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Tombeau du
Romantisme
1
Sommaire
Bibliographie
page 36
2
Introduction, les ombres du médium
1
S. Mallarmé, Vers de circonstance, Dédicaces, autographes, envois divers,
n°175, I p. 344 (toutes les notes concernant l’œuvre de Mallarmé renvoient aux
pages de l’édition des Œuvres Complètes de la Pléiade, Lonrai 1998 et 2003,
tome I ou II)
3
qui, dès leur parution, ont eu l’effet d’un
cyclone sur les sciences sociales de leur temps.
The medium is the message 2 , affirme l’auteur
d’entrée dans Pour comprendre les médias , ce qui
signifie que le médium choisi délivre déjà en soi
une information, plus importante que le message
qu’elle contient. Une inversion remarquablement
étayée de l’opinion courante selon laquelle le
médium n’est qu’un véhicule sans importance…
2
M. McLuhan, Pour comprendre les médias, Première partie, trad. J. Paré, éd.
Points Essais Seuil, La Flèche 2000, p. 25
4
1. Les Fenêtres 1 , fin d’une époque et début
d’un travail
1
S. Mallarmé, Poésies, Les Fenêtres, I p. 9-10
2
S. Mallarmé, Poésies, Plusieurs sonnets, Sonnet en –yx, vers 1-4, I p. 36
5
la France en 1848 renforcent encore ce
désenchantement : tous les espoirs de
changement et de progrès soulevés par
l’avènement de la II e République et celui de
Napoléon Bonaparte sont déçus et le pays
s’enlise dans un régime bourgeois et
conservateur, qui prend peu en compte ses
artistes.
Ainsi, peu à peu, la vision que les poètes ont
d’eux-mêmes évolue : de celle d’un père éclairé
de la nation, elle passe à celle d’un incompris,
repoussé au banc de la société par les vulgaires
et les incultes, qui ne peuvent saisir la subtilité
et la lucidité de son génie, conception
magnifiquement mise en lumière par Baudelaire
dans son poème l’Albatros 1 . Malgré tout, l’image
du poète voyant, mandaté par Dieu pour
représenter l’Esprit sur terre et face aux hommes,
elle, reste sous-jacente. En fait, on pourrait dire
que les romantiques, ayant pris conscience des
failles de leur poétique, se sont vus dans
l’obligation d’en changer certains aspects. Ils ont
donc remis en cause non pas eux-mêmes, mais la
foule, le public, pour qui et à qui ils continuent
paradoxalement d’écrire. Désillusionnés, ils font
le deuil de leurs anciennes espérances, sur
lesquelles ils fondent pourtant encore leurs
poèmes. Cette incohérence est centrale dans le
destin du romantisme : dès l’origine du
mouvement, la liaison qui s’effectue, en théorie,
entre la poésie et la destinée humaine ne
fonctionne pas, quand bien même elle en forme la
base. Toute tentative de sortir de cette impasse y
entraîne plus loin encore chaque génération de
1
C. Baudelaire, Les Fleurs du mal, Slpeen et Idéal, L’Albatros, éd. GF
Flammarion, Paris 1991, p. 61
6
poètes, comme les sables mouvants aspirent plus
vite ceux qui s’y débattent trop.
C’est donc dans ce climat d’incompréhension
et de lucidité poétiques caractéristique des
romantiques de la seconde génération que
Stéphane Mallarmé fait ses premières armes. Il
vient ainsi de fêter son quinzième anniversaire
lorsque, en 1857, Charles Baudelaire publie les
Fleurs du Mal , le symbole et la bible de cette
époque-là en matière de poésie française.
Quelques années plus tard, les premiers poèmes
que Mallarmé fait paraître, notamment dans la
revue Parnasse contemporain , laissent encore
clairement voir les influences de Baudelaire et de
l’un de ses maîtres, l’auteur américain Edgar
Allan Poe, qui donnera à Mallarmé la passion de
l’anglais, dont il sera professeur durant de
longues années.
