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DANS L’OMBRE D’UN CONCEPT.

LES ALTERNATIVES A LA NOTION DE COMPETENCE


DANS LA SCIENCE POLITIQUE FRANÇAISE DES

ANNEES 1950 ET 60.

L’objectif de cet article est de comprendre comment la notion de compétence est


devenue un outil analytique en France. Plus précisément : comment cet instrument de
connaissance, qui s’est défini et généralisé depuis la fin des années 1970 au travers
d’une critique de l’idée d’un intérêt universellement acquis pour la politique 1 mais aussi
en revendiquant avec succès l’éclat d’une objectivité expérimentale, a été longtemps
en rivalité avec d’autres substituts conceptuels : « aptitude », « intérêt »,
« comportement », « disposition », « attention ». Autant d’équivalents qui, dans leur
tâtonnement et leur approximation, reflètent un savoir peinant à se disciplinariser.

Evoquer la carrière de ces notions concurrentes, c’est, dans une approche de sciences
de gouvernement 2, poser la question de la légitimité conquise par un concept. C’est
évoquer les supports de diffusion qui l’ont accrédité (revues, manuels, congrès,
controverses savantes, etc.), revenir sur les procédures académiques qui l’ont certifié,
interroger les mobilisations de soutien et de défiance qu'il a suscitées. En somme, c’est
prendre la mesure des obstacles sociaux et politiques par lesquels une telle notion a pu

1 Notamment à partir de l’ouvrage de Daniel Gaxie, Le cens caché. Inégalités culturelles et ségrégation politique,
Paris, Le Seuil, 1978, ouvrage qui constitue la version remaniée d’une thèse de doctorat intitulée Indifférence et
politisation. L’intérêt pour la politique dans les sociétés occidentales, soutenue à l’Université Paris I en juillet 1975 (2
volumes, 843 pages, index, bibliographie) et qu’il faudrait, pour ouvrir la voie à l’analyse, comparer aux autres
entreprises de scientificité avec lesquelles elle était alors en concurrence.
2 Sur ce cadre problématique qui ne peut être rappelé ici, cf. O. Ihl, M. Kaluszynski, G. Pollet (dir.), Les sciences de
gouvernement, Paris, Economica, 2003.

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être empêchée de devenir un concept, c’est-à-dire un outil de pensée à la fois,
opérationnel, stabilisé et reconnu.

Pour s’affranchir des évidences rétrospectives qui font de la compétence une notion
sans histoire, il faut s’engager dans l’étude de sa disciplinarisation. Mieux : s’attacher à
comprendre les militantismes scientifiques et les rapports de force académiques qui lui
sont sous-jacents. Trois temps peuvent marquer schématiquement ce processus, trois
temps qui consacrent une spécialisation progressive des usages de ce terme par une
série de relèves générationnelles qui ont œuvré à en étendre la reconnaissance.
D’abord, un premier ensemble de formulations se présentant au nom d’une « science de
détermination des opinions » : empêtrée de légalisme et d’a priori philosophiques, cette
science va faire droit, dans le contexte de la guerre froide, aux revendications d’étudier
le jeu des « mentalités et des comportements » comme des réponses à un stimulant
extérieur. « Information » et « environnement » sont alors les variables principales de ce
paradigme peu attentif aux différences sociales ou à la qualité des catégories
d’appréciation politique mobilisées. Ensuite, les « méthodologies behavioralistes » :
d’inspiration sociologique, ces courants (et ces techniques) venus des Etats-Unis vont
former une autre revendication de scientificité. Et déjà en soulignant la répartition
inégale et l’hétérogénéité de motivations des différentes catégories sociales participant
à la vie publique mais en privilégiant à l’excès les capacités cognitives des citoyens.
Enfin, les entreprises de « sociologie politique » qui vont s’attacher dans les années 1970 à
objectiver l’aptitude, plus ou moins mesurable, des individus à reconnaître les différences
constitutives de l’espace des prises de position politiques. Un programme qui fait place
aujourd’hui à de nouvelles dimensions de recherche oscillant entre retour à l’orthodoxie
et innovation théorique.

Ces remarques chronologiques le font voir d’emblée : l’autonomie méthodologique et


analytique du concept de compétence n’est pas donnée a priori. Elle s’est construite
dans les concurrences qui n’ont pas cessé de nourrir depuis l’entre-deux-guerres la
rationalisation des connaissances portant sur la participation politique. Voilà en définitive
l’enjeu de ce chantier de recherche dont il ne s’agit ici que de donner un premier
aperçu. Il donne l’occasion de penser ensemble le travail opéré au sein des laboratoires
disciplinaires du concept de compétence et la professionnalisation d’une science du
politique œuvrant à s’émanciper de la tradition juridique comme philosophique.

