Sie sind auf Seite 1von 48

Ils disent pourquoi elle leur est chère !

Numéro (un peu) spécial

1 000. Du 1er au 15 octobre 2009/PRIX : 4,80 € (F. S: 8,00 - CDN: 7,75) ISSN 0048-6493
D’UNE QUINZAINE À L’AUTRE

EXPOSITIONS Michel Dreyfus, auteur de l’étude L’antisémitisme


à gauche (La Découverte, 2009) et de Nadine
Fresco, directeur de recherches au CNRS dont le
dernier ouvrage paru est La mort des Juifs (Le
LA TURQUIE S’EXPOSE BATTISTA FRANCO, UN ARTISTE VÉNITIEN Seuil, 2008), le 25 novembre, à 19 h 30.
AU MUSÉE DU LOUVRE DANS LES COURS D’ITALIE Le mercredi 2 décembre 2009, à 19 h 30, ce sera
À la cour du Grand Turc, caftans du palais Battista Franco, peintre éminent du XVIe siècle, au tour de Jan Karski de son vrai nom Jan
de Topkapi. À Istanbul, le musée de Topkapi était né à Venise. Mais de tous les Vénitiens, il fut Kozielewski (1914-2000), résistant polonais, d’être
conserve une collection exceptionnelle, composée sans doute le plus romain, le plus florentin et surtout à l’affiche du Musée d’Art et d’Histoire du
de vêtements et accessoires réalisés pour les celui qui a le plus admiré Michel-Ange. Artiste Judaïsme, à l’occasion de la parution du livre de
membres de la famille ottomane. Considérés prestigieux, il œuvre aux apparati de l’entrée de Yannick Haenel (Gallimard, 2009 ; QL n° 999).
comme des reliques après la mort de leur posses- Charles Quint à Rome (1536), au mariage du duc
seur, ils sont devenus la mémoire de cette dynas- de Cosme de Médicis à Florence (1539), au mariage RENCONTRES AVEC DOUZE ÉCRIVAINS
tie et le reflet de la magnificence des cérémonies du duc Guidobaldo à Urbino (1548). Bien des édi- AMÉRICAINS
officielles organisées à la Cour. L’exposition fices à travers l’Italie lui doivent la sophistication
propose une sélection de pièces datant de la fin du de leur décor, comme la Bibliotheca Marciana et Organisées par le Centre national du Livre, ces
XVe siècle au début du XIXe siècle jusqu’au règne le palais des Doges à Venise. rencontres reposent sur le principe de l’invitation,
de Mahmud II (1808-1839), sultan qui fit abolir le Dans une perspective qui semble aujourd’hui en novembre de chaque année, d’un groupe
port de la robe et du turban. Longs caftans et pan- étrange, son biographe, l’irremplaçable Vasari, l’a d’écrivains d’un même pays ou d’une même aire
talons taillés dans des soieries luxueuses, acces- associé à un autre maître vénitien du temps : Jacopo linguistique et l’organisation d’une série de ren-
soires précieux et portraits impériaux permettent Tintoretto, dit Tintoret. Mais si Tintoret est, à force contres dans toute la France, avec des librairies, des
d’entrevoir l’impact visuel laissé par les appari- d’effet et d’emphase, l’inventeur fécond et quelque bibliothèques, des universités et des associations
tions publiques du Grand Turc. Quelques vêtements peu relâché d’une peinture lyrique, sombre et culturelles partenaires des Belles Étrangères.
talismaniques censés guérir ou protéger de tout enflammée, Battista Franco est, avec autant Pour cette édition 2009, le Centre national du
péril s’ajoutent à ces vêtements d’apparat. (Aile d’ambition et d’obstination, un artiste clair, obsédé Livre invite douze écrivains américains représen-
Richelieu, entresol.) par la lisibilité du dessin. Il le travaille tout en tant tous les genres littéraires, roman, nouvelles,
finesse, ne négligeant aucun modèle, développant poésie, essais, bande dessinée. Le choix des auteurs
D’Izmir à Smyrne, découverte d’une cité avec acuité une curiosité d’archéologue et cultivant a été réalisé avec Pierre-Yves Pétillon, conseiller
antique. Cette exposition retrace le passé antique les plus grandes admirations critiques et artistiques littéraire pour cette édition. Seront ainsi accueillis
de la ville d’Izmir, connue sous le nom de Smyrne, (de l’Arétin à Palladio). Son œuvre graphique, pour représenter la littérature américaine contem-
à travers quelque cent trente œuvres issues des subtile et depuis toujours appréciée des collection- poraine : Charles D’Ambrosio, Percival Everett,
collections du Musée archéologique d’Izmir, du neurs, est parfaitement représentée dans le fonds du Forrest Gander, Andrew Sean Greer, John Haskell,
Metropolitan Museum of Art de New York, de la Louvre. Il est exposé pour la première fois dans toute Matt Madden, Jack O’Connell, Eleni Sikelianos,
Bibliothèque nationale de France et du musée du son envergure. Du 26 novembre 2009 au 22 février Hannah Tinti, Yuri Slezkine, Richard White et
Louvre. Céramiques, monnaies, plans, bas-reliefs, 2010, Aile Denon, 1er étage, salles Mollien. Colson Whitehead. http://www.belles-etran-
figurines en terre cuite (Smyrne abritait l’un des geres.culture.fr.
plus importants centres de production d’Asie Cette manifestation verra l’édition d’une antho-
LES MAÎTRES DU DESSIN EUROPÉEN logie de textes des 12 auteurs invités publiée par
Mineure) et statues (dont notamment trois œuvres DU XVIe AU XXe SIÈCLE
envoyées de Smyrne à Versailles et réunies pour la les éditions Rivages et la production d’un film
première fois depuis la Révolution) permettent de Longtemps restés dans l’ombre de la peinture, d’entretiens avec les auteurs tourné aux États-Unis
suivre l’histoire de cette cité, depuis le site les dessins de maître font à présent l’objet d’une à l’initiative et avec l’aide du Centre national du
achaïque de Bayrakli, sa refondation et son déve- quête passionnée de la part des amateurs. En peu Livre (production Films du Bouloi – réalisation
loppement aux époques hellénistiques et romaines de décennies, quelques collectionneurs européens Michael Smith). Le DVD du film sera inclus dans
jusqu’à nos jours. (Aile Sully, salle de la Maquette ont pu réunir ex nihilo, parallèlement aux cabinets le livre, et disponible en librairie à partir d’octobre
et fossés.) de dessins des musées, des ensembles impression- 2009.
nants d’études et d’esquisses qui apparaissent
Tombes princières d’Anatolie, Alaca Hüyük aujourd’hui comme la quintessence d’une pensée HOMMAGE À NINA HAGEN
au IIIe millénaire. Grâce à ses ressources minières artistique à l’œuvre. La collection des dessins de
(or, argent, cuivre), l’Anatolie développe au Georges Pébereau compte au nombre de ces jeunes La vie de Nina Hagen, la chanteuse punk des
IIIe millénaire, des échanges commerciaux avec la collections qui n’ont rien à envier à leurs aînées. années 1980, est à elle seule un roman. Son histoire
Mésopotamie, le Levant et le monde égéen. Forte en superbes témoignages du dessin français se passe dans les années qui ont vu la naissance du
Quelques sites prestigieux (Troie, Alaca Hüyük) du XVIe au XIXe siècle, elle offre en outre la singu- rock et de la pop, la chute du mur de Berlin, les
illustrent la prospérité des potentats locaux qui larité de faire découvrir de remarquables créations hippies et le LSD, la new wave et le sida. C’est un
bénéficient alors de ces échanges. C’est le site graphiques étrangères, notamment germaniques, vrai mythe, une chanteuse à la voix phénoménale,
d’Alaca Hüyük, au nord-est d’Ankara, qui a été britanniques, danoises ou italiennes. Poussin y chatouillant les tympans par les aigus ou se perdant
choisi pour illustrer ce thème, les fouilles ayant voisine avec Watteau, Ingres avec Cézanne, dans les basses caverneuses, feulant, rugissant,
révélé treize tombes princières datant de 2500 à Eckersberg avec Overbeck, Van Gogh avec Klimt capable de tout faire avec ses cordes vocales. Nina
2100 avant J.- C. où les défunts reposaient accom- et Schiele. Aujourd’hui sa présentation rend Hagen se révèle une artiste complète qui passe du
pagnés d’un mobilier funéraire extrêmement riche : hommage à l’exceptionnelle donation de dessins de punk à l’opéra, du rock au cabaret berlinois, des
bijoux et vaisselle en or, coffrets incrustés, armes Costa, Castiglione, Honthorst, Brébiette, Vouet, ragas à la comédie musicale. Un talent qu’on
en bronze, enseignes en bronze et argent. Autant Tiepolo, Boilly et Victor Hugo que le collectionneur imagine inoculé dès l’enfance au théâtre quand,
d’objets qui témoignent non seulement d’une a réalisée en faveur du département des Arts gra- sur les planches du Berliner, jouait sa mère. La
grande technicité mais aussi d’un goût prononcé phiques du musée du Louvre. Une invitation à voilà donc avec un concert rock, réservé à des nos-
pour la stylisation, la pureté des lignes et le jeu des visiter l’Europe du dessin sur une durée de plus de talgiques ou des curieux, préparé spécialement
enchaînements de motifs. (Aile Richelieu, quatre siècles. Du 26 novembre 2009 au 22 février pour cette occasion. Le dimanche 11 octobre à
Antiquités orientales, salle d’actualité). Du 2010, Aile Sully, 2e étage, salles 20, 21, 22. Musée 17 h, à la Cigale, 120 boulevard Rochechouart,
11 octobre 2009 au 18 janvier 2010. du Louvre, 01.40.20.50.50, http://www.louvre.fr. Paris, 18e, métro : ligne 2 ou 12, station Pigalle.
Bus : ligne 30/54/67 (arrêt Rochechouart).

SIGNATURE
RENCONTRES
Natacha Andriamirado signera son ouvrage
J’écris pour mon chien (Maurice Nadeau) à la
GERSHOM SCHOLEM ET JAN KARSKI évolutions, sur les relations entre Israël et la dias- Cabane à Livres, 75 avenue Pierre-Larousse, 92240
AU MUSÉE D’ART ET D’HISTOIRE DU pora, sur le sens d’une identité revendiquée et trans- Malakoff, tél. 01.46.55.41.99, le 10 octobre à partir
JUDAÏSME formée, c’est se donner les moyens de penser les de 10 h 30.
dilemmes d’aujourd’hui. »
Né à Berlin en 1897, Gershom Scholem part À l’occasion de la parution du Cahier Gershom RÉPONSE
assez tôt pour Jérusalem où il élabore une œuvre Scholem, dirigé par Maurice Kriegel, (L’Herne,
d’une grande érudition où il renouvelle l’histoire 2009), le musée vous convie à rencontrer André Guyaux, qui tenait à répondre aux cri-
de la Kabbale et plus largement de la pensée juive Dominique Bourel, religieux à l’EHESS, Maurice tiques que notre collaborateur Jean-Jacques
dans toutes ses nuances. Il s’impose en même Kriegel, directeur du Centre d’études juives à Lefrère a adressées à son édition des Œuvres
temps et jusqu’à sa mort, survenue en 1982, comme l’EHESS, Marc de Launay, chercheur au CNRS, le complètes de Rimbaud dans la Pléiade (QL n° 988,
un penseur d’envergure de la condition juive jeudi 19 novembre 2009 à 19 h 30. 16-31 mars 2009), nous signale qu’il a fait paraî-
moderne. « Affronter sa réflexion sur l’actualité Autour du thème « L’Antisémitisme à gauche », tre sa réponse sur le site internet Fabula (http:
d’un judaïsme saisi dans ses permanences et ses une rencontre est organisée à laquelle participeront //www.fabula.org).

2
SOMMAIRE DE LA QUINZAINE 1000

ROMANS, RÉCITS JACQUES JOUET 22 BODO PAR CLAIRE RICHARD


PASCAL QUIGNARD 23 LA BARQUE SILENCIEUSE. PAR TIPHAINE SAMOYAULT
DERNIER ROYAUME VI
JOSÉ SARAMAGO 24 LE VOYAGE DE L’ÉLÉPHANT PAR JACQUES FRESSARD
ANNA LUISA PIGNATELLI 25 LE DERNIER FIEF, LES GRANDS ENFANTS PAR MONIQUE BACCELLI
NOIR TOSCAN
HYAM YARED 27 SOUS LA TONNELLE PAR VANESSA AUBERT
JEAN COCTEAU 29 LE COQ ET L’ARLEQUIN, OPIUM PAR JEAN JOSÉ MARCHAND

ARTS EXPOSITIONS 32 MUSÉE DU QUAI BRANLY. LA COLLECTION PAR GEORGES RAILLARD


LA PASSION DES ARTS PREMIERS,
REGARDS DE MARCHANDS
MEDUSA EN AFRIQUE

PHILOSOPHIE MARTIN HEIDEGGER 34 INTERPRÉTATION DE LA DEUXIÈME PAR FRANÇOIS VEZIN


CONSIDÉRATION INTEMPESTIVE
DE NIETZSCHE
PIERRE NAVILLE 36 THOMAS HOBBES PAR JEAN LACOSTE

HISTOIRE CYRIL BUFFET 39 LE JOUR OÙ LE MUR EST TOMBÉ PAR LAURENCE ZORDAN
MARC FERRO LE MUR DE BERLIN ET LA CHUTE
DU COMMUNISME EXPLIQUÉS…
MICHEL MEYER HISTOIRE SECRÈTE DE LA CHUTE DU MUR…
FREDERICK TAYLOR LE MUR DE BERLIN 1961-1989

ÉCONOMIE POLITIQUE EL MOUHOUB MOUHOUD – 40 LE SAVOIR ET LA FINANCE, PAR JEAN-PAUL DELÉAGE


DOMINIQUE PLIHON LIAISONS DANGEREUSES AU CŒUR
DU CAPITALISME CONTEMPORAIN

SOCIÉTÉ ZYGMUNT BAUMAN 41 L’ÉTHIQUE A-T-ELLE UNE CHANCE PAR LAURENCE ZORDAN
DANS UN MONDE DE CONSOMMATEURS ?
PANDÉMIE GRIPPALE…

SCIENCES JEAN-CLAUDE AMEISEN 42 DANS LA LUMIÈRE ET LES OMBRES PAR JEAN-MICHEL KANTOR
JOANNY MOULIN UNE SCANDALEUSE VÉRITÉ

LA QUINZAINE LITTÉRAIRE 44 BIBLIOGRAPHIE PAR OMAR MERZOUG


46 LES ARCHIVES DE PAR GILLES NADEAU
LA QUINZAINE LITTÉRAIRE
ONT COLLABORÉ À CE NUMÉRO : LAURE ADLER (15), ANDRÉ MARCEL D’ANS (17), SILVIA BARON SUPERVIELLE (18),
MURIEL BONICEL (15), MAÏTÉ BOUYSSY (38), NORBERT CZARNY (20), FRED DEUX (31), DOMINIQUE DOU (19),
SERGE FAUCHEREAU (13), LUCETTE FINAS (4), GEORGES-ARTHUR GOLDSCHMIDT (12), SYLVIE GOUTTEBARON (10),
GEORGES GUILLAIN (17), ODILE HUNOULT (18), ALAIN JOUBERT (14), ALAIN JUMEAU (28), GILBERT
LASCAULT (31), JEAN-JACQUES LEFRÈRE (6), MONIQUE LE ROUX (43), CLAUDIO MAGRIS (7), LAURENT
MARGANTIN (21), PIERRE MICHON (10), VINCENT MILLIOT (37), MAURICE MOURIER (30), CHRISTIAN MOUZE (26),
MAURICE NADEAU (5), DOMINIQUE NOGUEZ (11), GÉRARD NOIRET (16), MICHEL PLON (37), GEORGES
RAILLARD (33), CÉCILE REIMS (31), JEAN-PIERRE SALGAS (12), EUGEN SIMION (15), JACQUES SOJCHER (8),
PATRICK SULTAN (28), ALAIN VEINSTEIN (10).

Crédits photographiques Direction : Maurice Nadeau.


Réception des articles : Omar Merzoug (e-mail : omerzoug12@yahoo.fr ou omarmerzoug@gmail.com)
Comité de rédaction : Maïté Bouyssy, Nicole Casanova, Bernard Cazes, Norbert Czarny, Christian Descamps, Marie Étienne, Serge
Couverture : Fauchereau, Lucette Finas, Jacques Fressard, Georges-Arthur Goldschmidt, Dominique Goy-Blanquet, Jean-Michel Kantor, Jean
Jacques Monory Lacoste, Gilles Lapouge, Omar Merzoug, Vincent Milliot, Maurice Mourier, Pierre Pachet, Michel Plon, Hugo Pradelle, Tiphaine
Samoyault, Christine Spianti, Agnès Vaquin, Laurence Zordan.
In Memoriam : Louis Arénilla (2003), Julia Tardy-Marcus (2002), Jean Chesneaux (2007), Anne Thébaud (2007),
P. 7 Louis Monier Louis Seguin (2008), André-Marcel d’Ans (2008), Anne Sarraute (2008).
P. 23 Le Seuil, D. Gaillard Arts : Georges Raillard, Gilbert Lascault. Théâtre : Monique Le Roux. Cinéma : Lucien Logette.
P. 24 Le Seuil, Daniel Mordzinski
P. 26 D. R. Publicité littéraire : Au journal, 01 48 87 48 58.
P. 32 D. R. Rédaction : Tél. : 01 48 87 48 58 - Fax : 01 48 87 13 01.
P. 34 K. de Towarnicki 135, rue Saint-Martin - 75194 Paris Cedex 04.
Site Internet : www.quinzaine-litteraire.net
Pages d’informations 01 48 87 48 58 ; e.mail : selis@wanadoo.fr
Administration, Abonnements, Petites Annonces : Marguerite Nowak 01 48 87 75 87.
Un an : 65 € vingt-trois numéros — Six mois : 35 € douze numéros.
Étranger : Un an : 86 € par avion : 114 €
Six mois : 50 € par avion : 64 € Prix du numéro au Canada : $ 7,75.
Pour tout changement d’adresse : envoyer 1 timbre à 0,56 € avec la dernière bande reçue.
Pour l’étranger : envoyer 3 coupons-réponses internationaux.
Règlement par mandat, chèque bancaire, chèque postal : CCP Paris 1555153P020
IBAN : FR 38 2004 1000 0115 5515 3P02 093 BIC – Identifiant international de l’établissement : PSSTFRPPPAR
Éditions Maurice Nadeau. Service manuscrits : Marguerite Nowak 01 48 87 75 87.
Catalogue via le Site Internet : www.quinzaine-litteraire.net
Conception graphique : Hilka Le Carvennec. Maquette : Daniel Arnault ; e-mail : arnault.daniel@free.fr
Publié avec le concours du Centre National du Livre et de la Région Île-de-France. Imprimé en France

3
LA QUINZAINE LITTÉRAIRE

Anne Sarraute
et le refus du mensonge
E
lle me le dit un jour, il y a une dizaine d’années, d’un Anne voulait moraliser le comportement critique.
ton ferme, avec un air de gravité qui me surprit : « Je Entendons par là qu’elle se méfiait des complicités
ne mens jamais. » C’était en 1999, peu avant la entre les auteurs et leurs éventuels commentateurs,
mort de Nathalie, sa mère. Sans doute me l’avait-elle dit lorsque ces derniers auraient pour tâche de parler de
auparavant et avais-je dû, alors, lui faire les objections leurs collègues, comme c’était parfois le cas à La
qu’on fait en pareil cas, par exemple, dirait-elle à un Quinzaine. Elle croyait, aussi fermement que Bourdieu,
mourant qui lui demanderait si sa mort est proche, que à la permanence des « renvois d’ascenseur ». Je lui
oui, elle est imminente ? Cette fois, Anne devança ma opposais la plainte de Barthes me prenant à témoin :
question en me disant que sa mère avait souhaité sa pré- « Que ferions-nous sans les amis ! » Elle finissait par
sence constante à son chevet à l’instant de sa mort, pré- se laisser convaincre, mais sa malice joueuse lui inspi-
cisément parce qu’elle savait qu’elle, Anne, ne lui men- rait, à propos d’autres livres, l’argument opposé : « Tu
tirait pas. Elle me donna quelques détails sur les questions ne connais pas ses livres précédents ? Mais tu vas être
que ne cessait de lui poser Nathalie et qu’elle lui posa obligée d’en parler ! Quel boulot inutile ! Laisse donc
presque jusqu’au dernier moment : comment ce sera ? ce livre à Untel ! » Si j’y tenais vraiment, je bataillais
Est-ce qu’elle souffrira ? À chaque fois, Anne répondait pour emporter le morceau. Sinon, j’obtempérais. Il y
à juste titre que ce n’était pas encore cela… avait dans ces moments, à La Quinzaine, furtivement
Peu de jours après le décès de Nathalie, j’allai faire et grâce à Anne, un climat de jeu qui me plaisait et qui
une visite à Anne qui me dit, sans que j’aie osé lui poser n’excluait pas le sérieux.
la question : « Tu sais, je n’ai pas pu… » Je compris Lorsqu’un dissentiment s’élevait au sein du groupe,
aussitôt que sa bonté – qui était grande, masquée trop elle cherchait aussitôt à le rasseoir : elle avait
souvent par sa réserve – l’avait inclinée vers l’attitude l’intelligence de ne pas en faire un monument. C’était
rassurante que seul, en pareil cas, permet le mensonge. une personne rare.
Et je lui fus reconnaissante de ce choix, comme si ce
deuil me concernait au plus près. Lucette FINAS

4
LA QUINZAINE LITTÉRAIRE

Pari tenu
E
n des temps très anciens – celui du numéro 3 de La Quinzaine – une jeune femme, lunettes
noires, accompagnée, vient me rendre visite rue de Nesle, dans le bureau prêté par le Club des
Libraires.
« Ma mère vous a écrit... »
En effet, je viens de recevoir une lettre de Nathalie Sarraute – nous nous sommes connus durant la
Résistance, j’ai publié Portrait d’un inconnu (préfacé par Sartre) – me demandant de bien vouloir
m’occuper d’une de ses filles, Anne, qui vient de vivre une période difficile. « Elle est pleine de bonne
volonté, elle pourra vous aider pour votre journal. »
J’avais envie de faire plaisir à Nathalie. Je demande à Anne si je peux l’employer comme secrétaire.
« Il y aura du courrier, le téléphone, les services de presse qu’on commence à recevoir, les gens qui
vont venir nous voir, les auteurs d’articles à “taper”…
– C’est-à-dire… » un sourire : « j’étais dans le cinéma… la photo… Agnès Varda, Chris Marker…
je ne sais pas “taper”… », nouveau sourire, « mais j’apprendrai… ».
Silence.
– Question émoluments, cela ne sera pas le Pérou. Nous avons déjà dépensé pour les deux premiers
numéros l’argent qu’on nous avait prêté.
– Vous avez quand même l’intention…
– De continuer… ? Bien sûr ! Ne vous en faites pas, nous sommes au numéro 3, nous irons jusqu’à
1 000…
J’ai dit cela pour plaisanter. Je ne sais rien de l’avenir. Mais nous croyons à ce que nous faisons, Erval
et moi… Nous ne partons pas seuls. Erval a ses amis de L’Express. J’ai les miens, des Lettres Nouvelles.
Nous avons quelques relations et connaissances. Les deux premiers numéros ont été bien accueillis.
– Tiens, justement… voici un article de François Châtelet à dactylographier…
– Donnez, je vais essayer…
Chère Anne !
Le numéro 1 000… nous y sommes. Anne ne le verra pas, François Erval non plus, décédé il y a une
dizaine d’années, qui nous quittait quatre ans plus tard, déçu de n’avoir pas trouvé les moyens financiers
pour le grand hebdomadaire qu’il rêvait. Mon ambition était autre et plus modeste. Plus circonscrite éga-
lement. Ne dépendre de personne, ni des puissants ni des amis, pas davantage de partis, ou de coteries.
Il n’y avait qu’à regarder autour de soi pour voir où cela menait. Qu’aucune des lignes publiées dans
notre journal ne soit suspecte ! Je n’en voulais pas plus.
Il s’agissait là d’un autre « pari ». Les écrivains que j’ai sollicités pour ce numéro, les collaborateurs
à qui j’ai demandé les raisons qu’ils avaient d’écrire pour La Quinzaine, tous disent dans ce numéro que
cet autre « pari » a été tenu. Bien sûr, ils veulent me faire plaisir et à propos de ma personne ils en remet-
tent un peu, mais ils sont fiers et heureux. Pourquoi ne le serais-je pas ?
L’autosatisfaction a ses limites. Le cocorico passerait mal. L’oiseau est quelque peu déplumé – merci
Raymond Roussel ! – qu’avec Sylvie Gouttebaron nous allons conduire ce 17 octobre à la Halle Saint-
Pierre. Il a perdu en route François Châtelet, Marc Le Bot et Gilles Sandier, Louis Arénilla et Jean
Chesneaux, Julia Tardy-Marcus, Louis Seguin, André-Marcel d’Ans, Anne, notre jeune mère poule. Le
comité de rédaction est toujours d’attaque. Quelques oisillons en renfort permettent à Jacques Monory
de portraiturer La Quinzaine en souriante gaillarde, mais j’ai quand même dû mettre hors service deux
ou trois coucous, et ce que j’avais demandé aux collaborateurs de dire c’est aussi ce que nous avons
manqué : les erreurs, les négligences, les oublis, et je ne m’excepte pas du lot.
Après ce numéro 1 000, qui marque une étape de quarante-trois années de labeur, de joies et de soucis,
La Quinzaine littéraire, dans ce monde qui a pas mal changé, doit prendre un nouveau plumage. En a-
t-elle les moyens ? À vous, amis et lecteurs, de le dire. En attendant, merci à Jacques Monory, à la SIEP,
notre imprimeur, qui nous a fait pour ce numéro un cadeau de prix, merci à tous !
Maurice NADEAU

5
LA QUINZAINE LITTÉRAIRE

C’est l’heure…

À
l’heure où les libraires enquiquinent tout le monde avec leurs « coups de
cœur » médiatisés et se croient obligés de donner leurs jugements sur des
livres qu’on ne leur demande que d’exposer et de vendre ;

À l’heure où le moindre acteur de cinéma, le plus obscur guitariste, le plus récent


ex-ministre mise sur sa notoriété pour nous asséner un roman ou un livre de sou-
venirs, en expliquant que « l’écriture a toujours été sa passion » ;

À l’heure où tout écrivain offre ostensiblement ses archives à l’IMEC et survit


à une œuvre déjà morte, en espérant qu’on lui consacre prochainement une expo-
sition ;

À l’heure où la critique littéraire est remplacée par la réclame de copinage, les


perpétuels renvois d’ascenseur, les comptes-rendus fadasses, le recopiage des
prières d’insérer et les louches de compliments dithyrambiques ;

À l’heure où les représentants officiels de cette critique salissent la chose litté-


raire en participant aux émissions people qui pullulent sur le petit écran vespé-
ral ;

À l’heure où ceux qui se targuent du titre d’écrivains se bousculent pour passer


aux mêmes émissions ;

À l’heure où les « suppléments littéraires » des principaux quotidiens français


sont d’une médiocrité et d’une fadeur telles qu’ils feraient aboyer un chien en por-
celaine ;

À l’heure où la « rentrée littéraire » voit éclore six cents romans chaque automne,
tous pareils, tous médiocres, tous inutiles ;

À l’heure où les grands éditeurs en sont réduits à miser sur le premier roman
de tant de petits cons ;

À l’heure où Max Gallo est entré dans l’immortalité ;

À l’heure où Dominique Bona et Philippe Labro s’apprêtent à l’y rejoindre ;

À l’heure où tant de fantoches inconsistances encombrent l’espace littéraire ;

À l’heure où la littérature devient conformiste jusque dans sa subversion même ;

– En ces heures tragiques et comiques à la fois, je reste fidèle à La Quinzaine


littéraire.

Jean-Jacques LEFRÈRE

6
LA QUINZAINE LITTÉRAIRE

La Quinzaine, notre agora

P
our moi, mais je crois aussi pour bon nombre de ses lecteurs dans d’autres pays, La Quinzaine
littéraire est depuis bien des années, ce qu’était l’agora pour l’Athènes de l’Antiquité, la place
où les poètes et les philosophes, en bavardant avec simplicité et en se mêlant aux gens dans
leur vie quotidienne, découvraient et disaient de manière accessible à tous les vérités profondes de
la vie, de la poésie, de la cohabitation civile, contribuant ainsi, sans trop le faire voir, à améliorer
l’existence de chacun. Attentive avec son flair très fin à saisir les transformations du monde et de
l’art qui le représente, La Quinzaine a un classicisme
profond et limpide, la capacité d’interpréter des livres et des
choses avec une clarté affable et inexorable, sans acroba-
ties intellectuelles artificielles ni compromis. Une infor-
mation qui devient jugement, critique, formation.
Il y a eu, certes, d’autres grandes revues qui ont fondé et
diffusé des mouvements culturels, qui ont provoqué ou res-
tauré, accompagnant le chemin d’une pensée philosophique
ou politique. Mais aucune sans doute n’a été, comme La
Quinzaine, une compagnie, un guide ferme et discret dans
la lecture des livres et du monde. Sa rigueur incorruptible
lui a permis de donner, sans aucun dogmatisme ni préjugé
idéologique, non seulement de l’information mais aussi
des jugements de valeur fermes et motivés, dans une époque
qui semble les mettre au grenier. Il y a eu, et il y a, dans
La Quinzaine une symbiose de génialité, d’originalité et
d’honnêteté artisanale dirais-je, de travail bien fait, comme
dans les boutiques des anciens maîtres ; il y a donc en elle
la vocation artistique la plus authentique parce que, comme
l’écrivait Broch, le vrai artiste n’essaie pas de faire un
« beau », mais un « bon » travail et c’est cela qui lui permet
de créer la beauté authentique.
Aussi rapide et aussi infaillible qu’un limier pour flairer
le nouveau, La Quinzaine a la vocation classique de plonger
dans le temps et de lui résister pour en extraire la valeur ; cette résistance à l’air du temps que pro-
clamait Camus et qui n’est pas nostalgie passéiste mais passion du présent contre toute falsification.
Avoir en main un fascicule de La Quinzaine qui vient de sortir, cela aide à traverser le chaos de la
rue ; ceux qui ont suivi la revue savent combien ils lui doivent, combien elle les a aidés à compren-
dre un peu mieux le monde, les livres, les littératures, fussent-elles les plus lointaines et les moins
connues, les territoires de l’esprit parfois les moins explorés. Son indépendance est pratiquement unique
dans le panorama actuel ; on la touche de la main, on parcourt ses pages, elle est devenue l’odeur de
son papier ou presque. Mille numéros de La Quinzaine : avec ces milliers de feuilles de papier tenaces
mais aussi agréables au toucher, elle s’est construit en quelque sorte un grand bateau de papier sur
lequel nous sommes montés confiants, sans avoir peur des courants ni des tourbillons, parce que le
capitaine Maurice connaît mieux que quiconque les routes – routes au milieu des livres, lesquels ne
sont pas que des livres mais de la vie. Quand j’entre dans des pièces de La Quinzaine, à laquelle je
dois personnellement beaucoup, je me sens chez moi, un peu plus en sécurité, un peu plus moi-même.
Merci à ces mille numéros, à ces nombreuses années, aux amis qui ont contribué à faire la revue, à
l’autorité fraternelle et à la maestria de Maurice Nadeau, le grand frère de nous tous ; au sourire d’Anne,
qui est encore et toujours là, dans ces pièces de l’amitié, et qui éclaire toutes ces pages.

Claudio MAGRIS

7
LA QUINZAINE LITTÉRAIRE

Comment
ne pas être un ami de
La Quinzaine littéraire ?

