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T able ronde discours

histoire-langue
avec

Antoine Culioli, Jean-Pierre Faye,


Jacques Ranciere, Elisabeth Roudinesco

Michel PECHEUX

Je vous propose d'entrer dans le débat par une question sur Ia matéria-
lité : on pourrait dire que le mot « matérialité », conjoint à celui de discours,
peut aller vers I'idée que le discursif produirait de Ia matérialité ; Ia position-
limite sur ce point serait de dire : « il n'y a de matiere que de discours »,
idée que I'on a presque entendue hier sous Ia forme « le discours est produc-
teur de réel ». Mais on peut soutenir une autre position, selon laquelle, s'il
y a matérialité du discours, c'est parce que les discours sont pris dans Ia
matérialité historique, au sens ou il y a des effets de détermination de Ia
structure historique sur le discursif. Est-ce que ce partage vous parait refléter
les questions actuelles sUr le discours ?

Jean-Pierre FA YE

On a, au moins apparemment, une bonne antithese. Je dois dire pour-


tant que je récuse cette mise en scene de positions antithétiques, car je pense
qu'il n'y a pas d'intérêt épistémologique à partir du fait du discours sans
qu'au préalable on ait constitué le discours comme expérience soei ale. Nous
sommes sur un terrain ou le rapport social est, d'entrée de jeu, langage. Ce
que Marx souligne d'ailleurs, en insistant sur te fait de Ia transformation :
Ia transformation en valeur est ce processus fondamental qui est lié au lan-
gage. A partir de cet espace, on a affaire à un probleme clef : eomment se
passe, dans I'histoire, Ia transformation en valeu r « comme langage » ? « So
gut wie die Sprache »1. Cette question dessine tout autrement les antino-
mies posées. Hors de eette question il n'y a aucun sens à traiter isolément

(1) MARX, K., Das Kapita!, I, Kap. I, B, 4 (Dietz Verlag, Berlin, p. 79-80).
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chainc discursive, un document, c'est-à-dire un fragment de matérialité :


1111" le cas de Robespierre, on peut dire que son projet sémantique, c'est I'aboli-
Ia matiere signifiante, écrite ou orale, un discours de Robespierre ou de
<I" tion de Ia peine de mort (alors que le projet corrélatif des fascistes sera son
Danton ... , rétablissement) ; Robespierre va le redire au moment même ou il demande
En ce qui concerne Ia Révolution française, cette matiere signifiante , Ia mort du Roi. La syntaxe de son discours est ainsi une mise en place de Ia
est énoncée sur le terrain du rapport social qui est déterminé par ce moment syntaxis de Ia Terreur au détriment de ce qu'il en sait et en signifie lui-même
I
ou le vocable « lutte de classes» émerge, ce qui n'est pas sans importance.
A partir de ce terrain, le probleme qui va nous intéresser, c'est I'effet de ce i
\
au niveau « sémantique ». En face de lui, certains de ses_adversaires du
« côté droit » - de Ia Gironde - lui lancent un défi : Si vous commencez
fragment signifiant sur le réel social et politique. La terreur est « à I'ordre ~ à demander Ia tête du roi, vous allez voir toutes les têtes qui vont s'enchafner,
du jour », au moment étudié en particulier par Jacques GUilhaumou2, ou on ne pourra pas en refuser d'autres. La Terreur est en train de construire
I'abre Royer énonce I'expression « Ia Terreur mise à I'ordre du jour », à Ia sa syntaxe, cette syntaxe qui est une stratégie. Alors que Robespierre deman-
fin d'aoOt 1793. dait seulement à propos du roi « une cruelle exception ». Nous sommes là
Par ailleurs, à I'autre bout de Ia chaine idéologique, on trouve un tout pnls d'un problême théorique, qui a préoccupé Ia discussion linguisti-
certain Adolf Hitler dans une brasserie de Munich le 9 novembre 1923. En que; Ia sémantique n'est pas Ia structure syntaxique profonde. 11 y a d'une
train de dire : « La Révolution Nationale est commencée ». Ouel est I'effet part cette syntaxe de Ia Terreur et d'autre part cette sémantique abolition-
de cet énoncé sur le réel, surtout quand on sait qu'à ce moment-Ià il n'y a niste de Ia peine de morto Pour comprendre Ia Révolution française, il faut
.pas de Révolution nationale du tout, puisque tout se termine, pour tout rentrer dans ce paradoxe à partir de Ia matérialité du discours. La perspective
le monde, au commissariat ? Ia plus riche dans ce genre de travail, c'est celle qui dégage les niveaux de
\. Mon hypothése, c'est de prendre au mot les chaines d'énoncés, et ~ríçia~e~--,~ursdifférences et leurs rapports internes.
pas seulement au s~l1s d'une théorie del'éno_~ciation, mais comml!.narration,
Michel PECHEUX
comme rapport dê ce qui se passe~ 11 'Y'-a"une contraction narrative d<llls_le
moindre des propos : par exemple un discêlurs- de Robespierre qui évoque
Sparte, Rome ou les Gracques. Un énoncé narratif ne cesse de rapporter, Je voudrais ajouter une remarque à ce qui vient d'être dit : à partir du
de s~ rapporter, il.est rapport du rapporflout'un-éhamp-maténéi
.' .- .< de-ais- moment ou on parle du langage comme production de valeur et qu'on déve-
.') loppe cette métaphore, peut-on échapper à une question qui a de toute
,\ curvité se forme, de tlllle sorte que I'énonciation hitlérienne du 9 novembre
1923, on va en voir les effets simplement en janvier 1933. C)s!setteJntri- évidence un fonctionnement politique, mais dont il n'est pas évident qu'elle
ait un sens linguistique ou discursif : Ia question de Ia fausse-monnaie. Y
~ation de rappor~narratifs àyartir dequelques_ nar~~~s .il1_~t~~~~~_guÜa
a-t-il des fausses monnaies ? Comment circuleraient ces fausses monnaies ?
.c9J}~tr~ire un c~.~_rnPsimsc~~~~_e~ ~aill_de!~~~i~l_e~ sur le réel social, de
redessin-er-sans cessé" dês rapports de position, compiexes et changeants, On retrouve cette question dans le travail de Jacques Ranciére « de
qui placent le porte-parole, tel que I'entend Bernard Conein. Tantôt comme Pelloutier à Hitler » (Révoltes logiques, N° 4, 1977). Une partie du mouve-
porte-parole d'une secte raciste, d'un groupuscule enkysté dans I'idéologie ment ouvrier français au nom de ses propres valeurs, des valeurs de Ia tradi-
"I
, i. de I'extrême-droite ; tantôt comme porte-parole de Ia gauche de I'extrême tion ouvriêre française et de nécessités historiques à perpétuer et à sauver,
1..
droite ; tantôt comme porte-parole de Ia droite de Ia droite, dans le conser- s'est trouvée progressivement basculer du « mau vais côté », mauvais côté
vatisme qui se donne comme te!. .. C'est(JaTc~qu'il y a tout ce dépl!.c..efJ]eat avec tout ce que cette expression suppose. De ces moments de bascule, qu'est-
narratif dans ces rapports de position, que l'effet"Ritle-;::-ãiJlie-ü d'être un ce que les historiens ont à dire ?
couac, comme en 1923, devient une masse redoutable d'effets matériels Dans les traditions historiques, marxistes ou non, il y a une difficulté
au seuil de I'année 1933 ; ceci sans qu'il soit nécessaire d'évoquer en lui concernant le langage. Pour un historien, il y ales processus historiques
un « génie démagogique », etc ... « réels », et le reste, c'est des mots. Y a-t·il une nécessité, dans une analyse
\I existe par ailleurs dans ces exemples un décalage entre le niveau matérialiste du réel des processus historiques à être aveugle sUr les modalités
sémantique et Ia « syntaxis 1>, I'enchainement du discours. Si I'on prend matérielles d'existence des discours ?
Enfin, j'ai une derniere question, sur les positions de Ia linguistique et
celles de Ia psychanalyse, concernant Ia trahison. Si on associe autour de ce
mot de « trahison », on dit et on entend « se trahir » au sens de « faire le
(2) « La formation d'un mot d'ordre : Ia mise à f'ordre du jour de Ia Terreur (13 juillet- contraire de ce qu 'on croyait faire » (( être trahi par ses propres mots ») ou
~iscptembre 1193) » Révoltes logiques. bien « laisser voir ce qu'on fait vraiment ». Ou'est-ce que ça suppose du
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point de vue linguistique, qu'on puisse ainsi (Ie sachant ou pas) passer d'une étaient déjà allés du côté du patronat moderniste, planiste, rattrapent le
posítion à une autre ? Et du point de vue de Ia psychanalyse, qu'est-ce que discours anarcho-syndicaliste. Ces gens ne sont pas portés par un mouvement
ça signifie que Ia trahison passe ainsi essentiellement à travers des mots ? de perversion, de gangrene intérieure. 11 y a bien des manieres pour décrire
un processus d'adhésion à une idéologie : ce qui me gene c'est de le penser,
Jacques RANCIERE de le produ ire, sous Ia forme d'une physique de I'idéologie, décrivant des
processus de langage qui, effectivement, ont une sorte d'efficace comme
Deux mots introductifs, puisque tu te réferes à un article qui est pour production matérielle de ce processus d'adhésion. Je trouve à ce propos le
moi un peu vieux, à propos du theme de Ia trahison et de I'efficace des mots. rapport de Jean-Pierre Faye au discours de Ia Terreur un peu embarrassé.
D'abord, en ce qui eoneerne I'effieace des mots, quelque ehose me 11 y a dans tout un discours actuel sur Ia Terreur, une maniere de rendre
gêne chez Jean·Pierre Faye, non pas dans son tres intéressant travail, mais immédiatement opératoire un ensemble de discours. Jean-Pierre Faye s'en
plutôt dans ce qu'il en dito Si I'on prend I'exemple de I'article de « Pelloutier est tiré d'une certaine maniere, en disant, (je caricature) : il y a une syntaxe
à Hitler » il y a un lexique anarcho-syndicaliste qui va fournir matériel à de Ia Terreur et une sémantique. Robespierre fait Ia Terreur en voulant I'abo-
auto-justifieation de Ia fraetion des syndicalistes qui avec tout un tas de Iition de Ia peine de morto Là je ressens malgré tout I'éeho d'un vieux discours
nuances se met au serviee <:leVichy, ou franehement de I'Allemagne. Effec-· du genre : « nous ne voulons pas Ia guerre mais ... », « nous sommes pour que
,c'"" ~ement, on peut décrire ce p~o~e~~us à travers ~=:.~pt~. 11 y a auto-intoxi-
catióii; -on 'assiste- à 'Un 'certãín affolement dês -mots ; les mêmes mots et tes
ça se termine, mais tant que tous les ennemis n'auront pas été abattus ... ».