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LES AVATARS DE L’ACADEMISME

Commentant la bibliographie des travaux de science politique publiés entre 1945 et


1958 sur l’opinion publique et les élections, Jean Meyriat en dresse le constat : « les
auteurs français ont été surtout préoccupés de ce qui peut agir sur l’opinion, la former
ou l’informer » 3 . Une sentence qui permet de désigner le premier obstacle à
l’élaboration d’une science des « déterminations de l’opinion » : l’académisation de ce
savoir sous le poids d’un postulat démocratique posant le niveau élevé d’attention
accordée à la compétition politique comme la condition de la participation électorale 4.
Hérité du XIXe siècle, cet enrôlement de la science politique s’est longtemps réalisé sous
la houlette d’une tradition juridique qui faisait obstacle à l’étude expérimentale de
« l’opinion publique ».

C’est sous ce jour qu’au tournant du XIXe et XXe siècle, les premiers political scientists ont
découvert la « science politique française ». Un premier article paru dans la revue
Science, en novembre 1885, souligne combien les revendications de scientificité sont
alors mal assurées au sein de cette nébuleuse intellectuelle : académique, la science
politique n’est pas encore une communauté disciplinaire. Au point que la conclusion,
chez ces comparatistes, prit volontiers le trait d’un désaveu : « les Français sont comme
par confession des adeptes de la fabrique de constitution (in constitution-building) mais
ils sont très peu versés dans l’histoire pratique et les méthodes politiques ; ils ne
parviennent pas encore au stade de regarder la politique comme un art, et encore
moins comme une science » 5.

Le jugement semblera sévère. Mais aux Etats-Unis, revues et chaires de science politique
avaient, depuis le milieu du XIXe siècle, développé un professionnalisme éprouvé.
Objectiver les formes d’implication et les niveaux d’aptitude susceptibles de soutenir un
intérêt pour la politique y était un agenda de travail presque routinier. En France, il n’en
est rien. Là, les sciences du politique regroupent des sciences de gouvernement, non un

3 La science politique en France, 1945-1958, Préface de Jacques Chapsal, Paris, FNSP, 1960, p. 47.
4 On en retrouve la présence dans le chapitre que consacre Maurice Duverger à « l’observation extensive » (les
enquêtes par questionnaire) dans Les méthodes en science politique, Paris, PUF, Thémis, 1959, notamment dans le
passage consacré aux « questions d’intention ou d’opinion », p. 175 et s.
5 « Political Science in France » dans Science, vol. VI, 147, 27 novembre 1885, p. 482-483. L’auteur, anonyme,
mentionne les figures de Léon Donnat (La politique expérimentale, Paris, Reinwald, 1885) ou d’Yves Guyot, Lettres sur
la politique coloniale, Paris, Reinwald, 1885) comme les seules à pouvoir représenter « une science non pas fondée
sur le sentiment ou le raisonnement abstrait mais sur les leçons qui dérivent de l’observation ».

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savoir disciplinaire, forgé et diffusé par une communauté professionnelle 6 . Après la
première guerre mondiale, lorsque les scholars aux Etats-Unis commencent à s’intéresser
à leurs homologues d’outre-atlantique, la surprise est grande. En 1925, la plus importante
revue de science politique états-unienne décide d’enquêter sur les développements de
cette discipline en France et en Grande-Bretagne. Les professeurs Harold J. Laski de la
London School of Economics and Political Science et Maurice Caudel de l’Ecole libre
des Sciences Politiques, directeur de la Revue des Sciences Politiques, répondent dans la
livraison de février 1925. Si le constat de Laski est sans complaisance (« il n’y a
pratiquement pas de cours de science politique organisé en Grande Bretagne. Il n’y a
pas d’Association de Science Politique, ni aucune revue entièrement vouée à ces
problèmes depuis la mort en 1915 de Political Quarterly du défunt professeur Adam »),
Caudel, lui, esquive carrément la question.

Chroniqueur des « invasions arabes de l’Afrique du Nord », auteur avant guerre de deux
synthèses sur Les libertés politiques et Les études politiques que les jeunes Américains
peuvent faire en France 7, il vante les mérites de l’Ecole fondée par Emile Boutmy. Ceux
aussi du Musée Social, du Collège libre des Sciences Sociales et de l’Ecole des Hautes
Etudes Sociales. Toutefois, c’est ailleurs qu’il place le cœur de son argumentation. Son
propos consiste à célébrer les vertus du Quartier latin. De ses échoppes à chaque coin
de rue, de ses libraires et de ses bibliothèques… 8 . C’était s’illusionner sur les
connaissances dont disposaient déjà les professionnels états-uniens de la discipline.
Quelques mois plus tôt, la même revue avait publié un minutieux rapport d’un professeur
du Wisconsin William R. Sharp, sur La science politique en France 9. Un rapport qui fait
bien peu de cas de l’Académie des Sciences morales ou même des structures et écoles
privées évoquées par Caudel. Frappé par le légalisme de cet apprentissage en France
(« La science politique naturellement montre un lien de proximité beaucoup plus marqué
avec le droit qu’aux États-Unis »), Sharp se montre également surpris par l’absence de
disciplinarité.

