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TITRES D’ACTUALITÉ

Les spectres de l’idéologie

Slavoj Zizek

Nous assistons aujourd’hui à un étrange les dynamiques capitalistes, remède permettant


échange entre l’Europe et l’Asie : au moment de « décrocher » et de recouvrer la paix inté-
même où, pour ce qui est de l’infrastructure éco- rieure, la Gelassenheit, il fonctionne en fait
nomique, la technologie et le capitalisme euro- comme le parfait supplément idéologique de ce
péens triomphent dans le monde entier, en même capitalisme. Prenons, par exemple, l’idée
revanche, en ce qui concerne la superstructure répandue du « choc du futur », c’est-à-dire le fait
idéologique, l’héritage judéo-chrétien est que les gens ne parviennent plus à affronter psy-
menacé sur le terrain européen par l’avancée chologiquement le rythme infernal des innova-
d’une pensée new age « asiatique » qui, sous dif- tions technologiques et des évolutions sociales
férents aspects allant du bouddhisme occidenta- qui les accompagnent : les choses changent trop
lisé – dans lequel on reconnaît le contrepoint vite, nous avons à peine eu le temps de nous
contemporain du marxisme occidental (différent adapter à une invention qu’une autre invention
du marxisme-léninisme asiatique) – à diverses l’a déjà supplantée de telle sorte que, de plus en
formes de taoïsme, s’impose comme l’idéologie plus, nous manque ce qu’on pourrait appeler une
hégémonique d’un capitalisme global. cartographie cognitive. Dans une telle situation,
La nature hautement spéculative des le recours au taoïsme ou au bouddhisme offre
contraires dans ce phénomène de civilisation une issue bien plus efficace que le repli déses-
globale réside dans ce paradoxe : alors que le péré vers de vieilles traditions ; plutôt que de
bouddhisme occidental se présente comme le tenter de s’adapter au rythme accéléré des pro-
remède aux tensions stressantes qu’engendrent grès technologiques et des bouleversements

Slavoj Zizek, chercheur au département de philosophie de l’université de Ljubljana (Slovénie), Visiting professor, Cinema département,
New York University (États-Unis)
Traduction Annie Bourgois.

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sociaux, il faut renoncer à toute tentative de gar- mort. Dans ce sens, le fétiche peut jouer un rôle
der le contrôle sur ce qui change, dénoncer ces constructif qui nous permet d’affronter la dure
tentatives comme relevant de la logique moderne réalité : les fétichistes ne sont pas des rêveurs
de l’esprit de domination, il faut, au contraire, perdus dans leur monde intérieur, ce sont de
« se laisser aller », « se lâcher », tout en conser- solides réalistes, capables d’accepter l’ordre des
vant une distance intérieure, voire une indiffé- choses, dans la mesure même où ils ont leur
rence, à l’égard de l’agitation frénétique liée à ce fétiche auquel ils s’accrochent pour annuler l’im-
processus, distance qu’accorde la prise de pact cruel de la réalité. Dans le roman mélodra-
conscience que tous ces bouleversements tech- matique de Nevil Shute sur la Deuxième Guerre
nologiques et sociaux ne sont in fine que prolifé- mondiale, Requiem pour un roitelet, l’héroïne
rations de semblants dépourvus de substance et survit à la mort de son amant sans traumatisme
qui n’affectent pas le noyau profond de notre visible, elle poursuit le cours de son existence et
être… On est presque tenté, ici, d’exhumer le est même capable d’en parler rationnellement
vieux cliché marxiste réduisant la religion au sta- parce qu’elle conserve le chien qui était le com-
tut « d’opium du peuple », supplément imagi- pagnon préféré de son amant. Mais, lorsque fina-
naire à la misère terrestre. En effet, le lement le chien meurt écrasé par un camion, elle
bouddhisme occidental propose un mode médi- s’effondre complètement et tout son monde
tatif qui nous paraît offrir le moyen le plus effi- s’écroule… Dans un style plus classique, on peut
cace de participer totalement à la dynamique citer Germinal de Zola, roman dans lequel l’atta-
capitaliste, tout en conservant l’apparence de la chement à un lapin aide le révolutionnaire russe
santé mentale. Si Max Weber vivait de nos jours, Souvarine à survivre ; le lapin est tué et mangé
je ne doute pas qu’il écrirait un deuxième par erreur, et Souvarine, pris de rage, explose
volume à son Éthique protestante, intitulé l’É- violemment. C’est dans ce sens qu’il faut com-
thique taoïste et l’Esprit du capitalisme global. prendre que, pour Marx, l’argent est un fétiche :
Il apparaît donc que le bouddhisme occi- je prétends être un sujet rationnel, pragmatique,
dental s’accorde parfaitement au mode fétichiste pleinement conscient du cours des choses, tandis
de l’idéologie d’une époque soi-disant « post- que l’argent-fétiche représente ma croyance
idéologique », telle qu’on l’oppose à un mode déniée.
traditionnel symptomatologique et où le men- Parfois, la ligne de partage entre les deux
songe idéologique qui structure notre perception est imperceptible : un objet peut fonctionner
de la réalité est menacé par les symptômes, en comme symptôme (d’un désir refoulé) et presque
tant que « retour du refoulé », défauts dans le simultanément comme fétiche (représentant la
tissu du mensonge idéologique. Le fétiche est en croyance à laquelle nous avons officiellement
quelque sorte l’envers du symptôme. En d’autres renoncé). Ce qui a appartenu à un défunt, un bout
termes, alors que le symptôme est l’exception de vêtement par exemple, peut fonctionner
qui trouble la surface des fausses apparences, le comme un fétiche dans lequel le défunt continue
point d’irruption de l’autre scène refoulée, le miraculeusement à vivre et comme un symptôme
fétiche, lui, symbolise le mensonge par lequel par lequel sa mort nous est douloureusement
l’insupportable vérité devient supportable. Pre- rappelée. Cette tension ambiguë n’est-elle pas
nons l’exemple de la mort d’un être cher : dans homologue à celle qu’on rencontre entre l’objet
le cas du symptôme, je refoule cette mort, je phobique et le fétiche ? Dans les deux cas, le rôle
tente de ne pas y penser, mais le traumatisme structurel est semblable : si l’élément exception-
refoulé revient dans le symptôme ; dans le cas du nel est déplacé, alors tout le système s’écroule.
fétiche, au contraire, j’accepte rationnellement et Sans doute l’univers faux du sujet s’effondre-t-il
pleinement cette mort tout en m’accrochant au s’il doit affronter la signification de son symp-
fétiche qui incarne pour moi le désaveu de cette tôme ; il en va de même pour le sujet privé de