mêmes phrases peuvent servir à ce retournement. Lorsque j'avais écrit cet Bernard CONEIN
article, le point central était une citatioll d'un journal collaborationniste, une
phrase extraite d'une pétition de typographes nantais de 1830-40 sur les Les deux corps d'exemples qui ont été présentés n'ont pas du tout te
rapports à établir entre patrons et ouvriers : f'idée de Ia révolution comme même statut du point de vue de Ia matérialité discursive.
rapport d'égalité entre patrons et ouvriers, c'est un grand theme ouvrier des Les cas cités par Jean-Pierre Fave, aussi bien te cas de Robespierre que
années 1830-1840. 11 fallait repenser toute une masse de discours ouvriers celui d'Hitler, sont des exemples d'énoncés qui n'ont pas de « domaine de
de cette époque, que (avais interprétés quelques années auparavant eomme mémoire », ce sont des cas d'émergence de discours. Or le cas cité par Jacques
lipiens (Lipl. mais qui renvoie aussi au discours pétiniste. On peut donc Ranciere est tout autre, puisqu'it s'agit d'un cas de répétition : I'exemple des
faire « coller » un même diseours avec toutes sortes de stratégies, de prises syndiealistes collaborateurs suppose un domaine de mémoire, le eorporatisme
de position par rapport à des événements. C'est une maniere possibte de anarcho-syndicaliste ou syndicaliste-révolutionnaire de Ia fin du XIXe siecle
décrire un processus. Ce qui me gêne dans ce que dit Jean-Pierre Faye, c'est en France. 11 n'v a pas de domaine de mémoire dans les exemples de Jean-
qu'il tend à produire en même temps que cette description, une idéologie de Pierre Faye, car il n'y a pas d'antériorité au discours de Ia Terreur, com me
cette description, une espece de modele, ou ce qu'i! décrit (ces jeux de _ il.n~'y,__
a_~s d'antériorité_au terme « totalitaire
» avant Ia formation des
langages, ces déplacements) constituerait une espece de physique, une physi- discours fascistç.·t nazi. L'exe~eleci~é~lJar_~acque_~ Ranciere est un exem-
:que de I'idéologie. A travers des métaphores militaires, topologiques ou pie de répétiti- -j'énoncés, car il s'agit d'une sortende.{:ommémoratiôn
arithmétiques, il _y__a_quelque-chose.deJ:ordre-d'uO!LdélJ1()f1~t~!io~, _ci:une d'un passé ouvrier par les svndicalistes vychistes ; même s'il y a partiellement
phvsique d'un effet.des mot~. -- transformati()nd'énoncé, cela reste un exempte de répéiition.
Pour cet article, « de Pelloutier à Hitler », on peut emplover cette
description, mais c'est une interprétation parmi d'autres ; ce qu'a fait Jean- Jean-Pierre FA YE
Pierre Faye est aussi une description parmi d'autres_ J'ai suivi le fil rouge de
ce discours anarcho-svndicaliste et de ses transformations. Q.n peutaussL 1\ faut essaver effectivement de saisir les points d'émergence ; mais ce
faire I'histoire de cette période d'autre maniere : il y a des aSPElcts.g~ej~1li qui est important ce sont les traversées longues de Ia mémoire dans le long
sacrifiés completement : on peut montrer que ce n'est pas.n:irT)poI!e qui.•_9..ui terme. -,
utilise le discours anarcho-svndicaliste au service de t'ordrenouveilLJ ÕU de,la Non seulement il y a dix ans entre 1923 et 1933, mais ces dix ans.sup,
collaboration, que c'est une catégorie tres déterminée de gens qui déjà étaient posent 150 ans d'histoire post-révolutionnaire, post-Révolution française. Le
liés à une fraction de Ia droite, du patronat, à travers des themes planistes. mouvement allemand est un contre-mouvement, il se donne comme le « con-
Done Ia rencontre de choses completement différentes : des gens qui tre-mouvement » des « idées de 1789 }). Mais dans eertaines descriptions, ee
contre·mouvement fait face au mouvement révolutionnaire - dans Ia figure
du « fer à cheval ».
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Soit un autre exemple : le discours ({hébertiste )}, si ce mot a un senso bien déterminés. l-es propositions nous donnent une série d'équivalences ;
Hébert redevient tout à coup contemporain au milieu du XIXe siecle, quand et c'est finalement le Führer qui finira par énoncer Ia proposition de base Ia
parart en 1859 un petit livre de Charles Brunet, qui passe d'abord inaperçu. plus simple : « Je suis le révolutionnaire le plus conservateur du monde ».
Ensuite un certain nombre d'étudiants du Ouartier latin pensent et parlent C'est par I'analyse de ce proces de circulation des énoncés qu'on peut tenter
le langage hébertiste, ils préparent un numéro du Pere Duchesne, nO x (ce de reconstruire une sorte d'économíe narratíve de Ia fausse-monnaie. Mais il
serait le 355e au moins) et, tels Raoul Rigault, Eugene Vermeersch, Maxime faudra se demander comment cette fausse monnaie dans le langage produit
Vuillaume, ils vont se retrouver contemporains d'un certain langage, à travers des effets sur le réel économique. Si I'on essaie d'explorer Ia fameuse Ankur-
une sorte de mise en fiction de I'histoire. belung, le « miracle II de Schacht - comment il va faire ({démarrer » "écono-
Pour répondre à Michel Pécheux et Jacques Ranciere sur le terme de mie allemande sous le regne d'Hitler - on constate que ce n'est pas avec une
({ métaphore » : dire que telle description est ({ métaphorique » est exact manivelle que cela se fait... Mais par Ia relation entre une série de procédés
dans le cas du ({fer à cheval » idéologique de 1930-32. Mais ce qui importe, économiques et une fausse ({narration I) des données et des enjeux : on peut
c'est que ces métaphores soient celles des native-speakers, c'est le boa ba y observer comment tout cela finit par s'inscrire dans le réel de Ia machine
d'une approche sobre du point de vue épistémologique que de prendre son économique allemande. On feint de raconter le Sofort-Programme et ses
« Logements sociaux 11, et on inscrit en sous-main Ia charne d'écritures
objet chez les native-speakers, les locuteurs ({autochtones ». Uy ~ des sortes
d'({ indigenes » de I'idéologie, qu'il nous faut aller chercher là ou ils sont. bancaires qui mettent en route le réarmement secret par I'entremise d'une
__ . '_~ __ "_-:-_ 0_' " '-- . _, o- _'0 d_. -.--,