6 Faut-il le rappeler : en 1958, les IEP de Toulouse, Bordeaux, Alger et Aix-Marseille, Strasbourg, Grenoble et Lyon –tous
présentés comme des centres d’enseignement des « sciences politiques »- ne regroupent qu’un millier d’étudiants,
soit de 100 à 350 selon les Instituts. Quant au corps professoral, il demeure très peu professionnalisé : au côté de rares
professeurs de droit et de lettres ou de l’enseignement secondaire interviennent des représentants issus massivement
de la haute fonction publique ou des milieux dirigeants des affaires, des figures sociales peu tournées –on s’en
doute- vers les préoccupations de recherche.
7 Publiée en 1919, à l’Imprimerie nationale, cette plaquette de 30 pages va être rééditée et augmentée pour
devenir en 1925 (chez Plon, Nourrit et Cie) un volumineux ouvrage auquel s’ajoutent désormais des « Conseils, notes
et lectures ».
8 The American Political Science Review, vol. 19, 1, février 1925, p. 96-103. Dans la revue d’Emile Littré, Grégoire
Wyrouboff, après avoir analysé avec soin le programme des deux années enseignements de l’Ecole libre des
Sciences Politiques débouche sur une conclusion aussi sévère : « il présente le tableau du plus inconcevable chaos,
du plus singulier mélange de considérations métaphysiques, qui n’ont rien de commun avec ce qui a le doit de
porter le nom de science ». La Philosophie Positive, T. X, 5ème année, janvier juin 1873, p. 118.
9 The American Political Science Review, vol. 18, 3, août 1924, p. 582-592.

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Pas d’équivalent des bureaux de recherche gouvernementale ou de l’Institute of Public
Administration en Angleterre. Pas de revue ou de chaire spécialisée, ni de cursus de
formation ou de centre doctoral, ni même de débat méthodologique. Le constat
revient, lancinant : « les Français sont plus intéressés par le domaine du Droit ». Ce dont
témoigne alors le profil des figures universitaires les plus en vue : comme en droit Interne,
Esmein, Duguit, Carré de Malberg, Hauriou, Jacquelin et Jèze ou en droit international,
Renault et Pillet, de La Pradelle et Valery. L’organisation universitaire en est évidemment
la cause.

Dans les quinze facultés de droit du pays, un doctorant peut alors le choix entre les
« sciences juridiques » ou les « sciences économiques et politiques ». Pour le cas où il
serait intéressé par les « sciences politiques », ses enseignements sont purement juridiques
: droit constitutionnel et gouvernements comparés ; histoire du droit public français, droit
administratif, droit public international. Sur les 14 000 étudiants inscrits dans les facultés de
droit, une centaine effectuent une thèse dite de « sciences politiques ». Mais les intitulés
de ces recherches le montrent. Sur les 15 à 20 thèses soutenues chaque année 10, ce
sont les fondements juridiques et la philosophie légale des institutions publiques qui seuls
intéressent. Sharp ne cache pas sa surprise : dans le pays où la sociologie compte de si
célèbres représentants (et de citer Durkheim, Comte ou Tarde), une telle discordance a
de quoi intriguer. La politique internationale n’est pas mieux lotie : pas une thèse depuis
1919 sur les relations internationales, en dehors de questions touchant de près ou de loin
au traité de Versailles (« Le gouvernement de la Sarre », « Le contrôle interallié sur
l’Allemagne », etc.). Un désaveu qui tient évidemment aux préoccupations des
professeurs qui encadrent ces travaux de doctorat. Cependant, il n’échappe pas à
Sharp qu’une tendance naissante existe. Non pas à appliquer un esprit scientifique sur
les objets politiques mais plus modestement à accorder de l’attention à d’autres
territoires d’enquête.

Ces questions que certains professeurs isolés s’efforcent de promouvoir ? Les « partis
politiques », « l’élection », les « techniques d’administration publique ». Des revendications
que soutiennent des préoccupations militantes sur le « vote des femmes », le « vote
obligatoire », la « représentation proportionnelle », ou même « l’opinion publique ».
Autant de domaines qui commencent à attirer des investigations plus systématiques,
hors sinon contre le modèle de l’Académie des Sciences morales et politiques 11. Certes,

10 Sur les 114 thèses recensées par la Revue de Droit Public de 1920 à 1923, 54 % portent sur le terrain du droit
administratif français. Et 15 % relèvent du droit constitutionnel.
11 Aux États-Unis, des prix existent pour stimuler les recherches en science politique. Distribués aux jeunes chercheurs
par les Universités et constitués de bourses d’études, ils se distinguent de toute vocation philanthropique. Voir le

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il ne s’agit que de recherches éparses. Il n’en demeure pas moins que, selon Sharp,
celles-ci montrent ce que pourraient être dans l’avenir des travaux appliqués aux
processus politiques, notamment, s’avance-t-il à pronostiquer, si elles s’appuyaient sur
« la psychologie et la sociologie ».

