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Dès qu’on aborde l’analyse des œuvres d’Octave Mirbeau, on se voit confronté à un
élément aussi difficile à interpréter qu’incontournable. En effet, si la personnalité de l’écrivain
constitue le fondement de tous ses écrits, elle ne permet nullement, de par son caractère
instable et excessif, d’arriver à des conclusions rassurantes dans leur univocité. D’autre part,
cette même circonstance ouvre la voie à des interprétations variées et encourage des
recherches même dans les domaines qui semblent déjà bien explorés. Forte de cette
conviction, je m’engagerai, au cours de la présente étude, sur un terrain que nombre de
chercheurs ont déjà visité – avec beaucoup de succès – avant moi. Il s’agira de réviser la
conception que Mirbeau se fait de l’art, et de se demander si, en dépit de quelques constantes
qui la composent, elle n’a pas subi, à long terme, une certaine évolution. Deux œuvres
semblent correspondre le mieux à mon projet. Ecrites à une intervalle de quinze ans, elles
n’en sont pas moins liées par quelques aspects fondamentaux. D’abord, elles reflètent, mieux
que les autres, l’état psychique de l’écrivain, qui, pour l’une, atteint le comble du pessimisme
(s’il est permis de chercher des nuances dans le noir qui enveloppe l’ensemble de la
production romanesque de Mirbeau), et, pour l’autre, se place au sommet de l’optimisme
(encore que dans le cas de Mirbeau ce mot prenne une signification toute particulière) ;
ensuite, elles témoignent toutes les deux d’une grande modernité de l’écrivain, et constituent
sans nul doute des réussites du point de vue esthétique. Enfin, bien que le problème de l’art et
de la personnalité de l’artiste revienne dans tous les romans de Mirbeau, c’est dans ces deux-
là qu’il est posé d’une manière particulièrement intéressante. Il s’agit de Dans le ciel et de La
628-E81.
L’artiste et la vie
L’art est une des préoccupations centrales d’Octave Mirbeau. Ecrivain, les exigences
qu’il pose envers ses propres œuvres le condamnent à une insatisfaction perpétuelle ; critique
d’art, il formule des attentes pareilles vis-à-vis de la création des autres et la juge sévèrement
quoique avec lucidité. A l’époque où la réflexion sur l’œuvre s’installe au sein de l’œuvre
1
Les chiffres entre parenthèses renvoient à l’Œuvre romanesque vol. 1, 2 et 3, édition critique établie,
présentée et annotée par Pierre Michel, Paris, Buchet/Chastel – Société Octave Mirbeau, 2000-2001.
2
elle-même, il trouve une manière toute personnelle d’indiquer ses positions dans ce domaine ;
tous ses romans, même ceux qui ne sont pas consacrés directement à la question de l’art,
présentent des personnages d’artistes. Cependant, ce problème trouve son expression la plus
fascinante et aussi la plus douloureuse dans un texte publié au cours des années 1892-93,
Dans le ciel. Il faut ici parler d’un roman de l’artiste dans les deux sens : écrit par un artiste
qui connaît parfaitement les affres de la création, il met en scène des artistes qui se débattent
contre les dilemmes multiples auxquels l’art les confronte. La critique a tendance à négliger
quelque peu le personnage de Georges – l’écrivain – écrasé sous la forte présence de Lucien –
le peintre inspiré qui sombre dans la folie. Mais c’est bien en se servant des deux personnages
que Mirbeau accomplit une analyse étonnamment perspicace et sincère.
L’évocation de l’enfance de Georges sert à montrer la formation de la personnalité de
l’artiste, sérieusement entravée par l’éducation qu’il reçoit de sa famille. La sensibilité
exceptionnelle du protagoniste est pour lui à la fois cause de souffrance et source
d’émerveillements inconnus des autres. Car, si « le don fatal de sentir vivement, de sentir
jusqu’à la douleur, jusqu’au ridicule » (33) place Georges en dehors de la société, en même
temps il lui donne accès au monde de la nature, fermé aux simples mortels. Rappelons que ce
qui fait très certainement l’originalité d’Octave Mirbeau, c’est son rapport à la nature, perçue
généralement à l’époque comme ennuyeuse, prévisible et monotone (l’exemple d’un
Huysmans ou des Goncourt est le plus éloquent), et qui, pour notre écrivain, reste source de
beauté et de vérité. Par conséquent, l’amour pour la nature est pour lui une qualité rare, dont il
dote seulement des personnages d’exception. Justement, Georges a « une passion de la nature,
bien rare chez un enfant de [s]on âge » (52). Mais l’éducation aberrante à laquelle on le
soumet ne lui apporte pas les explications désirées. Il connaît donc « des joies profondes,
traversées aussi de ces affreuses angoisses, de ne pas savoir, de ne rien connaître » (ibid).
