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LA REPUBLIQUE DE PLATON

PAR ALAIN BADIOU (1989-1990)

(Notes d’Aimé Thiault et transcription de François Duvert)

1er cours 2
2ème cours 4
1° seule la philosophie peut rapporter les mathématiques à la politique.......................................... 5
2° la philosophie a un contraire : la sophistique............................................................................... 5
3° ultimement, la philosophie articule l’opposition de l’être et du non-être.................................... 5
4° la philosophie implique ou traverse des énoncés sur la poésie, ie sur l’art. ................................ 6
5° à ces 4 critères, il faut ajouter concernant Platon une logique du mixte,..................................... 6
3ème cours 7
1° « celui dont le désir de sagesse (sophia) n’est pas fragmenté, mais total » (V, 475 b). 7
2° « ceux qui sont amis de la contemplation de la vérité » (V 476 d) 8
3° « celui qui reconnaît l’existence de la beauté comme telle et qui est capable d’apercevoir à la
fois cette beauté et les choses qui en participent » (V 476 d). 9
4° « celui dont la vie est un éveil (upar) et non un songe (onar) » (V 476 d) 9
5° « ceux qui contemplent les choses en soi, telles que toujours elles sont identiquement selon
elles-mêmes » (V 479 d). 9
6° « ceux qui s’attachent en tout à l’étant en tant que tel, il faut les appeler les philosophes (philo-
sophia) et non amis des opinions (philo-doxa) » (V, 480 a). 11
4ème cours 11
1° le philosophe n’est pas un artiste de la pensée. 12
2° le philosophe est-il un politique, ie un stratège de la pensée ? 13
3° le philosophe est-il identifiable à partir du discours scientifique ? 13
a) l’épreuve de la réfutation ........................................................................................................... 13
b) l’épreuve de sa variation ............................................................................................................ 14
5ème cours 16
La sophistique wittgensteinienne 18
a) les images (chez Wittgenstein, le tableau) ................................................................................. 18
b) les jeux de langage / rhétorique ................................................................................................. 18
c) la force de la règle...................................................................................................................... 18
d) la contradiction .......................................................................................................................... 19
6ème cours 21
7ème cours 25
La vérité comme catégorie suis generis à la philosophie suppose : 27
1° l’effectuation d’une rupture faite avec les vérités produites par les procédures génériques...... 27
2° la délocalisation de la catégorie philosophique de vérité. ......................................................... 27
3° l’intervention de la tuche, la conjonction du hasard .................................................................. 27
4° la vérité n’existe pas .................................................................................................................. 28
5° la philosophie a une valeur aprogrammatique........................................................................... 29
8ème cours 30
1° la position sophistique moderne ................................................................................................ 31
2° la position de suturation de la philosophie à une de ses conditions........................................... 31
3° assumer le vide de la catégorie philosophique de vérité............................................................ 32
Deux remarques 35
1ère remarque .................................................................................................................................. 35
2ème remarque ................................................................................................................................. 36
9ème cours 37
1° la vérité comme l’insu d’une fiction de savoir désigne l’insensé des vérités en procédure. ..... 38
2° la vérité comme le plein d’une fiction d’art désigne un point de transcendance censé présenter
l’être de la vérité............................................................................................................................. 39
10ème cours 41
11ème cours 46
1° le lien nominal, ou le mode nominal ou typique 46
2° le lien structural ou ontologique 46
3° 48
4° 50
12ème cours 51
ème
13 cours 54
1° le motif du temps et de l’éternité ............................................................................................... 55
2° il n’y a pas de vérité de la vérité................................................................................................ 56
3° identité de la philosophie ordonnée dans le Même.................................................................... 56
4° les vérités sont soustraites à la mimesis ..................................................................................... 56
1° l’extase du lieu 57
2° le sacré du nom 58
3° la terreur du simulacre du vide, ou pour un concept rationnel de la catégorie de mal 60
14ème cours 62

1ER COURS

En contradiction avec la thèse contemporaine d’une fin de la philosophie, non pas du point de vue
d’un échec, mais d’une fin immanente, à savoir, comme le pense Lacoue-Labarthe, que nous serions
au « moment de l’épuisement des possibles de la philosophie » interne à son histoire, moment qui
aurait produit la thématique de sa fin. La philosophie existerait dans la figure de sa fin. Nous
soutiendrons la thèse que la philosophie continue, qui n’est pas celle de savoir si la philosophie existe
ou n’existe pas, mais de proposer le mode sur lequel existe aujourd’hui la philosophie dans une figure
de passage, qui n’est absolument pas la figure de sa fin. On remarque, mais c’est peut-être la
singularité historiale de la philosophie, que toute théorie sur sa fin s’avère aussi une théorie de son
commencement.
Elle implique un débat sur la Grèce, qui oppose
- les tenants de l’origine ou du miracle grec
- contre ceux qui proposent une approche de la philosophie soumise au savoir de l’anthropologie
moderne, notamment l’école de Jean-Pierre Vernant et de Vidal Naquet.
On peut aussi décentrer, comme Levinas, le commencement grec de la philosophie et lui restituer un
commencement juif, mais ce décentrement inclut nécessairement un jugement sur le commencement
grec. En fait, tout jugement porté sur la fin de la philosophie comporte toujours un jugement de
conjoncture qui croise l’énoncé prononcé sur la situation actuelle de la philosophie, et un jugement
porté sur son origine ou son commencement.

Quelle sera notre méthode pour soutenir la thèse d’un recommencement de la philosophie ? Nous
procéderons à un réexamen de Platon à partir de la République : nous partirons de Platon, soutenus par
2 thèses :
- une thèse sur le commencement : la philosophie commence avec Platon
- une thèse sur la situation : comme Platon, nous avons aujourd’hui à combattre les sophistes, ie la
sophistique moderne, dont un des énoncés est précisément que la philosophie est finie. Si la
sophistique ancienne soutenait une thèse d’impossibilité : la philosophie n’était pas possible, la
sophistique moderne, elle, qui soutient une thèse d’achèvement de la philosophie, s’associe à cette
même thèse d’impossibilité, mais cette fois au sens de : ce n’est plus possible. En revanche, avec
comme guide Platon qui disait : c’est possible, nous dirons, nous : c’est encore possible. Le recours à
Platon aura donc une double fonction : examiner les conditions du commencement de la philosophie,
et les arguments de possibilité en faveur de sa poursuite aujourd’hui. Un argument qui inciterait à
trouver dans Platon une contemporanéité réside dans le fait que notre siècle philosophique ait été
farouchement anti-platonicien. Ainsi, pour Nietzsche, Platon est le nom propre d’une maladie de la
pensée. Il y aurait donc un lien entre l’anti-platonisme et la thèse de la fin, et un lien entre le recours au
platonisme et la thèse ici soutenue selon laquelle la philosophie continue. Nous prélèverons donc dans
la République différentes définitions et énoncés sur la philosophie et le philosophe, qui déterminent ce
que Platon entend lui-même par philosophie. Articulée sous le thème du commencement, nous
examinerons à travers quel système de nominations s’effectue la mise en place du discours
philosophique. Cet examen nous conduira à envisager le double rapport de la philosophie à ce qui
n’est pas elle :
- le rapport polémique à ses adversaires : les sophistes
- son rapport aux sciences, à l’eros, au poème et à la politique. Différents rapports nécessaires et
positifs pour la philosophie, sans pour autant qu’ils soient des rapports d’identité. Le rapport au
politique concentrera les difficultés de ce 2nd fil conducteur, ie le point extrêmement difficile à saisir
chez Platon de savoir ce qui se joue dans le rapport entre philosophie et politique. Partis de ce qui est
en jeu dans la thèse sur la fin de la philosophie par un retour en détermination sur le concept inaugural
de la philosophie par Platon, nous aurons, comme 1er bénéfice, tiré de cette position un angle d’attaque
sur les conditions de la philosophie et donc des instruments pour analyser la conjoncture actuelle, et,
comme bénéfice secondaire, des thèses sur la question de l’origine grecque de la philosophie.

Quels sont les moyens textuels mis en œuvre par Platon aux Livres 5, 6, 7 et 8 de la République pour
atteindre ses objectifs, et quels sont-ils ?
L’objectif principal est-il la question de la justice pour une psuche animée par un logos vivant, ce que
laisse entendre le Livre I qui sert de prologue au dialogue ?
ou bien est-ce un règlement de compte avec le poème ? (puisque au livre X,
Socrate admet, en tout cas, avoir fait un bon travail sur la poésie, ie sinon l’avoir exclue tout à fait, du
moins poser des lois draconiennes aux poètes,qui ne pourront faire partie de la cité que sous des
conditions drastiques). Et pourtant, la République se conclut sur le mythe d’Er, qui traite de la
question de l’immortalité de l’âme et des destinées humaines.
Le corps du dialogue est en fait constitué par une analyse assez détaillée de l’organisation de la cité
qui comprend des mesures assez précises, voire paradoxales à nos yeux, comme l’obligation
d’emmener les enfants assister de tout près aux batailles. La traduction française de « politeia » par la
République, calquée sur le latin res publica, la chose publique, ne rend pas compte du fait qu’il s’agit
ni plus ni moins d’un traité constitutionnel. Il faudrait traduire par Constitution. Non pas LA
constitution, car ce n’est la constitution d’aucune cité singulière, mais bien un traité constitutionnel
qui, partant d’une interrogation sur ce que peuvent être l’essence de la justice dans une âme vivante, et
ne parvenant pas à résoudre la question, reconsidère le pb à l’échelle d’une âme agrandie à la
dimension de la cité tout entière pour découvrir une identité entre l’âme juste du citoyen et sa cité.
Insistons une fois encore sur le fait que ce traité constitutionnel qui dit grand mal de la poésie en tant
que mimesis se termine cependant sur un mythe poétique : le mythe d’Er le Pamphilien, qui raconte
l’errance des âmes après leur mort, et avant leur métempsychose. Sous le titre « politeia », le véritable
enjeu du dialogue serait la définition de la philosophie, car au cœur de la philosophie se situe son
lien à la politique. En effet, à quelles conditions la cité idéale est-elle possible ? Sous la condition,
énonce Socrate, du philosophe-roi, ie chef politique. Dès lors, se pose la question : qui sont les
philosophes ?
En fait, la République a comme objectif véritable de proposer un type de nœud singulier entre
philosophie et politique. La politique est traitée dans le registre de la constitution idéelle, mais aussi
réelle. La philosophie, plus par le biais spécifique de la définition du philosophe que de la philosophie.
Mais se présente une double difficulté :
- d’un côté, personne ne veut que les philosophes commandent, position que Socrate pense lever en
donnant à ses interlocuteurs une bonne définition du philosophe, argumentation qui doit emporter leur
conviction.
- mais d’un autre côté, le philosophe méprise la politique, il ne veut pas commander. Et justement,
l’élucidation du bon philosophe, devenu apte à diriger la cité, entre 50 et 60 ans, passe par
l’élucidation du pourquoi il ne veut pas commander – du pourquoi de son mépris du politique.
Ainsi, le nœud entre philosophie saisie dans sa définition et politique saisie dans sa constitution, se
présente ultimement sous 2 formes :
- sous la forme d’un nœud idéel, où le philosophe comme Prince au sens de Machiavel (plutôt que
comme Roi) doit commander.
- sous la forme d’un nœud réel où la philosophie renvoie à la question de l’impossibilité de la
politique, ie de l’impossibilité réelle de la « politeia », autrement dit, la philosophie donne la mesure
de l’impossibilité de la politique.
La philosophie se trouve alors déterminée à une jointure entre la possibilité de la politique et son
impossibilité – elle existerait en ce point précis.
Or, nous savons que :
- au Parménide, dialogue aporétique sur la question de l’Un
- au Théétète, réfutation de la thèse héraclitéenne sur l’être en continuel devenir, qui exclut toute
connaissance en soi
- au Sophiste, réfutation de la thèse éléatique où Platon pose l’existence d’un être du non-être - le
Politique traite de l’essence du dirigeant politique
mais il manque le dialogue intitulé le Philosophe annoncé par Socrate dans le Sophiste : « Théodore :
de qui veux-tu donc parler ? Socrate : du sophiste, de l’homme politique, du philosophe » (217 a). Les
sophistes faisaient donc de la politique, mais de la politique démagogique, selon le principe grec du
réel, qui se débarrassait de la détermination philosophique. Aussi Platon dans la République cherche-t-
il à établir un rapport non sophistique de la liaison entre politique et philosophie. Il parvient à
déterminer le philosophe au croisement de la philosophie et du politique, mais cette détermination du
philosophe reste au suspens de la politique, ie au suspens d’un mixte de possible et d’impossible, car si
le philosophe est prince, la politique est possible, sinon la politique est impossible, et le philosophe
identifié comme tel se trouve décentré de la figure du politique. En csq, malgré son désir d’une
connexion intime entre philosophie et politique, Platon, malgré lui, produit une définition séparée de la
philosophie et de la politique. Ce n’était pas son souhait, mais le résultat donne une intellectualité
séparée des 2. Selon un protocole de connexion intime entre politique et philosophie, il se produit en
réalité une disjonction bien que produite comme volonté de conjonction.