En attendant, l’entrée officielle de la science politique dans les Facultés de Droit se


réalise sous un autre jour : sous celui d’une histoire politique des « faits et des
évènements » ou au titre d’une variable de l’application des règles (« les données extra-
juridiques »). Une opération qui suit la réforme de la licence en 1954 et qui sera conduite
en partie contre une sociologie accusée de « déterminisme » et d’ « antilibéralisme ». Un
seul exemple : dans son Cours de méthode de la science politique (Les Cours de Droit,
1959-1960, licence 3ème année), Georges Burdeau évoque la «situation de l’individu en
tant qu’impliqué dans le rapport politique ». Pour lui, « l’homme n’a jamais renoncé à se
considérer comme un être autonome doué de qualités incommensurables. Cette
conviction, raisonnée chez les théoriciens de la personnalité, existe chez l’individu le plus
fruste et le plus primitif dès qu’il s’éveille à la conscience de problèmes de sa destinée. Et
pas davantage l’homme n’accepte l’idée d’être dépourvu de liberté » (p. 335). Tel est
finalement l’impératif que beaucoup fixent alors à « la science de la détermination des
opinions ». Pourtant, cette position se heurte dans le même temps à de nombreuses
« anomalies » (au sens de Kuhn) qui font parler d’une science vacillante.

En premier lieu, parce que l’autonomie naissante de ces savoirs est perçue comme un
écart qu’il faut combler. Signe que l’idéal d’une connaissance prolongeant les réquisits
de la démocratie électorale demeure toujours aussi dominant. « Le plus difficile, écrit
ainsi Alfred Sauvy, restera de réduire la marge qui s’insère entre le fait social agissant tel
que l’observent les conjoncturistes professionnels et l’idée de ce même fait, telle qu’elle
résulte de l’opinion commune 12. D’où également les extrapolations pour considérer en
retour « le facteur déterminant des attitudes » comme le produit d’une « interprétation
subjective de l’ambiance du moment ». Elles participent du tournant psychologisant des
sciences politiques des années 1950. D’où enfin le doute, sinon le trouble, que fait naître
un protocole aussi résolument quantitatif : «il faudrait, dit Burdeau, que l’observateur
abandonne le terrain solide du fait chiffrable pour s’aventurer dans le mécanisme des
psychologies individuelles » (P. 338). Une posture qui tenait finalement pour un obstacle
« le fait de conscience ». La conscience : le mot est lâché. Voilà la barrière et la

rapport pour le Committee on Policy de l’Association américaine de Science Politique de John A. Fairlie, « Facilities
for Publication in the Field of Political Science With Some Considerations of Prizes and Fellowships », American Political
Science Review, vol. 24, 1, février 1930, p. 80-126.
12 Le pouvoir et l’opinion, 1949, Paris, Payot, p. 23.

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bannière de ce démocratisme que certains n’hésitaient pas à revendiquer au nom
d’«un sens de la liberté » célébré philosophiquement comme «une aptitude à choisir par
quoi l’homme semble déjouer les lois »13.

LE BEHAVIORALISME : UN MOMENT DE « DISCIPLINARISATION »

Si ce premier moment de disciplinarisation de la notion de compétence s’avère


décevant, c’est évidemment que la science politique reste pensée sous la forme de
sciences de gouvernement à la fois dispersées et intégrées aux administrations d’Etat (les
« sciences politiques »). L’ambition est de former les élites ou de préparer à la décision
publique 14. Les manuels les plus en vogue dans les années 1950 en portent la marque :
ce sont ceux de Georges Burdeau chez Dalloz (Méthode de la science politique, Paris,
Dalloz, 1959 qui propose de la science politique l’idéal d’une « science de synthèse »
soucieuse autant de méthode que de techniques), de Marcel Prélot (Cours de science
politique. Licence 3ème année, Paris, Les Cours de Droit, 1958 qui reprend un
enseignement de doctorat professé en 1956-57) ou de Georges Vedel (Introduction à la
science politique, Paris, Les Cours de Droit, 1956 qui correspond au cours professé à
l’Institut d‘Etudes Politiques en 1956-57). Dans ces textes, l’appel à l’action est encore
l’horizon véritable de la spéculation politique 15. Preuve que cette littérature se veut plus
le reflet que l’analyse des « différences idéologiques » censées traverser la « démocratie
des opinions ».

En ce début des années 50, les « sciences de la politique » s’ouvrent cependant à de


nouvelles formulations. Des interrogations issues elles-mêmes de militantismes scientifiques
proposant d’autres gages d’objectivité : c’est l’époque où l’économiste François
Perroux distingue dans son article « L’alliance de l’exigence abstraite et de l’exigence

13 Pierre Duclos, « Grandeurs, faiblesses, aspirations de la Political Science », RFSP, 1954, vol. 4, 1, p. 184. Rappelons
qu’en ce début des années 1950, le célèbre travail de Harold D. Lasswell et Daniel Lerner est traduit sous le titre :
« Les Sciences de la politique » aux Etats-Unis, Paris, Colin, 1951. Une initiative à rapprocher de la publication du
recueil collectif de l’Unesco, La Science politique contemporaine, Paris, 1950, avec des articles d’une demi-
douzaine de political scientists dont Charles Merriam ou Harold Lasswell… Sur ce point terminologique (comment
nommer les spécialistes de science politique ?), Pierre Duclos s’interroge : « ne serait-ce pas déjà un certain progrès,
bravant le ridicule, de chercher à ce vocable un équivalent français ? » (p. 182).
14 La sociologie électorale, elle-même, se conçoit au lendemain de la guerre comme liée aux progrès de
la « géographie électorale». Et la « monographie régionale » comme sa forme la plus développée. Sur ces partages
au sein de la science du vote, on se permettra de renvoyer à Olivier Ihl, Le vote, Paris, Montchrestien, 2002 (2è éd.),
p. 95 et s.
15 Un trait largement commenté par Roy C. Macridis, professeur à la Washington University et Bernard E. Brown
rattaché lui à la Michigan State University, « The Study of Politics in France Since the Liberation : a Critical
Bibliography», The American Political Science Review, vol. 51, 3, septembre 1957, p. 811-826.