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son fétiche : son acceptation rationnelle du cours était incertaine : étaient-ils Serbes ou Croates ?
des choses s’évanouit. Aussi, quand on nous (Cette particularité bosniaque a laissé une trace
assène que dans notre époque cynique post-idéo- dans la langue : dans toute l’ex-Yougoslavie,
logique plus personne n’adhère aux idéaux pro- l’expression : « Tout est calme en Bosnie »,
férés, quand nous rencontrons quelqu’un qui se signifiait que tout risque de conflit était sus-
vante d’être guéri de toute croyance, d’accepter pendu). Afin d’anticiper tout conflit potentiel
la réalité sociale telle qu’elle est, il faudrait tou- – et effectif –, le pouvoir communiste imposa
jours répondre à ces prétentions par la question : dans les années soixante une solution simple et
« D’accord, mais où est le fétiche qui vous per- miraculeuse : les musulmans furent proclamés
met de prétendre que vous acceptez la réalité communauté ethnique autonome, et non simple
telle qu’elle est ? » Le bouddhisme occidental est groupe religieux, de cette sorte la pression d’un
un de ces fétiches : il vous permet de suivre le choix identitaire entre Serbe ou Croate leur fut
rythme effréné du jeu capitaliste tout en mainte- épargnée. Ce qui se présentait au début comme
nant le sentiment que vous n’y participez pas, une manipulation pragmatique politique finit par
que vous êtes bien conscient de la vanité de ce « prendre », et les musulmans commencèrent de
spectacle et que, ce qui compte vraiment pour fait à se percevoir comme une nation et s’em-
vous, c’est la paix de votre for intérieur où seul ployèrent à se fabriquer une tradition. Il persiste
vous pouvez trouver asile… toutefois, encore de nos jours, dans leur identité,
C’est ainsi que, en dépit d’un triomphe une part de choix réfléchi : durant la guerre en
mondial, de son contrôle indéniable du capita- Bosnie, chacun était obligé de choisir son iden-
lisme global, la civilisation européenne s’est tité ethnique – lorsqu’un milicien arrêtait une
finalement confondue avec son Autre oriental, personne et lui demandait sur un ton menaçant
perdant toute spécificité. Les discours sur « la fin « Serbe ou musulman ? », la question ne portait
de l’histoire » ne sont pas qu’un « truc » de jour- pas sur son appartenance héritée à un groupe eth-
nalistes : il est vrai que, aujourd’hui, nous som- nique mais sur son choix : « De quel côté êtes-
brons dans un enfermement débilitant, état dans vous ? » (le cinéaste Emir Kusturica, par
lequel les contradictions fondamentales qui pola- exemple, issu d’une famille à double identité
risaient la pensée européenne semblent s’enfer- – musulmane et serbe – opta pour l’identité
rer dans des antinomies aporétiques, chaque pôle serbe.)
s’inversant en son opposé et le recouvrant. Pre- Le meilleur indice de la façon dont cette
nons, pour commencer, la notion de liberté, com- réflexivité affecte notre expérience subjective au
prise comme liberté de choisir. De nos jours, quotidien se trouve dans le statut universel donné
dans ce que Ulrich Beck nomme la « société au phénomène de dépendance : on peut être
réflexive », tous les liens sociaux et les schémas dépendant de tout et de n’importe quoi, pas seu-
d’interaction, du simple partenariat sexuel à lement de l’alcool, de la drogue, mais également
l’identité ethnique, sont perçus comme des rap- de la nourriture, du tabac, du sexe, du travail…
ports sujets à improvisation et négociation. Le Cette universalisation de la dépendance
cas des musulmans, en tant que groupe ethnique, témoigne de la radicale faiblesse de toute posi-
et non religieux, est exemplaire : durant toute tion subjective : il n’existe pas de schémas fer-
l’Histoire de la Yougoslavie, la Bosnie fut le lieu mement établis et donc tout est objet
de tensions et de conflits potentiels, scène de la d’incessantes négociations. Il en va de même
lutte pour le pouvoir entre Serbes et Croates. Le pour le suicide. Albert Camus a raison quand,
problème venait de ce que, en Bosnie, le groupe dans son ouvrage, par ailleurs définitivement
le plus important n’était ni celui des Serbes dépassé, Le Mythe de Sisyphe, il affirme que le
orthodoxes ni celui des Croates catholiques mais suicide est le seul problème véritablement philo-
celui des musulmans dont l’identité ethnique sophique. Toutefois, la question est de savoir

