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Michel BONETTI
Janvier 1995
Article Habiter/MB 1995 – La spatialisation des identités : de l’ancrage symbolique à la quête des référents imaginaires
LA SPATIALISATION DES IDENTITES :
DE L'ANCRAGE SYMBOLIQUE A LA QUETE
DES REFERENTS IMAGINAIRES
Nous avons saisi l'opportunité que nous offrait la rédaction de cet article
pour poursuivre une réflexion sur les questions touchant à la construction
des identités à travers le rapport à l'espace, à la formation des identités
spatiales, que nous avons engagée dans le cadre de différents travaux de
recherche car elle est au coeur de nos pratiques d'intervention dans le
domaine de l'habitat social. Ces pratiques de conseil en matière de
conception de l'habitat et de soutien aux projets de développement social
urbain auprès des acteurs qui conduisent ces projets (maîtres d'ouvrage,
architectes, travailleurs sociaux, collectivités locales), visent à faire de
l'espace le support du développement individuel et collectif des habitants de
ces quartiers, requièrent une compréhension préalable des enjeux
identitaires auxquels ils sont confrontés.
Ces réflexions, nourries par les travaux de J. Palmade1, ont fait l'objet d'un
livre2 publié récemment, à l'issue duquel il nous paraît nécessaire de revenir
sur les fondements de ces enjeux identitaires, afin de comprendre pourquoi
ils peuvent être vitaux pour les individus concernés et pourquoi la
construction des identités fait actuellement problème. L'autre question qui
nous intrigue concerne la contradiction entre l'affirmation des différences
identitaires individuelles et le recours aux références collectives pour fonder
ces différences.
Dans nos pratiques d'intervention, la question est pour nous de savoir si,
face aux processus de fragmentation des identités auxquels les individus se
trouvent désormais confrontés, l'habitat et plus largement l'espace peuvent
constituer un support de recomposition, de réagencement, fût-ce sur un plan
imaginaire, des référents identitaires qui les traversent. Il nous semble que
certains individus peuvent effectivement prendre appui sur leur trajectoire
spatiale pour rassembler en un lieu les éléments disparates à partir desquels
ils sont en mesure de reconstituer une unité symbolique tenant lieu
d'identité, alors que pour d'autres, la condensation en un lieu des multiples
référents composant leur histoire ne permet pas pour autant de les faire tenir
ensemble, car elle ne suffit pas à masquer les failles et les fractures qui les
minent. Si le fait d'avoir pignon sur rue permet d'accéder à un certain statut
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elles. Dans ces conditions, il est même abusif de parler d'individu, voire
d'identité, puisque aucune alternative ne s'offrait.
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L'humour veut que les deux modes de construction de l'identité que nous
avons distingués, l'un étant l'expression symbolique du groupe social ou
culturel auquel on appartient par essence et qui constitue les fondements de
son existence, l'autre étant constitué d'un ensemble de signes que l'on puise
dans le socius pour se les approprier et s'en recouvrir en les agençant tant
bien que mal, correspondent aux deux principaux paradigmes de
construction des édifices. On peut en effet construire des bâtiments à l'aide
de murs solides et rigides, reposant sur des fondations solidement ancrées
dans le sol, ou bien réaliser une ossature légère résultant de l'assemblage de
divers éléments que l'on recouvre ensuite d'un revêtement, d'un matériau
servant de "parement", ce terme technique signifiant bien qu'il ne s'agit là
que d'une parure. Ce système est plus fragile que le précédent, mais il est en
même temps plus souple et il est notamment utilisé pour faire face aux
séismes, ce qui suggère par homologie des réflexions sur la stabilité des
identités renvoyant à ce paradigme.
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Le fait d'être devant une page blanche peut susciter quelques inquiétudes,
voire saisir d'effroi l'auteur en mal d'inspiration qui se trouve face à cette
nouvelle liberté, d'autant plus que celle-ci reste largement factice. Celui qui
croit en effet que le champ des possibles lui est désormais largement ouvert
apprend vite à ses dépens qu'il n'en est rien. Ce qui ne lui est plus
réellement imposé de l'intérieur, en raison de ses origines sociales et à
travers l'inculcation des normes et des valeurs inhérentes à son milieu
culturel, lui revient de l'extérieur, sous forme d'exigences et d'exercices de
style auxquels il doit se conformer pour réussir, de compétences qu'on
attend de lui pour pouvoir postuler au statut auquel il aspire, d'une
concurrence effrénée à laquelle chacun est désormais soumis,
d'opportunités qui se dérobent ou s'éloignent au fur et à mesure qu'il croit
avancer.
Ces signes identitaires étant puisés à l'extérieur, au gré des circonstances, ils
ont une certaine labilité, il s'agit de signifiants instables, dont le sens évolue
et s'épuise rapidement. La construction de l'identité se fonde sur le recours à
une multitude de signes, et exige de ce fait la fabrication désordonnée
d'images, et c'est sans doute pourquoi le régime de la fiction produit par les
usines à rêve audiovisuelles connaît un tel succès, car le réel appauvrit par
les processus d'abstraction ne suffit plus à répondre à cette demande sans
cesse renouvelée par l'usure rapide des codes qu'elle entretient.