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expérimentale dans l’économie positive » (Revue d’Economie politique, 1947, 4) les
« actes calculés » qu’il présente comme « conscients et réfléchis » des « actes
conditionnés » (explicables par une « stipulation provenant du milieu ») et même des
« actes inspirés » (conscients mais explicables par « l’adhésion à une valeur »). Voilà
comment, est-il suggéré, répartir les « attitudes » d’un sujet. L’appel sera entendu. C’est
l’une des échelles analytiques auxquelles, pressés de faire face au développement d’un
premier marché des manuels de science politique, se réfèrent nombre de juristes-
politologues pour « expliquer » les fluctuations des attitudes, sinon même pour
comprendre les « dispositions profondes inscrites en chaque individu » 16.

Cette manière de voir traduit aussi un effet de contexte : en pleine guerre froide, alors
que « capitalisme » et « communisme » servent de porte-drapeaux à nombre
d’entreprises académiques, l’étude des « mobiles du comportement politique » se
conçoit comme un moyen de défendre la « liberté » : tandis que Georges Burdeau parle
de « l’ouverture de la conscience au sens de la liberté » (p. 342), Georges Gurvitch
célèbre une force qui « tend à recréer toutes les situations » 17. Les premières références
aux travaux des « political scientists » américains vont toutefois encourager de nouveaux
transferts conceptuels.

Si le Grand Débat (Great Debate) de la science politique américaine, celui sur les
méthodes et les finalités de la science politique, n’a pas d’équivalent en France, des
questions s’insinuent chez les premiers sociologues de l’opinion : comment les électeurs
s’y prennent-ils pour s’orienter politiquement ? En quoi consiste la capacité à faire des
différences en matière d’offre partisane ? En quoi cette capacité varie-t-elle selon les
propriétés des lieux et milieux politiques ? Les rares travaux à dimension méthodologique
qui échappent à la « discipline » juridique y poussent : notamment ceux de Pierre Duclos
et de Jean Meynaud qui tentent de promouvoir l’approche par les techniques
quantitatives en s’appuyant sur les travaux des auteurs américains 18. Le thème de la
« dépolitisation », sujet de controverse lancé par l’Association française de science

16 Georges Burdeau, op. cit., p. 340. Et de poursuivre : « J’admets volontiers que la structure des situations ou la
modification de leurs éléments déclenchent des réactions mentales que traduisent les comportements politiques. Il
reste cependant à rendre compte de la plus ou moins grande docilité avec laquelle l’individu enregistre l’action des
stimulants extérieurs. C’est dire que, plus profonde que la sensibilité au milieu, il existe une autre origine explicative
des attitudes politiques : la disposition de l’homme à réagir selon sa situation », p. 341.
17 Déterminismes sociaux et liberté humaine. Vers l’étude sociologique des cheminements de la liberté, Paris, PUF,
1955, p. 82.
18 Pierre Duclos, « Grandeurs, faiblesses, aspirations de la « political science » », op cit., et Jean Meynaud, « Alcune
osservazioni sulla importanza delle tecniche quantitative nell’ anolisi dei fenomeni politici (Observations sur
l’importance des techniques quantitatives dans l’analyse des phénomènes politiques », Rivista Internazionale di
scienze sociali, 28, (2), mars-avril 1957, p. 115-135.

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politique en 1956 19, en relance l’intérêt. Pour ne prendre qu’une illustration : Alain Girard
dans son article « Comportement et attitudes à l’égard du changement » 20 récuse le
principe d’un « effet conjoncturel ». Au contraire, il écrit : « tout indique que la politique
intérieure, et plus encore la politique étrangère, constituent un domaine particulier,
supposant une certaine technicité, non accessible à tous. Ce qui préoccupe avant tout
chacun, et l’on ne voit pas comment il pourrait en être autrement, ce sont les soucis de
la vie privée et de la vie quotidienne ». C’était là une manière de conclure à un
désintérêt marqué pour la politique instituée, désintérêt qui venait rompre avec l’idéal
démocratiste d’une égale implication, sinon d’une égale aptitude.

