en la portant au
posé de deux possibilités également illu comble de la volonté de puissance et de
soires : elle est << ewige Vergottung und l'ironie.
Entgottung » , « une éternelle intégration 2. Le caractère succédané de l'individu
qui divinise (qui rend Dieu) et une éter par rapport à la communauté est l'une des
nelle désintégration qui anéantit Dieu en rares évidences qui ressortent des investi
elle-même >>. gations historiques. C'est à la communauté
La structure sociale détruite se recompose unitaire que la personne emprunte sa
en développant lentement en elle une aver forme et son être. Les crises les plus op
sion pour la décomposition initiale. posées ont abouti sous nos yeux à la for
La structure sociale recomposée - que ce mation de communautés unitaires sembla-
17
bles : il n'y avait donc là ni maladie ratoire réel et le seul possible - la destruc
sociale, ni régression; les sociétés retrou tion révolutionnaire étant régulièrement
vaient leur mode d'existence fondamental, suivie de la reconstitution de la structure
leur structure de tous les temps, telle sociale et de sa tête.
qu'elle s'est formée ou reformée dans les
circonstances économiques ou historiques 4. La démocratie repose sur une neutrali
les plus diverses. sation d'antagonismes relativement faibles
et libres; elle exclut toute condensation
La protestation des êtres humains contre
une loi fondamentale de leur existence ne explosive. La société monocéphale résulte
peut évidemment avoir qu'une signification du jeu libre des lois naturelles de l'homme,
limitée. La démocratie qui repose sur un mais chaque fois qu'elle est formation se
équilibre précaire entre les classes n'est condaire, elle représente une atrophie et
peut-être qu'une forme transitoire; elle une stérilité de l'existence accablantes.
n'apporte ,pas seulement avec elle les La seule société pleine de vie et de force,
grandeurs mais aussi les petitesses de la la seu1e société libre est la société bi ou
PolycéPkaJe qui donne aux antagonismes
décomposition.
La protestation contre l'unitarisme n'a pas fondamentaux de la vie une issue explo
lieu nécessairement dans un sens démocra sive constante mais limitée aux formes les
tique. Elle n'est pas nécessairement faite plus riches.
au nom d'un en-deça : les possibilités de La dualité ou la multiplicitê des têtes tend
l'existence humaine peuvent dès mainte ! réaliser dans un même mouvement le
nant être situées au-dela de la formation caractère acéphale de l'existence, car le
des sociétés monocéphales. principe même de la tête est réduction à
l'unité, riductio" du monde à Dieu.
3. Reconnaltre le peu de portée de l a co
lère démocratique (en grande partie privée s. << La matière inorganique est le sein
de sens du fait que les staliniens la parta maternel. Ette délivré de la vie, c'est rede
gent) ne signifie en aucune mesure l'accep venir -vrai: c'est se parachever. Celui qui
tation de la communauté unitaire. Stabilité comprendrait cela considérerait comme une
relative et conformité à la loi naturelle ne fête de retourner à la poussière insensi
confèrent en aucun cas à une forme politi ble '' (2).
que la possibilité d'arrêter le mouvement « Accorder la perception également au
de ruine et de création de l'histoire, encore monde inorganique; une perception abso
moins de satisfaire en une fois les exigen lument précise - là règne la « vérité 11 !
-
11
de ses écrits posthumes, révèlent en même pour une fin, en conséquence celle qui doit
temps les conditions de splendeurs et de être l'objet de l'aversion la plus vivace.
misère de l'existence. Etre libre signifie C'est limiter la portée de cette aversion que
n'être pas fonction. Se laisser enfermer la donner comme le principe de la luttè
dans une fonction, c'est laisser la vie contre les systèmes politiques unitaires :
s'émasculer. La tête, autorité consciente mais il s'agit d'un principe en dehors duquel
ou Dieu, représente celle des fonctions une telle lutte n'est qu'une contradiction
serviles qui se donne et se prend elle-même intérieure.
20
1
II. Dieu, les rois et leur séquelle se sont prodiguent et ne se libèrent sans mesure
interposés entre les hommes et la Terre - que pour détruire. La guerre atone, telle que
de la même façon que le père devant le fils l'a ordonnée l'économie moderne, enseigne
est un obstacle au viol et à la possession de aussi le sens de la Terre, mais elle l'enseigne
la Mère. L'histoire économique des temps à des renégats dont la tête est pleine de cal
modernes est dominée par la tentative culs et de considérations courtes, c'est
épique mais décevante des hommes achar pourquoi elle l'enseigne avec une absence
nés à arracher sa richesse à la Terre. La de cœur et une rage déprimante. Dans le
Terre a été éventrée, mais de l'intérieur caractère démesuré et déchirant de la catas
de son ve.ntre, ce que les hommes ont trophe sans but qu'est la guerre actuelle,
extrait, c'est avant tout le fer et le feu, avec il nous est cependant possible de recon
lesquels ils ne cessent plus de s'éventrer nattre l'immensité explosive du temps : la
entre eux. L'incandescence intérieure de Terre-mère est demeurée la vieille divinité
la Terre n'explose pas seulement dans le chtonienne, mais avec le!; multitudes hu
cratère des volcans : elle rougeoie et crache maines, elle fait aussi s'écrouler le dieu
la mort avec ses fumées dans la métallurgie du ciel dans un vacarme sans fin.
de tous les pays. rs. La recherche de Dieu, de l'absence de
r:.. La réalité incandescente du ventre ma mouvement, de la tranquillité, est la peur
ternel de la Terre ne peut pas être touchée qui a fait sombrer toute tentative de com
et possédée par ceux qui la mé-connaissent. munauté universelle. Le cœur de l'homme
C'est la méconnaissance de la Terre, l'ou n'est pas inquiet seulement jusqu'au mo
bli de l'astre sur lequel ils vivent, l'igno ment où il se repose en Dieu : l'universalité
rance de la nature des richesses, c'est-à-dire de Dieu demeure encore pour lui une source
de l'incandescence qui est close dans cet d'inquiétude et l'apaisement ne se produit
astre, qui a fait de l'homme une existence que si Dieu se laisse enfermer dans l'isole
à la merci des marchandises qu'il produit, ment et dans la permanence profondément
dont la partie la plus importante est consa immobi
le de l'existence militaire d'un
crée à la mort. Tant que les hommes oublie groupe. Car l'existence universelle est illi
ront la véritable nature de la vie terrestre, mitée et par là sans repos : elle ne referme
qui exige l'ivresse extatique et l'éclat, cette pas la vie sur elle-même mais l'ouvre et la
nature ne pourra se rappeler à l'attention rejette dans l'inquiétude de l'infini. L'exis
des comptables et des économistes de tout tence universelle, éternellement inachevée,
parti qu'en les abandonnant aux résultats acéphale, un monde semblable à une bles
les plus achevés de leur comptabilité et de sure qui saigne, créant et détruisant sans
leur économie. arrêt les êtres particuliers finis : c'est dans
r 3 . Les hommes ne savent pas jouir libre ce sens que l'universalité vraie est mort de
ment et avec prodigalité de la Terre et de Dieu.
ses produits : la Terre et ses produits ne se Georges BATAILLE
NOTES. - (1) Volonté de puissance, § 712 (Œu (3) Œuvres posthumes, 1883-8 (Œuvres com
vres complètes, Leipzig, 1908, t. :XVI, p. 170). plètes, Leipzig, 1903, t. XUI, p. 228); tr. fr.
(2) Cf. Andler, Nietzsche, sa vie et sa pensée, dans Œuvres posthumes, Mercure, 1934, p. 140,
t. VI, N.R.F., 1981, p. 807 et Œuvres posthu § 332.
mes, Epoque du '' Gai savoir "• 1881-2, § 497
et 498 (Œuvres complètes, Leipzig, 1901, t. XII,
p. 228). (4) Id., même page; tr. fr., § 338.
ll
N I E T Z S C H E
E T LA M O R T D E D I E U
22
négation de Nietzsc'he. L'absence de et les croyances des prophètes. » L'im
Dieu n'est ni erreur ni vérité. Et c'est moralité de Nietzsche est négation de le
pourquoi la pensée de l'absence de Dieu fausse morale; de même, nous dit Jas
est passion, est volonté, de même que pers, sa négation de Dieu est liaison
chez Kierkegaard la pensée de Dieu est authentique avec l'être, affirmation du
passion et volonté. Nietzsche vit cette oui, volonté de substance. Le non quand
réalité de la mort de Dieu en la voulant i est radical peut, par sa propre force,
l
comme nous l'avons vu; et en même par sa frénésie, se transformer en oui, et
temps sans la vouloir. Il veut Dieu en le nihilisme, nihilisme des forts et non
même temps qu'il veut la mort de Dieu. plus nihilisme des faibles, en philoso
Et la pensée de J'absence de Dieu ne phie positive. Dans ce nihilisme qui se
supprime pas en lui l'instinct créateur transcende, qui se nie, l'être se révèle.
de Dieu. Telle est l' « existenzielle Par la blessure même qu'il sent en lui,
Gottlosigkeit » dont parle Jaspers. par sa douleur de dieu déchiré, Nietzsche
atteint le fond de l'être, le temps. li a
l'œil fixé à la fois sur la roue de l'éternel
retour et sur la ligne, finie-infinie, du
plus lointain horizon, du surhumain. Il
unit en lui Ixion et Prométhée.
m
Si la nécessité et la volonté, le passé et
l'avenir viennent se fondre, si le plus
TRANSCENDANCE haut fatalisme vient, selon l'expression
même de Nietzsche, s'identifier avec le
Nietzsche est ébranlé, puis transpercé hasard et avec la création, avec l'activité
par l'idée de cette transcendance qu'il la plus haute, si le monde absurde et in
nie. Et le sérieux de cet abandon de soi, complet de l'insatisfaction perpétuelle,
tel que Nietzsche l'a accompli, n'est-il recevant le sceau et la bénédiction de
pas, se demande Jaspers, comme l'image l'éternité, devient le monde complet de
de la perte et du sacrifice de soi sous l'éternelle satisfaction, n'est-ce pas parce
l'inftuence de la transcendance? que l'identité des opposés est l'expres
cr Par opposition au positivisme, au na sion transcendante de l'être en tant qu'il
turalisme, au matérialisme, il y a chez ne peut être saisi dans aucune catégo
lui une négativité universelle, une insa rie? Et ne savons-nous pas que les cer
tisfaction sans limite devant tout aspect cles et les antinomies ne sont que des
de l'être. Et cette poussée de l'insatis moyens pour toucher de biais et dans
faction et de la négation se fait avec une l'ombre ce qui dépasse toute loi, toute
telle passion, avec une telle volonté de parole, toute forme?
sacrifice, qu'elle semble venir de la mê
me profondeur que les grandes religions Jean WAHI.
(1) Karl Jaspers, Nietzsche, Einführung in das Verstaendni.s seines Philosophierens, Berlin, 1936. Sur
cet ouvrage, on trouvera un compte rendu plus général p. 28.
23
R É A L I S A TI O N DE L ' H O MM E
24
CRÉATION DU MONDE
Etre un grand seigneur qui porte l'épée; d'Epicure ou de l'être; s'entourer d'une
culbuter filles, dames et demoiselles; cour de savants et de poètes, d'artistes
faire l'aumône aux pauvres à condition et d'acteurs, de bourreaux et de sujets
qu'ils renient Dieu, dépouiller la veuve propres à tous les caprices du moment.
et l'orphelin, ne compter ni rentes, ni Car le moment est tout plein d'exigen
dettes; entretenir des poètes à condi ces, car le moment est insurmontable.
tion qu'ils chantent le délire des sens,
des peintres capables de retenir les mou
vements de la volupté, des ingénieurs Etre ce grand seigneur-là, est une chose.
pour les plaisirs d'un tremblement de C'en est déjà une autre que d'être ce
terre sur commande, des chimistes pour grand seigneur dans un cachot, de
essayer des poisons lents et foqdroyants; n'avoir plus que des intentions de grand
fonder quelques maisons d'éducation seigneur et de savoir que c'est précisé
pour y recruter un sérail d'icoglans et ment pour avoir eu ces intentions-là que
d'odalisques, chasser l'enfant nu, à pied l'on se trouve à présent entre quatre
ou à cheval; offrir des banquets à la murs. En effet, ce sont restées des inten
populace sur un tréteau pourvu de trap tions : songeait-on seulement à les réali
pes qui l'engloutissent au dessert; mais ser? C'est à peine si l'on a tenté le cin
si tout n'est pas possible, faire jouer des quième de cet admirable programme.
spectacles étranges, faire célébrer la Mais à elles seules ces intentions étaient
messe pour profaner l'hostie, afin de d'un poids écrasant et voici qu'entre ces
faire venir le diable, et si tout cela est murs, elles livrent leur insupportable
trop ennuyeux à la longue, si l'on s'éton secret. En liberté, on avait jugé spirituel
ne qu'aucun avertissement visible et de se nommer « roué » : et pourtant,
clair ne vienne vous arrêter, essayer de c'était aux Damiens, aux Mandrin, aux
se faire peur par un autre moyen, se Cartouche que le bourreau rompait les
faire rouer de coups par ses valets. Mais os. En cellule, noblesse oblige encore :
si le monde étonné vous demande des si nous avons, nous, de la race des forts,
raisons de tout ceci, affirmer que Dieu transgressé les lois pour la protection du
n'existe pas, mais que par contre Tibère faible, n'était-ce pas en retournant ainsi
et Néron ont existé, que l'un fit crucifier notre propre force contre nous-mêmes
le Fils de Dieu, que l'autre jeta aux lions pour en faire l'ultime expérience que
ses disciples et que l'immortalité de nous avons échoué? Au feu de nos pas
l'âme étant un leurre, il s'agit de s'im sions qui soulevèrent contre nous la
mortaliser dans le monde par des cri volonté générale, allumons le flambeau
mes plutôt que par des bienfaits, la de la philosophie, délectons-nous à en
reconnaissance étant passagère et le incendier le monde : ne sommes-nous
ressentiment éternel. Bref, accepter en pas nous-mêmes déjà plus qu'un brasier
souriant de passer pour un pourceau ardent? Derrière ces murs, une révolu-
tion gronde : les affamés d'hier seront tation scandaleuse que nous avons faite :
les maîtres aujourd'hu� car il faut que le monde moderne s'avilit par suite de
chacun ait son tour : mais connaissent l'absence d'esclaves. Constatation qui
ils seulement la faim qui nous dévore coûte cher à celui qui est seul à suppor
dans notre satiété, nous les rassasiés ter les conséquences qu'il est seul à tirer
d'hier : en vérité, nous aurons à souffrir de sa constatation.
des nouveaux repus, nous autres affa
més d'une nouvelle sorte! Libre, nous Accepter dans ces conditions, une chaire
nous considérions comme une force de de philologie à l'université de Bâle, c'est
la Nature, comme l'agent de ses n i ten prendre le plus prudent incognito, car
tions, nous acceptions tout l'avantage à quoi tend l'exercice d'une activité
qu'elle offre de préf�rence au fort aux intellectuelle ou scientifique sinon à sa
dépens du faible, prêt à le lui restituer tisfaire tout d'abord la curiosité native
dès qu'elle le réclamerait. Entre les qua de l'individu que nous sommes. A la
tre murs de notre cellule, privé de nos satisfaire aux dépens même du milieu
alchimistes et de nos artistes, de nos social auquel nous devons nos moyens
savants et de nos poètes, de nos comé de connaissance. Et c'est ainsi que l'on
diens et de nos victimes, nous serons aimerait « mener l'adolescent dans la
nous-mêmes alchimiste et poète, artiste Nature et lui montrer partout le règne
et savant, bourreau et comédien, comé de ses lois : puis les lois de la société
dien et victime. Remis en liberté nous bourgeoise. C'�t alors que la question
n'aurons du grand seigneur que les ma ne manquerait pas de se faire entendre :
nières et les goûts, nous n'aurons du fallait-il qu'il en fût ainsi? Et peu à peu
grand seigneur que la mauvaise cons l'adolescent aurait besoin d'histoire pour
cience, car nous ne serons plus que apprendre comment on en vînt à l'état
conscience et nous serons la conscience présent. Mais en apprenant ainsi l'hi�
eUe-même. toire, il apprendrait aussi comment lui
même eût pu devenir autre. Quelle est
Tant et si bien qu'avec cette conscience, la puissance de l'homme sur les choses?
il est moins possible de jouir d'une exis Telle devrait être la question initiale de
tence apparemment impunie que de toute éducation. Et alors, pour montrer
vivre, à titre de punition donnant droit comment il en pourrait être tout autre
aux intentions inavouables, de vivre ment en ce monde, nous évoquerions
confondu dans la foule de ses contem l'exemple des Grecs, puis, celui des Ro
porains conservateurs ou démocrati mains, pour montrer comment on en
ques, tous également préoccupés d'accu vint là où nous en sommes ».
muler des richesses tout en prétendant
organiser le progrès social, l'unité na Mais qui prétend ainsi du haut d'une
tionale et l'Empire, de vivre parmi eux chaire de philologie anéantir l'autorité
en n'ayant pour s'en distinguer que cette de deux mille ans, il voit bientôt les
noble mauvaise conscience que nous plus sympathisants de ses collègues s'é
avons héritée, le seul bien que nous carter sur son passage, il voit son grou
ayons hérité, s'il est vrai que philoso pe d'élèves se disperser, il risque de di
pher, c'est obéir aux lois· d'un atavisme lapider le meilleur de lui-même dans le
d'ordre supérieur : cette noble mau vain effort de marquer la jeune généra
vaise conscience que nourrit la consta- tion de son propre destin.