Ce que je me suis efforcé de faire, c'est de capter ces énoncés métaphoriques entreprise-fiction, d'une Scheinfirma : Ia Mefo ...
comme ils ont été prononcés, sans leur substituer des métaphores impro-visées
Alaín LECOMTE
ou arbitraires. li, n'y ~gasº-ulll.s~!lption qui ne soit Ras_~~,~ap_h!Jr.ique.Nous
n'avons jamais le rapport social ({en-persOllne -lI,· dans lequel parlent Hébert
ou Anaxagoras Chaumette à I'Hôtel de Ville au milieu du peuple des sans- J'aimerais poser une question aux participants de cette table ronde
culottes. Nous avons afiaire,.toujours, à desciloineLsignifianti!s .et à des relativement à ce qui, dans plusieurs interventions du colloque, a été désigné
métaphore;:-O~parle en ter~es t~p-;graphiques, on a des i~dicãtlOns comme absence de métalangage. En particulier, dans ma communication,
-ãu-·secohôaegré : on utilise des métaphores topographiques, présentées dans c'était ce que j'avais essayé de dire sous Ia forme: « I'énoncé dit ce qu'il dit »
les énoncés eux-mêmes, et qui nous donnent des rapports de rapports. Quand et en même temps ({ dit qu 'il le dit 11, et aussi sous Ia forme de I'exclusion
les Néo-conservateurs (Ies Jung-Konservative) allemands (à I'extrême-droite radical e d'un énoncé ou d'un nom qui serait le pur représentant de quelque
de Ia droite allemande) nous disent que les Nationaux-révolutionnaires sont chose d'extérieur à lui et qui le désigne l...l. Cela me parart poser Ia question
une sorte de ({gauche » (de Ia droite) il faut écouter ce type d'énoncés, par générale de Ia représentation, y compris Ia représentation formelle ou mathé-
ce qu'ils nous instruisent sur certaines relations dans les rapports de position. matique de quelque chose, en I'occurrence du fonctionnement de Ia langue
L'emploi, par les Nationaux-révolutionnaires, d'un vocabulaire ({de classe» et du discours. Je poserai en particulier cette question à Antoine Culioli dans
est un bon exemple, de ce point de vue, de fausse-monnaie. 11 existe un livre Ia mesure ou cette position critique vis-à-vis de Ia représentation me parart
publié vers Ia fin des années 1920, qui est uri condensé de I'idéologie des contradictoire avec un certain usage du mot « formalisation II en linguistique.
Nationaux-révolutionnaires, un livre de Ia contre-révolution manifeste, mais Comment saisir, dans ce qui ne saurait être autre chose qu'un fait de discours,
qui nous réserve des surprises, des son titre : Ich klage an !({ J'accuse ! lI). même s'il est mathématique. le rapport entre le discours et un hypothétique
Les textes les plus radicaux sont ceux de Martin Bormann, futur chef extérieur à lu i, qui s'y manifesterait sous I'aspect de notions telles que, par
de Ia chancellerie du IIle Reich, et de Joseph Goebbels. Un de leurs textes exemple, situation d'énonciation ou sujet d'énonciation ?
s'appelle Klassenjustiz, ({justice de classe lI ... 11 accuse Ia justice de Ia Républi-
que de Weimar d'être une({ justice de classe». 11 est évident qu'entendre Jean-Jacques COURTlNE
parler de ({ justice de classe II dans un tel contexte laisse une étrange gêne
et amene à regarder de plus preso Ainsi Gari Schmitt (ami d'Ernst Jünger, La discussion a été centrée jusqu 'à présent sur Ia question historique et
qui pour sa part est présent dans le volume en question) va énoncer de on a oublié Ia langue. II faudrait recentrer le débat de ce point de vue. Ouand
toutes autres propositions dans un autre lieu, celui de l'Association des on dit : « circulation des mots, des énoncés, des formules, des discours... 11,
Intérêts de Ia Westphalie, des propriétaires du charbon et de I'acier. 11 y dira quand on parle d'effets latéraux. de rapport de narration à narration, de
Ia nécessité urgente d'une ({économie saine dans un état fort lI, c'est-à-dire métaphore, on_ toucheà des questions de langue. J'aimerais demande r à
d'un État total - d'un Totale Staat. 11 va donc s'agir pour lui de ({conserver Antoin'eCulioli sous quelles formes selon lui un Iinguiste peut réagir aux
révolutionnairement » (ce qui signifie violemment) des intérêts économiques problemes que pose Ia constitution historique de I'énoncé telle que les histo-
l11tJ
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ricns I'cnvisagent, lui demander comment ces questions travaillent dans Ia A propos de Ia métaphore de Ia circulation, I'ennui c'est que cela
linguistique ... cela ouvre peut-être trois possibilités de réponse. qui sont par- semble indiquer - c'est le cas également de Ia métaphore du jeu d·échec. qui
tois avancées : n'est pas ce qu'on a fait de mieux - qu'une fois que les piêces sont là et que
- une non-réponse : I'impossibilité d'en dire quoi que ce soit, ce qui viendrait les rêgles sont données. ça va fonctionner. On instaure Ia scêne, les décors
comme une confirmation de Ia c1ôture de Ia problématique de Ia langue ; sont posés, on n'attend plus que les gens qui vont prendre Ia parole. pronon-
- quelque chose de I'ordre du bris de Ia théorie linguistique, de son éclate- cer les textes. improviser éventuellement. OrJJ.éI._~ifficul):~._c·est que. au fur
ment dês que de tels problêmes se posent à I'intérieur d'elle-même ; ~_!~ltSU [e-que .nous_ulÍ.nonlt-QlJs._nous-cons1~lJ.i.~~~_u.r1.._.e.space
.énonc iati f,
- Ia possibilité de faire fonctionner Ia Iinguistique comme métaphore de Ia c'est·à-dire que no~s sOfllmes en mêm.e temp~_efl_Jrain._de __pgserJesrêgles
circulation discursive, le Iinguiste risquant fort dans ce cas d'y perdre son d~ jeu. lI,váfa\loir que I'autre s'ajuste,.I1PlJ§ ..ajlJ.s!E!L9_u~~!_~e_geJ.e_f<lire,
objeto pour que touTcelapüissê fonctionner ... 11 ~e semble que três souvent I.e.s
spécialistes d'analyse du discours font PeU çlécãs.jusiern~nt.dEl cettem~·
Antaine CULlOLl térialité même de I'activité énonciative. rapportée à ces opérations techni-
ques que I'on peut reconstruire, à partir de textes qui sont forcément dans
1I faut dissiper un premier malentendu concernant ce qu'on entend par une langue donnée. Je ne connais pas de textes qui soient écrits dans un
linguistique. 11me semble que si on prend au sérieux le terme de « matéria- langage, dans le langage. Je ne connais que des textes qui sont écrits en
lité », le terme de « discours », j'avoue que je ne sais pas trop quoi en dire ... français. en japonais. etc.
sinon que le linguiste n'a pas à s'accaparer le discours, ni d'ailleurs le langage Par ai\leurs. pour répondre en partie à Ia question d'Alain Lecomte,
en tant qu'objet d·étude.~~i.s_cequipeut,être distingue le linguiste. c'est le problême de Ia formalisation est un problême qui se pose pour le linguiste,
qu~~º-cçupe~ Ia relil!l911entreJe langage et les langues. lI.y_.aune. matéria- car il doit à un moment donné construire un discours cohérent, qui ne
.!i!~_~u sen.s.oÜ on'n'e peut pas faire comme si les langues n'existaient pas et peut être herméneutique, ce qui reviendrait à dire : « je suis à I'intérieur
comm~eusi le recoursau terme d'activité de langage suffisait à régler le pro· du langage, puisque je pari e une langue ; donc par une sorte d'observation
blême (... ). introspective. phénoménologique, de ce qui m'arrive, je vais pouvoir recons·
I! y a par ailleurs une autre questiono 11me semble qu'il n'y a pas eu tituer les opérations de langage }).Je crois que cette position n'est pas tenable
jusqu'à présent de distinction entre énonciateur et locuteur. C'est-à-dire que d'un point de vue scientifique. même si cela a un grand intérêt en tant que
derriêre des termes com me sujet, porte-parole. on confond I'énonciateur et témoignage. O'un autre côté, dans Ia position d'extériorité ou se trouve un
le locuteur. logicien qui veut construire un systême formei. on ne peut pas dire : « je
1I y a également sur le terme d'énonciation une tres grande ambigui·té. vais choisir comme catégorie, comme opération importante, celle-ci et ce\le·
Três souvent Ia situation d'énonciation est considérée dans Ia conception là }). Tous les logiciens se sont pratiquement cassés Ia figure sur un problême
empirique d'une situation qui serait historiquement descriptible. A ce mo- três simple et fondamental pour les langues naturelles, celui de Ia détermina·
ment-Ià. te terme de situation d'énonciation est une maniêre d'essayer de tion (de I'article défini, par exemple).
récupérer tout ce qui est du domaine empirique, le vécu. I'expérience ...• On rejoint alors les questions croisées d'Alain Lecomte et Jean·Jacques
on met tout cela dans le terme de « situation d'énonciation ». Courtine : le problême pour lelinguiste confronté au discours ne me semble
11 existe aussi une autre confusion : celle qui est souvent faite entre pas de choisir entre I'impossibilité, I'éclatement de Ia linguistique, ou Ia lin-
I'événement phénoménal - à supposer qu'on y ait accês - et I'événement guistique comme pure métaphore de Ia circulation. II s'agit pour lui de
construit. Je maintiens que lorsqu'on s'occupe de problêmes d'activité construire un systême de représentation qui force Ia linguistique à se poser
énonciative, on doit, en tant que linguiste. travailler à I'intérieur d'un cadre Ia question de I'articulation avec d'autres domaines. sans se cantonner dans
de réflexion qui cherche à avoir des rêgles d'homogénéité. et. parce qu'on une espêce de pseudo-autonomie. Je maintiens que le langage et le discours
travaille dans des domaines hétérogênes. se donner des rêgles de passages. ne sont pas du ressort unique des linguistes, ne sont pas leur propriété. I1
J'ai cherché à faire Ia distinction entre événement phénoménal et événement faut donc que le discours que va tenir le linguiste puisse s'articuler ave c le
construit en parlant d'un côté de valeurs référentielles, et de référent de discours que pourra tenir I'historien, le psychanalyste. etc.
Mais je voudrais soulever un autre point qui me parart obscur à propos
I·autre .... ~~9ccupe des valeurs référentieUes_cAIÇ.l.!.@~~~_à_partir
de ces agencements de marqueurs d'opérations que sont les énoncés. les des analyses de discours : on ne s'est jamais préoccupé de savoir comment. à
énoncés étant des construits théoriques. O'un autre côté. Ia référence ou le travers les discours. se constitue I'interdiscours qui fait que, à certains mo·
référent. se présente comme le réel extérieur, auquel éventuellement on ments, on a des lambeaux de discours qui vont rester, qui vont jouer un
pourrait avoir accês.
lf.l6 187