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quand (dans quel contexte) le suicide acquiert ce canaille libérale conformiste tire une satisfaction
statut. Ce n’est possible que dans notre société hypocrite de son rôle de défenseur de l’ordre
réflexive moderne, quand la vie ne va plus de existant : bien sûr, nul n’ignore la corruption,
soi, mais doit être motivée (ce qui explique que l’exploitation, etc., mais toute tentative de chan-
l’euthanasie soit désormais acceptable). Avant la gement est taxée, au nom du spectre totalitaire
modernité, le suicide était le signe d’un dysfonc- qu’elle ressusciterait, de dangerosité morale.
tionnement pathologique, d’un désespoir, d’une Dans les années quatre-vingt-dix, dans les
misère. En revanche, avec l’avènement de cette pays européens de l’Est, quand le socialisme réel
« réflexivité », le suicide est devenu un acte exis- s’effondrait, les gens furent brutalement projetés
tentiel, manifestation d’une pure décision, irré- dans une situation de liberté de choix politique –
ductible à une pathologie psychique ou à une mais, en fait, leur a-t-on jamais vraiment posé la
souffrance objective. C’est l’autre face de la question fondamentale sur le type de nouvel
réduction opérée par Émile Durkheim du suicide ordre dont ils voulaient ? On leur a dit qu’ils
en un geste social qui peut être prévu et quanti- entraient dans la terre promise de la liberté poli-
fié : les deux tendances – l’objectivation et la tique ; puis, peu de temps après, on leur a signi-
quantification du suicide et sa transformation en fié que cette liberté impliquait des privatisations
un acte purement existentiel – sont étroitement sauvages et le démantèlement de leur sécurité
corrélées. sociale, etc., qu’ils conservaient la liberté de
La frustration qu’engendre le devoir de choisir et que, s’ils le souhaitaient, ils pouvaient
choisir est manifeste dans la situation du shop- se rétracter ; mais non, nos héroïques Européens
ping on-line ; pour choisir un produit, il faut de l’Est ne voulaient pas décevoir leurs tuteurs
choisir parmi un éventail d’interminables de l’Ouest, aussi persistèrent-ils stoïquement
options : si vous le voulez avec ceci (disons X), dans la voie qu’ils n’avaient pas choisie, se
alors appuyez sur A, sinon appuyez sur B… convainquant qu’ils devaient se conduire en
Dans ces sociétés réflexives post-traditionnelles, adultes, conscients que la liberté a un prix à
où nous sommes constamment enjoints de choi- payer… Dans cette transition du socialisme réel
sir, où même des choses aussi naturelles que vers le capitalisme, les gens n’ont jamais vrai-
l’orientation sexuelle et l’identité ethnique ment pu choisir leur voie et c’est bien là le hic :
demandent un choix préalable, l’absence, voire ils se sont retrouvés (littéralement) projetés dans
la forclusion, d’un authentique et même élémen- une nouvelle situation qui leur imposait un
taire véritable choix n’est pas le moindre para- échantillonnage de choix donnés : le libéralisme
doxe. L’hégémonie contemporaine de la pur, le nationalisme conservateur…
démocratie libérale est portée par une sorte de Même dans les sociétés occidentales,
Denkverbot [interdiction de pensée] tacite qui l’idéologie dominante tente de nous vendre l’in-
n’est pas sans évoquer le Berufsverbot [interdic- sécurité qu’entraîne l’effondrement de l’État
tion d’exercer une profession] de la fin des providence comme une chance de découvrir de
années soixante – dès que quelqu’un fait mine de nouvelles libertés : à la place de ces contrats
s’engager dans un projet politique qui vise indéterminés et stables, des contrats temporaires
sérieusement à défier l’ordre existant, il se qui vous permettent de changer de travail ! Enfin
trouve toujours un autre pour lui dire : « L’idée libéré des contraintes d’un emploi fixe, vous
est généreuse, mais ça finira par un nouveau avez la chance de pouvoir vous réinventer régu-
goulag ! » Le retour de l’éthique dans la philoso- lièrement, de prendre conscience des potentiels
phie politique exploite sans vergogne les hor- cachés de votre personnalité et de les réaliser !
reurs du goulag et de l’holocauste, véritable La sécurité sociale et les retraites ne sont plus
chantage pour nous amener à renoncer à tout sûres, vous devez opter pour des assurances pri-
engagement radical sérieux. De la sorte, cette vées coûteuses ? Soit ! Mais n’est-ce pas, là

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encore, une chance supplémentaire de pouvoir dernier tour d’écrou à la vieille idée de Marx
choisir : ou bien la bonne vie tout de suite ou selon laquelle c’est la production qui crée le
bien la sécurité à long terme ! Et si ces précarités besoin de consommer, le besoin des objets pro-
vous angoissent, les idéologues de cette post- duits. Les gadgets dont nous parlions sont super-
(seconde) modernité vous accuseront d’être inca- flus, sont en trop ; ils cherchent à donner un tour
pable d’assumer une pleine liberté, de chercher à pervers à notre activité sexuelle, et pourtant ce
échapper à cette liberté, de vous cramponner à ne sont en fait que de bien pâles ombres dépour-
des systèmes stables, certes, mais désuets ! vues de la densité substantielle de la « vraie
Une autre manifestation de cette coïnci- chose ».
dence des contraires se trouve dans les rapports Il en va de même avec l’art. La logique de
entre la Loi et sa transgression : pour être bref, de provocation de la vieille avant-garde moderniste
nos jours, la perversité transgressive est de plus qui voulait « choquer le bourgeois » perd du ter-
en plus la loi. Le capitalisme contemporain n’est rain. Le marché de la culture, afin de résister à la
plus cet ordre soutenu par une interdiction fon- compétition, ne doit pas seulement tolérer, mais
datrice que seul un acte héroïque transgresse : bien stimuler la production d’objets de plus en
dans sa perversité généralisée, il sollicite la plus choquants. Qu’on se souvienne de quelques
transgression ; quotidiennement, nous sommes la récentes tendances dans les arts visuels : finis les
cible de gadgets et de productions sociales qui, temps où vous aviez des statues toutes simples et
non seulement nous permettent de vivre avec nos des toiles encadrées, aujourd’hui on vous pro-
perversités, mais véritablement en convoquent pose des expositions de cadres vides, de vaches
de nouvelles formes. Il suffit de citer, pour le mortes au milieu de leurs excréments, des vidéos
seul domaine de la sexualité, tous les gadgets de viscères humains (gastroscopie, coloscopie),
destinés à apporter diversité et nouvelles excita- on vous ajoute même les odeurs, etc. Là encore,
tions dans notre vie sexuelle, des lotions réputées comme dans le domaine de la sexualité, la per-
devoir accroître nos performances et notre plaisir version n’est plus subversive : l’excès dans la
à divers instruments et accoutrements (anneaux, provocation fait partie du système qui s’en nour-
vêtements sexy, fouets, chaînes, godemichés rit pour se reproduire. Nous pourrions peut-être
vibrateurs et autres prothèses, sans parler de la définir ainsi l’art postmoderne en tant qu’opposé
pornographie et autres stimulations). Tout cela à l’art moderne : dans le postmodernisme, la
ne stimule pas simplement le désir sexuel « natu- transgression excessive perd tout effet choquant
rel » mais y supplée plutôt, lui conférant un effet et s’intègre parfaitement dans le marché de l’art.
d’excès pervers irréductible. Cette prolifération Ne trouve-t-on pas une ultime manifestation
fastidieuse et monotone de gadgets illustre de de cette perversion universalisée dans les web-
façon manifeste ce que Lacan appelait l’objet cam-shows sur internet où on peut suivre chaque
petit a. Souvenez-vous de ce jouet obscène instant de la vie d’un individu dans son apparte-
vendu aux États-Unis, durant l’été 2000 : la ment ? Cette tendance ne démontre-t-elle pas
miniature d’un homme sur la chaise électrique l’urgence du besoin du regard de l’Autre, en tant
qui, lorsqu’on pressait sur le bon bouton, était que garant de l’être du sujet : « On me regarde
secoué de spasmes et poussait des cris désespé- constamment, donc je suis. » (Claude Lefort
rés – même l’acte ultime par lequel l’État exerce identifie un phénomène semblable dans ces
son pouvoir peut être transformé en gadget et postes de télé allumés sans arrêt, même quand
procurer un plaisir obscène… C’est en cela que personne ne les regarde : ils servent de garantie
réside l’économie libidinale de la consommation minimale de l’existence d’un lien social.) Nous
capitaliste : dans cette production d’objets qui, sommes confrontés à un renversement tragi-
au-delà de la satisfaction d’un besoin, crée ce comique de la notion benthamienne et orwel-
besoin qu’elle prétend satisfaire, apportant le lienne d’une société panoptique dans laquelle