26
Car c'est là supporter un destin iné voilà qui précisément inquiète la So
changeable, - et mieux eût peut-être ciété qui n'aime pas les hommes-ser
valu ne pas être né, - que de sentir un pents : au cours de sa fréquentation de
jour que le Créateur n'a plus créé ce la Nature, le chercheur découvre dans
jour comme les jours précédents; que chaque règne des modes d'existence et
l'on n'est plus sorti de ses mains au des modes de jouissance, des modes de
réveil; que l'on n'est plus que l'écume puissance et des modes d'adoration qui
du néant songeur; et que le monde sont autant de suggestions et qui sont
maintenant périclite à vue d'œil depuis autant d'inspirations; la Société compte
que les veines divines se sont dessé sur le chercheur pour être prévenue :
chées : tout ce que l'on regarde, tout ces suggestions sont-elles propres à
ce qui vous entoure, semble le cadavre entretenir la vie de la communauté ou
du Créateur; ou bien, frappé de tor peuvent-elles nuire au maintien de
peur, l'on éprouve les limites d'un ver l'ordre? Pour pouvoir cultiver les scien
éclos sur ce cadavre; avec lui le monde ces sans danger, la Société exige du Sa
exsangue se décompose et l'on trouve vant de n'avoir pas de secret avec la
le bonheur d'un ver dans la décomposi Nature. Elle exige de lui qui se consi
tion éternelle de l'infini cadavre de dère comme la Nature étudiée par la
Dieu; ou bien, tourmenté d'une pitié nature, de bien vouloir respecter la li
clairvoyante, on a la force de se recon gne de démarcation qui sépare la Nature
naître dans l'incommensurable charo du Savant.
gne et de dire : c'est moi! c'est moi!
c'est moi qui souffre les injures de la
vermine! Mais celui qui a assisté le Créateur en
ses derniers moments, qui a vu les
Telle est l'impudence de ceux qui ont membres divins en proie à la vermine,
assisté le Créateur en ses derniers ins qui s'est senti comme la souffrance pos
tants. Tel est aussi leur seul remède. thume de Dieu et qui en ensevelissant
Que leur reste-t-il du monde, soustrait Dieu, a perdu le monde, il n'a plus de
compte à rendre à la Société, il ne con
à leurs impulsives investigations, sous
trait à leur insatiable amour, que leur nrut plus de ligne de démarcation entre
la Nature et lui-même, il franchit cette
reste-t-il du monde que décomposent
par le travail cette race de laborieux ligne et, désespérant de créer jamais, il
impuissants, malades de ne pouvoir se métamorphose de Savant qu'il était
en Nature savante, et ce n'est qu'un der
posséder le monde à la mesure du
monde? Il leur reste encore la Nature, nier vestige de pudeur et de modestie
leur propre nature. La Nature, dit-on, vraiment exagérée, ce n'est qu'un égard
est l'objet de la recherche scientifique. de trop pour sa mère, sa sœur et ses
L'homme qui se considère comme un contemporains, s'il maintient les dehors
produit de la Nature, en tant que Savant avenants, graves et paisibles d'un pro
se comprendra donc dans cette recher fesseur.
che : et il sera la Nature étudiée par de
la nature et en lui le serpent se mordant
la queue trouvera sa satisfaction. Mais Pierre KLossowsKI
27
DEUX INTERPRÉTATI ONS RÉCENTES DE NIETZSCHE
1. - Karl JASPERS, NJJITZSCHR, EINFUEH· enfin les cadres Préétablis où l'on cherchait
RUNG IN DAS VBRSTABNDNJS SIUNES PliiLoSO· à faire entrer en la mutilant, la « politi
PHŒRENS. - Berlin, 1936. que 11 nietzschéenne. Un Passage significa
Le seul ou11rage donnant une rePrésentation tif de cet exPosé marque peut-Ure mieux
d'en-semble de la 11ie et de la Pensée de que toute autre considération la distance
Nietzsche était jusqu'aujourd'hui celui de qui séPare Nietzsche de l'interprétation
Charles Andler. Andler a déterminé dans les fasciste (1).
cadres de sa propre intelligence des choses cc Ce par quoi Nietzsche se distingue des au
le mou11ement de la pensée nietzschéenne : tres penseurs politiq,ues, c'est l'absence chez
son interPrétation -vaut à peu Près ce lui de cette délimitation notionnelle de la po
que -vaut une telle intelligence. Dans. la litique qui les caractérise tous. Le plus sou
mesure où elle est pénétrée Par le hégélia· vent, ils l'ont conçue soit dans un sens théo
logique et transcendantal par rapport à Dieu
nisme et la sociologie française, elle Projette
et à la transcendance, soit par rapport d une
sur le système de Nietzsche une lumière
réalité spécifique de l'homme. La pensée poli.
inhabituelle; dans la mesure où elle est celle litique p eut, par exe.rnple chez Hegel, s'accom
d'ut� Professeur moins porté aux dangers de plir dans le projet de totalité existante ou en
l'angoisse PhilosoPhique qu'aux tranquilles devenir; c'est alors que cette pensée, en tant
exPosés d'histoire littéraire, elle aPlatit. . . que tout systématique, est l'expression d'une
L'ou-vrage de Jaspers répond à un Plan ana réalité factuelle et, en particulier, justifica
logue à celui d'A ndler, mais il ajoute à ce tion et exclusion, son contenu étant la cons
nou-veau « manuel ,, tout l'intérê t qui tou cience de L'ambiance existante. Ou bien cette
pensée, chez Machiavel, peut se déployer en
che à la personnalité de JasPers, l'un de
regard de réalités particÛlières et de leur si
ceux qui rendent -vie aujourd'hui à la
gnification quant aux lois propres à la puis
grande Philosophie allemande. Parce qu'il sance; c'est alors que sont élaborés des types
est tm philosoPhe d e la tragédie, il a été de situations et des règle.s de comportemen t,
Possible à JasPers d'entrer dans la Philo soit dans le sens d'une technique politique,
sophie de Nietzsche, d'en sui11re le mou- soit en se référant immédiatement d un agir
1!ement contradictoire sans jatn4ÎS le réduire surgi de la volonté de puissance, de la pré
à des conceptions toutes faites. L'intelli sence d'esprit et d u courage, agir qui ne sau
rait Ure rationnallsé d'une manière définitive.
gence libre de JasPers suit mêrne la 11ie
Nietzsche ne s'engage 3Ur aucun de ces che
a-vec une fidélité si constante qu'elle abou
mins, il ne fournit ni un tout systématique
tit à ce qui Peut de11enir le Principe d'une à la Hégel, ni une politique pratique d la
élusion des conséquences : aux exigences Machiavel, mais sa pensée procède d'un sou
nietzschéennes formulées dans la fièvre, ci q,ui embrasse la condition de l'homme
JasPers ne réPond qu'en les rejetant à des m�me, de l'Ure de l'homme, sans �tre (encore
possibilité -vagues : <t Rien ne nous est ou déjà) en possession d'une substance inté
donne ache-vé mais seulement dans la me grale. Il établit l'origine de l'événement poli
sure où nous le conquérons Jl, affirme-t-il. tique, sans se plonger méthodiquement dans
les réalités concrète.� particulières de t'agir po
Con�m.ent é-viter d' éProu'Ver une fois de plus
litique, tel qu'il se manifeste tous les jours
d11vant tme aussi belle Phrase le tacite en
dans la lutte des puissance.s et des hommes.
têtement humain qui refuse à la Pensée la Il veut engendrer un .mouvement éveillant les
Possibilité d'être exPrimée Par des actes, derniers fondements (dernières causes) de l'Ure
non par des gloses. de L'homme et contraindre par sa pensée les
Ma.is a-vec le domaine Politique, étant donné hommes qui l'écoutent et le comprennent à
qu'on t�'y envisage Pas les Problèmes 1tl entrer dans ce mounement, sans que le con-
times mais des mo;)' ens termes, la 'Volonté de
ne Pas être lié et la mobilité de l'analyse (1) J. Wahl, dans l'article publié plus haut.
se révèlent seuls aPtes à saisir une attitude (p. 22) donne un autre exemple des elCJlOsés de
déconcertante. L'exposé de JasPers brise Jaspers.
28
tenu de ce mouvement ait déjà reçu une dé héroïque ou d'une doctrine orgiastique n,
termination étatiste , populiste (vtllkisch), so
Lowith se Propose de caractériser le prin
ciologique quelconque. Le contenu qui déter
cipe fondamental de la totalité cachée de la
mine tous les jugements, est bien plus, chez
Nietuche, l'attitude tc intégrante " à l'égard doctrine nietzschéenne sous sa force aPho
du tou t de l'être, n'est plus seulement de la ristique.
polit'ique, mais est philosophie au moyen de La situation actuelle de la PhilosoPhie
laquelle, dans L'abondance du possible, sans exigeait le rétablissement de la nécessité
principe rationnel, le contraire et le contradic verbale. Elle Poussait Nietzsche a rotnPre
toire peuvent �tre tentés - tentative obéissant avec la 'Vieille systématisation du dix
au seul principe de la salvation et de la gra
neu11ième, a s'exPrimer selon les moyens
dation de la condition humaine. ,,
les Plus immédiats, donc a faire .Preu-ve du
u Comparée aux grandes constructions tradi
29
toujours été et ce qui toujours sera : sur degré d'identité entre Nietzsche et Diony"
monter le non-sens, c'est donc 'VOUloir sos.
l'éternel retour qui en absorbant le JR VEUX Vouloir vivre tout instant de telle sorte que
transitoire amènera l'affirmation du JE SUIS. l'Qn puisse désirer le revivre à l'infini -
Le pi11ot de ce mou11ement cyclique est cet cet impératif de l'éternel retour, le seul
é11énement terrible et mystérieux qu'est la �authentique de la 'Volonté de puissance si
mort de Dieu, expérience cruciale de faussement interPrétée jusqu'à ce jour,
Nietzsche.. constitue en fait la nou'!lelle resPonsabilité
que l'homme doit assumer du fait de la
Du point de 11ue théorique, Hegel conce-
mort de Dieu, et confère un nou11eau poids
11ait cc la mort de Dieu comme un Vendredi
�
Saint spéculatif ))1 Feuerbach dé11elo Pait
à l'existence humaine. Le temPs du retour
éternel, remarque Lo1vith, n'est donc Pas
un cc athéism.e pieux >>, tous deux aJOur
celui de l' <l éternelle Présence ,, du cercle
naient les conséquences d'un hénewent
�
qui pour Nietzsc e a11ait toute l'étendue
'Vicieux, mais le temPs futur d'un but qui
libère du Poids du passé par la 'Volonté de
d'un cataclysme tncommensurable : de la
l'a11enir. L'éternité est bien le but voulu
mort de Dieu naissait le surhomme. Mais
d'une 'Volonté toujours renou11elée d'éterni
n'était-ce pas aussi la résurrection d'un
sation de soi-tn€me comme des faits et des
11 nou11eau et très ancien Dieu ,,f A
choses de l'existence. C'est là l'heure du
Nietzsche la mort de · Dieu se ré11èle dans
grand midi, lorsque la 'Volonté de l'a11enir
son exPérience <c illuminée n pourrait-on
s'affirme et qu'il s'agit de décider dans le
dire de cc ces instants qui semblent tombés
�
de l lune, ces instants où l'on ne sait p us � sens du surhomme ou du soushomme.
de combien d'ans l'on est âgé et combten Or, la contradiction interne entre l'imPé
jeune l'on sera e1� core... Je ne d�ute Pas ratif éthique : 'VOuloir re'VÎ'Vre tout instant
qu'il n'existe plusteurs sortes de Dteux... ,, de telle sorte que l'on Puisse désirer le re'Vi
Mot où Lowith reconnaît un instinct créa 'Vre à l'infini - et la notion même de la
teur de di11iniLés. C'est en effet dans l'un nécessité du retour éternel aPParat! dès que
de ces instants que lui 11ient l'idée de retour Nietzsche affirme : << Le fait de suPPorter
éternel c'est dans l'un de ces instants qu'il notre éternité (dans l'éternel retour) - ce
t
rencon re za,.athoustra, qu'il de11ient lui serait la chose supr€me. n Car m€me s'il
mlme l'ombre de Zarathoustra, c'est dans ne nous arri'Vait Pas de désirer re'Vi'Vre notre
l'un de ces instants qu'il s'éprou'Ve comme passé 'Vécu, nous ne saurions échapper à
le meurtrier de Dieu, et ce sera dans un l'inexorable nécessité de le revivr�> �rnel
pareil instant qu'il subira cette transforma lement ! Et l'objection de r.iiuriln Pourrait
tion double et définiti'Ve : en Nietzsche se formuler ain,.ti. . (' s'agit moins d'une
Dionysos et Nietzsche fou. LOwith, tout le 'VQ.l.Jlnté-étnique qui nous ferait saisir le 'Vrai
long de son li'Vr�, s'é'V�..Iue li mdtu--fm -de la totalité dans le moment fortuit,
judiciet�sement en relief cettt.. troublante qu'une Prise de conscience de notre irres
équi'Voque inhérente et a la personne de ponsabilité. En tant qu'existence nous ne
Nietzsche et à sa doctrine - équi'Voque que suPPortons Pas de n'a'Voir aucune Part à
Nietzsche se Plaît à souligner lui-même notre << /actualité >> Passée, et 110ulons Par
quand il se présente dans Ecce Homo com conséquent Ure resPonsables de notre exis
me l'incarnation de la décadence et de l'es tence en tant que 'VOlonté, bien qu.e nous ne
sor. Et Lo�oith s'efforcera de rendre sensi Puissions Pas l'€tre en tant qu'existence
ble ce décalage entre Nietzsche et Zara pure et simple. Seule par conséquent, une
thou.�tra, entre Nietzsche fou et Dionysos, et concePtion de l'éternité cyclique Peut con
de démontrer comment de ce décalage Pro cilier le 'Vouloir nietzschéen et la nécessité
cède la scission notionnelle que met à jour réalisée par la raison nietzschéenne. De ce
t�ne étude rationnelle de l'idée de l'éternel moment, dit LêJwith, on constate dans la
retour. Tant et si bien que la doctrine doctrine tant�t l'exPression d'une nspira i
acquerrait une 'Valeur positi'Ve sui'llant le tion, tant6t celle d'une décison << Une
i .
30
düision de la 110lonU qui à l' extr€me limite obsene Lowith, tend à se résoudre par le
de la liberté Préfère 'VOOloir le néant Plutôt paradoxe : chez Kierkegaard, Par le u saut n
que de ne Pas 'VOuloir, et une insPiration en du fond de la maladie mortelle dans la foi;
laquelle l'être se donne lui-même dans le chez Marx, Par l'idée de l'aliénation de
ré11élé, form�nt ensemble l'accès Probléma l'homme par l'homme dans la production
tique à la double 'Vérité de Nietzsche, 'Vérité économique dfl'Vant se con'Vertir en une ré
qui en tant que doctrine du nihilisme sur cuPération de l'intégrité humaine; chez
monté Par lui-même, est 'Véritablement son Nietzsche enfin, par la con'Version du nihi
« Credo qui a absurdum l>. Ce << qui a absur lisme européen en la croyance au retour
dum << procède directement de la Plus ou éternel. Les t1'os
i efforts n e diffèrent que
moins grande identité, de ce Plus ou moins par les moyens, ils ont la m€me origine et
grand décalage entre le PhilosoPhe frappé tendent 'Vers le �me but : la récupération
de folie et son Dieu. << La 11érité insPirée du monde Perdu. Récupération de la chré
dans le hasard nécessaire du discours Para tienté chez Kierkegaard, de l'h-umanité
bolique de Zarathoust1'a, Prophétie de l'éter chez Marx, de l'antiquité mythique chez
nel retour, nous ramène à la 'Vérité équi'Vo Nietzsche.
que de la folie. Ce ne serait que si la forme
suprame de l'être, Dionysos, Parlait à tra- · On Peut mieux comPrendre sa Prétention a
'Vers le PhilosoPhe jouant le r�le de Dieu mettre un terme au Christianisme, souligne
lequel transposerait du m�me couP la réa LêJwith, aujourd'hui que des Etats tout
lité temPorelle du Philosophe - que l'être entiers combattent Publiquement la foi
lui-mame Parlerait àJ tra11ers sa PhilosoPhie chrétienne, alors que naguère quelques in
dionysienne, laquelle transpôse l'asPect réel di'Vidus menaient cette lutte Plus ou tnoins
de l'être. Mais comment décider si Nietzsche ou11ertement. Il imPorte de saisir que, Pour
était la Personne d·un Dieu ou l'acteur de Nietzsche, il s'agit de renier le Crucifié non
son proPre idéalf. . . ,, Ainsi le contenu d'ex Pas Pour se déli11rer de la souffrance mais
.périence irréductible et nécessaire que la Pour consentir à celle-ci dans le culte dio
force Poétique unificatrice de la Parabole nysien. La mort du Dieu chrétien condi
zarathoustrienne arri'Vait à donner comme tionne la résurrection d'tm Dieu de l'anti
un tout cohérent, se désagrège en fragments quité : et les conflits euroPéens qu'annon
et en éléments fortuits, Prétend Lowith, ce Nietzsche, les guerres qu'il ProPhétise
siMt que Nietzsche 11eut traduire notionnel sont à comPrendre comme des guerres de
lement cet élément en doctrine. consciences, des guerres de religion, des
guerres spirituelles : elles remPliront l'ère
On 11oit que les considérations de Lowith de la grande politique. Mais en anticiPant
sont bien près de l'analyse Pathologique : et l'a11enir, Nietzsche n e fait que chercher
Pourtant elles ne présentent que l'asPect l'issue du Labyrinthe construit par deux
purement notionnel du conflit. Cela sans millénaires, il sait que cette issue est iden
doute pour pou'Voir Plu.s aisément établir un tique à l'entrée : le Christian sme
i Primitif
raPPort fort subtil mais fort séduisant entre qui dans notre monde moderne représente
Nietzsche et deux autres Penseurs contem Pour une Part un << morceau d'antiquité >>
Porains, essentiellement différents l'un de mythique; en franchissant le seuil de cette
l'autre, Kierkegaard et Marx. Et ceci Per unique issue du Labyrinthe, c'est-àl-dire en
mettra à Lowith qui, Par ailleurs, a remar transgressant le Christianisme ainsi que le
quablement exposé la situation où se trou monde actuel s'apprUe à le faire, l'huma
vait la conscience occidentale depuis He nité refaisant en sens in11erse la décadence
gel (1) d'attirer l'attention sur les trois gréco-romaine, re'Vient à l'ère tragique de
asPects que Prend l'aliénation de l'hom:me la Grèce, moment qui sera marqué Par l'aP
Par rapport à lui-même et Par raPPort au Parition de Contre-Alexandres qui renoue
monde, aliénation qui forme le contenu des ront le nœud go'l'dien, jadis tranché, de
différentes exPériences kierkegaardienne, l'âme hellénique disPersée à tout 11ent.
marxiste et nietzschéenne. Chacune d'elles, C'est ainsi que la figure de Nietzsche 'Va se
31
conjo1tdre a11ec son image d'Héraclite, son lité de l'ltre. Comment Nietzsche se libêre
idée de l'éternel retour a11ec la notion du t-il lui-meme de sa 'VOLonté dtt néant'! Corn..