J
e lis La Quinzaine littéraire depuis plus de quarante ans. J’ai
aussi eu le privilège de collaborer à quelques numéros au cours
des ans.
La Quinzaine, c’est, pour moi, Maurice Nadeau, le capitaine de ce beau
navire littéraire et de la pensée libre. C’était aussi Anne Sarraute, fidèle
des fidèles, souriante, attentive aux livres, aux auteurs, aux collaborateurs,
si présente, même aujourd’hui dans son absence.
La Quinzaine littéraire, c’est la rencontre de poètes, de romanciers, de
philosophes, de psychanalystes, de sociologues, d’historiens, de drama-
turges, de cinéastes, de plasticiens.
Je découvre des auteurs – surtout étrangers – que je ne connaissais pas,
ou seulement de nom, de nouveaux venus à l’écriture, des ouvrages clas-
siques, réédités avec des traductions nouvelles, des créateurs de tous
horizons et de tous genres.
Je me réjouis de la part accordée à la poésie, à l’engagement pour la
langue (la « parole essentielle » de Mallarmé), pour l’histoire des idées,
pour la politique.
La Quinzaine, c’est un périodique, mais surtout un carnet de bord et
de babord, intempestif, vivifiant.
L’information n’est pas oubliée. L’excellente bibliographie (à la fin du
journal) établie, depuis des décennies, par Anne Sarraute. Les expositions,
les spectacles et les films à l’affiche sont signalés et commentés par des
critiques avisés.
Il y a enfin, depuis une dizaine d’années, le « Journal en public » de
Maurice Nadeau qui revisite les livres, le plus souvent d’amis disparus,
qui raconte ses rencontres au fil des jours, qui révèle – une fois encore
– des auteurs méconnus ou inconnus. C’est le journal intime et public
d’un amoureux de la littérature, d’un homme curieux, passionné, qui a
le don de l’admiration et le courage de la mise à distance.
Quand je lis La Quinzaine, je suis en effervescence, impatient de passer
à l’acte de la lecture des livres commentés, d’en parler avec des amis,
parfois d’écrire ou de continuer à rêver.

Jacques SOJCHER,
Bruxelles

8
9
LA QUINZAINE LITTÉRAIRE

Mon premier souvenir est celui-ci…

I
l fait beau, il est deux heures de l’après-midi. C’est Chez Parce que les articles n’étaient pas des articles de circons-
l’ogre, une brasserie près des facs, à Clermont-Ferrand. Ce doit tance : pas de nécrologie toute faite, pas de larmes de crocodile
être au début d’octobre 1966, puisqu’André Breton est mort (celles qu’Aragon avait versées dans Les Lettres Françaises
le 28 septembre. La Quinzaine est ouverte devant moi. Je la lis, pour la même occasion, m’avaient vaguement écœuré).
je l’ai lue. Je ressens soudain quelque chose que je peux formu- Parce que les autres articles de la même Quinzaine, s’ils trai-
ler ainsi : que j’ai été contemporain d’André Breton. Que je ne taient d’auteurs qui certes n’avaient pas la carrure de Breton,
le suis plus, que ce soleil d’octobre ne brille pas pour lui. ne parlaient que d’auteurs remarquables : il n’y avait pas là de
Quelque chose me fit comprendre, avec gravité, que j’avais place pour les romans de rédacteurs en chef. Tout bon écrivain,
été contemporain d’André Breton, quelque chose qu’aucune s’il apparaît parmi des faussaires, est dégradé.
autre des feuilles littéraires de l’époque ne me disait. Pourquoi Parce que les signataires de ces articles n’avaient pas de noms
La Quinzaine seule, me dis-je aujourd’hui (ayant oublié le tonitruants, dévalués par leur présence sur tous les fronts.`
contenu exact des articles), me donna-t-elle cette impression de Parce que Maurice Nadeau, qui ouvrait le numéro, avait la note
gravité ? juste. Ni trop, ni trop peu.
Peut-être parce qu’il n’y avait pas de publicité : la tête de La note juste, l’élégance, la gravité : voilà La Quinzaine.
Breton, apparaissant entre une réclame de cosmétique et un
placard d’éditeur pour un livre à gros tirage, donne Breton pour Pierre MICHON
une marchandise parmi les autres.

C’est peut-être une histoire du temps littéraire…


J e veux dire du temps poétique que constitue pour moi l’idée
même de La Quinzaine littéraire. Je crois que c’était dans les
années 80 (quoi qu’il en soit, justement, ce temps se confond
parce qu’étale, impossible à fragmenter, découper, qualifier), je
Salon du livre et où elle veillait sur le stand de La Quinzaine,
peuplé de photos d’auteurs. C’était ces images-là aussi. Peut-
être que ça a commencé comme ça, avec des images, un style
en quelque sorte, une intransigeance. C’était la littérature en fra-
savais que Mlle Kern, ma tante, était liée à cette histoire, sans ternité de littérature. C’était une présence, une nécessité en noir
trop comprendre comment, mais cette nébuleuse de mots et blanc. La Quinzaine donnait envie de lire jusqu’à plus soif.
agrégés, teintée de la notion de temps, imposait un rythme, un Je sentais profondément cette soif. J’éprouvais donc un certain
tempo à la littérature naissant à mon esprit naissant, c’est-à-dire enthousiasme mais je ne savais pas absolument pas d’où me
une tentation, un paysage où je savais qu’il était bon d’aller, dont venait cette joie profonde, sincère, ignorante de sa source. Un
aveuglément je présumais que je pourrais faire un peu ma vie, mystère comme le choc d’un texte fabuleux, inouï. Je savais sans
puisque d’aucuns le faisaient, qui m’inspiraient. La Quinzaine savoir que Maurice Nadeau, Monsieur Nadeau, savait. Puis dans
ponctuait, ma tante ponctuait. Maurice Nadeau ponctuait, dont le temps ce rendez-vous urgent est naturellement entré dedans
Mlle Kern me parlait dans la maison d’été. Ponctuait le temps ma vie, bien dedans, bien planté pour connaître mieux, un peu
– ce fameux temps perdu pour certains, à lire, imaginer, faire grandir, avec la folie qui va avec une passion pour cette chose-
avec ses petites mains et sa petite tête, des arabesques avec des là, comprise et pas comprise, en dehors. Alors je vais dehors et
mots mal assortis, etc., etc., etc., considéré comme inutile – et je sais que j’ai raison dans cet univers-là, qui demeure, qui
que je remplissais de ces signes de ponctuation, nez dans le texte, donne toujours comme donne une réserve, en amitié.
rêvant. Mais la littérature a besoin de ce temps hors, un arrêt Cher Maurice Nadeau, merci pour cette joie posée une fois
assez grand pour comprendre mieux ce qui se passe, entendre pour toute via la littérature dont vous êtes aujourd’hui et pour
la grande rumeur et faire avec. Je faisais avec. Et j’en avais moi un héros.
sérieusement besoin.
Je retrouvais Mademoiselle au Grand Palais où se tenait le Sylvie GOUTTEBARON

J’ai lu La Quinzaine dès son premier numéro

J e déchiffrais les lettres de la une, qui nommaient les écrivains


en première ligne, comme les affiches de l’Olympia, quelques
années plus tôt, territoire pour moi de la fascination. Chaque
programmation du music-hall de Bruno Coquatrix était à mes
teuse de rêve, c’était moins celui d’une vie vouée aux paillettes
que tournée vers une exigence de vérité, plus proche, plus intime.
Un rêve dirigé vers le dedans, bien plutôt que vers les mirages
du dehors. Et de quinzaine en quinzaine, les sommaires m’ont
yeux un programme de rêve. Il n’y avait pas de gloire inattei- appris à ne pas me tromper d’espoir. Encore fallait-il ne pas
gnable, puisqu’il y avait le haut de l’affiche… confondre la fièvre de la hâte avec l’urgence de l’essentiel.
Une idée de la gloire que La Quinzaine de Maurice Nadeau
a fait voler en éclats. Si elle était, tout autant que l’Olympia, por- Alain VEINSTEIN

10
LA QUINZAINE LITTÉRAIRE

Quarante-trois ans de veine à La Quinzaine

I
l me fallait, pour mon titre, une rime à des guides de montagne et des clous. »
« quinzaine ». « Bazaine », « benzène », 1996 On me fait l’honneur de me
voire « archidiocésaine » rimaient bien demander un article pour le numéro spécial
mais nous éloignaient du sujet. J’ai finale- de l’été, « Le livre, quel avenir ? ». Je fais
ment hésité entre « veine » et « déveine ». dans le laconique, façon Beckett, et
Eu égard à tous les bonheurs qui me sont réponds en trois mots : « Chi lo sa ? »
arrivés grâce à La Quinzaine littéraire, j’ai L’article ne paraît pas.
choisi le premier. Brève justification chro- 2005 (1er mars) J’envoie à Maurice
nologique : Nadeau mon essai Défense de « de »
1967 (15 décembre) J’envoie, au flan, un (contre la disparition des prépositions en
article sur La Tactique du texte, de Jean français). Pas de réaction explicite, mais je
Pernodoux. À ma grande surprise il est note que, dans son « Journal en public » de
accepté. Maurice Nadeau me fait juste retirer La Quinzaine, il emploie 38 fois le mot
un jeu de mots bourvilesque sur « la tac-à- « de », sans parler de 11 « d » apostrophe :
tac-tactique du gendarme » (Pernodoux, j’y vois un discret hommage.
comme Breton, était fils de gendarme). 2008 Mon éditeur se plaint : – Cela fait
L’article a un certain écho (deux lettres de dix ans que vous n’avez plus d’article dans
protestation). Il m’est même payé ! La Quinzaine !
1976 Je publie mon premier roman, Le Moi : – C’est peut-être que, pour eux,
Hussard rouge. Ô surprise, ô joie, il est cela fait dix ans que je suis un auteur qui
signalé dans la rubrique « bibliographie » du résiste à la critique ?
journal. Cinq lignes (les seules, d’ailleurs, qui Lui : – Moi, je dirais plutôt que cela fait
lui seront consacrées, en dehors d’un bref dix ans que, pour eux, vous n’existez pas.
éreintement dans un mensuel suisse). Cinq lique de la vigne. Nous arrosons cela chez Et d’ailleurs, si j’en juge par vos chiffres
lignes objectives et denses, sans perfidie ni mon éditeur au morgon. de vente, pour les autres non plus !
inexactitude ! Cinq lignes impeccables ! « Le 1990 Ma photo en gros sur la couverture Moi (finaud) : – Une petite cure
Hussard rouge / Éditions du colibri, / 824 p., du numéro 566. Pas compris pourquoi ils d’inexistence n’a jamais fait de mal à per-
95 F / Un roman d’apprentissage, / le premier m’ont rajouté une moustache. Et puis, j’ai sonne !
de l’auteur ». Bravo les artistes ! beau savoir ce qu’est le journalisme, qu’on 2009 Pour le numéro 1 000, on me
1980 Je publie mon deuxième roman, n’est jamais à l’abri d’une distraction ou demande mon avis général sur La
Le Hussard vert. Cette fois, j’obtiens huit d’une coquille, tout de même m’appeler en Quinzaine. Si je m’écoutais, contrairement
lignes ! grosses lettres rouges « Octave Mirbeau » ! à tous ces Français gentiment colonisés qui
1984 Pour mon troisième roman, Le Je vais demander un rectificatif. vont disant que rien ne vaut la New York
Hussard jaune, j’ai droit à un article 1992 Deux fois à l’honneur la même Review of Books, je dirais que La Quinzaine
complet de Daniel Oster. « C’est l’un des année. Maïté Bouyssy consacre quelques littéraire pourrait être la vraie rivale de la
critiques les plus aigus et les plus cultivés lignes à mon roman La Jambe, concluant NYRB dans le monde, ce qu’elle est parfois,
d’aujourd’hui », m’avait annoncé en exul- énigmatiquement que « ça lui en fait une si un mécène ou l’État lui permettait de très
tant mon attachée de presse. Elle a moins belle ». Et Gilbert Lascault salue mes bien payer les articles et ainsi, comme la
exulté quand elle a lu l’article. « Beaucoup Contes pour trois lapins bleus en obser- NYRB, de s’assurer dans chaque numéro
de fondus enchaînés », notait Oster, se réfé- vant : « Il y a dans ce petit livre des lapins, les concours, y compris internationaux, les
rant à la structure cinématographique du mais aussi des tortues, des canards, des plus prestigieux. Mais je ne le ferai pas car
roman. Mais c’était pour ajouter : « Très vite coccinelles, des pucerons, des gaufres, des on croirait encore que je plaisante.
on souhaiterait un bon fondu au noir, sans roseaux, du persil, des portes, des routes,
enchaînement. » Et de conclure : « Rouge,
vert, jaune… L’auteur mobilise en vain
toutes les couleurs de la palette : il n’est que
gris, d’un livre à l’autre. » Cela me sert de
leçon : je décide d’appeler mon roman
suivant Le Hussard invisible.
1987 Cette année, je n’ai rien écrit. La
Quinzaine n’a rien écrit sur moi non plus.
Match nul, accord parfait.
1988 Mes actions remontent. Après
mon petit libelle De l’art ou du cochon,
Georges Raillard salue mon incoercible
goût de la plaisanterie (à vrai dire, il
emploie seulement le mot « plaisantin »
et mon éditeur prétend que ce n’est pas
forcément élogieux).
1989 De mieux en mieux : La Quinzaine
publie en bonnes feuilles une page et demie
de mon essai sur La Signification symbo-

11
C’ÉTAIT HIER

Une quinzaine pas comme les autres

C
e qui est particulier à La Quinzaine et la différencie de Mais La Quinzaine littéraire est aussi un extraordinaire conser-
beaucoup d’autres journaux littéraires, c’est son timbre, vatoire où les futurs commencent. Que de jeunes écrivains
presque sa voix. Il suffit d’ouvrir ce journal (ce n’est pas doivent à La Quinzaine leurs premières recensions, car les col-
une « revue ») pour être déshabitué d’un ton coutumier dans laborateurs sont toujours attentifs à ce qui n’éveille pas forcé-
lequel il est facile de se glisser. On ne peut deviner d’avance, ment l’attention et qui pourtant fait vivre la littérature. Certains
on ne peut finir les phrases sans avoir besoin de les lire. En y travaillent régulièrement depuis plus de trente ans, pris tou-
d’autres termes les rédacteurs bénévoles toujours par amitié jours par l’enthousiasme, l’étonnement et le besoin parfois de
pour Maurice Nadeau qui le mérite bien ne recourent pas plus mettre les choses au point.
aux clichés verbaux qu’aux clichés de « pensée ». Ce qu’on y La Quinzaine est sans exclusive, mais conduite par des évi-
lit est toujours quelque part inattendu et ne va pas tout seul. Il dences absolument claires qui n’ont pas besoin d’être définies
y a une astreinte d’écriture et de réflexion car il est moins facile plus avant. C’est l’absence absolue de haine, un certain espoir,
qu’il y paraît de ne pas suivre le fil de sa plume. Si bien qu’on une constante curiosité, une recherche sans tabous et sans pré-
sait immédiatement que La Quinzaine est à gauche sans pour jugés qui la caractérisent à l’instar de son fondateur Maurice
autant être de gauche puisque tout ce qui n’est pas de l’ordre de Nadeau.
la répétition et du « ready made » ou du par cœur est censé être
du « mauvais esprit », à gauche. Georges-Arthur GOLDSCHMIDT

1983-1990
M
es premiers souvenirs de La Quinzaine sont liés au l’écart de l’université, qui alors se referme sur sa « reproduc-
« Point G » (j’ai assisté à la genèse de ce dossier proposé tion », et des « médias » (rien à voir avec la presse) à l’hétéronomie
par Anne Fabre-Luce ; mon premier papier – contre de plus en plus autonome. Bonheur du comité qui sédimente
Pascal Bruckner, Jean Clair et François Georges – paraît à sa dans sa diversité le demi-siècle de Maurice Nadeau « revuiste »
suite dans le n° 401 du 16 septembre 1983). « Illusion auto- (de Marcel Bisiaux à François Maspero…).
biographique » ? En 1983, j’avais trente ans et le sentiment vif Au journal (hors de lui), je dois d’avoir connu Daniel Oster
d’une cassure dans le champ littéraire et intellectuel, d’une (Nadeau dans le numéro du 1er janvier 2009, revient sur ses
Restauration qui très vite se nouera au Spectacle. Venu voir Rangements « un livre que nous avons négligé en son temps ») :
Maurice Nadeau au printemps pour lui proposer cet article, il nous eûmes même le projet d’une revue mallarméenne nommée
m’a demandé si je connaissais « quelqu’un comme moi » : je Ptyx. Mon grand regret : n’avoir pas réussi à faire se rejoindre
me suis retrouvé engagé sur le champ (à mi-temps) comme l’incarnation du capital symbolique (Maurice Nadeau ou l’homme
« courriériste littéraire ». Je ne retrouverai cette générosité sans Rolex) et son théoricien Pierre Bourdieu, admirateur de son
(l’individu préféré à sa « position ») que chez Duchateau ou Flaubert, qui cherchait, à la fin des années 80, un partenaire pour
Borzeix (France-Culture), Blaise Gauthier au Centre Pompidou, Liber (un projet voisin de la Revue Internationale, de ce que tente
ou Yves Mabin (Affaires étrangères)… aujourd’hui la R.I.L.I.) qui se tournera vers Le Monde avant de
De Maurice Nadeau, vous n’allez pas me croire, le premier se replier sur l’université. Un déjeuner eut lieu (je me souviens
texte que je crois avoir lu est sa préface à l’édition 10-18 de du gratin dauphinois).
Ferdydurke (à la maison de la presse de ma grande banlieue – Huit ans durant, je fus préposé aux entretiens (je me souviens
le livre de poche Hachette fut soudain bousculé par 10-18 et la des « écrivains et leurs lectures » – de Jean Cayrol ou Henri
collection Poésie-Gallimard). Puis, arrivant à Paris en 1970, Thomas à Philip Roth ou Milan Kundera – et des romanciers de
l’Histoire du surréalisme, qui inaugurait la collection Points- l’Est que ce dernier me fit rencontrer). Et à la mise en œuvre
Seuil. Si je me souvenais très bien du premier numéro du journal des numéros spéciaux : Vingt ans (459), France (491), 500, etc.
(Nadeau sur Le Déluge de Le Clézio), je ne l’ai lu attentivement Le n° 532 (mars 1989) Où va la littérature française ? y insiste :
que lors d’un séjour de deux ans en Afrique (« prof de philo » le bon côté de la mutation en cours pourrait être que la littéra-
à Niamey, Niger), surtout épluché la bibliographie (œuvre, je le ture française est devenue pour elle-même « une littérature étran-
saurais plus tard, d’Anne Sarraute). J’ignore en 1983 presque gère parmi d’autres », le statut change des littératures étrangères
tout des Lettres Nouvelles dont la collection m’éblouit (le monde se met à ressembler aux Lettres Nouvelles…), en
aujourd’hui. Nadeau signifie modernité : ma tête est tout occupée témoignent les Belles Étrangères – et les numéros Brésil,
de Paradis et de La Distinction, et dans la littérature immédia- Portugal, Espagne, Grèce, Hongrie, Finlande. Auxquels j’ajoute
tement contemporaine, mon grand homme est Jean Echenoz à l’URSS (n° 468, été 1986, qui espère dans la perestroïka, malgré
cause du Méridien de Greenwich (1979). Tchernobyl). L’immense intérêt pour l’Est (rappelez-vous la
À l’exemple de ce premier papier (je réenfoncerai le même clou Lettre Internationale d’Antonin Liehm) cessera paradoxalement
en 1987 à propos d’Alain Finkielkraut), La Quinzaine me semble après 1989.
lieu idéal pour être critique dans les trois sens du mot (recension, 1990 : je quitte La Quinzaine mais pas Maurice Nadeau, je
conditions de possibilité, plutôt contre. Qui plus est en se tenant pars pour écrire sur G comme Gombrowicz, « un Polonais qui
entre les domaines. J’ai toujours lu la philosophie comme le avait le tort supplémentaire de vivre en Argentine », qu’il a
roman policier (Deleuze), et dans les romans l’aventure d’une écri- publié en français à partir de 1958.
ture plus que l’écriture d’une aventure (je n’ai d’ailleurs jamais
compris qu’il y ait deux comités du mercredi). Un lieu rêvé à Jean-Pierre SALGAS

12
Années soixante

L
a Quinzaine littéraire a si bien jalonné la fallait choisir les collaborateurs du journal au
plus grande partie de ma vie d’écrivain sein de ces grandes maisons. Maurice Nadeau,
que je m’imagine l’avoir toujours connue. toujours soucieux de son indépendance, croyait,
Ce sont pourtant ses débuts lointains, il y a qua- au contraire, que c’est une équipe spécifique
rante ans et plus, qui me restent les plus pré- au journal qui lui donnerait sa cohérence, évi-
sents. demment sans exclure les renouvellements
internes et le concours occasionnel de spécia-
Maurice Nadeau, pour qui je collaborais listes et de sympathisants fidèles. Erval a
déjà aux Lettres Nouvelles, m’avait mis en bientôt rompu avec le journal ; on y perdait en
main le premier numéro de La Quinzaine lit- appuis financiers mais on y gagnait en liberté.
téraire. Bien évidemment, j’étais ravi de par- Plaie d’argent n’est pas mortelle, dit le pro-
ticiper si peu que ce fût au numéro suivant. verbe, mais elle sera plus d’une fois si péril-
Quel débutant ne l’aurait pas été ? Malgré leuse que La Quinzaine aurait disparu sans
divers prophètes jaloux qui prédisaient : Vous l’aide de ses amis officiels et privés.
verrez, un journal qui se veut au niveau d’une La Quinzaine avait désormais sa vitesse de
revue tout en suivant l’actualité, ce n’est pas croisière et son cap implicitement définis par
possible, ça ne tiendra pas, etc. J’adhérais allè- Maurice. Le principal changement au sein du
grement au concept sans penser que, bon an journal a été la division en deux du comité de
mal an, je dénombrerais un jour 224 articles, rédaction pour faire face à l’abondance de
lettres, chroniques et traductions dans ce publications : un comité pour les lettres et les
journal, jusqu’au début des années 80 où le arts, et, la semaine suivante, un comité pour les
travail à l’étranger me couperait de l’actualité sciences et la philosophie, alternativement. Si
française et rendrait mes contributions plus les deux comités ne discutaient pas ensemble,
sporadiques. Quels que soient les pays visités, Maurice et Anne assuraient la liaison. Je ne sais
je demandais cependant : Avez-vous lu La plus quand est apparue l’idée de regrouper
Quinzaine ? Vous ne lisez donc pas La éventuellement un ensemble d’articles autour
Quinzaine ? Et maintes fois j’ai distribué des d’un thème particulier, préfiguration du
numéros dans des Paraguay et des Tadjikistan numéro spécial de l’été. Je vois cependant qu’à
reculés. la fin de 1969, Claude Bonnefoy et moi-même
Paru le 15 mars 1966, le premier numéro se avions été chargés de constituer un dossier sur
présentait hardiment, sans aucune explication, le roman érotique dont une vague déferlait
sans aucune déclaration d’intentions, comme si alors dans les librairies.
le journal existait depuis longtemps. La diver- Des scènes, des bribes me restent de cette
sité de ses intérêts et la qualité de ses textes par- préhistoire : François Châtelet secouant sa cri-
leraient pour lui. Avec les noms de Maurice nière en signe de désapprobation, un jeu de
Nadeau et François Erval, pas de comité de mots de Bernard Cazes qui détendait
rédaction annoncé mais l’adresse de la rédac- l’atmosphère, Gilles Lapouge avançant calme-
tion dans une petite rue du Quartier latin où je ment « Il me semble que… » ou Maurice Henry
crois n’être allé qu’une ou deux fois. Un peu apportant un dessin de crocodile pour mon
plus tard viendrait l’installation des bureaux, article sur V. de Thomas Pynchon. À cette
pour de longues années, dans la rue du Temple, époque, Anne Sarraute installait ma fille
avant l’actuelle rue Saint-Martin, dans ce même cadette, trois ou quatre ans, devant les corbeilles
quartier de l’Hôtel de Ville où n’a pas toujours à papier dans un bureau attenant au lieu de
existé le Centre Pompidou. réunion, et, durant le temps où débattait le
Il y avait cependant une réunion de six à huit comité, le plaisir de la gamine consistait à sortir
collaborateurs, selon un rituel toujours le tous ces papiers, les défroisser, les mettre à plat
même. Quand on arrivait, les paquets de livres et les classer selon leur taille et leur couleur. Ce
nouveaux étaient sur la grande table devant n’était peut-être pas radicalement différent de
Maurice qui les introduisait l’un après l’autre ce que nous faisions dans la pièce voisine.
en quelques phrases. On en discutait, on rete- Je possède toujours ce numéro un à cou-
nait, on écartait, on décidait de qui ferait quoi verture orange dont j’ai parlé plus haut. Ses
ou à quel fin connaisseur on ferait appel. Anne 32 pages ont le même format que celui
Sarraute n’a pas tardé à être la grande prê- d’aujourd’hui. Nombre de ses collaborateurs
tresse de ces cérémonies sans cérémonie, son ont disparu : Samuel Beckett, Roland Barthes,
rire dominant les éventuels désaccords véhé- Pascal Pia, Jean-Louis Ferrier, Albert-Marie
ments. Assez vite, les conceptions ont divergé Schmidt… Il est probable que les numéros
entre Maurice Nadeau et François Erval. Si je récents portent aussi des signatures dont on
me souviens bien, ce dernier avait une préfé- s’étonnera plus tard.
rence marquée pour les grandes maisons
d’édition et leur politique ; il croyait aussi qu’il Serge FAUCHEREAU

13
C’ÉTAIT HIER

Le jeu des mille Quinzaine

A
u beau milieu du mois de mars 1966, alors que l’autodissolution du groupe surréaliste en 1969,
mes amis et moi nous agitions au sein du quelques-uns de ceux qui pensaient avoir emporté le
groupe surréaliste – André Breton était encore Mouvement à la semelle de leurs godillots, écrivirent
des nôtres, même si sa santé commençait à décliner –, au Président Mitterrand pour solliciter le soutien de
une nouvelle gazette fit son apparition, entre nos l’État afin de créer un Musée consacré au Surréalisme.
mains et sous nos yeux, qui attira notre attention par Un comble ! Maurice Nadeau publia leur supplique,
ses ambitions, comme par son créateur : Maurice accompagnée d’un brin d’ironie qui en agrémentait la
Nadeau. Elle s’appelait déjà La Quinzaine littéraire, saveur. La fameuse goutte d’eau se profilait à
et venait compléter la revue mensuelle Les Lettres l’horizon ! Plusieurs anciens membres du groupe
Nouvelles, essentielle publication, dirigée aussi par firent état de leur réprobation et, pour ma part,
Nadeau depuis une dizaine d’années. j’adressais une longue lettre à La Quinzaine, qui
Comment, en effet, parler de La Quinzaine sans démontait et dénonçait la manœuvre en termes plutôt
d’abord évoquer celui qui su lui conférer toutes les vifs. Nadeau se fit un plaisir de publier le tout, ce qui
qualités nécessaires pour durer plus de quarante ans, mit fin à l’indécent projet ! Ce fut là ma première «
et atteindre ce légendaire numéro 1 000 que nous participation », en tant que lecteur/collaborateur.
célébrons aujourd’hui. Entre Nadeau et les surréa- D’autres années passèrent. Et puis un jour, échauffé
listes, il est de notoriété publique que plusieurs « dif- par ce qui s’écrivait, çà et là, sur la « fin » du groupe
férends » nous opposèrent au fil de l’histoire. Mais – des informations volontairement erronées étant dis-
les compteurs furent remis à zéro par une lettre que tillées par ceux-là mêmes qui s’étaient ridiculisés avec
lui adressa, le 16 juin 1965, l’ensemble du groupe, la lettre à Mitterrand –, j’entrepris de révéler la célèbre
Breton en tête. Extrait : « Nous n’oublions pas que « vérité-qui-n’est-pas-bonne-à-dire » dans un ouvrage
notre accord a été total sur la guerre d’Algérie, sur que je portais aussitôt à Nadeau, lequel décida très vite
la Révolution hongroise, sur la prétendue déstalini- d’en être l’éditeur (1). Dans la foulée de cette déci-
sation. Nous n’oublions pas que vous avez combattu sion, il m’invita à participer à La Quinzaine, selon mes
la veulerie d’un bon nombre d’intellectuels de gauche, désirs. J’acceptais avec enthousiasme et ouvris une
aussi bien lorsqu’ils tentent de faire passer l’assassin chronique intitulée « La Boîte noire » où j’avais « carte
Siqueiros pour un martyr que lorsqu’ils feignent blanche » !
d’ignorer le monstrueux procès Brodsky, poète Ainsi, de simple lecteur et correspondant occa-
condamné pour crime de poésie en Russie en 1964. sionnel, je devins successivement « écrivain recensé »,
Pour nous, Surréalistes, la publication, par Les Lettres collaborateur régulier, puis critique épisodique de ce
Nouvelles, des œuvres de Norman Brown, magazine où je me sentais parfaitement à l’aise,
Gombrowicz, Arno Schmidt, Norman Cohn, Savarius, l’amicale connivence qui nous rapprochait, Nadeau et
Anthony Shafton et du Littérature et Révolution de moi, n’étant pas pour rien dans l’affaire. Et c’est tou-
Trotsky a contribué à un approfondissement théorique jours vrai à l’heure où j’écris ces lignes.
et à un enrichissement sensible essentiels. » La place de La Quinzaine dans le paysage littéraire
C’est ainsi que je devins, comme nombre de mes actuel est évidemment capitale. Seule – ou presque –
amis, un lecteur assidu de La Quinzaine, puisque cette publication permet de suivre au plus près
Nadeau était à la barre et que nous avions tant en l’actualité immédiate, ou soigneusement décalée, de
commun. Je crois bien que très peu de numéros ce qui se publie en France, que ce soit dans le domaine
m’échappèrent, sauf si quelque voyage à l’étranger, ou purement littéraire comme dans ceux qui relèvent du
même en France – la gazette n’atteignant pas toujours politique, de l’Histoire, de la poésie, de la sociologie,
les coins reculés de l’Hexagone ! –, m’empêchait de ou de tout autre question relative à la vie de l’esprit
l’acquérir. Un beau jour, ma compagne, Nicole et de la connaissance. Je lui dois la découverte de nom-
Espagnol, et moi-même, nous trouvâmes dans breux ouvrages à côté desquels je serais probable-
l’embarras : nous devions déménager, et ment passé si La Quinzaine n’en avait pas parlé. On
l’impressionnante collection que j’avais constituée ne ne saurait envisager sans dommage la disparition d’un
pouvait nous suivre pour diverses raisons matérielles. pareil instrument de plaisir – ce plaisir à nul autre
Avec bien des regrets, nous fîmes venir un libraire pareil : la lecture…
intéressé qui se chargea (c’est le mot) de descendre nos
sept étages sans ascenseur, croulant sous le poids des
cartons, épuisé par plusieurs voyages, et murmurant Alain JOUBERT
entre ses dents « Être libraire, c’est d’abord être musclé
! ». Cher homme ! 1. Alain Joubert, Le Mouvement des surréalistes, ou
Les années passèrent. Et puis un jour, bien après le fin mot de l’histoire, 2002.