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nous sommes constamment « observés » et ne t-on pas quelque chose d’analogue en Floride,
trouvons nulle cache où nous soustraire au dans Celebration, cette infâme ville construite
regard omniprésent du pouvoir : aujourd’hui, par Disney, réplique en dimensions réelles de la
l’angoisse semble provenir de la crainte de ne vie idyllique d’une petite ville américaine à
pas être tout le temps l’objet du regard de l’Autre, visage humain et où les habitants jouent aussi
de sorte que le sujet a besoin du regard de la leur propre rôle et vivent sa mise en scène ? Le
caméra comme garantie ontologique de son être. cercle est ainsi bouclé : la télévision était censée
Cette tendance a atteint son paroxysme dans nous ouvrir à un monde fictif, coupé de toute réa-
les émissions de télévision – on a même forgé un lité sociale, l’écran de nos divertissements fai-
terme parlant pour les désigner : reality soap. sant écran au réel – or, dans les reality soaps,
Dans ces reality soaps, qui s’inspirent des c’est la réalité recréée qui s’offre comme diver-
feuilletons et du film pornographique amateur, tissement, comme échappatoire…
un groupe d’approximativement quinze per- Dans ce cas, d’où vient le malaise que pro-
sonnes est isolé dans un grand appartement dont voquent ces reality soaps ? L’horreur que les
chaque pièce est sous surveillance vidéo 24 âmes sensibles ressentent est du même ordre que
heures sur 24, les caméras filmant chaque acteur celle qu’inspire à bon nombre d’entre nous le
volontaire dans la moindre de ses activités, sexe virtuel sur le cyberespace. La dure leçon
sexuelles comprises. Une fois par semaine, les qu’enseigne le sexe virtuel, c’est précisément
volontaires sont autorisés à avoir des contacts que ce n’est pas du « sexe » – cet intense contact
avec l’extérieur, à discuter de leurs problèmes avec le corps d’un autre – mais simplement une
avec des psychologues, les réalisateurs de télé, et stimulation engendrée par les images sans sub-
ils reçoivent des directions sur la tournure que stance dont nous bombarde l’écran. C’est la
leurs relations doivent prendre. (Une des règles désagréable découverte que jamais il n’y a eu de
consiste à exclure la personne qui a fait le plus « sexe » autrement que dans des jeux soutenus
faible score à l’audimat et à la renvoyer dans le par des scénarios masturbatoires fantasmatiques.
monde de la réalité ; l’émission s’achève quand On pense communément que la masturbation est
il reste un seul gagnant.) Bien que ces « un rapport sexuel avec un partenaire imagi-
sujets/acteurs du Big Brother jouent dans un naire » : je le fais tout seul, tout en pensant que
espace artificiel clos, d’une certaine façon ils je le fais avec et pour un autre. Le « Il n’y a pas
jouent « pour de vrai », de telle sorte que la fic- de rapport sexuel » de Lacan peut s’entendre
tion devient indiscernable de la réalité : les sujets comme l’inverse de cette idée reçue : et si le
sont engagés dans des conflits émotionnels « sexe » n’était qu’un acte masturbatoire accom-
« réels », et quand ils consultent des gens du pagné ? Et si, même quand je le fais avec un par-
monde réel, ce geste ne constitue pas un retour tenaire réel, ce qui provoquait ma jouissance
vers le réel, mais plutôt une façon d’en sortir n’était pas ce partenaire mais les fantasmes
magiquement, par où la « vie réelle » devient un secrets dont je l’investis ? On peut dire la même
jeu virtuel avec possibilités de faire des pauses et chose de cette exposition au regard de Big Bro-
de cliquer ponctuellement sur le « compagnon ther : et s’il avait toujours été déjà là, en tant que
d’aide ». (Il est également prévu des tranches ce regard imaginaire à l’adresse de qui je me
horaires où les acteurs discutent avec le public de démène, que j’essaie d’épater, de séduire même
leur « rôle » : le jeu est interactif, les spectateurs quand je suis seul ? Et si le Big Brother show ne
peuvent coopérer aux événements.) La distinc- faisait que rendre cette structure universelle
tion entre le vécu et le joué est « déconstruite » : visible ? En d’autres termes, et si, déjà dans nos
les deux coïncident dans la mesure où les gens « vies réelles », nous jouions toujours déjà un
jouent des scènes de leur vraie vie, ils se repré- rôle – si nous n’étions pas qui nous sommes mais
sentent à l’écran, ils « se la jouent ». Ne trouve- les acteurs de ce rôle ? L’exploit bienfaisant de