2EME COURS

L’examen des définitions de la philosophie, mais surtout du philosophe, donné dans la République,
doit nous permettre de prendre position sur le destin de la philosophie contemporaine. Les définitions
que donne Platon sont des définitions obliques, incluses dans une stratégie de pensée. Les 3 temps
forts de la détermination philosophique platonicienne sont les suivants :
- une opération de disjonction : exclusion de la poésie comme lieu possible de la détermination de la
vérité. Platon exclut les poètes non pas en tant qu’artistes, mais pour autant que la poésie aurait la
prétention d’être un discours de vérité.
- une opération de conjonction : inclusion des mathématiques dans le discours philosophique. Le 1er
geste s’accompagne de la nécessité de prendre appui sur les mathématiques ainsi promues dans la
pédagogie qui ouvre l’accès à la vérité. On repère donc dans le texte platonicien une intrication
complexe entre mathématique et philosophie.
- un rapport à la politique situé entre le possible et l’impossible, ie examinée du point de la
philosophie. Platon recherche une voie difficile à trouver entre la possibilité de la réalisation de la
bonne politique, et son impossibilité pratique. Car si la politique s’avère possible dans son concept,
aucun argument logique n’exclue la pensée de la politique idéale. En revanche on se heurte à
l’impossibilité de ses conditions réelles d’effectuation.
Ce triple geste platonicien constitue les 3 moments d’un triangle qui spécifie l’espace de la
philosophie comme une invention de pensée proprement grecque, ie comme une nouveauté absolue.
Mathématique (preuve démonstrative)

Politique (débat démocratique)

Poème, mythe (contre théâtre et conflit scénique).

Les 3 sommets du triangle ouvrent à une discussion dialogique, ie égalitariste. Autrement dit, selon
des arguments qui s’échangent dans un espace de discussion produisant ses propres normes. Ainsi :
- la mathématique est admise parce qu’elle livre les preuves de son logos par ses démonstrations.
- l’organisation démocratique de la cité présente la politique comme une question pour la pensée
aussi bien que pratique. Elle ouvre un débat sur l’agora qui sépare la politique des manifestations
religieuses ou sacrales. On assiste à une scission constituante des mécanismes de la politique.
- enfin, le théâtre est une proposition dialogique de manière essentielle, puisqu’il commence avec 2
personnages mis en situation de conflit, et ouvre à un jugement de valeur qui s’applique à cette
structure conflictuelle et antagoniste. C’est parce que le théâtre commence avec le conflit qu’il se
trouve arraché au poème et au mythe, qu’il restructure.
Les 3 termes de ce triangle constitutif de la philosophie grecque se soutient d’un partage des discours
auto-normés. La dialectique, ie le logos dia : le logos à travers, et qui procède de la passe de la
division, est tissé d’arguments qui s’adressent à un autre, réel ou virtuel, autre qui examine vos
arguments. On assiste à une disjonction entre la valeur de l’énoncé et la position de l’énonciation. La
position de celui qui énonce ne fonctionne plus comme légitimation de l’énoncé. La dialectique
platonicienne opère un décollement entre énoncé et énonciation quant à la légitimité de l’énoncé
qu’elle désacralise en faisant entrer l’énoncé dans l’espace d’une laïcité argumentative, à savoir ce qui
est présent hors de la philosophie comme ses conditions : la démonstration mathématique, le conflit
scénique, le débat démocratique. La vérité dialectique progresse donc dans le partage des discours, qui
conditionnent l’ossature de la possibilité même du philosopher. Une disjonction se produit entre la
légitimité argumentative des énoncés et l’ancien statut religieux des énoncés qui reposait sur la seule
parole du prêtre. Mas plutôt que la philosophie ne produise cette disjonction, celle-ci rend possible le
discours philosophique. Les 3 sommets du triangle effectuent une telle disjonction qui constitue
l’espace de possibilité d’un statut philosophique minimal. A partir de ce triangle originaire, on peut
schématiser ce que Platon conçoit sous le nom de philosophie.

SCHEMA PAGE 7

1° seule la philosophie peut rapporter les mathématiques à la politique.


La philosophie fait rapport de ce qui, de prime abord, n’a aucune rapport. Nous sommes en
philosophie quand les concepts maniés mettent en rapport mathématique et politique.

2° la philosophie a un contraire : la sophistique.


La philosophie ne se situe pas au sommet des savoirs, mais se trouve toujours prise dans le couple des
contraires : philosophie / sophistique. Au-delà de la contrainte historique réelle, pour Platon il existe
toujours un contraire de la philosophie sophistique dans son principe. Un philosophe a toujours le
devoir de se demander qui sont les sophistes de son temps. Ainsi, toute philosophie s’avère polémique,
ce pourquoi elle est une dialectique installée d’emblée dans un partage des discours. Elle s’expose
toujours contre, autrement dit, en termes modernes, la philosophie est hors d’état d’être consensuelle,
mais toujours, par essence, hétérogène aux opinions de son temps.
3° ultimement, la philosophie articule l’opposition de l’être et du non-être.
On reconnaît un texte philosophique dès lors qu’on rencontre la question de l’être et du non-être. La
paternité de la philosophie revient à Parménide qui pose l’être et exclut le non être. Parménide est
donc le père de Platon sur lequel celui-ci devra effectuer un parricide pour introduire un être un non-
être. En soi, cette question ne définit pas la philosophie, mais la philosophie existe vraiment quand
cette question est rencontrée, sans que rien n’indique la trajectoire de cette question, ie le moment où
la philosophie se donne comme ontologie ou méta-ontologie.

4° la philosophie implique ou traverse des énoncés sur la poésie, ie sur l’art.


Platon juge les poètes. On rencontre donc un élément inéluctable en philosophie, à savoir un protocole
de jugement sur l’art.