14
Aussi loin
que je me souvienne…
L
a Quinzaine littéraire a toujours fiable de la production littéraire, intellec-
rythmé mon travail de librairie, depuis tuelle et artistique, par les choix manifes-
Autrement dit avec Georges Dupré, la tés, les engagements, l’ouverture aux
librairie face au Luxembourg, jusqu’à diverses disciplines. Elle est aussi un outil
Tschann à Montparnasse, il y a plus de précieux : il est fréquent que les articles
vingt ans maintenant. servent de référence auprès de nos clients,
Nous ne la vendons en librairie que ils nous permettent de proposer et de
depuis peu de temps ; comme elle devenait défendre les ouvrages mentionnés.
difficile à trouver en kiosque, c’était tel- Je ne connais pas d’équivalent à La
lement simple et tentant pour nos lecteurs Quinzaine littéraire, et sa singularité, sa
de l’ajouter à une pile de livres soigneu- longévité nous permettent aujourd’hui d’en
sement choisis – telle une cerise sur le fêter la millième livraison avec vous, cher
gâteau si je peux oser en cette date anni- Maurice Nadeau, et avec les nombreux
versaire. Il n’est pas rare que nous en ven- rédacteurs devenus des amis et des com-
dions, à chaque livraison, une trentaine plices au fil d’une longue fréquentation.
d’exemplaires, avec bonheur.
La Quinzaine littéraire, jusqu’à ce Muriel BONICEL,
numéro 1 000, a toujours été un repaire librairie Tschann

Comme un bateau admirable…


le fait que les critiques français

J e lis depuis longtemps – dès que j’étais


jeune lecteur de la langue et de la littéra-
ture roumaine à Paris-IV, Sorbonne, au
début des années 70 – la revue La Quin-
d’aujourd’hui pensent, comme nous aussi,
que l’institution de la critique littéraire est
en crise. Et que la « société interprétative »
où nous sommes prêts à entrer ou où nous
zaine littéraire, une publication, je peux sommes déjà entrés nous a laissés, pas prêts,
dire, qui m’a accompagné le long de ma dans la charge des lois du marché…
carrière intellectuelle. Ce n’est pas la seule, Quoi faire ? Rien autre chose qu’aller
c’est sûr, mais elle est la première, de plus loin. La critique littéraire peut mourir
l’espace francophone, que je cherche. Et, (la variante pessimiste), mais elle ne peut
après l’avoir lue, j’ai toujours quelque chose pas renoncer…
à gagner. J’apprends, par exemple, quels Situé dans l’arrière-garde de l’avant-
sont les romans parus qui méritent être lus, garde – comme pensait autrefois Roland
quels sont les grands écrivains qui ont été Barthes qu’il est propre à un critique lit-
réédités, enfin, je suis avec attention les téraire – La Quinzaine littéraire passe,
dialogues dans la revue et je me fais une comme un bateau admirable, la frontière
opinion sur les problèmes qui troublent du numéro 1 000. Je lui souhaite de conti-
l’intellectualité française. Les semaines nuer son chemin dorénavant…
passées j’ai lu, par exemple, la discussion
sur la critique littéraire, un thème qui nous
intéresse tous, à l’Est, aussi bien qu’à
Eugen SIMION,
Académie roumaine
l’Ouest de l’espace européen. Je découvre

Toujours en éveil…
L
a Quinzaine littéraire représente pour incarne pour moi une lumière toujours
moi depuis que je suis étudiante un allumée dans la nuit.
espace de liberté, un atelier de créa- Grâce à votre journal, j’ai pu découvrir
tion, une prise de risque permanente. des auteurs et ouvert mon imaginaire à
En ces temps où la presse est souvent d’autres sensibilités et je ne saurais assez
vouée au commentaire promotionnel de vous en remercier.
l’actualité, La Quinzaine littéraire par son
indépendance matérielle et dans son esprit
critique toujours en éveil, ce journal Laure ADLER

15
POÉSIE

Choses qui ont fait battre le cœur rue du Temple


Les photos en noir et blanc de Faulkner, de Kafka et de Michaux au-dessus du fauteuil
La bande violette du n° 333 et l’impression que l’on a eue non pas de devenir critique mais
de pouvoir se battre pour ce qu’on aimait
En pages intérieures était publié un extrait de Mille-Plateaux
Le premier verre levé comme membre du comité
La rampe dans l’escalier coudé, avec ses moellons et son odeur de
La tenir s’était mettre la main sur la main de présence qui avaient
fait rêver et réfléchir
Le léger courant d’air qui agitait les rideaux de la fenêtre derrière les piles de livres de l’été
Le rire d’Anne à quand trop c’était trop
Les avis précis de Serge Fauchereau, volontiers en retrait et qui attendait toujours le
moment précis
Les discussions sous l’horloge astronomique de Beaubourg
On ne sait plus à quel moment des 407 655 400 secondes qu’elle égrena

Choses qui ont un goût de regret


Avoir émis des réserves sur les vers de Robert Sabatier
La disparition subite de la très protégée Ursule Lecointreau et de ses pilules
Le doigt qu’on n’a pas levé pour dire que Phrase de Lacoue-Labarthe était un des grands
livres de poèmes des vingt dernières années
Mais il y avait la crainte d’être désavoué par l’auteur et tout son arsenal contre ce qui
revendiquait la notion de beauté
La place libre qu’on a laissée aux habiles et aux savants parce que l’on méprisait ce qui
avait allure de « vie littéraire » et que l’on était naïf
Aujourd’hui on grogne contre les Héritiers et le règne des « hors-normes », des
« atypiques » mais on n’avait qu’à retrousser ses manches
Le tas de plaquettes où l’on allait farfouiller, « le biffin » avait un jour dit Maurice

Choses élégantes
Les bretelles à rayures colorées sur la chemise de Maurice
La couverture des Lettres Nouvelles en 1978
Les paroles de Marcel Bisiaux relatant ses rencontres avec Artaud dont il possédait toujours
un gant
La petite-fille de Jacques Fressard dessinant au feutre un bonhomme
La formule « C’est dans le tiroir » pour dire qu’un article ne passerait pas
La calligraphie de Anne sur son cahier

Choses qui ont continué de faire battre le cœur


Composer le code et sonner fort avant d’entrer
Les colonnes et les photos d’un numéro spécial poésie, parce que celle-ci n’est pas
spécialement bien servie
Le cerisier pour abriter les repas du jardin. Moins d’une heure de retard pour parvenir dans
ce coin de banlieue relève de l’exploit
Le Journal de Lecture en fin de journal
Appartenir à quelque chose qui résiste

Gérard NOIRET

16
POÉSIE

Au-delà de l’accueil

C
’est à Gérard Noiret que je dois la chance de collaborer serie. Dont le temps et une certaine habitude m’ont naturelle-
depuis une dizaine d’années à La Quinzaine littéraire. De ment enseigné la niaiserie.
façon ponctuelle certes mais fidèle. Confiné dans une Quelques dizaines d’articles plus tard j’ai le sentiment que
région que beaucoup imaginent toujours assommée par les cette relation que j’ai entretenue avec La Quinzaine m’a forti-
brumes du Nord je m’étais à l’époque fixé comme objectif de fié. M’obligeant à découvrir, m’ouvrir à des sensibilités et des
faire découvrir aux publics scolaires, souvent ignorants en la écritures multiples. Souvent originales. Me permettant d’élargir
matière, ces terres réputées elles aussi ingrates de la poésie mon goût, ce goût dont Ponge écrivait qu’il était une chose plus
actuelle. Je ne craignais donc pas, je recherchais plutôt, la vitale encore que les idées. Une sorte d’intelligence charnelle
confrontation avec les œuvres nouvelles, attitude malheureu- débordant les théories, les réflexes étroits de l’idéologie. J’ai vite
sement peu naturelle au corps enseignant dont je fais partie. perçu également que les œuvres contenaient en elles-mêmes un
J’ai toutefois décliné la première proposition faite par Gérard certain nombre de clés qui permettaient de les comprendre.
Noiret de participer à un numéro sur le grand poète québécois Qu’on pouvait presque toujours à condition d’être attentif, y per-
Gaston Miron. Écrire pour La Quinzaine ne se réduisait pas pour cevoir, de façon plus ou moins souterraine et continue, leur
moi à produire un travail d’information et de commentaire plus propre discours critique.
ou moins pertinents sur un auteur mais signifiait – fantasmati- Ce que j’ai compris aussi c’est que contrairement à l’idée que
quement sans doute – entrer dans le puissant courant de l’histoire j’avais retirée – sûrement à tort – de ma formation universitaire
littéraire que la vaste personnalité de Maurice Nadeau incarnait et de mon expérience de professeur dressé aux explications
à mes yeux. Je ne me sentais pas à la hauteur. En lui remettant canoniques, aucune lecture ne peut être la simple réception d’un
un article j’aurais craint d’être immédiatement perçu comme un contenu objectif. La lecture, pour parler comme Michel de
vulgaire imposteur. J’ai lu depuis le beau livre de Belinda Certeau, ne peut se résumer à un simple dispositif d’accueil.
Cannone sur ce sentiment d’imposture et compris à quel point C’est un phénomène complexe de l’ordre aussi du braconnage,
il est déconnecté de la valeur véritable. liée qu’elle est aux nécessités de l’instant, aux émotions du
Je ne sais plus trop par quels troubles processus internes j’ai présent, aux rencontres improbables. Engageant tout simple-
fini par accepter la seconde proposition de Gérard, transmise par ment la vie. Sa saisie créatrice. Cette prise de conscience que
Anne Sarraute, me soumettant cette fois deux recueils de poètes, j’avais sûrement déjà effectuée sur le plan théorique est devenue
à l’époque très mal connus de moi : Ariane Dreyfus et Hélène par la pratique de l’activité critique menée à terme, la matière
Sanguinetti. Deux ouvrages déroutants par leur écriture ne res- d’une évidence intérieure à laquelle je dois aujourd’hui un sur-
semblant à rien de vraiment connu et travaillés par des sensibi- croît de liberté. Et de force.
lités puissantes appliquées à des univers qui m’étaient en outre Une force, que sur le terrain social, l’association même infime
peu familiers. L’orgueil sans doute, des lectures attentives et une de mon nom à celui de La Quinzaine a accentué auprès de
assez grande plasticité intellectuelle qui me permet progressi- quelques autres. Je n’imaginais pas combien le prestige de La
vement de saisir et d’épouser les mouvements d’un auteur, d’en Quinzaine dans les milieux littéraires pouvait rejaillir jusque sur
comprendre le projet, d’en découvrir les ressorts et d’en ressentir ses plus modestes et discrets collaborateurs. J’y ai gagné d’avoir
peu à peu les effets tout en les remettant en perspective, m’ont été écouté, parfois suivi, d’avoir pu faire avancer jusque dans
permis d’aller au bout de ce qui se présentait à moi comme une mes lointains territoires quelques beaux projets culturels.
gageure : envoyer à Anne Sarraute les deux articles que je Pour tout cela, je dis merci.
m’étais engagé à lui remettre dans un délai d’une quinzaine de
jours. Sur ces deux articles le premier ne parut jamais. Trop Georges GUILLAIN
long ? Pas bon ? Perdu ? Mystère. Je ne découvris le second que
quelques mois plus tard alors que j’en avais fait définitivement Georges Guillain vit à Boulogne-sur-Mer. Il est missionné pour la pro-
le deuil. Je me revois à la terrasse d’un café de Saint-Omer le motion de la littérature contemporaine dans l’Académie de Lille. Fondateur
lisant au grand soleil de juin avec le sentiment épaté d’un du Prix des Découvreurs, prix national de poésie décerné chaque année par
Georges Duroy au début de Bel-Ami. Légère et enfantine gri- plusieurs centaines de lycéens de toute la France, il est également poète.

Nous avons été mis ensemble…


C
e qui fait qu’on aime être au comité de rédaction de La préside à la sélection des amitiés. Nous ne sommes pas choisis :
Quinzaine, c’est d’abord, avant tout, le charisme bien- nous avons été mis ensemble. Et si nous faisons corps sans
veillant de Maurice. nécessairement faire accord, c’est parce que, comme dans une
Et puis il y a les autres, les autres membres du comité. Très famille dont on se dit très souvent que de notre propre chef
divers : en âges, en statuts, en spécialisations disciplinaires, nous n’aurions fréquenté aucun de ses membres, nous nous
en orientations idéologiques et politiques aussi, quelquefois. reconnaissons dans le partage assumé d’une éthique, d’un
Tous porteurs d’une histoire professionnelle et institutionnelle style de vie. En l’occurrence : le goût de lire et d’écrire, et le
si différente que s’il n’y avait pas La Quinzaine, aucun d’entre privilège que donne la gratuité : la liberté de penser.
eux ne m’aurait été proche, assurément.
Ce qui nous lie n’est donc pas de l’ordre de l’affinité qui (QL n° 919) André Marcel d’ANS

17
POÉSIE

Le « dur désir de durer »

L
a Quinzaine fête donc le « dur désir de durer », resserrée plus ou moins transparent. Heureux critiques d’art ! Ils font voir
autour de son fondateur par le fantôme têtu d’Anne, qui des images avec des mots. Mais mettre des mots sur des mots…
ne lira pas ce Mille à elle aussi adressé… qui l’aurait beau- Mon professeur de Lettres sup à Victor-Duruy, Arlette Ambrosi,
coup amusée – elle qu’on avait plaisir à faire rire. Sinon à qui c’est un plaisir pour moi d’écrire ce nom, nous citait souvent
parler de soi quand on a pour mandat de parler des autres ? Du une phrase de Valéry, tirée je crois d’une conférence, mais
reste on ne formule une théorie de la critique que lorsqu’on est impossible de la retrouver : « … les professeurs qui mettent en
sur le point d’en changer : chaque livre fait résonner un endroit prose comme on met en bière… ». Critiques ou professeurs,
différent, plus ou moins lointainement. « Ce qu’on dit d’un grands réducteurs de têtes.
ouvrage, on le dit de ce qu’on en saisit seulement. Et on en saisit Un regret maintenant, mais il est facile de s’en débarrasser.
ce qu’on peut, c’est-à-dire ce qu’on a déjà de clair et de fait » Les poètes – à l’endroit d’eux-mêmes qui les constituent poètes
(Paul Valéry à André Gide, juin 1897, décortiquant son Voyage – sont pleins de délicatesse : souvent à la suite d’un article ils
d’Urien (1)). m’écrivent à La Quinzaine qui fait suivre. Souvent aussi je les
La critique en poésie est un exercice un peu à part : une en remercie. Mais j’ai le courrier paresseux. Là est le regret. Il
liberté mêlée de crainte. Comme la poésie, cette pierre angu- y a deux ans, Jean Pierre Faye m’a écrit une lettre si pleine de
laire de la littérature, est considérée plus souvent comme un amu- chaleur et de générosité que j’en suis encore ensoleillée. Je n’ai
sement de peu d’importance, elle a le temps pour elle, et tout pas répondu. Je répare ici. Merci cher Jean Pierre Faye. Votre
l’espace dédaigné, et cela donne toute liberté. Mais il y a ceux nom mettra du soleil dans le Mille.
qui en écrivent, et n’en espèrent ni pouvoir ni argent, les deux
cannes « sans merci » qui font courir la multitude, et ceux qui Odile HUNOULT
en lisent : pour tous ceux-là elle est la part essentielle. La crainte
est de leur manquer. La critique, quoi qu’on fasse, est un écran 1. Correspondance André Gide-Paul Valéry, Gallimard.

Plus de mille fois


J e ne saurais célébrer les mille numéros de La Quinzaine lit-
téraire sans m’adresser à Maurice Nadeau. Pour moi, La
Quinzaine c’est lui, autant que le furent les éditions et la
revue Les Lettres Nouvelles. Je l’ai rencontré dans les années
exception m’attirent, m’intriguent, la dernière incluse, couleur
orange, avec la photo de Yourcenar sur un livre énigmatique et
sur les marges la liste des titres de la collection « Voyager
avec… » qui me font rêver. Je reprends le voyage avec La
70 par l’intermédiaire d’Héctor Bianciotti qui lui donna à lire, Quinzaine.
ainsi qu’à Geneviève Serreau, un ensemble de poèmes de moi Ma rencontre avec Maurice Nadeau n’aurait-elle pas eu lieu,
écrits pour la première fois en français. Il les publia sans tarder. je serais également attachée à la revue. À l’image du souvenir,
Cet accueil a guidé mon destin, je suis restée en France et j’ai elle appartient autant au passé qu’au présent. D’un autre côté,
continué à écrire en français, la langue m’offrant la possibilité je suis incapable de séparer la littérature de l’affection. La
extraordinaire d’une recréation. Et en conséquence l’harmonie Quinzaine ne les sépare pas davantage, les mots se tissant dans
entre le ciel, la terre et mon ombre. La porte par laquelle je suis un canevas animé d’un battement imperceptible et fort. Par
entrée dans le royaume du dépaysement, c’est Maurice Nadeau expression ou par omission, celui-ci remet les choses à leur
qui l’ouvrit devant mes pas. place, défend l’inconnu que j’aime, loue ce qui est digne d’être
Dès que je vois La Quinzaine littéraire dans ma boîte aux loué. Les photographies sont intérieurement belles, j’ai du plaisir
lettres, je sens sa présence : son accueil fait un saut à travers le à m’y arrêter, elles sont un peu effacées, en noir et en blanc d’un
temps et me rejoint, confondu avec l’expectative, la curiosité de monde intemporel et sans frontières.
ce que je vais découvrir. Je n’ai jamais été déçue par un numéro, C’est un immense bienfait que de lire La Quinzaine tous les
ni contrariée ou gênée par un sujet, ou autre chose. En vérité, quinze jours, elle ne faiblit pas, il me semble au contraire que
ma confiance approuve à l’avance ses choix et les commentaires sa lumière se répand et se renforce. Mille numéros sans calculs,
de ses collaborateurs. Je m’intéresse aux livres qu’ils proposent, ni manœuvres intéressées, ni concessions infondées à la mode,
ouverts à la poésie, à la littérature étrangère, aux essais, aux aux prix littéraires, aux succès des ventes ou des images : est-
romans, aux œuvres libres, naturellement singulières et non ce un miracle ? Au fil des années, ma confiance est devenue le
« difficiles » comme on le dit d’habitude. Je viens à connais- reflet de cette exigence sans faille, portée par la passion de la
sance des auteurs et achète leurs livres. Par instinct, on se rap- littérature, dont l’intégrité invite au partage naturellement.
proche de certains livres sans hésiter, mais l’instinct qui vous
en écarte est moins sûr. Parmi mes livres, j’ai une photographie de Geneviève Serreau
Le numéro 993 de juin est remarquable. Je le déplie lentement, que je regarde souvent, et, tandis que j’écris, le sourire d’Anne
les textes qui retiennent mon attention sont consacrés entre autres Sarraute survole mes papiers. Merci à elles hier et aujourd’hui.
à Pierre Michon, Pierre Lartigue, Éric Fottorino, Louis Merci aux critiques dont je reconnais la pensée claire et la rare
Massignon, Alfred Döblin – dont le livre est commenté par discrétion. Merci à Maurice plus de mille fois.
Georges-Arthur Goldschmidt –, et je ne perds jamais une ligne
du « Journal en public ». Dans ce numéro toutes ses pages sans Silvia BARON SUPERVIELLE

18
POÉSIE

Savez-vous que je vous lis, Quinzaine,


à rebours ?

L
e « Journal » de Nadeau d’abord, pour le point a pas que le marché – de l’art. Il y a le psycho-pouvoir,
de vue du centre ; le papier sur le cinéma pour l’emprise (j’allais écrire l’entreprise) mentale sur tout
le point de vue sur le monde ; le papier sur le le monde, dans tous domaines. Mais d’abord sur celui
théâtre pour le point de vue sur la vie. de l’art : de la peinture, de la musique, de l’écriture ;
Ensuite, je vais à la page poésie, s’il y en a une… auteurs, et producteurs d’art privés comme publics
puis je reprends, à partir des dernières pages biblio- ceux-là. Faire prendre des vessies pour des lanternes
graphiques, à rebours, ma lecture. est la chose du monde la mieux partagée et au premier
L’interrompant, prenant des notes en marge, Stabilo chef par les producteurs de critique. On manipule, on
Boss en main – on ne dira jamais assez l’utilité de ce influence les choix, jusqu’à l’écœurement.
truc transparent d’encre rose qui ré-attire l’œil, des Je suis écœurée. Mais je me calfeutre. Et je conti-
mois après, lorsqu’on cherche quelque chose. nue de respirer, ailleurs.
Quant à votre numéro qui vient de m’arriver, au Par ailleurs, vous êtes unique, Quinzaine. Et puis
milieu des collines où je suis venue écrire au calme aucune autre publication littéraire ne vous arrive à
(il bourrasque si fort aujourd’hui et je suis à l’abri), l’orteil.
et l’ayant déjà feuilleté à l’envers, je lis page 8 votre Vous êtes rassurante. Et quelques heures avant une
appel. En est-ce un ? lecture que je dois faire devant… quelques égarés par
Je me souviens du numéro du Matricule demandant les bourrasques de ce 17 juillet, qui pensent que la
aux auteurs et aux lecteurs comment ils concevaient poésie est nécessaire, cette couverture aussi verte que
la critique littéraire… le revers de certaines feuilles de chêne (trop long la
Vous aussi d’ailleurs allez vous attaquer à la ques- phrase ! dirait Flaubert) me réjouit finalement car vous
tion. Au problème : la critique littéraire est pensez à moi, tous les quinze jours, en couleur, et c’est
aujourd’hui, un problème. beaucoup (ouf ! dirait Flaubert, mais c’est écrit au fil
Je doute qu’elle en soit un pour vous, Quinzaine. de la plume… et du coq-à-l’âne).
Vous suivez votre chemin et, quoi qu’on en dise – Vous êtes de parti pris. Mais souvent pas assez.
c’est un clan, une tribu, une forteresse à quoi ce Davantage encore de subjectivité, d’incarnation. Il
chemin mène (de très mauvaises langues le disent) – n’y a pas que le titre qui compte. Et quel effort de
vous parlez, la plupart du temps, de livres nécessaires. titraille dans ce n° 996 ! Mais ne vous rapprochez pas
Mais pas toujours. Vous êtes perfectible, c’est certain. du succédané de Libé : c’est tout ce qu’il lui reste d’un
Qui ne l’est pas ? esprit évanoui. Oui, davantage de parti pris dans vos
Je lis en ce moment – seulement maintenant… – la articles.
correspondance de Flaubert. Vous connaissez sûre- Et ces couleurs… Ah ! ces couleurs ! Chaque fois,
ment cela : « Où connaissez-vous une critique qui je ré-ouvre mon Goethe et je cherche à la couleur
s’inquiète de l’œuvre en soi, d’une façon intense ? On dite ce qui a bien pu vous passer par la tête quant au
analyse très finement le milieu où elle s’est produite choix d’icelle. C’est un mystère. Et je vous aime ainsi,
et les causes qui l’ont amenée. – Mais la poétique ins- vêtue d’arc-en-ciel, chaque fois différente, au-delà de
ciente, d’où elle résulte ? Sa composition, son style ? l’arc-en-ciel ; sans réponse.
Le point de vue de l’auteur ? Jamais ! Il faudrait pour Avec plusieurs réponses.
cette critique-là une grande imagination et une grande Votre avenir.
bonté, je veux dire une faculté d’enthousiasme tou- Ne parlez que de ce que vous aimez. Il y a trop de
jours prête. – Et puis du goût, qualité rare, même dans choses à n’aimer pas. N’en parlez pas.
les meilleurs (…). » Alors quelque chose se passe. Quelque chose arrive,
De la bonté, de l’imagination, de l’enthousiasme, tous les quinze jours.
du goût, oh ! oui. J’ajouterais de la mémoire, c’est-à-
dire l’humus de la culture, au sens où Nadeau Comptez sur votre avenir, à rebours. Il est en cou-
l’entendait un jour dans son « Journal », en subs- leurs : celles des bontés, des idées, des écritures.
tance : avoir lu tout ce qu’un honnête homme se doit
de lire – d’abord – quand il fait métier de critique. Dominique DOU
Un problème, la critique littéraire. Certes. Mais il (recueil L’Énergie de l’erreur,
y en a tant d’autres problèmes, en matière d’art. Il n’y Éditions Dumerchez).

19
ROMANS, RÉCITS

L’intime, l’universel

L
a consultation des archives de La Quinzaine m’a appris que professoral aussi. Cela tombe bien, je le suis également. Je ne
mon premier article, en 1985, est une interview de Danilo peux cacher une intention didactique. Quand je lis pour La
Kiš au sujet de son Encyclopédie des morts. Je crois que Quinzaine, je prends beaucoup de notes, je remplis de façon
Milan Kundera avait pris contact avec Anne et Maurice pour pro- méticuleuse des fiches, avec l’application idiote de Bouvard et
poser mon nom. C’est mon premier souvenir de La Quinzaine Pécuchet réunis. Écrire un article me prend un temps fou. Je
mais je m’en tiendrai là pour la nostalgie, même si prononcer le crains de me tromper sur le sens de tel passage, sur la dimen-
nom de Danilo Kiš, c’est ressentir cruellement l’absence d’un créa- sion symbolique ou que sais-je d’autre. Cette application
teur, d’un écrivain brisé dans son élan et partant les valises pleines. d’étudiant autant que de pédagogue ne date pas d’hier. Du jour
Au cours de ces vingt années passées à La Quinzaine, je n’ai – tardif – où je me suis mis à lire et à analyser, elle était là. Je
cessé de lire, de connaître la fièvre des pages que l’on tourne, suis plutôt fier de mes efforts. « Dix pour cent d’inspiration,
de vivre les joies des rencontres ou des retrouvailles. Il y avait quatre-vingt- dix de transpiration » expliquait un vieux détec-
de la boulimie, une boulimie qui venait de loin. Avant mes vingt tive dans Baisers volés de Truffaut. Je pourrais en dire autant.
ans, j’ai peu lu. Et peu de livres avaient changé ma vie. Le pédagogue évite les effets inutiles et aime la clarté. Je
Puis il y a eu L’Éducation sentimentale et Le Voyage au bout de déteste les formules définitives, les adjectifs dévalués, les super-
la nuit. D’autres livres, des romans surtout, ont jalonné ma vie latifs ou comparaisons qui font d’un jeune romancier le nouveau
d’adulte, et maintenant, avec la perspective que donnent ces années Faulkner ou le fils spirituel de Beckett. Certains quatrième de
de lecture, je me fais une tout autre idée de la littérature, de ce que couverture me paraissent effrayants pour l’écrivain qui les subit
j’ai envie de lire et de ne plus lire, de retrouver ou d’oublier. plus qu’il ne les choisit. J’ai besoin de citations, de références,
Écrire dans La Quinzaine, c’est aussi, tous les quinze jours, de preuves formelles. Le métier vous dis-je, celui que je fais
assister au comité, et voir derrière Maurice Nadeau quelques-unes devant des classes ou de jeunes professeurs…
de ses figures tutélaires. J’en citerai deux pour aller vite : Raymond S’appliquer pour promouvoir une certaine idée de la prose en
Queneau et Bruno Schulz. Chacun incarne en matière de prose France ne me semble pas un vain effort, n’en déplaise aux
ce que j’aime ou ce qui m’émeut. Même si je ne suis pas un lecteur Cassandre et autres pleureuses qui annoncent la mort de la lit-
passionné des romans de Queneau, j’en aime le souci obsession- térature française avec autant de fatuité que de témérité. J’ai eu
nel de construction, le goût du feuilleté ou du cryptage, la chance de lire – au hasard – Daewoo de François Bon,
l’inventivité dans le langage. J’aime surtout la poésie de Queneau, Equatoria de Patrick Deville, Un soir au club de Gailly, mais
ancrée dans Paris, cette ville qu’il arpentait certains samedis avec aussi Tanguy Viel, Maryline Desbiolles, Jean Rolin, Philippe
le jeune homme à qui il donnait des leçons de mathématiques, un Forest, Thierry Beinstingel, Hervé Guibert, Laurent Mauvignier.
certain Patrick Modiano. Et puis il y a la pudeur de Queneau, sa J’arrête là ; vingt autres noms suivent.
façon de masquer le tragique ou les tourments personnels derrière Quoi de commun entre tous ? D’abord l’idée que le roman
un éclat de rire. Est-ce la tragédie cachée sous le rire qui a rap- n’est pas un genre congelé dans les grosses armoires de quelques
proché de lui Perec ? L’Histoire l’avait atteint comme elle avait éditeurs paresseux, mais une forme mouvante, inventive (tiens,
détruit la famille de Danilo Kiš, et pas plus que l’écrivain you- Queneau !), une forme qui amène à explorer le monde en com-
goslave, il n’arborait une mine de victime. Il cachait son secret mençant par le tiroir de la cuisine ou les pensées incertaines d’un
dans les phrases ou dans les lettres manquantes. homme dans sa quarantaine (tiens, Christian Oster !), une forme
L’autre photo que je contemple le mercredi est donc celle de qui déchire le voile des apparences, et nous touche. Une forme
Bruno Schulz, édité comme Perec par Nadeau. Je ne sais ce qui aussi imprévisible que la phrase sur laquelle elle se construit.
me touche le plus chez cet écrivain et dessinateur. Ses nouvelles Aussi souvent que je l’ai pu, j’ai rendu compte des romans
qui baignent dans une rêverie autant que dans le réel de la Galicie, d’Éric Laurrent et d’Hélène Lenoir. Le premier parce qu’il suit
son terreau ? La façon dont il transfigure le paysage et l’univers une voie singulière, déployant un univers à la fois ancré dans le
dans lequel il vivait (ou survivait) ? Son sort absurde et tragique présent et hors du temps, la seconde, parce qu’elle fouille,
qui éclaire d’une lumière nouvelle ce qu’il avait vécu jusque-là ? fouaille, explore, jusqu’au plus intime, sans jamais s’égarer
Ou plus banalement le fait que Schulz, comme ma famille mater- dans les baraques de foire de l’autofiction. J’aime la musique,
nelle, est issu de cette Galicie étonnante ? Si l’on imagine un la répétition, les variations sur un même motif, et en ce sens,
cercle qu’Anne Sarraute avait tracé pour moi, on trouve quelques suivre ces écrivains consiste à écouter les divers opus d’une
noms d’écrivains, quelques titres dont j’ai eu la joie de parler dans œuvre en cours. Cette fidélité à certains est ma fierté.
le journal ; des noms d’hier comme d’aujourd’hui : Aharon J’ai des regrets, peu, et des questions. N’ai-je pas été trop élo-
Appelfeld, Danilo Kiš, David Albahari, Daniel Mendelsohn ou gieux sur tel roman énorme qui me « bluffait » ? N’aurais-je pas
Andrzej Stasiuk. Tous ont en commun d’avoir vécu sur cette terre dû lire Untel, ou tel autre, qu’un manque de curiosité ou une appa-
ou de l’avoir arpentée. Tous ont parlé d’un monde à l’énergie sur- rente difficulté m’empêchait de feuilleter ? Et tous ces premiers
prenante, du crime du siècle passé, de l’absence, des ruines. romans délaissés ? Et les grands (Michon, Bergounioux, Quignard)
Tous ont raconté, usant de l’ellipse, de la métaphore et de que je n’ai pas osé lire pour La Quinzaine ? Et la poésie ?
l’énumération qui traduisent ce moment effrayant, nomment les Dix ans ou plus au comité de lecture, et tant de coups de cœur !
absents, les pauvres objets qu’ils ont laissés ou perdus, et le sou- À commencer par les pièces du puzzle construit dans la rêverie
venir d’un temps autre, où la vie l’emportait sur tout. par mon écrivain de chevet, Patrick Modiano. En continuant avec
Longtemps, donc, et encore maintenant quand je sens Rouge décanté, récit violent sur une enfance dans les camps japo-
l’exception, je lis les récits et romans qui parlent d’Europe cen- nais de Java. Mais aussi Le Jour des fantômes de David Shahar
trale. J’en aime l’humour, le côté rêveur, et ce sentiment de et L’Appât de David Albahari, Séfarade de Munoz Molina, Gadit
défaite que l’on comprend mal à l’ouest de Pilsen, de Cracovie Pantaï de Toer, nobélisable hélas mort avant que le Prix ne le
ou de Novi Sad. Les vaincus s’amusent. Écrivant cela, je songe sauve des geôles indonésiennes. Et Lobo Antunes ! Et Hourrah
à Hrabal, qu’on ne peut comprendre si l’on n’est pas sensible aux les morts ! de Venaille ? J’ai beaucoup voyagé, j’ai passé des
détails les plus humbles, ceux qui font la beauté incongrue du frontières, flâné, erré de part le monde. C’est le vrai privilège
monde. du lecteur.
L’Ouest, au fond, est plus sérieux, plus cérébral aussi. Un peu

20
ROMANS, RÉCITS

Un échange

U
ne présence manquera bien évi- sur ce que je cherchais à travers la littéra-
demment à ce millième numéro, ture, surtout quand je ne décidais pas de
celle d’Anne Sarraute. Je pense mon sujet. Comme si, oui, l’analyse d’un
souvent à elle depuis notre dernière ren- texte, de ce que celui-ci peut avoir de
contre en juillet 2008, aux côtés de déstabilisant, entraînait une espèce de
Maurice Nadeau dans les bureaux de La déchiffrement de soi-même quand il y avait
Quinzaine littéraire, deux mois avant sa absence de choix, pur hasard en somme,
disparition. Depuis l’année 2000 que je aussi pur que la découverte d’un livre sur
collabore à la revue – c’était pour présen- un banc public. Et comme si c’était dans
ter une nouvelle traduction du Brouillon cette absence de fixation sur ce qu’on
général de Novalis –, sans doute intimidé croit, sur un plan littéraire, essentiel pour
par Maurice Nadeau, vivant trop loin aussi soi, que se produisait parfois l’essentiel,
pour pouvoir passer fréquemment au 135, une expérience qu’on a envie de faire par-
rue Saint-Martin (ce que j’ai fait plus tard tager. Car ce que j’aime aussi ici, c’est
plusieurs étés de suite), c’est à travers elle qu’on ne s’y occupe quasiment pas de ce
que mon lien avec La Quinzaine s’est tissé. qui déplaît ni de ce qui paraît inutile, on
Drôles d’échanges à distance à travers les- laisse tout simplement pour se concentrer
quels je me suis exercé à la critique litté- sur ce qui paraît essentiel.
raire, entre littérature contemporaine et
parutions ou reparutions d’œuvres plus Pour ces découvertes inattendues, et
anciennes, allemandes, françaises ou pour d’autres encore à venir, que puis-je
anglo-américaines. Je dois ainsi à Anne avec La Quinzaine, échange – « transaction dire aujourd’hui, sinon merci, oui, grand
d’avoir pu écrire aussi bien sur Ezra Pound secrète » dit justement Jaccottet – qui a merci à La Quinzaine ?
ou Gary Snyder que sur des auteurs alle- permis un travail sur moi-même, sur mes
mands comme Hölderlin, Goethe ou, goûts, provoqué des réflexions nouvelles Laurent MARGANTIN
moins connus, Ritter, le physicien roman-
tique, et Klinger, auteur d’un Faust oublié.
Car c’est en vérité une bien curieuse acti-
vité que celle de critique. On ne connaît
pas forcément l’auteur ni le livre, mais soit
c’est Anne qui appelle pour lancer son
rituel « Est-ce que ça vous intéresse ? »
tout en connaissant déjà la réponse, soit
j’écris pour lui faire part de ma curiosité
au sujet de telle parution.
Avec le recul, il me semble qu’en neuf
années de collaboration, ce sont les titres
qui m’ont été proposés qui se sont avérés
les plus enrichissants pour moi, et j’espère
évidemment pour les lecteurs. Je pense
par exemple au premier livre traduit en
français de l’Autrichien Werner Kofler,
que je n’aurais sans doute jamais lu de ma
propre initiative, et qui fut une forte décou-
verte. Des amis m’offrent des livres qui
leur sont chers, mais, il faut l’avouer, je me
laisse parfois beaucoup de temps avant de
les ouvrir, et je m’accorde même la liberté
de les abandonner en cours de route. Alors
que là, on n’a pas le choix, il faut aller
jusqu’au bout, et c’est parfois ce qui peut
vous arriver de mieux. Lu et relu, Automne,
liberté a été pour moi une vraie révélation
narrative, et je sais que je serai amené à le
relire une nouvelle fois, pour continuer à
déchiffrer cet étrange récit.
C’est donc, de mon point de vue, un
échange singulier que celui que j’entretiens

21
ROMANS, RÉCITS

Une Afrique de « wassan kara »


Qu’est-ce que le wassan kara ? Que dit de Gaulle quand il rencon-
tre un Nigérien nommé Bodo au tabac de Colombey-les-Deux-Églises ?
Que se passe-t-il si on promène le miroir de Stendhal au bord des routes
de la province de Zinder, tout en laissant libre cours à une verve intaris-
sable ? La réponse à toutes ces questions (et à bien d’autres) figure dans
le dernier roman de Jacques Jouet, Oulipien qui a fait de l’Afrique aussi
son pays.