certain rôle, alors que tout le reste va pratiquement être éliminé. Comment Jacques RANCIERE
se fait ce processus ? 11me semble que c'est extrêmement important.
Encore un point : comment I'historien s'y prend-il lorsqu'il a affaire à Qu'est-ce que tu veux savoir au juste ?
~' ceux qui ne parlent pas ?
Bernard CONEIN
Elísabeth ROUDINESCO
Une réponse à Ia question posée par Antoine Culioli.
J'ai envie de répondre à Ia fois à cette derniêre question et à Ia question
de Ia trahison par un détour, et un peu autrement. Ce qui a été dit lã m'évo- Jacques RANCIERE
que quelque chose que j'ai constaté à propos de I'histoire du mouvement
psychanalytique en France. C'est une histoire secrête, on ne peut pas faire Sur le problême de ce que fait un historien par rapport à ceux qui ne
parler les gens là-dessus. Donc à propos de cette question des gens qui ne parlent pas et à ceux qui n'écrivent pas, je dirai premiêrement que je ne
parlent pas, il y a aussi les gens qui ne parlent pas parce qu'ils ont peur de suis pas historien et deuxiêmement que I'historien s'occupe un peu trop
parler. Si on veut interroger des témoins de cette histoire de maniêre trElS frénétiquement de « faire parler », d'ou Ia rencontre avec le problême du
.1 ~
simple, on a I'impression qu'i1s ne disent pas ce qu'ils pensent. En voulant porte-parole. D'ou aussi les interrogations sur I'espace privilégié accordé au
chercher des archives non écrites, par exemple pour faire raconter un paint porte-parole, dans une certaine visée Iiant celui-ci à Ia construction des
précis de I'histoire analytique, iI est absolument impossible de se passe r de mnts d'ordre. P'Jurquoi est-C'~ finalement un domaine privilégié pour ceux
témoignages oraux, parce que sinon I'histoire sera racontée de façon unilatéra- qui veulent lier linguistique et histoire ?
le à travers une analyse des textes, des idées et des doctrines, en n'obtenant Pour moi je discerne deux choses, qui sont en rapport avec cette obses-
rien sur Ia formation des analystes, qui, elle, s'est justement effectuée par sion de Ia matérialité discursive. D'une part une volonté de rendement maxi-
transmission orale. mum : arriver à une parole qui fonctionne ; d'autre part une espêce d'abstrac-
A ce propos, j'imaginais que les gens ne voulaient pas dire ce qu'ils tion de Ia rhétorique. Je pense qu'il y a une fascination de I'historien pour
pensaient pour ne pas trahir un secret, alors qu'en réalité je me suis aperçue tout ce qui est de I'ordre du brut, de Ia circulation de Ia parole, donc tout
au bout d'un certain temps que, si j'avais cette impression, c'est qu'ils ne ce qui est de I'ordre de I'irruption et de I'émergence. Si je prends les textes
savaient pas ce qu'ils disaient et qu'ils n'avaient ,ien à en dire. 11existe, en que j'ai lus pour' 0110que, qui faisaient le lien entre histoire et discours,
reprenant ce que Alain Manier a dit sur Ia débilité, quelque chose qui se effectivement je su i, frappé par ce privilêge d'une parole efficace et de Ia
passe à cet endroit : le crétinisme des analystes par rapport à leur histoire. place qui est donnée à un certain type de sujets parlants. En gros iI y a deux
objets pour Ia linguistique historique : Ia rhétorique des discours politiques
Bernard CONEIN (Ia rhétorique des gens qui parlent, qui savent parlerl et puis une espece de
brutalité circulante de Ia parole populaire, qui correspond à une espêce de
Antoine Culioli vient de poser une question qui, à mon avis, concerne faim três forte des historiens en ce momento
aussi le problême du statut de I'archive : qu'est-ce que fait I'historien lorsqu'il la question de I'identification et Ia question de I'archive, ça m'est un
a affaire à ceux qui ne parlent pas et qui n'écrivent pas ? peu difficile d'y répondre, parce que je travaille dans un esprit différent. A
Je vais donner juste deux exemples historiques, qui illustrent cette une certaine époque, j'ai travaillé sur les mots d'ordre, sur les archives de
questiono Un premier exemple qui a trait à Ia Révolution française et un police, sur les propos rapportés, et je me suis rendu compte qu'on pourrait
deuxiême exemple qui a trait au 1ge siêcle. Le premier, c'est le cas des sans- facilement interpréter cela, le décoder, définir des rêgles d'usages, utiliser
culottes. C'est une figure repérée et repérable uniquement dans le discours , 'certaines phrases du côté ouvrier et populaire et constituer une sorte d' « âme
rapporté de I'enquête judiciaire, et dans I'énoncé de porte-parole. i:des bêtes », de rationalité et de discursivité « infra », qui recouvrirait ce
le deuxiême exemple, c'est le cas de certains ouvriers au début du 1ge j;domaine. C'est pour ça que je me suis intéressé à un autre type d'archives,
siecle, qui s'identifient par un écrit, disant « Je suis ouvrier », dans cette . :;du genre correspondance ouvriêre, Iittérature et écriture ouvrieres, c'est-à·dire
presse ouvriere sous Ia monarchie de juillet, qui spécifie « ce journal est écrit ',au rapport que des gens établissent avec une langue, qu'ils apprennent par des
uniquement par des ouvriers ». C'est un problême que Jacques Ranciere voies détournées. Je me suis intéressé à Ia rencontre d'ouvriers avec Ia Iittéra-
conna!t bien. Comment, dans des cas aussi différents d'archives, peut-on ture à travers des processus d'apprentissage et d'auto-didactisme. Je crois que
donner à ces collectifs des propriétés identiques, puisqu'on parle de mouve- ce dont parlait Bernard Conein, « je suis un ouvrier qui écrit », c'est tout un
ment ouvrier à propos des ouvriers du 1ge siecle ?
lUB
189

, proce_ssus_d'jdentité_SlLJi_pas~l:Lpar_une formid<jble dén~gati~I1,.d~.,!~~t ce qui ouvriers chansonniers pour faire de Ia propagande. 11 est clai r que chez ces
s'est_passéav<ll}~,..?_savoir le rapp()rt.de ces gl!ns avec cette langue, qui est du chansonniers on fait facilement des chansons sur Ia société saint-simonienne.
domainedu mystére. :.----- . "0 • 0_ ---- •••• -.- ••• - •••
On est mis à Ia place de sous·directeur à Ia propagande dans un quartier ou·
y a un tas de descriptions
.. 11 assez curieuses de I'ouvrier de I'époque, vrier. Les autres ouvriers viennent et posent des questions sur Ia doctrine et
de celui qui, apres, a essayé de devenir poete ou journaliste. C'est dans ses mémoires un ouvrier chansonnier décrit les difficultés de cet autre
toute une premiére rencontre avec le papier noirci. IIs veulent tous faire des rapport.
verso « Comment faire des vers », devient Ia question : ils savent qu'il y a une
régularité, mais ils n'arrivent pas à saisir laquelle. 1I existe toute une série de Jean-Pierre FA YE
descriptions qui sont curieuses sur « SQ..mmenLoD~!:lY!Là_compreodr.e_oC:E)ne
régularité ». Certains ont commencé apres avoir lu Esther et Athalie, à cause Je voudrais revenir sur une des chaines du langage politique, à quoi j'ai
deschreurs : ils ont pu se raccrocher à cela pour déboucher sur I'alexandrin. fait allusion précédemment. Cette chaine de langage s'affirme comme « lan-
C'est surtout ce type d'archives qui m'intéresse. Comment les gens commen- gue naturelle ». Le Pere Duchesne, com me journal, se pose comme parlant Ia
cent à écrire, autant au niveau de Ia calligraphie qu'au niveau du comment langue des sans-culottes. Face aux Girondins des Cordeliers qui lui deman-
se débarrasser des barbarismes. On voit comment sur une période de dix à dent : pourquoi écrivez-vous ces feuilles abominables ? I1 répond : « Je sais
quinze ans, I'écriture vient à se conforme r et en même temps comment au parler le latin, mais ma langue naturelle est celle de Ia sans-culotterie ». Or
fil des années des barbarismes s'épurent. J'ai une certaine réticence pour Ia cette langue nature/le est une langue rapportée, car I'auteur, Jacques René
parole efficace, je serais plutôt pour ce qui est de I'ordre de I'entrée dans Ia Hébert, dans sa vie quotidiennp., n'emploie nullement cette « langue naturel-
langue. Effectivement c'est cela qui me gêne dans une certaine thématique, le ». Cette langue naturelle, bien que rapportée, se donne com me parlée. J'ai
essayé de vérifier ce rapport, ce qui m'a donné des résultats curieux. Certaines
c'est I: _~ro(;essus qui aboutit à cet effet d'identification, qui dit « j'ai le des locutions, certains termes ou vocables, pouvaient remonter jusqu'à
qUi. e.st.prése.o nt..e iCo.i..Pou~ m,oicequi est intéressant dans le travail d'archives, j'
Rabelai.:. Jt pour d'autres j'en ai trouvé Ia signi"~ation, soit dans les Diction-
écrire et pour parler de moi comme ouvrier ».
droit d'écrire
00 parce que je suis une personne qualifiée socialement pour j naires du bas-Iangage des années 1808, soit dans les lexiques du parler de Ia
Beauce Québéquoise. 11 y a une sorte de triple temporalité : Ia langue de Ia
Bernard CONEIN
pré-Renaissance, Ia langue du bas-Iangage de !'époque des Lumieres, et Ia
langue actuellement parlée au Québec. Ce même uuébec ou se joue actuelle-
Et ça n 'est pas une parole efficace ? ment une partie politique, dans un référendum qui pose Ia question de Ia
souveraineté en référence à Ia question de Ia langue, dans son rapport au
Jacques RANCIERE
langage. I) ne s'agi~_p"~~ seulement d'une langue que I'on parle, mais d'une
langue qui esten même.tempsle pouvoir de langage du citoyen politique. 11
Non, je le mettrais de I'autre côté. "existe un trés be~u texte d'un palhe du Québec, Miron, qui affirme : « Je
parle de ce qui me concerne, le langage. le code commun à un peuple ».
Elisabeth ROUDINESCQ Cette relation entre langue naturelle et puissance du langage est en relation
avec Ia question de Ia souveraineté politique. Ce n 'est pas un hasard si le
Je voudrais une précision. Tu as I'air de dire que dans ce cas-Ià, les pere Duchesne est le rival politique le plus acharné de Barére, qui est I'homme
ouvriers écrivains écrivent plus facilement ou plus spontanément de Ia poésie des décrets de Thermidor an li, sur Ia langue nationale et I'écrasement des
que de Ia prose? dialectes vivants.