5° à ces 4 critères, il faut ajouter concernant Platon une logique du mixte,


ie une logique de l’intermédiaire, de l’intervalle, de l’entre-deux toujours convoquée à un moment
donné. Tout écart requiert un opérateur qui est chez Platon la question du metaxu, de ce qui se tient
entre.
Chaque point du programme peut se laisser penser comme un entre-deux, exceptées les extrémités.
D’où la question qui se pose alors : existe-t-il un terme inlocalisable comme intervalle ? Chez Platon,
cela pose la question de la transcendance, ie celle de l’Idée de Bien pensée comme trans-être au-delà
de l’essence. Aussi circulait-il en Grèce un caractère proverbial de l’Idée de Bien, dont on disait par
boutade qu’elle était entre rien. Aussi, ce qui est clair philosophiquement est ce qui se laisse éclaircir
par ses bords. Toute clarté philosophique est une clarté d’encadrement, ie une localisation
d’encadrement. Ce qui dispose les termes entre est ce qui les localise et les éclaircit : le clair apparaît
dans le cadre de ses bords. Un terme sans bord est obscur, car il n’a pas de lieu : il est hors lieu.
L’obscur est toujours hors lieu. Chez Platon, l’Idée du Bien, au-delà de l’essence (ousia), prend sur
elle l’obscur de ce qui n’a pas de bord. On ne pourra donc jamais connaître vraiment l’Idée du Bien,
mais seulement en donner une image. Si bien que pour pallier cet inconnaissable, l’image ad hoc de
l’obscur va être le clair absolu : la lumière du soleil.
Il y a toujours un moment en philosophie où quelque chose ne se laisse pas éclaircir par ses bords et
entraîne à une métaphorisation pour la pensée. Mais cette entrée dans la force poétique ou sacrée de la
métaphore situe la pensée philosophique jusqu’à ce moment précis encore argumentée et laïcisée au
bord de la sortie d’elle-même. C’est le moment où chez Platon, le discours philosophique vérifie sa
propre loi en basculant dans le muthos. Mais plus généralement, est philosophique un discours qui
soutient l’épreuve de l’argumentation jusqu’à un point limite où elle se dissout elle-même. La
philosophie est un discours qui commence en mathématique, mais finit par distendre l’argumentation
déductive, à tel point qu’elle s’achève dans la poésie, ie se boucle dans une métaphore. De ce fait,
c’est inéluctablement un discours bâtard qui emprunte à des registres hétérogènes de la discursivité. La
philosophie n’est pas unifiable sous des lois discursives comme c’est le cas pour les sciences en
général. Stratégie qui vise des objectifs précis, tous les moyens lui sont bons, que ce soit pour les
sophistes comme pour Platon, qui rejette le poème et finit par faire référence au mythe. La querelle
avec les sophistes n’oppose pas un discours à un autre discours. Dans les 2 cas, on assiste à une
querelle de bâtard. L’opposition ne se donne pas dans la formation du discours, mais dans une
opposition stratégique qui vise des objectifs radicalement différents. Si bien que la philosophie ne peut
se définir qu’en subjectivité, et non pas selon des critères discursifs. Les 4 premiers critères que nous
venons de donner doivent donc être relativisés, car ils sont insuffisants pour qualifier la philosophie si
on ne les raccorde pas les uns aux autres à leur visée stratégique.
On remarque d’ailleurs que Platon s’attache beaucoup plus à définir le philosophe que la philosophie.
Sophiste et philosophe n’ont pas le même désir de telle sorte qu’ils ne peuvent pas cohabiter ensemble.
Leurs désirs sont non seulement différents, mais irréconciliables. Voyez Gorgias et Protagoras dans les
dialogues du même nom et Thrasymaque au livre I de la République. Situation étrange que le désir de
philosopher, car il implique la destitution stratégique du désir d’un autre. Ce point engage l’idée
suivante : à un moment donné, la philosophie ne peut plus être démocratique au sens large, car le désir
du philosophe énonce nécessairement que le désir du sophiste est sans droit, ie qu’il porte sur le désir
même du sophiste. Non seulement le discours sophistique n’est pas bon, mais en tant que constitution
subjective, il est sans droit. Pour défaire stratégiquement le désir du sophiste, Platon emploie la ruse :
il montre comment le sophiste n’a pas véritablement le désir qu’il dit avoir, autrement dit, il le force
dans une mise en scène de la déconfiture de son propre prétendu désir. Il faut que ce désir n’ait pas
droit d’être, ie il faut anéantir le désir du sophiste au cœur même de sa subjectivité. La philosophie
n’est donc pas démocratique au sens large, car il faut qu’elle anéantisse dans le symbolique le désir du
sophiste en lui extorquant l’aveu du déni de son propre désir dans une atmosphère de violence
conceptuelle. Ce qui fera dire au positiviste Karl Popper que la pensée de Platon est totalitariste ou
totalitaire (la Société ouverte et ses ennemis).
Mais qu’en est-il au juste du désir stratégique qui soutient la philosophie ? Le désir sophistique est-il
le véritable adversaire intrinsèque du désir philosophique, et non pas un simple rival ? Ce qui est
certain, c’est qu’à l’origine, la philosophie se trouve marquée par une figure critique, polémique,
violente, de maître penseur insoucieux du pluralisme, ie marquée par l’implication d’un autre désir
dans son désir propre. Au fond, le philosophe n’est pas solitaire au sens où il est le sujet chez qui le
désir implique un autre désir dans une modalité négative. Cette non solitude, ie cette articulation
intrinsèque du désir philosophique avec un autre désir, prise dans une constitution de rivalité désirante
absolue, est essentielle à la philosophie. Pour que la philosophie soit, quelque chose doit disparaître.
Chez Platon, la sophistique est ce qui doit disparaître pour que la philosophie soit. De ce point de vue,
il n’y a pas de philosophie indulgente, simplement une variabilité de ce qui sera mis sous le nom de
sophistique, ie sous le nom de ce qui doit disparaître. Par exemple, au 18ème siècle, le christianisme. Se
pose alors la question de savoir dans quelle mesure la philosophie se trouve déterminée par ce qui doit
disparaître pour qu’elle soit ? On le sait depuis Freud et Lacan, et ici on pourrait dire que ce qui doit
disparaître pour qu’un désir philosophique s’accomplisse est en partie la cause de ce désir, son
mauvais objet, mais son objet malgré tout. La sophistique est donc la cause du platonisme en tant que
mauvais objet de son désir. En plus, pour Platon, existe un lien entre la sophistique et l’exécution de
Socrate, ce qui constitue un point de détermination violente. Mais est-ce symétrique ? Le sophiste
désire-t-il que la philosophie disparaisse ? On tomberait alors dans le schéma d’un lutte à mort. Eh
bien non – et c’est dramatique – le sophiste reste indifférente à la disparition ou à la non disparition de
la philosophie. Le sophiste n’accorde aucun intérêt aux philosophes qu’il considère comme des niais.
Le désir de philosopher n’est pas constitutif du désir du sophiste - ce désir doit disparaître pour que le
désir du philosophe s’accomplisse - qui reste indifférent à la lutte stratégique du philosophe, qui veut
donc la disparition d’un innocent. Il ne s’agit donc pas d’une lutte à mort entre 2 ennemis inexpiables.
Pourtant, si ce désir reste indifférente au vôtre, vous voulez malgré tout qu’il disparaisse, c’est presque
– mais tout est dans ce presque – équivalent au fait, et cela signifie analogiquement, que vous voulez
que le monde entier disparaisse : les opinions, n’importe qui, tout le monde ! On peut donc toujours
soupçonner le désir philosophique de vouloir l’anéantissement du monde. Platon dira d’ailleurs que la
philosophie doit se détourner de ce monde, opérer son anéantissement symbolique. « celui dont le
désir de sagesse (sophia) n’est pas fragmenté mais total » (V, 475 b). Le désir de sagesse totale qui se
soutient d’une disparition peut être entendu comme une sagesse qui prône la disparition du monde
entier, monde qui pourtant n’a rien fait au philosophe. Dès lors qu’elle n’est pas innocente, la
philosophie exige une perte, mais cette perte s’avère à la limite non distinguable de la disparition du
monde entier. Cependant et en même temps, la philosophie va restreindre la perte, ie la localiser,
essayer de se contenter de la perte d’un seul point. La tâche essentielle de toutes les philosophies afin
de ne pas mettre le feu au monde est de trouver un point qui concentre le monde tel qu’il est, ie de
déterminer un point qui équivaut au monde en tant qu’il doit disparaître pour que le désir
philosophique puisse se réaliser. Chez Platon, c’est Homère qu’il faut sacrifier, point où se concentre
l’ancienne culture du monde grec. La barre mise sur Homère rend possible la réalisation du désir
philosophique avec le plus d’économie possible, c’est pourquoi au Livre X de la République, Socrate
exprime sa satisfaction pour le travail dialectique effectué par la poiesis et l’exclusion des poètes qui
singularise en un point local ce qui doit disparaître, ie le point qui équivaut au monde tel qu’il est. On
peut appeler ce point une métonymie philosophique qui représente après sélection le monde en tant
qu’il doit disparaître, ie Homère comme étant le père de la sophistique. Ainsi, toute philosophie
traverse une métonymie, ie singularise le monde en un de ses points de manière à le faire disparaître
pour que, le désir philosophique embrayé, le philosophe puisse encore exclure son adversaire. Mais
pour construire une vision du monde à partir d’un seul de ses points, cela coûte effort et sacrifices
intellectuels, et pose la question suivante : que peut bien être ce monde pour qu’il soit représentable en
un de ses points ? En tout cas, et pour conclure aujourd’hui, je vous proposerais une nouvelle
définition de la philosophie : la philosophie commence toujours sur un mode argumentatif, elle
traverse ensuite une métonymie essentielle, la métonymie du monde, et elle s’achève en une
métaphore.

3EME COURS

Nous entrons aujourd’hui dans l’étude des énoncés sur le philosophe que j’ai prélevés dans la
République, et dont il faut noter qu’ils sont pris dans la succession même du texte platonicien.

1° « celui dont le désir de sagesse (sophia) n’est pas fragmenté, mais total » (V, 475 b).

Cette 1ère définition appelle 3 remarques :


a) une remarque étymologique
La philosophie, philo-sophia, requiert celui qui est ami de la sagesse. Or, dans cette définition, la
sagesse n’est pas donnée comme identifique à la philosophie, mais le philosophe est celui qui se
trouve en situation de tension désirante pour la sagesse. Cet énoncé nous indique que la philosophie ne
vise pas une finalité, à un but, mais bien plutôt que la finalité philosophique se situe en quelque sorte
au-delà d’elle-même. Cependant, il y a une notion de totalisation qui accompagne le désir de
philosopher, puisque ce désir de sagesse est dit non fragmenté, mais total. De quelle totalité s’agit-il ?
Ie de quoi la philosophie doit se présenter comme faisant tout ?
b) la philoophie non comme finalité mais comme résultat complet : la sophia
Notons que puisque le désir de sagesse doit être rapporté à quelque chose d’intégral, 2 hypothèses sur
la « totalité » dont il s’agit doivent être écartées. Elle n’est ni la totalité du monde, ie la totalité
objective de ce qui est en tant qu’il est, ni non plus la totalité des savoirs possibles ce qui ferait
basculer la philosophie dans une version encyclopédique d’elle-même. La philosophie n’est ni l’une ni
l’autre de ces totalités, mais pour autant que son résultat s’appelle sagesse, ce résultat doit se présenter
comme un résultat complet.
c) la philosophie est sous condition d’un engagement subjectif dont le paradigme se nomme eros.
Cet engagement subjectif s’avère malgré tout paradoxal, car l’epithumia où se concentrent les désirs
est, dans la tripartition platonicienne de l’âme, la partie la plus basse. C’est le lieu qui désigne le désir
comme immédiatement articulé sur le sensible. Ainsi, le désir en tant qu’hubris, dénoncé dans la
théorisation de la psuchè, se trouve néanmoins reconvoquée pour définir la philosophie. Aussi Platon
redéploie-t-il une autre figure du désir dans une tension subjective – désir sonne plus fort qu’amour de
la sagesse – qui place la philosophie sous condition d’un engagement subjectif gouverné par l’eros.
Résumons : la philosophie est visée d’un résultat : la sagesse, apparemment trans-philosophique,
puisque la philosophie exige un résultat complet sous condition d’un engagement subjectif marqué par
le désir.

2° « ceux qui sont amis de la contemplation de la vérité » (V 476 d)

La philosophie est une tension subjective, dont amitié, amour, et désir font métaphore, ce qui l’écarte à
jamais d’être réduite à une disposition du savoir.
- le thème de la vérité (aletheia) est un thème organisateur de presque toutes les définitions
platoniciennes de la philosophie. Ainsi, la philosophie est à la fois désir de la sagesse totale et amour
de la vérité. Dès lors, quelle est l’articulation entre sagesse et vérité ?
- la vérité joue comme catégorie conductrice du sens de la philosophie en position de polarisation. Le
concept polaire de la philosophie est la vérité, son concept en résultat est la sagesse. La vérité est une
catégorie transhistorique de la philosophie, liée à son émergence de façon singulière, ce qui n’est pas
le cas de la sagesse car, par exemple, il y a des sagesses de type religieuses. En revanche, même les
philosophes sceptiques se singularisent au regard de la catégorie de vérité, fût-ce dans l’inlassable
argumentaire de sa négation.
Contemplation de la vérité, mais dans quel type de singularisation ? Au regard des vérités réelles, ie
produites (procédures génériques), la philosophie se pose la question de ce qui atteste la vérité
substantielle de ces vérités, ie qu’elle parle toujours, en dernier ressort, de la vérité de la vérité,
concept de l’indiscernable en situation, ie dans l’infini dénombrable. La philosophie c’est l’avérer, ie
ce qui fait qu’une vérité est avérée comme vraie. Catégorie originaire du discours philosophique, la
vérité ne concerne pas la disposition des données, des vérités produites et extérieures à la philosophie,
qui ne produit pas de vérités, mais qui avère le vrai de la vérité.
- étymologiquement, la racine grecque de contemplation, c’est theorein : voir, qui donne theoria,
théorie. La contemplation de la vérité, c’est le voir de la vérité de la vérité, et les philosophes sont
ceux qui aiment le théoriser quant à la vérité, ie ceux qui aiment le voir du vrai ou le voir de l’avérer
du vrai, avérer traduisant l’idée qu’en philosophie la vérité se donne à la puissance 2.
- la philosophie n’est pas à proprement parler une action, mais une vision, un theorein, ie une vision
prise dans un amour du voir de l’avérer du vrai. La philosophie en tant que vision rapportée à la vérité
donne alors le sens le plus fort, à savoir que ce rapport au voir de l’avérer des vérités ne consiste
justement pas à en produire. Des sciences et des technè produisent des choses belles et vraies mais
sont extérieures à la philosophie, ie sont les conditions qui la rendent possible. Autrement dit, étant
données des pratiques singulières produisant des vérités, l’essence proprement philosophique, à
l’inverse des producteurs de vérités qui ne voient pas leur vérités comme vraies, consiste à voir
l’avérer des vérités. Elle ne consiste donc pas en une action, en un engendrement de vérités, mais à
être dans la vision de leur avérer.

3° « celui qui reconnaît l’existence de la beauté comme telle et qui est capable d’apercevoir à la
fois cette beauté et les choses qui en participent » (V 476 d).

Rappelons que pour un grec, il y a une communauté d’être entre le beau, le vrai et le bien, le bon :
agathon. Ainsi, la philosophie reproduit sur la beauté le même exercice que sur la vérité : la
philosophie perçoit dans les choses belles le beau de leur beauté. Nous retrouvons ici le même principe
fondamental qui définit la philosophie comme apte à saisir l’avérer de la vérité, et dont la théorie des
idées n’est qu’une organisation systématique. Mais cette définition nous indique que la vision de la
vérité de la vérité est aussi une définition de la beauté elle-même : cette vision embrasse
simultanément les vérités et les choses belles. La philosophie n’a donc pas d’autonomie radicale quant
à son objet, tributaire de ce qui n’est pas elle, les vérités produites ou les choses belles, elle ne
s’accomplit qu’en voyant, non pas la vision abstraite de la vérité ou du beau, interprétation vulgaire du
platonisme, mais en voyant le vrai des vérités, inséparable de la rencontre des vérités et des choses
belles.
Prise dans l’un et le multiple, la philosophie se trouve dans le multiple des vérités et constitue l’un de
la vérité telle qu’elle est effective dans les vérités. Multiple des vérités et un de l’avérer des vérités
constituent le nœud propre du discours philosophique dont, d’une manière générale, chaque
philosophie serre et desserre les liens selon ses propositions singulières.

