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MAURITANIE DU SPIRITUEL AU
TEMPOREL
Mohamed Yehdih Ould TOLBA
Professeur
Université de Nouakchott, Mauritanie
Ayant pris leur essor dans des entités extra-étatiques, dans des espaces et
des périodes de désordre et d’insoumission où elles avaient elles-mêmes
vocation à pacifier et unir, les confréries ne pouvaient échapper aux poids
des réalités sociologiques environnantes, en particulier à l’hégémonie
croissante de la France, à partir de 1850, en Afrique de l’Ouest. La
pénétration française introduit avec elle de nouvelles logiques
frontalières dans les espaces morcelés où les aristocraties guerrières et
maraboutiques contrôlaient dans une demi-anarchie des poches
territoriales aux contours incertains. Petit à petit, l’ajustement des
structures feuilletées et mobiles des espaces se fera dans le sens d’une
bureaucratie centralisatrice qui servira de référence à la formation de la
République Islamique de Mauritanie en 1960.
Spiritualité confrérique
Comme l’a remarqué Louis Massignon, le Coran est pour les musulmans
« Le premier livre de lecture, le manuel de leçons, l’unique psalmodie
liturgique, la règle de prière, le code de droit canon, enfin le livre de
méditation, celui qui a lentement formé leurs mentalités ». D’après Jalal
Eddine Roumi « Le livre de Dieu repose sur quatre bases : l’expression,
l’allusion, les plaisanteries, les vérités. L’expression est pour le peuple,
l’allusion pour les gens distingués, les plaisanteries pour les saints, les
vérités pour les prophètes ». Pour Cheikh Al-Alaoui « La foi est
nécessaire pour les religions, mais elle cesse de l’être pour ceux qui vont
plus loin et parviennent à se réaliser en Dieu. Alors, on ne croit plus, on
voit. Il n’est plus besoin de croire quand on voit la réalité ».
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« Jusqu’à Mohamed , la prophétie était transmise et assurée par quelques
hommes choisis pour guider l’humanité. Après lui commence une autre
ère spirituelle, un nouveau cycle, celui de la sainteté par laquelle l’homme
peut accéder seul au Divin » (Bentounès, op. cit.). Le saint soufi, homme
éclairé, homme réalisé, homme juste, est l’héritier de la Risala (message).
Ce saint, ce cheikh se référant désormais au dine el fîtra (religion
primordiale et primitive), et non uniquement à la charia (loi), qui gère le
cycle de cette évolution spirituelle va reproduire le modèle prophétique.
Ainsi les mouvements confrériques peuvent-ils « apparaître comme des
clones de la religion mère » (Ould Cheikh, op. cit.).
Espaces confrériques
Dans cette société, le pouvoir est aux mains des Maures, beidanes
(blancs) ainsi qu’ils se désignent pour se distinguer des Noirs même s’ils
sont fortement métissés car « L’enfant a la noblesse du père » (proverbe
maure). Les tribus zwaya sont en principe sous la domination des hassan,
même si les rapports sont parfois ambigus quand le marabout inquiète le
guerrier par sa science et sa familiarité avec les forces invisibles. Par l’un
de ces paradoxes auquel se plaît l’histoire, ce sont les Berbères qui dans
ce pays sont devenus les grands pontifes de l’islam. Un monde vivant
dans un état permanent de fermentation. Des alliances se nouent et se
dénouent ; le plus fort absorbe et incorpore le plus faible, de sorte qu’il
n’est pas rare de voir se constituer d’importantes, bien qu’éphémères
confédérations. Dans ce simple ramassis de tribus du point de vue
politique, une cohésion religieuse est-elle envisageable ? Malgré la
versatilité des alliances qui ne plaident pas a priori en faveur de la
stabilité du système et une forte dose de mauvais vouloir aggravé par
l’animosité que provoquent dans le désert les rivalités autour d'un
pâturage, d’un terrain de parcours, d'un point d’eau, d’une zone de
culture, les zwaya se sont organisés en état théocratique de l’islam. Le
rassemblement enthousiaste des tribus autour d’un homme qui les
subjugue par sa parole et son charisme a surpris avant d’inquiéter leurs
adversaires hassan. Ainsi, les avatars de l’évolution de la société ont pu,
par la suite, remettre en cause le rôle des guerriers alors que celui des
marabouts demeure. Dans le partage entre force matérielle et puissance
spirituelle, ce sont eux qui détiennent désormais la meilleure part.
la Qadiriya
la Tijaniya
la Hamawiya.