7
annonciateurs de sa future crise et de son refus
d’une poésie déiste.
Las du tri st e hôpit al, e t de l ’enc ens f ét i de
Qui mont e en l a blanc heur banal e de s ri de aux
Vers l e grand c ruci f ix ennuyé du mur vi de ,
L e mori bond, parf ois, redresse son vi eux dos,
8
vit. C’est l’Idéal dont parle Charles Baudelaire
dans ses poèmes.
9
sur ce point beaucoup plus extrême que
Baudelaire, lequel regrettait, dans son poème Le
reniement de Saint Pierre , de vivre dans un
monde où l’action n’est pas la sœur du rêve 1 .
Baudelaire désire donc encore au fond de lui la
figure du poète-prophète des peuples, par delà
son ressentiment contre l’humanité. Chez
Mallarmé, qui, il est nécessaire de le rappeler,
appartient à la génération suivante, cette
rémanence de conscience humaniste est
entièrement repoussée. Si Dieu est à ce moment-
là encore vaguement présent dans sa poésie, il
rejette en revanche tout le monde humain, allant
même jusqu’à haïr son bonheur. Qu’il s’agisse du
bonheur dans lequel on est vautré, des appétits,
ou bien de la femme allaitant , chaque élément
prend sous sa plume une connotation animale,
impure.
La solution est alors le rêve, la poésie,
l’Idéal, auquel s’abandonnent d’abord le malade,
puis le poète, non sans un certain mysticisme:
10
paysage merveilleux de plénitude qui le sauve de
sa propre agonie, il invoque comme
intermédiaires l’art et la mysticité. On retrouve
ici de nouveau l’un des motifs de prédilection du
Mallarmé d’après la crise. Je me mire et me vois
ange : face au miroir, l’être se dédouble, ce qui
lui permet de se voir par son propre regard, à qui
il donne ainsi un but autre que l’Idéal ou notre
monde. Cela entraîne sa destruction, puis sa
renaissance dans l’Idéal du ciel en ange
immaculé de l’Esprit, c’est-à-dire en poète.
Néanmoins, ce besoin de se voir lui-même traduit
l’angoisse de Stéphane Mallarmé face au refuge
des romantiques de son époque, l’Idéal, sinon il
aurait uniquement besoin d’y porter son regard
pour se sentir soutenu et rassuré. Ce qui n’est
manifestement pas le cas.
11
Qui prépare l es f orts aux saint e s vol upté s! 1
1
C. Baudelaire, Les Fleurs du mal, Spleen et Idéal, Bénédiction, vers 57-60, p.60
12
2. Hérodiade 1 et Igitur 2 , naissance d’une
poétique nouvelle
quelque part en Ardèche
13
mort du prophète Jean-Baptiste. Dans son œuvre,
Mallarmé, qui prend ici une certaine distance
avec la tradition, la dépeint comme un être
hautement narcissique. Cloîtrée pour fuir la
souillure de l’amour, c’est-à-dire de l’autre, et
enfermée dans sa pureté et sa stérilité, seule sa
virginité l’obsède.
14
qualités du tout auquel il appartient. Ce
dédoublement de la conscience est propre à la
symbolique et à la poésie mallarméennes. Dans
un premier temps, ce sont les cheveux de la belle
princesse qui jouent ce rôle-là : presque
extérieurs à elle, ils présentent cependant encore
la caractéristique dont elle voulait s’assurer la
présence, à savoir la chasteté. Autrement dit, les
cheveux d’Hérodiade lui appartiennent, mais,
séparés en partie d’elle, leur présence devient
sensible et observable par son moi, de même que
sa nature propre, toujours contenue par les
cheveux.