;eu dans la nécessité. L'être de toute chose ment effectue-t-il le Passage du Je veux au
existante n'apparait dès lors plus comme la Je suis? En se réaffirmant soi-meme dans
punition de ce qui est devenu, mais oomme le mou11ement du monde naturellement né
la justification du devenir qui inclut cessaire. A u bout de sa circumna11igation
l'anéantissement. Mais si Héraclite ne con morale, ce nou11eau Colomb ne re11ient·il
naU Pas d'impératif éthique, si << l' obliga Pas au milieu des récifs des cc contt:adictions
tion de reconnaître le Logos, Parce qu'étant et des tribulations de son moi », ces récifs
homme, n'existe pas pour lui, 111,Q,is qu'il étant comme << les témoignages les Plus
lui imPorte beaucoup Plus de sa'Voir Pour authentiques de ce moi créateur, é'Valuateur
quoi il existe de l'eau, pourquoi de la et 11olontaire, mesure et 'Valeur de toutes
terrer >> - si la ·m�me loi immanente aux choses dePuis que la c< Mesure et le
élén�ents régit à ses yeux l'homme le plus Milieu » dans le raPPort de l'lton�tn.e au
noble comme le Plus bas, - c'est qu'Héra,. monde ont disparu et que l'homme est ;eté
elite rePrésente encore l'homme qui est de au sein d'un uniwrs qui lui est de11enu
ce monde, qui peut 11ouloir la nécessité, - inconciliable. Dans ces conditions iL est
alors que Nietzsc.he est l'homme qui ne 11it d'atttant plus remarquable qu'à la magie de
Plus que dans le m.onde aliéné par le Chris l'extreme qu'il subissait, qu'à l'idée de
tianisme et relati11isé Par les sciences, et tension suprême, il ait oPPosé l'idéal du
pour qui, par conséquent, la nécessité de Plus << mesuré ,, qui se Passe de formules
110uloir existe fatalement comme principe extremes parce que certain de sa Puissance;
éthique. La Position Perdue qui implique qu'il ait pu conce'Voir la maxime : <c Dans
cette nécessité de 11ouloir est exactement l'effort surPassant l'humain, trou11er la me
celle qu'occupe Nietzsche, selon Lowith, sure et l e moyen terme... ,, A lors que
« au sommet d e la tl�odernité ». En recon l'homme antique dont iL annonce le 'fetour,
naissant, en 11oulant la mort de Dieu, il s'en tenait à une mesure, à ttn moyen ter
attend que de cette 11olo1�té négatrice, res me, Parce que sans mesure de par sa proPre
suscite le monde tel qu'il/ut a"Vant de de'Ve nature, le destin de Nietzsche fut d'accen
nir l'ici-bas par rapport à l'au-delà. Chris tuer la tension entre l'existence sans but de
toPhe Colo·mb de la Philosophie, Nietzsche l'homme moderne . et le monde dénaturalisé
s'en 11a à la redécou11erte de l'Inde HelU et relati11isé, d'accentuer le je 'Veux jus
nique par la route occidentale qu'a OU'Verte qu'au je suis, Par crainte de s.ombrer dans
le nihilisme dont la forme extrême, ensei la n�édiocrité des indi11idus limités. Situé
gnée par la doctrine de l'éternel retour, dans la tension entre le sous-hD1'MI�-e et le
représPnte un bouddhisme européen, celui St'Thomme, il fut lui-même un défa'VôriSé
ci n.ettant toute l'énergie humaine à nier du sort, un cc Halb-Zerbrochener ,, un cc à
que l'existence ait un but. (( Nihilisme, den�i-brisé u, en qui se pousse l'a'Venir.
symptôme de ce que les défavorisés du sort ExemPle 11Ï11ant de l'éternel retour, son
n'ont plus de consolation : qu'ils détruisent génie Personnel épousait le tn.OU'Vement de
pour être détruits, que, affranchis de la mo l'uni11ers a11eugle, tout Plein qu'il était de
rale, ils n'ont plus de moti.fs pour se rendre, la 'Vision << de la mesure et de la Plénitude,
- qu'ils se placent sur le terrain du prin supreme forme d'une excePtion rePosant
cipe opposé et veulent de leur côté de la en elle-même l>. Entre le soushomme et le
puissance, en e<>ntraignant les puissants à surhomme, il a11ait atteint <c midi ,,_le
être leurs bourreaux. Telle est la forme gouffre et le minuit Profond.
du bouddhisme européen, du n Faire
Non » , de l'action néantissante, après que P. .Kl.
toute existence a perdu son sens. u L'ac
tion néantissante ne sera cependant que la (1) Cf. Les Recherches philosophiques, années
condition préalable de l'adhésion àl la toto,. 1935 et 1936.
N I E TZ S C H E
LA VOLONTÉ DE PUISSANCE I
traduit par G. Banquù
i 25 f.
AINSI PARLAIT ZARATHOUSTRA
traduit par Maurice Betz 24 f.
sous presse
La Volonté de Puissance II
Le Gay Savoir
+
CHARLES ANDLER
N I ETZSCHE, SA VIE ET SA PENSÉE
Vol. I Les Précurseurs de Nietzsche 3 5f.
Vol. II La Jeunesse de Nietzsche ( jusqu'à
la rupture avec Bayreuth) 4of.
Vol. III Le Pessimisme esthétique de
Nietzsche ( sa philosophie à l'époque
wagnérienne) 3 s f.
Vol. IV La Maturité de Nietzsche ( jusqu'à
sa mort ) 40f.
Vol. V Nietzsche et le Transformisme in-
tellectuel 3 s f.
Vol. VI La dernièrePhilosophie de Nietzsche
(le renouvellement de toutes les valeurs) 4-of.
G Il L Il M
PAUL ELUARD
U R N E
avec un dessin de Balthus 30 f
CAH IERS G. L. M
cahiers anthologiques paraissant tous les deux mois
les 6 premiers cahiers 50 f
au lieu de :
doctrine nietzschéenne sous sa .force apho-
•
6 f.
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RELIGION SOCIOLOGIE PHILOSOPHIE REVUE PARAISSANT + FOIS PAR AN
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PAR G. BATAILLE · R. CAILLOIS · P. KLOSSOWSKI · A. MASSON · J. MONNEROT
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LE LION - LA FENÊTRE
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LES MARIONNETTES
TRJDUIT'PAR FLORJ l(
LE€-'PJLrl t5 F€R:J(_AND .'MARC
12 f
Hans Bellmer
LA POUPÉE
10 photographies originoles ·· texte tratluitpar R. J7ALANÇAr
30 f
Paul Eluard
FACILE
llfl« 13 photographies de MAN RAr
30 f
Man Ray
LA PHOTOGRAPHIE
N'EST PAS L'ART
1 2 photographies • · ava11t-propos de André Br·l'fon
18 f
5 f
11111111111111111111111111
S A C R I F I C ES
1 Mithra . 2: Orphie . 3 Le Cru(ifit . 4 Minotaure • 5 OsiriJ
5 eaux-fortes de
ANDRE MASSON
avec u n texte de
GEORGES BATAILLE
É D I T I O N S G . L. M
A C E P H A L E
Revue trimestrielle, publiée par Georges Ambrosino
Georges Bataille et Pierre Klossowski.
Ill
DIONYSOS • . • ...••.•. . . . • • . . • . • • . . . . . • • . . . • • . • • . • . . • · • · · . 3
· Le dteu Dionysos . . . . . .. .
. .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . · · · . 3
Nietzsche Dionysos ••. . . . . • . . • . . •. . . . . . . . . . • . . . . · · · . 4.
Ill
. . . NUMÉRO DOUBLE
J U ILLET I 9 37
D I O NYSOS
• Toute l'Antiquité a regardé Dionysos comme le dispensa
teur du vin. Mais elle l'a connu aussi comme le Frénétique qui
fait des hommes des possédés, qui les rend à la sauvagerie, qui
leur fait même répandre le sang. Dionysos était le familier et
le compagnon des âmes des morts et de mysté!-ieuses consécra
tions le nommaient leur maître. C'est à son culte qu'apparte
nait la représentation dramatique. . . C'est lui qui faisait nattre
les fleurs du printemps; le lierre, le pin, le figuier lui étaient
liés; mais le don mille fois béni de la vigne doit être placé
très haut au-dessus de ces bienfaits de la nature. Dionysos
était le dieu de l'ivresse bienheureuse et de l'amour extatique.
Mais il était aussi le Persécuté, le Souffrant et le Mourant et
tous ceux qu'il aimait et qui l'accompagnaient devaient pren
dre part à son sort tragique (Walter 0Tro, Dionysos, Fra,nk
furt, 1933, p . 49) .
• Qui est Dionysos?
Le dieu de l'extase et de l'effroi, de la sauvagerie et de la
délivrance bienheureuse, le dieu fou, dont l'apparition met
les êtres humains en délire, manifeste déjà dans sa conception
et dans sa naissance le caractère mystérieux et contradictoire
de son être.
n était l'enfant de Zeus et d'une mortelle. Mais avant de
l'avoir mis au monde, celle-ci fut brillée dans le feu de ton
nerre de son fiancé céleste (Dionysos, p. 62).
• De même que les mythes de la naissance, les mythes de l'ap
parition de Dionysos manifestent aussi déjà beaucoup de son
essence.
Dans sa conception, l'élément terrestre avait été touché par
l'éclat du ciel divin. Mais dans l'association du céleste et du
terrestre, qui s'exprime dans le mythe de la double naissance,
le caractère lourd de larmes de la vie humaine n'était pas levé
mais maintenu en contradiction brutale avec la splendeur sur
humaine. Celui qui est né ainsi n'est pas seulement celui qui
crie de joie, celui qui apporte la joie, il est le dieu douloureux
et mourant, le dieu de la contradiction tragique. Et la violence
intérieure de cette double nature est si grande qu'elle entre
comme une tempête au milieu des hommes qu'elle terrifie et
dont elle abat la résistance avec le fouet de la folie. Tout ce
qui est habituel et ordonné doit sauter en éclats. L'existence
devient subitement ivresse - ivresse du bonheur éclatant,
mais aussi ivresse de l'épouvante (Dionysos, p. 74).
• Lorsque Dionysos vint à Argos, comme on ne voulait pas
célébrer son culte, il rendit les femmes démentes à tel point
qu'elles s'enfuirent dans la montagne et déchirèrent les chairs
de leurs enfants nouveau-nés... Aura, aimée de Dionysos, tua
et dévora l'un de ses enfants en bas âge ... (Dionysos, p. 98-99) .
NIETZSCHE DIONYSOS
9
« possession ,, « envo'O.tement ,, . Par voir, qui n'est pas une chose qu'on a
des ressorts secrets, l 'injustice, même mais une chose qu'on est.
à travers les mailles des régimes qui 11 Une nouvelle race de philosophes se
substituent le plus ostensiblement de lève. J'ose la baptiser d'un nom qui
fausses inégalités aux naturelles, régit n'est pas sans danger. Tels que je les
les relations humaines, comble de dons devine, tels qu'ils se laissent deviner
le doué, disgrAcie le disgrâcié. Que ces - car il est dans leur nature de vou
faits de pouvoir, ces faits sacrés soient loir rester quelque peu énigmes - ces
sujets de littérature, non objets de philosophes de l'avenir voudraient
science, il faut le déplorer activement. avoir, justement et peut-être aussi in·
La lutte des classes, les luttes pour la justement - un droit à être appelés
vie, les conformismes de groupe ont des séducteurs (2) . . Curieux jusqu 'au
.
beau se raidir et peser de toute leur vice, chercheurs jusqu 'à la cruauté . . .
lourdeur sur les phénomènes de pou (ils possèdent) des -âmes antérieures et
voir, ils se révèlent impuissants à les postérieures, dont personne ne pénè
anéantir et ces << faits sacrés ,, tantôt tre les dernières intentions, des pre
opposent aux autres faits de sourdes miers-plans et des arrière-plans que nul
résistances et tantôt leur infligent n'oserait parcourir (3) , .
d'exemplaires échecs.
En eux, Dionysos danse et Dionysos
Certes, 11 la suprématie du mandarin
philosophe. Le penseur en qui il se
ne signifie jamais rien de bon ,, , sans
manifeste se sent 11 plus riche de lui
doute, la science durement acquise ne
même, plus nouveau. . . pénétré et sur
confère pas le pouvoir vivant; mais
pris comme par un vent de dégel, peut
si elle ne le sert, il se gâte aujourd'hui.
être plus incertain, plus délicat, plus
Suivons cette lueur dans le dédale
fragile, plus brisé mais plein d 'espé·
nietzschéen.
rances qui n'ont encore aucun nom,
La puissance de disposer de 1 'homme
plein de vouloirs et de courants nou
non pas celle qui essaie de gagner
veaux, de contre-courants e� de mau
quelques jours, mais celle qui jette les
vais vouloirs nouveaux (4) >>.
dés de 1'histoire sur le tapis des siècles;
Nietzsche veut qu'elle soit réintégrée, Le philosophe dionysien, selon Nietz
par delà l'utilité, l'ennui, les mécanisa sche, c'est 1 'intercesseur entre le pou
tions , dans tm cycle aveuglant de faits voir et l'ordre.
profondément naturels: parmi l'amour, Le mot « mythe ,, , en plus du sens de
la vie dépensée avec faste, offerte avec mensonge pur et simple dont la vulga
ferveur, la danse devant la force et rité contemporaine 1 ' a doté, possède
devant la beauté, le magnétisme hu plusieurs acceptions qui vont se per
main et les envoûtements naturels, le dre les unes dans les autres et donnent
printemps et la mort. Le 1c créateur lieu à des équivoques à tout prendre
césarien de la culture ,, , qui sculpteur fécondes, sauf aux yeux d'une pensée
a le temps de sculpter la matière hu· par trop hâtiYe. Le mythe, au sens lit
maine, celui-là est le héraut du pou- téraire et platonicien du mot, est un
10
procédé qui remplacé la preuve par le chasse à courre, état où l'analyse nietz
récit et la démonstration par 1 'image. schéenne distingue 1< l 'instinct sexuel,
Les mythes qu'étudie le mythographe, l'ivresse, la cruauté qui tous trois, ap·
_ partiennent à la plus ancienne allé
eux autrefois, formaient avec des ntes
un corps vivant. Depuis l 'extinction de gresse de fête chez l'homme ,. Opi·
ces rites, beaucoup d'entre eux errent ni
�.tre , Don Juan veut que toute femme
comme dans certaines religions pri <1 trouvée soit médiatrice. Jamais il ne
mitives ,, , les morts privés de sép � se laisse détourner de son destin, flé·
ture. L'art est souvent alors leur Cl· chir, infléchir, gauchir, utiliser. Ni le
metière , des chefs-d'œuvre classiques roi, ni l 'argent, son père ou la pitié. . .
.