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Les spectres de l’idéologie

Big Brother tient au fait qu’il nous rappelle cet cation : comment savoir si, derrière l’écran, c’est
étrange phénomène. bien avec l’autre « réel » que nous sommes en
Qu’en est-il du destin du sujet dans cette contact et non pas avec un simulacre spectral ?
affaire ? Le paradoxe réside là aussi dans le che- Les avancées du décodage du corps
vauchement des opposés. Alors que les cogniti- humain, les perspectives de parvenir à une for-
vistes et les déconstructionnistes, ces ennemis mule pour chaque génome nous confrontent à
officiels, partagent la thèse selon laquelle il une question radicale : « Que sommes-nous ? »
n’existe pas de sujet « substantiel » qui précéde- Suis-je ceci, ce code qui peut être compressé sur
rait le champ ouvert des interactions sociales un seul CD ? Ne sommes-nous « personne et
contingentes, et que les bouddhistes occidentaux rien », une simple illusion de conscience dont la
rejoignent le chœur avec leur sentiment que le réalité se résume à un réseau complexe d’inter-
moi n’est qu’un faisceau d’événements hétéro- actions neuronales et autres ? L’étrange senti-
gènes et intangibles, notre expérience nous ment que génèrent des jouets, tel le tamagoshi,
conduit de plus en plus à nous concevoir comme touche au fait que nous considérons une non-
un sujet isolé et immergé dans une sphère hallu- entité virtuelle comme une entité : nous agissons
cinée. C’était déjà la leçon des déconstruction- « comme si », derrière l’écran, il y avait un vrai
nistes postmodernes : retirer au sujet tout sujet, un animal répondant à nos signaux, alors
contenu substantiel conduit à un subjectivisme que nous savons que « derrière », il n’y a rien ni
radical, à la perte de toute réalité objective solide personne, hormis un circuit digital. Toutefois, ce
(selon le mantra postmoderne, il n’existe aucune qui est encore plus troublant, c’est la réflexion
réalité solide, seulement la multitude des sur nous-mêmes de cette intuition : si, effective-
constructions sociales contingentes). Il n’est pas ment, il n’y a rien derrière l’écran, n’en est-il pas
étonnant que Leibniz soit un des référents philo- de même pour moi ? Et si le « Je », ma cons-
sophiques privilégiés des théoriciens de l’espace cience, n’était que cet « écran » plat derrière
cybernétique : ceci ne s’explique pas seulement lequel se trouve un circuit complexe neuronal
du fait de son rêve d’un ordinateur universel, aveugle ? Prenons un autre exemple pour clari-
mais aussi par cette étrange ressemblance entre fier notre propos : pourquoi les gens ont-ils peur
sa vision ontologique de monades et l’émergence des accidents d’avion ? Ce n’est pas tant la dou-
d’une communauté de cybernautes où coexistent leur physique qu’ils redoutent que les quelques
harmonie globale et solipsisme. C’est-à-dire, deux ou trois minutes durant lesquelles l’avion
notre immersion dans l’espace cybernétique ne chute et qu’ils savent qu’ils vont mourir. L’iden-
s’accompagne-t-elle pas de notre réduction à tification du génome ne nous transpose-t-elle pas
l’état de monade leibnizienne qui, bien que « pri- dans une situation semblable ? Ce qui est étrange
vée de fenêtre » ouverte sur la réalité extérieure, dans l’identification du génome, c’est l’écart qui
reflète en elle l’univers entier ? Ne sommes-nous sépare la connaissance que nous prenons des
pas tous et de plus en plus des monades sans causes d’une certaine maladie du moment où les
fenêtre, à l’exception de celle de notre ordinateur moyens d’intervention et de prévention de cette
avec laquelle nous interagissons, ne rencontrant maladie deviennent accessibles – c’est-à-dire ce
que des simulacres virtuels, tout en étant plus laps de temps durant lequel nous saurons sans
que jamais immergés dans un réseau global, nul doute possible que nous allons attraper un
communiquant en synchronie avec le globe terrible cancer sans rien pouvoir tenter pour le
entier ? L’aporie dont Leibniz tentait de sortir en prévenir. Que faire aussi d’une lecture « objec-
introduisant la notion « d’harmonie préétablie » tive » de notre QI, de nos aptitudes génétiques à
entre les monades, harmonie garantie par Dieu, telles activités intellectuelles ? Comment cette
monade suprême et englobante, resurgit aujour- totale objectivation de soi va-t-elle affecter notre
d’hui sous la forme d’un problème de communi- vécu ? La réponse standard – la connaissance de

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notre génome nous permettra d’intervenir sur ce caprices de mon imagination ne peuvent pas
génome et d’améliorer nos aptitudes intellec- transformer ?
tuelles et physiques – ne répond pas à la question Le paradoxe – il faudrait dire l’antinomie –
cruciale. S’il est vrai que l’objectivation est de la raison cybernétique tient au sort réservé au
totale, alors qui est ce « Je » susceptible d’inter- corps. Les avocats du cyberespace nous avertis-
venir dans son propre code génétique pour le sent qu’il ne faudrait pas en oublier totalement
changer ? Cette intervention n’est-elle pas déjà notre corps, qu’il faut maintenir un ancrage dans
objectivée dans le cerveau scanné ? la « vie réelle », que régulièrement, après une
Mais, là encore, le paradoxe vient du fait immersion dans l’espace cybernétique, il faut
que cette totale objectivation de soi recouvre son pratiquer quelques exercices physiques – du sexe
contraire : ce qui pointe à l’horizon de cette au jogging. Jamais nous ne nous transformerons
« révolution digitale » n’est rien moins que la en entités virtuelles flottant librement d’un uni-
perspective que les humains acquerront la capa- vers virtuel à un autre : notre « vrai » corps avec
cité que Kant et d’autres idéalistes allemands sa mortalité est l’horizon ultime de notre exis-
appelaient intellecktuelle Anschauung, un pont tence, la dernière barrière incontournable à toute
entre l’intuition (passive) et la production immersion définitive dans toutes sortes d’uni-
(active), c’est-à-dire une intuition qui génère ins- vers virtuels. Et pourtant, dans le cyberespace, le
tantanément l’objet qu’elle perçoit, capacité jus- corps revient se venger : pour la plupart des gens,
qu’alors réservée à l’esprit divin infini. Nous l’espace cybernétique, c’est de la pornographie
serons en mesure, grâce à des implants neurolo- hard (ça sert à ça). « Cette légèreté de l’être »,
giques, de passer de notre réalité « commune » à cette « illumination » littérale, ce soulagement à
une réalité générée par ordinateur sans avoir flotter librement dans l’espace cybernétique
recours aux instruments encombrants de la réa- (même dans la réalité virtuelle) ne proviennent
lité virtuelle contemporaine (lourdes lunettes, pas de ce que nous n’avons plus de corps, mais
gants…), puisque les signaux envoyés par la réa- du sentiment que nous possédons un autre corps
lité virtuelle atteindront directement notre cer- – éthéré, virtuel, léger – un corps qui ne nous
veau, sans passer par nos sens. Citons Ray confine plus dans l’inertie de la matérialité et de
Kurzweil : « Nos implants neuronaux transmet- la finitude, un corps spectral angélique, un corps
tront directement au cerveau les signaux senso- qu’on peut recréer et manipuler artificiellement.
riels simulés de l’environnement virtuel. Un L’espace cybernétique introduit donc un tour-
“site web” typique sera un environnement virtuel nant, une sorte de « négation de la négation »,
perçu, sans qu’il soit besoin d’appareillage exté- dans le processus de désincarnation de notre
rieur. Vous l’atteignez en sélectionnant mentale- expérience (du discours oral à l’écrit, à la presse,
ment le site et en y entrant. » On nous promet aux médias, à la radio, puis à la télé) : dans l’es-
donc une toute puissance, nous pourrions passer pace cybernétique, nous retrouvons une immé-
d’une réalité à une autre par la seule force de nos diateté corporelle, mais elle est virtuelle et
pensées, transformer notre corps et celui de nos étrange. En ce sens, la thèse d’un espace cyber-
partenaires : « Cette technologie vous permettra nétique à dimension gnostique est justifiée : le
d’avoir n’importe quel type d’expérience avec gnosticisme défini comme un matérialisme spiri-
n’importe qui, réel ou imaginaire, n’importe tuel, son objet n’est pas une réalité notionnelle
quand. » La question qui se pose est la suivante : pure mais une réalité corporelle supérieure, une
est-ce que cela sera vécu comme de la « réa- proto-réalité de spectres et d’entités vivantes.
lité » ? La réalité, pour l’être humain, ne se défi- Telles sont les coordonnées minimales du
nit-elle pas ontologiquement en terme de gnosticisme : chaque être humain recèle en lui
résistance : est réel ce qui résiste, ce que les une étincelle divine qui l’unit à l’Être suprême,
mais au quotidien, prisonnier dans la gangue