Le point est d’importance. Le rapport de familiarité avec la politique est alors mis en
cause. Au nom d’une étude des « mentalités » comprises comme l’«ensemble des
dispositions intellectuelles, des habitudes d’esprit et des croyances fondamentales d’un
individu » 21 . Au nom aussi des premières investigations politologiques dans l’univers
commercial des sondages : on pense à Jean-Baptiste Duroselle, « De l’utilisation des
sondages d’opinion en histoire et en science politique » 22 ou à Jean Pouillon, « Les
sondages et la science politique »23. La fascination pour la mesure, signe de scientificité
pour ceux qu’éblouit ce que Gérald Pomper appellerait « l’éclat de l’objectivisme »,
encourage traduction et mimétisme. D’autant que les travaux des psychologues aidant,
il semble possible de faire de la variabilité des mentalités, par exemple par rapport à une
situation particulière ou à un ordre de question délimité, l’agent d’une « influence
directe » sur les conduites. La « prédisposition à agir » devient avec la diffusion des textes
d’Allport (notamment de son ouvrage très souvent sollicité Handbook of Social
Psychology qui date pourtant de 1935) un schéma usité d’analyse lorsqu’il s’agit
d’interroger la manière d’être ou d’agir des individus. Et avec lui, l’idée de faire du
comportement un objet directement tributaire de l’observation.

Cette situation explique les espoirs attachés à un chantier de recherche qui s'attacherait
à l'objectivation de cette « science de gouvernement ». Aussi bien à comprendre les
processus et formes qu'elle a pu prendre qu’à saisir les usages sociaux dont elle a été
l'objet. Que la connaissance savante de l’exercice du pouvoir ait une histoire, nul n’en
doute. Mais celle-ci a trop souvent les allures d’une mémoire, à la fois univoque et

19 La dépolitisation : mythe ou réalité ? sous la direction de Georges Vedel, Paris, Armand Colin, 1962.
20 Reprenant les actes d’un colloque organisé par la Société française de sociologie, l’ouvrage Tendances et
volontés de la société française, réunit plusieurs études sociologiques publiées sous la direction de Jean-Daniel
Reynaud, Paris, Futuribles-SEDEIS, 1966, p. 461.
21 André Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Paris, PUF, 1925, p. 453.
22 Insoc, 3, 1957, p. 1-66
23 Revue française de Science Politique, 1 (1-2), janvier-mars 1951, p. 83-106

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enchantée. Quentin Skinner parlerait d’une « mythologie de la cohérence » rivée à ses
principes de narration par la pratique exégétique des textes du passé 24. La mise en
garde pourrait être élargie. Reconstruite par chaque nouvelle génération (au gré des
rapports de force disciplinaires entre producteurs accrédités de ces formes de savoir),
son écriture risque constamment de rencontrer deux écueils : celui bien sûr du
présentisme – rendre compte du passé à partir du seul point de vue qu’offre la situation
présente ; celui aussi, quoique moins visible, de l’académisme – rendre compte du passé
dans les termes des partages disciplinaires et des principes de reconnaissance autour
desquelles se construit de nos jours sa légitimité institutionnelle.

Pour échapper à de telles impasses, l’étude de la disciplinarisation de la notion de


compétence doit faire droit aux processus, aux tâtonnements, aux équivoques qui l’ont
accompagnée. Elle doit revenir sur l’examen empirique des conditions
d’institutionnalisation de tels cadres analytiques. Plus encore, elle doit en traquer les
conditions d’expansion en lien avec l’affirmation d’un sens renouvelé de la discipline,
notamment des considérants qui encadrent la production et l’administration d’une
preuve scientifique. Ce serait interroger le lien entre la professionnalisation de ce monde
académique et l’autonomisation de ses savoirs.

Si « une science des attitudes » voit le jour en ces années 25, son programme scientifique
tient encore en des opérations assez stéréotypées. D’abord évaluer et répartir les
« opinions » en un certain nombre de catégories, ensuite déterminer leur mode de
formation, c’est-à-dire les facteurs dont elles dépendent ; en troisième lieu, chercher
comment ces « opinions » se distribuent au sein des divers groupes sociaux ; enfin
mesurer l’intensité de la « pression » qu’elles exercent sur les « options formulées par le
corps électoral ». Des orientations mises en oeuvre dans le cadre des premières
recherches impulsées par les autorités publiques. La capacité à s’impliquer
politiquement devient dès lors le fruit d’une « expérience personnelle ». Une expérience
dont sociologues et psychologues tentent de retracer la formation à travers le flot des
routines quotidiennes ou des récits de vie.

L’analyse de tels processus dépend encore d’un agenda de recherche que l’on peut
qualifier de « décisionniste » : d’un mode d’analyse qui fait de la « motivation » et de la
« perception » les termes clefs du travail de mise en cohérence des façons
d’appréhender le politique. Ce faisant, la notion de « participation » se donne d’emblée

24 « Meaning and Understanding in the History of Ideas », History and Theory, 8, 1969, p. 3-53.
25 Sur cette naissance, voir l’ouvrage très documenté de Loic Blondiaux, La fabrique de l’opinion. Une histoire
sociale des sondages, Paris, Le Seuil, 1998.

~ 10 ~
comme un comportement socialement significatif. En retour, l’idée d’une discontinuité
dans l’accès à la compétence politique (pourtant constatée empiriquement) ou celle
d’une délégation de jugement (issue par exemple d’une stratégie de dénégation) ne
parviennent guère à être énoncées. Des « anomalies scientifiques » qui forment, dirait
Bachelard, des confidences sur la « jeunesse d’un esprit ». Les convictions avaient encore
l’apparence du savoir. Et les évidences premières la force de canaliser et
« l’expérience » et sa « mesure ».