11
a le privilège d'illustrer, 1 'humanité lui Le sort qu'il leur réserve est d'être
ayant ici, sauf exceptions, pour une subjuguées et comprises à titre de cas
durée illimitée et jusqu'à des temps ridiculement particuliers, dans une
meilleurs, délégué ses pouvoirs. synthèse agressive, vorace et domina
trice. Il entend que la tragédie retour·
La religion dionysienne, organisation nant à ses origines, oublie la fonction
collective et sacrée de la recherche de de spectacle qui l'isole misérablement,
1 'extase par l'éréthisme et 1 'efferves en sorte qu'abandonnant 1'esthétique
cence apparatt à Nietzsche comme pour l'esthésie, le créateur ne crée pas
un éclair à travers la nuit des temps de l'art, mais de l'histoire, qu'il ne
et sa propre nuit. IJ en scrute de ses joue plus une pièce mais une partie
yeux profonds le reflet dans les textes dont l'enjeu n'est pas quelque ciel,
sacrés et les livres savants. mais la terre.
Il est possible, il a toujours été possi
ble, de proposer une explication systé
Il faut donc. que le mythe sollicite le
matique de 1 'existence humaine à tous
fait, l'envahisse, le mine et le méta
ses degrés en fonction des états dyoni
morphose; cherchant 1 'incarnation
siaques; de la poursuite de pareils états
qu'il guette, rôde, prêt à faire flèche
de la variable inégalité des hommes
de tout bois, création de toute réalité.
devant eux, de la communion d'hom
II ne faut plus que le séducteur, voué
mes en eux.
à Dionysos, soit rejeté de la commu
nauté tel un déchet dont la présence
<< Combien de dieux nouveaux sont en met en cause la vie elle-même de l'or
core possibles! Il y a tant de choses ganisme qui s'affole de l'a voir produit.
étranges qui ont déjà passé devant Mais, qu'il débouche désormais, sans
moi, dans ces moments hors des temps sortir de son mythe, en plein solei1,
qui tombent dans la vie comme de la en pleine société.
lune, où 1 'on ne sait absolument plus
combien on est déjà vieux et combien
on pourra encore être jeune (8) » . Mais On voit que le problème de la fiction
qui penserait que 1 'extase individuelle ou de la vérité ne se pose pas à pro
l'effusion passagère, même chargée de pos du mythe moderne et nietzschéen
la plus précieuse intensité, est en soi de Dionysos qui, prospectif non rétros
une fin nietzschéenne, celui-là se mé pectif, ne se pare des couleurs d'un
prendrait gravement. Nietzsche ne lointain passé que pour mieux étrein
vise à rien moins qu'à émacier et vider dre l'avenir.
de leur sang les traditionnelles notions
de mythe et de réalité, leur assignant C'est en vain que l'on opposerait à
à chacune en tant qu'elle n'est qu'elle Nietzsche que le temps des mythes est
même, appauvrie par ses limites, un révolu : il n'en croit rien; que la
rang sage et modeste comme mainte science existe : il attendait cette objec
nant le temps, l'espace newtoniens. tion.
(( Garçons de magasin de 1 'esprit, voya plus comme le fait le pessimiste, le
geurs de commerce de la culture > > , savant idéal qui représente 1 'instinct
voilà comment le savant professeur scientifique parvenu à sa pleine florai
Friedrich Nietzsche traite les littéra son . . . est certes un instrument pré
teurs. Il ménage moins encore ses sa cieux entre tous, mais il faut qu'il
''ants collègues : (( ils tricotent les bas soit dans la main de plus puis
de l'esprit... les touche-t-on de la main, sant que lui (13) > > . Ce <! plus puis
ils font involontairement de la pous sant que lui » c'est le séducteur, Dio
sière autour d'eux comme des sacs de nysos philosophos , nature, mais sa
farine; mais qui se douterait que leur vante et philosophante. (( Il faut ces
poussière vient du grain et de la gloire ser de confondre les travailleurs phi
dorée des champs d'été... ce sont de losophiques et en général les hommes
bons mouvements de pendule pourvu de science avec les philosophes >>. Les
qu'on ait soin de les remonter (10) >>. travailleurs philosophiques mettent en
Cependant, Nietzsche, le philosophe formules des valeurs établies, les (( sé
qui se nourrit de Nietzsche le philolo ducteurs >> ont pour mission de (( sub
gue est ce qu'on peut imaginer de plus juguer Ze passé n . Ils sont l'espèce
éloigné de tout obscurantisme : <( Mes d'hommes (< qui veut risquer alors
frères1 ne nous le cachons point : la que les autres ne veulent rien risquer >>,
science est là, une force formidable, ceux <( qui disent oui à tout ce qui est
nouvelle, croissante, telle qu'on n'en problématique et terrible n . (( Nous
a jamais encore vue, avec des ailes d'ai sommes autre chose que des savants;
gles, des yeux de hibou, des pattes bien qu'il soit inévitable que, entre
de dragon (11) >>. autres, nous fussions aussi des savants.
La science met au service de la vie Nous avons d'autres besoins, une autre
des matériaux d'une si riche diversité 1 croissance, une autre digestion (14). >>
Cruelle, aiguë comme une chasse à Les séducteurs sont <( déraison
1 'homme très raffinée, elle met en œu nables )) , (( jouent un jeu d'enfer )) ,
vre l'agressivité humaine sous sa forme provoquent quelquefois en eux 1 'ivresse
la plus lointaine, la plus étrangère, la comme l'exaltation dionysiaque utili
plus distante. . . sant le vin thrace. Ils sont sur terre
Mais (( la science n'est pas autonome . . . comme s'ils obéissaient à l 'impératif :
elle ne possède pas un but, une vo (( meurs ou crée >>. Mais ils n'obéissent
lonté. . . elle est maintenant le refuge pas. Ils sont le pouvoir. Il leur appar
de toute sorte de mécontentement, tient de créer. Cependant, toute créa
d 'incrédulité, de remords, de despectio tion est scandale. La distance de l'avant
sui, de mauvaise conscience - elle est à 1 'après, du rien au quelque chose,
l 'inquiétude même du manque d'idéal, qu'elle soit franchie, cela arrache à
la douleur de l'absence d'un grand tout ce qui est déjà d'atroces gémisse
amour, le mécontentement d'une tem ments venus du plus profond, provo
pérance forcée. . . (12) >>. (( L'homme que une horreur bestiale, sacrée, sou
objectif qui ne maudit ni n 'injurie vent meurtrière.
13
Les mattres scientifiques chassent et crée propice aux créations. Nietzsche le
entreposent les bêtes précieuses, !es sait et. le dit : « presque tout génie con
végétaux inouïs, les merveilleuses épi naît, comme une phase de son dévelop
ces. Ils préparent même le festin d 'im pement, l'existence cati l inaire, senti·
mortalité. Mais pour transformer ce ment de haine et de vengeance contre
festin en un sang de héros et de dieux, tout ce que est déjà ... Catilina, la for
il faut bien qu'il y ait des héros et me préexistante de tout César » (15).
des dieux. Les « séducteurs » possè Existence catilinaire qui est comme la
dent seuls l'enthousiasme, la colère, période d'occultation des héros my
l'indignation, le rire sacrés qui du sa thiques, avant que les années d'épreu
voir font le marteau iconoclaste, le ves ne commencent.
couteau vivisecteur et le plus gran
diose orchestre. Victime sacrificielle, Nietzsche, créa
teur de Dionysos philosophes, annon
Nietzsche n'a jamais assez de mépris ciateur d'une noblesse de miracle, en
pour tout ce qui est invidia et, proie au mythe, le nourrit de sa pro
comme il dit après Taine, ressentiment. pre vie qui apparatt dévastée et vidée.
On sait qu'il entend par là le senti Lorsqu 'un Baudelaire ou un Nietzsche
ment refoulé, renfermé, recuit, re s'effondre, une assez commune mésa
mordu, remâché qui aigrit et enve venture prend alors figure exemplaire
nime. Mais il est un autre sens, aujour de châtiment divin et l'imagination
d'hui presqu'oublié, du mot ressenti humaine, atteinte au vif, songe aux
ment : colère de celui qui ne peut pas légendes où celui qui voit des choses
accèpter, qui ne sait pas se résigner, défendues est changé en pierre ou
de la bête de race qui se cabre. Qui frappé par la foudre. Elle peut songer
crée ne peut guère créer, voici déjà aussi que le châtiment fut irrémédia
longtemps, que contre ce qui existe blement tardif et que viendront les
et le « séducteur >> ne saurait exister fêtes de la résurrection.
sans le noble ressentiment, la colère sa-
Jules MoNNEROT.
-
,
NOTES. (1) Nietzsche fou cité pat Andler, (7) Ainsi parlait Zarathoustra, Mercure de
dans Maturité de Nietzsche. France, appendice, p. 488.
(2) Par delà le Bien et le Mal, Il, 42. (8) Volonté de puissance, Mercure de France
(3) Id., II, 44. II, p. 156.
(4) Id., IX, 295. (9) Id., II, p. 278.
(6) Cf. Roger Caillois : Le mythe et t'homme, (10) Les quatre dernières citations sont extr&i·
in Recherches Philosophiques, 1936. Je laisse tes du Zarathoustra.
en dehors la conception sorelienne du my (11) Œuvres posthumes, Mercure de France,
the (Introduction à l'économie moderne, Ré· 1934, p. 65.
flezions sur la violence). (12) Généalogie de la Morale, III, 23.
(6) Cf. Geneviève Blanquis, Faust pendant qua (13) Par delà le Bien et le Mal, VI, 207.
tre siècles, et Gendarme de Bévotte, La Lé (14) Nous pourrions multiplier les citations.
gende de don Juan. (15) Crépuscule dea idoles, VII, 45.
14
C H ·R 0 N 1 QU E
NIETZSCHEENNE ( 1 )
1
1&
peut être donné comme synonyme de ma trême et dans un enchevêtrement où tout
ladie ou de crise. Les deux sens, passif et apparaît vain et presque désastreux que
actif, du mot critique - mis en question et grandit la hantise de
mettant en question - rendent compte avec
une netteté suffisante de l'identification qui
doit être faite entre civilisation se dévelop
pant et crise. Du côté passif, il y a crise des
conventions - souveraineté royale ou di
vine - qui constituent les fondements de
l'agrégation humaine; et du côté actif, atti
tude critique indi'Viduelle à l'égard de ces LA RÉCUPÉRATION
conventions : l'individu se développe ainsi DU MONDE PERDU
de façon corrosive aux dépens de la société
et la vie individuelle facilitée prend parfois
une signification dramatique. La figure de La décomposition peut atteindre en même
la communauté vivante perd peu à peu l'as temps l'activité économique, les institu
pect tragique, à la fois puéril et terrible, tions de l'autorité et les principes qui fon
qui atteignait chaque être jusqu'à sa bles dent les attitudes morales et religieuses.
sure la plus secrètement déchirée; elle perd Les sociétés désagrégées cherchant obscu
la puissance de provoquer l'émotion reli rément à retrouver leur cohésion peuvent
gieuse totale qui grandit jusqu'à l'ivresse encore être dêvastées par la multiplicité de
extatique quand l'existence lui est avide tentatives inutiles : la force brutale et la
ment ouverte. pédanterie intellectuelle, également aveu
gles, trouvent dans ces conditions les voies
grandes ouvertes. La oiej excessive et bri
Mais comme l'organisation matérielle qui sée des grandes calamités peut alors soula
s'est développée exige la conservation de ger l'existence comme un hoquet. Mais
la cùhésion sociale, celle-ci est maintenue derrière la façade composée par les affir
par tous les moyens dont les principaux mations de la force, de la raison et du cy
bénéficiaires disposent : lorsque la passion nisme, le vide est ouvert et ce qui se con
commune n'est plus assez grande pour tinue laisse une place de plus en plus
composer les forces humaines, il devient grande à la sensation que quelque chose
nécessaire de se servir de la contrainte et manque. La nostalgie d'un monde perdu
de développer les combinaisons, les mar revêt d�s formes nombreuses et générale
chandages et les falsifications qui ont reçu ment elle est le fait des lâches, de ceux
le nom de politique. Les êtres humains, en qui ne savent que gémir pour ce qu'ils pré
même temps qu'ils deviennent autonomes, tendent aimer, qui évitent ou savent ne pas
découvrent autour d'eux un monde faux et trouver la possibilité de COMBATTRE.
vide. Au sentiment fort et douloureux de Derrière la façade, il n'y a tout d'abord
l'unité communielle succède la conscience que dépression nerveuse, éclats violents et
d'être dupe en face de l'impudence admi sans suite, rêverie esthétique et bavardage.
nistrative, des agents de police et des ca Qu'un homme entre les autres, dans ce
sernes; en face aussi d'étalages de suffi monde où la simple représentation de l'acte
sance et de stupidité individuelles terri est devenue objet de nausée, tente d'enga
fiants. Les résultats immenses de longs siè ger le combat pour la « récupération du
cles d'efforts, de prodigieuses conquêtes monde perdu })' il fait le vide autour de lui,
militaires ou matérielles, ont toujours ou il ne rencontre que l'élusion infinie de tous
vert aux populations conquérantes, qu'il ceux qui ont pris sur eux la tâche de la
s'agisse des Occidentaux, des Egyptiens ou connaissance et de la pensée : car il est
des Romains (4) - l'accès d'un monde presque impossible d'imaginer un homme
manqué, décevant, déprimé par d'intermi qui pense sans avoir le souci constant d'éli
nables crises. C'est dans un malaise ex- miner du cours de ses réflexions tout ce
16
qui pourrait contracth et rendre explosif. cessité que commence (s) l a RECOMPOSI
Parce qu'il ne pouvait pas confondre émas TION DES VALEURS SACR.ltES. Les
culation et connaissance et parce que sa pharaons restaurés, les césars romains et
pensée s'ouvrait à une explosion lucide qui les chefs de partis révolutionnaires qui ont
ne pouvait pas cesser avant d'avoir épuisé aujourd'hui envotlté la moitié des habi
ses forces -- devenant le héros de tout ce tants de l'Europe ont répondu à l'espoir
qui humainement n'est pas asservi- Nietz de fonder à nouveau la vie sur une impul
sche s'est effondré dans une solitude humi sion irraisonnée. Mais la somme de con·
liante. La destinée de l a vie humaine, puis trainte nécessaire à maintenir des cons
qu'elle se lie à ce que les hommes ont porté tructions trop rapidement imposées en mar·
en eux de plus lourd, n'a peut-être pas que le caractère profondément décevant.
connu de moment qui justifie plus de trou Dans la mesure où persiste la nostalgie
ble que celui où Nietzsche seul, sous le d'une communauté où chaque être trouve
coup de la folie, embrassa un cheval dans rait quelque chose de plus tragique.ment
les rues de Turin. tendu qu'en lui-même, dans cette mesure,
le souci de la récupération du monde perdu,
qui a joué un rôle dans la genèse du fas
cisme, n'a pour aboutissement que la dis
cipline militaire et l'apaisement limité que
donne une brutalité détruisant avec rage
tout ce qu'elle n'a pas la puissance de
LA SOLUTION FASCISTE séduire.