CLAIRE RICHARD

JACQUES JOUET verte récente des ossements de Lucy qui font dans le texte. Contre l’Afrique de Dakar
BODO
de l’Afrique le berceau de l’humanité, il se version 2008, Jouet propose sa version à lui,
P.O.L, 362 p., 19,90 €
lance dans la paléoanthropologie. « Si les une Afrique d’Histoire et d’exubérance, de
hommes d’aujourd’hui n’étaient décidément documents (car il y en a, venus des archives
pas les bons, revenons aux origines. Du moins de Niamey ou des entretiens menés par
saurait-on mieux de quelle façon se serait l’auteur) et d’extrapolations volontairement
opéré l’égarement », se dit-il alors. irréalistes. C’est une Afrique de wassan kara :
Bodo le père nous ramène aux grandes faite de parodie et de disgression, d’un
ais attention, dès la préface, Jouet pré- heures de la colonisation. Baudot le colon, mélange indiscernable de comique et de
M vient « la lectrice » qu’il ne s’agit pas
d’un roman oulipien. Dont acte : Bodo n’est
que nous ne connaîtrons que via les archives,
fournit à Bodo père sa seule et unique femme,
réalité. Cette politique mine-de-rien que mène
le wassan kara, et le roman à sa suite, les auto-
pas le fruit d’un jeu de contraintes, mais d’un qui conçoit de cette brève rencontre Bodo le rités l’ont bien comprise, qui finissent par
ensemble de chantiers théâtraux et rencontres fils. Bodo père ignore qu’il s’agit plus de faire annuler le wassan kara de 2005 : trop risqué,
en Afrique, lors desquelles Jouet entend parler procréer la main-d’œuvre que d’aider les trop politiquement incorrect. Il y aurait pour-
du wassan kara, une fête théâtrale dans la timides. Perclus de reconnaissance, s’engage tant bien des wassan kara à faire, et le roman
population haoussa de Zinder, au Niger. « Il avec les troupes françaises en Indochine, où il en commence la liste : de celui de « la dépos-
s’agit de représenter les événements politiques, rencontre quantité de personnes intéressantes, session de la majorité de l’opposition nigé-
avec les personnalités officielles du moment et trouve la mort. rienne par le pays des droits de l’hum-hum en
en les faisant jouer par des monsieur-tout-le- Le roman suit également les péripéties de septembre 1958 » à « celui de Ben Laden
monde qui en sont les sosies. C’est ainsi qu’un la vie maritale et polygame de Bodo le fils. reconnu dans les rues de Ouagadougou », en
colonisé tint le rôle de Baudot le colon, à la C’est l’occasion de découvrir une Phèdre passant par « le wassan kara du brillant dis-
fin des années quarante et qu’il lui prit son moderne ainsi qu’une conteuse inépuisable (le cours de Nicolas Sarkozy à Dakar ».
nom, de la même façon que celui qui joue roman énumère les titres alléchants de ses Bodo est donc un peu tout ça – et pas tout
Kadhafi, on l’appellera toute sa vie Khadafi. » contes et se joue de la curiosité de la lectrice à fait. Car si la lectrice (et le lecteur) appren-
Les identités s’échangent, les politiciens sans vouloir en développer plus d’un). Pour nent d’intéressantes choses sur la Françafrique,
deviennent fantoches, la politique croise le revenir à l’Histoire, la grande, le roman nous ils se laissent aussi porter par l’inventivité du
champ du jeu : le wassan kara était le maté- livre en exclusivité le récit des deux rencon- langage et l’imagination débridée de Jouet.
riau rêvé pour élaborer une histoire parfois tres de Bodo fils avec le Général lui-même. Qu’on en juge : on lira dans Bodo, entre mille
documentaire, souvent fictive et toujours Bodo est envoyé à Baden-Baden, où de Gaulle autres choses, la parabole de la monnaie en
joueuse, autour de l’Afrique-Occidentale fran- broie du noir, pour lui fournir des idées sur la feuilles de nim, le conte du chasseur impos-
çaise. suite des événements. De Gaulle lui promet teur, ainsi que le récit désopilant de la ren-
Dans le wassan kara comme dans le roman, alors une médaille, que Bodo ira chercher, contre entre un de Gaulle usé et un Bodo
« le nom est toujours à cheval sur plusieurs avec des explications sur le comportement de allègre autour d’un champagne tiède et de cri-
individus personnes ». Ici, le Bodo du titre est la France en Afrique en général et au Niger en quets grillés dans le bistrot de Colombey-les-
un nom à tiroirs. Il y a le colon Baudot qui particulier, à Colombey-les-Deux-Églises, où Deux-Églises. On trouvera à chaque page des
administra la province de Zinder pendant le Général rumine sa défaite. phrases débordantes d’humour et de maîtrise,
quelques années, et y devint après son départ Bodo est l’histoire à plusieurs visages de bien trop nombreuses pour toutes les noter
une figure mythique de bourreau de travail. Il l’Afrique et de la France, à travers la coloni- malgré l’envie qu’on en a.
y a Bodo le père qui tient son nom de la pre- sation puis les tentatives de décolonisation et Bodo est une exploration jouissive des ter-
mière représentation de wassan kara, où il joua d’indépendances et la Françafrique. On y ritoires romanesques et des frontières élas-
le rôle de l’ancien colonisateur. Il y a Bodo le croise Jacques Foccard, le Monsieur Afrique tiques à volonté du roman et du réel. Laissons
fils qui est le Bodo principal, et dont la vie de de Gaulle puis de Pompidou, Jean Rouch, la parole (exubérante) à Jacques Jouet pour
vagabonde constitue une bonne part du roman. mais aussi des figures méconnues du public finir : « Ce roman-ci veut être un roman, certes
Le roman entrecroise ces Baudot/Bodo dans français, que le roman se fait un devoir de rap- d’imagination, mais qui n’en est pas moins,
un joyeux micmac chronologique et logique. peler : Djibo Bakary, opposant nigérien, souvent, documenté, parfois documentaire – je
Nous découvrons d’abord Bodo le fils, lors Nkrumah, indépendantiste ghanéen… « Et réfléchis pour le suivant à ce que pourrait être
d’un wassan kara où déguisé en Président Toussaint-Louverture, quand finira-t-on de un roman vraiment “expérimental” au sens
Kountché (à la tête du Niger de 1974 à 1987), moins le connaître que Bonaparte ? » Les antéscientifique du terme –, toujours daté,
il tient un discours un peu trop libertaire pour centres de rétention et les pirogues surchargées finalement élucubrant, rien n’empêchant à
sa fonction. Forcé de partir, il découvre son de migrants volontaires en partance pour aucun moment la lectrice de considérer que
profond manque de talent pour le commerce, l’enfer font de brèves apparitions. Car qu’on toute ressemblance avec des destins invrai-
médite sur la notion de travail et devient gue- ne s’y trompe pas : sous ses airs désinvoltes, semblables et quotidiens ne saurait être que
rillero par hasard, dans un camp au Ghana, Bodo est aussi une charge contre la colonisa- l’effet d’un art. Un art que, ma conviction va
tion, la Françafrique, les préjugés et le récent en s’affermissant, le roman est, et que celui-
ci, Bodo, j’espère, exerce. » R
qu’il quitte par un concours de circonstances
tout aussi involontaire. Fasciné par la décou- discours de Dakar – dont une citation figure

22
ROMANS, RÉCITS

Le livre des passages


Les précédents volumes de « Dernier royaume », Paradisiaques et
Sordidissimes (après Les Ombres errantes, Sur le Jadis et Abîmes), explo-
raient des lisières du monde et de la vie. La Barque silencieuse, qui est
d’abord bien sûr la barque de Charon, s’intéresse à tout ce qui fait passer
d’un monde dans un autre, à une géographie du passage qui ne soit pas le
dessin d’une transcendance.

TIPHAINE SAMOYAULT

PASCAL QUIGNARD du passé : « tout ce qui passe par la porte qui


LA BARQUE SILENCIEUSE. descend dans l’ombre ».
DERNIER ROYAUME VI Mais l’athéisme ne peut jamais être une cer-
Le Seuil, 242 p., 18 € titude. Contrairement à ce que sa terminaison
en « -isme » semble suggérer, il n’est
l’affirmation que du doute. Aussi est-il une
épreuve pour l’esprit et un exercice inlassable
a barque de Charon, qui transporte les
L morts chez Virgile, n’est pas seule. Elle
navigue aux côtés d’autres embarcations qui
pour la pensée ; ce que suggère cette formule
volontairement non consolante mais néan-
moins réconfortante par l’effort qu’elle
conduisent vers d’autres vies, vers d’autres implique et qu’elle reconnaît : « si l’athéisme
rives : les « barques précautionneuses des est l’étape la plus difficile que l’expérience
pêcheurs », les vaisseaux naufragés, les cor- mentale humaine ait à connaître, alors cette
billards dont Pascal Quignard révèle qu’ils valeur (ou du moins cette dubitation devant
étaient d’abord dans la langue un coche d’eau toute valeur) est d’autant plus inestimable que
transportant des bébés de Paris à la campagne la victoire lui échappe à jamais ». Ou encore,
où ils rejoignaient leurs nourrices. Revient en être athée, c’est « être un schisme à l’état
mémoire en lisant La Barque silencieuse, la vivant ». Malgré l’usage que fait Pascal
très belle mélodie de Fauré, « Au bord de Quignard de la définition, de l’énoncé au
l’eau », et ses derniers vers que l’on doit à présent qui pourrait paraître énoncer une vérité
Sully Prudhomme : « Sans nul souci des que- d’ordre très général, son texte parle de notre
relles du monde / Les ignorer ; / Et seuls tous situation historique, de notre présent commun,
deux devant tout ce qui lasse / Sans se lasser, / de l’individualisme contemporain et de ce que,
Sentir l’amour devant tout ce qui passe / Ne dès lors, nous ne pouvons plus partager.
point passer! » L’écrivain semble ainsi se tenir
sur la rive du fleuve et sa mémoire non
oublieuse, l’amour des morts lui permettent de
faire remonter ceux qui ont opéré des pas- L’athéisme n’est pas
sages : qu’ils aient cherché une autre vie ou une certitude
qu’ils aient voulu visiter l’enfer, qu’ils aient
abordé de l’autre côté. C’est ainsi qu’il se tient PASCAL QUIGNARD
au chevet de Mazarin mourant, qu’il détaille
un dessin du XVIIIe siècle représentant l’Île des Il arrive souvent que Pascal Quignard iden-
morts, qu’il honore le geste de ceux qui se sont tifie la mer, le fleuve, toute eau vivante, au
tués ou pendus. Il rapporte qu’Isaac Bashevis ce qu’ils ont vu, dresser la topographie des silence. Ainsi, dans Vie secrète : « Les fleuves
Singer répondait à qui lui demandait pourquoi lieux, les nommer, en évoquer le peuplement. s’enfoncent perpétuellement dans la mer. Ma
il continuait à écrire en yiddish alors que L’au-delà n’est ni invisible, ni inconnaissable. vie dans le silence. Tout âge est aspiré dans son
presque tous les lecteurs de cette langue Il appartient en tout cas au héros ou au poète passé comme la fumée dans le ciel (1). » La
avaient été exterminés : « pour leur ombre ». d’en lever l’obscurité. La référence à Augustin barque est ici du silence ajouté au silence. Son
Et Quignard dit alors : « On écrit pour des yeux est importante car la cité de Dieu voyage dans geste, son action correspondent à ceux de
perdus. On peut aimer les morts. J’aimais les le monde, elle a à voir avec le « dernier l’écriture, seule façon de dire en se taisant.
morts. Je n’aimais pas la mort chez les morts. royaume » conçu comme espace-temps où, L’écriture est suspens du langage, écoute, et
J’aimais la crainte qu’ils en avaient eue. » dans l’écriture, la pensée se déploie en faisant finalement retour au silence. Cela passe par la
revenir le perdu. « Le monde est un mixte : pulvérisation de la langue, par le renoncement
siècle et éternité, passé et jadis, fruit et sève. aux arts du langage, formes fixes ou genres lit-
Pas plus que je n’apercevais un monde dans téraires. « La dislocation du flux linguistique
La pensée de l’au-delà la mort, je ne cherchais plus pour ce qui me dans les lettres écrites permet la dislocation des
concernait un Dieu dans le monde séculier. » saisons, des âges, des rois, des mythes, des
L’athéisme, la vie sans dieu ainsi revendiquée, dieux, des chroniques, des héros, des expé-
La pensée de l’au-delà ou de l’autre côté développe le sentiment topographique. Le riences, des genres. » Le silence, comme
n’est pas forcément adossée à la religion. La visible et l’invisible coexistent, comme l’ici et l’absence, ne sont pas rien. D’un mouvement
puissance du livre est de dessiner les contours l’au-delà, comme l’être et son ombre. Cette régulier et patient de la rame, on fait remon-
tangibles, géographiques, historiques, d’un topographie est horizontale et détermine un ter d’eux quelque chose d’essentiel, un com-
autre monde ou d’une autre vie. Lorsque trajet qui est moins transport que passage. mencement. R
Gilgamesh, Ulysse, Orphée, Énée ou Dante L’objet de la quête est une ombre portée dans
vont aux Enfers, ils en reviennent pour décrire le temps, qu’appelle cette très belle définition 1. Gallimard, 1998.

23
ROMANS, RÉCITS

Les imprévus du voyage


« Ne me parlez pas de la mort car je la connais. » C’est en ces
termes que José Saramago répondait aux journalistes s’enquérant de sa
santé au début de l’année 2008, à la sortie de cette clinique de Lanzarote
qui l’avait accueilli très amaigri et affligé d’un hoquet incoercible (1).

JACQUES FRESSARD

JOSÉ SARAMAGO La technologie de l’époque étant ce qu’elle au contraire de s’agenouiller devant la basi-
LE VOYAGE DE L’ÉLÉPHANT était, le parcours se fera en cheminant par la lique dédiée à saint Antoine pour donner
trad. du portugais par Geneviève Leibrich route, qui permet toutes les rencontres. l’illusion d’un miracle et faire pièce aux
Le Seuil, 218 p., 19 € Accompagné d’un char de fourrage et protégé menées des protestants.
par un peloton de cavalerie, le majesteux Le véritable héros du livre reste bien
animal exotique pourvu de son cornac prendra entendu l’éléphant prénommé Salomon qui a
le chemin de la frontière espagnole, traversera visiblement la sympathie de l’auteur, lequel
la poudreuse Castille pour s’embarquer ensuite s’amuse à s’imaginer à travers lui comme en
sur la côte catalane vers l’Italie où, remettant un miroir prometteur de longévité. Mais les
ses pas dans ceux d’Hannibal, il franchit les croyances les mieux ancrées dans notre esprit
Alpes et, bifurquant vers le nord, parvient peuvent s’avérer trompeuses comme il nous est
enfin à Vienne où chacun s’extasiera devant rappelé à l’épilogue : « L’éléphant mourut
cet être hors du commun, jamais vu en chair presque deux ans plus tard, c’était de nouveau
et en os. Les mille imprévus du voyage seront l’hiver, le dernier mois de l’an mille cinq cent
le sel de la chose, comme en un chapelet cinquante-trois. » R
d’historiettes où les dons de conteur de
Saramago font merveille et où il égratigne au 1. Ainsi que le rapporte Manuel Rivas dans une
passage les travers ou les hypocrisies des uns remarquable interview (El País, 23 novembre
et des autres. Un curé de village, pareil à celui 2008). Rappelons que Saramago s’était installé
qui purgeait la bibliothèque de Don Quichotte aux Canaries à la suite des violentes attaques
en vouant au feu ses livres mal pensants, se dont il avait été l’objet de la part de l’Église
proposera d’exorciser l’exotique animal. Plus portugaise lors de la publication de son Évan-
tard, arrivé à Padoue, on demandera à celui-ci gile selon Jésus-Christ (1991).

’homme qui avait écrit en 2005 la fable des


L Intermittences de la mort se trouvait ainsi
confronté à celle-ci et, remis sur pied in extre-
mis, se replongeait aussitôt dans l’écriture à
peine entamée du roman qui nous parvient
aujourd’hui où se manifeste un certain chan-
gement de tonalité, au-delà des singularités
syntaxiques ou orthographiques qui lui sont
habituelles.
La parabole qu’il affectionnait souvent est
en effet ici abandonnée au profit d’un récit
d’itinéraire sur toile de fond historique qui
nous conduit d’un lieu à l’autre, d’une aven-
ture à la suivante comme dans le roman pica-
resque, une tradition ibérique bien établie. Le
roi du Portugal Jean III s’étant mis en tête
d’offrir un cadeau inhabituel à son cousin
l’archiduc Maximilien d’Autriche, gendre de
Charles Quint et régent d’Espagne en
l’absence de l’empereur, décide de lui faire
parvenir un éléphant des Indes plus ou moins
oublié jusque-là dans son enclos de Belém, au
bord de cet estuaire du Tage d’où partirent les
grands navigateurs. JOSÉ SARAMAGO

24
ROMANS, RÉCITS

En Toscane, et ailleurs…
Ce n’est pas sans raisons que les éditions Minos-La Diffé-
rence publient en même temps trois romans d’Anna Luisa Pignatelli. Sans
constituer une suite, ils tournent autour de deux phénomènes concomitants :
la fin de la paysannerie traditionnelle, et l’abandon des campagnes au profit
des villes.

MONIQUE BACCELLI

ANNA LUISA PIGNATELLI du roman laisse penser qu’il restera à regard critique dirigé sur la noblesse terrienne
LE DERNIER FIEF Pietradipierra, non par paresse ou manque dans le roman précédent se fixe cette fois sur
trad. par Alain Adaken d’ambition mais parce qu’il est profondément les nouveaux riches, et le seul véritable ami des
Minos et La Différence, coll. poche, 220 p., 8 € attaché à la terre où il a grandi. « Pietro quatre joyeux lurons sera le vieux paysan,
LES GRANDS ENFANTS appuya le front contre le verre froid de la conteur inépuisable, pétri de traditions, qui ne
trad. par Alain Adaken fenêtre. À présent qu’on ne distinguait plus quittera jamais, fût-il le seul à y rester, la
Minos et La Différence, coll. poche, 253 p., 8 € l’horizon, partir lui parut une entreprise irréa- terre où il est né. Malgré son manque de
lisable. Les arbustes touffus, les buissons moyens le jeune couple résistera aux offres et
NOIR TOSCAN
épineux, la solitude de ce lieu d’une beauté aux menaces de ceux qui guignent leur terrain
trad. par Alain Adaken
absolue avaient planté en lui des racines et gardera la vieille maison : seul point fixe
La Différence, 123 p., 14 €
tenaces. (…) Au fond, conclut-il, il serait dans leur univers incertain.
moins seul ici, à Accona, que partout ailleurs
dans le monde. » Et c’est là le point commun Le troisième roman Noir toscan, nous offre
entre les trois romans : la terre ancestrale, que une belle figure de paysan, vivant de la terre
ce soit celle des aristocrates ou celle du paysan, et l’aimant profondément. Comme son surnom
est tellement importante dans la constitution l’indique « Noir » vient du sud de l’Italie.
de l’individu qu’elle mérite bien des sacri- Il s’installe en Toscane et devient propriétaire
n toute logique la romancière localise ses fices. de sa petite ferme. Deux raisons qui empê-
E récits en Toscane, sa province natale, mais
la mutation concerne une grande partie de C’est un autre genre de sacrifice que va
cheront son intégration parmi les paysans
locaux, tous toscans, tous fermiers ou
l’Europe et entraîne d’importantes consé- réaliser le sympathique jeune couple des métayers. Une intégration que Noir ne
quences sociétales. L’une de celles qui n’est Grands Enfants. De vrais grands enfants, en recherche pas : « S’ils avaient tenu bon, ils
pas toujours mise en évidence est la réper- effet, que Pia Maria et Fabio. « Nous étions nés auraient pu, eux aussi, comme lui, arracher un
cussion des réformes agraires sur la noblesse par hasard, personne ne nous avait arrosés, et jour la terre aux mains incapables des pro-
terrienne. Depuis des siècles, et jusqu’à nous ne grandissions pas parce que personne priétaires. Mais eux, ils n’avaient pas su se
l’immédiat après-guerre celle-ci, exerçant à ne se souciait de nous. Pourquoi grandir ? » battre pour mériter ce privilège, ils se conten-
l’occasion des fonctions militaires ou ecclé- De famille bourgeoise pas très fortunée, ils taient de l’envier. » Sa femme est « morte
siastiques, vivait essentiellement de fermages ont la trentaine et font traîner leurs études en d’ennui », son unique fils, parti à la ville, a pra-
et de redevances en nature. C’était le cas du longueur. Fabio passe pour la troisième fois un tiquement oublié son père. Seul un adoles-
couple qu’Anna Pignatelli met en scène dans concours pour entrer dans l’administration, cent vient de temps en temps lui donner un
Le Dernier Fief. Pia Maria envisage mollement de chercher un coup de main pour les travaux des champs, une
Emma et Ugo, ruinés par l’importante dimi- travail : « ne rien faire était pour moi la vraie femme un peu légère lui rend quelques visites,
nution de ces apports, sont obligés de vendre vie ». Un peu « soixante-huitards » ils refusent mais Noir refuse d’en faire sa compagne pour
le château ancestral et de se replier, avec l’idée d’avoir des enfants et sont en fin de garder sa liberté. En fait il n’est pas malheu-
quelques domestiques, dans la forteresse déla- compte heureux de faire alterner quelques beu- reux car toutes ses joies lui viennent de la
brée de Roccadipietra, proche d’Accona. Plus veries avec les saines joies que leur offre la mer nature, de l’observation des plantes, de la
de réceptions, plus de contacts avec leurs pairs. et la campagne. vision d’un coucher de soleil, de la fréquen-
Vaincus d’avance ils abordent cette régression Le récit commence au moment où ils se tation des animaux domestiques et sauvages.
avec une incroyable nonchalance et semblent rendent dans une île « paradisiaque » C’est d’ailleurs en protégeant une jeune louve
fuir dans le sommeil, complétant de très – qui peut être l’île d’Elbe, la Corse, ou une blessée qu’il s’aliènera définitivement les vil-
longues nuits par d’interminables siestes. Leurs île purement imaginaire – où ils possèdent une lageois. Il mourra seul, la jambe broyée dans
rapports avec métayers et fermiers sont assez vieille maison délabrée, faisant tache au milieu un piège officiellement destiné à son amie la
cordiaux, mais la livraison des produits de la des somptueuses demeures des « rupins ». Peu louve. On ne lui pardonne pas d’avoir préféré
terre et le versement des baux diminuent de après l’arrivée de cette noblesse d’ar- la compagnie des animaux à celle des
jour en jour. Seul Giulio, le frère d’Emma, gent les belles oliveraies et les champs de hommes.
semblant voir d’où vient le vent, envisage de citronniers ont fait place aux piscines, aux Une histoire brève, sans grandes péripéties,
préparer un doctorat et se rapproche de la bour- immenses villas surveillées par des gardiens racontée avec des mots simples (bien rendus
geoisie fortunée. armés, et aux restaurants chic, dans le port les par le traducteur), qui vient compléter de façon
Pietro, jeune garçon de seize ans, le per- barques de pêche trouvent difficilement de la parfaite les deux précédents romans. Sans
sonnage le plus attachant du roman, souffre place entre les yachts. Fabio et Pia arrivent prêcher un retour massif à la terre, où la méca-
de l’isolement dans lequel il vit. Rejeté par les donc dans cette île, en compagnie de deux nisation a fortement diminué le besoin de main-
paysans de son âge, négligé par ses parents, il jeunes Américains, et leur séjour, dans d’œuvre, la romancière souhaite du moins que
ne trouve le bonheur qu’au sein de la nature. Il l’ancienne belle maison puant désormais le les campagnes ne soient ni désertées ni défi-
se pose évidemment quelques questions sur moisi et fréquentée par les rats, sera plein gurées. Un vœu exprimé d’une voix qu’Antonio
son avenir. Abdiquera-t-il comme son père, ou d’aventures tragiques et comiques, racontées Tabucchi qualifie de « lyrique, mordante et
se reconvertira-t-il comme son oncle ? La fin avec beaucoup d’humour et de fraîcheur. Le désolée ». R

25
ROMANS, RÉCITS

Ne jamais être acquis à soi-même

L
e verbe de la critique naît du verbe du livre. La cri- ma pensée quand ma pensée veut appréhender un texte ?
tique émane des mystères du livre comme l’eau Comment comprendre un livre quand nous ne compre-
d’une terre humide. Un livre se dit et ne se dit pas nons pas au finale ce qu’est notre intellect et son opéra-
comme il est : il y a la réception, la réflexion et la réfrac- tion ? Pour autant, est-ce qu’on vit de lire ? Découvertes,
tion du lecteur. Il échappe à son auteur. Il est absorbé par enthousiasmes, regrets ne peuvent manquer bien sûr,
le critique. Mais ce que je saisis me saisit à son tour. Lire mais ils ne sont que partie prenante de cette mobilité inté-
c’est peu à peu parvenir à ce que nous savons et ne nous rieure inhérente à notre nature, l’écume rejetée en surface
représentons pas encore, le livre portant lui-même sa d’un courant plus profond. Il nous faut mettre de la dis-
représentation critique : en offrant un cadre, des élé- tance, plus que de l’adhésion. Votre question m’a révélé
ments d’approche, des points d’appui, il façonne l’outil que j’aurais aimé être un critique plus volontaire et libre :
d’analyse. Il offre sa faculté de vision. Je ne me sens cri- j’entends libre vis-à-vis de moi-même, non entravé par
tique que par une relation vivante à ce qui est, non par mes opinions, mes contradictions, mes raisons, car c’est
la grâce d’une position préétablie. Devant un livre, je sais un bonheur de la lecture que de se sentir en même temps
ce que je ne peux par moi-même et j’apprends à travers soustrait à soi et davantage soi. Que ce que je saisis d’un
un autre. La lecture d’un texte le rend comme attentif au livre ne soit pas ma propriété individuelle, mais reconnu
lecteur dont l’attention par trop labile est rappelée à comme une propriété commune. Il n’y a d’ailleurs pas
l’ordre. L’objet se rappelle toujours au sujet. Mieux de propriété individuelle de la pensée : par nature, et pour
encore : le livre n’est pas tant l’objet d’une recherche qu’il grandir, et s’étendre et s’enrichir, celle-ci se nourrit de
n’en est le sujet, toujours plus intime à l’âme du lecteur. tout et de tous et se donne à tous. C’est un même entraî-
C’est que l’attention est un flux qui va de l’un à l’autre nement pour elle que de recevoir, donner et se donner.
(texte et lecteur), et l’un et l’autre la nourrissent et Auteur, lecteur et critique sont les faisceaux d’une même
l’entretiennent. Dans ce mouvement et cet échange, sinon source lumineuse qui leur reste une énigme. Cette lumière
cette lutte, où chacun se laisse prendre et prend quelque dessille et aveugle. Nous lisons, nous disons de multiples
chose de l’autre, il est rare qu’un livre rebute par tous ses choses pour arriver à quoi ? Comme tout un chacun je
côtés. Même si d’emblée je n’aime pas, j’aime ma pensée garde les défauts de ma vue. L’imperfection et
qui cherche et elle finit toujours par trouver quelque l’insuffisance nous lient, mais l’amour que l’on porte aux
chose à aimer. Mais tout ce qu’a d’aléatoire et de fragile livres, à quelque chose ou à un être nous délie. C’est
une critique ! C’est une expérience de plus de l’incertain comme ne pas hésiter à se mettre en porte-à-faux avec
des choses et de l’incessante muabilité de la vie. En un soi-même, en déséquilibre de confiance, sachant que
mot, des mots temporels et transitoires. Comme des notre main va rencontrer une autre main. Il y a mieux
limites intellectuelles de soi qu’on voudrait bien reculer, qu’être seul : c’est commencer par être deux. Il y a mieux
mais ce n’est qu’un chemin de mieux vivre et de mieux que passer son temps à lire : c’est à faire lire. Et, critique
comprendre que l’on cherche à retenir et continuer à ou non, ne jamais être acquis à soi-même. Car, auteur,
tracer, à défaut de vivre plus pleinement sinon réellement lecteur, critique, qu’écrivons-nous, que lisons-nous,
et de comprendre plus simplement, sans le secours de qu’affirmons-nous que nous n’ayons avant tout reçu ?
l’écrit. Encore un mot : merci, Anne. Tu nous lies tous, toi qui
De quelle façon pourrais-je saisir un livre quand je ne nous as tous lus.
saisis pas la façon même avec laquelle je veux le saisir,
mon attention m’échappant sans cesse ? Que sais-je de Christian MOUZE

À PARAÎTRE EN OCTOBRE 2009

Natacha Andriamirado

J’écris pour mon chien


ÉDITIONS MAURICE NADEAU
LES LETTRES NOUVELLES 64 p., 12 €

26
Les adieux
Après L’Armoire des ombres, la poétesse libanaise Hyam Yared
renoue avec la veine romanesque et dévoile son nouveau roman Sous la
tonnelle. Quand une âme poétique et violente se retrouve au carrefour de
l’inspiration romanesque, la plume se transforme en art. Dramatique.
« J’étais née le jour où tu m’avais aimée. »