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inerte de la réalité matérielle, il ignore cette étin- ter ? La première association qui s’impose est
celle. Le gnosticisme pose donc deux divinités l’idée que cette humanité existante vit encore à
opposées : d’un côté, Dieu, infiniment bon, mais l’ère de ce que Marx nommait la « proto-
étrangement impuissant et incapable de créer, de histoire », et que l’histoire de la véritable huma-
l’autre, le créateur de notre monde matériel qui nité ne débutera qu’avec l’avènement de la
n’est autre que le diable lui-même (identique au société communiste ; ou bien encore, pour citer
Dieu de l’Ancien Testament) – le monde visible, Nietzsche, que l’homme n’est qu’un pont, un
tangible est œuvre diabolique, manifestation du passage entre l’animal et le surhomme. (Sans
Mal. Le diable est capable de créer mais c’est un parler de la version new age : nous entrons dans
créateur stérile, la preuve en est le monde misé- une nouvelle ère au cours de laquelle l’humanité
rable qu’il est parvenu à créer mais dans lequel, se transformera en un Esprit global, abandonnant
en dépit de ses efforts, il n’a jamais réussi à faire tout individualisme mesquin.) Sans doute, ce que
que rien ne persiste. L’homme est donc un être Lorenz voulait dire se situe-t-il entre ces deux
double : en tant qu’être de chair et de sang, c’est positions, avec une touche d’humanisme en
une créature du diable, toutefois le diable plus : l’humanité est encore immature et barbare,
n’ayant pu créer la vie spirituelle, il aurait elle n’a pas encore atteint la sagesse. Mais une
demandé l’aide de Dieu qui, dans son infinie lecture opposée s’impose aussi : cet état transi-
bonté, la lui aurait accordée et aurait assisté ce toire est la grandeur de l’homme, puisque l’être
créateur désespérément stérile en insufflant humain est par essence « un passage », la porte
l’âme dans ce corps d’argile. Le diable parvint à qui mène aux abysses.
subvertir la flamme spirituelle en provoquant la La vision nietzschéenne rencontre sa limite
chute, c’est-à-dire en incitant le premier couple à dans les traumatismes de l’histoire tel l’Holo-
s’accoupler, ce qui devait confirmer sa nature de causte. D’après Nietzsche, si nous ne radicali-
créature matérielle. sons pas la volonté de pouvoir en un éternel
On voit donc comment la notion du sujet retour du même, l’affirmation de notre volonté
qui se libère des liens qui l’attachent à un corps reste incomplète, et nous restons pour toujours
naturel, notion chère aux idéologues du cyberes- les prisonniers d’un passé inerte que nous
pace, (sujet qui se transforme en une entité vir- n’avons ni choisi ni voulu et qui, de fait, limite le
tuelle « surfant » d’un corps contingent et champ de toute libre affirmation de soi : seul
temporaire à l’autre) peut figurer comme la réa- l’éternel retour du même change le « c’était » en
lisation scientifico-technologique finale du rêve « ce sera », ce qui permet de dire : « Je veux que
gnostique d’un sujet qui se débarrasse de l’inerte ce soit ainsi. » Il existe un lien inhérent entre
et putrescible réalité matérielle. En d’autres traumatisme et répétition que signale Freud dans
termes, l’idée d’un corps éthéré que nous pou- sa célèbre déclaration sur la répétition à laquelle
vons recréer dans la réalité matérielle n’est-elle le sujet qui est incapable de se souvenir se
pas l’avènement du corps astral immatériel rêvé condamne : un traumatisme, par définition, est
par les gnostiques ? Si oui, comment penser quelque chose dont on est incapable de se souve-
l’idée apparemment convaincante d’un espace nir ; qu’on ne peut intégrer dans son propre récit
cybernétique qui fonctionne dans une logique symbolique et qui, donc, se répète indéfiniment,
gnostique, en nous promettant de nous élever à faisant retour pour hanter le sujet – plus précisé-
un état de corps éthéré, libéré de l’inertie maté- ment, ce qui se répète, c’est l’échec, l’impossibi-
rielle ? lité même de se répéter, se remémorer le
Konrad Lorenz fit cette remarque ambiguë traumatisme. L’éternel retour du même de
à propos de l’humanité actuelle qui serait, Nietzsche vise une telle remémoration : in fine, il
d’après lui, le fameux « chaînon manquant » implique qu’aucun noyau traumatique ne résiste
entre l’humain et l’animal. Comment l’interpré- à sa remémoration, que le sujet peut parfaitement