15
cette fois de façon plus concrète et plus
intellectuelle, puisque la séparation ne se situe
plus sur le plan animal et obscur du toucher et
des sensations, mais sur celui clair et visible de
l’œil et de l’espace. Le regard change de
direction : par le reflet d’un miroir, abstrait ou
réel, il revient vers lui-même et en devient auto-
suffisant. Donc , Hérodiade , qui précipite
Mallarmé au fond du gouffre du vide absolu, lui
donne également une porte de sortie : il n’est
plus nécessaire de viser un Idéal quelconque.
L’être, grâce à cette scission de la conscience,
comme l’appellera le poète, se suffit à lui-même.
Dieu et l’au-dessus peuvent ainsi disparaître et la
poésie continuer d’exister.
16
les Grecs, Apollon et les Muses inspiraient le
poète, alors que la Bible attribue aux mots une
puissance créatrice : au commencement était le
Verbe… Il reste qu’aucun poète – occidental -
n’avait jamais osé concevoir une poésie sans
Dieu. D’ailleurs, était-ce même envisageable ?
L’apparition du Néant, ou plutôt , la
disparition de l’Idéal, chamboule les choses sous
de nombreux angles : plus de Dieu, plus d’Idéal,
plus de Livre, plus de pouvoir créateur, rien que
les mots et le concept de la double conscience,
qu’il vient de découvrir récemment. Longtemps,
pourtant, près d’un an, le spectre de Dieu hantera
Mallarmé, jusqu'à ce qu’il puisse affirmer la fin
de sa lutte terrible avec ce vieux et méchant
plumage, terrassé, heureusement, Dieu. 1
1
S. Mallarmé, Correspondance choisie, Lettre à Henri Cazalis du 14 mai 1867, I
p.714
2
C. Mendès, Rapport sur le mouvement poétique français de 1867 à 1900, p.137,
Imprimerie nationale, Paris 1902
17
Voici comment Catulle Mendès décrit dans
son Rapport sur le mouvement poétique français
de 1867 à 1900 l’impression que lui fit la lecture
d’Igitur par son ami Mallarmé, trente ans plus
tôt, en août 1870, lors d’une visite. Obscur et
effrayant, Igitur forme bien la synthèse de la
poétique qui guide l’œuvre de cet homme de la
nuit. Assez impénétrable et flou du dehors, le
sens du poème ne se laisse que deviner à la
première lecture. En effet, l’histoire, étroitement
liée à la pensée mallarméenne, ne peut se
comprendre indépendamment d’elle.
Pourtant le synopsis de ce conte
philosophique est simple en lui-même : long de
quelques pages, il raconte l’aventure existentielle
d’un jeune homme, dernier descendant d’une
race immémoriale 1 , enfermé dans une salle
décorée et meublée contre toute logique
physique. Soudain, le jeune homme, obéissant à
une injonction inscrite dans un livre, se lève et
sort de la pièce pour accomplir son destin, qui
est d’abolir le hasard. Il descend les escaliers qui
mènent aux tombes de sa famille et jette les dés
(ou boit peut-être une fiole), bien que cela soit
inutile, pour abolir le hasard. Puis, il finit par se
coucher dans le tombeau.