Jacques RANCIERE Rolande HLACIA

C'est tres net, beaucoup commencent par apprendre des vers et des Je voudrais poser une question à Antoine Culioli, concernant Ia défor-
chansons avant de savoir parler en prose et donc de tenir ce type de discours, mation française, qui consiste à appréhender Ia langue par le biais des mots.
que I'on tient, quand on dit : « je suis ouvrier, je vais vous exprimer Ia situa- La recherche française donne toujours I'impression que les mots sont structu-
tion de I'ouvrier ». 11 y a des gens, qui forcément écrivent moins, ils créent rés comme des notions. Cette déformation apparait nettement lorsqu'on
alors une autre forme d'identification. Les Saints-simoniens utilisaient des étudie d'autres tangues, comme les langues africaines. Les linguistes qui
1!IO 191

travaillent sur Ia transcription des langues sont tres conscients de ce type Elisabeth ROUDINESCO
d'erreur. Est-ce que les linguistes africains sont eux-mêmes conscients de ce
genre d'erreur ? Quand vous avez cité cette énormité, que si on formait des linguistes
africains, ils feraient de I'introspection, vous ne croyez pas qu'on méconnais-
Antoine CULlOLl sait là completement le statut de I'inconscient par rapport à Ia langue natu-
relle?
C'est un probleme qui nous écarte du sujet, qui est marginal par rapport
aux questions du colloque. Antaine CULlOLl

Rolande HLACIA Dans ce cas, je crois qu'on a affaire à une forme de positivisme, lié à
une certaine conception de Ia matérialité, pour en revenir à ce terme ; car
Non, pas du tout. on me propose de parler des matérialités discursives, alors je suis bon éleve,
je réintroduit le sujet. On peut concevoir Ia matérialité comme un phénome-
Antoine CULlOLl ne, à Ia limite physique, susceptible d'une analyse spatio-temporelle.
D'un autre côté on peut aussi Ia concevoir, pour continuer ce geme
En tout cas, il est difficile d'y répondre en cinq minutes. En Afrique, il de métaphore, comme une sorte de bloc incontournable, à partir duquel on
existe peu de linguistes qui travaillent sur leurs propres langues, sauf si ce sont peut reconstruire quelque chose.
des pays techniquement développés. Grossiérement, on pourrait établir une Mais on peut aussi songer à une autre conception de Ia matérialité,
relation entre le développement de Ia Iinguistique et le produit national bruto selon laquelle I'énoncé est un construit théorique, c'est-à-dire un agencement
La Iinguistique est un véritable luxe pour ces pays-Ià et ce sont des gens de de représentants, de symboles naturels, phoniques, ou graphiques, mais en
I'extériel'", dans Ia grande majorité des cas, qui viennent s'occuper des langues même temps un représentant à I'intérieur d'un systeme de représentation,
parlées africaines. Parfois cela va même plus loin, j'ai une fois entendu dans puisque les langues elles-mêmes sont des systémes de représentation. A ce
un colloque du C.N .R.S. quelqu'un qui, lorsque j'avais dit que je voulais for- moment-Ià, iI faudrait distinguer deux termes dans I'énoncé : I'énoncé-token
mer des Iinguistes africains, m'a répondu que c'était une erreur, car ils ris- et I'énoncé-type.
quaient de Taire de I'introspection ! C'est effectivement une position caricatu- Nous aurions alors Ia phrase, qui serait un type, et I'énoncé qui serait
rale, mais significative. I'occurrence matérielle : chaque fois que I'on produit un énoncé, il est unique,
En ce qui concerne le niveau lexical, on pourrait citer le texte de Freud et il n'y aura jamais plusieurs énoncés identiques.
sur I'ambivalence dans les mots primitifs, qu'~mile Benveniste a repris, en Ma position c'est de considérer I'énoncé en tant qu'agencement de
soulignant que Karl Abel, I'inspirateur du texte de Freud, avait dit des bêtises représentants, construit théorique. Ce serait un autre emploi de « matéria-
sur Ia langue, ce qui est vrai. Reste que le probhlme posé par Freud est un Iité » : non pas matiére (préexistant de toute façon comme unité physiquel
probleme réel. mais forme. Cette forme ne serait pas amorphe, mais produite par tout un
__-,>~ On peut montrer qu'à I'intérieur d'une langue fondée sur des représen- ensemble d'opérations, constitutives de toute activité symbolique humaine.
./ tations de type alphabétique, il ne se passe pas du tout Ia même chose qu'avec Prendre en compte I'inconscient, suppose qu'il y a toujours cette
// les systemes idéogrammatiques. Par ailleurs lorsque vous lisez dans un certain activité. Lorsque cette personne avait peur de l'introspection, je crois qu'il y
~ -. ordre, Çà' n'est pas Ia même chose si vous avez un espace organisé de haut en avait autre chose : elle se disait que quelqu'un qui ne connaft rien à une
bas, de droite à gauche, ou de gauche à droite. Ce que je maintiens sur ces langue et qui I'aborde avec des critéres quasi-mécaniques, comme les procédés
questions, c'est Ia nécessité de prendre conscience de ces déformations inévi- de communication, va finalement obtenir de meilleurs résultats que celui
tables, car dépendantes de réseaux de formes culturelles. Ces déformations qui, Ia connaissant, risquerait de faire des tours de passe-passe sémantiques
qu'on subit, quelquefois on les reproduit, car on a recours à une théorie spon- ou phénoménologiques. C'est évidemment naff comme position .: cela peut
tanée de I'analyse du discours, qui est biaisée, par rapport à ce qu'elle pour- marcher pour toute Ia parti e c1assificatoire de I'analyse, mais Ia question est
rait et devrait être, si elle prenait en compte I'existence de ces déformations. de savoir si c'est ça Ia linguistique ! J'ai eu des débuts de frissons en entendant
parler de typologie des discours. Est-ce que c'est le but de Ia linguistique, de
faire du classificatoire ?
10/' 193