L’ENQUETE SOCIOLOGIQUE

Avec le développement des premiers travaux d’une « sociologie des rapports au


politique », l’inégal accès à la compétence politique (entendue comme savoirs et
savoirs faire de groupes sociaux mobilisés) devient une donnée majeure de
l’observation. Celle-ci est dressée contre le postulat d’un « intérêt politique » présenté
comme une donnée immédiate de la conscience. Cette sorte de spontanéisme
démocratique, engagé plus ou moins subrepticement dans l’observation, ne manque
jamais de conclure la démonstration. Et pourtant. L’empirie désillusionne. Grâce à ces
premiers travaux, le constat finit par être posé. Les électeurs n’ont pas tous des critères
d’appréciation proprement politiques. D’ailleurs, si l’idée peut en être reçue, ce n’est
qu’à la faveur d’une sorte d’amnésie : celle du praticien ou de l’observateur, celle des
conditions de formation de ces « choix » qui n’en sont pas. Dans le cadre d’une
problématique centrée sur la « politisation », Daniel Gaxie, en s’inspirant des recherches
de Pierre Bourdieu, met en évidence combien l’imposition d’une problématique
politique à des agents pourtant inégalement préparés à la maîtriser ne peut que
provoquer des réponses hétérogènes. Des réponses non seulement diverses dans leur
fondement mais pour tout dire étrangères à la logique proprement politique que
sondages et commentaires électoraux ne cessent obstinément de leur imputer.

Comment prétendre que les électeurs ont effectué un « choix » lorsque, dépossédés par
le système social de reproduction des inégalités de politisation, la plupart d’entre eux se
découvrent privés des moyens de connaître et, plus encore, de maîtriser les enjeux du
champ politique ? Pour Daniel Gaxie, la politisation – rappelons le – est cette « attention
accordée au fonctionnement de l’espace des prises de position politiques ». Une
attention qui dépend fondamentalement du degré auquel les agents sociaux (selon leur

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âge, leur sexe ou leur position socio-professionnelle) éprouvent le sentiment de se
retrouver dans chaque nouvel évènement qualifié de politique. Et, partant, de lui trouver
un sens. C’est de là que naît le sentiment d’une compétence véritable, d’un ensemble
d’aptitudes et d’habitudes qui dérive directement d’une exposition aux sommations à
produire la preuve d’une maîtrise des affaires politiques. D’où l’importance –il faut le
mentionner d’un trait- de la durée de scolarisation : un facteur qui contribue en retour à
légitimer le droit statutaire à se prononcer sur les « problèmes politiques ».

Manuels et ouvrages de synthèse font désormais de cette conceptualisation une voie


d’accès privilégié à la notion de compétence 26. Voie paradoxale puisque fondée sur le
constat en retour d’une « incompétence » assez massive. Le mot sans doute reste
ambigu. Sorte d’impuissance sociale définie comme l’impossibilité de parvenir à établir
un lien entre les préoccupations quotidiennes et les principes abstraits qui dominent la
vie publique, sa prise en compte contredit l’orthodoxie d’un égal intérêt civique pour les
questions politiques. Faiblesse des « activités politiques organisées », faiblesse de
« l’intérêt déclaré », des « discussions à caractère politique » ou des « informations
mobilisées » : certes, ces attributs demeurent variables selon les conjonctures. Ils n’en
restent pas moins une donnée centrale du travail d’enquête. Donnée qui permet
d’opposer une minorité intéressée, dotée d’un minimum de « compétence », à de vastes
groupes sociaux persuadés de leur « incapacité » à infléchir le cours de l’action politique.
En somme, qui permet de mettre au jour une situation de domination sociale.

L’étude de ce militantisme scientifique, aujourd’hui soumis à des révisions multiples et à


des renouvellements problématiques (par exemple, en direction de la cognition sociale
ou par une meilleure prise en compte des variables propres à « l’environnement
politique » 27 ) n’aide pas seulement pas à penser la disciplinarisation du concept de
compétence. Elle importe également pour comprendre la spécialisation de cet
instrument capital de la sociologie de la politisation, notamment ses liens avec l’étude
des formes de structuration de l’espace social. Bien entendu, il faudrait pouvoir aller au-
delà. Et considérer le développement de cette nouvelle boîte à outils au travers d’une
sociologie historique des cadres théoriques et conceptuels de la discipline science

26 Par exemple, chez Philippe Braud, Sociologie politique, Paris, LGDJ, 2002, 6è éd., principalement p. 474 et s. ou
plus encore chez Jacques Lagroye, Sociologie politique, Presses de Science Po et Dalloz, 4è éd. (avec B. François et
F. Sawicki), 2002, qui définit la compétence comme «l’aptitude plus ou moins mesurable, des individus à reconnaître
les différences entre les prises de position des hommes politiques et des candidats de diverse tendances ou entre les
partis politiques, leur capacité à situer et à justifier leurs préférences par rapport à ces prises de position et tout
autant la croyance qu’ils ont en l’importance de ces débats et des actes assurant l’arbitrage entre de programmes
politiques », p. 341.
27 Pour une illustration récente qui reprend d’ailleurs plusieurs hypothèses implicites de l’orthodoxie « décisionniste »,
voir l’article de James H. Kuklinski, Paul J. Quirck, Jennifer Jerit, Robert F. Rich, « The Political Environment and Citizen
Competence », American Journal of Political Science, vol. 45, 2, avril 2001, p. 410-424.