Les deux premières ont une prédominance par leur implantation, leur
influence et le nombre de leurs disciples. Elles ont en partie de ce fait
connu des segmentations et querelles intérieures qui ont épargné la
troisième. Cette dernière est d'ailleurs le résultat d'un schisme de la
Tijaniya.
LA QADIRIYA
1/ Qadiriya bekkaya
Cheikh Sidiya El Kebir n’a qu’un seul fils qui meurt un an après lui. Son
petit-fils, Cheikh Sidiya Baba, né en 1862, héritier de la baraka paternelle
prend la succession. Homme aimable, distingué, d’une piété profonde
mais sans fanatisme, il admet que les adeptes des autres religions
révélées peuvent être vertueux. Il formule une pensée audacieuse voire
révolutionnaire dans le contexte politique et social de son temps : il
déplore et condamne les abus de certains usages comme les quêtes
excessives de plusieurs marabouts peu scrupuleux qui n’hésitent pas à
dépouiller un village de toutes ses réserves sous couleur d’offrandes
religieuses en échange de la protection d’une bénédiction ou qui font
commerce des talismans. Sans parler des faux marabouts contre lesquels
il demande des sanctions. Il ne voit l’amélioration que dans une prise de
conscience plus approfondie de l’islam qui se traduirait par une pratique
plus orthodoxe : passer de la religion apparente, des paroles et des gestes
à celle moins visible de l’esprit et du cœur. Il admet une réalité historique
que beaucoup renient : les tribus maraboutiques sont d’origine sanhaja
c’est à dire berbère et le sort des armes les a placées sous la domination
des guerriers arabes.
Il dit vouloir ouvrir des horizons à ses disciples et leur donner une
méthode de travail plutôt que de leur apprendre quelque chose. Son
ralliement à la cause française a suscité des appréciations contradictoires.
Du côté français, on s’est félicité de la clairvoyance, de la fidélité, du
dévouement du grand cheikh qui ne se sont jamais démentis même au
plus critique des moments (la mort de Coppolani).
2/ Qadiriya fadhiliya
Cheikh Mohamed Fadhel s’est acquis, par ses travaux, une réputation de
théologien et juriste éminent au point que le Cheikh Senoussi cite à
plusieurs reprises ses ouvrages. Il déclare qu’au cours d’une apparition le
Prophète l’a autorisé à conférer toutes les initiations à toutes les voies :
Qadiriya, Tijaniya, Chadiliya, Naceriya…alors que jusque là les diverses
voies, avec leur chaîne mystique particulière (dikr et werd) étaient
strictement séparées. Cette brèche ouverte, il pousse encore plus loin en
déclarant que les mêmes fidèles peuvent s’affilier à plusieurs voies à la
fois. Cela séduit beaucoup d’âmes inquiètes car adhérer à une voie est
prendre une assurance pour le salut. Cela fait surtout la fortune du cheikh
et élargit son influence qui reste aujourd’hui forte en Mauritanie, au
Sénégal et au sud du Maroc. Facteur non négligeable, il s’assure enfin de
la collaboration de sa nombreuse descendance initiée à la voie : 48 fils et
50 filles.
LA TIJANIYA
LA HAMAWIYA
Cheikh Hamallah est né à Kamba Sagho (Mali) en 1883 d’un père érudit
de Tichit en Mauritanie et d’une mère peule du Mali. Cette double
appartenance ethnique, ce métissage culturel a son importance. A dix-
neuf ans, il devient qoutoub (pôle) de la Tijaniya et prêche très tôt à partir
de Nioro le retour aux institutions premières, à la pureté primitive de la
confrérie mère. Par ses prières, sa méditation et ses visions extatiques, il
s’attire immédiatement de nombreux fidèles. Sa réputation de mystique et
d’ascète traverse les frontières et les disciples affluent en grand nombre et
avec eux les dons et les offrandes. La fortune colossale acquise devient un
puissant moyen de propagande. De 1922 à 1925, servi par la connaissance
toute personnelle que sa qualité de « Maure et de Peul lui donne des
pensées et des sentiments des populations mêlées du Hodh, il comprend
vite le parti qu’il y a à tirer du respect craintif et superstitieux des
Africains pour la mysticité (Grouilly, op. cit.).