Flisa/)clh ROUD/NESCO Bernard CONE/N

Moi, je crois que cette position n'était pas du tout naive ! Vous faites référence à des cnoses dites ici ou des choses écrites ?
C'est une question posée à I'analyse de discours en général ?
Antoine CULlOLl
Antoine CULlOLl
Vous savez, moi, étant Iinguiste et pas psychanalyste, j'ai un autre
rapport à Ia nai"veté. C'est une question d'analyse du discours, mais tout à I'heure il y a eu
Puis-je vous poser une question : en tant que psychanalyste, y a-t-il pour quelque chose de dit sur cette questiono Enfin si ça n'a pas été dit, ça aurait
vous des phénoménes nai"fs ? pu être dit !
Ma question concerne I'existence de typ%gies et de classifications
E/isabeth ROUD/NESCO en analyse du discours. J'ai le sentiment que dans le domaine de \'analyse du
discours, on s'intéresse à une question d'abord pour des raisons politiques
Je répondrai évidemment non ! Parce que Ia question qui s'est posée à et idéologiques. On prend un texte comme une configuration spécifique qui
propos de cette histoire de formation de Iinguistes africains, c'est - et vous peut être considérée comme irréductible et porteuse de propriétés singuliéres ;
avez mis I'accent dessus - I'idée de Ia langue maternelle. Ce dont il s'agit, mais d'un autre côté, on essaye de r,laintenir un discours général à son pro-
c'est de les former pour qu'ils puissent décrire avec les moyens de Ia linguis- pOSo J'ai !'impression -- ce que je veux dire va peut-être apparaitre comme
tique, une langue qui est en même temps leur langue maternelle. une agression et je ne voudrais pas que cela en ait I'air - que l'analyse du
11 se pose en psychanalyse une question, qui n'est pas tout à fait Ia discours oscille toujours entre, d'une part, des analyses qui se tournent
même mais qui Ia rejoint : on dit qu'jj vaut toujúurs mieux faire une analyse vers I'histoire en t;1 "'IC singularité et qui tiennent un discours de générali-
dans sa tangue maternelle que dans une autre langue. Mais j'ai connu le ,JS de té mi"imale, et, l" le part, un discours qui prétend avoir une force de
quelqu'un qui a appris le français essentiellement pour faire une analyse en généralisation et qui va ainsi nécessairement vers des dispositifs c1assificatoi-
français et non dans sa langue maternelle, parce qu'il avait I'impression que res, c'est-à-dire des typologies ; mais des typologies sans objectif ! Ou moins
dans celle-ci il serait toujours poursuivi par ses parents et qu'il serait observé j'avoue que je ne vois pas bien I'objectif : est-ce un objectif interventionnis-
en permanence. C'était un cas de contre-exemple, et effectivement Ia raíson te ? ... Ce que je comprendrais parfaitement, si I'objectif était d'aider à une
donnée était valable : il fallait que cette personne fasse son analyse en fran- prise de conscience politique (par exemple démasquer les forfaitures, les
çais. trahisons ... ). J'aimerais en savoir un peu plus : parce que je me demande si
on n'a pas affaire à de simples juxtapositions de discours ...
Antoine CULlOLl
Miche/ PECHEUX
Ça rappelle un peu Wolfson.
11 faut dire tout d'abord que I'expression « typologie de discours »
E/isabeth ROUD/NESCO n'a pas été construite par Antoine Culioli pour les besoins de Ia discussion.
1I y a bien des gens qui croient en effet que faire de I'analyse de discours,
Qui, et un analyste trop orthodoxe aurait pu refuser une analyse de ce c'est travailler dans I'espace de latypologie du discours. Mais le fait est que
type : parce que c'est un dogme, I'idée de faire une analyse dans sa langue cela ne s'est pas tellement fait iei dans les trois jours de ce colloque.
naturelle ... maternelle plutôt.
Antoine CULlOLl
Antoine CULlOLl
Bien, alors pourquoi est-ce que cela ne s'est pas fait ici ?
J'aimerais bien qu'on réponde à Ia question que j'ai posée à Ia canton-
nade, concernant le classificatoire et Ia typologie des discours. Michel PECHEUX

Oans le processus historique par lequelles diverses entreprises d'analyse


I !)lI
195

de discolJlS se sont constituées depuis une quinzaine d'années, il apparaft gouvernement. Comment ne pas remarquer que, dans Ia conjoncture même
qu'elles n'ont cessé de s'éloigner d'une perspective typologique. ou le Parti socialiste et le Parti communiste confondent leurs discours en
un « langage commun », ne serait-ce que le temps d'un programme, apparais-
Antoine CULlOLl sent justement dans le domaine de I'analyse du discours un grand nombre de
travaux qui se proposent d'effectuer I'analyse contrastive du discours com-
Je suis d'accord. muniste et du discours socialiste, en s'attachant à repérer, dans leur lexique
ou dans les opérations linguistiques qu'í!s mettent en ceuvre, les marques de
Michel PECHEUX leur individuation ; en les rangeant sous des typologies qui opposent leurs
caractêres (discours polémique/discours didactique ; discours en je/discours
On peut citer, pour donner un peu de concrétude à I'allusion que tu en nous ... ).
faisais, I'exemple de I'opposition entre discours polémique et discours didac- L'apparition massive en analyse de discours de travaux contrastifs qui
tique, censée expliquer ce qui s'est passé au Congrês de T ours en 1920. Or se donnent pour but Ia caractérisation différentielle du discours socialiste et
I'idée que Ia question de I'analyse de discours serait le lieu de généralités du discours communiste produit donc dans le domaine de cette discipline
minimum à J'intersection d'un certain nombre de disciplines (idée directe- un effet de contrepoint à I'égard de 1'« événement discursif » qui domine
ment liée à cette perspective typologique) a été mise en cause dês I'ouverture Ia conjoncture politique. On peut voir là, au sein de I'analyse de discours, un
de ce colloque. Ces trois jours de travail ont privilégié une autre perspective : cffet directement politique des contradictions qui caractérisaient, sous le
celle du rapport d'hétéragénéité matérielle de zones textuelles en disjonction « langage commun » d'un programme, I'alliance des principales forces de Ia
(dans Ia perspective, par exemple, de Michel Foucault) et celle des contra- gauche française : Ia nature contradictoire de cette alliance a en effet produit,
dictions inégalisant les rapports entre ces ZOnes. 11 ne s'agit jamais d'un espace com me I'un des « effets discursifs » liés à cette conjoncture, I'oscillation
plat, égal, susceptible de se voir affecter une structure au sens pseudo-mathé- incessante entre le rappel du sens commun des mots et I'interprétation diver-
matique du terme et d'être ensuite manipulé à travers des catégories typolo- gente que chacun pourrait en faire.
giques. Encore un mot sur Ia question des typologies : on ne peut pas I'évacuer
aussi facilement. Si les typologies produites font parfois sou rire, il ne faut pas
Herbert BOSCH oublier que I'on a reconduit le probillme des typologies à travers I'emploi de
Ia notion de « formation discursive }).Ce que, par contre, montrent des prati-
J'aimerais poser une question qui touche à Ia liaison entre I'analyse du ques d'analyse plus récentes qui ont pris le parti de I'hétérogénéité et de Ia
discours et I'intervention politique : ce qui me frappe, c'est qu'il n'y a pas contradiction - des formes d'inconsistance du discours - c'est qu'on repêre
d'analyse discursive de Ia droite en France, alors que c'est ce problême qui surtout (mais cela ne sera pas une découverte pour les historiens) des choses
nous intéresse nous en Allemagne. qui sont de I'ordre de Ia circulation, mais aussi du retournement et de Ia
torsion.
Jean-JacquesCOURTlNE Au point ou nous en sommes, j'aimerais bien renvoyer Ia question
suivante : pourquoi de I'analyse du discours en France ? Parce que, si on
C'est une question importante car elle permet de pointer les effets regarde Ia scêne internationale de ce point de vue, on s'aperçoit qu'on a
politiques repérables dans le champ de I'analyse du discours en France : en affaire à une spécificité française. On peut considérer I'analyse du discours
effet, depuis Ia constitution de cette discipline, Ia grande majorité des corpus en bien ou en mal, on peut Ia considérer (c'est parfois le cas) comme une
étudiés ont été des discours de gauche, avec une fixation qui fait retour sans linguistique du pauvre, une demi-linguistique ou une demi-histoire ; toujours
cesse, une sorte d'insistance à produire des distinctions entre le discours du est-il que cela s'est constitué en France. Pourquoi Ia linguistique en France
Parti socialiste et celui du Parti communiste, et ceci sous diverses conjonctu- s'est-elle adjointe cette espêce de supplément d'âme, de mauvaise conscience
l.
res (Congrês de Tours, Front Populaire, Libération ... Pour tenter de répon- historique ? J'aimerais avoir votre réaction à ce propos.
dre à Ia question posée, un détour est nécessaire par Ia conjoncture politique
françai~e depuis I'inauguration de I'analyse du discours com me discipline. Antaine CULlOLl
Cette conjoncture est dominée en effet par I'alliance politique nouée
par les partis de I'Union de Ia Gauche, qui aboutit, en 1972, à un « événe- 11 y a plusieurs réponses, qui d'ailleurs ne s'excluent pas. 1I y en a une
ment discursif » d'importance : Ia signature d'un programme commun de naturellement, qui est I'intérêt idéologique, politique ... : réponse tellement
I!II;
197