C’est que, dans le cas d’un artiste, la sensibilité ne suffit pas : comme l’explique
Lucien, à la faculté de « voir » et de « sentir » il faut joindre celle de « comprendre ». Et la
seule préoccupation de l’artiste devrait être de « voir, sentir et comprendre » la vie. Ce mot est
une autre notion importante dans le système de la pensée mirbellienne, sans qu’il soit pour
autant clairement défini. Il constitue un critère d’appréciation important pour l’écrivain, qui
l’évoque nombre de fois, tantôt pour faire l’éloge de ses peintres favoris, tantôt pour juger
ceux qu’il déprécie : alors, le manque de vie et le caractère artificiel de l’œuvre sont des
3
accusations principales2. De manière générale, Mirbeau est convaincu que « l’homme qui
pense, l’artiste qui voit, le poète qui exprime, ne peuvent s’abstraire de la vie, sous peine de
ne penser, de ne voir, de n’exprimer rien, de n’être rien »3. « La vie » en tant que fondement
de l’art est pour lui intimement liée à la sincérité et à la spontanéité de l’expression. Pour qu’il
se sente ému par une œuvre d’art, il faut qu’elle reflète une vision personnelle de l’artiste, car,
comme le dit Lucien, « l’art […] ce n’est pas de recommencer ce que les autres ont fait…
c’est de faire ce qu’on a vu avec ses yeux, senti avec ses sens, compris avec son cerveau… »
(85)
Mais plus l’artiste pénètre dans les splendeurs de la vie, plus il s’applique à en rendre
la beauté, plus il se sent impuissant à le faire. Ce problème de l’inadéquation de l’art à la
nature qu’il est censé exprimer concerne les plus grands artistes : « même un Shakespeare,
même un Velasquez, même un Rodin »4. A plus forte raison, ceux qui ne possèdent pas un
talent aussi remarquable s’acharnent sans cesse contre les difficultés de la création. L’éternel
insatisfait, Mirbeau se compte évidemment dans leur nombre. La tragédie de Lucien est
d’autant plus poignante que derrière chaque phrase, on devine la douleur du romancier :
Je me sens […] de plus en plus dégoûté de moi-même. A mesure que je pénètre plus profond dans la
nature, dans l’inexprimable et surnaturel mystère qu’est la nature, j’éprouve combien je suis faible et impuissant
devant de telles beautés. La nature, on peut encore la concevoir vaguement, avec son cerveau, peut-être, mais
l’exprimer avec cet outil gauche, lourd et infidèle qu’est la main, voilà qui est, je crois, au-dessus des forces
humaines (99).
Comme on le sait, le peintre finira par couper cette main incapable de réaliser des
œuvres en accord avec la conception sublime de l’art qu’il avait rêvée.
Lucien meurt d’avoir voulu pénétrer et exprimer la beauté mystérieuse de la nature. Et
pourtant, après tant d’échecs, il a déjà appris que la nature n’aime pas la présomption, et
qu’on ne doit pas chercher la clarté dans l’art, puisque la nature elle-même n’est pas claire
(114). S’il en est ainsi, ne devrait-on pas voir dans toute tentative de traduire le langage de la
vie en art un péché d’orgueil ? Telle est la conviction de l’abbé Jules qui prône un refus total
de la réflexion, condition sine qua non du bonheur. De même Georges, réduit à un état de
2
Ainsi Monet « nous donne l’illusion complète de la vie » ( « Claude Monet », Le Figaro, 10 mars 1889,
Combats esthétiques (CE) 1, Paris, Librairie Séguier, 1993, p. 358), et Vincent Van Gogh sait rendre « les aspects
féeriques de la nature, la joie énorme et magnifique, la fête miraculeuse de la vie… » (« Vincent Van Gogh », Le
Journal, 17 mars 1901, CE 2, p. 297), tandis qu’un M. Roll « se borne à copier la nature, froidement, sans
émotion, dans son apparence photographique et morte »( « La Nature et l’Art. A M. de Fourcaud », Gil Blas, 29
juin 1886, CE 1, p. 306).