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politique. De fait, le danger demeure de prendre pour point de départ la situation
actuelle de cet espace savant, avec ses prétentions, ses partages et ses paradigmes
institués, en oubliant ce qu’un tel travail d’élaboration théorique doit au contexte dans
lequel il s’est institutionnalisé : les années 1970 marquent une phase, on le sait,
d’autonomisation accélérée, celle qui voit se mettre en place les instances scientifiques
principales d’un savoir en cours de « disciplinarisation » – section CNRS, concours
d’agrégation universitaire... On gagnerait aussi à inscrire la constitution de ces nouveaux
usages conceptuels dans un temps plus long : celui des instruments de connaissance et
de légitimation par lesquels se font puis se défont les modèles d’analyse qui servent à
catégoriser la participation politique ; celui aussi des transferts opérés d’une rive à l’autre
de l’Atlantique entre différentes traditions académiques (notamment sous la houlette du
succès des travaux de l’école de Michigan et du développement des usages d’un
modèle de scientificité issu des universités états-uniennes). Il serait essentiel de ce point
de vue de confronter les circuits de diffusion et d’accréditation de ces revendications
successives de scientificité. De renouer avec les hommes et les moments qui les portent,
les controverses et les défis qui les sous-tendent, les usages et les expériences qu’elles
rationalisent et exemplifient. Tel est en définitive l’enjeu de l’attention qu’appellent les
usages du concept de compétence, ceux plus encore de ses substituts analytiques dont
on peut constater combien ils sont révélateurs de transactions et concurrences, trame
véritable de cette série « d’innovations» scientifiques.

Procéder de la sorte permettrait de ne pas limiter l’attention à la seule carrière de tel ou


tel concept ou au seul terrain des confrontations intellectuelles. En somme, de ne pas
rester prisonnier de la méthodologie d’une histoire des sciences privilégiant les
formulations doctrinales et les textes « magistraux ». En France, l’étude de la genèse des
« disciplines » universitaires a, on le sait, souvent pris cette voie : celle d’une histoire
doctrinale marquée par le souci archéologique et le primat des contenus. Certes, des
historiens et sociologues ont récemment privilégié une approche centrée sur la
prosopographie des élites universitaires voire sur l’historie sociale des facultés et des
réseaux scientifiques mais sans aborder vraiment leur rôle dans le succès de tel ou tel
paradigme.

C’est pourquoi il serait si utile de disposer pour la science politique d’enquête relevant
d’une sociologie historique des militantismes scientifiques, sociologie venant porter
l’éclairage sur les liens spécifiques entre savoirs académiques et relèves
générationnelles, spécialisations de recherche et trajectoires sociopolitiques, sociologie
venant rendre compte des échanges et des rivalités propres aux transferts de

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connaissances comme aux traductions opérées (concepts, ouvrages, articles, cadres
théoriques), aux systèmes de référençage dans les revues spécialisées ou aux
financements de colloque, aux voyages universitaires et autres entreprises conjointes
mises en œuvre au sein de chaque « école scientifique ». On aurait alors une manière
d’interroger aussi bien les usages politiques de la science que les usages scientifiques de
la politique.

Certains ne manqueront pas de s’étonner : pourquoi rapporter systématiquement les


revendications de scientificité à leurs ressorts sociaux et politiques voire aux
concurrences qui gouvernent le monde de la recherche ? S’engager dans cette
direction, n’est-ce pas ouvrir la voie à ce qui s’apparente à une histoire sociale des
controverses savantes ? En réalité, ce serait bien plus. Ce serait se donner les moyens de
comprendre les conditions sociales et politiques des paradigmes qui gouvernent les
régimes de scientificité du politique. D’autres sans doute insisteront. Cette exigence de
réflexivité est-elle réellement fondée ? Observons-le : avec elle, en tout cas, il devient
possible d’historiciser les raisonnements aujourd’hui les plus caractéristiques de la science
politique (en matière de modes de scrutin, d’enquêtes publiques, de sondages, de
dispositifs de lutte contre les risques, de statistiques comparées…). Et partant possible de
faire de ses outils analytiques non seulement des instruments d’analyse mais des objets
de réflexion, tout à la fois de s’interroger sur leur valeur stratégique au travers des conflits
qui ont accompagné leur avènement et de retrouver les paramètres d’une existence
qui, comme on a essayé de le montrer avec la notion de compétence, demeure
aujourd’hui largement impensée.

Olivier Ihl

Ce texte s’inscrit dans le cadre du projet de recherche Ecos-Conicyt C01H02 dirigé par
Daniel Gaxie et Alfredo Joignant, ainsi que dans le projet Fondecyt 1020684.

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