Or ce qui suffit à une fraction, qui peut
Mais la connexion étroite de la volonté de être dominante, n'est plus que déchirement
retrouver la vie perdue et de la dépression et duperie si l'on considère toute la com
mentale aveulissante n'est pas seulement munauté vivante des êtres. Cette commu
l'occasion, d'échecs tragiques : elle cons nauté ne demande pas le sort semblable des
titue une prime aux solutions vulgaires et différentes parties qu'elle rassemble, mais
faciles dont le succès semble tout d'abord elle exige d'avoir pour fin ce qui unit et
assuré à l'exclusion de tout autre. Puisqu'il s'impose avec violence sans aliéner la vie,
s'agit de retrouver ce qui avait autrefois sans la conduire à la répétition des actes
existé et dont les éléments sont vieillis ou émasculés et des formules morales exté
morts, le plus simple est de redonner la vie rieures. Les éclats brefs du fascisme, qui
dans des circonstances favorables à ce qui sont commandés par la peur, ne peuvent
subsiste. li est plus court de restaurer que pas tromper une exigence aussi vraie, aussi
de créer et comme la nécessité d'une cohé emportée, aussi avide.
sion sociale renouvelée peut être ressentie
à certains moments de la façon la plus pres
sante, le premier mouvement de recompo
sition a lieu sous l a forme d'un retour au
passé. Les valeurs fondamentales les plus
grossières, les plus directement utilisables DU CIEL CÉSARIEN A LA
sont susceptibles, au cours de crises aiguës
et haineuses, de reprendre un sens drama TERRE DIONYSIAQUE :
tique qui semble redonner une couleur LA SOLUTION RELIGIEUSE
réelle à l'existence commune. Alors qu'il
s'agit, dans l'ensemble, d'une opération Si l'on se représente maintenant la han
dans laquelle les valeurs affectives mises en tise qui a dominé l'existence de Nietzsche,
jeu sont en grandes parties utilisées à d'au il apparattra avec évidence que cette han
tres fins qu'elles-mêmes. C'est par un resse tise commune d u monde perdu, qui gran
melage permettant à l'existence de marcher dit dans la dépression profonde, se pour
à nouveau droit sous le fouet de la dure né- suit nécessairement dans deux directions
17
opposées. Les confusions qui ont eu lieu Ce qui a empêché d'apercevoir tout d'a
entre deux réponses au même vide, les bord dans la figuration nietzschéenne des
similitudes des apparences entre le fascisme valeurs ce qui l'oppose à l'éternel recom
et Nietzsche, deviendront alors clairement mencement de la monarchie militaire - re
intelligibles : toute ressemblance sera ré commencement qui se produit avec une ré
duite aux traits d'identité qui apparaissent gularité vide sans jamais apporter de renou
entre deux contraires. veau - c'est le souci que Nietzsche a eu
d'accuser les différences les plus profondes
moins entre le dionysisme et le national
Entre les diverses oppositions qui main
socialisme bismarckien, qu'à bon droit il
tiennent l'existence des hommes sous la
regardait comme négligeable, qu'entre le
dure loi d'Héraclite, il n'en est pas de plus
dionysisme et le christianisme. Et la pos
vraie ni de plus inéluctable que celle qui
sibilité de l'erreur est d'autant plus grande
oppose la Terre au Ciel, au u besoin de
que la critique des falsifications chrétiennes
punir 1> les troubles exigences de la tragé
a entratné Nietzsche à vitupérer toute re
die; d'un côté se composent l'aversion du
nonciation à la puissance, introduisant par
péché et la clarté du jour, la gloire et la
là une confusion entre le plan de la solidi
répression militaire, la rigidité imprescrip
fication, de l'ossification militaire et celui
tible du passé; de l'autre, la grandeur ap
de la liberté tragique. D'autant plus grande
partient aux nuits propices, à la passion
qu'il ne peut être question de renoncer à
avide, au rêve obscur et libre : la puissance
une virilité humaine douloureusement con
est donnée au mouvement et, par là, quel
quise : le mépris pour les opérations pri
les que soient de nombreuses apparences,
vées de sens humain du césarisme ne con
arrachée au passé, projetée dans les formes
duira plus à l'acceptation des limites que
apocalyptiques de l'avenir; d'un côté une
ces opérations prétendent imposer à la vie;
composition des forces communes rivée à
un mouvement religieux qui se dévelop
la tradition étroite - parentale ou raciale
pera dans le monde actuel n'a pas plus à
- constitue une autorité monarchique et
ressembler au christianisme ou au boud
s' établit comme une stagnation et une in
dhisme que christianisme et bouddhisme
franchissable limite de la vie; de l'autre
ne ressemblèrent au polythéisme. C'est en
un lien de fraternité qui peut être étranger
raison de cette dissemblance nécessaire que
au lien du sang est noué entre des hommes
Nietzsche écartait à bon escient le mot
qui décident entre eux des consécrations
même de religion qui prête à lui seul à une
nécessaires; et l'objet de leur réunion n'a
confusion presque aussi néfaste que celle
pas pour but une action définie, mais
qui s'est introduite entre le dionysisme
l'existence elle-même, L'EXISTENCE,
nietzschéen et le fascisme - et qui ne peut
C'EST-A-DIRE LA TRAGSDIE.
être employé dans le monde actuel que par
défi.
Il est vrai qu'il n'y a pas humainement
d'exemple où une forme réelle représente
à l'exclusion de l'autre l'une des directions
possibles de la vie : ces directions n'en sont
pas moins faciles à déceler et .à décrire.
Elles opposent dans l'ensemble le monde
chtonien et le monde ouranien de la Grèce
�}_'thique et, dans les phases de recompo
sttlon de chaque grande civilisation, d'une NIETZSCHE DIONYSOS
façon plus claire encore, les mouvements
proprement religieux, osirien, chrétien ou
bouddhiste, à la reconstitution ou au déve LA PHASE CRITIQUE DE DSCOMPO
loppement du caractère sacré du souverain SITION D'UNE CIVILISATION EST
militaire. RSGULIEREMENT SUIVIE D'UNE
18
RECOMPOSITION ' QUI SE DltVE ciel imprudemment provoqué. Ainsi le dieu
LOPPE DANS DEUX DIRECTIONS est-il né d'un ventre foudroyé.
DIFFJ!RENTES : LA RECONSTITU A l'image de celui qu'il était avide
TION DES SLSMENTS RELIGIEUX d' 2tre jusque dans sa folie, Nietzsche natt
DE LA SOUVERAINETS CIVILE ET de la Terre déchirée par le feu du Ciel,
MILITAIRE, ENCHAINANT L'EXIS naît foudroyé et par là chargé de ce feu
TENCE AU PASSE, EST SUIVIE OU de la domination devenant le FEU DE LA
S'ACCOMPAGNE DE LA NAISSANCE TERRE.
DE FIGURES SACRJ!ES ET DE MY·
THES, LIBRES ET LIBSRATEURS, EN MEME TEMPS QUE LA FIGURE
RENOUVELANT LA VIE ET EN FAI SACRJ!E - NIETZSCHSENNE - DE
SANT << CE QUI SE JOUE DANS DIONYSOS TRAGIQUE DSLIVRE LA
L'A VENIR », « CE QUI N'APPAR VIE DE LA SERVITUDE, C'EST-A
TIENT QU'A UN A VENIR l>. DIRE DE LA PUNITION DU PASSS,
ELLE LA DELIVRE DE L'HUMILI'l'S
RELIGIEUSE, DES CONFUSIONS E1.'
L'audace nietzschéenne qui veut pour les DE LA TORPEUR DU ROMANTISME.
figures qu'elle compose une puissance qui ELLE EXIGE QU'UNE VOLONTE
ne s'incline devant rien - qui tend à ECLATANTE RENDE LA TERRE A
effondrer l'édifice de prohibition morale de LA DIVINE EXACTITUDE DU REVE.
la vieille souveraineté - ne doit pas être
confondue avec ce qu'elle combat. Le mer
veilleux KINDERLAND nietzschéen n'est
rien de moins que le lieu où le défi porté au
VATERLAND de chaque homme prend
un sens qui cesse d'être une impuissante
négation. C'est après Zarathoustra seule
ment que nous pouvons <c DEMANDER
PARDON A NOS ENFANTS D'AVOIR
STS LES FILS DE NOS PERES 11 (6).
LA REPRÉSENTATION DE
Il
Les premières phrases du message de NUMANCE ''
.Nietzsche procèdent des << mondes du r2'Ve
et de l'i'Vresse » (7). Ce message tout en
tier s'exprime par le seul nom de DIO L'opposition du Ciel et de la Terre a cessé
NYSOS. Quand Nietzsche a fait de DIO d'avoir une valeur significative commune
NYSOS, c'est-à-dire de l'exubérance des et immédiatement intelligible. Son exposé
tructrice de la vie, lç symbole de la volonté se heurte au désir de l'intelligence qui ne
de puissance, il exprimait par là une réso sait plus ce que de telles antiquités veu
lution de refuser au romantisme velléitaire lent dire et, de plus, refuse d'admettre que
et débilitant une force qui doit être tenue des entités mythologiques puissent avoir
pour sacrée. Nietzsche exigeait de ceux qui actuellement, dans un monde saturé de
détiennent les valeurs brisantes de la tra science, un sens quelconque. Mais si l'on
gédie qu'ils deviennent des dominateurs : se reporte à une réalité de tous les jours,
non qu'ils subissent la domination d'un il a suffi d'une circonstance favorable pour
ciel chargé du besoin de punir. que des hommes évidemment éloignés de
Dieu de la Terre, DIONYSOS est né des toute folie entrent lucides dans le monde
amours de Sémélé, la Terre, avec le dieu des esprits infernaux; et non seulement
du ciel, Zeus. Le mythe veut que Sémélé, des hommes mais les passions politiques
grosse de Dionysos, ayant voulu que Zeus vulgaires qui les animaient.
lui apparaisse revêtu des attributs de sa Quand Marquino s'avançant sous la ca
puissance, ait été mise en flammes et en goule en appelle à ce que le monde con
cendres par le tonnerre et les éclairs du tient de plus sombre, les figures qu'i\
19
n
i voque sous des noms terribles. . . eat'x de C'est là ce qui doit rebuter et, en prin
la noire lagune .. cessent d'être des repré cipe, rendre Numance inaccessible, parce
sentations vides et impuissantes. Car dans que le jeu que le destin joue avec les hom
l'agonie de Numance, à l'intérieur des murs mes ne peut apparattre à la plupart que
et sous la paroi nue de la sierra ce qui sous les aspects brillants et colorés de
est là est la Terre : la Terre qui s'ouvre l'existence individuelle.
pour rendre le cadavre au monde des D'autre part, ce qui est actuellement dans
vivants, la Terre qui s'ouvre au vivant que l'esprit si l'on parle d'existence collective
le délire précipite dans la mort. Et bien est ce que l'on peut imaginer de plus pau
que cette 'l'erre exhale la Fureur et la Rage, vre et aucune représentation ne peut être
bien qu'elle apparaisse dans les cris des plus déconcertante que celle qui donne la
enfants égorgés par les pères, des épouses mort comme l'objet fondamental de l'acti
égorgées par les maris, bien que le pain vité commune des hommes, la mort et non
qu'elle apporte à l'affamé soit trempé de la nourriture ou la production des moyens
sang, Je sentiment qu'inspire sa présence de production. Sans doute une telle repré
n'est pas l'horreur. Car ceux qui lui appar sentation s'appuie sur l'ensemble de la pra
tiennent (et appartiennent ainsi à la fré tique religieuse de tous les temps, mais
nésie) font revivre sous nos yeux toute l'usage a prédominé de regarder la réalité
l'humanité perdue, le monde de vérité et de la religion comme une réalité de sur
de passion immédiate dont la nostalgie ne face. Ce qui dans l'existence d'une com
cesse pas. Et il est impossible de dissocier munauté est tragiquement religieux, en
une figure profondément composée et liée. formelle étreinte avec la mort, est devenu
De même que les Romains commandés par la chose la plus étrangère aux hommes.
l'implacable autorité d'un chef sont asso Personne ne pense plus que la réalité d'une
ciés à la gloire du soleil, de la même façon, vie commune - ce qui revient à dire de
les Numantins SANS CHEF sont placés !�existence humaine - dépende de la mise
dans la région de la Nuit et de la Terre, en commun des terreurs nocturnes et de
dans la région hantée par les fantômes de cette sorte de crispation extatique que
la Mère-Tragédie. Et c'est dans la mesure répand la mort. Ainsi la vérité de Numance
où l'agonie et la mort sont entrées dans est-elle plus difficile encore à appréhender
la ville que cette ville devient l'image de que celle de la tragédie individuelle. Elle
tout ce qui au monde peut exiger un amour est la vérité religieuse, c'est-à-dire, en
total; c'est dans la mesure où elle meurt principe, ce que rejette l'inertie des hom
que toute la nostalgie du monde perdu peut mes vivants aujourd'hui.
être maintenant exprimée par le seul nom L'idée de patrie - qui intervient comme
de NUMANCE. composante de l'action dramatique - n'a
qu'une signification extérieure si on la
compare à cette vérité religieuse. Quelles
que soient les apparences, les symboles qui
commandent les émotions ne sont pas de
ceux qui servent à figurer ou à maintenir
l'existence militaire d'un peuple. L'exis
tence militaire exclut même toute dramati
sation de cet ordre. Elle est fondée sur une
" NUMANCE 1 LIBERTÉ " (9) négation brutale de toute signification pro
fonde de la mort et, si elle utilise ses cada
Ce qu'il y a de grand dans la tragédie de vres, c'est pour faire marcher ses vivants
Numance, c'est qu'on n'y assiste pas seu plus droits. La rePrésentation la plus tra
lement à la mort d'un certain nombre gique qu'elle connaisse est la parade et, du
d'hommes, mais à l'entrée dans la mort de fait qu'elle exclut toute dépression possi
la cité tout entière : ce ne sont pas des ble, elle est dans l'incapacité de fonder la
individus, c'est un peuple qui agonise. vie commune sur la tragédie de l'angoisse.
zo
1
C'est dans ce sens que la patrie, condamnée Non seulement un politicien, de quelque
à faire sienne la brutale pauvreté militaire, parti qu'il soit, répugne à la considération
est loin de suffire à l'unité communielle des réalités profondes, mais il a accepté,
des hommes. Elle peut devenir dans cer une fois pour toutes, le jeu des altérations
tains cas une force d'attraction détruisant et des compromis qui rend possibles des
les autres possibilités, mais étant essentiel combinaisons précaires de force, m i possi
lement composition de force armée, elle ne ble la formation d'une véritable commu
peut donner à ceux qui subissent son nauté de cœur.
attraction rien qui réponde aux grandes De plus, entre les diverses oppositions
avidités humaines : parce qu'elle subor convulsives de l'histoire, celle qui déchire
donne tout à une utilité Particulière; elle actuellement l'ensemble des pays civilisés,
doit, au contraire, à peine séduits, faire l'opposition de l'antifascisme et du fascisme
entrer ses amants dans le monde nhumain
i apparaît comme la plus viciée. La comédie
et totalement aliéné des casernes, des pri qui - sous couleur de démocratie - op
sons militaires, des administrations mili pose le césarisme soviétique au césarisme
taires. Au cours de la crise qui déprime ac allemand montre quels trafiquages suffi
tuellement l'existence, la patrie représente sent à une masse bornée par la misère -
même l'obstacle le plus grave à cette unité à la merci de ceux qui la Battent basse
de la vie qui - il faut le dire avec force ment.
- ne peut être fondée que sur une com Il existe toutefois une réalité qui, derrière
mune conscience de ce qu'est l'existence cette façade, touche aux plus profonds
profonde : jeu émotionnel et déchiré de la secrets de l'existence; seulement, il est
vie avec la mort. nécessaire à celui qui veut entrer dans cette
réalité de prendre à rebours ce qui est
admis. Si l'image de Numance exprime la
Numance, qui n'est que l'expression atroce
grandeur du peuple en lutte contre l'op
de ce jeu, ne pouvait donc pas prendre
pression des puissants, elle révèle en même
plus de sens pour la patrie que pour l'in
temps que la lutte actuellement poursuivie
dividu qui souffre seul. Or Numance a
manque le plus souvent de toute grandeur:
pris en fait pour ceux qui ont assisté au
le mouvement antifasciste, s'il est comparé
spectacle un sens qui ne touchait ni au
à Numance, apparatt comme une cohue
drame individuel ni au sentiment national
vide, comme une vaste décomposition
mais à la passion politique. La chose s'est
d'hommes qui ne sont liés que par des
produite à la faveur de la guerre d'Espa
refus.
gne. C'est là un paradoxe évident et il
est possible qu'une telle confusion soit Il n'y a qu'illusion et facilité dans le fait
aussi vide de conséquences que celle des d'aimer Numance parce qu'of' y voit l'ex
habitants de Saragosse représentant la tra pression de la lutte actuelle. Mais la tra
gédie pendant un siège. Numance, aujour gédie introduit dans le monde de la poli
d'hui, a été représentée non seulement à tique une évidence : que le combat engagé
Paris, mais en Espagne, dans des églises ne prendra un sens et ne deviendra effi
brftlées, sans autre décor que les traces de cace que dans la mesure où la misère fas
l'incendie et sans autres acteurs que des ciste rencontrera en face d'elle autre chose
miliciens rouges. Les thèmes fondamentaux qu'une négation agitée : la communauté de
d'une existence reculée, les thèmes mytho cœur dont Numance est l'image.
logiques cruels et inaltérés qui sont déve Le principe de ce renversement s'exprime
loppés par la tragédie ne sont-ils pas, ce en termes simples. A L'UNITlt O�A
pendant, aussi étrangers à l'esprit politique RIENNE QUE FONDE UN CHEF,
qu'à l'esprit militaire� S'OPPOSE LA COMMUNAUtt SANS
CHEF LieE PAR L'IMAGE OBS�
DANTE D'UNE TRAG�DIE. La vie
S'il fallait s'en tenir aux apparences immé exige des hommes assemblés, et les hom
diates, la réponse devrait être affirmative. mes ne sont assemblés que par un chef ou
Zl
par une tragédie. Chercher la communauté Ou encore :
humaine SANS TSTE est chercher la tra De ces premiers principes, il découle... la
gédie : la mise à mort du chef elle-même nécessité de faire des lois douces et surtout
est tragédie; elle demeure exigence de tra d'anéantir pour jamais l'atrocité de la peine
gédie. Une vérité qui changera l'aspect des de mort, parce que la loi, froide par elle:
choses humaines commence ici : L'ELE même, ne saurait être accessible aux pas
MENT ÉMOTIONNEL QUI DONNE sions qui peuvent légitimer dans l'homme
UNE VALEUR O B S É D A N T E A la cruelle action du meurtre.
L'EXISTENCE COMMUNE EST LA Encore n'y a-t-il là que les affirmations de
MORT. Sade les moins clairement inhumaines.
Comment sa doctrine de sang pourrait-elle
avoir un sens pour celui qui la trouvant
juste ne la vit pas dans le tremblement.