4° « celui dont la vie est un éveil (upar) et non un songe (onar) » (V 476 d)

Cette formule existentielle nous précise ce qui distingue la philosophie dans son élément de vie. Pour
Platon, la vie philosophique est éveil au regard de la vie tout court (qui demeure un songe). La
philosophie va être l’éveil et non pas le songe, ie une vie autre que la vie, autrement dit une vie qui se
tient en éveil au regard d’un rêve essentiel qu’on appelle la vie. Le philosophe est celui qui s’éveille de
« la vie qui est un songe ».
Nous avons là un 1er contentieux philosophique avec la vie, qui porte sur l’alternative suivante :
réconciliation de la philosophie avec la vie, ou distinction radicale des 2 ? La vie dans son immédiateté
existentielle est-elle ou non homogène à la philosophie ? Ce démêlé transhistorique de la philosophie
avec la question de la vie oppose originairement les philosophes. Sur ce point, Aristote s’oppose
d’emblée à Platon. En somme, il dira à Platon : il faut bien vivre ! Bien que rationaliste rigoureux à
l’instar de son maître, Aristote fera néanmoins tout son possible pour que ses catégories soient dans
une proximité maximale avec la vie. Et, plus près de nous, de Nietzsche à Deleuze, toute la question
sera de rendre la philosophie immanente à la vie, ie faire en sorte qu’elle soit un éveil, mais un éveil au
regard de la dynamique de la vie en tant que vie, qu’elle ne soit plus, comme le dira Nietzsche de
Platon, une pensée malade de la vie.

5° « ceux qui contemplent les choses en soi, telles que toujours elles sont identiquement selon
elles-mêmes » (V 479 d).

Apparaît ici le thème de l’identité à soi : dans ce que la philosophie contemple il y a un fondamental
primat du même sur l’autre. C’est une disposition essentielle au vouloir philosopher grec de
secondariser le devenir autre que soi comme ce qui appartient au registre de la génération et de la
corruption. Si Platon, contre son maître Parménide, introduit un être du non être, ie un être de l’Autre,
le primat du Même sur l’Autre reste fondamental dans le platonisme comme dans toute la grande
philosophique grecque classique.
Emmanuel Levinas adresse une critique radicale à l’articulation philosophique grecque autour du
primat du Même. Au regard de la tradition judaïque qui serait plus originaire, il propose un
renversement de sens effectué dans la rencontre primordiale avec l’Autre. Comme sur la question de la
vie, considérer ou ne pas considérer le primat du Même sur l’Autre reste une détermination
philosophique essentielle, pointée à juste à titre par Levinas.

Ce point ouvre à 2 discussions :


- à une discussion ontologique (y a-t-il de l’Autre ?)
- et à une discussion éthico-ontologique sur l’éventuelle antécédence originaire de l’altérité sur
l’identité
Le débat divisé ouvre alors un 2nd contentieux philosophique avec la question de savoir si l’éthique
existe. Levinas registre éthiquement le primat de l’Autre sur le Même, car il conteste que le passage
effectué par la philosophie grecque de la question de l’être à la question de l’Autre soit le bon passage.
C’est parce qu’il faut toujours laisser être l’altérité sous le primat de l’Autre que la loi ne se fait pas
sous la prescription du Même. En revanche, si Platon soutient la thèse de l’antériorité du Même, c’est
parce que la philosophie ayant pour enjeu l’avérer des vérités, elle se place sous la juridiction de ce
qu’il y a d’intra-substantiel dans les vérités. La juridiction du Même s’origine dans le principe, archè,
de la vision d’un avérer : le primat du Même étant l’unité de la vision. Autrement dit, il y aura de
l’Autre parce qu’il y a des vérités, donc qu’il y a des vérités autres que d’autres, par où se tisse un lien
profond entre le primat du Même et le fait que la philosophie ne soit pas productrice de vérités, car ne
s’alignant pas sur elles, elle n’est pas, elle, la philosophie, primordialement autre que les autres. En
d’autres termes, si la catégorie polaire de la philosophie est la vérité, alors en effet le philosophe pose
nécessairement la souveraineté du Même sur l’Autre. Mais si on affirme la primauté originaire de
l’Autre, alors on assigne la philosophie à une fonction radicalement différente que celle d’être le voir
de l’avérer de la vérité, autrement dit on la définit d’abord comme une éthique, une sophia, dont le
centre de gravité est l’accueil de l’autre comme autre. Ce faisant, on a ainsi pré-déterminé l’essence
éthique de la philosophie : l’éthique est le traitement – dans une figure de mise en réserve du Même –
du surgissement de l’altérité absolue de l’autre. Mais si, par contre, la philosophie se trouve au point
de penser ce qu’il en est du vrai comme tel – l’avérer du vrai – alors règne la prescription du Même, et
dès lors, l’éthique n’est pas une pensée, autrement dit elle n’existe pas.
Enfin, nous dit Platon la philosophie comme amour du voir de l’avérer de la vérité se rapporte au
toujours identique, donc à l’éternité. Mot à ne prendre en aucun cas dans une résonance chrétienne.
L’éternité, c’est la substance, l’ousia, ce qui se stabilise dans la permanence de son être, donc reste
indifférent à la catégorie de temps. Ainsi Platon tranche-t-il sur la question du temps sur lequel il
légifère par l’introduction de la catégorie du Même.
Ceci nous conduit au 3ème contentieux de la philosophie avec le temps, et à une thèse sur l’éternité.
En effet, je pense qu’une des tâches de la philosophie contemporaine, donc une tâche anti-sophistique,
est de reconstituer la question de l’éternité aujourd’hui perdue. En effet, quand l’éternité est perdue, la
philosophie l’est aussi, et elle se met à énoncer sa propre fin. Cela à partir de Hegel, qui fit cependant
l’extraordinaire effort de penser le temps du biais de l’éternité. Hegel tente la pensée du vrai du vrai
dans l’absoluité de l’être-là du temps. Hegel essaie de sauvegarder l’éternité au cœur du temps, en
montrant que le temps est le mode propre sur lequel l’éternité s’effectue. Mais cette ultime tentative
pour sauver l’éternité plonge la philosophie contemporaine dans la temporalisation du concept qui
n’est plus pensable autrement que dans un contexte historique. Au regard du concept hégélien de
temps, Heidegger pense le temps en termes d’« être et temps », mais dans l’espace de la philosophie
déjà perdue, ie dans l’espace de la déconstruction de la métaphysique, puis dans celui du poème où il
croit trouver l’essence de la vraie temporalité, ie l’être là du temps sans concept dans la pensée de la
finitude du dasein, en quoi il reste un romantique. Une de nos visées stratégiques sera de démonter le
montage historial de Heidegger sur le(s) temps moderne(s). Au contraire, si la philosophie continue,
alors il ne peut y avoir de vérité qu’éternelle, sinon il n’y en a pas du tout. Or, il faut bien voir que
l’éternité n’est pas le contraire du temps, mais un certain type de lien entre la vérité et le même.
Les procédures génériques : la science, l’art, l’amour, la politique produisent des vérités dans le temps,
historique et événementiel, et la philosophie les examine du « biais de l’éternel », ie les interroge – et
c’est cette interrogation qui la définit comme philosophie – quant à leur part d’éternité. Elle cherche à
déterminer le même des vérités, ie l’essence vraie du vrai, et par conséquent cette prescription
philosophique n’échappe pas à la question de l’éternité. Mais une vérité éternelle est produite parce
qu’événementielle, elle n’est donc pas pour moi, cela à la différence de Platon, étrangère à la
temporalité.
Ainsi, par exemple, je me suis souvent demandé si Foucault était philosophe ou historien. Or, sa
reconstruction de l’historicité dans des schèmes trans-historiques que sont les configurations
discursives, ie des raisons historiques sans enchaînements, déchaînés au sens strict, prouve qu’il y a
bien dans son œuvre une part d’éternité. Toute la question est de savoir quelle est la nature de la vérité
qu’elles proposent. C’est le problème du positivisme foucaldien avec l’effacement de la catégorie de
sujet, pour finalement la réintroduire du point de vue d’une éthique, justement.
Rimbaud, en poète, disait avoir retrouvé l’éternité, mais dans l’horizon d’une perte : « elle est
retrouvée, quoi ? l’éternité. La mer allée avec le soleil ». Il faut, et j’aimerais pouvoir réaliser cette
retrouvaille, ie reconstituer la question de l’éternité dans le langage du philosophe.

6° « ceux qui s’attachent en tout à l’étant en tant que tel, il faut les appeler les philosophes
(philo-sophia) et non amis des opinions (philo-doxa) » (V, 480 a).

Nous avons là l’opposition platonicienne célèbre entre philosophes et philodoxes, entre ceux qui
aiment l’avérer de la vérité, l’étant en tant qu’il est, et ceux qui lui préfèrent les opinions. Platon pose
donc la philosophie comme un régime de pensée hétérogène à la doxa. Qu’est-ce que cela signifie très
précisément ? La doxa, aujourd’hui, ce sont les sondages d’opinion à travers les grilles d’un
questionnaire, grilles dont les sondeurs ne doivent pas déroger. Le sondage est donc un système de
représentations spontanées qui fait l’objet d’un enregistrement. Système de représentation a-
subjective, le sondage d’opinion ne renvoie jamais à un sujet de l’opinion. Etat des représentations
dans lequel on peut se laisser prendre, mais dont on n’est jamais la source subjective, l’opinion renvoie
à un état de choses. Or, le pb philosophique de fond posé ici par Platon, n’est pas de savoir s’il faut
avoir ou pas des opinions, car tout le monde en a, chacun de nous opine, mais Platon récuse qu’il faille
être ami de ses opinions, sinon cette amitié, précisément au moment où vos opinions se transforment
en une configuration subjective, va fonctionner comme adversaire de la pensée. Le sondage d’opinion
teste un état de l’opinion publique, il ne nous demande pas si vous aimez ces opinions. On ne vous
demande pas pourquoi vous trouvez Rocard et son gouvernement sympathique. On vous demande de
répondre par oui ou par non. Le sondage opère selon une logique binaire a-subjective. Donc le point de
rupture ciblé par le platonisme n’est pas avec l’opinion, mais avec l’amour de l’opinion. Il y a les
opinions, il y a la distribution des opinions (les pour et les contre), il y a la subjectivation des opinions
(la philo-doxa). Et la philosophie propose une autre configuration subjective : c’est donc moins sophia
contre doxa que philo-sophia contre philo-doxa.
Le philosophe ne s’oppose pas à l’opinion comme état des choses, état sur lequel il a lui aussi des
opinions, mais en tant que disposition subjective, car il sait que l’opinion n’est pas aimable. Et Platon
savait très bien qu’on cherche toujours à faire aimer l’opinion en tant que telle, car les sophistes étaient
passés maîtres dans cet art (techne) : ils organisaient dans une mimétique philosophique l’amour des
opinions. Les sophistes sous le masque du philosophe jouent sur la scène du théâtre aveugle entre
philosophe et philodoxe une mimétique philosophique pour drainer à eux la philosophie en en faisant
une opinion. Ce théâtre se joue sur une scène aveugle, car à toute époque, par exemple aujourd’hui,
nous pouvons assister à une réhabilitation des sophistes. Si la philosophie voulait purement et
simplement abolir les opinions, elle ne serait qu’une machine à produire du réel, ie une Terreur. La
philosophie veut abolir l’amour des opinions, car l’amour des opinions empêche la philosophie à se
déployer comme disposition subjective de la pensée, c’est pourquoi elle est astreinte à vouloir la
disparition des sophistes, qui entendent traiter la philosophie comme une opinion. Ainsi, le débat
éternel entre philodoxes et philosophes ne se joue pas brutalement entre opinion et vérité ou opinion et
science, mais se déroule autour de l’opposition amour de l’opinion / amour de la vérité, et se résout
d’une façon plus évidente sur la question de décider du réel du il y a des vérités ou pas, qui démarque
le philosophe du sophiste, avec une difficulté concernant les philosophes sceptiques qui ne sont pas
sophistes et pour qui il y a de l’éternité.