iJ;]llilleque je n'v insiste pas. 1I V a aussi d'autres réponses. française, soit au discours des partis de gauche, du P.S. et du P.C.F. Les dis-
Premierement : je pense qu'il V a une obsession française de Ia signifi- cours de droite, Ia pensée de droite ont été três peu analvsés.
cation (Jacques Bouveresse insiste souvent sur le manque d'intérêt total en Jean-Pierre Fave a été I'un des rares à bien ana1vser les différences
France pour tout ce qui concerne le langage tel qu'on I'appréhende dans les entre les divers discours de droite. Je suis três souvent frappée, car j'ai un
pavs anglo-saxonsl ; il me semble que les analvstes de discours français ont peu étudié Ia pensée de droite en France, par I'amalgame que Ia gauche fait
trouvé là un moven d'aborder des problémes de signification en sautant à entre des courants de droite completement différents. On ne s'aperçoit plus,
pieds-joints sur les problêmes de forme, tels qu'ils peuvent se poser d'un aprês, d'ou viennent certains discours. Par exemple, ce que raconte Alain de
point de vue strictement Iinguistique et logique. Benoist, c'est quelque chose qui est entré depuis des années dans Ia vie politi-
Deuxiêmement : en France on a rattaché três tôt Ia linguistique à Ia que française, et on met I'étiquette « droite » dessus, un point c'est tout !
sociologie, on le voit historiquement. Alors qu'en Grande Bretagne il vavait
toute une formation technique au XVllle siêcle qui faisait que I'on étudiait Jean-Pierre FA YE
les langues en tant que langues, pour pouvoir former de bons missionnaires
en France on s'intéressait à Ia relation entre langage et idéologie, et il me Le point de départ, ce fut pour moi le choc reçu par Ia brusque flambée
semble que cela est resté. C'est pour cela - et j'attire I'attention là-dessus - d'un langage d'extrême droite, en France, autour de Ia configuration qui a
qu'il me semble qu'il serait désastreux que I'analvse du discours soit ce que donné naissance en 1958 à Ia Cinquiême République. C'est une période ou
vous disiez qu'elle risque d'être : une linguistique du pauvre, une demi-linguis- pour une fois il V a eu une sorte d'unification de Ia langue fasciste, d'un
tique ou une demi-histoire. C'est-à-dire qu'elle doit effectivement se donner fascisme « français », autour de pôles de pouvoir. Une tentative qui a été à
les movens d'affronter I'articulation entre des domaines hétérogênes ; sinon, à Ia fois réussie et manquée de façon assez curieuse. La prétendue « Révolution
mon avis, elle ne sera qu'une espêce de discours redoublé. du 13 mai » (1958) était effectivement une sorte de « révolution d'extrême-
Troisiemement : Ia France est un des pavs ou Ia littérature a joué un droite » avec des homologies de vocabulaires três surprenantes, três proches
três grand rôle, et on peu~ ~e demander si I'analvse du discours r'~st pas une de Ia langue de Ia Nationale Bewegung de 1928-1930 en Allemagne, en
maniêre, sur ce point, de relayer I'explication de texte en tant qu'exercice particulier dans toutes les connotations du mot « systême », ce systême qui
scolaire, et comme I'exercice qui apprenait aux gens à lire. était tantôt les mendésistes, tantôt le P.C.F., tantôt simplement le Parlement.
Avec cet ensemble de facteurs, on a déjà une amorce de réponse à Ia I1 V a une préhistoire de Ia droite à faire autour des années 1958, dont
question : pourquoi cela c'est fait en France ? C'est-à-dire que c'esl au fond nous supportons les structures sous les formes de Ia Ve République, sorte
un substitut de Ia relation entre linguistique et sociologie ; c'est un substitut d'épiphénomene dérivé de cette « révolution » fasciste qui n'a pas eu lieu.
de Ia relation entre Iittérature et langage, et c'est une tentative pour chercher D'autre part pour revenir aux objectifs fondamentaux qu'il peut V avoir
à réagir devant des textes d'une maniêre complexe et réelle ... ou bien au derriêre ce tvpe d'analvse - et c'est là qu'Antoine Culioli met le doigt sur Ia
contraire, pour chercher à éviter de répondre au probléme ! Ce dont il s'agit, plaie et le centre de nos interrogations -, quel intérêt y a-t-il à faire tout
c'est de Ia relation entre, d'un côté, les formes énonciatives, et d'un autre cela? En ce qui me concerne, je dirai que c'est une tentative pour introduire
côté, les valeurs significatives qu'on peut donner à ces textes. Ce qui a été un renversement quasi-copernicien dans Ia science de I'histoire, là ou celle-ci
dit tout à I'heure à propos des tvpologies discursives opposant les textes du est aujourd'hui dans une curieuse impasse. Je dirai que Ia Nouvelle Histoire
Parti communiste et du Parti socialiste était extrêmement intéressant : finale- est partie d'un postulat assez proche de celui du matérialisme historique ;
ment tout tourne entre le P.C.F. et le P.S. autour du problême de Ia bonne elle se voulait une sorte de transcription française du matérialisme historique
et de Ia fausse monnaie ; ce point de vue-Ià me semble catastrophique ; on a au niveau de I'institution universitaire. D'ou, tout d'abord, des analyses de
des mots, on s'imagine que les mots ont un sens et on dit : « mes mots ont un longue durée à partir des infrastructures, des mouvements de prix, des mou-
sens, vos mots n'ont pas le même sens que les miens » ; alors que I'on peut vements de salaires, en abordant, par exemple, Ia Révolution française de
montrer que ce n'est pas ainsi que ça fonctionne ... três loin. Démarche et détour excellents - jusqu'au moment ou cette nouvelle
histoire tourneboule sur elle-même et nous dit: ces longues durées,
Elisabeth ROUDINESCO réflexion faite, ce n'est pas cela qui est important, ce n'est pas le mouvement
des prix, mais des tendances historiques beaucoup plus (' profondes » par
Je souhaiterais revenir sur une question déjà posée. Ceux qui ont fait exemple Ia tendance à Ia centralisation ... De cette façon, entre les Capétiens
de I'analyse de discours se sont intéressés soit au discours de Ia Révolution et les Bonaparte, on finit par évacuer « I'épisode » de Ia Révolution françai-
se, dont on était parti com me d'une référence centrale.
19S

Apres une eoneeption soeiologisante de I'histoire, on a done une his-


La frontiere absente"- (un bilan)
toire « eoneeptuelle )l ••• Pour moi, ee qui m'intéresse, dans ee « retour à Toe-
queville », s'il faut le nommer, - retour qui se présente eomme une grande
révolution épistémologique -, e'est le retour à une petite proposition, à un
énoneé qui n'est pas de Toequeville, mais de Louis Napoléon Bonaparte au
lendemain de son 18 Brumaire, e'est-à-dire de son 2 déeembre. Louis Napo- Le pari du col/oque était d'ouvrir un espace de confrontation entre les
léon Bonaparte y énonee déjà ee que François Furet découvre maintenant : disciplines se définissant par des champs radicalement hétérogimes (Ia langue,
/'histoire, l'inconscient) mais qui toutes ont affaire avec du discours, ce terme
« les révolutions ont surtout pour heureux effet d'aboutir dans notre pays à
une eentralisation de I'autorité ». Autrement dit, il définit lui-même ee étant à entendre non pas seulementcomme « document » ou sont déposés les
germes d'une science ou Ia trace des existences, mais aussi comme
qu'est une « révolution eonservatriee ». Avee 70 ans d'avance sur Ia Konserva-
tive Revolution allemande. Ii monument» (pour reprendre I'opposition de Foucault), objet singulier de
langage, singularité d'une situation historique, singularité d'une existence.
Le point concluant est, me semble-t-il, que cela, que nous essayons de
ftablir un compte-rendu, c'est faire les comptes et ordonner un récit,
décrire par des biais différents, c'est une histoire « approchée », au sens
c'est-à-dire se condamner à Ia figure rhétorique du theme. Mais Ia forme
bachelardien. Ce qui précisément pour I'historien n'est pas entierement
axuménique du theme ne doit pas dissimuler Ia singularité des figures qui
pensable dans Ia mesure ou, s'il réunit tous les documents, à Ia limite, il
structurent le dise" 'r~ des intervenants, ou les questions posées : Ia spécificité
doit penser qu'il en a fini avec son objet, qu'il a « trouvé » son objeto Alars
de ce col/oque i semble consister dans Ia maniere dont ces figures et
qu'à ce moment·là tout reste à faire, parce qu'il s'agit de montrer eomment
questions revienl7ent et insistent dans tout ou partie des interventions (au
s'agencent, camment s'effectuent les opérations et les abjets. Et cela ne peut
départ relativement hétérogenes les unes par rapport aux autres), définissant
se faire qu' à travers les opérations effeetives que le langage naus laisse entre-
ainsi autant de Ii points d'attaque» d'un titre délibérément fIou
vair, camme trame même des rapports sociaux médiats et immédiats.
(li Matérialités discursives», c'est plus un index qu'un concept} et une
certaine position discursiv<;, théorique et sans dou te politique.

1. Le discours : du même pris dans I'autre

Des années de structuralisme relayées par /'analyse de discours, mais aussi


Ia conception de I'individuation d'une science par clôture d'un domaine
propre, nous avaient habitués à considérer le discours cnmme un intérieur
(Iieu du dicible et du sens) bordé par un extérieur (Iieu de l'indicible et du
non-sens). Une des figures majeures organisant Ia réflexion des intervenants a
été de penser /'extérieur d'un discours non plus comme /'au-delà d'une
frontiere, mais comme un en-deça sans frontiere assignable, comme Ia
présence-absence efficace de I'autre dans le même sens .-
- remise en cause de I'opposition discursiflextra-discursif, comme deux
espaces hétérogenes, par Ia reconnaissance de Ia production discursive de
I'extradiscursif (E. Laclau) ;
- indicibles du discours, de Ia syntaxe, de Ia linguistique ou de Ia logique
(sous Ia forme de ce qui n'y est pas représentable, de ce qui brise Ia
consistance de son écriture), comme effet de ce dont ils ne veulent rien savoir
(P. Kuentz, F. Gadet, A. Lecomte) ;
- débris discursif, inconsistance d'une formation discursive (J.J. Courtine),
parole de I'autre dans sa propre parole (J. Authier) ;
- irréductible de Ia langue dans le discours d'un systeme conceptuel (J.M .