Car « tuer par plaisir >> ne serait qu'une
provocation littéraire et la plus inadmissi
ble expression de l'hypocrisie si la cons
cience n'était pas portée par là à un degré
de lucidité extrême. La conscience que le
plaisir de tuer est la vérité chargée d'hor
LES MYSTÈRES DIONYSIAQUES reur de celui qui ne tue pas ne peut demeu
rer ni obscure ni tranquille et elle fait en
trer l'existence à l'intérieur du monde '
Cette vérité « dionysiaque >> ne peut pas
invraisemblablement glacé où elle se dé
être l'objet d'une propagande. Et comme,
chire.
de son propre mouvement, elle appelle la
puissance, elle prête un sens à l'idée d'une Que pourrait d'autre part signifier le fait
organisation gravitant autour de profonds que, pendant plusieurs années, quelques
mystères. uns des hommes les plus doués se sont éver
Ici mystère n'a rien de commun avec un tués à briser leur intelligence en morceaux,
éso�érisme vague : il s'agit de vérités qui croyant par là faire sauter en éclat l'intelli
déchirent, qui absorbent ceux à qui elles gence elle-même? Dada est généralement
apparaissent, alors que la masse humaine regardé comme un échec sans conséquence
ne les cherche pas et même est animée alors que, pour d'autres, il devient le rire
d'un mouvement qui l'en éloigne. Le mou qui délivre - une révélation qui transfi
vement de désagrégation de cette masse ne gure l'être humain.
peut être compensé qu'avec une sournoise Et quant aux pertes de vue abyssales de
lenteur par ce qui gravitera à nouveau au Nietzsche, le temps n'est-il pas venu de
tour de figures de mort. demander des comptes à ceux qui ont pris
C'est seulement dans cette direction on sur eux d'en faire l'objet d'une curiosité
verte, où tout déconcerte à la limite de éclectique? Beaucoup de réalités relèvent
l'ivresse, que les affirmations paradoxales de la loi du tout ou rien. n en est ainsi de
de Sade cessent d'être pour celui qui les Nietzsche. Les Exercices de saint Ignace
admet une dérision et un jugement impla ne seraient rien s'ils n'étaient pas médi
cable. tées dans le plus grand silence de tout le
Que peut signifier pour des hommes qui ne reste (et, médités, ils sont une prison
veulent pas entrer dans une voie consé sans issue). Ce que Nietzsche a brisé ne
quente et difficile cette phrase : peut s'ouvrir qu'à ceux qui sont portés en
Une nation déjà vieille et corrompue, qui, avant par le besoin de briser; pour les au
courageusement, secouera le joug de son tres, ils font de Nietzsche ce qu'ils font
gouvernement monarchique pour en adop de tout : rien n'a de sens pour eux, ils
ter un républicain ne se maintiendra que décomposent ce qu'ils touchent. C'est la
par beaucoup de crimes; car elle est déjà loi du temps présent qu'un homme quel
dans le crime ... conque soit incapable de penser à quoi que
ce soit et soit happé d'ans tous le!:. sens par poussière et il cessera un jour de s'étonner
des occupations toutes serviles qui le vident qu'un être vivant ne le regarde pas comme
'tie sa réalité. Mais l'existence de cet hom la dernière limite des choses.
me quelconque achèvera de s'en aller en Georges BATAII.U.
l'iOTES. - (1) Suite du texte paru dans le dualisation monarchique introduisant une
numéro de janvier sous le titre Nietzsche et administration rationnelle. Les lormes et les
les fascistes. Cette chronique sera poursuivie. successions de faits sont différents dans chaque
(2) Cette représentation cyclique de l'histoire cycle mais la coïncidence de troubles sociaux,
est en réalité la représentation courante. Cha de décadence des valeurs sacrées et d'enrichis
teaubriand, Vigny, George Sand, Renan se sont sement de ln vie individuelle est constante; il
exprimés dans le même sens au sujet du chris eu est de même de la recomposilion qui suit
tianisme. la crise.
Engels a longuement développé le principe de (5) Il va de soi qu'il est m i possible de fixer
la similitude des premiers temps du christia exactement la date à laquelle un processus
nisme et du x.� siècle (Contribution à l'hi• commence et que, dans l'ensemble, des consi
toire du christianisme primitif, dans Religiort, dérations de l'ordre de celles qui sont exposées
Philosophie, Socialisme, tr. fr., 1901). ici ne peuvent pas avoir de valeur formelle très
Nietzsche se considérant comme l'Antéchrist précise. Il en est de même d'ailleurs de toute
et voyant dans le moment qu'il vivait un som considération portant sur un domaine com
met de l'histoire se représentait également un plexe.
cours cyclique des choses. Mais pour Nietzsche, {6) Ainsi parlait Zarathoustra, 2• partie, Du
il y avait dans un certain sens retour au monde pays de la civilitation. Le terme allemand Kin
que Socrate et le christianisme avaient détruit derland, pays des enfants, répondant à Vater
(Cf. le compte rendu de l'ouvrage de Lœwith, lan.d, patrie, pays des pères, n'est pas exacte
dans Acéphale, janvier, p. 31). ment traduisible.
Il est regrettable que la conception cyclique de (7) Origine de la tragédie, § 1.
l'histoire ait été déconsidérée par l'occultisme (8) Celle tragédie de Cervantès a été jouée à
et par Spengler. Elle pourra cependant pren Paris en avril et mai 1937 par Jean-Louis Bar
dre corps dès qu'elle sera établie sur un prin rault. Il est important du point de vue qui est
cipe simple et évident. Elle se liera nécessai développé ici que Barrault ait été parté par le
rement à une INTEI\PRETATION SOCIOLOGI sens de la grandeur de la tragédie. Il est plus
QUE DE L'HlSTOH\E, sociôlogique, c'est-à-dire important encore que, par la composition des
également éloignée du matérialisme économi décor's et des �ures, André Masson ait formé
que el de l'idéalisme moral. un envotHement dans lequel les thèmes essen
tiels de l'existence mythique retrouvaient tout
(3) Des compensations continuelles ne peuvent leur éclat. Il n'y a pas à tenir compte ici de
empêcher que la pente ne soit descendue. ce qui revient à Cervantès ou de co qui revient
(4) Dans la civilisation égyptienne, les valeurs à Masson dans la figuration des deux mondes
individuelles pour ainsi dire nulles au début opposés. . .
du troisième millénaire (à l'époque des grandes Le sujet de Numance est la guerre inexpiable
pyramides) apparaissent très développées huit que poursuit le général romain Scipion contre
ou dix siècles plus tard à une époque de révo les Numanlins révoltés, qui, assiégés et épui
lutions sociales tendant au nihilisme (Ct. Mo sés, s'entretuent plutôt que de se rendre. Dans
ret, Le Nil et la civilisation ég-yptienne, 1926, la première partie, le devin Marquino tait sor
p. 251 ss. et 292 ss.); dans la civilisation occi tir un mort de la tombe pour opprendre de lui
dentale, comme dans la civilisation chinoise, le sort affreux de la ville.
les formes multiples de la souverainté dans (9) " Numance 1 Liberté 1 ,, est le cri de guerre
une société féodale aboutissent à une indlvi- des assiégés exaspérés.
.la
L E S V E R T U S
DIONYSIAQUES
Il semble que dans la mesure pré du vertige : il est inconcevable qu'il
cise où 1 'esprit s 'impose une très étroite ne reste pas aussi entier dans le spasme
discipline et des lois au moins très sé que dans le calcul. Egalement disposé
vères, il doive tenir un compte équi à 1 'un et rompu à l 'autre, c'est en lui
valent des ivresses et se troubler de comme si la détente n'était si explosive
leur existence même, car il n 'est ja que pour suivre une tension trop sé
mais dans la certitude de n'en pas vère.
éprouver la tentation ou le remords. L'ivresse au reste se manifeste comme
Il peut, dans le privé, se tenir cons état total, s'étendant virtuellement au
tamment en lisière et garder toujours moins, sur tout le clavier des activi
le plus exact contrôle de ses anticipa tés de 1 'être, puisque toutes y consen
tions instinctives ou, pour le public, tent et se taisent au moment où elle
restreindre à la formulation d'éviden n'en exaspère qu'une. En ajoutant la
ces l 'exercice de ses facultés, ne pro demi-ivresse de la lucidité supérieure,
pager que l'exprimable et le défini, dont parle Baudelaire, à celles que
n'avancer que sur du terrain complè distingue Nietzsche, c'est-à-dire aux
tement conquis, assimilé et ne rien trois ivresses des liqueurs fortes, de
proposer qui ne se puisse justifier et 1 'amour et de la cruauté, on aperçoit
qui ne soit partie n
i aliénable de sys aisément qu'il n'est aucun point où
tème. La puissance que cette austérité l'extase ne puisse prendre appui, sans
procure à l'esprit qui l'adopte est en que cependant l'extrême sensation de
droit proprement sans mesure. Cet puissance qui la caractérise cesse de
esprit s' acquiert en effet, par elle, demeurer identique à elle-même. Quels
une cohésion telle qu'il en devient que soient ses effets intimes, de quel
inentamable à la façon d'une ar que valeur qu'on les juge, il est cer
mée où chaque élément lactique en tain qu'ils transportent les individus
chaque point bénéficierait de la force et (sauf, en un certain sens, quelque
indivise de la totalité des effectifs. n toxiques paralysants qui leur procurent
n'en ressent pas moins la constante d'ailleurs aussi un sentiment d'intense
sollicitation des ivresses. Mieux encore, et calme supériorité, quoique d'ordre
un esprit si lié doit être assurément contemplatif ), leur communiquent une
pour elles une proie moins défendue. impression de maximum d'être qui
étant de celles qu'on ravit en totalité. leur fait préférer au reste de leur vie
C'est qu'il est trop unifié pour se di ces rares instants qu'il leur tarde aussi
viser et faire la part du feu au moment tôt de renouveler.
24
l
Ainsi, outre qu'elles intéressent l'in ger (1). Cette démarche ne représente
dividu dans le plus imprescriptible de rien de moins que la plus profonde des
lui-même, les diverses ivresses sem révolutions et ce n'est pas indifférent
blent constituer naturellement pour que le dionysisme ait coïncidé avec la
lui, un état violent vis-à-vis de la so poussée des éléments ruraux contre le
ciété et peut-être témoigner d'une cer patriciat urbain, et que la diffusion des
taine difficulté de sa part à s'adapter cultes infernaux aux dépens de la reli
à la vie collective. Voilà donc encore, gion ouranienne ait été entra1née par
et ce n'est peut-être pas la moindre, la victoire des couches populaires sur
une opposition entre les ivresses et l'in les aristocraties traditionnelles. En
telligence : le destin impérialiste de même temps les valeurs changent de
celle-ci et la dédaigneuse résignation signe; les pôles du sacré, l'ignoble et
des premières à s'exalter à 1 'écart et le saint, permutent. Ce qui était en
pour elles-mêmes. marge avec la si intéressante défaveur
attachée à cette expression, devient
constitutif de l'ordre et en quelque
Cependant l'histoire donne à penser
sorte nodal : 1 'asocial (ce qui paraissait
que cette opposition,ne comporte au
tel) rassemble les énergies collectives,
cun caractère absolu : c'est dans la me
les cristallise, les émeut - et se mon
sure où la société ne sait pas faire
tre force de sursocialisation.
leur part aux forces dionysiaques, s'en
défie et les persécute au lieu de les
Il suffit de cet aperçu pour pouvoir user
intégrer, que l'être se trouve réduit à du terme de vertus dionysiaques en
prendre malgré elle les satisfactions
entendant par vertu ce qui lie, par vice,
qu'il devrait recevoir d'elle seule. La
ce qui dissout. Car il suffit qu'une col
valeur essentielle du dionysisme rési
lectivité ait pu trouver en elles son as
dait en effet sur ce point précis qu'il
sise affective et fonder la solidarité de
unissait en le socialisant, par ce qui
ses membres sur elles seules à l'exclu
plus que tout autre chose, sépare quand
sion de toute prédétermination locale,
la jouissance en est individuelle. Mieux,
historique, raciale ou linguistique (2)
il faisait de la participation à l'extase et
pour assurer, chez ceux qu'elles solli
de l'appréhension en commun du sa
citent, la conviction qu'elles sont in
cré le ciment unique de la collectivité
justement brimées dans une société qui
qu'il fondait, car, en opposition avec
veut les ignorer et qui ne sait pas
les cultes locaux fermés des cités, les
les réduire, pour leur donner le
mystères de Dionysos étaient ouverts
goût et leur montrer la possibilité de
et universels. Ils mettaient ainsi au s'y grouper en formation organique
centre de l'organisme social, les tur inassimilable et irréductible, pour
bulences souveraines qui, décomposées, affermir enfin leur résolution de recou
seront dans la suite traquées par la so
rir à cette stratégie toujours offerte.
ciété dans les terrains vagues de la
périphérie de sa structure où elle re
jette tout ce qui risque de la désagré- Roger CAILLOIS.
za
NOTES. - (1) De fait, à Rome, les Baccha sont nécessaires à signaler : les confréries exis
nales ont été interdites à la fois comme con tent comme structure forte dans un milieu
traires aux mœurs et comme attentatoires à social lAche. Elles se forment en substituant
la silreté th l'Btat. Pour la Grèoe, les Bac aux déterminations de fait (naissance, etc.)
chante• d'Euripide, document dont il est sur quoi repose la cohésion de ce milieu, le
d:ameurs extrêmement délicat de faire usage, libre choix consacré par une sorte d'initiation
montrent assez que la diffusion du culte dio· et d'agrégation solennelle au groupe, et ten
nysiaque ne s'est pas accomplie sans lutte dent à consîdértlr cette parenté acquise comme
avec les pouvoirs établis. équivalente à la parenté du sang (d'où la cons
tance de l'appellation de frère entre les adep
(2) 11 faudrait renvoyer sur ce point à toute tes), ce qui rend le lien ainsi créé plus fort
une sociologie des confréries, malheureuse qu'aucun autre et lui assure la préférence en
ment encore peu développée. Deux caractères cas de conflit.
COLLÈGE DE SOCIOLOGIE
1 . Dès qu'on attribue une importance parti de celle qui unit d'ordinaire les savants et liée
culière à l'étude des structures sociales, on précisément au caractère virulent du domaine
s'aperçoit que les quelques résultats acquis étudié et des déterminations qui s'y révèlent
par la science en ce domaine non seulement peu à peu.
sont généralement ignorés, mais de plus sont Cette communauté n'en reste pas moins aussi
en contradiction directe avec les idées en libre d'accès que celle de la science constituée
cours sur ces sujets. Ces résultats, tels qu'ils et toute personne peut y apporter son point
se présentent, a�paraissent extrêmement pro de vue personnel, sans égard au souci parti
metteurs et ouvrent des perspectives insoup culier qui la porte à prendre une connaissance
çonnées pour l'étude du comportement de plus précise des aspects essentiels de l'exis
1'être humain Mais il demeurent timides et
.
tence sociale. Quels que soient son otigine et
incomplets, d'une part parce que la sc ience son but, on considère que cette préoccupation
s'est trop limitée à l'analyse des structures des est suffisante à elle seule pour fonder les liens
sociétés dites primitives, laissant de cOté les nécessaires à l'action en commun.
sociétés modernes, d'autre part parce que les '
3. L objet précis de 1'activité envisagée peut
découvertes réalisées n'ont pas modifié aussi recevoir le nom de sociologie liacrée, en tant
profondément qu'on pouvait s'y attendre les qu'il implique l'étude de 1'existence sociale
postulats et 1'esprit de la recherche. Il sem dans toutes celles de ses manifestations où se
ble même que des obstacles d'une nature par tait jour la présence active du sacré. Elle se
iculière
t s'opposent au développement d'une propose ainsi d'établir les points de coïnciden
connaissance des éléments v itaux de la socié ces entre les tendances obsédantes fondamen
té : le caractère nécessairement contagieux et tales de la psychologie individuelle et les struc
activiste des représentations que le travail met tures ditectrices qui président à 1'organisa·
en lumière en apparaît responsable. tion sociale et commandent ses révolutions.
2. Il suit qu'il y a lieu de développer entre
ceux qui envisagent de poursuivre aussi loin Georges AMBRosmo, Georges BATAILLI!, Roger
que possible des investigations dans ce sens, CAILLOts, Pierre Kx.oesowsa:1, Pierre LIBRA,
une communauté morale, en partie différente Jules MONNEROT.
(1) Cette déclaration a été rédigée dès le mois de mars 81. L'activité de ee Collège commencera en
octobre : elle comportera tout d'abord un enseignement théorique sous forme de conférences hebdo
madaires. La correspondance doit Ure adreuée provisoirement à G. Bataille, 76 biB, rue de Ren
nes (6•).
D o· N J u A N
SELON KIERKEGAARD
Kierkegaard et Nietzsche ont leurs origines fait voir en Don Juan l'incarnation du
dans la musique, matière première univer phénomène dionysiaque de l'immédiat éro
selle, forme nécessaire de la destinée tique. Cette attitude de la conscience con
:
Chez l'un comme chez l'autre le sentlment templant la danse de sa propre souffrance
musical est le sentiment même de la vie que Nietzsche avait découverte en deçà du
.
indicible, irréductible et nsaisissable;
i chez Christianisme dans la tragédte grecque,
tous deux c'est l'érotisme pur et aveugle, Kierkegaard la trouve au delà du Christia
é
c'est l'exp rience vécue que la réflexion n'a nisme dans un mythe enfanté par la cons
pas encore entamée, mais qu'elle entamera cience chrétienne.
infailliblement.