Résumons jusqu’ici nos acquis :


- la philosophie est un theorein, ie une vision prise dans un amour du voir de l’avérer du vrai.
- la philosophie entretient 3 contentieux : avec la vie, avec l’existence pbtique de l’éthique, avec
le temps qui pose la question de l’éternité.
- la philosophie lutte contre l’amour des opinions qui empêche son déploiement comme disposition
subjective de la pensée, aussi est-elle forcée à vouloir la disparition des sophistes, qui entendent traiter
la philosophie comme une opinion parmi d’autres.

4EME COURS

Notre parcours cette année sera celui d’une quête du négatif ou du désastre, et je voudrais l’ouvrir par
une méditation sur une question simple : qu’est-ce qu’un philosophe ? Posée autrement, cette question
met en jeu cette interrogation : est-ce que les conditions de notre temps sont telles qu’il puisse y avoir
des philosophes ? Autrement dit, la question n’est pas de déduire l’existence, passée ou présente, de la
philosophie ou des philosophes à partir des textes, mais de se demander : quels sont les critères requis
pour qu’existe un philosophe ? en faisant l’histoire de cette question en prenant comme référence la
République de Platon.
Abordons donc cette question par la voie négative.

1° le philosophe n’est pas un artiste de la pensée.

L’existence d’un artiste est avérée par ses œuvres qui inscrivent la détermination de l’artiste comme
artiste. L’existence de l’artiste admet l’œuvre et l’activité artistique comme pensée se présente comme
l’existence d’une pensée oeuvrante. En revanche, la philosophie ne se laisse pas reconnaître
essentiellement comme pensée oeuvrante :
- Socrate est sans œuvre, ou désoeuvré
- la philosophie de Diogène le Cynique relève plutôt d’anecdotes typiques
- pour Spinoza, l’homme libre se tient dans un accueil à soi même dans le medium de la béatitude de
Dieu. Spinoza est moins l’auteur de l’Ethique que celui qui expose ce qui rend possible le il y a du
philosophe : l’existence de ce il y a est une condition ou un résultat de l’œuvre, mais elle ne se soutient
pas de manière essentielle dans la démonstration more geometrico.
- pour Descartes, les questions de la métaphysique doivent être réglées une fois pour toutes, afin qu’on
puisse s’occuper des vraies questions : médecine, mécanique, morale, mathématique.
Les grands philosophes qui ont fait une œuvre ne disent jamais que leur existence en tant que
philosophe se trouve détenu dans l’existence de leur œuvre. L’œuvre philosophique ne se laisse pas
rabattre sur l’œuvre raisonnée d’un propos qu’elle servirait de son mieux, mais elle existe par accident.
Et comme le philosophe se propose que tout le monde devienne philosophe, il considère son œuvre
comme accidentelle au regard de ce but idéal. Donc par essence, la philosophie est dans une
disposition non oeuvrante.
Maintenant, que nous dit Platon du philosophe ? « les natures philosophiques aiment toujours cette
science (mathesis) qui éclaircit pour eux cette substance qui toujours est (l’ousia, toujours étante qui
est toujours) et qui n’est pas gouvernée par la génération et la corruption » (VI, 485 b). Commençons
par une glose sur les traductions françaises de ousia et mathesis.
En général, on traduit par science les mots episteme, mathema, mathemata. Je traduis episteme par
science, ie ce qui est en position possible d’opposition à techne. Dans le contexte où techne résonne
autrement que comme technique, on traduira techne par savoir ou savoir faire, introduisant une
opposition entre science et savoir.
Je traduis mathema par mathème, qui désigne episteme dans l’exposition à un savoir, donc exposé à un
savoir faire.
Je traduis mathemata (ta mathemata : les mathématiques) par science, mais une science exposée
comme savoir transmissible sans reste.
L’ousia c’est le registre de l’être qui se donne dans la disposition, ie dans la corrélation indéterminée,
où la pensée se dispose entre to on (les étants) et to einai (être).
A l’autre extrémité du lexique grec, l’ousia, chez Platon, c’est l’eidos : l’être dans la découpe de sa
détermination dans l’épreuve possible de l’idée (idea). L’ousia, c’est l’être dans son éclaircissement
selon l’eidos, d’où l’oscillation justifiée de la traduction en français : soit comme essence (l’ousia
exposée à la détermination par eidos), soit comme substance (l’ousia comme ce qui est en deçà de
l’eidos, ie en deçà de ce qui se tient sous la détermination).
Fin de la glose.

Examinons de plus près cette définition du philosophe. Platon nous dit expressément qu’il y a des
« natures (phusis) philosophiques », autrement dit, le philosophe se présente comme une
détermination singulière, telle qu’il se propose dans la configuration d’une nature qui voudrait voir
déterminer ce qui est toujours dans son être, natures philosophiques éprises – « qui aiment toujours » -
du mathème qui, seul, permet l’éclaircie de l’ousia toujours étante. Le philosophe est ici appréhendé
comme une figure particulière du sujet soumis à une tension subjective propre. Cette désignation en
subjectivité du philosophe consiste à dire qu’il n’est pas suffisant de savoir qu’il y a de l’episteme dans
la guise d’une techne, mais qu’il faut, pour devenir philosophe, être épris de la mathesis. La mathesis
(action ou désir de s’instruire) constitue cet objet d’amour dont l’essence toujours subsistante
outrepasse toute œuvre et se rapporte seulement à une vision (theoria), qui n’est pas une opération. La
philosophie n’est pas un art, ie elle n’est pas de l’ordre de la pensée oeuvrante, et le philosophe n’est
pas un artiste, pas même un artiste de la pensée. Quand il se fait artiste, le philosophe ne le devient pas
en tant qu’il est philosophe, car son rapport à l’art sera pris dans un écart, ie au regard d’une
disposition ornementale, qui sera celle de la virtuosité de l’exposition des concepts.

2° le philosophe est-il un politique, ie un stratège de la pensée ?

Son intervention signale un politique attestable par son tracé intervenant dans une situation, qui fait
(ou ne fait pas) vérité de l’historicité d’une situation. Un politique est celui qui énonce, dans l’élément
de l’impératif, des possibilités de la situation. Le philosophe porte-t-il en lui cette disposition ? Pour
Platon, une situation, c’est toujours celle d’un principe (archè), c’est une position de commandement.
La politique est une affaire de principe, entendez dans principe ce qui va donne le Prince au sens de
Machiavel et le principat. Le politique est le prince d’un principe, qui est aussi un principat, ie qch qui
est fondateur et en position de souveraineté. Subjectivement, le politique a pour désir d’être au
principe d’une situation : dans la cité (charge publique) ou défendre la cité (stratège militaire). Or,
selon Platon, le philosophe, en tant que tel, ne saurait soutenir le désir d’être au principe d’une
situation politique : « connais-tu une autre vie que celle du véritable philosophe qui enveloppe le
mépris des pouvoirs politiques ? » (VII 521 b). La vie du vrai philosophe saisie dans son existence
implique de sa part le mépris des commandements politiques. Non seulement sa vie est soustraite à
tout commandement politique en tant que détermination existentielle, donc le philosophe n’est pas un
politique, mais, bien plus, il fait partie de son identité philosophique de ne pouvoir avoir un tel désir.
Cette thèse semble contradictoire avec la thèse platonicienne du philosophe-roi. C’est effectivement
une contradiction majeure – la clé de la République – car il faudra forcer le philosophe ou qu’il s’y
force, pour qu’il le devienne, selon une normativité très complexe à déployer, puisqu’il intervient sur 2
désirs exclusifs l’un de l’autre : la situation du philosophe-roi excluant celle de philosophe. L’exercice
de la politique pour un philosophe digne de ce nom est un nœud forcé, car si la politique consiste à
être au principe (archè) d’une situation, le philosophe n’est pas un politique, de même qu’il n’est pas
identifiable à partir du politique.

3° le philosophe est-il identifiable à partir du discours scientifique ?

Et d’abord : qu’est-ce qui atteste l’existence du scientifique ? L’existence attestée du scientifique


comme sujet est de loin bcp plus précaire que celle de l’artiste ou que celle du politique. Il ne produit
pas des œuvres au sens du 1er, ni n’agit pas des tracés situationnels. Si on dit que cette existence
s’atteste pas des énoncés cumulables : théories, lois découvertes par les scientifiques, on fait fausse
route, car ces énoncés sont immédiatement repris dans un corpus général utilisable, opération
consensuelle qui rend indifférent l’énoncé de celui qui l’énonce : le sujet scientifique comme sujet se
trouve forclos de son énoncé. Pourtant, une seule chose atteste l’existence du scientifique : ce sont les
noms propres. Quand on dit théorème de Thalès ou série de Fourier, on marque des concepts d’un nom
propre et on ne dit rien que ceci : il y a des scientifiques. La science expose formellement des énoncés
qui se dispensent techniquement eux-mêmes de leur nom propre, mais il reste les onms, ie la constante
supplémentation des énoncés cumulables par une charge de noms propres qui affectent les énoncés,
bien que leur caractère cumulable les rende indifférents au propre de leur nom respectif. D’ailleurs,
peu importe qu’on ne sache pas vraiment si Thalès est bien l’inventeur du théorème qui porte son nom,
il existe scientifiquement sous le nom propre : Thalès.
Est-ce le cas en philosophie ? Pas vraiment, en philosophie le nom propre se monnaie dans une
adjectivation singulière, cartésianisme, kantisme, qui renvoie au fait que la philosophie n’est pas
présentable dans la figure d’énoncés cumulables. « je pense donc je suis », c’est plutôt le cogito
cartésien que le cogito de Descartes, car ainsi objectivé on évite de se demander si c’est son cogito. En
revanche, c’est bien le théorème de Thalès, découvert une fois pour toutes par Thalès, ou un autre,
mais enregistré sous son nom à lui : Thalès. Aussi l’énoncé philosophique « je pense donc je suis », ne
peut pas, comme tel, être incorporé dans un corpus d’énoncés vrais et véridiques, parce que son index
subjectif ne peut pas être la pure et simple supplémentation fixée par le nom propre du savant sur son
énoncé. Les énoncés princeps de la philosophie ne soutiennent pas l’admirable pureté des noms
propres, ni ne fonctionnent pour leur propre compte, indépendamment de leur énonciateur. L’énoncé
philosophique subit toujours une double épreuve dans son devenir, à savoir l’épreuve de sa réfutation,
l’épreuve de sa variation, double modalité suivant laquelle l’énoncé traverse le devenir historial de la
philosophie.

a) l’épreuve de la réfutation
Dans la CRP, au chapitre Des paralogismes de la raison pure (2ème division, Dialectique
Transcendantale, Livre II des raisonnements dialectiques de la raison pure), Kant réfute le cogito, mais
c’est ma réfutation de l’énoncé cartésien par le kantisme. « de là 4 paralogismes d’une psychologie
transcendantale que l’on prend faussement pour une science de la raison pure touchant la nature de
notre être pensant. Nous ne pouvons lui donner d’autre fondement que la représentation simple, par
elle-même tout à fait vide de contenu : Moi, dont on peut pas même dire qu’elle soit un concept et qui
n’est qu’une simple conscience accompagnant tous les concepts. Par ce « moi », par cet « il » ou par
cette chose (Ding), qui pense, on ne se représente rien de plus qu’un sujet transcendantal des pensées
= X, et ce n’est que par les pensées qui sont ses prédicats que nous connaissons ce sujet, dont nous ne
pouvons jamais avoir, séparément, le moindre concept ».
Au même point d’être, au point du je, là où Descartes établit l’énoncé dont le concept est pour lui
certain, Kant voit une fonction vide sans concept. Ainsi renversé dans une contradiction stricte,
l’énoncé cartésien subsiste néanmoins comme une trace philosophique pertinente à côté de l’énoncé
kantien. Le cogito continuera à valoir philosophiquement dans la succession de ses réfutations et de
ses variations, donc dans ses avatars non cumulables par le discours philosophique en général, qui
n’existe d’ailleurs pas, car aucune philosophie n’est jamais récapitulable dans ses énoncés. L’énoncé
philosophique porte une valeur qui se maintient à travers ses différentes réfutations, maintenu dans la
réfutation même, l’énoncé reste entièrement suturé à son auteur ou à son contexte. L’énoncé : « cogito
ergo sum » est un énoncé de Descartes, mais il y a un jeu infime entre sa valeur et son assignation,
autrement dit on ne peut pas assigner un philosophe à ses énoncés, parce que ses énoncés ne se laissent
pas séparer suffisamment pour être l’index en nom propre du sujet ?