• Ce titre est emprunté à Ia communication d'A. Lecomte.


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Rey) ; une contribution à un éloge de Ia débilité (A. Manier).


- dominance idéologique comme effet de rinterdiscours dans l'íntradiscours .-
Ia loi d'un discours (ce qui domine et organise un discours) n'est pas dans les 3. Le probleme de I'émergence: le discours comme effet
régularités de ce discours, mais dans un extérieur immanent à celui-ci (J.J.
Courtine, J.M. Marandin).
Dans une problématique privilégiant le même conçu comme ressassement
D'ou un espace de questions qui réferent à. Ia problématique de référé à un domaine de mémoire ou s'assure I'homogénéité d'une formation
I'hétérogénéité et de Ia contradiction : discursive et comme répétition horizontale, en expansion dans le discours ou
a) comment concevoir celfes-ci, s'il ne s'agit ni d'un simple réseau s'instaurent un Ii sujet p(ein de son discours » et un univers du discours ou le
d'oppositions, de décentrements dans un référentiel globalement homogime sens se stabilise par le jeu des paraphrases et des reformulations, plusieurs
(ce que je dis, c'est ce qui me dífférencie de ce que dit I'autre sur le même intervenants, ainsi que les participants de Ia Table Ronde, ont posé le probli3me
sujet), ni d'une circulation quasi-brownienne (finalement, on dirait n'importe de I'événement discursif.
quoi ...) de lambeaux plus ou moins complexes de signifiants, de langues et de Penser le discours comme événement suppose de concevoir comment du
discours?
discursif peut arrêter un processus, rompre une répétition, le ressassement.
b) comment concevoir celfes-GÍ, s'il ne s'agit pas d'une limitation radicale (Ie De ce point de vue, I'événement est fondamentalement une interruption et
miroir ultime de Ia finitude humaine : /'indicible, I'impensé ou Ia mort) mais une émergence :
d'une matérialíté efficace ?
- /'ínterruption par et dans une parole :
c} comment concevoir celfes-ci, s'il s'agit non pas de ce qui emoêcherait de . Ia parole prophétique comme maUonction du discours, mal-diction (O.
déterminer un champ de contradictions, mais de ce qui au contraire Vida!) dans laquelle /'autre d'un discours orthodoxe s'articule
contraint à en spécifier les dissymétries ? prophétiquement. De ce point de vue, Ia parole est porteuse de vérité
intempestive, perpétuelfement menacée de s'ensevelir dans le silence;
2. La lecture : un ~.avail de trituration
. Ia rencontre, moins comme reconnaissance que comme choc, dans lequel Ia
répétition verticale vient trouer le ressassement discursif de Ia répétition
L'autre figure récurrente concerne Ia pratique de travaí! sur les discours : horizontale (J.M. Marandin) et consacrer I'effet de hasard en /e produisant
non plus définie comme lecture ou se mêlent le voir et I'entendre (d'un sens comme nécessité.
au travers d'une séquence textuelfe) mais travail au sens de travail Par ces deux biais, Ia parole apparaít comme /'ínstance de I'Autre dans le
philosophique (Wittgenstein commenté par P. Henry) : I( Ia philosophie n'a discours, à /'íntérieur du champ même du langage, comme ce qui troue I'ordre
rien à dire, ce qui ne veut pas dire qu'il n'y a pas de travail phi/osophique ». du discours et annule tout métadiscours.
Ce travail est Ia mise en eeuvre de Iaposition définie ci-dessus, qui conduit Simultanément, Ia paro/e apparaít comme un jeu de langage au bord du
à faire place à /'ínconcevable, en un double geste : silence: Ia parole intempestive intervient comme passage aphorístique,
- concevoir clairement le concevable pour montrer I'inconcevable, eeuvrant dans le discours philosophique à en déconstruire le dogmatisme (P.
c'est-à-dire régler un systeme et un intradiscours; Henry) : I'énoncé wittgensteinien selon lequel « ce qui est important, c'est ce
- détruire I'homogénéité imaginaire des systemes et des intradiscours. qui ne peut être dit », désigne que le travail phi/osophique à affaire au langage
Ce theme a été repris dans Ia référence contrastée à des écritures sous Ia forme d'une question paradoxale : comment parler de ce dont on ne
littéraires : chez Borges et chez Joyce se jouent deux pratiques syntaxiques, peu t pa rler ?
I'enchâssement et Ia déliaison (M. Pécheux), à des écrítures conceptuelfes : Ce paradoxe atteint son point maximum au moment ou, le symbolique
comparaison de Freud et de Nietzsche (J.M. Rey), ou une réflexion sur ce que faisant défaut, /e visible d'un geste ou d'une image vient hanter I'absence de
Ii déconstruire Ia syntaxe » peut supposer comme construction de celfe-ci (F. toute parole (J.M. Gaudil1i3re, A. Manier). La question est alors de savoir si,
Gadet). dans I'espace de Ia psychose, roreil/e cede véritablement Ia place à I'eeil, et
Ce travail théorique définit un discours qui ne dit rien, n'interprete pas avec quelfes conséquences théoriques (par rapport à Ia théorie /acanienne du
(qui ne place pas de systeme en position de locuteur à Ia place de lui qui Signifiant)et pratiques (par rapport à Ia question du regard psychiatrique) :
énonce /e discours, produisant ce que I'autre ne voyait pas qu'í! disaiO, mais - I'émergence dans une pratique discursive d'un énoncé ou d'une place
qui montre, qui ouvre une perspective pour discerner ce qui résiste à se dire énonciative. J. Guilhaumou et D. Maldidier reperent /'émergence d'une place
dans le dire même. Une pratique qui sort du ressassement, de I'assomption énonciative prise par Henri Fiszbin, dans un appareil et un discours qu'il répête
dans le sens, pour interrompre le cercle de Ia répétition et des paraphrases : mais déplace du ta;t même de /e repéter dans une p/ace autre. IIs montrent
202

comment cette émergence détermine I'affrontement de stratégies discursives


autour d'une formule (<< A Paris nous avons mis en CEuvre I'orientation du
XXlle Congres avec difficultés J», affrontement repéré comme un brouillage
ou un déplacement de frontif}res autorisant simultanément l'inclusion et
I'exclusion de Ia Fédération de Paris par rapport au « nous » de Ia Direction
Communiste.
Un autre exemple historique d'intervention discursive, constitutrice
d'événement, conceme /'apparition de Ia place énonciative du porte-parole au
cours de Ia Révolution Française (8. Conein): /'événement fonctionne ici
comme l'intervention d'un sujet refoulant l'irruption

Par ces deux biais, le probleme posé est celui de Ia production du réel ou de
f'histoire par les discours (E. Laclau).

4. La syntaxe : entre l'impossible et l'interdit

La possibilité de grammaire d'une langue se fonde de f'opposition entre ce


qui peut être dit et ce qui ne le peut pas, soit une référence à l'impossible,
distingué de I'interdit et condition de celui-ci: existe-t-il autrement qu'en
référence à Ia regle, trop rapidement confondue avec le régulier ? (J.M.
Marandin, F. Gadet). L'oubli du lieu de production du discours grammatical
(de I'école à /'université) tend à aveugler les linguistes sur leur pratique et sur
leur objet (P. Kuentz). BIBLIOG RAPHIE
Cette référence décisive à l'impossible-condition de Ia langue est approchée
pa r Ia Grammaire Générative Transformationnelle sous Ia forme de
f'opposition entre grammatical et agrammatical. Cette dichotomie conduit
plusieurs intervenants à s'interroger sur Ia forme de Ia frontiere entre ces deux
termes, pour insister sur son caractêre inassignable, pour montrer qu'elle
sépare deux objets qui sont fondamentalement de même nature (F. Gadet),
pour souligner son lien à l'impossible par le fait qu'elle ne sépare de rien (P.
Henry), que I'extérieur est tout autant à I'intérieur (J.J. Courtine). 5'il n'y a
pas de métalangage, rien ne permet de dire l'impossible du langage.
La question de Ia représentation de Ia langue à travers Ia grammaire se pose
dans les limites de celle-ci, soit sur des points grammaticaux précis (J.
Authier), soit par Ia nécessité, pou'r traiter certaines questions, de faire
in tervenir un savoir extra-grammatical (M. Pécheux). La question de Ia
syntaxe est ainsi reliée par divers biais à I'opposition traversant par ailleurs
f'ensemble du Col/oque entre intradiscours et interdiscours, en tant que
condition de production du sens autour d'une frontiere inassignable (J.J.
Courtine, A. Lecomte) ou du sens se produit dans le non-sens.
Tout ceci conduit à s'interroger sur I'autonomie de Ia syntaxe, non pas à
travers sa remise en cause sociolinguistique, mais en référence à Ia discursivité.

Les organisateurs.

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