" Le Christianisme a ntroduit
i la sensualité
Nietzsche qui a décrit comment dans la dans le monde : comme La sensualité est ce
sensibilité musicale et tragique de la Grèce qui doit �tre nié, elle est, en tant que :éaliLé
.
présocratique, l'autorité impérative de l'im positive, particulièrement mlSe en évtdence
médiat se voit progressivement minée par par la position d u contraire qui l'excLut. Or,
.
en tant que princip�, force, systême en sot, la
l'explication justificative du sophisme dia
sensualité n'a été posée que par le ChristitJ.·
lectique, remarque qu'il est impossible au
nisme. C'est en ce sens qu'e le Christianisme
langage « symbole des apparences, de �a
a introduit la sensualité dans le monde. Pour
nifester jamais extérieurement l'essence rn· comprendre exactement cette thèse iL faut 14
time de la musique qui symbolise l'antago !
saisir identiquement à son anhthèse : le
nisme et la douleur originels au cœur de Christianisme a expulsé et exclu du monde la
l'Un-primordial 1>. Cette définition encore sensualité. En tant que principe, force, sys
très schopenhauerienne de Nietzsche n'en tème en soi, la sensualité a été posée la pre
contient plS moins le conflit intime de sa mière fois par le Christianisme; je pourrais
philosophie qui met aux prises le langage encore ajouter une définition propre à éclair
cir ce que j'avance : c'est seuleme,nt par le
générateur de la morale et négateur de la
Christianisme que la sensualité est devenue
vie et la musique forme exaltante et appro
corrélation de l'esprit. Celà est tout à fait natu
batrice de la souffrance. Avant lui, Kierke
rel : le Christianisme étant esprit, l'esprit posi
gaard, pour qui la musique n'exprime que tif q,ui a introduit la sensualité dans le monde.
l'immédiat dans son immédiateté, observe Mais si la sensualité est considérée sous. lœ
que le langage a pris en lui-même la ré détermination de l'esprit, son importance ré
flexion : 11 c'est pourquoi il ne peut expri side évidemment dans le fait de se trouver
mer l'immédiat. La réflexion tue l'immé exclue, d'�tre déterminée en tant que prin
diat, c'est pourquoi il est impossible d'ex cipe, en tant quP- puissance : car il faut que ce
primer le musical dans le langage n. Cette que l'esprit, lui-m�me un principe, doit tJC·
clure, Boit un élément qui s'affirme en tant
similitude de réactions de Kierkegaard et
que principe, encore que dans le moment
de Nietzsche lors de leur démarche initiale
m�me de son exclusion .. >> (1).
.
27
déterminée psychiquement, la sensualité les rets de la volonté p�iculière », cc souf
n'est pas antithèse, exclusion, mais unité et frant des douleurs de l'individuation >>, et
harmonie. .. >> Les Grecs n'ont pas connu ne voyait la délivrance que dans la mort du
la sensualité en tant que principe. La sen héros amenée par u sa volonté d'être lui
sualité était alors confondue dans la belle même l'unique essence de l'univers », - la
individualité et l'âme, qui constituait la conscience chrétienne, en posant l'immé
belle individualité, était inconcevable sans diat comme le principe qu'elle exclut, se
la sensualité. Par conséquent, l'érotique pose elle-même comme l'individuation irré
relevait de l'âme et ne pouvait former un versible de l'âme immortelle. Elle est alors
principe. L'amour ne se produisait dans le spectateur de la forme d'existence non
l'individu que d'une manière momentanée. individuée qu'elle s'efforce de nier intérieu
On pourrait objecter à ceci que Eros était rement comme pour combattre la pire de
bien ce principe : mais Eros figurait l'amour toutes les tentations. Mais pour nier l'im
psychique. De plus, Eros, dieu de l'amour, médiat (le non-individué) , pour transcen
n'était pas lui-même un dieu amoureux. Il der le désir sacrilège d'être soi-même l'uni
dispensait l'amour aux mortels comme aux que essence de l'univers, elle doit se don
autres divinités et s'il lui est arrivé de res ner constamment le spectacle de héros lé
sentir de l'amour, ce qui est rare, il faut y gendaires qui incarnent le criminel refus de
voir la soumission à une puissance qui eut s'individuer devant Dieu. La conscience
été exclue de l'univers si Eros lui-même chrétienne réalise ainsi ce miracle de ren
l'eth repoussé. Eros, dispensateur de dre Présent Dionysos sous sa forme inhu
l'amour, ne possède pas lui-même la puis maine, monstrueuse et di1!ine: ce que l'âme
sance qu'il symbolise, parce qu'il la trans antique n'a1!ait fait que Pressentir, CB
met à l'univers tout entier : tandis que les qu'elle n'a1!ait 1!U que comme masque, la
mortels qui en sont chacun animés la ramè conscience chrétienne, à la fa1!eur de l'in
nent à lui. Cependant, le Christianisme a carnation, le 1!0it à nu : Dionysos ne de1!ait
introduit dans le monde l'idée d'incarna se ré1!éler suPr2mement que de11ant le Cru
tion ou de représentation : une figure indi cifié.
viduélle en représentant ou en incarnant un
Au moment où Dieu meurt, Nietzsche
principe, en concentre la force à laquelle
éprouve la résurrection de Dionysos, dieu
un chacun participe en contemplant cette
de la désindividuation. La mort du Dieu
figure. Dès lors, la conscience chrétienne
de l'individuation exigera la naissance du
a pu également concevoir des figures qui
surhomme : car si Dieu meurt, le moi
incarnaient les principes et les forces qu'elle
individuel ne perd pas seulement son Juge,
exclut. C'est ainsi qu'à l'époque de la Re
il perd son Rédempteur et son éternel Té
naissance elle a enfanté les figures de la
moin : mais s'il perd son éternel Témoin,
génialité sensuelle et de la génialité intel
il perd aussi son identité éternelle. Le moi
lectuelle exclues du monde. Kierkegaard
meurt avec Dieu. Et le vertige de l'éternel
ne pouvait en son temps connaitre la si
retour s'empare de Nietzsche : produit rré
i
gnification des mystères dionysiens. A plus
ductible et fortuit de l'univers aveugle, sa
forte raison devait-il être porté de par sa
volonté individuelle épousant le mouve
nature à chercher l'élément dionysiaque
ment nécessaire de l'univers, entrevoit,
dans le monde de la sensibilité chrétienne,
pressent et se souvient des identités innom
à le pressentir et à le trouver en l'occur
brables déjà portées comme autant de mas
rence dans l'œuvre exaltante de Mozart.
ques du monstre Dionysos. Mais lorsque
Si le conflit de l'individuation déterminait toute la série aura été portée, il faudra né
l'expérience dionysienne de la sensibilité cessairement qu'un visage reparaisse à nu :
antique, tl a pu motiver une tension diony celui du cc meurtrier de Dieu >>; la face du
siaque de la sensibilité chrétienne. Mais c< meurtrier de Dieu >> ne pouvant être
tandis que l'âme antique se représentait qu'un visage en chair et en os, formé na
Dionysos, dans la tragédie, sous le mas guère par le Créateur a ssas siné : celui de
que d'un héros combattant, cc enlacé dans Friedrich Nietzsche, visage paradoxal
28
d'une volonté qui, au �in de l'irresponsa exprime l'isolement au sein de ce monde,
bilité consciente, tendait à établir la res ainsi le mal pour le mal, ainsi le péché.
ponsabilité à l'égard de la nécessité. Kierkegaard et Nietzsche forment la tête
de Janus- de la conscience moderne :
Nietzsche cherche à identifier l'extrême
S'il a prédit le retour d'un âge tragique au
conscience avec l'extrême nécessité, avec le
sens dionysien, sa prédiction n'en a pas
fatum; Kierkegaard ne connatt que la nos
moins été faite du fond de son expérience
talgie du fatum en tant que nostalgie de
intime de la mort de Dieu, c'est-à-dire du
l'immédiat. Pour lui, il n'est plus d'exis
fond d'une expérience chrétienne. Il est
tence soumise aux déterminations substan
donc légitime de confronter avec son inter
i n'y a qu'une existence au sein
tielles, l
prétation du tragique antique (rupture de
du péché, dans l'ignorance ou la pleine
l'individuation), celle que Kierkegaard a
conscience du péché : c'est la position né
i
donné du tragique moderne (l'individua
vitable, inéluctable, la position devant
tion inévitable) par rapport à l'antique.
Dieu.
Dans le monde antique, observe Kierke
Mais l'existence au sein du péché, c'est la
gaard (2), l'individu était intégré dans des
naissance du moi individuel - avec ses
déterminations substantielles, telles que
affres, avec ses joies et ses douleurs - la
l'Etat, la Famille, le Destin. Ces détermi
naissance du moi sous le regard inquisiteur,
nations substantielJ:oes constituent l'élément
terrible et aimant de Dieu.
fatidique de la tragédie grecque, elles en
font ce qu'elle est. La fin du héros n'est Le moi, « synthèse de fini et d'infini, eat
pas seulement une conséquence de ses ac d'abord posé; ensuite pour devenir, it se pro
tes, elle est aussi souffrance, alors que dans jette sur l'écran de l'imagination et ce qut lut
la tragédie moderne elle n'est pas en som révèle L'infini du possible. L6 mot contient
autant de possible que de nécessité, car il 6Sf
me autant la souffrance que l'action n i divi
bien lui-�me, mais il doit le devenir. Il elt
duelle du héros. La tragédie moderne nous
nécessité, puisqu'il est lui-m.trne, et posstbl.e
montre comment le héros, subjectivemeut puisqu'il doit le devenir.
réfléchi, fait, par sa décision individuelle, Si le poSBible culbuu la nécessité et qu'ainli
de sa vie son action. La tragédie moderne, le moi s'élance et se perde d4ns le posstble,
b�ée sur le caractère et la situation, épuise sans attache le rappelant dans la n�cessité, on
dans la réplique tout l'immédiat et, par a le désespoir du possible. Ce moi devient alors
conséquent, n'a ni le premier plan, ni le un abstrait dans le possible, s'épuise à s'y dé
fond épiques de la tragédie grecque. Dans battre sans pourtant changer de lieu, car IOn
vrai Lieu, c'est la nécessité : devenir soi��me
celle-ci, la culpabilité forme un élément
en elfet est un mouvement sur place. Devenir
intermédiaire entre l'agir et le souffrir,
est un départ, mais devenir soi-mtme est un
c'est en quoi réside l a collision tragique. mouvement sur place " (3).
Les temps modernes (c'est-à-dire chrétiens)
semblent avoir élaboré une conception er Tel apparatt le problème chez Kierkegaard
ronée du tragique; tout l'élément fatidique, au moment où, aspirant à sortir d'une vie
toutes déterminations substantielles, ils les intellectuellement dissolue où il avait for
ont traduits en sujectivité consciente et en tement subi l'attirance du protéisme des
individualité responsable. Dès lors - parce romantiques allemands, il lui semble que
que nos catégories sont chrétiennes, - le son union projetée avec Regine Olsen n'est
héros tragique consciemment coupable de qu'une fausse issue : il commence alors son
vient un être mauvais et le mal devient le examen de conscience : c'est l'instant de
contenu essentiel de la tragédie. Jadis l'in 1'A lternati11e, dont les premières démar
dividu était considéré en fonction de son ches prennent leur départ dans l' immédiat
passé ancestral, de sa famille, de la com érotique et l'érotique musical. Il y a une
munauté; il participait au destin de la race. affinité profonde, d'une part entre la nos
Aujourd'hui on assiste à l'isolement de talgie de l'immédiat chez Kierkegaard et
l'individu; et de même que le comique, ca l'essence de la musique, et d'autre part
ractéristique du monde chrétien moderne, entre Don Juan, incarnation de l'immédiat
Z9
érotique, et la musique, son moyen d'ex lui-I'!Ûme est cette angoisse et cette angoisse
pression le plus adéquat. est précisément sa joie démoniaque de vivre.
Après l'avoir fait nattre ainsi, Mozart nous dé
" La génialité sensuelle est tout entiêre force,
veloppe sa vie dans les sons dansants des vio
temp�te, impatience, passion; elle est quelque
lons dans lesquels il bondit léger et furtif par·
chose d'essentiellement lyrique : cependant
dessus l'abtme. Telle une pierre que l'on pro
elle ne consiste pas en un moment mais en une
jette sur l'eau de sorte qu'elle ne fait que raser
succession de moments... d'où son caractère
la surface, parfois faisant quelques bonds lé
épique : elle est trop débordante pour qu'elle
gers, mais disparaissant sous l'onde sit.,l
puisse s'exprimer par le mot : elle se meut
qu'elle cesse de bondir : ainsi danse-t-il par
constamment dans l'immédiat ... L'unité ache
dessus l'abtme et jubi� durant le bref répit qui
vée de cette idée et de sa forme adéquate nout
lui est accordé >> (5).
la trouvons dans le Don Juan de Mozart et
précisément parce que l'idée de génialité est si Le moi kierkegaardien aux prises avec sa
infiniment abstraite, parce que le médium est propre nécessité en face de l'infini du pos
si abstrait, tl n'est guère probable que Mozart sible, con.naît dans un état extatique l'in
puisse jamais avoir de concurrent à L'avenir... carnation de ses possibilités infinies : Don
Cette idée du Don Juan est d'autant plus mu
Juan, vision infernale et superbe, rêve in
sicale que la musique ne s'y exprime pa&
sensé de la conscience cherchant à éluder
comme accompagnement, mais comme la révé
lation de son essence la plus intime. C'est pour sa nécessité, - défi à Dieu dans le déses
quoi Mozart, par son Don Juan, s'est élevé au poir de ne pouvoir échapper à la condition
dessus de tous les immortels ,, (4). de son individualité immortelle. Jusque
dans ses observations esthétiques quant à
L'état d'âme n i itial de Kierkegaard est un l'erreur de certaines n
i terprétations de Don
état musical de par sa nature que �a cons Juan qui ont individualisé le héros, lui ont
cience chrétienne objectivera progressive donné une réalité biographique, l'ont sou
ment : elle y appréhende la perte de l'inno mis à des contingences, Kierkegaard exalte
cence, de cet état où l'âme est en union im la nature essentiellement musicale et par
médiate avec son naturel et dont le pro tant ante-individuelle de Don Juan.
fond mystère est qu'il est en même temps
Il n'est « de par son essence ni idée (c'est
l'angoisse. Or, si le moi kierkegaardien à-dire force, vie) ni individu : il ondoie entre
a connu cette angoisse, génératrice du les deux. Or, cetle ondoiement est la vie m�me
péché à travers ses diverses phases, depuis de la musique. Quand la mer est démontée,
l'angoisse devant le rien, devant la possi des vagues écumeuses forment toutes sortes de
bilité de pouvoir, jusqu'à l'angoisse devant figures semblables à des �tres animés : il parart
le mal et devant le bien, formes de l'an alors que ce sont ces �tres qui soulèvent ces
goisse réfléchie, il a pu contempler la figure vagues, alors que le mouvement du vagues
les produit. De m�me Don Juan est une forme
du Don Juan m02artien comme la person
qui devient apparente sans jamais se condenser
nification miraculeuse de l'angoisse subs
en une figure définie, individu qui ne cesse
tantielle. de se former sans jamais s'achever, et de l'his
« . .. Comme L'œil pressent dès la première toire duquel nous ne percevons autre chose
lueur l'incendie, ainsi l'oreille aux sons agoni que ce que nous en raconte la rumeur des
sants des violons pressent l'ardeur passionnée vagues ,, (6).
dit-il de l'Ouverture de Don Juan. Il y a quel: Le Don Juan mozartien appartient aux sta
que chose comme de l'angoisse dans cet éclair :
des antérieurs à toute prise de conscience,
quelque chose qui serait engendrée dans l'an
c'est là sa redoutable puissance de fascina
goisse au sein des plus profondes ténèbres :
tion : Don Juan est la forme suprême des
telle la vie de Don Juan. Ce n'est pas une an
goisse subjectivement réfléchie en lui c'est une métaphorphoses de l'immédiat érotique
�
angoisse substantielle. Ce n'est poi t du dé telles que Mozart les a révélées à Kierke
sespoir qu'exprime l'Ouverture, comme on le gaard.
dit ordinairement sans savoir ce que l'on dit · « Dans le premier stade, la convoitise (Chéru
la vie de Don Juan n'est pas non plus faite d� bin) ne trouve pas son objet : elle le possède,
désespoir, mais de la toute puissance de la sen sans avoir convoité, et par conséquent ne par
suauté engendrée dans l'angoisse; Don Juan vient à s'exercer en tant que convoitise. Dans
ao
Le second stade (représrnté par Papageno), mtlrit et vainc sa proie. ,, L'infidélité du
l'objet apparatt en tant que multiple : mais en Don Juan mozartien par conséquent ne re
cherchant son objet dans le multiple, la. con lève pas de la stratégie des séducteurs mo
voitise n'a pas d'objet au sens profond : elle
raux : elle est inhérente à la convoitise et,
n'est pas encore déterminée en tant que convoi
tandis que l'amour psychique soumis à la
tise. C'est dans le troisième stade, en Don
réflexion dialectique du doute et de l'in
Juan que la convoitise se montre absolument
déterminée en tant que convoitise : elle est, quiétude est survivance dans le temps,
intensivement et extensive-ment, L'union im l'amour sensuel, infidèle par essence, s'éva
médiate des deux stades précédents. Le premier nouit dans le temps, meurt et renait en une
stade convoitait idéalement L'Un; le second le succession de moments pour trouver ainsi
particulier sous La catégorie du multiple; le dans la musique sa révélation la plus essen
troisiême les confond. La convoitise a trouvé tielle.
dans le particuLier son objet absolu, elle le
<< Tel l'éclair jailli du nuage sombre, il surgit
convoite absolument... Or, il ne faut point ou
hors du sérieux insondable de la vie, plus ra
blier qu'il ne s'agit pas de la. convoitise d'un
pide que la. foudre, en zig-zag plus sauvages,
individu, mais de la convoitise en tant que
mais d'autant plus sar d'atteindre son but :
principl'::.. » (7).