Et du Mi nui t deme ure l a présenc e en la vi sion d’une
cham bre du t em ps où le myst éri eux ameubl e ment arrêt e
un vague f ré mi sseme nt de pensé e, lumi neuse bri sure (…)
C ’est l e rê ve pur d’ un Mi nuit , e n soi di sparu, et dont la
cl art é re connue , qui seule deme ure au se i n de son
acc ompl i sse ment pl ongé dans l ’om bre, résum e sa
st éri l it é sur la pâl eur d’ un te xt e ouv ert que prése nte la
t abl e : 2
1
S. Mallarmé, Œuvres inachevées, Igitur, Le Coup de dés (au tombeau), I p.478
2
S. Mallarmé, Œuvres inachevées, Igitur, Le Minuit, I p. 483
18
L’athéisme imprime donc à présent sa marque
jusque dans les poèmes de son disciple. Outre la
pièce, plus rien n’existe, ni n’est mentionné. Il
n’y pas d’espace extérieur et le monde intime,
l’intérieur de cette pièce, donne l’impression
d’absorber le reste de l’Univers comme un trou
noir. Jusqu’à la complexité marine et stellaire et
le hazard infini des conjonctions 1 disparues
figurent dans le décor. Même le temps s’efface,
bien qu’il en reste encore des traces. Le Minuit
est mort, puisque seul lui survit son ombre et son
écho, qui permettent de mesurer et de réaliser sa
disparition. Cette survivance témoigne d’un état
antérieur, l’existence du Minuit, dont l’absence
serait sinon passée inaperçue. Mais, s’il est clair
qu’il n’y a plus rien hors de la salle et du
château, qu’en est-il dedans ? Grâce au
dédoublement de la conscience, l’être n’a plus
besoin de porter son regard vers l’au-delà pour
lui trouver un but, puisqu’il peut désormais
s’observer avec ses propres yeux.
L’intime, l’intérieur, eux, sont, mais par
l’absence. Egalement contaminés par le Néant
qui rôde dehors, la sonorité est vacante, le joyau,
nul de rêverie , les yeux, nuls pareils au miroir et
l’hôte, dénué de toute signification que de
présence 2 , etc. On note encore la présence du
miroir cher à Mallarmé, bien qu’il n’ait pas
d’existence à part entière, étant donné qu’il
n’apparaît qu’à travers ce qu’il reflète. Ici, la
matière existe et se réalise par la négativité,
l’inexistence, le seul moyen donné à l’être afin
de s’accomplir. Par conséquent, le non-être,
l’inexistence totale, serait pour l’être la seule
façon de s’accomplir totalement. Igitur ou la
1
S. Mallarmé, Œuvres inachevées, Igitur, Le Minuit, I p. 483
2
S. Mallarmé, Œuvres inachevées, Igitur, Le Minuit, I p. 483
19
folie d’Elbehnon , le titre déjà suggère cette
lecture : El be non…, le « ne sois personne »,
l’être qui a su répondre négativement et
impérativement en lui à la vieille interrogation
shakespearienne , comme l’explique Jean-Pierre
Richard 1 . A être ou pas être , le héros répond par
la négative. Igitur, qui signifie « donc » en latin,
exprime peut-être le caractère inéluctable de ce
Néant et la vanité d’une lutte quelconque à son
encontre.
C’est dans cet état, ou ce non-état, qu’il sort
de la pièce pour accomplir sa destinée et
s’accomplir. L’accomplissement final étant la
mort, le personnage doit franchir un certain
nombre de « décomplissements » successifs
jusqu’à parvenir à l’état de lucidité absolue qui
le précède. Toujours selon Richard, l’être se
réalise ici à travers toute une suite
d’expériences négatives. Pour s’atteindre, il lui
faut d’abord s’égarer, s’aliéner, et pour se
rallumer, s’éteindre. 2 Ainsi, à chaque pas, à
chaque avancée, il acquiert non pas quelque
chose de neuf, mais se dépouille d’une existence
rendue superflue par la confrontation avec son
contraire et qu’il réalise être fausse. Igitur, héros
de la disparition, se perd toujours plus dans son
procédé d’auto-destruction, tuant à chaque
confrontation dialectique (confrontation entre ses
consciences dédoublées et réfléchies, dont
l’anéantissement respectif serait la synthèse)
une partie de sa personne, jusqu’à n’être plus
personne et se fondre dans le Néant. Mallarmé
raconte avoir vécu une expérience similaire lors
de son séjour à Tournon, puis à Besançon :
1
J.-P. Richard, L’Univers imaginaire de Mallarmé, L’Expérience nocturne, La
négativité fictive : Igitur, éd. Seuil, Aubin 1961, p.184
2
J.-P. Richard, L’Univers imaginaire de Mallarmé, L’Expérience nocturne, La
négativité fictive : Igitur, p. 184
20
J’ ai encore besoi n (…) de m e re garder dans cet te
gl ace pour pe nser, (…) si el l e n’ét ait pas (…) , j e
red evi en drai s l e N éant . C ’e st t ’appre nd re que j e sui s
mai nt enant i mpersonne l, et non Sté phane que t u as c onnu
– mai s une apt it ude qu’a l ’Univ ers Spi ri tue l à se voi r et
à se dé vel oppe r, à trav ers ce qui fut moi . 1
21
s’est bien fondu dans le Néant paradoxal, si
paradoxal que l’on peut y lancer - pour de faux -
des dés – qui n’existent pas – sans qu’il y ait de
hasard – il n’existe pas non plus... La réponse
s’est évanouie avec le poète.