b) l’épreuve de sa variation
Lacan, relisant à la lumière de la linguistique moderne (Saussure, Jakobson) appliquée aux concepts
freudiens de condensation et de déplacement, le cogito cartésien, Lacan écrira, dans l’Instance de la
Lettre dans l’Inconscient : « …. que c’est peu de ces mots dont j’ai pu interloquer un instant mes
auditeurs : je pense où je ne suis pas, donc je suis où je ne pense pas […] Ce qu’il faut dire, c’est : je
ne suis pas, là où je suis le jouet de ma pensée, je pense à ce que je suis, là où je ne pense pas penser »
(Ecrits page 517).
L’opération lacanienne délocalise l’énoncé cartésien. La chose pensante cartésienne, le je comme
localisation de l’être-penser comme tel, subit une disjonction, et le je qui était l’unité de la localisation
devient le point d’intervalle entre le lieu de l’être et le lieu de la pensée. Au sens strict, Lacan écarte le
cogito : il introduit dans le cogito une structure d’écart ou choit le je du sujet. Mais soumettre un
énoncé philosophique à une telle insistance de la variation, c’est lui accorder en fait une grande valeur,
ce qui explique pourquoi Lacan annonçait un retour à Descartes avec autant de fermeté : il voulait,
après la découverte freudienne, écarter le cogito cartésien, tout en maintenant que le sujet de
l’inconscient avait pour support le sujet de la science, ie le cogito cartésien. De sorte que Descartes
s’avère imprésentable dans l’énoncé : « je pense, donc je suis », mais la pensée de Descartes sera
seulement présentable dans l’au-delà de cet énoncé, au-delà qui fonde sa coexistence dans la traversée
successive d’une réfutation : son vidage kantien, et d’une variation : son écartage lacanien.
Faute d’une stabilité cumulable de ses énoncés (soumis à l’arbitraire du nom propre) qui perdurerait à
travers leurs variations et leurs réfutations, le philosophe n’est pas un scientifique.
Conclusion : la philosophie n’est pas une pensée énonciative ou légiférante. Donc ni la science, pas
plus que l’art ou la politique, ne nous permettent de savoir ce qui se laisse pointer dans le nom propre
en philosophie. Qu’est-ce donc alors que le philosophe ?

Le philosophe serait-il un quelconque existentiel ? Chez Platon, c’est toute la question de la fonction
de l’amour. Le philosophe sera celui qui aime de façon particulière, parce qu’il faut identifier
l’existence dans un certain régime d’intensification. Nous soutiendrons la thèse suivante : dans
l’amour, un individu mis à l’épreuve de l’autre, mais nous dirons du 2, c’est moins périlleux, advient
comme l’un du sujet qu’il aura été, advenue signalée par l’existence qui s’intensifie. En ce sens, il y
aurait de l’amour dans la philosophie, ie un certain régime d’intensité qui redonne l’un qu’on aura été,
ie un philo-sophia, un amoureux de la sagesse. L’amour serait matriciel pour le sujet-philosophe une
fois déterminé l’amour dont il s’agit. Les philosophes prennent soin d’indiquer la particularité de cet
amour qui sert à intensifier l’existence. L’amour philosophique est par essence un 2 soustrait à la
sexuation. La différence des sexes est un réel reconnu comme tel, mais le philosophe en tant que
philosophe ne se soutient que d’en tenir l’effet à distance. Pourquoi ? parce que le 2 requis par la
disposition philosophique doit être tel qu’il ouvre à un un rétroactif du sujet, qui ne soit pas un avatar
de l’un, ie une pure et simple transformation contingente à quoi renvoie toujours le 2 de la sexuation.
Platon dira et se contredira souvent sur la question de l’eros, mais il persiste à dire une chose en
continu, c’est que l’amour exigible et engagé dans l’identité philosophique doit sublimer le 2, de telle
sorte que le 2 puisse s’établir sous la loi du Même. Le roc de réel de ce 2, c’est la difficulté à pouvoir
le penser sous le registre du Même, ce qui est précisément la tâche de la philosophie, qui a en garde les
droits du Même, et donc vient s’échouer sur la sexuation. Cet échouage – il s’agit bien de cela – est
sans cesse répété, car en ce lieu de la sexuation se jouent les rapports entre psychanalyse et
philosophie. L’amour est certainement un principe d’identification du philosophe, mais sous la
condition que soient préservés les droits du Même, donc que soit tenue à distance la sexuation. A
partir de là, l’amour comme « aphrodisia », plaisir sexuel, n’est pas du tout méconnu, on lui reconnaît
même toute sa force : « Mais connais-tu un plaisir plus grand et plus vif que celui de l’amour
sensuel ? Je n’ai connais pas, répondit-il, il n’y en a pas de plus furieux ». Mais tout de suite après :
« Au contraire, l’amour véritable aime avec sagesse et mesure l’ordre et la beauté ? Certainement,
dit-il. Donc rien de furieux ni d’apparenté à l’incontinence ne doit approcher de l’amour véritable.
Non » (III, 403 a).
C’est donc seulement quand sera capté sous un régime particulier ce principe d’intensité maximale du
2 de l’amour, ie sous la loi du même, que l’amour sera constitutif de la subjectivité philosophique.
Autrement dit, cette intensité maximale reste telle quelle, mais séparée d’elle-même, ie séparée de son
immédiateté et en même temps séparée du 2 de la sexuation. Intensité séparée d’elle-même, ie amour
dont l’intensité est conservée sans rien de ce qui l’atteste dans le sensible. L’orthos-eros recèle cette
intensité qui maintient les droits du Même, l’amour droit reste intense dans une espèce de
désintensification. Autrement dit, l’amour philosophique doit diffuser et se diffuser dans une intensité
essentielle, qui dépose l’intensité contingente du 2 de la sexuation. La philosophie, c’est l’amour de la
beauté hors sexe, ie l’amour de l’ordre au regard de cette contingence désordonnée qui gravite autour
du 2 de la sexuation. « l’amour droit consiste à aimer l’ordre et la beauté dans la tempérance et dans
la mesure » (III 403 a). Il ne faut pas entendre ce propos à l’aune d’une idéologie conservatrice, mais
sous la figure précise d’une intensité désintensifiée. Si cette figure s’avère possible, alors l’amour
philosophique, l’orthos eros, est disjoint de son accablante contingence sexuelle. Ce qui ouvre à
l’hypothèse suivante : il n’y aurait pas de connexion nécessaire entre l’amour et le sexe, même si cette
connexion existe toujours. Il y aurait cette intensité de l’amour, qui pourtant se laisse séparer, et qui
met en garde l’amour sous le signe du Même. Si on soutient cette hypothèse jusqu’au bout, alors
l’identification du philosophe corrélée à une intensification de l’existence se fait sous l’hypothèse d’un
lien inessentiel entre l’amour et la sexuation. Pour Platon, il y a dans l’amour un élément
d’universalité raccordable à la logique du Même et dégagé de la contingence sexuelle. Le philosophe
cherche à s’établir dans cette universalité virtuelle de l’amour. Il cherche un principe d’intensité de
l’existence dans des termes qui ne soient pas marqués irrémédiablement par la contingence. L’activité
philosophique n’est pas primordialement porteuse d’un système conceptuel, mais elle ouvre à
l’universel, parce qu’elle se donne d’abord comme disposition subjective empreinte d’universalité
intensive. Soustrait de la contingence sexuelle, le philosophe n’est pas dans l’activité commune de
l’existence sous la loi de la sexuation, car il parvient à être saisi par un désir sans objet ou par amour
hors sexe. A suivre Platon, la philosophie existe si, et seulement si, un désir sans objet existe par quoi
le philosophe s’avère identifiable. L’amour philosophique est un amour sans amour. D’où le thème
récurrent qui consiste à dire que la vie importe peu au philosophe, car en effet, s’il existe un désir sans
objet, la vie comme ce qui noue est imparti de désir sous la loi de l’objet ou d’amour sous la loi de la
sexuation, importe peu à celui dont on dit précisément qu’il passe sa vie à apprivoiser la mort, dont il
n’a plus peur. Or, l’idée que la vie importe peu au philosophe, au point qu’il advienne comme celui
qui saura calmement mourir, ne devient consistante que si la substructure animale de cette dissolution
de la mort, c’est qu’il existe un désir sans objet ou un amour universel. L’homme vraiment libre, le
philosophe disposé dans l’intensité de l’universel, ne se soucie pas de la mort, car la mort n’entre pas
dans la pensée (où quand elle y entre, comme chez Hegel, elle y entre comme concept, autrement dit,
le philosophe n’en a déjà plus peur). Si réellement la philosophie se soutient d’un désir sans objet, elle
déplace la question de la pensée au regard de la mort, qui n’est plus sa question, alors qu’elle reste
celle du théologien, parce que, pour lui, elle est le seul véritable point limite d’une herméneutique
existentielle. Ce prix à payer pour le philosophe, c’est de se tenir à distance des intensités contingentes
qui rendent la vie inessentielle. Non pas qu’il ne soit pas comme tout un chacun pris dans les rêts de
l’existence, mais la disposition au philosopher faite sous l’hypothèse d’une intensité universelle ou
d’un désir sans objet avère le philosophe comme quelqu’un qui n’a plus peur de la mort. Le
philosophe se soustrait à la mort sans avoir cette volonté de l’écarter par le recours à un mythe ou à la
religion, dont l’opération est toujours un récit légitimant. La philosophie s’inscrit au point d’une
interruption du récit. Ce qui nous conduit à cette définition de la philosophie : sous l’hypothèse d’un
désir sans objet ou d’un amour universel intensifiant l’existence, la philosophie est ce qui dissout la
peur de la mort dans l’élément d’une interruption du récit mythique ou religieux.

Résumons nos acquis :


- la philosophie n’est pas une pensée oeuvrante, dont le paradigme est l’activité artistique. Le
lien entre l’existence d’un corpus de textes philosophiques et l’identification du philosophe est d’ordre
extrinsèque.
- la philosophie n’est pas une pensée intervenante, dont le paradigme est la politique référable à
des situations.
- la philosophie n’est pas une pensée légiférante, dont le paradigme est la science, ie un ensemble
d’énoncés cumulables et répétables recouverts par un système ouvert de noms propres.
- la philosophie est une pensée intensifiante ou existentielle, dont le paradigme est l’amour, avec
comme principe un 2. Mais pour autant que la philosophie tente de capter cette intensité, elle ne se
place pas immédiatement sous l’emblème d’un 2, car le désir philosophique se constitue en un amour
sans objet : c’est un désir qui repose en lui-même.