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Ceci nous fait penser à la différence que fait Carlo Argan4 entre
l'architecture de la Renaissance, dont l'esthétique est liée à la forme, à la
composition d'ensemble des constructions, dans leur plénitude et leur
matérialité, et le baroque, qui joue sur des images de pures représentations,
multiplie les trompe-l'oeil, s'amuse à accoler des fresques et des fausses
colonnades sur les façades, allant jusqu'à simplement les dessiner pour
plagier de manière ironique le sérieux du style précédent, auquel il s'oppose
ainsi avec humour. Alors que le style de la Renaissance proposait une
représentation de l'espace, le baroque offre seulement un espace de
représentation, un théâtre chatoyant, où l'espace n'est plus que le support
des images données à voir.
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Le discours ambiant sur ces quartiers, repris d'ailleurs par ceux-là même qui
en sont victimes, car ils en tirent des bénéfices secondaires non
négligeables, qui prétend que «ces quartiers n'ont pas d'identité» est
notoirement faux. Ces quartiers souffrent au contraire d'un trop-plein
d'identité qui les rend étouffants. Le problème n'est pas là, il tient au fait
que cette identité n'est pas fondée sur l'identité sociale et culturelle de leurs
habitants, car celle-ci reste en souffrance. Il s'agit d'une identité d'emprunt,
entièrement fabriquée, nourrie des fantasmes les plus fous, plaquée sur une
réalité au demeurant banale. C'est précisément sur cette banalité et à cause
de la banalité même de cet univers, du vide insupportable qui y règne, de
son in-signifiance, que se greffe une prolifération de significations, pour la
plupart violentes et morbides, car les seuls matériaux disponibles pour
fabriquer de l'identité sont fournis par les conflits qui s'y déploient.
Grâce à cette image qu'ils se fabriquent et qui fait peur, ils acquièrent un
statut, une place à certains égards enviable, puisqu'ils attirent sur eux
l'attention des adultes et des pouvoirs publics qui oscillent entre la
sollicitude et la répression violente, qui alimente d'ailleurs en retour leur
propre violence. Leurs actes délictueux sont autant de mises en scène, de
rites, même s'ils tendent à se dissimuler, à hanter les caves et les parkings.
Agissant dans l'ombre tels des fantômes, ils n'en paraissent que plus
inquiétants et menaçants.
La preuve en est qu'ils répugnent à quitter «leur quartier», ils sont même
souvent très inquiets lorsqu'il se rendent au centre ville. Dans leur quartier
ils sont reconnus, craints, ils ont un statut, alors que s'ils en sortent, ils
perdent brutalement cette identité qu'ils se sont façonnés et qui leur est
conférée. Franchies les limites de leur territoire, ils ne sont plus rien, ils
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Pour les petites classes moyennes ou les ouvriers en promotion vivant dans
ces quartiers, la dégradation de l'espace leur renvoie une image d'eux-
mêmes dévalorisée, elle annule la différence de statut qu'ils revendiquent
d'autant plus qu'elle est bien souvent minime et qu'elle a été chèrement
acquise. Dès lors que l'espace, du fait de son homogénéité et de son
isomorphisme, ne confirme pas les différences de statut, n'atteste pas la
supériorité à laquelle prétendent certaines fractions de classes sociales, leur
identité sociale s'en trouve fragilisée.
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acharnés à les éradiquer. La question est de savoir s'il s'agit là d'une sorte de
retour du refoulé, d'une récupération de racines enfouies, l'ancrage dans
cette symbolicité restant intact sous la couche d'acier trempé que la
modernité avait cru imposer à ces bouillonnements culturels, ou bien d'une
effervescence puisant dans une fantasmatique imaginaire frisant le
processus hallucinatoire ? Cette convocation du passé et des valeurs les plus
archaïques pour se protéger des effets dévastateurs du rationalisme ne
constituant qu'un mécanisme de défense traduisant une tentative de fusion
primitive. La prolifération des intégrismes et la violence qui l'accompagne
peuvent en effet s'interpréter comme un resurgissement des pulsions que la
culture s'était vainement efforcée d'endiguer, la mince couche de
rationalisme étalée au cours de quelques siècles sur ce chaudron
bouillonnant ne résistant pas à la formidable pression exercée par ce feu qui
couvait sous la cendre froide de la technologie rayonnante. Mais on peut
aussi penser que cette violence intégriste constitue un coup de force, qui
nécessite le déploiement d'une énergie considérable pour entamer le
bouclier de la raison instrumentale, qu'elle ne parvient d'ailleurs pas
réellement à déstabiliser, celle-ci poursuivant son expansion irrépressible.
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R
éférences bibliographiques
2
. BONETTI (M), Habiter : le bricolage imaginaire de l'espace, Ed.
Desclée de Brouwers, Paris, 1994
3
. CASTORIADIS (C), Le monde morcelé, Paris, Seuil, 1990
4
. ARGAN (Carlo), L'Europe des capitales, Ed. Skira, 1964
5
. DEBORD (G), La société du spectacle, Paris, Ed. Lebovici, 1976
6
. LASCH (Ch), The culture of narcissism, New York, W.W. Norton
and Company Inc, 1978
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