Toujours est-il qu’avec Igitur, fruit de la
période la plus sombre et extrême de sa vie,
Mallarmé a réussi à créer un conte stupéfiant
d’angoisse et de terreur. Malgré nous, il réussit
magistralement à nous plonger dans son
cauchemar du Néant, dans lequel Igitur se fond
d’ailleurs parfois au cours du récit. Ainsi, usant
de tournures bizarres, de mots abstraits ou d’une
logique paradoxale, il crée un climat étouffant de
vide, abolissant le hasard de l’impression
personnelle.
3
J.-P. Richard, L’Univers imaginaire de Mallarmé, L’Expérience nocture, La
négativité fictive : Igitur, p. 184
22
3. Un coup de Dés jamais n’abolira le Hasard 1 ,
le hasard et les mots
1
S. Mallarmé, Un coup de Dés jamais n’abolira le Hasard, I p. 363-387
2
S. Mallarmé, Correpondance choisie, Lettre à Henri Cazalis du 14 mai 1867, I
p.715
23
sens, du moins aussi longtemps qu’il tiendra pour
sien le rôle de messager entre le Divin et
l’humanité. Dieu et les hommes, le poète et les
hommes, Dieu et le poète, la question de la
communication se pose comme une interrogation
centrale. Qu’est-ce que le poète veut, ou peut
transmettre au lecteur ? Comment doit-il le
faire ? A qui et pourquoi ? Mais surtout, il s’agit
de savoir si ces questions trouvent une réponse et
une légitimité après l’abolition complète de
l’élément divin dans la poésie.
Dans l’extrait de lettre cité ci-dessus,
Mallarmé parle du Néant comme d’un nouvel
Idéal, d’un nouveau ciel antérieur où fleurit la
Beauté 1 . Pourtant, ce n’est plus ici une
séparation temporelle, mais spatiale qui coupe le
poète de la Beauté : le Néant serait plutôt
parallèle qu’antérieur à notre monde,
parfaitement ouvert à la perception d’esprits
sensibles comme ceux des poètes. Il s’agit donc
pour le poète de représenter ce Néant, puisqu’il
ne s’y trouve que Beauté. Dès sa crise, Stéphane
Mallarmé pense à écrire un Grand Œuvre sur sa
conception spirituelle du Néant 2 , et donc de la
Beauté. Mais ce projet, trop philosophique et pas
assez poétique est rapidement écarté. Vaincu,
Mallarmé doit s’incliner devant l’impossibilité
de dépeindre l’absolu. Le fond, à savoir le sens,
étant limité quant à sa puissance d’évocation, il
se tourne donc vers la seconde caractéristique qui
reste au langage, c’est-à-dire la forme, ses
qualités sensitives, visuelles ou auditives, ce
qu’il nommera, dans Crise de Vers, la notion
pure 3 .
1
S. Mallarmé, Poésies, Les Fenêtres, vers 32, I p.10
2
S. Mallarmé, Correspondance choisie, Lettre à Henri Cazalis du 14 mai 1867, I
p.713
3
S. Mallarmé, Divagations, Crise de Vers, II p.213
24
Dans cette optique, il continue chaque hiver à
réfléchir et à travailler à son Hérodiade , dont il
soupèse chaque mot. Curieusement, dès les
débuts de son projet, cette œuvre porte en elle un
souffle de nouveauté étonnant, peut-être dû à la
richesse symbolique de son personnage éponyme.