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Titres d’actualité

assumer son passé, le projeter vers un futur qui de Milton, proclament : « Que le Mal soit mon
appelle son retour. Est-il toutefois effectivement Bien ! » – la véritable cause de l’effroi tient à
possible d’assumer une position subjective fon- l’écart béant entre l’horreur des actes et le carac-
dée sur la volonté active que le traumatisme se tère « humain, trop humain » des acteurs.
répète indéfiniment ? Et c’est là que surgit la Qu’en est-il dans tout cela de la différence
question morale que pose l’Holocauste : est-il sexuelle ? Les Particules élémentaires de Michel
possible de soutenir l’idée de L’éternel retour à Houellebecq conclut sur une vision prophétique :
propos de l’Holocauste ? Peut-on vouloir « le en 2040, l’humanité décide unanimement de se
vouloir » ou « l’avoir voulu » ? Il est significatif remplacer par modifications génétiques par des
que ce soit à propos de l’Holocauste que Primo humanoïdes asexués pour sortir de l’impasse de
Levi reprenne le vieux paradoxe de l’interdiction la sexualité – ces humanoïdes ne ressentent ni
de l’impossible : « Peut-être ne peut-on pas, passion ni besoin d’autoaffirmation susceptibles
voire ne doit-on pas, comprendre ce qui s’est de générer des colères destructrices. Il y a main-
passé », paroles où l’on entend l’inversion de tenant quarante ans, Michel Foucault, en intro-
l’injonction kantienne : « Tu peux, parce que tu duisant l’idée de « la mort de l’Homme », avait
dois ! », à savoir « Tu ne peux pas, parce que tu déjà effacé « l’Homme » comme les vagues une
ne dois pas ! », commandement qui résonne dans silhouette dessinée sur le sable. Bien que Houel-
la résistance de l’Église aux manipulations géné- lebecq mette en scène cette disparition de façon
tiques : « On ne peut pas réduire l’esprit humain plus naïve et littérale, sous la forme du rempla-
à ses gènes, donc on ne doit pas le faire. » Ce qui, cement de l’humanité par une espèce post-
quand même, distingue la position de Levi de la humaine, il existe un dénominateur commun
tendance actuelle à élever l’Holocauste au statut entre les deux auteurs : la disparition de la diffé-
de mal transcendant intouchable, c’est que, sur rence sexuelle. Dans ses derniers ouvrages, Fou-
ce point, il introduit la distinction (sur laquelle cault envisageait un espace de plaisir libéré du
Lacan n’a jamais cessé de s’appuyer) entre com- sexe et on est tenté de voir dans la société de
prendre et savoir – il poursuit ainsi : « Nous ne clones post-humains de Houellebecq la réalisa-
pouvons pas le comprendre, mais nous pouvons tion du rêve foucaldien de sujets qui se livrent à
et devons comprendre d’où il surgit […] Si com- « l’usage des plaisirs ». Cette solution relève du
prendre est impossible, connaître est impératif, pur fantasme, mais l’impasse, elle, est bien
car ce qui est arrivé pourrait arriver encore. » Ce réelle, dans notre société permissive et « désen-
savoir (dont la fonction vise précisément à empê- chantée ». Dans la sexualité débridée des orgies
cher le retour du même) ne doit pas s’opposer à collectives décrites dans Les Particules élémen-
une compréhension qui relèverait d’un « se com- taires, l’impasse constitutive du rapport sexuel
prendre » versus un « expliquer » : il n’y a rien à – « Il n’y a pas de rapport sexuel » – de Lacan
comprendre parce que les acteurs eux-mêmes ne semble atteindre un point de non-retour.
se comprenaient pas, ils n’étaient pas à la hau- Nous connaissons tous le célèbre jeu de
teur de leurs actes. C’est pour cette raison qu’il Alan Turing qui permettrait de tester les capaci-
ne faut pas céder à cette représentation répandue tés de la machine à penser : on adresse n’importe
de l’Holocauste comme actualisation du mal quelle question à deux ordinateurs ; derrière un
radical, diabolique : Auschwitz est l’ultime argu- ordinateur, il y a un homme qui tape les
ment à opposer à la notion romantique du mal réponses, tandis que derrière l’autre, il n’y a que
diabolique, du héros diabolique qui transforme le le disque dur. Si, à partir des réponses, nous ne
mal en principe a priori. Hannah Arendt insiste parvenons pas à distinguer l’homme de la
avec raison sur le fait que l’horreur insupportable machine, alors, d’après Turing, notre échec
d’Auschwitz réside en ce que les acteurs prouve que la machine peut penser. Ce que l’on
n’étaient pas des héros de Byron qui, tel le Satan ignore souvent, c’est que dans sa première for-

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mulation, il ne s’agissait pas de distinguer la dans l’inertie de son existence corporelle ? C’est
machine de l’homme, mais l’homme de la la raison pour laquelle le clone posthumain dont
femme. D’où vient ce déplacement de la diffé- on célèbre l’avènement qui achèvera la fin de la
rence sexuelle à la différence entre l’humain et la sexualité, loin d’ouvrir la voie vers la pure spiri-
machine ? Doit-on l’attribuer à une simple facé- tualité, signalera, de fait, la fin de ce qu’on
tie de la part de Turing ? (Souvenez-vous des désigne traditionnellement comme la transcen-
ennuis que lui causa son homosexualité). Cer- dance spirituelle propre à l’homme. Les libations
tains interprètes suggèrent d’opposer les deux autour des nouvelles possibilités sexuelles
expériences : une imitation réussie par un accrues que nous offre la réalité virtuelle ne par-
homme d’une réponse donnée par une femme (et viennent pas à cacher le fait que, là où le clonage
vice versa) ne prouverait rien parce que l’appar- supplée à la différence sexuelle, le jeu est fini.
tenance à un genre ne dépend pas d’une Incidemment, si l’on considère l’intérêt
séquence de symboles, tandis que l’imitation par porté à l’expérimentation de nouveaux plaisirs,
la machine de l’homme prouverait que la quelles innovations dans le domaine de la torture
machine pense, parce que « penser » peut se peut-on attendre du développement de la réa-
résumer finalement à une capacité à organiser lité virtuelle (des implants neuronaux, par
une séquence de symboles… Il reste cependant exemple) ? La biogénétique conjuguée à la « vir-
que la solution de cette énigme peut être beau- tualité virtuelle » ne va-t-elle pas accroître notre
coup plus simple et radicale : en effet, et si la dif- résistance à la souffrance (en élargissant nos
férence sexuelle n’avait rien à voir avec le aptitudes sensorielles à subir la souffrance et en
biologique, mais tenait au réel d’un antagonisme inventant de nouvelles méthodes pour l’in-
qui définit l’humanité, et que de la sorte, une fois fliger) ? Ne voit-on pas se profiler la naissance
cette différence abolie, l’être humain devenait de de l’ultime figure sadienne : la victime de la tor-
fait indifférentiable de la machine ? ture, capable de souffrir éternellement sans
La meilleure façon de spécifier le rôle de jamais que la mort ne lui offre asile ? Qui dit que,
l’amour sexuel passe peut-être par la notion de dans dix ou vingt ans, les cas de tortures les plus
réflexivité, comprise comme étant le mouvement abominables ne nous apparaîtront pas comme
par lequel ce qui a permis de générer un système d’innocents jeux d’enfants ? (Pensez à ce qu’on
devient, par un changement de perspective, par- fit subir au chef de l’armée dominicaine après
tie du système généré. En général, l’émergence l’échec du coup d’État au cours duquel le dicta-
d’un mouvement générateur au sein du système teur Trujillo trouva la mort : on lui cousit les
généré assume la forme de son contraire ; lors yeux afin qu’il ne vît pas ses tortionnaires qui,
des dernières étapes d’un processus révolution- quatre longs mois durant, le découpèrent pro-
naire, quand la révolution commence à dévorer gressivement en morceaux de la façon la plus
ses propres enfants, l’acteur politique qui avait douloureuse, utilisant, par exemple, des ciseaux
effectivement généré le processus est relégué au émoussés pour les parties génitales.)
rôle d’obstacle majeur, de velléitaire ou de traître Dirons-nous que l’écriture de la formule du
incapable de suivre la logique révolutionnaire génome menace la subjectivité, différence
jusqu’à son terme. Dans le même ordre d’idées, sexuelle comprise ? Le 26 juin 2000, l’annonce
une fois l’ordre socio-symbolique établi, la publique de la fin du programme de décodage du
dimension même qui a autorisé le statut « trans- génome humain provoqua un déferlement de
cendant » de l’être humain, c’est-à-dire la sexua- commentaires sur les conséquences éthiques et
lité, l’unique passion spécifiquement humaine, médicales de cette avancée. Ces commentaires
n’est-elle pas transformée en son contraire, per- firent apparaître, dans la parenté manifeste entre
çue comme ce qui fait obstacle à l’élévation de des positions opposées, le premier paradoxe du
l’homme à une pure spiritualité, ce qui l’enferme génome : d’un côté, on trouvait l’idée que, dans