VANESSA AUBERT

HYAM YARED « dans l’urgence le gîte à ceux que le système


SOUS LA TONNELLE rejetait ». Au Liban régnait un marasme poli-
Sabine Wespieser éd., 277 p., 21 € tique qui ne faisait que s’accroître. « Un pays
où la paix n’est qu’un répit entre deux réci-
dives. »
u plus profond de l’intime et du poétique,
A la narratrice s’adresse à sa grand-mère
afin de re-convoquer leur sphère privée,
À travers ses louanges, la narratrice nous
fait pénétrer dans ce huis clos où la chaleur du
souvenir règne, elle se confie comme à un
l’enfance et la famille. Lignes imprégnées de ami, chuchotant sans tabou son expérience,
souffrance car écrites comme un éloge de en se livrant entièrement et totalement. Ne
l’amour, un éloge de celle qui fut le seul sachant faire sans son instinct et sans « ce
modèle. Ce récit se veut avant tout un adieu. trop », elle livre les détails de son mariage
Le 13 juillet 2006, le jour de son départ avec un homme sanglé par son éducation, un
pour Paris, elle apprit par son père la mort de homme prostré dans un élan éternellement
sa grand-mère. Dans la maison familiale, « les figé. Fayçal, celui qu’elle a pourtant aimé,
corbeaux » se présentent afin de faire leurs celui qui ne comprenait pas sa passion, son
condoléances. « Tout est noir. Même les mots. » besoin de chaleur et de vie. « Je pratiquais la
Recroquevillée dans le boudoir de la grande désillusion. » Son divorce, l’incompréhension
maison de Beyrouth, elle part à la recherche des siens. Le besoin de voir par ses propres
de lettres, photographies, coupures de jour- yeux, de comprendre par elle-même la diver-
naux pour retracer avec précision et maintes sité et la multitude des mondes et des pensées.
louanges les grands événements de cette Vivante, violente, l’écriture de Hyam Yared
femme. Sa vie. Son sang. Farouchement atta- se veut être une poésie mélancolique. « Et tout
chée à sa maison et à son Liban pluriconfes- continue. Tout recommence. » À la lecture des
sionnel de son enfance, sa grand-mère persis- lettres de sa grand-mère, elle croyait pourtant
tait à garder racine, au milieu des bombes et tout savoir de celle qui coulait dans ses veines.
des combats des années 80. N’ayant que La vieille femme, veuve à trente ans, avait
l’amour à communiquer, elle accueillait tous confié à sa petite-fille la promesse qu’elle
les combattants, quels que soient leur origine avait faite à son mari de ne jamais se donner
et leur camp. Seuls lui importaient le respect à un autre. Le jour du deuil, sous la tonnelle,
et l’aide qu’elle pouvait leur apporter sans un homme vient ouvrir les portes des secrets
aucun intérêt recherché. Ses enfants savaient de la grand-mère. Il lui fit comprendre qu’au-
qu’il était vain de la déraciner. Elle proposait delà de la confiance éternelle et du lien qui liait
les deux femmes, il pouvait y avoir des onces
de mystère, des non-dits, des souffrances que
l’on ne peut communiquer. Au fur et à mesure,
ce qui était un portrait de femme se trans-
forme peu à peu en portrait d’homme, celui de
Youssef, l’homme que sa grand-mère a aimé
après avoir perdu son mari. Au fil de l’écriture,
le style si violent et poétique s’assagit comme
après la passion ; il devient plus linéaire
comme si le rituel prenait fin, une fois les
esprits calmés. Les louanges font place à la
description d’un Paris des années 1968. Qui
était cet homme ? Pourquoi lui a-t-elle caché
l’identité de cet être si important à ces yeux ?
Au-delà de cet hommage et de ces cris de
peine et de nostalgie, Hyam Yared dépeint des
portraits d’hommes et de femmes dans la souf-
france et en quête d’identité. Comment se
construire dans l’abandon d’un père ?
Comment trouver la force de se déraciner et de
vivre guidé par sa propre raison avec sa propre
foi ? Ces êtres se sont battus afin de trouver
leurs repères, ayant pour seul but de cesser de
tourner en permanence autour et entre les
convictions et l’éducation des autres. C’est une
« réincarnation des mots. Des sentiments ».
Une écriture de l’urgence et de l’intime. R

27
ROMANS, RÉCITS

Une critique d’affinité


La Polynésie, les Antilles, l’Afrique, l’océan Indien… splendeur des paysages exotiques, le critique doit perce-
Glissant, Ananda Devi, Nimrod, Farah, C. T. Spitz… voir en quoi, dans des formes généralement empruntées
à l’Europe et mêlées à d’autres venues de partout,

D
epuis près de dix ans, il m’a été donné de lire, s’exprime le grand lamento des nations dépossédées, le
pour La Quinzaine, les œuvres de romanciers deuil des peuples ou des multitudes traumatisés. Il doit
issus de ces régions du monde que l’on n’appelle donc se déprendre du sentiment de fascination exoti-
plus le Tiers-Monde et que l’on ne peut pas toujours sante, de l’empathie militante naïve, du voyeurisme euro-
appeler « des pays ex-colonisés ». Ces écrivains extra- centré, de l’objectivation stéréotypique ou du réduction-
européens écrivent dans des langues européennes et nisme identitaire. En somme, transformer un regard
surtout publient souvent en Europe ; s’ils ne vivent pas informé par le colonial pour accéder à une écoute « post-
toujours dans les pays dont ils sont originaires et si, par coloniale » (selon le néologisme formé par les
la force de l’histoire, ils résident en Europe leur pays vit Postcolonial Studies anglo-saxonnes dont l’Université
en eux et s’inscrit fortement dans la mémoire de leur écri- française aurait tant à apprendre...).
ture. Pour tenir ce cap difficile et éviter ces écueils, peut-
Aller au plus près de ces œuvres, s’en approcher, c’est être faut-il s’efforcer de pratiquer une lecture que je
d’abord mesurer les distances qui en éloignent le dirais « d’affinité » ; j’entends par là, une critique qui
« common reader » européen. La question (linguistique, côtoie l’œuvre, se déplace vers ses frontières, en éprouve
politique, culturelle, éthique) de l’altérité se pose avec les limites, apprécie sa beauté, circonscrit son lieu qui,
acuité quand on aborde ces littératures post-coloniales bien qu’il soit enraciné dans l’histoire et la géographie
porteuses de traditions ancestrales mais en rupture avec (coloniales ou décoloniales), demeure singulier et offert
la tradition, hantées par un passé violent et sombre mais librement à tout lecteur qu’il soit d’Europe ou d’ailleurs,
héritières aussi, dans le choc brutal des conquêtes, d’une à tout lecteur fraternel.
langue imposée ou adoptée qui leur échoit.
Sous les images chatoyantes, les parlers savoureux, la Patrick SULTAN

Au fil du temps
L
a publication de ce numéro 1 000 est pour moi comptes-rendus très riches et très approfondis, lorsque
l’occasion de prendre conscience que je suis un col- j’ai publié moi-même des traductions de Scott, d’Eliot et
laborateur et un lecteur de La Quinzaine littéraire aussi de Stevenson. Et je me rappelle avec beaucoup de
depuis quinze ans. fierté l’article qu’avait signé Maurice Mourier et qui parlait
J’ai commencé par publier des articles sur mon favorablement d’une de mes traductions de ce dernier
domaine de prédilection, la littérature britannique du auteur, consacrée au Maître de Ballantrae. Comme me l’a
XIXe siècle, et notamment le roman victorien, mais il expliqué alors une amie universitaire et romancière : la
m’est arrivé plusieurs fois de sortir de ce champ habi- reconnaissance de La Quinzaine est précieuse, car c’est la
tuel pour aborder des publications plus récentes, comme revue des connaisseurs. C’est également ce que pense un
celles de Peter Ackroyd, dont la biographie de Londres ami libraire, qui prend toujours très au sérieux vos articles.
a été pour moi une révélation et un enchantement, sans Moi-même, je lis assidûment ce que vous publiez sur
parler de son roman récent sur la chute de Troie. J’ai aussi la littérature de langue anglaise du monde entier, et,
abordé des textes plus anciens, comme Oroonoko, le sur- lorsque j’en ai le loisir, ce qui relève de la littérature fran-
prenant roman d’Aphra Behn (la première romancière çaise, de l’histoire, de la philosophie. J’apprends toujours
anglaise, au XVIIe siècle) sur un prince africain réduit en beaucoup ainsi et mon seul regret est de ne réussir que
esclavage, ce qui fut pour moi l’occasion d’une réflexion rarement à tout lire, tant chaque numéro est riche.
sur la traite et l’esclavage des Africains. Au moment où la revue connaît une étape importante,
Au fil du temps, j’ai publié une bonne trentaine avec ce 1 000e numéro, je mesure le chemin parcouru
d’articles, espacés d’abord, et plus fréquents récemment. depuis l’origine, le courage, le travail et la persévérance
J’en ai tiré un double plaisir : découvrir ou redécouvrir de ceux qui en assurent le succès, Maurice Nadeau et ses
des œuvres (comme à l’occasion de la sortie de la magni- associés, avec qui j’ai tissé des liens peu à peu. Je sou-
fique anthologie bilingue de la poésie anglaise en haite que la revue continue d’apporter longtemps
Pléiade), et faire connaître des œuvres que j’admire l’information littéraire essentielle, qu’elle contribue ainsi
depuis longtemps et qui ne sont pas nécessairement bien à la culture et à la réflexion de tous ses lecteurs, dont le
connues du public français (c’est le cas de certains nombre dépasse largement celui des abonnés.
romans de Walter Scott et de George Eliot, par exemple).
D’autre part, j’ai eu le privilège de bénéficier de Alain JUMEAU

28
ROMANS, RÉCITS

Un défenseur de l’ordre :
Jean Cocteau
Si sa poésie est flamboyante d’énigmes, la personnalité de Jean
Cocteau semble beaucoup plus lisible. Il le disait lui-même : « Vous décou-
vrirez plus tard que je fus un défenseur de l’ordre. »

JEAN JOSÉ MARCHAND

JEAN COCTEAU Ayant fait la guerre dans les fusiliers- la nuit d’amour t’a défaite et repeinte / Comme
LE COQ ET L’ARLEQUIN, 1918 marins : un riche embaumeur ? / Abandonne, ô ma
Stock (réédition), 144 p., 11 € Adieu marins, naïfs adorateurs du vent reine, ô mon canard sauvage / les siècles et les
Cocteau, au retour de l’Yser, a compris les mers / Reviens flotter dessus, regagne ton
JEAN COCTEAU ressorts de cette société où Picasso devint roi visage / Qui s’enfonce à l’envers (…) Votre
OPIUM, 1930
après la mort de Diaghilev (avant sa transfor- travail fini, c’est fini. J’entends l’ange / La
Stock (réédition), 267 p., 12 €
mation en marque automobile). Il a tenté d’en porte refermer sur vos grands corps distraits.
prendre la tête en 1920, mais déjà venaient
d’autres « horribles travailleurs », les dadaïstes Radiguet était lui aussi un « faux pédé-
eaucoup de poètes de l’entre-deux-guerres
B n’ont jamais « gagné » leur vie. Cocteau
en est l’archétype. (Son frère était agent de
lui arrachaient le flambeau, avant de s’égarer
à leur tour dans l’onirisme et le culte d’une
Russie imaginaire, fuyant l’énorme Réalité.
raste » (On lui connaît au moins cinq maî-
tresses.) Il disait à Irène Lagut, en lui faisant
l’amour : « Surtout, ne le dis pas à Jean. »
change, sa famille fort aisée.) Il a beaucoup Alors qu’il venait de se lancer dans le rêve Après sa mort à 20 ans, Jean ne retrouva plus
posé à « l’enfant » (Les Voleurs d’enfants est littéraire d’« étrangler l’homme endormi », il le moment de la grâce divine. (Osons le mot,
la réussite totale de ce lecteur de la comtesse avait publié d’habiles pochades dans le goût puisque Cocteau s’affirma, jusqu’à la fin,
de Ségur). d’Apollinaire et de Max Jacob : chrétien.)
En fait, il jouait. Il s’est amusé – avec pru- Après 1930, ce fut un déluge de subtilités,
dence – de son inversion ; il faut ici se méfier : Un dahlia c’est lourd penché après la pluie de plaisanteries langagières par un Edmond
quand il eut un fils de la princesse géorgienne Le téléphone raccroché laisse l’aventure Rostand en folie. La surprenante finesse cri-
Nathalie Paley, il lui en voulut à mort de s’être détruite tique du Coq et l’Arlequin alors qu’il était
fait avorter (c’était un garçon) et ne l’appelait Ma tête éponge lourde au bord du corridor fouaillé par Satie se transforme en acrobaties.
plus, même en public, que « la meurtrière ». Il semblait avoir perdu la main. Le journa-
A-t-il vraiment « joué » au catholique avec le C’est à ce moment que son aventure avec lisme, Le Figaro, Lazareff le sauvèrent. Ses
bon Maritain ? L’humanité est complexe un gamin de génie, Raymond Radiguet, lui Portraits-Souvenirs sont un chef-d’œuvre.
(Maurice Sachs n’est-il pas entré au séminaire, inspira son chef-d’œuvre, un très long poème Hélas, il y eut 1940, la compromission
portant la soutane ?) Son « opiomanie » n’est- admirable, Plain-Chant : retentissante de ses louanges au « Tibet »
elle pas un autre jeu, sans besoin authentique ? (c’est-à-dire à l’Allemagne victorieuse)
C’est un symbole que sa meilleure nouvelle Mauvaise compagne, espèce de morte / De pendant que son ami Desbordes était assassiné
s’intitule Thomas l’Imposteur, un vrai chef- quels corridors / De quels corridors pousses- par la Gestapo. Après la guerre, l’Église, sous
d’œuvre de satire du milieu de Missia Sert, une tu la porte/ Dès que tu t’endors ? (…) forme de décoration de chapelles, et
bourgeoisie financière cultivée, dont la culture Rien ne m’effraye plus que la fausse accal- l’Académie, l’accueillirent enfin.
déjà était en voie de disparition ; ce fut la mie / D’un visage qui dort / Ton rêve est une Il s’est défini lui-même : un mensonge qui
Princesse de Clèves du déclin d’une société au Égypte et toi c’est la momie / Avec son masque dit la vérité. Son œuvre est une cathédrale
moment où la « gloire » se transformait en d’or / Où ton regard est-il sous cette riche crevée, avec des chefs-d’œuvre car l’ange était
« succès ». empreinte / D’une reine qui meurt / Lorsque là. Il veille toujours sur sa mémoire. R

JE M’ABONNE À LA QUINZAINE UN AN 65 €
J’ABONNE UN AMI ÉTRANGER 86 €
NOM : PAR AVION 114 €
ADRESSE :
ABONNEMENT  RÉABONNEMENT  POUR UN AMI 
6 MOIS 35 €
ÉTRANGER 50 €
MIEUX ENCORE : SOUSCRIVEZ UN ABONNEMENT DE SOUTIEN PAR AVION 64 €
UN AN : 152 €
135, RUE SAINT-MARTIN, 75194 PARIS CEDEX 04
RÈGLEMENT PAR :
CCP 15551-53 P. PARIS
IBAN : FR 38 2004 1000 0115 5515 3P02 093 – MANDAT POSTAL
BIC PSSTFR PPPAR – CHÈQUE POSTAL
La Quinzaine littéraire bimensuel paraît le 1er et le 15 de chaque mois – Le numéro : 3,80 € – Commission paritaire : – CHÈQUE BANCAIRE
Certificat n° 1010 K 79994 – Directeur de la publication : Maurice Nadeau. Imprimé par SIEP, « Les Marchais », 77590 Bois-le-Roi
Diffusé par les NMPP – octobre 2009

29
HISTOIRE LITTÉRAIRE

Mimile

Q
uand il y avait encore en plein Paris des petits comme la nôtre, constituée d’un conglomérat
commerces tenus par des « Français de d’individualités assez nettement tranchées et sou-
souche » – cela n’étant nullement pour déni- cieuses de leur autonomie, même si – le paradoxe
grer leurs remplaçants arabes ou kabyles qui nous n’est qu’apparent – elles ont conscience de s’insérer
sont si souvent providentiels, mais Allah est le plus dans un organisme inventé, nourri et rendu vivant par
grand ! – dans une obscure boutique de la rue Saint- la volonté d’un seul homme, le difficile est bien
Marc, à un saut de puce de la Bourse, s’activait un d’essayer de mesurer ce que pourrait être un apport
authentique épicier du pays des Fouchtras, noir de personnel, mon apport. Qu’est-ce que j’ai pu, moi,
cuir et de poil, haut comme deux pommes et demie, apporter à La Quinzaine qui, à l’évidence, a fonctionné
et qui, ayant posé sur le comptoir vos emplettes, lor- sans moi, et continuera à fonctionner si elle me laisse
gnait avec satisfaction le gros billet tiré de votre poche sur le bord du chemin ?
– c’était au temps des anciens francs – et entreprenait Question insoluble à moins d’une stupide préten-
de solder le compte comme suit : « Neuffe chent tion – et peut-être d’une non moins stupide humilité.
quatre vingt diche chett, neuffe chent quatre vingt Coltine ta pierre, mon gars, et ne nous casse pas les
diche huit, neuffe chent quatre vingt diche neuffe », pieds !
là il stoppait un court instant, vous lançait un coup En fait de pierres, d’ailleurs, il en existe un bon tas
d’œil complice, puis abattait, jovial, le dernier franc qu’on aurait aimé apporter, soit pour construire, soit
avec un sonore : « et Mimile ! ». pour détruire. On a eu la chance de parler de beau-
Là-dessus il se redressait un peu, osait affronter le coup d’auteurs qui nous importent, mais pas de tous :
regard courroucé de sa femme, qui jouait à la comme- quand on marche à l’admiration – c’est mon cas – on
il-faut ayant contre son gré épousé un malotru, et voudrait ne laisser passer aucun de ses livres de chevet
éclatait d’un rire formidable, formidablement niais, (pour ce qui est des anciens), signaler en bien tout ce
ravi d’une plaisanterie si innovante qu’il la recom- qui a vraiment frappé (pour ce qui est des nouveaux).
mençait dix fois par jour, moment d’intense jubilation Sur ce plan, il me semble pourtant que La Quinzaine
et de vraie joie libératrice. Puis, profitant en douce de est sacrément bonne fille : à moins de se faire porter
la confusion de sa moitié, il s’éclipsait illico pour pâle – comme disait le Capitaine Hurluret – il est
aller s’en jeter un au coin de la rue Vivienne, non loin bien rare qu’une dévotion authentique pour X ou Y ne
de ce lieu mythique qui devait à l’époque – vers 1950 soit pas récompensée, en Comité, par l’octroi du livre
– avoir si peu changé depuis que Lautréamont, au à commenter.
dernier des Chants, y avait fait rôder ses « vendeuses Quand il s’agit, selon le mot de Flaubert, de « tonner
d’amour ». contre », il en va un peu autrement. Mais c’est poser
Il va de soi que, bien que je fusse fort jeune alors, toute la question, fortement épineuse, de la raison
je réclamais toujours un billet de mille quand on d’être principale d’un grand périodique littéraire. Tout
m’envoyait faire des courses en cet antre si rempli, au long du XIXe siècle, qui finit en 1914 et pour la lit-
pour moi, de poésie brute. Et Mimile ! Cela me ravis- térature française fut vraiment le Grand Siècle, il est
sait, me ravit encore. Qu’y a-t-il de plus exaltant que clair qu’écrire dans les journaux n’allait pas sans un
le jeu de mots le plus inepte ? Dans son infinie nullité, droit imprescriptible à l’éreintement, que les Barbey
celui-ci réussissait le miracle d’être à la fois affirma- d’Aurevilly, Léon Bloy, Remy de Gourmont ont exercé
tion, et même proclamation du moi contraint, rupture avec allégresse, et que les surréalistes, si redevables,
modeste mais efficace dans le morne et répétitif tissu à bien des égards, Breton surtout, à la « fin de siècle »,
des jours (et pourtant répétitif lui-même à satiété, ont prolongé. J’ai longtemps regretté qu’il ne fût pas
c’est là sa force), enfin érection sur le piédestal de la dans la politique de La Quinzaine, ce droit de libérer
voix de la magie mystérieuse des nombres. parfois sa rage devant certaines fausses gloires qui ne
Car fichtre ! 1 000 ce n’est pas rien. Surtout – nous doivent leur statut qu’à une valeur marchande façon-
y voilà, avouez que, si c’est tiré par les cheveux, c’est née par la prodigieuse inculture ambiante.
une longue et belle tignasse – quand il ne s’agit pas Et puis je me suis ravisé. À quoi bon en effet ?
de mille jours, moins de trois petites années, mais Maurice Nadeau doit avoir raison : on a si peu de place
bien de mille quinzaines, ce qui, si je ne me trompe, (et de temps) pour parler des bons livres, pourquoi
jauge quinze mille jours, ou encore quarante et un ans s’encombrer la plume avec ceux qui vous tombent des
et d’assez grosses poussières. Alors moi ! Non pas l’un mains ? Donc « rien de rien, non, je ne regrette
des premiers arrivés, tant s’en faut, mais pas non plus rien… ! » Ou, en termes plus nobles, à moi Baudelaire
l’un des ultimes, pris en somme au milieu du flot encore, mon maître : « Pour soulever un poids si lourd,
ininterrompu de cette aventure qui me déborde de / Sisyphe, il faudrait ton courage ! / Bien qu’on ait du
toutes parts, où situer, où trouver mon grain de sel, cœur à l’ouvrage, / L’Art est long et le Temps est
bon sang ! et Mimile, où est-ce qu’il perche dans tout court. »
cela ?
Au sein d’une entreprise collective, même si elle est, Maurice MOURIER

30
ARTS

J’ai passé ma vie… à… Dans l’écart volontaire du bruit


À dessiner, à écrire, à lire et de la profusion qu’est notre existence quotidienne
Notre herbe pousse dans le jardin à La Châtre, dans la France profonde, l’arrivée de La
Il y a des heures plus chaudes Quinzaine est celle d’un visiteur attendu qui vient de
Que d’autres. Dans la petite ville ce là-bas devenu étranger, porteur du message de
Il y a – le matin – en haut ceux qui y parlent notre langue…
À la porte d’entrée – avec Qui « résistent » eux aussi
Un grincement métallique Chacun à sa façon
C’est le grincement de la boîte On se sent moins seuls
Aux lettres Merci à La Quinzaine pour sa
La vie coule – la rivière coule – Réconfortante et nourrissante visite.
Les graines poussent. Les feuilles
Poussent – les branches poussent Cécile REIMS
Par terre, une tache jaune éclaire le carrelage
On se dirige vers elle. On se baisse. On ramasse
La couleur. Une fois verte, une autre rouge
Cette fois c’est un beau jaune. Avec un dessin
De Picasso. Une page pour Cézanne et
l’inoubliable
Max qu’on a connu
À qui on serrait les mains, l’article de Lascault
fait visiter
La semaine de bonté. Max rit.
Je m’allonge, et tourne
Les pages. Je suis chez moi
L’encre du journal sent bon
Je me balance – en attendant
Le numéro 1 000. Une chance
Salut Momo. Fredy.

Fred DEUX

Douze mille messages énigmatiques

C
haque numéro de La Quinzaine littéraire comporte dix madaires, des mensuels. Tous les quinze jours, la réflexion
à quinze messages énigmatiques : des phrases interro- respire. Elle se calme, puis elle s’accélère. Elle se détend, puis
gatives, des sentences imprévues, des titres insolites, des décide. La réflexion méthodique examine les labyrinthes de la
maximes qui déconcertent. Se dispersent douze mille incitations littérature (d’abord), de l’ethnologie, de la psychanalyse, des
dans les mille numéros de La Quinzaine littéraire. images : notre époque… La Quinzaine littéraire trouve son
Par exemple… « Un continent d’incontinence »… « Un souffle, peut-être à la manière des Cahiers de la Quinzaine
caïman, ça trompe énormément »… Surgit « le sexe sauvage »… (1900-1914) que Charles Péguy a fondés et dirigés. En 1902,
« Que sauveriez-vous du XXe siècle ? »… « Un bon écrivain est- Péguy précise le chemin de la revue : « Libres de toute haine et
il un écrivain mort ? »… Courir « à la recherche d’une ombre de toute illusion, mais non pas libres de toute vigueur et de toute
chinoise »… « Il faut tout détruire »… Écouter « un dialogue fraîcheur, nous travaillerons dans la sérénité… »
du violon et de l’alto »… « La Russie est un sac, l’Europe un
rayon de miel »… Circule « le fils d’un prêtre »… Un dessina- La Quinzaine littéraire vit dans les livres. Elle avance par la
teur « tresse et tord l’espace »… Respecter « Sa Majesté le littérature, pour la littérature. Elle reste une revue rebelle, insou-
Sexe »… Tu vois « l’univers comme cirque »… « Maintenant, mise. Elle résiste. Elle lutte.
il faut des armes ! »
La Quinzaine littéraire est loin des quotidiens, des hebdo- Gilbert LASCAULT

31
ARTS

Regards sur
les arts premiers
Trois ouvrages qui retiennent l’attention : une anthologie des œuvres
maîtresses du Quai Branly, la place actuelle des marchands dans la circu-
lation des arts premiers, le pouvoir d’« enchantement » de ces œuvres. Des
textes apportent des points de vue mesurés. Des expositions concomitantes,
sur lesquelles s’ouvre à neuf notre regard, les soutiennent.

GEORGES RAILLARD

EXPOSITIONS
Musée du Quai Branly
La Collection
Un ouvrage collectif sous la direction d’Yves Le Fur,
directeur du Patrimoine et des Collections
480 pages illustrées, Éd. Skira-Flammarion,
musée du Quai Branly, 55 €

La passion des arts premiers. Regards de


marchands
Exposition à la Monnaie de Paris du 9 septembre
au 18 octobre 2009
Catalogue sous la direction d’Elena Martinez-
Jacquet
Primedia Monnaie de Paris éd., 212 pages, 45 €

Medusa en Afrique
Exposition au Musée d’ethnographie, Genève,
jusqu’au 31 janvier 2010
Catalogue : Medusa en Afrique. La sculpture de
l’enchantement
Textes de Boris Wastiau, photographies de
Johnathan Watts, 256 pages, 160 illustrations
en couleurs, 49 €

es arts premiers ont gagné lentement le


L commerce français. Leur cote s’est élevée,
le nombre des galeries spécialisées s’est accru.
Elles viennent de présenter à Saint-Germain-
des-Prés durant quelques jours un choix de
leurs fonds. Et soixante marchands ont prêté PÉROU, CIVILISATION CHIMO XIIe SIÈCLE.
à une exposition installée dans l’important TÊTE DE BOIS TEINTÉE EN ROUGE PLANTÉE
Hôtel des Monnaies, des pièces leur apparte- DANS LES SACS FUNÉRAIRES
nant ou passées entre leurs mains avant
d’entrer dans des collections privées ou dans
les musées. De beaux objets. Breton avait dressé dans L’Art magique une lui-même s’appuyant sur Marcel Mauss : « En
Le musée du Quai Branly, après le Pavillon liste d’œuvres qu’on aurait mal vu coexister au magie comme en religion, comme en linguis-
des Sessions du Louvre, a modifié notre regard musée : des œuvres de la Colombie- tique, ce sont les idées inconscientes qui agis-
sur les arts premiers. Arts premiers, arts pri- Britannique, des îles Marquises, confrontées sent. »
mitifs, arts sauvages, art magique, autant de au Frontispice de Du Spirituel dans l’art publié Le terme « primitif » renvoie à un Ur-.
désignations originaires de joutes. Les diffé- en 1912 par Kandinsky, au revenant de Breton évoque l’Uralptraum – « le cauchemar
rends semblent apaisés. Rappelons-nous que Chirico. Lévi-Strauss répondant, à la conclu- fondamental – la source de toute mythologie
« art nègre » a jadis réuni l’art africain et l’art sion de l’ouvrage, à une enquête menée par et ajoutons de toute magie ». En 1930 eut lieu,
océanien. Breton sur l’art et la magie, répondait qu’elle à la galerie Pigalle, une exposition qui est
Ce ne fut pas seulement une question de le gênait « parce qu’elle pose les termes de entrée dans l’histoire de la réception des arts
mots. De telle ou telle définition pouvait l’art et de la magie dans une acceptation si « primitifs » ; le marchand Charles Ratton et
dépendre la place – le lieu – donnée à des vague et si générale qu’elle rend difficile, et Tristan Tzara en rédigent le catalogue. À
objets ne répondant ni aux canons de l’art presque impossible, une réflexion sérieuse sur propos de l’art africain (réuni par Pierre Loeb)
classique, ni même à l’art. Objets d’art ou ce sujet ». ils écrivent : « Le canon de cet art ne peut être
d’ethnographie ? Medusa, la sculpture de Breton utilisait le mot « enchantement », naturaliste puisque sa tâche est de rendre
l’enchantement est exposée au Musée Lévi-Strauss le relève. Breton souligne aussi visible l’invisible. » Et encore : « l’Africain
d’ethnographie de Genève (MEG). André le rôle de l’inconscient, et cite Lévi-Strauss, croit que l’homme est formé de plusieurs subs-

32
ARTS

tances : le corps, l’esprit, l’ombre ou l’âme- maîtresses de la Collection. Il fallait que les Breton, aux premières lignes de L’Art
image. Le pluralisme magique prouve le non- illustrations soient assez belles et précises pour magique, allait à ce qui était toujours pour lui
sens qu’est l’usage du mot “primitif ” » (cité rendre sensible quelque chose de la « magie » l’essentiel : la poésie. Ici « un très haut esprit
in Carl Einstein, Ethnologie de l’art moderne, des originaux, et aussi faire apparaître le rôle comme Novalis ». « S’il a choisi les mots
réédition André Dimanche, 1993). social, la signification religieuse qu’ils avaient d’“art magique” pour nous dépeindre la forme
Carl Einstein, co-fondateur de la revue dans la civilisation où ils avaient été recueil- d’art qu’il aspirait lui-même à promouvoir, on
Documents (avec Georges Bataille, Georges- lis. Ce qui était le vœu de Lévi-Strauss. Les s’assure, en effet, qu’il avait disposé des
Henri Rivière et Georges Wildenstein) voue notices sont éclairantes, les images rayon- balances voulues pour peser ses termes et aussi
une passion à l’art moderne et à l’art primitif, nantes. Tout s’y trouve de ce que l’on peut que, dans la si forte tension vers l’avenir qui
comme Tristan Tzara. savoir pour regarder aujourd’hui ce masque de fut la sienne, c’est à ces mots qu’il avait
Aussi peut-on s’étonner de la préface écrite l’Esprit de la Lune (Alaska), qui appartint à reconnu le plus grand pouvoir d’attraction. »
par William Rubin pour l’ouvrage collectif Robert Lebel, le commentateur aigu de Marcel L’enchantement naît de l’échange de deux
qu’il dirigea, Le Primitivisme dans l’art du Duchamp, ou tel masque anthropomorphe de regards, celui d’un masque et le nôtre, qui
XXe siècle. Il s’y excuse de sa « plus grave la Côte-d’Ivoire venu de la collection de accueille son pouvoir d’attraction pour en
erreur d’historien », « mon mutisme sur le Tristan Tzara. recueillir la poésie. R
sujet du primitivisme dans Dada and De moindre notoriété sont les marchands
Surrealist Art écrit dans les années soixante ». qui exposent à la Monnaie. Seul, peut-être
En 1984, il explique sa conversion : Albert Loeb, joint à son métier de galeriste,
« Quelques propos sur l’art tribal, échangés celui de marchand d’art premier, suivant une
avec Picasso dans les dernières années de sa voie semblable à celle de son père Pierre Loeb,
vie changèrent tout cela. Je fus stupéfait de organisateur de la première exposition des sur-
découvrir que ses opinions sur ces sculptures réalistes dans sa galerie (Galerie Pierre) de la
étaient aux antipodes des idées reçues. » rue des Beaux-Arts.
Le nom de Picasso est absent de l’index de Les marchands interrogés sur l’origine de
l’ouvrage que publie le musée du Quai Branly leur « passion », font sa place souvent au
(l’adresse du musée dispense de trancher entre hasard. Vient ensuite le regard, son affinement
toutes les dénominations passées, présentes par la pratique d’un métier qui les met en
ou à venir). En tout cas le « primitivisme » contact avec un grand nombre d’œuvres. Pour
n’entre pas dans le champ de cet ouvrage certaines, les marchands ne récuseraient pas le
remarquable. Son sous-titre est La Collection. mot d’« enchantement », selon la voie tracée
Près de 500 pages et 125 illustrations. Le titre au Musée d’ethnologie de Genève.
eût-il pu être « Regards sur la collection », un L’exposition de la Monnaie est distribuée en
fonds qui compte 300 000 objets, 700 000 six stations : Objets de désir, La marque du
photographies ? L’abréviation, la métonymie, Sacré, La séduction de la forme, L’aventure de
signifient clairement qu’ont été retenus et la découverte, Le souvenir de la provenance,
commentés des objets représentant des pièces La quête de l’œuvre classique.