Déjà dans une lettre à son ami Cazalis datée de
1864, c’est-à-dire plus de deux ans avant la crise
de Tournon, l’étude du langage et de ses desseins
suscite chez le jeune Mallarmé le plus vif intérêt.
25
remède contre la perfection absolue et inhumaine
qu’elle croyait autrefois pouvoir atteindre et dont
le souvenir, même illusoire et mensonger, lui
manque à présent cruellement.
Ainsi, maintenant qu’il a vu le Néant,
Mallarmé connaît non seulement la méthode à
employer, mais encore le but à atteindre, même
s’il s’agit d’un gouffre dont on ne voit pas le
fond : le Néant, ou encore la Beauté absolue,
puisque c’est la même chose. En effet, si, déjà
lorsque les choses en question n’étaient formées
que de vulgaire matière, peindre la chose ne
donnait pas les résultats escomptés, on peut
aisément comprendre pourquoi Mallarmé s’est
rapidement tourné vers une autre solution quand il
a voulu décrire quelque chose d’abstrait et d’infini
comme le Néant. C’est désormais peindre l’effet
produit par l’Absolu (Néant ou Beauté) qui sera sa
tâche. Là encore, le regard-miroir, qui se
contemple lui-même et rend le monde extérieur
accessoire, joue un rôle capital. Reprenant la
métaphore du diamant évoquée précédemment,
Mallarmé essaie au cours de l’extrait suivant de
texte d’expliquer son importance dans son écriture
poétique, bien que cela reste assez obscur.
26
facette, qui compose son poème, afin que chacun
soit placé idéalement pour refléter l’éclat des
autres. Ainsi, grâce à son savoir-faire, il révèle le
pouvoir transcendant du verbe et le rend porteur
d’une réalité mobile, supérieure à leur sens
habituel. Les mots peuvent exprimer leur propre
infini, leur essence profonde, qui, en fait, n’est
autre que l’expression parfaite de la Beauté
absolue. Cette Beauté apparaît ici comme une
sorte d’éclat rayonnant et changeant, telle une
pierre précieuse au soleil. Malgré tout, c’est le
vide central de la pierre qui lui donne sa
luminosité chatoyante. De même, le Néant
occupe le centre du poème et permet aux mots de
se refléter les uns les autres et de créer ce flux de
Beau qui en émane. Sans ce vide créateur, le
savant arrangement du poète perd toute son
utilité. Chez Mallarmé, on constate donc moins
une disparition totale qu’un déplacement de la
valeur magique et divine du langage, dont aucun
poète ne peut se passer, bien que ce soit
désormais le Néant qui la génère et qu’elle se
situe plutôt au niveau de la notion qu’à celui du
sens. Ce n’est plus le message délivré, mais le
mot, le vers qui est magique. Il s’ensuit
logiquement que Stéphane Mallarmé délaisse de
plus en plus la clarté sémantique, au profit du
langage pur, de ses jeux et de ses possibilités,
pour peindre l’effet de son mieux.
27
Vers de circonstance 1 , d’écrits sur la mode et
organisateur des fameux mardis, où se
réunissaient autour de sa personne la crème des
artistes parisiens, nulle trace ici. L’ambiance
dans laquelle Un coup de Dés… plonge son
lecteur relève plutôt d’ Igitur, dont on retrouve
les thèmes et les expressions, si bien que
quiconque ayant lu le conte se retrouvera dans
une atmosphère quelque peu similaire. Il pourra
ainsi, au hasard des mots, y rencontrer l’Abîme,
l’ombre enfouie dans la profondeur , l’ultérieur
démon immémorial , le gouffre, ou encore la folie 2
– car c’est bien de cela qu’il s’agit. La
composition typographique particulière du poème
dessine elle-même l’ effet du propos, forçant l’œil
à aller et venir entre chaque mot, à choisir le
chemin à emprunter et à décider du sens du
poème. Grâce à cette composition, les
configurations possibles des mots sont rendues
infinies – et les significations potentielles
également.