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Titres d’actualité

la mesure où nous sommes désormais capables ronnement qu’un poisson ou qu’un homme.
de mettre en formule l’identité positive d’un être « Trauma » désigne une rencontre choc qui
humain, nous avons accès à ce qu’il est objecti- dérange notre immersion dans notre monde
vement, ce qui le prédétermine ; de l’autre côté, – l’intrusion violente de quelque chose d’étran-
on entendait que la connaissance complète du ger. Certes les animaux aussi peuvent subir des
génome entier (véritable « manuel » de la vie ruptures traumatisantes, par exemple l’univers
humaine) ouvrait la voie aux manipulations tech- des fourmis peut être perturbé par l’intervention
nologiques permettant de reprogrammer nos humaine qui subvertit leur environnement. La
traits physiques et psychiques (enfin, plutôt ceux différence entre les hommes et les animaux est
des autres…). C’est la fin de toute une série de pourtant essentielle : chez l’animal, de tels trau-
notions traditionnelles : le créationnisme théolo- matismes restent l’exception, une catastrophe
gique (la comparaison des génomes humains et qui détruit ponctuellement leur mode de vie,
animaux prouve que les êtres humains descen- chez l’homme, en revanche, la rencontre trauma-
dent bien des animaux ; nous avons plus de 99% tique est une condition universelle, l’intrusion
de génomes communs avec le chimpanzé), la qui inaugure le processus de son devenir humain.
reproduction sexuée (le clonage la rend super- L’homme n’est pas seulement submergé par la
flue) et finalement la psychologie ou la psycha- rencontre traumatique mais, pour citer Hegel, il
nalyse (le génome réaliserait le vieux rêve de est capable de verweilen beim Negativen, de
Freud : traduire les processus psychiques en pro- contrecarrer son impact déstabilisant en tissant
cessus chimiques objectifs). une toile complexe de symboles. Telle est la
Il faut toutefois être attentif aux formula- leçon que nous enseignent la psychanalyse et la
tions qu’empruntent les réactions à l’identifica- tradition judéo-chrétienne : la vocation propre à
tion de génome : « Le vieil adage selon lequel l’homme consiste en un développement de ses
toute maladie, à l’exception du traumatisme, a potentiels inhérents (le réveil de ses forces spiri-
une composante génétique, est en train de deve- tuelles latentes ou de quelque programme géné-
nir une vérité. » Il est question de confirmer une tique) ; elle est déclenchée par la rencontre
victoire, cependant l’exception concédée est traumatique avec l’Autre, avec le désir impéné-
remarquable en ce qu’elle concerne l’impact du trable de l’Autre. En d’autres termes, il n’y a pas
« trauma ». Quelle portée, quel sérieux peut-on de langage inné des instincts – il existe, bien sûr,
accorder à cette restriction ? La première chose à des conditions génétiques nécessaires qui per-
retenir c’est que « trauma » est une abréviation mettent à l’homme de parler –, mais l’homme ne
qui ne désigne pas le foisonnement des commence à parler effectivement, n’entre dans
influences imprévisibles d’un environnement l’univers symbolique, qu’en réaction à ce choc
chaotique. Ceci nous conduit à la thèse générale- traumatique. Or, les modalités de cette réaction
ment admise d’une identité humaine résultant de – le fait que, pour affronter ce trauma, nous sym-
l’interaction entre patrimoine génétique et bolisions – n’est pas inscrit dans nos gènes.
influence environnementale (nature versus cul- Il existe donc un argument incontestable qui
ture). Mais il ne suffit pas de remplacer cette plaide en faveur d’un lien étroit entre judaïsme et
thèse par la notion plus élaborée d’un esprit psychanalyse : dans les deux cas, l’accent porte
incarné développée par Francisco Varela : un être sur la rencontre traumatique avec l’Autre dési-
humain n’est pas seulement le résultat d’une rant abyssal – d’un côté, la rencontre du peuple
interaction entre deux entités contraires – le gène juif avec son Dieu dont les voies impénétrables
et l’environnement –, il est plutôt l’instance déroutent l’homme de son quotidien routinier, de
incarnée engagée qui, loin de dépendre de son l’autre, la rencontre de l’enfant avec l’énigme de
environnement, recrée et communique avec son la jouissance de l’Autre. Cet aspect semble
monde – un oiseau ne partage pas le même envi- devoir différencier radicalement le paradigme

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Les spectres de l’idéologie

qu’ouvrent la psychanalyse et le judaïsme aussi chrétienne de la rencontre avec l’Autre (l’appel


bien du paganisme et du gnosticisme qui insis- de Dieu au peuple juif, à Abraham, les mystères
tent, eux, sur la purification spirituelle, sur la de la grâce : tout cela étant incompatible avec la
vertu comme réalisation de nos potentialités, que notion de « qualités inhérentes », voire même
du christianisme qui, lui, vainc l’altérité du Dieu avec celle d’éthique innée). Sur ce point, Kierke-
des Hébreux par l’entremise du Dieu fait gaard a raison : c’est Socrate contre Jésus, le
homme, de la réconciliation entre l’humain et le voyage intérieur de la réminiscence contre la
divin et du principe d’amour. L’opposition entre renaissance dans le choc de la rencontre avec
le paganisme et le judaïsme est définitivement l’Autre. C’est là que se situe le gouffre qui
fondée : paganisme et gnosticisme (ce dernier à sépare définitivement Freud de Jung : tandis que
voir aussi comme la réinscription de la position l’originalité de Freud tient à cette intuition origi-
judéo-chrétienne dans le paganisme) privilégient nale d’une rencontre traumatique avec la Chose
le voyage intérieur de la purification spirituelle, qui incarne la jouissance, Jung réinscrit la
le retour vers l’être propre, la redécouverte de soi topique de l’inconscient dans la problématique
e t traditionnelle gnostique du voyage spirituel inté-
s’opposent clairement à la notion judéo- rieur de la découverte de soi.

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