écoutez-le se précipiter dans l'éternel flux
changeant des phénomènes, prendre d'assaut
Ce n'est pas le séducteur réfléchi de la ca les soLides remparts de la vie : les légers sons
tégorie de l'intéressant (Don Juan de Mo des violons, le rire perlé de la joie, Les jubila
lière, Lovelace, Valmont, Johannes de tions du plaisir, les bienheureuses fUes de la
Kierkegaard), types qui pour être des sé jouissance : il se dépasse lui-m�me. toujours
ducteurs accomplis, ne cherchent pas néces plus sauvage, toujour& plus fuyant, écoutez La
sairement à varier ou à augmenter la liste passion dans la rage de la volupté déchatnée,
la ru.rneur amoureuse, le murmur·e tentateur,
de leurs victimes, mais qui sont plus
le tourbillon séducteur, le silence de l'Ins
curieux de la personnalité de celle qu'ils
tant... » (8).
se proposent de circonvenir. Faire rentrer
Don Juan dans cette catégorie qui est celle Dionysos : n'était-ce pas pour Nietzsche la
de l'intéressant, c'est mécomprendre sa polymorphie originelle du moi appelée à
nature mythique. Si on le met à l'école de renattre au monde? Et ainsi Don Juan pour
la ruse et du stratagème, on lui prête de Kierkegaard : n'a-t-il pas célébré dans le
c< la réflexion et celle-ci jette une lumière héros mozartien la lutte de la polymorphie
si crue sur sa personne qu'il sort aussitôt de son âme avec la concience hostile dont
de l'obscurité où il n'était perceptible que nous percevons les accents menaçants dès
musicalement l>. Sa jouissance est alors l'ouverture? Ne l'a-t-il pas décrite du haut
toute intellectuelle, elle trouve ses satisfac de la conscience même qui exigeait la mort
tions sur le plan éthique; il ne jouit plus de la polymorphie aveugle? Don Juan fut
que de sa ruse, c'en est fait de toute jouis pour lui la force élémentaire et informe qui,
sance immédiate, les chants se taisent. Or, arrêtée fortuitement dans son mouvement et
le Don Juan mozartien est un séducteur sur le point de s'individualiser au contact
dans la mesure où sa sensualité et rien que de l'objet rencontré, retombe dans son in
sa sensualité est l'objet de sa convoitise. formité première pour reprendre son
Don Juan convoite et sa convoitise a pour rythme infini : il est donc, comme Dio
effet de séduire. Il jouit de satisfaire la nysos, l'expression de la mélodie infinie
convoitise et si en cherchant un nouvel ob dans laquelle l'âme de Nietzsche voulait se
jet après avoir joui, li trompe, ce n'est pas fondre au suprême degré de la volonté : il
qu'il ait prémédité l'imposture : il n'a pas est la mélodie infinie du possible que l'âme
le temps de jouer le rôle du séducteur et de Kie.rkegaard entendait avec une nostal
c'est bien plutôt par leur propre sensualité gie angoissée par le seniment
t de culpabi
que ses victimes ont été trompées. << . . . Mais lité, avec nostalgie quand même : la sono
en convoitant en chaque femme toute la rité joyeuse du héros mozartien ne lui
féminité, il exerce cette puissance sensuel offrait-elle pas le spectacle doré d'une irres
lement idéalisante par laquelle il embellit, ponsabilité provisoire �
31
" ... rejeté sur la position la plus escarpée de sa propre éternité, le moi kierkegaardien
la vie, poursuivi ·par la rancune du monde en éprouve-t-il alors, comme Don Juan chan
tier, ce Don Juan victorieux n'a plus d'autre tant " l'air du Champagne ))• une " vitalité
rejuge qu'une petite chambre recuUe. Assis à
n
i térieure telle que les plus diverses jouis
l'eztrémité de la bascule de la vie, à défaut
sances de la réalité sont faibles en compa
d'une joyeuse compagnie il éveille en lui-méme
4 coups de fouet tout son plaisir de vivre. Ri raison de celle qu'il puise en lui-même >>?
la musique mugit avec d'autant plus de fureur Toujours est-il que, dans la Répétition,
CJU 'elle résonne dans l'abtme au-dessus duquel le moi rendu à lui-même entonne un hymne
év"lue Don Juan >> (9). d'actions de grâce comme si le possible sa
crifié lui était restitué dans son éternité :
Kierkegaard avait lui-même connu cette
« Je suis de nouveau moi-méme... ma barque
position escarpée : à mesure qu'il se déci est d flot. . . clans une minute je serai de nou
dait dans le sens de l'individuation, du veau où demeurait le violent désir de mon dme,
" mouvement sur place >> qu'est le '' deve ld o ù les idées rugissent avec la fureur des
nir soi-même n, il retranchait de lui-même éléments, où les pensées sont déchatnées dans
par cette décision toutes possibilités de vie le tumulte comme les peuples d l'époque des
esthétiques et poétiques. Or, il se trouvait migrations, là où rêgne en d'autres temps un
que son union av.ec Régine Olsen n'eftt pu calme profond comme celui de l'Océan Paci
fique, un calme tel que l'on s'entend soi-m2me
jamais se départir du caractère de l'inté
parler, pourvu qu'il y ait du mouvement au
ressant pour avoir été contractée au sein
fond de l'dme: là enfin, où l'on met a chaque
même des frivolités intellectuelles. Pour instant sa vie en jeu, pour la perdre et la rega
posséder Régine dans et selon l'éternel, il gner d chaque instant... J'appartiens d l'idée.
fallait renoncer à elle dans le temps et rom Je la suis quand elle me fait signe et quand
pre : manœuvre qui ne pouvait s'effectuer elle me donne rendez-vous jour et nuit : per
sans ironie : Kierkegaard prenait le masque sonne ne m'attend au déjeuner, personne pour
de l'infidélité et l'élément temporel qu'est le repas du soir. A l'appel de !'idée, je laisse
la musique, expression la plus immédiate tout ou pluMt je n'ai rien d laisser... De nou
de l'infidélité fidèle à elle-même, allait en veau la coupe de t'ivresse m'est tendue : j'al·
pire son parfum : déjà je perçois comme une
core une fois redevenir le sien propre. C'est
musique son pétill.ement; d'abord pourtant une
alors qu'au sortir d'une passion « heu
libation pour celle qui a délivré une dme gi·
reuse, malheureuse, comique, tragique n, sant dans la solitude du désespoir : gloire à la
Kierkegaard apparaît dans l'attitude scan magnanimité de la femme 1 Vive le vol de la
daleuse d'un Don Juan de la Foi. Par le pensée, vive le danger de mort au service de
refus de s'engager dans le monde existant l'idée, vive le péril de la lutte, vive la solen·
et d'y consacrer son amour par l'institution nelle allégresse du triomphe, vive la danse dans
chrétienne du mariage, le moi, parvenu à la le tourbillon de l'infini, vive la vague qui m'en
tratne dans l'abtme, vive la vague qui m'en
poSition " devant Dieu )), avait converti
tratne jusqu'auz étoiles 1 n (10).
l'infidélité fidèle à elle-même en la fidélité
à l'éternel : parti à la dérive sur l'océan de Pierre KLOssowsKI.
NOTES. - (1) L'Alternative (Les stades de l'im Ferlov et Gateau, 1932, p. 99. - (4) Les stader
médiat érotique ou l'érotique musical), cité de l'ir11médiat ér<>tiq,ue.. ., p. 51-2. - (5) Id.,
d'après la trad. allem. de Pfeiderer, lena, 1911, p. 118. - (6) Id., p. 84. - (7) Id., p. 77. -
p. 57. - (2) Id., p. 127. - (3) La Maladie mor (8) Id., p. 94. - (9) Id., p. 122. - (10) La
telle (Le Traité du désespoir), trad. franç. de Répétition, trad Tisseau, 1933, p. 183.
.
3%
"»ent
i de paraltre :
LA VOLONTÉ DE PUISSANCE Il
traduit par G. Banquis
i ( texte établi par
F. Wurzbach ) . • •. •. .. .
LETTRES CHOISIES
traduites et réunes
i par Alexandre Vialatte 20 f.
ECCE HOMO
traduction nou"»elle d'Alexandre Vi
alatte I 5 f.
Rappel
LA VOLONTÉ DE PUISSANCE I
traduit par G. Banquis
i . . . . .
CHARLES ANDLER
N I ETZSCHE, SA VIE ET SA PENSÉE
Vol. I Les Précurseurs de Nietzsche 5 5 f.
Vol. II La Jeunesse de Nietzsche ( jusqu'à
la rupture avec Bayreuth) 4of.
Vol. III Le Pessimisme esthétique de
Nietzsche ( sa philosophie à l'époque
wagnérienne) 3 5 f.
Vol. IV La Maturité de Nietzsche ( jusqu'à
sa mort ) 40f.
Vol. V Nietzsche et le Transformisme in-
tellectuel 3 5f.
Vol. VI La dernièrePhilosophie de Nietzsche
(le renouvellement de �outes les valeurs) 4of. .,._..
C A H I E R S G L M
le cahier d'octobre sera dirigé par
ANDR"€ BRETON
et sera consacré au
r ê v e
Collaborauurs :
G L M
L'IMAGINAIRE AVEC 1 EAU-PORTE
D'oSCAR DO�UNGUEZ 30 FR.
13 MAX 1 A C 0 8 CHEMIN DE CROIX
INPf."RNAL AVEC 1 DESSlN Dl! JEAN-
MARIO PRASSINOS 20 FR.
14 R B N tJ C R A R DÉPENDANCE DE
L'ADIEU AVEC 1 DESSIN DE PICASSO
80 FR.
( R E P Ë R E S) 15 H::Nl\1
I MI CH AU X 81FFJ,BTS DANS
LE TEMPLE AVEC UN DESSIN DE
BERNAL 80 FR.
QUATRIEME SERIE
16 AUDIBERTI ÉLISABBTB-CÉCILE-
AM'ÉLIE AVBC UN DESSIN DE lEAN
DB BOSSCHÈRI! 25 FR.
à pnrnitrt pr1Khninemtnt
L ' É R O TISME
par Georges BATAILLE, Maurice HEINE, Pierre KLOSSOW
SKI, Michel LEIRIS et André MASSON
*
Renseignements sur les quatre croisières de l'été 1 9 3 7
ial'tsli«<s G. L. M.
s f.
LA FOLIE DE NIETZSCHE
Le 3 janvier 1889,
il y a cinquante ans,
puis il s'écroula ;
DIONYSOS
ou
LE CRUCIFIE.
Cet événement
se commande à soi-même,
VICTIME
3
la sévérité de la logique. Cependant le philosophe est peut
être dans son discours un « miroir du ciel vide :1> plus
infidèle que l'insensé et, dans ce cas, tout ne devrait-il pas
sauter ?
(3 janvier 1939).
5
II
6
i
7
mette tout d'abord en lui-même le crime d'autorité qu'il
expiera. C'est là ce qu'exige Je sort auquel le lie un senti
ment de chance extrême.
8
L A MENACE DE GUERRE
9
el d'influence. Dans les circonstances présentes, une telle
Eglise devrait accepter el même désirer le combat dans le
quel elle affirmerait son existence. Mais elle devrait le
rapporter essentiellement à ses intérêts propres, c'est-à
dire aux conditions d'un « accomplissement :. des pos
sibilités humaines.
10
L A PRATIQUE DE LA JOIE
DEVANT LA MORT
11
son agonie une joie capable de slac01r et de transllaurei' ceux qui
la rencontrent. Cependant la seule ambition qui pul•se s'emparer
d'un homme qui, d� ·sang·frold, regarde en lui la vie s'accompllr
dans le déchirement ne peut pas prétendre Il u11e &ralldeur dont la
chance extrême a seule ta force de disposer. Cette sorte de d�talon
violente qui le jette hors du repos n'entralne pas nteessalrement
son vertige ni sa chute dans une mort précipitée. Elle peut devenir
en lui acte et puissance par lesquels U se voue Il la rigueur dont le
mouvement se referme sans cesse au�sl tranchant que le bec de l'oi
seau de proie. La contemplation n'est que l'étendue, tantOt calme
et tantOt orageuse, à travers laquelle la force rapide de son action
doit être mise Il l'épreuve 'lllle !ols ou l'autre. L'existence myatlque
de celui <lont la « joie devant la mort » est devenue la violence
Intérieure ne peut rencontrer en aucun cas une béatitude aatlsfal·
sante par elle-même, comparable à celle du chrétien se donnant
l'avant·goOt de l'éternité. Le mystique de la joie devant la mort
ne peut pas être regardé comme traqué en ce sens qu'Il est en état
de .-ireen toute 16g�reté de chaque posslbUlté humaine et de con
naltre chaque enchantement accessible : cependant la totalité de la
vie - la contemplation extatique et la counalssance lucide s 'ac
comp lissant dan:r un.e action qui ne peut pas manquer de devenir
�lsq�,Je - est tout aunl inexorablement son lot que la mort est celui
d'un condamné.
Les textes qui suivent ne peuvent paa constituer à eux nuls une
lnitlatlon à l'n:erclce d'une mystique de la « joie devant la mort •·
En admettant qu'Il puisse exister une méthode, Ils n'en représentent
pas meme un élément. L'Initiation orale étant el1e-m�me dlftlcUe,
Il est lmpo..Jble de donner en quelques pages autre chose que la
repl'ésentatlon la plus vague de ce qui est J�nsalslssnble par nntu•·c.
Dans lenr ensemble, ces écrits représentent d'allleurs moins des
u:e�eiees Il propr�ment parler que les simples descdptions d'un état
eon.templatlf ou d'une contemplation extasiée. Ces descriptions ne
pourraient ml.me pas être recevables #l eUes n'étalent pas données
pour ce qu'elles aont, c'est-à·dlre comme llbres. Seul le texte etui
vient en premier pourrait à la rigueur etre proposé comme un
�le.!.
12
Il y a lieu d'employer le mot de mflatlque au sujet de la • Joie
devant la mort • et de sa pratique, mala cela ne slgnlJie qu'mio
ressemblance d'ordre atrectlt entre cette pratique et celle des reli
gieux de l'Asie ou ..:� l'Europe. U n'existe pao de raison de lier
quelque présupposition at1r une prétendue réalité profonde à une
Joie qui n'a pas d'autre obJet que la vie immédiate. La c joie dev�ut
la mort ,. n'appartient qu'Il celui pour lequel Il n'est pas d'au delA;
elle est la seule vole de probité Intellectuelle que puisse suivre la
recherche de l'extaae.
l3
< Je m'abandonne à la paix jusqu'à l'anéantissement.
toute action.
u;
3
et se perdant.
> Le soleil, comparable à un alcool, tournant et éclatant
à perdre la respiration.
� La profondeur du ciel comme une débauche de lumière
glacée se perdant.
� Tout ce qui existe se détruisant, se consumant et mou
rant, chaque instant ne se produisant que dans l'anéantis-
17
sement de celui qui précède et n'existant lui-m!me que
blessé à mort.
:. 1\loi-même me détruisant et me consumant sans cesse en
moi-même dans une grande fête de sang.
18
« Je fixe un point devant moi et je me représente ce
19
une pure chute intérieure dans un abtme illimité : ce point
absorbant sans fln toute la cataracte dans ce qui est en
lui néant, c'est-à-dire disparu, « passé >, et dans le même
mouvement prostituant sans fin une apparition soudaine
à l'amour qui veut en vain saisir ce qui va cesser d'être.
20
5
21
6. Méditation héraclltéenne.
22
exige que je meure � cette mort n'est que consumatton
éclatante de tout ce qui était, joie d'exister de tout c e qui
vient au monde ; jusqu'à ma propre vie exige que tout ce
qui est, en tous lieux, se donne et s'anéantisse sans cesse.
• Je me représente couvert de sang, brisé mais trans·
figuré et d'accord avec le monde, à la fois comme une
proie et comme une machoire du TEMPS qui tue sans
cesse et est sans cesse tué.
:. Il existe un peu partout des explosifs qui ne tarderont
peut-être pas à aveugler mes yeux. Je ris si je pense que
ces yeux persistent à demander des objets qui ne les dé
truisent pas. :t
28
Le gérant : jacques Chavy
Imprimme dc1 :z ..A'rti4ans
:zo, rue Montbrun Paru 14
A c p H A L E
SEJ\IB PERIODIQUE NUMERO &.
La menace de guerre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2
La folie de Nietzsche . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1
La pratique de la « joie devant la mort :. ...... 3
JUIN 1 939
(Vendée)
N° dossier : 6898