Al ors, on possède av ec just esse , le s moye ns
réc i proques du M yst ère – oubl ions la vi ei l l e dist i nct i on,
entre l a Musi que e t l e s Le ttres, n’ ét ant que l e part age,
voul u, pour sa rencontre ul té ri eure, du c as premier :
l ’une évoc at oire de s presti ge s si t ués à ce poi nt de l ’ouï e
et presque de l a vi sion abst rait e , dev enue l ’e nte ndeme nt ;
qui , spaci eux , acc orde au f e uil l et d’i mpri me rie une
port ée égal e . 3
1
S. Mallarmé, Vers de circonstances, I p. 237-362
2
S. Mallarmé, Un coup de Dés jamais n’abolira le Hasard, I p. 370, 371, 374 et
377
3
S. Mallarmé, La Musique et les Lettres, II p. 69
4
S. Mallarmé, Divagations, Richard Wagner. Rêverie d’un poète français, II
p.153-159
5
S. Mallarmé, Poésies, Hommage, I p.39
6
S. Mallarmé, Correspondance choisie, Lettre à C. Debussy du 23 décembre
1894, I p. 810-811
28
faune 1 -, Stéphane Mallarmé est sans doute l’un
des poètes français sur lequel la musique a
produit la plus forte impression. Fort sensible au
phrasé et à la construction symphoniques, il
attache dès ses premiers écrits une grande
importance à la musicalité du langage. Un coup
de Dés… marque l’aboutissement de son
évolution artistique dans ce sens. Autant, dans un
opéra ou dans une symphonie, certains thèmes
majeurs portent l’œuvre et la soutiennent dans
son déroulement, tels les fondations d’un
bâtiment, alors qu’en-dessous se développent des
motifs mineurs, ornements dont l’auditeur peut
n’avoir qu’une conscience partielle, mais qui
n’en contribuent pas moins à la beauté de
l’ensemble, autant le poème de Mallarmé, en
jouant sur la taille des caractères de chacun des
mots, suggère des lignes de force et, à côté, des
axes de lecture plus secondaires. En outre, il
laisse nombre de blancs importants entre les
termes, équivalents visuels du silence, et prend
conscience que tout poème, celui-ci surtout, se
termine par le Blanc, le Néant, final. Ainsi, le
propos principal, dont l’écriture prend le plus de
place, n’est autre que le titre, que l’on pourrait
interpréter comme l’ultime réponse du poète
concernant sa poésie, et sa poétique.
Un coup de Dés jamais n’abolira le Hasard .
Le Hasard, qui apparaît en tant que thème à
partir de la crise de Tournon et Igitur, semble
directement lié à une conception athée de l’art et
du monde. En effet, on peut le considérer comme
l’héritier naturel du Destin, à partir du moment
où Dieu a disparu de l’univers poétique du poète,
car, puisque le monde et les hommes ne sont dès
lors plus investis d’une mission, d’un sens
divins, tout ce qui arrive n’est que le fruit d’un
hasard aveugle et absurde. De même, pour le
langage, c’est le Hasard qui a en maître décidé de
l’association entre une notion - et ce qu’elle
comporte de qualité sensitives – et sa
signification, abstraite. Indépendamment de
1
S. Mallarmé, Poésies, L’Après –midi d’un faune, I p. 22-25
29
l’idée de représentation du Néant évoquée ci-
dessus, la notion pure serait également un moyen
d’abolir le Hasard, c’est-à-dire de vaincre la
laide absurdité dans le langage courant, pour la
remplacer par cet Absolu d’ordre et de plénitude
quasi mathématiques, où le poète tient l’Univers
au creux de ses mains, et où le sens s’efface au
profit des qualités artistiques du mot, sa musique
et sa calligraphie, mais aussi cette impression
floue et éthérée qu’éveille en nous chaque terme
lu ou prononcé, bien loin de la précision voulue
par sa signification, ainsi que l’affirme Stéphane
Mallarmé dans Crise de Vers :
Je di s : une fleur ! et , hors de l ’oubl i où ma voi x
rel ègue auc un cont our, en t ant que quel que chose d’autre
que l es cal i ces sus, musi cal e ment se l èv e, i dée mêm e et
suave , l ’absent e de t ous le s bouquet s.