3
Préface des Nuits de quinze ans de Francis de Croisset (1898), cité d’après P. Michel, « Octave Mirbeau et le
symbolisme », Cahiers Octave Mirbeau 2, 1995, p. 17.
4
« Le chemin de la croix », Le Figaro, 16 janvier 1888, CE 1, p. 345.
4
passivité complète après une grave maladie, a ressenti un « absolu bonheur » et « la joie
immense, l’immense joie de ne penser à rien » (42). Mais ni Georges, ni l’abbé Jules, ne sont
capables de mettre en œuvre durablement cette philosophie du renoncement. Mirbeau les
rejoint, lui qui a également cherché le bonheur dans un apaisement complet de son cœur et de
sa raison. Mais dès qu’on regarde l’ensemble de son œuvre, nul doute qu’il approche la nature
en philosophe et en esthète. Son dégoût de la montagne, son respect mêlé d’angoisse devant
une forêt, son amour plus serein des espaces ouverts le montrent assez. Et que dire de cette
autre pensée qui revient souvent dans ses romans lorsqu’il s’agit de juger la beauté, parfois
difficile, d’un paysage? « La nature ne dit rien à l’enfant ni au jeune homme. Pour en
comprendre l’infinie beauté, il faut la regarder avec des yeux déjà vieillis, avec un cœur qui a
aimé, qui a souffert »5, affirme le narrateur de L’Abbé Jules. Non seulement alors les émotions
ne sont pas exclues de cette appréciation de la nature, mais on peut même affirmer qu’elles en
sont une condition nécessaire. Tout contradictoire que cela paraisse, on comprend donc que
face à la nature l’homme sensible n’a pas de choix : en dépit de la souffrance que cause une
attitude intellectuelle et émotive, il ne peut pas la rejeter, car il se priverait en même temps de
l’accès à la beauté profonde de l’univers.
Engagement
D’autre part, le prix du bonheur obtenu grâce a la non-réflexion n’est pas seulement
l’impossibilité de comprendre la beauté des choses ; nous touchons ici à un autre point
important de la philosophie mirbellienne, que l’on peut appeler le problème de l’engagement.
Pour en parler, l’écrivain a plutôt recours à la notion d’utilité. Aussitôt sa santé recouvrée,
Georges renaît à la pensée, et à la souffrance, puisque chez Mirbeau les deux sont intimement
liées. Dans ce cas précis, la souffrance naît de la conviction de son manque complet d’utilité :
J’ai […] rompu tous les liens qui m’attachaient à la solidarité humaine, j’ai refusé la part d’action, utile
ou malfaisante, qui échoit à tout être vivant...
Je n’existe ni en moi, ni dans les autres, ni dans le rythme le plus infime de l’universelle harmonie. Je
suis cette chose inconcevable et peut-être unique: rien! J’ai des bras, l’apparence d’un cerveau, les insignes d’un
sexe; et rien n’est sorti de cela, rien, pas même la mort (50).
5
L’Abbé Jules, p. 438. On retrouve la même idée dans Sébastien Roch : il y est question d’un paysage dont le
jeune héros « ne pouvait comprendre encore la farouche et mystérieuse beauté » (577-8).
5
Qu’importe à la si misérable humanité que je peigne des peupliers, en rouge, en jaune, en bleu ou en
vert, et que je distribue tranquillement des violets et des orangés, […] alors que, dans la vie, à chaque pas, on se
heurte à de monstrueuses iniquités, à d’inacceptables douleurs. Est-ce avec mon pinceau que je les détruirai, est-
ce avec mon couteau que je les guérirai! (99)
…peu à peu, j’ai conscience que je suis moi-même un peu de cet espace, un peu de ce vertige...
Orgueilleusement, joyeusement, je sens que je suis une parcelle animée de cette eau, de cet air, une particule de
cette force motrice qui fait battre tous les organes, tendre et détendre tous les ressorts, tourner tous les rouages de
cette inconcevable usine : l’univers... Oui, je sens que je suis, pour tout dire d’un mot formidable: un atome... un
atome en travail de vie... (389)