50 ans…

A
vant La Quinzaine littéraire, ce fut Les Lettres Nouvelles. des ouvrages sur l’art était totale. On a pu nous reprocher des
En sous-titre : « lettres, arts, spectacles, essais, mytho- partis pris. Aujourd’hui encore je les assume.
logies ». C’est par Les Lettres Nouvelles, amené par La Quinzaine, comme, avant elle, Les Lettres Nouvelles, com-
Bernard Pingaud, que j’entrais en 1968 dans la galaxie Nadeau, blait, plus que toute autre revue, les lecteurs expatriés. Je mani-
pour ne plus la quitter, sauf lors de mes longs séjours à l’étranger. festai ma gratitude en montant une exposition La Quinzaine lit-
Je donnais au numéro 2 de la revue « nouvelle série » parais- téraire dans les vitrines du hall de l’Institut français de
sant alors « tous les mercredis », un papier sur Les Corps étran- Barcelone. Maurice Nadeau en fut surpris. Et, je crois, heureux.
gers de Cayrol. Maurice Nadeau ouvrait la livraison, son L’intelligentsia catalane, y compris les artistes, venait lire La
« Journal » les conclura plus tard. Quinzaine à la bibliothèque de l’Institut. Tàpies eut plaisir à voir
Des étoiles jugées de petite grandeur y sont citées : Jean Nadeau accepter de publier dans La Quinzaine de décembre
Nocher (qui se souvient de ce personnage ?), Aragon (Pétrarque 1968 de larges extraits d’un article de lui, « Sommes-nous tous
et sa Laure), « la gentille littérature de M. Philippe Sollers ». des monstres ? ». Aujourd’hui, dans toutes les rééditions de La
Des étoiles géantes. Raymond Queneau revient sur Zazie (tiré Pratique de l’art, publiée chez Gallimard, est rappelée cette
alors à 50 000 exemplaires), sur sa genèse et sa jeunesse : prépublication dans La Quinzaine.
« D’abord j’avais mon titre : Zazie dans le métro, là-dessus Pour les numéros anniversaire, les artistes ont mis leur talent
Arland intitule un roman Zélie dans le désert. Fallait changer au service de la revue : Tàpies, Alechinsky, Adami, et mainte-
mon titre. Pas long à le trouver : Les Vacances de grand-mère. nant Monory ont composé de superbes pages de couverture. Une
Bon. » Marek Hlasko, et, pour la bonne bouche, une Mythologie belle anthologie artistique pour La Quinzaine littéraire.
de Barthes. Le film Le Beau Serge fournit l’ouverture au texte Il y eut aussi, de la part des artistes, un grand mouvement de
« Cinéma droite et gauche ». On y découvre les formules bar- générosité, quand La Quinzaine traversa une passe particuliè-
thésiennes. On s’en délecte : « le désespoir du beau Serge tient, rement difficile. Je ne saurais énumérer tous les artistes – parmi
d’une façon ou d’une autre, à la France entière, voilà le fonde- les plus grands, les plus « cotés » – qui furent vendus aux
ment d’un art vrai ». enchères dans les salles de la Galerie Jeanne Bucher. Je crois
Du Brésil je rends compte de la biennale de São Paulo, dans cependant pouvoir rappeler qu’alors Miró sauva La Quinzaine.
la rubrique Arts où m’a amené Gilles Lapouge. Les Lettres La Quinzaine littéraire et artistique. Fidèle ainsi à la pensée de
Nouvelles parcouraient tous les champs de la culture. J’ignore Miró : « Je ne fais aucune différence entre peinture et poésie. »
pourquoi La Quinzaine dut se contenter de la seule épithète de
« littéraire ». Peu importait. La liberté du choix des expositions, Georges RAILLARD

33
PHILOSOPHIE

Heidegger :
modèle de séminaire
ou séminaire modèle
Le mot séminaire a été singulièrement galvaudé depuis une quaran-
taine d’années. Partout on parle maintenant de séminaire, c’est tout juste
si le Conseil des ministres qui se tient chaque mercredi à l’Élysée n’est pas
rebaptisé : Séminaire gouvernemental !

FRANÇOIS VEZIN

MARTIN HEIDEGGER
INTERPRÉTATION DE LA DEUXIÈME
CONSIDÉRATION INTEMPESTIVE
DE NIETZSCHE
Gallimard, 420 p., 35 €

D ans ma jeunesse, bien avant mai 68, quand


on disait d’un jeune homme : « il entre au
séminaire », cela voulait dire sans équivoque
possible que, se destinant à être prêtre catho-
lique, il entrait dans un institut ecclésiastique
ayant pour fonction de former les futurs
prêtres. Il y avait le grand séminaire qui
conduisait à l’ordination sacerdotale et il y
avait le petit séminaire où des enfants, dont on
pouvait déjà penser qu’ils décideraient un jour
de devenir prêtres mais qui ne portaient pas la
soutane, faisaient leurs études secondaires
(celles-ci s’accompagnant d’une instruction
religieuse assez poussée) en attendant d’aller
(ou non) au grand.
C’est, ayant quitté Messkirch, une institu-
tion de ce genre qu’a commencé à fréquenter
à l’âge de quatorze ans Heidegger mais, selon
l’usage allemand, l’établissement en question
(situé, il est vrai, dans les dépendances de la
cathédrale de Constance) s’appelait simple-
ment « lycée » Henri-Suso. À l’article sémi-
naire Littré signale un usage de ce mot parti-
culier à l’Allemagne. Devenu étudiant j’ai
moi-même parfois entendu parler des « sémi- MARTIN HEIDEGGER
naires » de Heidegger. J’avais forcément saisi
que le mot avait un sens différent de celui qui Je l’ai lu comme un texte que Heidegger aurait Heidegger d’un bout à l’autre de sa carrière de
m’était familier mais je n’avais aucune idée de pu écrire de bout en bout seul chez lui, dans professeur.
ce qu’on appelle de ce nom dans les universi- son bureau. Dans les toutes dernières années de sa vie
tés allemandes. Je savais ce qu’était un cours C’est le procès fait en 1968 au « cours Heidegger a consacré une très grande partie de
de khâgne mais, quand j’entendais dire, par magistral » qui a faussé l’usage français du son travail à mettre minutieusement au point
exemple, que Hans Jantzen avait « suivi un mot « séminaire », qui l’a mis sur la voie l’édition intégrale, dont plus de soixante-
séminaire de Heidegger », je ne voyais que publique et l’a vidé de son sens avant même quinze volumes ont à ce jour déjà paru, et il a
très vaguement ce que cela pouvait vouloir qu’il ait pu en avoir un. Dans nos universités, expressément voulu que, dans ces publications
dire. Lorsque, au début des années 1960, le puisqu’il n’était plus question de faire des vouées à être posthumes, les cours aient la
séminaire de 1940 sur la Physique d’Aristote cours magistraux, on a annoncé de toutes parts priorité (avec au cours de 1927, Problèmes
a été publié (cf. Questions II), je l’ai lu avec des « séminaires », mais ce sont en fait les fondamentaux de la phénoménologie, la prio-
un immense intérêt mais j’ai eu l’impression cours magistraux qui ont continué sous ce nom rité des priorités). Maintenant connus, ceux-ci
de me trouver devant un texte suivi du même faussement nouveau ! Lacan avait pris les forment un vaste ensemble auquel ne sont
type que celui consacré à Hegel dans Chemins devants et depuis un certain nombre d’années peut-être comparables que la série des sermons
qui ne mènent nulle part. Je n’ai pas vu en quoi tenait sous ce nom ses monologues devant un de Bossuet ou « l’océan » (E. Buchet) des can-
il s’agissait d’un « séminaire ». De la pratique vaste auditoire muet et béat d’admiration. Tout tates de Bach. Mais il est à noter qu’au milieu
du « protocole » je n’avais alors aucune idée cela n’a et n’avait strictement rien à voir avec de ces cours et notamment de la série des cours
(les Français ne connaissent pas l’Allemagne !). la forme d’enseignement qu’a pratiqué sur Nietzsche que Heidgger a faits, en pleine

34
PHILOSOPHIE

période hitlérienne, de 1936 à 1940, il a tenu Raymond Aron n’ait pas participé à ce sémi- quant à la vérité la législation de la vie elle-
à faire figurer les traces écrites d’un séminaire naire ! – et il n’est plus temps de nous joindre même, le trait d’union entre vérité « et » vie.
consacré durant l’hiver 1938-39 au pamphlet au groupe d’étudiants dont on lit les noms à Et que dans ces conditions l’opposition de
de Nietzsche sur les études historiques. la fin des protocoles et dont on se demande Nietzsche à Descartes est plus apparente que
On se méprend complètement sur Heidegger quels sont ceux, s’il y en a, qui ont survécu à réelle, aussi ne peut-on attendre de lui un
tant qu’on s’en tient au cliché du « solitaire de la guerre... Tout commence le 7 novembre dépassement du subjectivisme.
Todtnauberg ». L’enseignement, avec tout ce 1938, soit deux jours avant les pogromes et De tout cela ressortira combien la pensée de
que cela implique comme échange direct et l’incendie des synagogues. On n’oublie évi- Nietzsche, dès qu’on la soumet à une investi-
comme contact vivifiant avec ses interlocu- demment pas que parmi les impostures de la gation radicale, est différente de l’image qu’on
teurs, a tenu une place considérable dans son propagande hitlérienne la captation de en donne par le temps qui court (Nietzsche est
activité et dans sa vie. Heidegger a été un Nietzsche comme figure dont le régime se « à la mode ») et que brandir des citations
extraordinaire pédagogue. Or son enseigne- réclame pèse ici sur chacun des participants, picorées çà et là et sorties de leur contexte
ment s’est presque toujours partagé en deux parmi lesquels se trouve d’ailleurs, âgé de dix- n’est jamais que « faux monnayage » (p. 30 et
temps. II y avait les cours, sortes de « confé- huit ans, Hermann Heidegger, qui va s’orienter 217, suivez mon regard). Ce volume ne livre
rences » qu’il faisait dans un amphithéâtre vers des études d’histoire. Ce fait mérite d’être pas un texte, il fournit du travail à celui qui le
devant un public souvent très nombreux sur la signalé car on ne recommandera jamais trop à lit car il demande de continuelles plongées
base d’un texte soigneusement préparé (c’est un étudiant en histoire de lire la seconde dans l’œuvre de Nietzsche d’où celle-ci,
la matière des volumes à présent édités) et il Considération inactuelle / intempestive / à sondée dans ses sous-entendus et jusqu’en son
y avait les travaux dirigés, c’est-à-dire des réu- contre-temps – selon des traductions possibles impensé, sort transfigurée. Car il ne s’agit pas
nions de travail auxquelles prenait part un – mais, de toutes façons, à contre-courant, simplement de rompre des lances contre le
nombre limité d’étudiants inscrits qui prenaient celle que Nietzsche intitule Avantage et incon- darwinisme et le scientisme ambiant mais, en
place autour d’une grande table, c’était cela le vénient des études historiques pour la vie jugeant sur pièces, de mesurer en quel sens
séminaire. Et là Heidegger ne monopolisait (1874). Un texte qui porte témoignage de bien précis la science ne pense pas, en quel
pas la parole : il attendait (et savait susciter) l’ascendant qu’a exercé sur le jeune Nietzsche sens la comparaison de l’homme avec l’animal
une participation active des étudiants, il leur l’enseignement de Jakob Burckhardt et auquel oblige pour peu qu’on s’y arrête à mettre en
posait des questions mais était attentif aussi à fait probablement écho la phrase de Marc question plus radicalement que toute charge
celles qui lui étaient posées et il avait toujours Bloch : « J’ai toujours pensé qu’un historien « intempestive » ne le peut la définition même
sur la table un texte philosophique avec lequel a pour premier devoir, comme disait mon de l’homme, de l’être humain et, en fin de
on s’expliquait et qui donnait son unité et sa maître Pirenne, de s’intéresser “à la vie” » compte, de l’être lui-même. Ce n’est donc pas
direction au travail. (L’Étrange Défaite, p. 30). seulement le subjectivisme qui est poussé à ses
Le séminaire est un lieu de dialogue, dia- Ce n’est pas à la divinisation de l’histoire limites, c’est la métaphysique elle-même qu’il
logue entre les participants mais surtout dia- telle qu’elle a sévi depuis Lénine que s’en s’agirait avec ou sans égard pour Nietzsche
logue avec le penseur dont un écrit est au cœur prend Nietzsche. Sa problématique n’est pas de dépasser. On le voit, il n’est pas question
du débat. Professeur et élèves sont là sur le celle de Camus (L’Homme révolté) ou de René de s’emballer pour une banale « philosophie de
même plan : on est là pour apprendre à penser Char (« Pourquoi me soucierais-je de la vie » mais bien d’entrer avec toute la rigueur
dans un dialogue avec Nietzsche. Car appren- l’histoire, vieille dame jadis blanche, mainte- possible dans la pensée propre de Nietzsche,
dre à lire et apprendre à penser ne font qu’un : nant flambante, énorme sous la lentille de non de s’amuser d’une polémique d’époque.
« Sommes-nous décidés à lire, maintenant et notre siècle biseauté ? Elle nous gâche II s’agit de reconnaître à cette pensée toute sa
à l’avenir, les textes et les œuvres des vrais l’existence avec ses précieux voiles de deuil, portée ontologique et véritative, pour parler
penseurs autrement que nous ne l’avons fait ses passes magnétiques, ses dilatations, ses ici avec Leibniz. La question de la justice est
jusqu’ici, c’est-à-dire en nourrissant des exi- revers mensongers, ses folâtreries ») mais il le de cet ordre dans la mesure où elle ne se dis-
gences plus élevées, avec une volonté plus dit à sa manière, puissante et poignante : socie pas de celle de la vérité. Les questions
endurante de questionner, en pressentant qu’il l’histoire nous gâche la vie. L’hypertrophie du de méthodologie historique, quel qu’en puisse
y a là quelque chose que l’on peut savoir et sens historique, la définition de être l’intérêt, ne sont pas le fond du débat. On
qui vient avant toutes les sciences et se situe l’historiographie comme science du devenir n’est pas là pour s’extasier (ah ! quel beau
au-dessus d’elles ? Avons-nous appris à universel ont quelque chose de mortifère et la texte) mais pour se mettre au travail. La forme
lire ? » (p. 242). À chaque séance un étudiant vertu dont se prévalent les historiens positi- souvent morcelée que prend le texte concrétise
est chargé de rédiger un protocole, c’est-à-dire vistes n’est qu’« objectivité d’eunuques ». Je sous nos yeux les efforts d’une recherche en
un compte-rendu du travail accompli en ne vais pas me risquer à résumer un texte que cours qui procède par tâtonnements et par
commun, qui sera lu au début de la séance parcourt un souffle d’ouragan. À chacun de le assauts successifs pour atteindre ce qui est à
suivante et dans lequel les participants retrou- lire et d’y trouver son bien. Nietzsche aurait saisir. L’essai de Nietzsche n’est pas expliqué,
veront les étapes du travail commun. Le pro- très bien pu dire comme Blaise Cendrars : « Je il est constamment interrogé, mis en question.
tocole n’est pas un simple bilan, il donne occa- ne trempe pas ma plume dans un encrier mais « I1 n’y a, dit Péguy, rien de plus profond
sion à des précisions et des mises au point et dans la vie. » Un texte salubre et juvénile qui, qu’un labour. »
surtout, par les questions qu’il contient ou qu’il par sa bravoure, sa véhémence, a tout pour Il ne s’agit pas de faire, au gré de nos réfé-
suggère, il a pour rôle de relancer le travail. « Il surprendre, pour impressionner et enthousias- rences, un choix parmi les trois manières
faudrait, dit Leibniz dans les Nouveaux Essais, mer. d’écrire l’histoire que distingue Nietzsche
toujours disputer la plume à la main, en tenant Le pédagogue est par définition l’adulte au (monumentale, antiquaire et critique), mais de
comme un protocole de ce qui se dit de part et milieu des jeunes gens. II a pour lui le recul comprendre que, comme l’a dit depuis
d’autre » (IV, 7, § 11). On voit bien l’idée que et la patience et c’est en quoi son rôle peut être Soljenitsyne, « ce n’est pas aux fins de régler
Heidegger se faisait du travail de séminaire bienfaisant auprès de ceux qui sont, eux, dans des comptes qu’il faut nous souvenir de
quand il écrit à une ancienne étudiante : « Au- l’âge de la passion et de l’impatience. II y a l’Histoire ». Pour le lecteur français s’il fait le
delà de vingt participants les travaux dirigés tant de beautés et de force à découvrir dans va-et-vient entre la traduction et le texte ori-
n’ont plus aucun sens » (lettre à Hannah l’œuvre de Nietzsche qu’on imagine facile- ginal, quelle extraordinaire leçon d’allemand
Arendt, 15 septembre 1950). Au fond ment l’élan qu’un professeur peut donner à que ces pages ou Heidegger analyse la
Heidegger n’était pas loin de penser que c’est des étudiants qui abordent ce texte pour la pre- mémoire et passe au crible toutes les nuances
en séminaire que se fait le vrai travail. mière fois. Face à ce texte si propre à enflam- possibles de l’oubli et du souvenir ! Oui, il y
Il est bon d’avoir tout cela présent à l’esprit mer, Heidegger garde la tête froide. Face à a de quoi travailler avec un « livre » comme
en ouvrant la traduction française, due à Alain cette considération « intempestive », il celui-là.
Boutot, du tome 46 de l’édition intégrale car s’attache à montrer en quoi elle n’est justement « Un séminaire, dit Heidegger, est ce que le
il ne s’agit pas ici de « lire un livre », un livre pas aussi intempestive qu’elle le dit ou qu’elle mot indique : un lieu et une occasion de jeter
de plus (même si, matériellement, le volume le croit dans la mesure où elle reste crampon- ici et là une semence, un germe de méditation
se vend comme tel en librairie) ni un « texte » née à la conception de l’homme comme sujet qui peut un jour à sa manière s’ouvrir et fruc-
mais d’entrer dans un travail et dans un travail et à sa définition comme « animal raisonna- tifier » (Questions I, p. 308). R
à plusieurs, à moins qu’il ne faille dire dans le ble », à dégager en quoi sous la question
retentissement d’un travail à vocation collec- moderne de la vérité comme objectivité, « … Pense, mon fils. Pense à ceux
tive. Certes, nous ne sommes plus en 1938 – l’enjeu le plus grave n’est pas celui de la jus- Qui un jour plantèrent des dialogues comme
soit dit en passant, quel dommage que tesse mais bien celui de la justice – qui est des arbres. » Peter Huchel

35
36
PSYCHANALYSE

Pastout ? Heureusement !

E
t d’abord, pour marquer cette date qua- inféodation ou quel esprit partisan dans un raine qualifie de « psy » et cela dans un journal
siment sans précédent dans l’histoire de secteur, la psychanalyse, où ils ne cessent de dont le titre rappelle suffisamment sa voca-
la presse non quotidienne libre de toute croître et de se multiplier. tion littéraire.
dépendance publicitaire, bon anniversaire à La Au risque de paraître présomptueux et Mais s’en tenir à cet argument ou à d’autres
Quinzaine littéraire et à son fondateur, direc- démuni de la moindre parcelle de sens de du même ordre reviendrait à passer à côté de
teur et animateur, Maurice Nadeau ! l’autocritique – démarche dont l’histoire encore la question. Car si le cadre de ces quelques
Un hommage ensuite à Roger Gentis : même récente témoigne de ce qu’elle n’a jamais lignes ne se prête guère aux considérations
s’il n’y a jamais eu de « passation de pouvoirs conduit vers une quelconque rédemption ceux théoriques, il me semble toutefois opportun de
» entre nous comme cela se fait entre minis- qui furent contraints de s’y soumettre – je rappeler que s’il est au moins un domaine,
tres qui se succèdent pour la bonne raison qu’il m’empresse de déclarer, s’agissant de la quan- celui de l’inconscient, objet de la théorie et de
n’y a pas ici de pouvoir, d’idée de détention, tité d’articles visant à rendre compte la pratique psychanalytiques, où la complé-
encore moins de propriété et parce qu’il n’a d’ouvrages traitant de la chose psychanaly- tude n’est pas de mise, où l’oubli, l’acte
jamais été question dans ce cadre d’administrer tique sous les angles les plus divers – je laisse manqué, le manque et le pastout chers à Freud
quoi que ce soit et surtout pas la psychanalyse. bien sûr de côté la question de la qualité desdits et à Lacan ont plus que droit de cité, sont chez
Il y a eu, je me plais à le croire puisque ayant articles dont seuls les lecteurs de La Quinzaine eux, c’est bien celui que constitue ce champ
travaillé et continuant de travailler en ce sens, sont juges – que j’assume sans réserve les psychanalytique.
une continuité complice en matière de défense choix effectués et au moins autant ce que ces Que les oublis, que les choix ressentis
et illustration de la psychanalyse, d’une psy- choix impliquent, à savoir, comme tout choix, comme arbitraires, que les regrets, les
chiatrie non carcérale et de leurs développe- le reste, la somme des laissés-pour-compte, doléances et autres réclamations continuent au
ments. ajoutant qu’en cette matière, celle du décompte contraire de se manifester au fil de la lecture
Une remarque de Maurice Nadeau, trace de de ces absences, la tâche n’est pas mince. de ces pages, ils seront l’heureuse manifesta-
son humour feutré comme à l’habitude, sou- Bien évidemment il serait aisé de répondre tion que la nave va, que La Quinzaine conti-
haitant que la tonalité dominante de ce numéro aux doléances, toutes justifiées, des auteurs nue d’être lue, de vivre donc, et que le seul
1 000 ne soit pas celle d’un regard tourné vers d’ouvrages qui n’ont pas été recensés autre- secteur où le manque aura été éradiqué sera
le passé, m’a conduit à me demander si l’heure ment que sous la forme, déjà non négligeable, celui des… abonnements !
avait sonné de recenser les regrets, de déplo- de la rubrique bibliographie, que la place man- Psychanalystes encore un effort !
rer les oublis, pire, d’égrener la liste sans fin quait pour traiter de tous les livres qui parais-
des choix arbitraires trahissant je ne sais quelle sent dans ce champ que la vulgate contempo- Michel PLON

HISTOIRE

Livre ou Barbarie
É
crire pour La Quinzaine ? Participer à son savante, des épanchements courtisans, des renvois lités de l’air du temps. Les choix faits – est-on
comité de rédaction ? À bien y réfléchir d’ascenseur. Il faut trouver un ton ; on peut jamais certain d’avoir fait les bons, de n’être pas
l’idée de franchir le pas ne me serait sans s’abandonner à ses humeurs ou polir ses for- trop injuste, de n’avoir pas péché par indiffé-
doute jamais venue sans la demande insistante de mules comme un artisan. Le bonheur procuré rence ou ignorance ? – il faut s’employer à
deux historiens de renom, collaborateurs régu- par le texte qu’on a lu, les colères, les désaccords rendre son papier rapidement sans l’assurance
liers, spécialistes des Temps modernes, mais sou- ou l’envie de débattre peuvent être dits en toute de le voir publier, car l’actualité des livres et des
cieux de passer le flambeau, d’assurer une relève. indépendance : La Quinzaine ne dépend d’aucun idées peut tout bousculer ou parce que l’article,
Il fallut l’adoubement silencieux des « gro- groupe de presse, d’aucun mastodonte éditorial parfois moins inspiré, semble ne plus s’imposer
gnards » du comité de rédaction « sciences ou médiatique. Cette liberté est précieuse, elle est au moment de la relecture. Pour un collabora-
humaines », ceux des origines ou presque, ceux rare, elle mérite d’être défendue contre vents et teur relativement récent comme je le suis, le
de bien des épreuves et de toutes les passes marées car, seule, elle autorise l’esprit critique, temps des regrets – ce livre dont on aurait tant
d’armes. Il y eut aussi l’accueil si souriant, si sans concession, et préserve les vertus émanci- aimé parler – n’est pas encore venu. Admettre
chaleureux, on pourrait dire ensoleillé, d’Anne patrices du travail intellectuel. La conception de que l’on ne peut rendre compte de tout est une
Sarraute et la complicité bonhomme de Maurice la liberté qui imprègne les murs des locaux de la manière de se protéger du remords. L’essentiel
Nadeau. Ensuite ce fut affaire d’accoutumance, rue Saint-Martin est révolutionnaire, non parce est d’apporter sa pierre à l’édifice, de trans-
ou de fidélité c’est selon, que de venir depuis qu’elle annonce depuis des lustres des matins mettre, de vouloir faire partager ce que, déjà,
quelques années aux séances du mercredi, deux rouges et des lendemains qui chantent – bien des l’on a extrait de la masse des imprimés. Dans
fois par mois sauf impair, pour sélectionner des désillusions sont passées par là – mais parce cet atelier où l’on aime tout à la fois la poésie
ouvrages, proposer des recenseurs, repartir avec qu’elle renouvelle et actualise, chaque fois dans et la vie politique, le vers libre comme la rigueur
son lot de lectures. Presque sans y penser, je me des registres variés, la conviction humaniste, philosophique, l’antique et le moderne, les
suis habitué à la liberté, toute simple, qui accom- « éclairée » dirait l’homme du XVIIIe siècle, que Lettres, les Arts et les Sciences de l’Homme,
pagne ces séances régulières où l’on s’engueule les progrès de l’Esprit humain sont toujours pos- flotte encore un peu l’idéal renaissant, revisité
parfois mais comme on se donne une bourrade sibles, mieux, souhaitables et espérés. Livre ou par les Lumières et par l’idéal révolutionnaire,
amicale, où l’on apprend et on écoute, où l’on Barbarie, même si la littérature ne sauve pas le de la République des Lettres. Un atelier ? Ou une
commente et apprécie, où l’on rigole aussi. Écrire monde. moderne abbaye de Thélème. Un morceau
pour La Quinzaine, y collaborer, tient de l’acte Cette liberté est parfois cruelle car elle impose d’utopie sans cesse réalisé que l’on espère voir
gratuit et de l’engagement militant, de l’amour de de choisir dans un flot toujours montant de publi- durer encore longtemps.
l’art et du plaisir de la confraternité. On est loin cations qui toutes, heureusement, ne sont pas
des jeux académiques, des canons de la rhétorique dues aux seules logiques mercantiles et aux faci- Vincent MILLIOT

37
HISTOIRE

Les livres me tombent comme par surprise…

D
ifficile question que de dire ses succès et insuc- obligée de se présenter pour obtenir la bienveillance de
cès de chroniqueur, cette alchimie, une rencon- l’auditeur, et la stratégie convenue de ceux qui fondent
tre entre un livre offert et une culture propre, des leur épistémologie sur une ignorance soigneusement
préoccupations, un air du temps. Si le comité distribue cultivée.
les tâches, il y a toujours une surprise, une impression
d’imprévu, et c’est ce qui ravit, détourne de toute autre Par ailleurs, le billet que l’on doit rendre est une tran-
préoccupation puisqu’on va lire, lire sans fin un texte, un saction permanente entre ce que l’on a envie de racon-
auteur. J’ai attendu quelques rares titres, ou plutôt livres, ter et un format bref qui oblige à densifier sa pensée,
car je ne suis pas en contact avec les auteurs. Les livres excellent exercice. La seconde négociation tient au
me tombent comme par surprise et à ma plus grande respect que l’on doit aux gens qui ont écrit, travaillé, rêvé
honte dans le comité, j’ai toujours l’impression que si le pour nous. Les règlements de compte se font oralement,
livre m’intéresse passionnément, son auteur aucunement. en comité, et paraît-il tout se sait instantanément dans le
Je fuis les signatures où je crains toujours que l’on finisse petit monde des critiques et attachés de presse si ce n’est
par envoyer des cacahuètes au pauvre auteur aussi captif au-delà. Mystère de la parole qui court. Pour un livre, la
qu’un animal de zoo. L’absence de lien concret du texte parole fatale est bien le mot, le conseil d’Anne Sarraute
à son auteur fait, pour moi, partie de sa sacralisation. qui prenait alors son sourire mitigé : « laisse tomber, cela
Cette abstraction libère la lecture. n’intéresse pas le public de La Quinzaine ». Mystère des
choses sues et qui ne se démontrent pas. Le second échec
Pourquoi ai-je écrit pour La Quinzaine ? D’abord parce tient au papier qui ne passe pas : une précipitation qui
que Maurice Nadeau me l’a proposé, sur le trottoir des engendre trop de coquilles, une admiration incontrôlée
« Cahiers de Colette », la libraire de notre quartier, un qui rend niais… ou le simple pas de chance quand c’est
jour de signature, mais après m’avoir entendu éructer au marbre qu’un papier a été décollé au profit d’une
contre Favier, alors directeur des Archives nationales qui affaire plus prestigieuse et ne repasse pas. Horreur s’il
inventait par le mobilier et les règlements tatillons s’agit d’une œuvre sérieuse et riche, pot cassé du temps
l’infériorisation du chercheur. Je n’aurais jamais imaginé qui passe et fait mal, à sa propre autorité, issue d’un petit
pareille chose ni sollicité quoi que ce soit car je suis loin travail en résonance avec un bien plus grand travail. Or,
de ce monde et du « papier », non le billet que l’on doit indéniablement, ce petit gâchis au quotidien touche plus
remettre, et vite, et qui ne paraîtra peut-être pas, mais de souvent des livres de femmes, moins soucieuses des pré-
ce qui se méprisait jadis dans la littérature de trottoir, la rogatives que l’on doit à leur narcissisme. C’est ainsi,
pire, la feuille volante, le pamphlet du jour qui se vendait jamais voulu, non concerté, point malveillant, mais dans
le soir sur les boulevards parisiens et signe toutes les l’ordre du monde.
dépravations de l’intelligence, toutes ses lâchetés et com-
promissions. Si j’aime lire, j’ai un surmoi provincial, Reste que chroniquer instaure un présent perpétuel
une méfiance de « fermière » me dit il y a fort longtemps auquel on s’oblige car la démente volonté de tout lire,
un jeune ami psychanalyste, qui rend mon contact avec avec appétence et sans fin, est une addiction. C’est là
la chose écrite très paradoxal. Le texte écrit est d’abord l’accroche et le piège de la rencontre fantasmée avec le
un suspect : je n’appartiens pas pour rien à la génération prochain livre, mais le livre offert par tablées, par char-
critique et à l’ère du soupçon. Pourquoi ne retournerait- retées. Cette matérialité instaure, en sus de l’urgence
on pas l’approche ? N’est-ce pas notre propre horizon d’en rendre compte, la résistance de la durée qui auto-
d’attente de parvenus de la culture qui se sont ailleurs rise un vrai vagabondage. Ce n’est pas l’insertion codi-
forgé des identités qui a fait une réception enthousiaste fiée dans la bibliothèque mais un jeu de décryptage, la
à ce qui aujourd’hui s’épuise et passe de mode sans trop poursuite de l’ombre de la caverne loin des miettes de
se soucier d’inventorier ce qui en reste nécessairement Google, plus loin encore des profusions de la « largesse »,
et moins encore ce qui en fit le succès et l’adéquation à ce festin qui engageait le peuple affamé aux bagarres sans
une génération. rémission où tout se dissolvait, plus encore que le butin,
la dignité des participants : Sade la situait à Naples,
Point de « feuilleton » donc au sens des journaux Rousseau la dénonça et le des Esseintes d’Huysmans la
d’autrefois, qui confiaient un sujet, une rubrique à un provoquait en son jardin de Fontenay-aux-Roses.
auteur, point de régularité ni de chronique fixe, qui sus-
citerait l’ennui, le mien du moins. En sus, je ne suis pas Quant à la grande littérature, elle n’est pas du ressort
auteur au sens usuel : menant essentiellement mes propres d’une chroniqueuse à la « tante Ursule » telle que Maurice
travaux sous la forme d’articles, j’estime pouvoir tout dire Nadeau nous l’a fait entrevoir dans Grâces leur soient
en 15 ou 20 pages. Quant à mes entrées directes dans la rendues (1990) mais lire de façon vorace et brouillonne
contemporanéité, elles deviennent chimériques. L’inven- a évidemment fait mon identité culturelle de gueuse, un
tion militante ne se joue plus, même par temps de « grève choix que domine l’inguérissable blessure de l’avenir,
active » entre Beaubourg et la Sorbonne. car je garde comme droit d’inventaire des apprentissages
Quand je me souviens que je suis historienne, ce qui qui viennent d’ailleurs et tiennent aux chemins creux de
m’importe est de saisir ce qui n’est point trop rebattu, ce la vie, mortelles rivières et touffeurs d’été.
qui peut encore me surprendre et va à l’encontre de
toutes ces prétendues nouveautés, la nouvelle façon Maïté BOUYSSY