1
S. Mallarmé, Divagations, Crise de Vers, II p.213
30
Conclusion, l’ultime étape
Une proposi t i on qui émane de moi – si , di ve rseme nt,
ci t ée à mon él oge ou par blâm e – j e l a revendique av ec
ce l le s qui se presseront ic i – som maire veut , que tout ,
au monde , exi st e pour about i r à un l ivre. 1
31
Stéphane Mallarmé dans sa poétique. Peut-être,
effectivement, que le langage et la poésie sont
toujours plus dans le vrai que l’univers
matériel…
32
rée l le s. L’un poursui t l a f orêt , si l ’on pe ut ai nsi parle r ;
l ’autre l es arbres ; et la f orêt e st une ent i t é m alai sé ment
ex pri mabl e, al ors que des arbres représent ent t ant et
t ant de mè tres cubes de t ell e ou t el le qual i t é. Mai s v oi c i
peut - être qui e st m ie ux di t : l ’hom me doué de l ’ordinaire
sens des ré al it é s ressembl e à un poi sson qui c herche à
happer l ’ham eçon et ne voi t pas l a l igne , al ors que
l ’homm e doué de c e se ns de s réal i t és que l’ on peut aussi
nomme r se ns de s possibi l i t és traî ne une li gne dans l’ eau
sans du t out sav oi r s’ il y a une amorce au bout . 1
1
R. Musil, L’Homme sans qualités, tome 1, Une manière d’introduction, trad, P.
Jacottet, éd. Points Seuil, Manchecourt 2003, p. 21
33
Annexe, extrait d’Un coup de Dés jamais n’abolira le
Hasard2
425
c’était
issu stellaire
le nombre
EXIS TÂ T- IL
a u t r em e n t q u ’ h a l l u ci n a t i o n é p a r s e d ’ a g o n i e
ce serait
pire
non
davantage ni moins
mais autant indifféremment
LE HASARD
(Choit
la plume
2
S. Mallarmé, Dossier d’ « Un coup de dés », Edition « Cosmopolis », I p. 399
34
Bibliographie
L’encri er, c rist al comm e une c onsci enc e, avec sa
gout t e, au f ond, de t énè bres rel ati ve s à ce que quel que
chose soit : pui s, éc art e l a l ampe. 1
• Poésies
• Poèmes non recueillis (1862-1898)
• Poèmes retrouvés ( 1862-1898)
• Poèmes de jeunesse (1854-1861)
• Vers de Circonstance
• Un coup de Dés jamais n’abolira le Hasard
• Poèmes en prose
• Œuvres inachevées
• Correspondance choisie
(• Transcriptions)2
(• Beckford, Vathek)
(• Villiers de Lisle-Adam)
• Divagations
• Articles
• La Dernière Mode
(• Toasts, discours et hommages)
(• Entretients)
•Les poèmes d’Edgar Poe et autres traductions
(• Ouvrages pédagogiques)
• Dossiers
Les termes mis entre parenthèses correspondent aux sections des Œuvres
2
Complètes qui n’ont pas été lues du tout, ni utilisées pour ce travail
35
J. Scherer, Grammaire de Mallarmé, éd. A. G. Nizet, Rennes
1977
36
37