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Soukaïna Oufkir
De Hassan à la scène
CHRISTOPHE AYAD
Libération du mercredi 2 avril 2008
Tout au long de son livre, Soukaïna apostrophe Hassan II, elle le tutoie, le
défie, l’engueule, l’insulte. Mais il ne répond pas, il ne répondra jamais à la
seule question qu’elle se pose : pourquoi ? Oui, pourquoi avoir fait payer aux
enfants les crimes de leur père ? « Il y a des gens qui cherchent des
explications, des raisons. On ne peut pas comprendre l’incompréhensible.
Il ne faut pas essayer de chercher, c’est. Nous-mêmes, nous n’arrivions pas à y
croire. Tous les jours, on a cru qu’on allait sortir le lendemain. Jusqu’au jour
où on a entendu le gardien dire : « Ils perdent leur temps, ils vont finir
enterrés un par un dans la cour. Je pense que même notre père ne pouvait pas
imaginer la suite. Sinon, il nous aurait dit de fuir en Espagne ».
De sa vie d’avant, Soukaïna Oufkir ne se souvient de rien. Mais tous les soirs,
elle meurt pour renaître au matin. Elle passe ses nuits à affronter du
saurien, l’ogre au fond de la caverne. Dans ses cauchemars, elle n’a pas le
temps de parler, elle court pour échapper aux geôliers. « La nuit je paye,
tous les comptes ». Le jour, elle rattrape le temps perdu, rit comme une
goulue et vit sans retenue. Lorsqu’elle pleure, cela vient sans prévenir,
jamais longtemps, comme une giboulée de mars, qui fait briller le sourire
après son passage.
Ce qui lui fait le plus peur, aujourd’hui, c’est d’être réduite à « une victime »,
un grade, un statut de passivité totale. Non, Soukaïna Oufkir est vivante :
une vieillarde de 16 ans, une ado de 110 ans. Il y a trois ans, elle s’est mise
au chant et entame aujourd’hui une carrière de « jeune chanteuse de 45 ans
». Elle écrit et interprète d’une voix forte des chansons très « chanson
française » (Barbapiaf), entourée, accompagnée d’amis et d’affection à
défaut de producteur. Sa boutade favorite : « Je fais travailler mes amis pour
Emmaüs productions ». L’amour de ses amis, un mélange de connus et
d’inconnus, de sympathisants ou de rencontres, lui a tenu lieu de viatique.
Depuis son arrivée en France, le 13 juillet 1996 - « jour de ma
renaissance » -, ils l’ont logée, nourrie, accompagnée, poussée à reprendre
des études. Longtemps, elle a pensé que cette bulle d’affection la dispensait
d’une psychothérapie. Elle s’y est mise récemment, peut-être aussi pour
épargner ses amis, et elle plaint en rigolant sa psychiatre.
Voilà une femme de 44 ans qui a passé la moitié de sa vie en prison, dont le
père a été « suicidé » de cinq balles dans le dos, qui vit dans un studio du
XIXe arrondissement de Paris tellement encombré qu’elle dort à même le
sol, qui ne peut déjà plus avoir d’enfant et qui n’est pas dans la plainte.
Douze ans après son arrivée, elle idéalise encore la France qui lui a offert la
liberté de « marcher dans la rue sans être contrôlée, de dire ce que je pense
et de vivre dans une démocratie laïque ». Elle a obtenu des papiers mais n’a
compris que récemment qu’elle ne serait jamais vraiment française. Faute
d’enfant, elle a choisi de s’adopter elle-même et d’élever la môme restée
enfouie en elle, celle en noir et blanc de la couverture du livre.
Le Maroc lui manque mais elle n’y va qu’avec parcimonie. « Je n’y suis pas
tranquille, même si je suis persuadée que le Maroc a changé ». En 1995, alors
qu’elle était encore assignée à résidence, elle a tenté de fuir pour la France
via l’Algérie. Arrêtée, elle a été renvoyée dans la même prison, a retrouvé les
mêmes gardiens, la même peur en pire. Après son départ, l’année suivante,
elle a mis sept ans à revenir au pays. Revoir la famille, les frères et sœurs est
toujours douloureux : « Leur visage est comme un rétroviseur, ils sont la
preuve que tout ça a existé ». Dans son récit, elle prend soin de ne pas les
nommer, pour les protéger. Sa mère lui a dit : « Tu sais combien je suis avare
de compliments, mais ton livre est au-delà de notre histoire ». Pour les
bourreaux aussi, la vie continue. « Je les vois à la télé, ils sont encore là, ils
sont encore en place ». La famille Oufkir a déposé deux plaintes en France,
rejetées : Soukaïna en a conclu que l’innocence se vendait mal. Souvent, elle
répète qu’elle est innocente, comme si ce n’était pas l’évidence. Elle ajoute,
en ne blaguant qu’à moitié : « Il faudrait que je tue quelqu’un pour que je me
retrouve au tribunal, que tout cela soit raconté au grand jour et que je sois
finalement condamnée, avec des circonstances atténuantes.» Pour sortir de
« l’angle mort » du rétroviseur. Sa chanson préférée ?
Epitaph, de King Crimson.
CHRISTOPHE AYAD