Dès lors tout laisse présager la rupture entre les tenants des anciennes
confréries et ceux du Hamallisme. De fait, les invectives et l’aigreur
contre les adeptes de cette confrérie sont portés à leur paroxysme. La
diffusion du Hamallisme s’accélère malgré tout cela et malgré surtout
l’administration coloniale qui ne voit pas d’un bon œil ce mouvement
réformateur qui perturbe l’ordre établi. Elle s’accomplit au détriment de la
Qadiriya et de la Tijaniya auxquelles elle soustrait la plupart de leurs
adeptes dans la région. « Chose plus grave s’il se peut, le Hamallisme
émancipe : dans les groupements, les tribus-liges ; dans les cases et sous
les tentes, les captifs ; dans le sein des familles, les femmes et les
adolescents » (Grouilly, op. cit.).
Ce premier degré appelé « la première marche vers Dieu » tire ses vertus
des versets 1, 2 et 3 de la Sourate Première du Coran et des noms divins
correspondant à ces versets : dimanche, lundi et mardi sont les
correspondants dans la semaine ésotériquement patronnés par les
prophètes Jésus, David et Salomon. L’adepte est ici conduit par le cheikh
qui le prend par le mors (lijam en arabe d’où le nom et le sens de la
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première marche : lagimat ).
Ce deuxième degré dit deuxième marche vers Allah tire ses vertus des
versets 4, 5, 6 et 7 de la Sourate Première et des noms divins
correspondant à ces versets. Les correspondants dans la semaine sont
mercredi, jeudi, vendredi et samedi patronnés par les prophètes Jacob,
Adam, Mohamed et Moïse. Au terme de la septième étape, l’âme initiée
aperçoit les lumières incolores et se trouve subjuguée par l’état parfait des
régions divines. L’adepte toujours guidé par son cheikh, en ses étapes
dites wasifat (descriptives et qualifiantes) récite la prière « Perle de la
perfection ». Il est alors élevé par son cheikh et admis au secret de
l’hexagramme, nom divin géométriquement écrit et qui se retrouve tracé
dans le chapelet tijani : un cercle renfermant une étoile à six branches
(l’étoile de David ?). Ce degré est très rarement dépassé.
Les étapes huit et neuf qui constituent le troisième degré sont l’apanage
des grands esprits, les « amis choisis », et n’ont de correspondant ni dans
le temps ni dans l’espace. Son nom tahalil signifie « analyse, étude,
interprétation ».
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Les ziyara périodiques de ces « marabouts sans frontières » ou de leur
moqadem dans d’autres régions ou pays sont l’occasion d’affirmer leur
leadership et d’amasser d’importants biens en nature et en espèces. « De
la même manière que le fond doctrinal commun du confrérisme a fourni
les modèles adéquats aux carrières et aux œuvres des fondateurs […], de
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la même façon les formes d’organisation économique… » s’instituent
aujourd’hui contribuant à l’instauration d’un système d’encadrement des
disciples partout où ils se trouvent. La cohésion entre les différents
segments de chaque confrérie installés au gré de l’urbanisation récente
demeure donc un objectif des cheikh malgré les distances et les frontières
étatiques. Le mouvement confrérique comme entreprise où la force de
travail des recrues est mise au service des dirigeants subsiste autant de
nos jours que son chemin spirituel. Pouvoir temporel fort de l’adhésion
spirituelle inconditionnelle de leurs disciples, les cheikh confrériques
sont partie prenante du nouveau système politique. Leur participation
comme « grands électeurs » (les voies des affiliés étant ajoutées aux
leurs) ou éligibles aux différents scrutins locaux ou nationaux leur
garantit une représentativité dans les instances municipales et nationales.
Les cheikh députés, sénateurs, maires ou conseillers municipaux, et
parfois ministres, ambassadeurs ou hauts fonctionnaires sont nombreux.
Un nouvel établissement confrérique est en train de se consolider, né de
la nouvelle hégémonie politico-religieuse qui légitime son pouvoir et son
autorité sur les citoyens électeurs.
REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES
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2002