5EME COURS

Au livre VI de la République, Platon se demande pourquoi les jeunes gens les plus doués pour la
philosophie, ayant les qualités propres au naturel philosophique, à savoir facilité à apprendre,
mémoire, courage et grandeur d’âme, à laquelle répondent les qualités du corps (494 c), en viennent,
« dans l’intervalle qui les sépare du temps où ils s’adonnent à l’économie et au commerce », à
s’intéresser, poussés par l’enthousiasme de la jeunesse, à la partie la plus haute de la philosophie : la
dialectique, pour du jour au lendemain laisser tomber cette exigence (498c). Autrement dit, Platon se
demande sous quelles conditions peut-on rester philosophe ? Les obstacles qui se dressent devant lui
sont massifs. D’abord la pression sociale exercera sur le jeune homme son idéologie utilitariste pour
que le jeune utilise ses talents au profit d’une plus-value de puissance particulière : ses parents et ses
concitoyens applaudiront à sa future puissance. « que veux-tu donc qu’il fasse en de telles
conjonctures, surtout s’il est né dans une grande cité, s’il est riche, noble, agréable et de belle
prestance ? Ne s’emplira-t-il pas d’un espoir démesuré, s’imaginant qu’il est capable de gouverner
les grecs et les barbares ? et, là-dessus, ne va-t-il pas s’exalter, se gonfler de suffisance et d’orgueil
vide et insensé ? » (494 c).
Platon trace ici en filigrane un portrait d’Alcibiade, le disciple infidèle de Socrate. On voit, en fait,
comment s’effectue la perte de la subjectivité philosophique par la famille au nom de la patrie.
Manque un terme du triptyque, le travail, auquel doit se mettre et se soumettre le jeune homme,
comme il doit se démettre de la philosophie, dont l’activité dilapide son capital intellectuel.
Cependant, si le jeune homme tient bon devant ce 1er barrage, il lui faudra l’appui d’un maître. En
position excentrique par rapport à la famille et à la patrie, le maître occupe une fonction de soutien,
que le cercle des intérêts particuliers de l’entourage du jeune postulant philosophique ne peut pas
résorber. Aussi bien le maître sera-t-il poursuivi et condamné sur la place publique. « Et si, lorsqu’il
est disposé de la sorte, quelqu’un s’approchant doucement, lui faisait entendre le langage de la vérité,
lui disait que la raison lui manque, et qu’il en a besoin, mais qu’il ne peut l’acquérir qu’en se
soumettant à elle, crois-tu qu’au milieu de tant de mauvaises influences, il consentirait à écouter ?
[…] si pourtant il se laissait fléchir et entraîner vers la philosophie, que pensons-nous que fassent
alors les autres, persuadés qu’ils vont perdre son appui et son amitié ? Discours, actions, ne mettront-
ils pas tout en œuvre, et auprès de lui pour qu’il ne se laisse pas convaincre, et auprès de celui qui
veut le convaincre pour qu’il ne le puisse, soit en lui tendant secrètement des pièges, soit en le
traduisant publiquement devant les tribunaux ? » (495 c).
Apparaît ici la figure de Socrate, maître d’Alcibiade, pris au centre des pièges de la vie privée
(séduction d’Alcibiade envers Socrate) et trahison du maître, soi-disant corrupteur de jeunes gens, sur
la scène publique. De l’apprenti-philosophe au maître en philosophie, on retrouve les 2 cercles de la
vie privée et de la vie publique, qui concentrent au maximum la pression dénaturante sur la
philosophie. Une fois le véritable désir de philosophie brisé, vont se jeter sur la philosophie des
médiocres et des arrivistes : « car voyant la place inoccupée, mais pleine de beaux noms et de beaux
titres, des hommes de rien, à la manière des échappés de prison qui se réfugient dans les temples,
désertent avec joie leur profession pour la philosophie, alors qu’ils sont très habiles dans leur petit
métier. Aussi bien par rapport aux autres arts, la philosophie, même à l’état où elle est réduite,
conserve-t-elle une éminente dignité qui la fait rechercher par une foule de gens de nature inférieure,
et chez qui l’exercice d’un métier mécanique a usé et mutilé l’âme en même temps que déformé le
corps ». Le regain d’intérêt affiché pour la philosophie résulte d’une situation dénaturée qui crée la
figure du faux maître. Figure qui aggrave la situation en faisant miroiter aux jeunes gens doués des
ruses supplémentaires pour parvenir plus aisément à la réalisation de leurs intérêts privés. « Eh bien !
ces âmes indignes de culture, lorsqu’elles approcheront de la philosophie et auront avec elle un
indigne commerce, quelles pensées et quelles opinions, selon nous, produiront-elles ? Des sophismes,
n’est-ce pas ? pour les appeler de leur vrai nom – rien de légitime, rien qui enferme une part
d’authentique sagesse » (496 c). La figure sophistique ne participe absolument pas à une actualité
véridique, mais fonctionne uniquement comme un leurre supplémentaire pour la jeunesse et, de façon
masquée, perfectionne le dispositif de séduction. On voit ainsi que parvenir à l’identité du philosophe
réel, l’élucidation du cas sophistique, ie du sophiste en état de venir en lieu et place du philosophe
pour y faire miroiter du semblant, s’avère nécessaire. Poser la question : qu’est-ce qu’un sophiste ?
revient à se placer sur le terrain où l’on peut répondre à la question : qu’est-ce qu’un philosophe, car la
philosophie embrasse dans son champ cet autre particulier, le sophiste, avec lequel elle est en démêlé à
toute époque, et pas seulement dans l’Athènes de Périclès.

Le sophiste traite des mêmes questions (justice, vérité, être) et utilise les mêmes concepts que le
philosophe (substance, essence, idée) et, pareil au philosophe, il exploite la même laïcité
argumentative que le philosophe, autrement dit, dans l’ordre de l’exposition sa profération se
soutient de sa propre clarté. L’argumentaire et le style sophistique entrent dans une mimétique si forte
avec ce qui fait la spécificité du discours propre au philosophe qu’on ne voit pas vraiment où se tient
la séparation formelle entre les 2. C’est pourquoi la sophistique peut venir à la même place que la
philosophie, celle-ci n’étant distinguable de celle-là sous la condition sine qua non qu’on engage la
dimension subjective de la philosophie. C’est un point crucial à fixer, car si Platon constatait
qu’aujourd’hui, surtout aujourd’hui (1989), quand on assiste à une réévaluation et à une défense, à
mon avis exagérée, de la sophistique antique et moderne, le courant sophistique s’étudie comme un
courant intéressant de la philosophie, il serait bien obligé d’admettre que ses efforts en vue de tracer
une délimitation entre philosophie et sophistique ont échoué. On peut donc parler d’un principe
d’indiscernabilité du sophiste, car sophistique et philosophie émergent toujours sous les mêmes
conditions historiques. Le discours de Protagoras, Gorgias, Prodicos, comme le discours platonicien,
supposent la démocratie, le théâtre, la poésie, la mathématique et un minimum d’intensité d’existence
de l’individu privé. De même, Wittgenstein, grand sophiste moderne, suppose l’ère des révolutions
modernes, la psychanalyse, la mécanique quantique, la logique mathématique.
Si penser rapport le philosophe en tant que sujet à être et penser de telle sorte que se configurent les
conditions historiques du philosopher, les conditions, pour le sophiste, sont préalablement toujours
dans une supposition langagière, ie registrées dans la langue. Le sophiste se rapporte aux conditions de
la philosophie dans une réfraction langagière et énonce, énonciation qui permet de l’identifier
précisément comme sophiste, que tout problème de pensée se laisse présenter comme un problème de
langage. Le nœud entre philosophie et sophistique est désignable au croisement du langage et de la
vérité, ie au point où se pose la question entre véridicité et vérité, la véridicité étant ce qui de la vérité
se joue dans le langage. Le sophiste ne reconnaît aucune autonomie à la question de la vérité, ce en
quoi il diffère du sceptique. L’énoncé sceptique concernant la non vérité des jugements soi distants
vrais s’ordonne, comme discours philosophique, sous une définition de la vérité : c’est en vérité qu’il
n’y a pas de vérité. Le grand scepticisme est une philosophie pathétique comme le monde Hegel dans
la Phénoménologie de l’Esprit. Pour le philosophe, la question centrale est celle de la vérité. Pour le
sophiste, la vérité n’existe pas, il n’y a que des énoncés qui reviennent à un problème de maîtrise dans
la langue.

Commentaire du schéma PAGE 34 BIS

Sur le grand cercle extérieur sont pointés les types de pensée absolument premiers :
- comme toute situation est banalement infinie (thèse soutenue dans EE), la pensée politique relève de
l’intervention, dont la tâche infinie consiste à nommer les possibilités des situations.
- le sensible est ce que l’art pense comme tel dans la figure oeuvrante.
- la science se rapporte à la puissance de la lettre.
- l’amour se rapporte au 2 de la pensée intensifiante.
- la politique se rapporte à l’infini des situations.
La politique, l’art, la science et l’amour sont définis positivement en tant que procédures génériques de
vérité.
En revanche, la philosophie, placée sous ces 4 conditions déterminées comme processus se trouve
dans une position soustractive :
- la philosophie touche à l’infini sans intervention
- la philosophie touche au sensible sans sensibilité
- la philosophie touche à la lettre sans mathème
- la philosophie touche à l’amour sans objet, elle n’est pas au régime de l’intensité du 2
Partant des 4 points, infini, sensible, lettres, 2, déterminés sur la circonférence du grand cercle
extérieur, les 4 traits pointillés fléchés se projettent, en passant dans la médiation du langage pointé en
bas du grand cercle extérieur, sur la surface réceptive.
Passés dans la réfraction langagière :
- l’infini des situations devient une multiplicité infinie des jeux de langage : thèse de l’infinité des jeux
de langage comme disponibilité rhétorique infinie.
- le sensible donne à la langue la capacité à figurer en elle-même le sensible dans des images.
- le mathème donne le codage réglé, ie l’univers des règles.
- le 2 se projette dans la contradiction : la langue fait partage de 2 termes contradictoires.
Contradiction, règles, images, jeux de langages deviennent les conditions requises à l’exercice de la
sophistique, en tant que catégories présentables dans la langue.
L’infinité des situations prise dans la réfraction du langage donne le pur divers de l’infinité bigarrée
des jeux de langage et la politique a pour essence la rhétorique.
Le 2 des sexes pris dans le medium du langage sera la capacité de la langue à figurer en elle-même le
sensible, et l’art a pour essence la maîtrise de l’image, de la mimesis.
- le mathème pris dans le medium du langage donne un univers réglé : la lettre ne se présente plus que
comme règle et la science a pour essence un univers codé par des règles.