38
HISTOIRE

Qui a fait tomber


le mur de Berlin ?
La question se pose en termes personnels, car ce ne sont pas les comme chez le prince des espions dont Michel
Meyer brosse un portrait saisissant, Markus
masses, mais des protagonistes qui ont pris des décisions telles que le Wolf étant dépeint sous les traits d’un Paul
symbole de la guerre froide s’est écroulé. Si assurément ils ne poursuivaient Newman germanique. Jusqu’à la chute du Mur,
en tentant de supplanter des dirigeants scléro-
guère ce but, ils en ont toutefois été les initiateurs, involontaires mais insis- sés, il a cru pouvoir incarner un renouveau qui
tants, avec une sorte d’obstination somnambulique. Les hommes font eût évité l’effondrement de la RDA. Or, le
« chef charismatique d’un réseau de quatre
l’histoire, mais ils ne savent pas l’histoire qu’ils font. Les caciques ont certes mille espions infiltrés dans le monde entier »
été dépassés par les citoyens, mais la brèche inaugurale est, paradoxale- s’est trouvé désemparé devant le million de
manifestants rassemblés sur l’Alexanderplatz.
ment, le fait d’une révolution de palais, à huis clos. L’histoire se prête alors « Il attendait de cette comparution redoutable
à la dramaturgie, véritable art de la composition théâtrale, avec ses conspi- que la foule le sacre comme un prétendant au
trône. Mais il s’est vite retrouvé en guenilles. »
rations et rebondissements. Le moteur de la conspiration se grippe devant
le mouvement populaire, qu’il a toutefois
aiguillonné. Se laisser dépasser ou ne rien voir
LAURENCE ZORDAN venir : le tempo a échappé aux dirigeants qui,
pourtant, l’orchestraient par les plus savants
CYRIL BUFFET rend aucunement compte de la propagation calculs, à l’Est comme à l’Ouest. Déjà, en 1987,
LE JOUR OÙ LE MUR EST TOMBÉ rapide de l’onde de choc, mécanique infernale régnait un malentendu radical : « Erich
Larousse, 320 p., 18 € pour les uns, bouleversement salvateur pour les Honecker fut reçu avec les honneurs en
autres. Les conditions de possibilité de Allemagne fédérale. Personne n’osa soulever la
MARC FERRO l’événement le rendent possible mais pas réel. question du Mur, des morts, de la persécution
LE MUR DE BERLIN ET LA CHUTE C’est alors qu’entrent en jeu les protagonistes, incessante des dissidents, de la Stasi, ou
DU COMMUNISME EXPLIQUÉS dont il reste à écrire l’histoire secrète, pour para- évoquer le fait que ses compatriotes prenaient
À MA PETITE-FILLE phraser le titre de l’ouvrage de Michel Meyer. encore de gros risques en sollicitant des visas
Le Seuil, 122 p., 8 € Vingt ans après, que reste-t-il à décrypter ? de sortie. La position de la plupart des hommes
Il faut écrire l’histoire de l’Histoire. Loin de politiques ouest-allemands fut résumée par un
MICHEL MEYER verser dans l’anecdote, ce roman vrai, selon éminent social-démocrate en 1987 : « la réuni-
HISTOIRE SECRÈTE DE LA CHUTE l’expression de l’auteur, montre le divorce entre fication est un grand mensonge ! », déclara-t-
DU MUR DE BERLIN ourdir et ouïr, entre ourdir une conspiration et il. Il s’appelait Gerhard Schröder et remplace-
Odile Jacob, 346 p., 21 € ouïr, entendre les aspirations d’un peuple. rait bientôt Kohl à la chancellerie. L’Allemagne
Divorce entre machination et mise en marche de l’Est semblait s’imposer comme un élément
FREDERICK TAYLOR de l’incontrôlable. Michel Meyer décrit les permanent sur la scène internationale, rappelle
LE MUR DE BERLIN 1961-1989 rouages de l’Opération Loutch, imaginée par les Frederick Taylor. Les manipulations aux fins de
J.-C. Lattès, 620 p., 218 € plus hautes autorités du Kremlin et du KGB conquérir le pouvoir s’inscrivent donc dans un
pour liquider le numéro un est-allemand Erich terreau de méconnaissance, où jouent
Honecker. La raideur idéologique de ce dernier l’inadvertance, le lapsus. Les ouvrages de
Michel Meyer et de Cyril Buffet consacrent
L a cristallisation de six facteurs explique les
conditions de possibilité de l’événement.
Premier facteur : idéologique, avec la peres-
l’empêche plus que tout autre de faire face aux
missions impossibles pour lesquelles « même
un Machiavel eût été à la peine » : jouer subti-
des pages particulièrement vivaces à la bévue
de Schabowski, premier secrétaire de la SED
troïka, d’où le rôle de Gorbatchev, même s’il lement le jeu du Kremlin, sans pour autant finir (parti socialiste unifié de la RDA). Alors qu’un
n’est pas un acteur direct. Deuxième facteur : par déstabiliser la RDA, tout en entraînant texte avait pour simple objectif de canaliser les
géopolitique, avec trois niveaux ; en premier l’Allemagne occidentale dans une alliance éco- déplacements sans se prononcer sur la liberté
lieu, le problème de l’Allemagne divisée et nomique et technologique qui sauverait de circulation, il lui donne, en pleine conférence
l’action d’Helmut Khol ; en deuxième lieu, la l’Europe de l’Est et la Russie soviétique d’une de presse, une portée inattendue : une nouvelle
Hongrie permettant, en mai 1989, aux Allemands faillite annoncée. La complexité et le caractère réglementation, dit-il, permet à tout citoyen de
de l’Est transfuges de fuir vers l’Autriche en difficilement conciliable des enjeux furent tels quitter la RDA par les postes frontaliers, et
passant par son territoire ; en troisième lieu, sur que le constat de Marc Ferro aujourd’hui revêt ce… immédiatement. Adverbe par lequel
fond de rivalité/négociations avec les États-Unis, toute sa pertinence : à l’heure actuelle, c’est la Schabowski fait advenir l’irréparable.
l’infléchissement, en octobre 1989, du pacte de commémoration qui suscite enquêtes et retours L’irréparable, mais pas le massacre comme à
Varsovie reconnaissant le droit de chaque nation en arrière, mais sur les liens entre la chute du Tienanmen. Les soldats ne tirent pas sur la
à décider librement de sa politique. Troisième Mur et celle du communisme, à l’Est et en foule. Or, le Mur était jusqu’alors un symbole
facteur : politique, justement, avec Erich URSS, rien. Teneur analogue de l’introduction sanglant, avec des fugitifs criblés de balles.
Honecker contraint de démissionner le 18 du livre de Michel Meyer : pourquoi cette nuit- Assimiler ceux-ci à des criminels constituait le
octobre 1989. 1989, date répétée, date emblé- là ? Pourquoi le jeudi 9 novembre 1989, après ressort de la formation idéologique des gardes.
matique. Quatrième facteur : économique, avec quarante années de dictature communiste ? En ce 9 novembre 1989, aucun coup de feu.
la banqueroute à l’Est. Cinquième facteur : socio- Pourquoi dans des circonstances largement sur- Singulière retenue.
logique, avec l’influence des médias occidentaux, réalistes ? Et pourquoi dans une apparente Les quatre ouvrages ont en commun de ne
dessinant une géographie mentale qui veut improvisation ? En somme, qui a déclenché pas céder à l’illusion rétrospective du récit
échapper à celle de la propagande. Sixième quoi, avec quelles intentions et quelles consé- orienté où tout devient explicable. Or, il est dif-
facteur, enfin : psychologique, avec le mot « schi- quences ? Quels sont les mobiles, les modes ficile de rendre compréhensible un emballe-
zophrénie » employé pour évoquer à la fois la opératoires et les résultats ? ment qui, tout en se retournant contre ses pro-
partition et tel complexe d’infériorité/supériorité Le regard des personnages, – car ils finissent moteurs, ne fait pas de victime collatérale. Sans
prêté à qui prétend s’ériger en modèle tout en pas acquérir une dimension romanesque, – est mauvais jeu de mots, il est permis de penser que
la frontière entre probable et impensable est
parfois ténue. R
reconnaissant qu’il échoue. l’élément déterminant : la perspicacité se mue
Pourtant, cette imbrication ainsi résumée ne soudain en myopie néanmoins agissante,

39
ÉCONOMIE POLITIQUE

Entre connaissance et finance


Cet ouvrage livre l’étude précise des rapports actuels entre fondamentale, libre et non orientée. Or cette
dernière est un accumulateur de découvertes
l’économie de la connaissance et le rôle central de la finance. Depuis une désintéressées indispensables à l’innovation
trentaine d’années en effet, le capitalisme subit une profonde mutation technologique elle-même. Voilà qui augure
mal des effets à court terme de la réforme
sous le double effet de la montée en puissance de la finance désormais antidémocratique de l’enseignement supérieur
force planétaire ; et de la violence de l’impact des nouvelles technologies et de la recherche consacrée en France par les
lois Pécresse et la signature de ses décrets
qui ont ouvert, aux sociétés industrielles, le seuil de l’ère de la « société d’application à l’été 2009, et cela contre la
de la connaissance ». volonté manifestée par l’immense majorité
des enseignants-chercheurs lors du plus ample
et plus puissant mouvement de toute l’histoire
JEAN-PAUL DELÉAGE de l’université française.
Plus globalement, c’est le statut même de
la connaissance qui est soumis à de nouvelles
deux modèles productifs : d’une part, les contraintes. À côté des institutions-clés de la
EL MOUHOUB MOUHOUD – grands centres financiers internationaux au finance contemporaine, les grands pays indus-
DOMINIQUE PLIHON niveau mésoéconomique et de l’autre, les trialisés ont mis en place un second groupe
LE SAVOIR ET LA FINANCE, groupes financiers multispécialisés et trans- d’institutions destinées à protéger les oligo-
LIAISONS DANGEREUSES AU CŒUR nationaux au niveau microéconomique. poles de la connaissance : le système des droits
DU CAPITALISME CONTEMPORAIN L’hypothèse centrale des auteurs est que « la de propriété intellectuelle, aux effets ambiva-
La Découverte, 240 p., 18 € finance moderne est une réponse aux besoins lents sur l’accumulation et la diffusion de la
de l’économie du savoir dont, simultanément, connaissance. Ils engendrent notamment une
elle influence le fonctionnement ». Au final, augmentation des coûts de l’accès aux inno-
les institutions-clés du capitalisme financier se vations et un renforcement des inégalités,
a relation entre finance et connaissance,
L socle du capitalisme contemporain, est
complexe et ambivalente ; il importe de dis-
sont converties aux besoins de l’économie du
savoir, en assumant une triple fonction :
gestion du risque, évaluation des actifs et
notamment entre pays du Nord et pays du Sud.
La sélection des migrants avec le slogan de
« l’immigration choisie » aggrave les inégali-
tinguer deux sphères dans la production de la appropriation de la richesse créée par les entre- tés planétaires en favorisant la fuite des cer-
connaissance : celle de la connaissance incor- prises au profit de leurs actionnaires. Mais la veaux du Sud vers le Nord. Face à
porée dans l’intelligence de tout individu finance a des effets ambivalents. Si d’un côté l’accaparement des connaissances et de leur
(sphère 1) et celle de la connaissance mar- elle permet de répondre aux besoins fonda- diffusion par une minorité de pays et d’acteurs,
chandise médiatisée par la finance (sphère 2). mentaux de l’économie du savoir, elle tend, les auteurs explorent finalement les conditions
Dans la société capitaliste, la connaissance ne d’un autre côté, à fragiliser les entreprises, d’une alternative : « L’un des enjeux du XXIe
peut être qu’objet d’appropriation ou comme Keynes l’avait bien vu lorsqu’il sou- siècle doit être de créer les conditions d’une
d’échange marchand. Le marché s’avérant lignait à quel point « le risque d’une prédo- libre circulation et d’un partage des connais-
inefficace dans l’évaluation du risque lié à la minance de la spéculation tend à grandir au fur sances », à rebours de la mondialisation en
connaissance et à la R&D (recherche / déve- et à mesure que l’organisation des marchés cours. Selon eux, quatre mesures pourraient y
loppement) et de la mesure de leur valeur, « la financiers progresse » ; et surtout, en raison contribuer : « la priorité donnée à l’éducation
finance remplit ce rôle en endossant le risque de ses calculs enfermés dans l’impératif du et à l’apprentissage collectif, le ciblage des
lié à ces activités [...]. La marchandisation rendement immédiat, à freiner l’accumulation aides publiques sur les personnes et les terri-
consiste alors à transformer une partie des du savoir qui ne peut se penser que dans le toires plutôt que sur les entreprises, le soutien
savoirs acquis par l’intelligence humaine en long terme. Ainsi, les crises financières expri- aux centres d’excellence locaux à côté des
compétences ou qualifications répertoriées et ment l’une des contradictions majeures du pôles de compétitivité, et enfin la lutte contre
rémunérées. » capitalisme contemporain, entre d’une part les l’emprise excessive de la propriété intellec-
Contrairement à une idée reçue, l’économie intérêts des acteurs financiers bornés par tuelle ».
du savoir et de l’information ne se traduit pas l’horizon court du rendement immédiat et de La première crise mondiale de la mondia-
par une organisation réticulaire et décentrali- l’autre, ceux des entreprises qui s’inscrivent lisation qui poursuit inexorablement ses
sée. Les activités intensives en connaissance dans la durée, et plus encore des laboratoires ravages sociaux et écologiques est aussi une
connaissent une tendance lourde à la concen- dont l’horizon temporel est le très long terme. incitation à favoriser une sortie de crise dans
tration, au lieu d’être dispersées dans l’espace Il s’agit donc bien, entre connaissance et laquelle les formes nouvelles de travail et
et motrices de nouvelles formes de décentra- finance, d’une liaison dangereuse, désormais d’accumulation centrées sur la libre connais-
lisation, voire d’auto-organisation. De plus, porteuse de contradictions explosives. sance prennent le pas sur les politiques de
dans le système productif contemporain libéralisation financière. La crise crée de nou-
coexistent, selon des proportions variables, les velles opportunités pour investir massivement
deux logiques « taylorienne » et « cognitive ». La contradiction prend dans les secteurs publics de la recherche, de
Plutôt que de permettre l’émergence d’un l’innovation et de l’enseignement, au service
« monde plat » au bénéfice de toutes les popu- une autre dimension de la société. Rien de cela ne sera possible sans
lations de la planète, la montée en puissance un poids accru de la régulation publique sous
de l’économie de la connaissance et de la Si le capitalisme a été en effet de façon l’égide d’un État stratège et investisseur, sans
finance a donc favorisé les processus de pola- récurrente ébranlé depuis le XVIIIe siècle par une réforme profonde des institutions inter-
risation planétaire et le creusement des inéga- des crises boursières associées à des innova- nationales de l’économie et de la finance mon-
lités à toutes les échelles géographiques. Enfin, tions technologiques, la contradiction prend diales. Un tel avenir, notre avenir humain,
il y a coexistence entre deux mouvements de une tout autre dimension à l’ère de la tech- passe par l’inversion des rapports de force
périphérisation et de polarisation. Ainsi, tout noscience et de la mondialisation. Les entre- entre le mouvement social et les élites qui
en ayant été le moteur de la mise en œuvre de prises cherchent à externaliser une partie de nous gouvernent.
l’économie de la connaissance, « la finance leurs investissements en R&D dont les gains Remarquons enfin que les auteurs ont banni
favorise le retour de la vieille économie et la sont jugés trop aléatoires et risqués et sont « l’hypothèse de rationalité », sorte de barrière
domination du néotaylorisme dans les entre- amenées à se rapprocher des acteurs publics de infranchissable que les économistes ont bâtie
prises industrielles et de services ». recherche, notamment les universités. Liaison autour de leur discipline et qui les autorise à
L’industrie financière elle-même est traver- elle aussi dangereuse pour ces institutions pénétrer les autres champs disciplinaires en
sée par ces logiques de cohabitation entre les publiques poussées à délaisser la recherche interdisant de fait le chemin réciproque. R

40
SOCIÉTÉ

La grippe comme
métaphore
L’éthique a-t-elle une chance dans un monde de consommateurs ? guidé chaque fois par des intérêts nouveaux,
invariablement changeants, et attiré par des
demande Zygmunt Bauman dans son dernier livre. La question pourrait cibles changeantes et mouvantes. Le pouvoir de
être complétée par : un monde de consommateurs a-t-il une chance face à séduction de celles-ci suffit en général à coor-
donner les mouvements de l’essaim. Il n’a ni
la pandémie s’il ne donne pas une chance à l’éthique ? L’ouvrage collec- haut ni centre et consiste en la seule direction
tif dirigé par le directeur de « l’espace éthique » de l’Assistance publique qu’il suit, plaçant certaines de ses unités auto-
propulsées en position de leader à suivre le
des Hôpitaux de Paris montre qu’une crise sanitaire met en jeu les valeurs temps d’un certain vol, ou d’une partie de ce
de la démocratie. À quelles conditions un ordre de mobilisation, non pas vol, rarement plus. Cette image, liée à celle du
« présent liquide », est en harmonie avec les
martial mais civique, face à la menace grippale peut-il être envisageable pistes esquissées par l’ouvrage sur la pandémie
grippale : l’objectif n’est pas de planifier
à l’heure de ce que Zygmunt Bauman appelle « le présent liquide », labi- l’inimaginable, mais de s’entraîner à lui faire
lité généralisée où l’individualisme dénie toute consistance, y compris à face. Non pas de recourir à des plans pour
contrer la surprise, mais de s’entraîner à être
lui-même ? surpris. Un plan ne pourra être opératoire que
dans un climat de solidarité, qui se distingue
des groupes figés, hiérarchisés, formels.
LAURENCE ZORDAN Le formalisme, réduit à une forme vide,
serait rédhibitoire : moins une norme a de
chances d’être respectée, plus on s’obstine à
ZYGMUNT BAUMAN de mortalité (mais le sait-on ?) ? Ceux dont les la réaffirmer, remarque Bauman. Ce n’est donc
L’ÉTHIQUE A-T-ELLE UNE CHANCE DANS
activités sont indispensables à la continuité de pas sur le mode de l’injonction que l’éthique
UN MONDE DE CONSOMMATEURS la vie du pays ? Les populations les plus fré- a quelque chance dans un monde de consom-
Climats, 296 p., 23 € quemment atteintes par le virus et les popula- mateurs. C’est en perturbant la suffisance d’un
tions ayant une probabilité plus élevée de déve- tel univers, dans sa prétention à faire de
lopper une forme grave ou mortelle de l’homme une marchandise comme une autre,
Pandémie grippale : l’ordre de l’infection ne sont pas les mêmes. Dans ce le consommateur devenant à son tour jetable.
mobilisation contexte, on ne peut décider de vacciner simul- Cette « jetabilité » (pour reprendre le mot du
sous la direction d’Emmanuel Hirsch tanément (strictement avec la même priorité) sociologue) est la forme extrême de la vulné-
Éd. du Cerf, 389 p., 20 € les individus dont l’infection conduit à pro- rabilité décrite dans Pandémie grippale :
pager l’épidémie et ceux que l’infection met faudra-t-il mettre en quarantaine les plus vul-
directement en danger, sauf à disposer d’une nérables ? La « mixophobie » (pour citer à
quantité très importante de vaccins. Une voie nouveau Bauman) ne risque-t-elle pas d’être
de solution peut être approchée si l’on estime exacerbée, faute de « modus covivendi » ?
e livre de Bauman ne parle pas de la grippe
L et l’ouvrage collectif sur la pandémie grip-
pale ne cite pas explicitement les thèses du
que vacciner les vecteurs non vulnérables
revient à protéger « les vulnérables moins vec-
teurs ». En outre, le taux d’occupation des lits
Le sociologue ne cesse ainsi d’approfondir
une réflexion qui lui inspirait déjà, dans un pré-
cédent ouvrage (La Décadence des intellec-
sociologue. Pourtant, ils se recoupent parfai- de réanimation avoisinant chroniquement les tuels : des législateurs aux interprètes), un
tement, en soulignant la nécessité de refondre 90 %, sur quels principes fonder un « tri » en constat : tandis que l’intellectuel « d’avant la
notre cadre cognitif. Une telle ambition ne se cas d’afflux soudain de malades ? Qui va-t-on post-modernité » émettait des idées ayant un
borne pas à changer de schémas mentaux. Elle choisir de laisser aux portes de la réanimation, caractère d’autorité qui permettait d’arbitrer
modifie le rapport au monde et à autrui. avec des conséquences mortelles ? Ce n’est les controverses d’opinions et de sélectionner
Un monde dont la vitesse de changement plus une affaire de gestion, mais bel et bien de celles qui deviendraient valides et contrai-
s’accroît toujours plus vite que notre capacité morale. L’image du choix déchirant se profile, gnantes, il s’agit aujourd’hui de prendre acte
d’adaptation, plus vite que nos modes de qui éclipse les aspects technocratiques. Ainsi, d’une vie vécue dans des conditions
réflexion et de discussion à son sujet réclame par exemple, l’Union européenne recèle des d’incertitude permanente et irrémédiable, une
que l’on se penche sur la façon dont se façon- niveaux de préparation très inégaux suivant vie en présence d’une quantité illimitée de
nent les dilemmes, avant que de prétendre leur les pays. En cas de pandémie, le problème de vies concurrentes et incapables d’apporter la
offrir artificiellement et superficiellement une la rétrocession de traitements d’un pays à preuve qu’elles possèdent des fondements plus
solution. Rien ne va de soi, et Zygmunt l’autre ne manquerait pas de se poser. Mais solides que leurs conditions et conventions
Bauman montre que nos conceptions préten- alors, suivant quelle clé de répartition ? Le historiquement déterminées. Apporter la
dument logiques sont en fait « praxéomor- dilemme sur fond de mondialisation acquiert preuve : tâche redoutable lorsqu’il s’agit de
phiques » : elles se forment en réaction aux une puissance délétère. tenter de justifier le bien-fondé de choix pour
réalités telles que perçues à travers le prisme Une nouvelle carte cognitive ne peut confi- lutter contre une crise. Une crise sanitaire est
des pratiques humaines, – ce que les êtres ner l’éthique à quelque territoire étriqué. La assortie de tout un imaginaire dont La Peste
humains font, ce qu’ils savent faire, ce qu’ils morale n’est pas un simple supplément d’âme, de Camus n’est qu’un exemple. Susan Sontag,
ont appris à faire, ce qu’ils sont enclins à faire. adventice, accessoire. Elle est ce qui permet de dans La Maladie comme métaphore, dénonçait
La portée praxéomorphique croit gommer mesurer l’ampleur de la mutation en marche. les manipulations consistant à importer
l’acuité éthique des dilemmes. Or, en cas de Cette mutation, explique Bauman, consiste à (comme dans la propagande nazie) des images
pandémie grippale, ceux-ci seraient poignants passer de l’image du groupe à celle de l’essaim. de pathologie dans le champ du politique.
(plus encore que prégnants) : en cas Au premier, son cortège de chefs, hiérarchies Peut-être convient-il d’inverser les termes et
d’insuffisance de la quantité de vaccins, qui et ordres de préséance, tandis que le second en d’exporter, en quelque sorte, les concepts du
sera prioritaire ? Ceux qui ont les moyens de fait l’économie. L’essaim s’assemble, se dis- politique et de l’éthique dans le champ de la
l’acheter ? Ceux qui sont à risque le plus élevé perse et se reforme d’une occasion à l’autre, maladie. R

41
SCIENCES

Les pinsons des Galápagos


Darwin et les mystères de l’évolution
Avez-vous déjà rencontré un dodo ? Un diable de Tasmanie ?
Certainement pas : ces animaux n’existent plus (le dodo ou dronte a
disparu au XVIIe siècle), comme nombre d’espèces au cours des siècles,
qu’on ne peut plus admirer qu’au dernier étage de la Galerie de
l’évolution du Muséum d’histoire naturelle. L’évolution des espèces, la
naissance ou la disparition de certaines d’entre elles par exemple, ont été
constatées depuis bien longtemps. Pour expliquer ces phénomènes,
jusqu’au siècle dernier, on recourait à la volonté divine, ainsi de Georges
Cuvier (1769-1832), et encore aujourd’hui les partisans du créationnisme.

JEAN-MICHEL KANTOR

JEAN-CLAUDE AMEISEN Au retour c’est une nouvelle aventure, intel- pas réglées par la révolution de la biologie
DANS LA LUMIÈRE ET LES OMBRES. lectuelle cette fois, qui conduit Darwin au moléculaire. Ceux des lecteurs qui veulent
DARWIN ET LE BOULEVERSEMENT travers d’une lente maturation de ses idées, connaître plus en profondeur ces questions
DU MONDE aux principes directeurs de l’évolution. Avec dans leur développement historique liront
Fayard/Le Seuil, 2008 (2e édition 2009), 500 p., 23 € J. Dumont on suit Alfred R. Darwin rêver à ses l’ouvrage solide et encyclopédique de Jean-
voyages en dessinant des schémas qui sym- Claude Ameisen qui cherche les antécédents
JOANNY MOULIN bolisent l’évolution d’espèces, des arbores- des idées de Darwin, depuis Adam Smith et
cences sur ses carnets, d’ailleurs en forme de Malthus, et suit leur développement contem-
UNE SCANDALEUSE VÉRITÉ
corails plutôt qu’en forme d’arbres. Darwin, porain jusqu’à l’histoire ultérieure de la bio-
Éd. Autrement, coll. « Littératures », 391 p., 23 €
qui craint d’éventuelles cabales contre ses logie, avec les prémisses de la théorie de
thèses, n’envisage de publication de ses l’hérédité chez le moine Mendel. D’ailleurs le
travaux qu’après sa mort. Mais une circons- passage de flambeau aurait presque pu se faire,
tance inouïe, le manuscrit reçu pour avis on a retrouvé dans la bibliothèque de Darwin
d’Alfred R. Wallace en 1858 qui annonce des l’ouvrage fondamental de Mendel (1865), les
e fut Lamarck (1744-1829) qui en 1809 idées proches de celles de Darwin, le pousse pages non coupées ! Ameisen a un style ori-
C proposa la première thèse différente :
l’idée que les espèces se transformaient selon
à publier en 1859, dans la précipitation,
L’Origine des Espèces, avec le succès qu’on
ginal pour brosser avec enthousiasme et pré-
cision les étapes successives jusqu’à la révo-
la pression du milieu extérieur : une girafe a connaît. lution de la biologie moléculaire et le nouveau
besoin d’attraper des bananes, son cou L’apport fondamental de Darwin est le point de vue « évo-dévo » (évolution-déve-
s’allonge dans ce but, de génération en géné- suivant : loppement). Pas vraiment étonnant de la part
ration. C’est l’hérédité des caractères acquis, L’évolution des êtres vivants peut d’un spécialiste reconnu !
idée rejetée totalement aujourd’hui. s’expliquer par le couplage entre la sélection Remarque finale : cette partie importante de
Charles Darwin (1809-1882) – dont l’œuvre et le processus de mutations au hasard. Pour l’histoire des sciences nous touche : la vie,
principale : L’Origine des Espèces (1859) a été certaines écoles aujourd’hui cette évolution l’hérédité, quels thèmes sont plus universels ?
célébrée cette année de son 150e anniversaire procède par sauts brusques (Gould), pour Mais ils ont une dimension tragique :
– a le premier donné une explication cohé- d’autres par petites touches successives Darwin écrivait déjà à l’âge de 30 ans, pres-
rente du mécanisme de l’évolution. (Dawkins). En tout cas la théorie darwinienne sentant le bouleversement, les succès mais
Comment fait la Nature ? a reçu en un siècle et demi de très nombreuses peut-être aussi les ravages que ses idées
Quel dispositif utilise-t-elle ? confirmations. En particulier l’étude statis- allaient apporter :
Darwin, au terme d’une vie mouvementée, tique des populations vivantes à partir des « Je suis presque convaincu que les espèces
années trente (Fischer, Mayr) et bien sûr la ne sont pas immuables. Mais c’est comme
confesser un meurtre. » R
propose un moteur pour l’évolution.
La vie et l’œuvre de Darwin forment un révolution de la génétique moderne et de la
ensemble passionnants, une étape dans biologie moléculaire, ont apporté des fonde-
l’histoire culturelle de l’humanité. C’est ments nouveaux à l’édifice darwinien. Quelques références :
d’abord l’aventure d’un homme dont la vie Par exemple Darwin, qui adorait les fleurs Brederkamp Horst, Les coraux de Darwin,
est un véritable roman, très bien mis en scène (un homme qui aime les pivoines peut-il être Premiers modèles évolutionnistes et tradition
par Joanny Moulin, pourtant spécialiste… de foncièrement mauvais ?), trouvait que de l’histoire naturelle, Les Presses du réel.
littérature anglaise, à Aix-en-Provence. l’évolution des fleurs était « un mystère abo- Darwin Charles, L’autobiographie, Le Seuil.
Après des études de médecine et de théo- minable ». On commence seulement mainte- Grimoult Éric, La preuve par neuf : les
logie, le jeune Darwin part à l’aventure. C’est nant à comprendre les mécanismes génétiques révolutions de la pensée évolutionniste,
le célèbre voyage de cinq ans (1831-1836) en de construction des diverses sortes de fleurs… Ellipses, 25 avril 2009.
Amérique du Sud à bord du Beagle. Darwin Cependant l’une des particularités de la Schutzenberger M. P., Les failles du
consacre ces années à des observations de géo- théorie de l’évolution c’est son caractère darwinisme, La recherche, n° 283, janvier
logie et de biologie. Ce sont ces observations ouvert : elle pose encore de très nombreuses 1996, pp. 87-90.
qui rendront célèbres par exemple les diverses questions, en particulier concernant le rôle Zimmer, Where did all the flowers come
espèces de pinsons des îles Galápagos. fonctionnel des organes vivants, qui ne sont from, Sept. 8, 2009, New York Times.

42
THÉÂTRE

Vingt-huit années : regrets et bonheurs

F
in juin 1981, par l’intermédiaire de Jean-Pierre Morel, Puisse mon parcours plus solitaire ne pas avoir trahi les
alors membre du comité de rédaction, je reçus une pro- espoirs partagés d’alors : ma responsabilité est à la hauteur
position de collaboration à la rubrique théâtrale. de ma position privilégiée ! Entre les termes d’une alter-
Comment ai-je osé accepter, si impressionnée que j’étais native posée dans un fameux débat (2) de Bertrand Poirot-
par La Quinzaine littéraire, Maurice Nadeau, Gilles Sandier Delpech, unique critique dramatique d’un quotidien, Le
encore présent dans « l’ours » ? La vie venait de me donner Monde, et Bernard Dort, co-fondateur d’une revue tri-
l’énergie du désespoir ; les circonstances favorisèrent une mestrielle, Travail théâtral, je n’ai pas eu à choisir. Comme
timide tentative : la Comédie-Française programmait encore le journaliste de cette époque révolue, je bénéficie d’une
La Locandiera, très beau spectacle de Jacques Lassalle que continuité avec des lecteurs, pour qui la familiarité d’une
j’avais vu au printemps, pièce de Carlo Goldoni dont mes inévitable subjectivité sert de repère dans l’attente d’une
recherches universitaires étaient censées me rendre spé- prescription. Comme l’essayiste et universitaire qui fut
cialiste. Quelques années plus tôt, j’avais déjà écrit mon tout mon maître, je jouis généralement du temps nécessaire à
premier article dans la revue Travail théâtral sur Il la recherche, la réflexion, la rédaction, de l’espace indis-
Campiello, l’inoubliable mise en scène de Giorgio Strehler. pensable à l’information, la description, l’expression de
Bernard Dort m’avait donné ma première leçon d’écriture l’opinion, même aux notes si appréciées des éditeurs de
critique, que je transmets toujours aux étudiants de Poitiers. théâtre souvent méconnus. Vu le calendrier des établisse-
En cette rentrée, à quelques jours près, j’aurais encore pu ments publics en Île-de-France, préserver ce temps et cet
ouvrir la saison sur une autre grande pièce de Goldoni, La espace précieux impose des choix, qui évitent le plus
Serva amorosa, montée par Christophe Lidon au Théâtre souvent l’exercice aisé et fastidieux de la critique négative,
Hébertot, avec Clémentine Célarié, Robert Hirsch, Claire mais donnent la priorité à des spectacles programmés au
Nadeau. Mais L’Opéra de quat’sous de Bertolt Brecht et Kurt moins jusqu’à la parution du numéro, parfois célébrés dès
Weill, superbe spectacle de Bob Wilson venu du Berliner les avant-premières, au détriment des révélations.
Ensemble au Théâtre de la Ville grâce au Festival
d’Automne, fut l’occasion des retrouvailles toujours heu- Pas plus que bien d’autres, je n’ai contribué à la décou-
reuses de septembre. verte de Bernard-Marie Koltès ou de Jean-Luc Lagarce,
Inévitablement des regrets ne peuvent qu’accompagner la même si j’ai beaucoup écrit sur leurs pièces. J’ai soutenu
traversée de ces vingt-huit années. Ils tiennent d’abord à mes certains artistes à leurs débuts : Marc François, Marc
propres manques (temps de crise, blocage d’une écriture Paquien, Édouard Signolet… J’ai aussi accompagné certains
fragile, décalage entre la qualité du spectacle et son compte- parcours, dans une continuité destinée à pallier le caractère
rendu), face auxquels la confiance, la patience de Maurice éphémère de la représentation, la réception isolée de chaque
Nadeau et d’Anne Sarraute ne m’ont jamais fait défaut. Ils spectacle. Un seul cas : après une lecture de L’Ordinaire par
sont dus aussi à l’évolution de la vie théâtrale, indissociable son auteur, Michel Vinaver, au Festival d’Avignon, j’ai
de plus grands bouleversements. Malgré les soutiens accrus assisté à sa création, la saison 81-82, à Chaillot avec Anne
aux « écritures contemporaines », la pratique de la « perfor- Sarraute et à son entrée au répertoire du Français au prin-
mance », l’hybridation des arts, le développement du théâtre temps 2009, Anne disparue. Il me plaît de citer cet exemple,
post-dramatique ont correspondu à un relatif déclin du texte, car Michel Vinaver fait partie de ces artistes plus sensibles
et plus encore du texte politique (1). Quant à la situation de au prestige de La Quinzaine littéraire qu’à son tirage, à la
la critique dramatique, elle participe d’une dégradation géné- différence de certains attachés de presse. D’avoir modeste-
rale de la presse. Ainsi le débat théâtral s’est appauvri, appau- ment contribué à cette réputation dans les théâtres me
vri aussi de morts prématurées, celle d’Antoine Vitez ou de comble : vous lisez donc une critique dramatique heureuse,
Bernard Dort, plus précoces encore, celles de Didier-Georges qui n’a jamais aspiré à un autre rôle.
Gabily, Bernard-Marie Koltès, Jean-Luc Lagarce. Le sida,
dans un temps de cauchemar, a particulièrement décimé les Monique LE ROUX
milieux artistiques, a emporté, dans le seul premier cercle de
mes interlocuteurs d’élection, mes compagnons de théâtre, 1. Cf. Gérard Noiriel, Théâtre, histoire et politique, Agone,
Bernard Chatellier, Denis Berthier, Jacques Cousinet, Jean- 2009.
Pierre Blanc… 2. Travail théâtral, n° 9, octobre-décembre 1972.

43
LA QUINZAINE LITTÉRAIRE

ÉCRIVAINS cœur de la tradition, trad. Ces contes des nations damnation d’olivier/aux dessins de Adami, est la situation qui nous
DE LANGUE de l’anglais par Katia iakota, apache, iroquoise, jujubes des naissances Alechinsky, Jean Le Gac, porte à écrire ce livre. »
FRANÇAISE Holmes, Phébus, 384 p., 23 € navajo, pueblo, ojibwé éjectées/du massacre/quand Pignon-Ernest, François
Un roman inspiré par les permettent de connaître tu t’avances parmi les Rouan, Titus-Carmel,
Daniel Blanchard, Ces émeutes raciales d’une l’imaginaire, d’être initié champs hybrides des Vladimir Velickovic, HISTOIRE
éclats de liberté, L’une et petite ville du sud des à leur pensée et leur yeux/comme la lune Galilée, 131 p., 23 €
l’autre éditeur, 576 p., 25 € États-Unis, en 1898. imaginaire. tombée dans le lait des L’auteur s’interroge sur le Stéphane Audoin-Rouzeau,
Un homme tente de mygales. » dess(e)in, ce désir de la Les armes et la chair,
découvrir un sens à son Nedim Gürsel, Les filles Patrick Fischmann, Contes forme advenue, l’idée, sur Armand Colin, 192 p.,
parcours et à sa vie. d’Allah, trad. du turc par des sages nomades, Seuil, la finalité sans fin de 10 illustrations, 19,90 €
Jean Descat, Seuil, 336 p., 240 p., 16,50 € provenance kantienne. Un regard inédit sur la
Ariane Charton, Le roman 21,50 € 28 récits constituent une THÉÂTRE violence subie par les
d’Hortense, Albin Michel, Un homme revisite son anthologie cocasse, tendre, Jean-François Pradeau (sous soldats, durant la guerre 14-
456 p., 22 € enfance. profonde, épique par un Heiner Müller, Philoctète, la direction de), Histoire de 18, à travers l’étude de trois
Le portrait d’une femme amoureux des peuples et préface de Jean Jourdheuil, la philosophie, Seuil, objets, un éclat d’obus, une
libre. Hamid Ismaïlov, Contes du des pistes. traduction de Jean-Louis 944 p., 29 € dague de tranchée et une
chemin de fer, trad. du Besson et Jean Jourdheuil, Entre l’Histoire de la maquette relatant une
Noëlle Châtelet, Au pays russe par Luba Jurgenson et Minuit, 96 p., 8 € philosophie d’Émile Bréhier attaque par les gaz.
des vermeilles, Seuil, Anne Coldefy-Faucard, Le « Philoctète » de Müller et celle de La Pléiade, il
144 p., 16,50 € Sabine Wespieser, 264 p., POÉSIE n’est pas une adaptation de restait une place pour une Pierre Darmon, Un siècle
Les effets de la « grand 23 € la pièce de Sophocle, mais histoire de la philosophie en de passions algériennes,
maternité ». Devenir Des contes à la manière des Jacques Dupin, Ballast, « un palimpseste qui efface un seul volume, accessible Fayard, 932 p., 32 €
grand-mère, c’est un Mille et Une Nuits qui Gallimard, 329 p., 7,60 € et recouvre l’œuvre aux débutants et de lecture Une histoire de l’Algérie
événement moins banal juxtaposent les histoires les « Il n’est de retour que par première et la laisse plus féconde pour les coloniale de la conquête à
qu’il n’y paraît. plus diverses. la chaîne d’un mourir – dont transparaître par instants amateurs chevronnés. l’aube de la Seconde Guerre
les cimes, les feux, les sur le mode de la mondiale.
Alain Durel, Les amants du Natalia Klioutchareva, Un quintes, l’effondrement, les radiographie ». Alain Renaut, Un
silence, L’œuvre éditions, train nommé Russie, trad. pierres blanches, les étoiles humanisme de la diversité, Orlando Figes, La
182 p., 17 € du russe par Joëlle Roche- les plus intenses aux Flammarion, 441 p., 26 € Révolution russe 1891-
Le roman de Charles de Parfenov, Actes Sud, 192 p., premières nuits de l’hiver, L’auteur a pour visée 1924, préface de Marc
Foucauld. 18,90 € jalonnent, en se défalquant HISTOIRE d’élever « la diversité au Ferro, trad. de l’anglais par
Le parcours échevelé du de la page, le long regard de LITTÉRAIRE rang de concept Pierre-Emmanuel Dauzat,
Jean-Louis Ezine, protagoniste à travers la la démence d’un cheval, et ESSAIS philosophique » pour Gallimard, tome I, 880 p.,
Les Taiseux, Gallimard, Russie. le ruissellement des LITTÉRAIRES dissiper les confusions qui 11,60 €, tome II, 752 p.,
222 p., 16,90 € menstrues de la mort… » planent sur les débats en 11,60 €
Un roman sur la quête du Norman Manea, Michel Déon, Lettres de cours en France et aux Un ouvrage salué comme
père. L’enveloppe noire, trad. du Lautréamont, Œuvres château, Gallimard, 165 p., États-Unis à ce sujet. une contribution
roumain par Marily Le Nir, complètes, édition établie 15,90 € fondamentale à l’écriture de
Louis Guilloux, D’une Seuil, 372 p., 22 € par Jean-Luc Steinmetz, La Un florilège d’études Moritz Schlick, Théorie l’histoire de la Révolution
guerre l’autre, édition Le vécu d’un homme Pléiade Gallimard, 848 p., consacrées aux écrivains et générale de la russe qui a fait couler
préfacée et présentée par traumatisé par le suicide de prix de lancement, 39 € aux peintres préférés de connaissance, Gallimard, beaucoup d’encre.
Philippe Roger, Gallimard, son père. jusqu’au 31 décembre 2009 l’auteur. 547 p., 22 €
1120 p., 29 € et 45 € au-delà La version définitive de Jean-Pierre Gougeon,
La réédition de La Maison Rebecca Miller, Les vies Un grand poète méconnu en Ernesto Ferrero, Primo l’ouvrage majeur de Schlick L’Allemagne du XXIe siècle,
du peuple, Compagnons, Le privées de Pippa Lee, trad. son temps qui a bouleversé Levi, traduit de l’italien par (1882-1936), le fondateur une nouvelle nation ?,
Sang noir, O.K. Joe, de l’anglais par Cécile la modernité par les Jean-Luc Defromont, Liana du Cercle de Vienne. Armand Colin, 192 p.,
L’Herbe d’oubli. Déniard, Seuil, 300 p., procédés auxquels il a Lévi, 200 p., 18 € 16,50 €
21,50 € recouru pour l’exprimer et Une analyse au microscope John Stuart Mill, L’Allemagne est redevenue
Derrière les apparences la marquer par sa violence, de l’œuvre de Primo Levi, Considérations sur le une « nouvelle puissance ».
Alexandre Jardin, Quinze
d’une épouse parfaite et ses blasphèmes, ses « inégalable témoin de gouvernement représentatif, Saura-t-elle la gérer ?
ans après, Grasset, 353 p.,
d’une épouse modèle, le perversions, « son cri l’extermination des Juifs et Gallimard, 309 p., 24,90 €
19 €
vrai visage d’une femme d’ironie immense ». exceptionnel observateur de Un essai de définition et de Mogens H. Hansen, La
L’histoire d’un homme qui
sensuelle, rebelle et l’être humain ». description de la meilleure Démocratie athénienne à
rêve d’un quotidien
déchirée. Robert Marteau, Le temps forme de gouvernement l’époque de Démosthène,
enchanté et d’une femme
ordinaire, Champ Vallon, possible. Tallandier, 493 p., 10 €
qui se refuse à tout
engagement.
Philip Roth, Exit le 296 p., 21 € PHILOSOPHIE « Je crois d’un bon citoyen
fantôme, trad. de l’anglais « Au rythme de la marche la de préférer les paroles qui
Vanessa Schneider, Tâche
(États-Unis) par Marie- surprise survient, Jérôme Alexandre (sous la ESSAIS sauvent aux paroles qui
Claire Pasquier, 326 p., 21 € l’inattendu sollicite l’esprit, direction de), Philosophie et plaisent. » Une formule
de ne pas devenir folle,
L’ultime coup de foudre cela par le soudain écart théologie dans la période Clemens Pornschlegel, profonde de Démosthène à
Stock, 169 p., 16,50 €
d’un homme en proie à la entre la présence et la antique, ouvrage publié Penser l’Allemagne, Fayard, méditer.
L’auteur raconte une histoire
déchéance physique. perception : c’est l’alerte de avec le concours du CNRS, 273 p., 22 €
d’une famille de « fous »
l’ouïe, de l’œil ; l’attention Cerf, 396 p., 45 € Un essai sur les rapports de Gwenolé Jeusset, Saint
dont son père l’avait tenu à
Alexandre Soljenitsyne, à tel bruit de la nature. Un Cette anthologie des la littérature et de la François et le Sultan, Albin
l’écart.
La roue rouge, récit en oiseau chante : quel est-il ? relations entre la politique aux XIX et Michel, Spiritualités
segment de durée, Fayard, que dit-il ? Traduire en philosophie et la théologie XXe siècles. vivantes, 296 p., 9,50 €
Jean-Claude Tardif, La
702 p., 39 € notre idiome la langue des est la première d’une série La rencontre en 1219 entre
Nada, Le Temps qu’il fait,
La révolution soviétique oiseaux, le langage des prévue en quatre volumes. Tzvetan Todorov, La Saint François d’Assise et le
85 p., 15 €
revisitée par Soljenitsyne. fleurs, le texte de l’araignée. Le deuxième sera consacré signature humaine, Seuil, sultan d’Égypte à Damiette
L’auteur donne la parole à
Ainsi rejoindre le mythe, à la période médiévale, le 400 p., 22 € sur les bords du delta du
« la multitude des hommes
renouer : non pas expliquer, troisième aux Temps Des essais sur les mille et Nil, en pleine folie
et des femmes qui furent
sacrifiés en Espagne par la
NOUVELLES mais déplier en même temps modernes et le dernier une manières qu’ont les meurtrière de la cinquième
que pli sur pli se constitue à la période contemporaine. hommes d’être ensemble. croisade. Rencontre
guerre civile ».
Ignacio Aldecoa, Entre le cet objet sonore : le pacifique et bienveillante.
ciel et la mer, trad. de sonnet ». Jean-François Marquet,
l’espagnol par José-Ruiz Leçons sur la POLITIQUE Yves Renouard, Les
ÉCRIVAINS Funes et Karine Louesdan, Phénoménologie de l’esprit, Hommes d’affaires italiens
TRADUITS DE Autrement, 104 p., 13 € ANTHOLOGIE Ellipses, 441 p., 35 € Olivier Le Cour au Moyen Âge, Tallandier,
Chaque nouvelle isole un Cet ouvrage propose une Grandmaison, Marc 382 p., 10 €
Andrea Bajani, Si tu retiens moment essentiel de la vie, Mohammed Khaïr-Eddine, introduction commentée et Bernardot et alii, Douce L’auteur analyse la façon
tes fautes, trad. de l’italien un drame, une action, un Soleil arachnide, nouvelle détaillée d’un des France, rafles, rétentions, dont les industriels italiens,
par Vincent Raynaud, malaise et laisse le lecteur édition présentée par Jean- monuments de la expulsions, Seuil, 252 p., grands commerçants ou
204 p., 17,90 € ému. Paul Michel, Gallimard, philosophie moderne. 19 € encore banquiers surent
La découverte du vrai 144 p., 6,40 € Kojève lui consacra en « Nous n’ignorons pas les profiter des occasions
visage d’une mère et d’une « Je vous entends sous ma 1935 un cours célèbre existences et les espoirs offertes par les croisades
Europe en pleine mutation CONTES carcasse de blocs de auquel ont assisté Lacan, ruinés de ceux qui sont pour multiplier les échanges
par l’un des écrivains les sang/fagots d’étoiles vomies Merleau-Ponty, Queneau, raflés, placés en centre de dans un monde en pleine
plus prometteurs de sa Pascal Fauliot, Patrick par l’orage des enfances Raymond Aron. détention, puis forcés mutation.
génération. Fischmann, Contes des d’oponce où circulent le d’embarquer dans les avions
peaux-rouges, Seuil, 240 p., trionyx et l’ambre/mais je Jean-Luc Nancy, Le plaisir ou des navires à destination Éric Roussel, Le Naufrage-
Charles W. Chesnutt, Au 16,50 € porte malheur je porte une au dessin, accompagné des de leur pays d’origine. Telle 16 juin 1940 « Les journées

44
LA QUINZAINE LITTÉRAIRE

qui ont fait la France », Jean-Bernard Paturet, Au- 500 p., 28 € PALÉONTOLOGIE ouverte aux avant-gardes et public sans glose,
Gallimard, 262 p., 19 € delà de Freud : « une Une biographie d’une fidèle au meilleur de la commentaire ou analyse.
La IIIe République expire à culture de scrupuleuse exactitude Yves Coppens, L’histoire tradition ». De surcroît, les textes n’ont
Bordeaux devenue capitale l’extermination », Essai de historique d’une figure des singes, Odile Jacob, pas fait l’objet d’une
« improvisée d’une France polémologie freudienne, féminine importante à 64 p., 21,90 € Sybille Ebert-Schifferer, retraduction.
envahie par les troupes Cerf, 136 p., 14 € l’époque « brillante et L’auteur cherche à rendre Caravage, Hazan, 272 p.,
hitlériennes ». Ce texte « tente de troublée de Charles VI, le compte de l’inégalité des 177 illustrations (dont 103 Maître Eckhart, La mesure
démontrer un au-delà de roi qui perdra la raison, primates face à l’évolution. en couleurs), 59 € de l’amour, Sermons
Maurice Sartre, Histoires Freud dans l’apparition d’Isabeau de Bavière, du Certains ont disparu il y a Un portrait tout en nuances parisiens, traduction inédite
grecques, Seuil, 458 p., d’une culture de premier humanisme et de la plusieurs millions d’années, de l’artiste et une d’Éric Mangin, 466 p., 24 €
10 € l’extermination soft qui guerre de Cent Ans et du d’autres ont survécu. présentation fine de son Rédigés à Paris entre 1311
Une monnaie, une page de trouve son origine dans les Grand Schisme ». Pourquoi ? œuvre. Remettant en et 1313 durant son
rhétorique, une dédicace, grands textes fondateurs des question bien des clichés magistère à la Faculté de
tous ces morceaux ont une monothéismes puis son Gérard Bonal, Gérard et des idées préconçues, elle théologie de Paris, les
signification pour champ de réalisation dans Philipe, Seuil, 352 p., 21 € PRÉHISTOIRE replace l’œuvre dans son sermons parisiens
l’historien et plus encore l’histoire occidentale ». La biographie d’un héros époque et donne à voir de contiennent déjà la plupart
quand il s’agit de idéal, personnage qu’il a François Bon, Préhistoire, nouveaux visages de des thèmes mystiques
l’Antiquité grecque dans la François Roustang, Le incarné depuis sa première la fabrique de l’homme l’œuvre. favoris de l’auteur,
mesure où ils révèlent des secret de Socrate pour apparition au théâtre en bon, Seuil, 384 p., 22 € l’Incarnation du Verbe, le
aspects majeurs de la changer la vie, Odile Jacob, 1943 jusqu’en 1959. La Préhistoire fait partie de Michel Pastoureau, L’Art de détachement de l’âme et la
civilisation grecque. 288 p., 22 € notre imaginaire collectif. l’héraldique au Moyen filiation divine. Ces
Socrate, « le narcotique », Christian Chevandier, La L’auteur se penche sur cette Âge, Seuil, 240 p., 45 € sermons sont traduits pour
Éric Teyssier, La mort en fut-il le premier thérapeute ? fabrique d’une génération, époque fondatrice dans cette En quatre temps, l’auteur se la première fois en français.
face, le dossier gladiateurs, Une réflexion originale d’un Les Belles Lettres, 432 p., somme qui retrace propose de retracer
Actes Sud, 537 p., 33 € dissident de la 31 € l’invention de la science l’histoire de l’héraldique, de Meïr Malbim, Cantiques de
Une analyse détaillée et psychanalyse. La vie de Georges Valero, préhistorique du XIXe siècle décrire la symbolique l’âme, traduit de l’hébreu,
minutieuse du phénomène postier, militant et écrivain. jusqu’aux plus récentes immanente, de dire à annoté et commenté par
de la gladiature pendant huit Colette Soler, Lacan, recherches. quelles règles l’héraldique Julien Darmon, Verdier,
siècles. Plus qu’un l’inconscient réinventé, Tristram Hunt, Engels, obéit, de fournir au lecteur 288 p., 18,50 €
amusement sanglant, la PUF, 238 p., 23 € traduction de Marie- les clefs pour en Commentaires du Cantique
gladiature comprend des Après « l’inconscient est Blanche et BEAUX LIVRES comprendre le des Cantiques avec une
aspects religieux, politiques, structuré comme un Damien-Guillaume LIVRES D’ART fonctionnement. traduction inédite.
sportifs, militaires, sociaux langage », Lacan a fait un Audollent, Flammarion, HISTOIRE DE L’ART
et économiques de premier second pas en parlant de 572 p., 26 € Gérard-Julien Sauvy, Les
plan qui sont commentés « l’inconscient réel », La vie du compagnon de Philippe Abadie, L’histoire cent énigmes de la VOYAGES
par l’auteur. pourquoi ce pas ? Karl Marx, éditeur du d’Israël entre mémoire et peinture, Hazan, 360 p.,
dernier volume du Capital relecture, Cerf, 240 p., 19 € 200 illustrations, 45 € Philippe Duboÿ, Le
Mark Williams, John notamment. Qu’en est-il du rapport entre Le mystère de la main qui Corbusier, La Quinzaine
PSYCHANALYSE Teasdale et alii, Méditer le récit biblique et peint ou dessine, le mystère littéraire/Louis Vuitton,
MÉDECINE pour ne plus déprimer, Anne Marie Jaton, l’archéologie en matière du modèle, le personnage 343 p., 26 €
PSYCHIATRIE Odile Jacob, 308 p., Queneau, le pouvoir d’histoire d’Israël ? La représenté, les incertitudes Le Corbusier, architecte
19, 50 € vérité émerge-t-elle entretenues par le peintre virtuose, revit dans ces
incendiaire du rire, Infolio,
Edmundo Gomez Mango, La déprime viendrait-elle de nécessairement des fouilles sur l’identité du sujet, pages.
157 p., 10 €
Un muet dans la langue, nos « efforts parfois archéologiques et qu’est-ce quelques-unes des énigmes
Vie et œuvre de Queneau,
Gallimard, 258 p., 22 € héroïques pour ne plus être que la « vérité historique » ? examinées par l’auteur.
un personnage décapant,
L’auteur « explore les tristes, chagrins, étonnant à plus d’un titre. Questions analysées par un ENVIRONNEMENT
frontières où la parole amorphes » ? En associant professeur spécialiste de
émerge du silence, où une les dernières découvertes de
Pierre Maraval, Théodose le l’Ancien Testament. RELIGION Laure Noualhat, Les
langue est traduite dans une la science moderne aux
Grand (379-395), Fayard,
MYSTIQUE déchets du nucléaire, Seuil,
autre en suivant le formes de méditation Daniel Arasse, Décors 192 p., 18 €
377 p., 25 €
paradigme freudien « qui bouddhistes, les auteurs italiens de la Renaissance, Leili Anvar, Makram Abbès, Des tabous qui entourent le
Cet ouvrage retrace par le
n’a cessé de confronter la tentent de comprendre le Hazan, 288 p., Trésors dévoilés, anthologie nucléaire, domaine réservé
menu les seize années du
psychanalyse avec les phénomène de la déprime. 80 illustrations, 2 dépliants, de l’Islam spirituel, Seuil, aux experts, aux problèmes
règne de Théodose
œuvres des grands 39 € 298 p., 21 € que le nucléaire pose dans
considérées sous l’aspect
écrivains ». Un grand savoir mis au Une anthologie de textes son ensemble, l’auteur fait
SOCIOLOGIE des rapports entre le pouvoir religieux, mystiques, soufis, le tour d’une manière
et la foi. service d’une lecture
Lucrèce Luciani-Zidane, exigeante des fresques de la philosophiques livrés au critique.
L’acédie, le vice de forme Jean-Claude Kaufmann, Renaissance italienne.
du christianisme, Cerf, L’étrange histoire de Weegee,
326 p., 34 € l’amour heureux, Armand Weegee par Weegee, une
La Bible de Jérusalem, une
Un essai de Colin, 192 p., 16,90 € autobiographie, La Table
coédition RMN/Éditions du
conceptualisation de L’auteur raconte l’échec de ronde, 287 p., 18 €
Cerf, 3 volumes, 3 104 p.,
l’acédie à partir de sa l’amour à mener le monde Le pionnier du journalisme,
380 € (prix de lancement
généalogie en s’aidant des et son repli sur la sphère le précurseur de la
jusqu’au 31 mars 2010,
outils de la psychanalyse. privée. photographie à sensation
295 €)
parle de lui-même.
Le texte intégral de la Bible,
Jean-Pierre Olié, Guérir la 400 images témoins majeurs
souffrance psychique, ENQUÊTE de l’histoire biblique
Odile Jacob, 256 p., 21,50 € SCIENCES commentées par les
Un essai pour redéfinir le Paul Moreira, Hubert meilleurs spécialistes de
rôle du psychiatre, délimiter Prolongeau, Travailler à en André Klarsfeld, Les l’iconographie religieuse.
son champ de compétences, mourir, Flammarion, horloges du vivant, Odile On y découvre l’ange
mettre l’accent sur 300 p., 20 € Jacob, 288 p., 21,50 € Gabriel sous le pinceau de
l’importance du diagnostic. « Travailler plus, mais pour Quoi de commun entre un Michel-Ange, la Cène vue
quoi faire ? » Pour un décalage horaire, des par Salvador Dalí, Moïse
Lisa Ouss, Bernard Golse et surcroît de souffrance au troubles du sommeil, des sauvé des eaux représenté
alii, Vers une travail. En 2007, il y eut enjeux de santé liés au par Poussin. Sous la
neuropsychanalyse, Odile cinq suicides d’ouvriers travail de nuit ? Ce sont houlette de Grégoire
Jacob, 304 p., 22,50 € chez Renault « pour que le « les horloges biologiques Aslanoff, Jean-François
Qu’est-ce que la constat de la dureté extrême qui rythment nos vies sans Colosimo et Isabelle Saint-
neuropsychanalyse ? Les du travail s’impose ». que nous en ayons Martin.
neurosciences sont-elles L’essai se propose de mettre conscience ». L’auteur en
compatibles avec la à nu la mécanique qui broie examine les fonctions les Vincent Bouvet, Gérard
psychanalyse classique ? les travailleurs. plus diverses. Durozoi, Paris 1919-1939,
Des questions en vue de Hazan, 400 p.,
tenter de « mieux Jean-Michel Salanskis, 360 illustrations, 39 €
comprendre la vie BIOGRAPHIES Vivre avec les Les auteurs se penchent sur
psychique depuis le AUTOBIOGRAPHIES mathématiques, Seuil, les années 1919-1939 où
langage, la conscience, la 154 p., 17 € « Paris va connaître une
représentation de soi et Françoise Autrand, L’humanisme des période culturelle et
d’autrui ». Christine de Pizan, Fayard, mathématiques. intellectuelle féconde,

45
LES ARCHIVES DE
LA QUINZAINE LITTÉRAIRE
UN DEVOIR DE MÉMOIRE IL Y A QUARANTE ANS
Aujourd’hui nous vivons une telle révolution silencieuse des À partir d’aujourd’hui, les abonnés pourront télécharger chaque
habitudes et des modes de vie, que le rapport au papier, à l’écriture, quinzaine les numéros publiés il y a quarante ans et suivre ainsi
pose problème. Le sort du livre est en question. L’accès à la culture au fur et à mesure des nouvelles mises en ligne, l’évolution de la
passe désormais davantage par l’écran de l’ordinateur et de la télé- vie littéraire et culturelle de l’année 1969.
vision. Les émissions littéraires ont fait place à des opérations de
promotion du livre grand public, via les coups de cœur de présen-
tateurs. Parallèlement, la critique littéraire a plus ou moins disparu
des pages des grands journaux au profit de la chronique des
ouvrages qui marchent. Il n’existe pour ainsi dire plus que deux
acteurs prescripteurs, France-Culture et La Quinzaine littéraire
pour défendre les œuvres dont on parlera encore dans 50 ans.

Un retour vers le futur

C’est ce qu’on peut constater en feuilletant par exemple les


numéros des années 1966 à 1970. Le lecteur y découvre les noms
de Roland Barthes, Samuel Beckett, Jean-Louis Bory, Madeleine
Chapsal, François Châtelet, Jean Chesneaux, Roger Dadoun, Jean
Duvignaud, Marc Ferro, Dominique Fernandez, Michel Foucault,
Henri Jeanson, Jean-Jacques Lebel, Dionys Mascolo, Georges
Perec, Pascal Pia, Jean-François Revel, Philippe Sollers, Pierre
Viansson-Ponté, comme collaborateurs des premiers numéros.

On y relève aussi des entretiens avec Gombrowicz, Foucault,


Capote, Leiris, Sartre, Bellow, Kerenski, Painter, Cage, Godard,
Deleuze, Hawks, Grotowski, Visconti, Styron, Moravia, Chlovski,
Simon, Roubaud, Lichtenstein, Asturias, Butor, Xenakis, Sollers,
Robbe-Grillet, Sarraute, Stockhausen, Kojève, Canetti, Yourcenar,
Pasolini, Parain, Kundera, Marquez, Jünger, Grass, Eco, Delvaux,
Chomsky, Morin, Oshima… sans compter les entretiens secrets de
Pierre Bourgeade avec François Mauriac, André Pieyre de
Mandiargues, J.-M. G. Le Clézio, Nathalie Sarraute, Eugène
Ionesco, Pierre Klossowski, Raymond Queneau, Marguerite Duras,
Claude Roy, Joyce Mansour, Georges Perec.

On peut ainsi constater que La Quinzaine littéraire ne s’était pas


contentée de son rôle de prescripteur, mais s’était aussi fait acteur
du mouvement structuraliste. Autour des noms de Deleuze, Félix Au sommaire du numéro 80 du 1er octobre 1969, un inédit de
Guattari, Lacan, Foucault, La Quinzaine avait exploré des champs Nietzsche, « Qu’est-ce que la vérité ? » ; une interview de Günter
de pensée en effervescence qui étaient à la fois des champs philo- Grass par Irmelin Lebeer, sous le titre : « Pour l’écrivain, s’engager
sophiques, sociaux, psychanalytiques, historiques et politiques en signifie travailler » ; Maurice Nadeau chronique La Bataille de
essayant de s’adresser au plus grand nombre possible en évitant de Pharsale de Claude Simon ; Serge Fauchereau Poèmes et proses
tomber dans la critique érudite classique pour revues spécialisées. de la folie de John Clare ; Claude Bonnefoy, Les Murs du havre
de Jean-Louis Bergonzo ; Rémy Laureillard, Dedans d’Hélène
Plus près de nous Cixous ; Philippe Boyer, Les Lieux communs de A. L. Rouquier ;
Pierre Bourgeade continue sa série d’Entretiens secrets avec un
Même s’il lui est arrivé de manquer parfois le coche, on peut écrivain sous le titre Qui est-ce ? et révèle les identités des précé-
dire que parmi les écrivains français qui comptent aujourd’hui, La dents. Jean Wagner chronique L’Imprésario de l’au-delà de Bruce
Quinzaine n’a pas manqué le rendez-vous avec des écrivains tels Jay Friedman ; Samuel S. de Sacy, Journaux et œuvres diverses,
que Magris, Michon, Echenoz ou Bergounioux. 1717-1755 de Marivaux ; Philippe Boyer, Figures II de Gérard
Genette ; Gérald Gassiot-Talabot, la Rétrospective Vieira da Silva,
Si le Surréalisme, le Marxisme et toute une lignée littéraire et à Paris ; Gilbert Walusinski, Les Mathématiques modernes d’André
philosophique ont marqué le journal, du fait de la personnalité de Warusfel ; Jean-Marie Benoist, Un œil en trop. Le complexe
son fondateur, Maurice Nadeau, ce dernier a publié les chroniques d’Œdipe dans la tragédie d’André Green ; José Pierre, Théâtre
de ses collaborateurs sans brider leurs opinions personnelles, complet, volume 1, La Mère (1924) et La Métaphysique d’un veau
mêmes si elles pouvaient le choquer. à deux têtes (1921) de Stanislaw Ignacy Witkiewicz.

La Quinzaine, tout au long de ses 43 premières années, est BIENTÔT SUR LE BLOG DE LA QUINZAINE
restée un organe de presse au service de la littérature, qui a main-
tenu sa ligne envers et contre tout, un peu à contre-courant. Elle (http://laquinzaine.wordpress.com)
s’est définie non pas comme un journal de démolition à la mode, Des extraits d’entretiens avec les membres du comité de rédac-
mais un lieu de construction, autour des auteurs qu’elle apprécie. tion, filmés à l’occasion du numéro Mille.
Cela a été rendu possible par son indépendance, par le fait qu’elle
ne soit inféodée à aucun groupe de pression. Gilles Nadeau

46
LA QUINZAINE RECOMMANDE
LITTÉRATURE Joseph Roth Cabinet des figures de cire Seuil
James K. Galbraith L’État prédateur Seuil
Marie NDiaye Trois femmes puissantes QL 998
Henry Bauchau Les années difficiles,
Laurent Mauvignier Des hommes QL 998 Journal 1972-1983 Actes Sud
Vincent Message Les veilleurs QL 999 Jean-Luc Nancy Le plaisir au dessin Galilée
Yannick Haenel Jan Karski QL 999 G. Didi-Huberman Survivance des lucioles Minuit
J.-M. Guenassia Le club des incorrigibles Violaine Binet Diane Arbus Grasset
optimistes Albin Michel
Philip Roth Exit le fantôme Gallimard
Alberto Manguel Tous les hommes
ANTHOLOGIES, ŒUVRES COMPLÈTES
sont menteurs Actes Sud Stefan George Poésies complètes,
Ismaïl Kadaré Le dîner de trop Fayard éd. bilingue La Différence
Colum McCann Et que le vaste monde… QL 999 Valery Larbaud Journal, éd. définitive QL 998
Joseph Roth Juifs en errance QL 999 Collectif François Maspero… La fosse aux ours
José Saramago Le voyage de l’éléphant Ce N° Lautréamont Œuvres complètes
(J.-L. Steinmetz) Pléiade
JOURNAUX, ESSAIS, CORRESPONDANCES Eugène Delacroix Journal (Michèle Hannoosh) José Corti
Jean Jaurès Les années de jeunesse, O.C.1 Fayard
Dominique Noguez Duras, toujours QL 999
Dictionnaire des littératures
L. S. Mercier Néologie QL 999 hispaniques « Bouquins » R. Laffont
Catherine Malabou Changer de différence Galilée François Jullien La philosophie
Franck Fischback Manifeste pour une inquiétée… « Opus » Seuil
philosophie sociale La Découverte
Catherine Simon Algérie, RÉÉDITIONS
Les années pieds-rouges QL 999
Dominique Kalifa Biribi. Marquis de Sade Écrits politiques Éd. Maurice Lever
Les bagnes coloniaux… QL 999 / Bartillat
Daniel Lindenberg Le procès des Lumières Seuil Robert Walser La Rose « L’Imaginaire » Gallimard
Miguel Abensour Pour une philosophie Philippe Soupault Le Grand Homme « L’Imaginaire »
politique critique QL 998 Gallimard

47

Das könnte Ihnen auch gefallen