La sophistique wittgensteinienne

Donnons un exemple, condition par condition, de la sophistique wittgensteinienne

a) les images (chez Wittgenstein, le tableau)


2.1 : nous nous formons des tableaux des faits
2.17 : ce que le tableau doit avoir de commun avec la réalité pour pouvoir la figurer à sa manière –
correctement ou faussement – est sa forme de figuration.
Tractatus Logiso-philosophicus, traduction Balibar.
Wittgenstein énonce ici l’idée d’une figure présentable dans la langue comme unique surface
d’exercice de la pensée. La réalité doit entrer dans une surface tabulaire telle que sa projection soit en
communication avec la réalité dans la langue, point que W élaborera dans un contexte logique.

b) les jeux de langage / rhétorique


Un jeu de langage se spécifie toujours dans la diversité des jeux de langage ouverte et intotalisable, ce
que Wittgenstein s’efforce de montrer même pour les mathématiques, parce que ce sont les jeux de
langages les plus serrés par la règle : « je veux dire que ce que nous appelons les mathématiques, la
conception mathématique de la proposition 13 * 14 = 182 est en rapport avec la position particulière
que nous adoptons à l’égard de l’activité du calcul. Ou bien avec la position particulière que prend le
calcul… dans notre vie, dans nos autres activités. Le jeu de langage dans lequel il se trouve ».
Remarques sur les fondements des mathématiques, 7ème partie, fragment 24.
« je veux dire ce que nous appelons les mathématiques », ie que ce qui dans la surface de la langue
trouve pour nom : les mathématiques, avec ses diverses possibilités particulières, n’est pensable qu’en
regard des positions prises dans le cours de notre vie, par exemple le calcul eu égard à nos autres
activités, autrement dit, n’est pensable que comme un pur et simple jeu de langage, à l’instar de tous
les autres, donc dont la position générale s’inscrit dans le strict medium des jeux de langage comme
tels.
c) la force de la règle
« dans quelle mesure peut-on décrire la fonction du langage ? celui qui ne domine pas un langage, je
peux l’entraîner à le dominer. A celui qui le domine, je peux rappeler le mode d’instruction ou le lui
décrire, dans un but particulier, en employant donc déjà une technique de langage. Dans quelle
mesure peut-on décrire la fonction de la règle ? celui qui n’en domine encore aucune, je ne peux que
le dresser. Mais comment puis-je m’expliquer à moi-même l’essence de la règle ? La difficulté n’est
pas de creuser jusqu’au fondement, mais de reconnaître comme fondement le fondement que nous
avons sous les yeux. Car le fondement nous reflète toujours une profondeur sans cesse accrue, et
lorsque nous cherchons à atteindre celle-ci, nous nous retrouvons immanquablement à l’ancien
niveau. Notre maladie, c’est de vouloir expliquer. Quand tu as intériorisé la règle, ta route est
tracée » (Remarques, 6ème partie, fragment 31). Wittgenstein opte pour une conception
conventionnaliste et consensuelle des jeux de langage qu’il faut uniquement et absolument
comprendre que comme jeux se jouant selon sa règle propre, sans fond, à savoir comprendre la forme
et la force prescriptive de la règle comme telle. Du coup, on ne peut que décrire le processus
d’apprentissage de la règle, car notre mode d’accès au processus réglant de la règle reste intrinsèque au
langage. Cette description s’avère le seul rapport possible à la question de la règle (toute autre
description serait philosophique, donc une maladie dont il nous faut guérir) et elle est elle-même une
règle, qui obéit à son tour à un jeu de langage prescriptif, qui me donne une règle de description du
caractère réglant de la règle. On assiste à un déplacement en surface de la langue, et la pensée
s’effectue en circulation décalée de la langue.

d) la contradiction
Wittgenstein médite sur la contradiction pour élucider d’où lui vient sa puissance et son impuissance.
Visible elle-même du point d’une règle, la contradiction ne possède aucune validité philosophique : ni
ontologique, ni dialectique. On ne s’inquiète d’une contradiction que sous l’effet d’une règle.
« … on pourrait même imaginer que la logique frégéenne aurait été donnée à un sauvage comme
instrument de déduction des propositions arithmétiques. Il a déduit la contradiction sans remarquer
que c’en était une, et à partir d’elle des propositions arbitrairement vraies ou fausses. « jusqu’à
présent un ange gardien nous a préservés de ce chemin » que veux-tu d’autre ? je crois que l’on
pourrait dire : un ange gardien est toujours nécessaire, quoique tu fasses ». Remarques, 6ème partie,
fragment 16.
Ici, l’introduction du sauvage, dépourvu de la règle de reconnaissance de la contradiction, dont
« jusqu’à présent » l’ange gardien nous a fort heureusement pourvu, déduira n’importe quoi sans
reconnaître le vrai du faux. Et c’est tout ce que l’on peut constater. En revanche, pour Wittgenstein, la
philosophie est jeu de langage comme les autres, mais un jeu de langage inconsistant, dont la règle est
un pur non sens. « le sens de la philosophie » est un jeu de langage prisonnier du non sens. L’ange
gardien de la philosophie c’est l’ange du bizarre.

Le sophiste, comme le philosophe, sont sous les mêmes conditions et dans les mêmes déterminations,
mais dans une position pour chacun singulière par rapport à la thèse qu’ils soutiennent sur le langage.
Pour le philosophe, le langage n’est pas une condition de la philosophie, parce que s’il porte, en tant
que support matériel, tout effet de sens, il n’est pas par lui-même un inducteur de vérité. La
philosophie va donc neutraliser la question du langage, dont la sophistique fait le filtre absolu qui
réfracte toute proposition. La philosophie existe dans le langage, mais le neutralise parce qu’il se
trouve en position d’indifférence au regard du vrai du du faux, ce qui n’est pas le cas des 4 conditions
de la philosophie, productrices de vérités, donc en position de non indifférence. Soutenant une thèse de
neutralisation par provision, la philosophie neutralise le langage selon un rapport négatif, qui nous
indique en fait son rapport réel à la question du langage que lui lègue la sophistique. Que fait le
philosophe du langage dans l’expérience de la chose même (Husserl) ? Le langage peut-il être un
instrument, un medium transparent ? Platon, dans le Cratyle, dialogue qui traite de la question du
langage, pose quant à lui la thèse qu’en philosophie on part des choses par des mots. Le sophiste
soutient la thèse de l’omniprésence de la langue. On peut toujours le représenter comme un maître de
la langue dans la langue. Mais le philosophe est un maître en proie à un embarras dans la langue lié à
sa position neutralisante et instrumentale. Or, comme je vous l’avais déjà dit, le philosophe doit se
délimiter du sophiste au point qu’il doit lui faire quitter la place, puisque le sophiste peut justement
venir à sa place dans une mimétique langagière de la philosophie. Entre eux, c’est un combat sans
merci, car la sophistique constitue ce point du monde que la philosophie, pour être, doit supprimer.
Mais c’est un combat qui a lieu dans la langue. Pour paraphraser une formule de Freud : « là où ça
sophiste, le philosophe doit advenir ». Et pour ce faire, tous les moyens sont bons, même les moyens
sophistiques. Nous avons donc un axe antagonique où le langage se trouve en partage et dans lequel se
situe le caractère formellement indiscernable du philosophe et du sophiste, précisément prescrit par
leur antagonisme radical. Seul le conflit mortel qui oppose le philosophe au sophiste permet une
discernabilité et suppose qu’advienne à cet unique point du monde que le philosophe veut supprimer
quelque chose d’essentiellement distinct. Or, cette supposition ne peut se faire selon des critères
purement formels, sinon le combat qu’elle implique aurait lieu sur le seul territoire de la sophistique :
on assisterait à un affrontement rhétorique entre 2 jeux de langage différents. Il faut donc que s’engage
un élément subjectif, hors discours, intrinsèquement non lisible sur la scène antagoniste verbalisée, et
qui est l’élément suivant : le philosophe et le sophiste ne désirent pas la même chose. Ce sont 2
amours hétérogènes : philosophia : amour de la sagesse, philodoxa : amour des techniques d’opinion.
A la fin du Sophiste, Platon dans une formule ramassée et complexe définit ainsi les traits du
sophiste :
« Donc, l’homme qui possède 1° l’art de se contredire, qui 2° sous la forme astucieuse, 3° de l’art
imitatif d’opinion, 4° est propre à imiter, qui 5° dans la partie relative aux apparences, 6° elle-même
détachée de l’art de produire des simulacres, s’est réservée pour sa part 7° la portion verbale 8° de
l’illusionnisme, 9° portion, non point divine, mais humaine, 10° de la production : en affirmant que
« là est la généalogie, là est le sang » (Illiade, VI, 211) du sophiste authentique, on dirait, me semble-
t-il bien, tout ce qu’il y a de plus vrai ! ». traduction Robin 10 éléments de l’essence du sophiste
déterminés par le traducteur.
Traduction donnée par Badiou : « cette mimétique de la fabrication de discours contradictoires
adossée à la part ironique d’une technique d’opinion, cette partie non point divine mais humaine du
faire créatrice de prestige dans les discours et qui, du biais du genre du simulacre, relève de l’art de
produire des images, voilà ce dont on peut dire que c’est « la race et le sang » de l’authentique
sophiste ».
Le sophiste est un politique qui est un rhéteur
Le sophiste est un poète qui produit des images sans destination
Le sophiste est un scientifique réduit à l’arbitraire des règles : un logicien pervers
Le sophiste est un amoureux qui renverse le 2 dans l’impasse langagière de la contradiction et pour qui
l’amour est une joute.
Le désir sophistique aime organiser la technique d’opinion : il aime qu’on aime les opinions, ie le sens
inépuisable disponible dans la langue. Le sophiste organise l’amour du sens par et dans la médiation
de l’amour de la langue. L’amour du sens et des opinions (philodoxa) a pour contraire et au même
point l’amour de la vérité et de la sagesse (philosophia).
L’élément violent de tension subjective, qui permet de discerner le philosophe du sophiste a pour
enjeu le langage sous le signe d’une opposition entre l’effectivité des procédures de vérité et
l’interprétation généralisée du sens. La philosophie oppose le caractère effectif des vérités à
l’interprétation universelle du sens du sophiste, poète sans destination et logicien pervers.

Nous pouvons, après ce long détour, nous reporter maintenant en 496 bc du livre VI de la République,
précisément au point où apparaissent les sophistes, ie les herméneutes de l’opinion mais là, au même
point, se tiennent aussi ceux qui combattent pour l’intellectualité véridique des procédures effectives
du vrai. Et Platon se demande comment faire en sorte qu’il y ait encore des combattants de cette
espèce dans leur âge mûr ?
« bien faible, ô Adimante, reste donc le nombre de ceux qui peuvent avoir dignement commerce avec
la philosophie : peut-être quelque noble caractère formé par une bonne éducation et sauvé par l’exil,
qui, en l’absence de toute influence corruptrice, demeure fidèle à sa nature et à sa vocation, ou
quelque grande âme, née dans une humble cité, qui méprise et dédaigne les charges publiques, peut-
être encore quelque rare et heureux naturel qui déserte, pour aller à la philosophie, une autre
profession qu’à bon droit il estime inférieure ».
Etre un exilé, appartenir à un petit Etat, avoir une santé précaire, venir à la philosophie éventuellement
sur le tard à partir d’autre chose que d’elle-même, à quoi il faut ajouter le fait qu’être marqué par un
signe démonique, ie poussé par un impératif négatif : « le frein de notre camarade Théagès peut aussi
en retenir quelques uns. Théagès, en effet, a été doté de toutes les qualités qui éloignent de la
philosophie, mais les soins que réclament son corps maladif le tiennent à l’écart de la vie politique.
Quant à nous, il ne convient guère que nous parlions de notre signe démonique, car il est douteux
qu’on en puisse trouver un autre exemple dans le passé ». Platon délivre ici les conditions du
retranchement, d’écart, bref ce qui caractérise de manière excentrique la détermination existentielle du
philosophe. Ces conditions sont des conditions soustractives, des conditions de fidélité à
l’enthousiasme d’une jeunesse qui touche à la vérité. Celui qui pourra rester philosophe dans son âge
mûr, échappant ainsi à la sophistique généralisée, sera celui qui par des conditions retorses et
soustractives, se trouvera en capacité de rester fidèle à un emportement de jeunesse, ie celui qui animé
par une irresponsabilité libre, avait entre-aperçu quelque chose qui touche à l’infini des vérités et qui,
dans l’amplitude abstraite de ce mouvement, malgré le cercle fini des intérêts familiaux et de l’Etat,
fera néanmoins que la philosophie devienne un gouvernement possible dans l’existence de sa durée.

Résumons nos acquis :


La philosophie s’inscrit dans un ensemble de 6 déterminations aux statuts différents :
4 conditions : la science, l’art, la politique, l’amour
Les 4 conditions de la philosophie sont des procédures de vérité, ie des figures historiques des vérités.
Il faut qu’il y ait production effective de ces différents régimes du vrai pour que la philosophie puisse
se développer. Cela a eu lieu pour la 1ère fois en Grèce où ces 4 conditions furent rendues
compossibles par la philosophie.
Ces 4 conditions font appel à des prescriptions événementielles qui s’enracinent dans la pensée de
l’être (cercle extérieur du schéma) : infini (situations), sensible, lettres (mathème), 2 (sexes), et au
regard desquelles se distribuent les procédures. Ainsi, par exemple, un amour fait advenir une figure
du 2 pur sans synthèse et non dialectique.
- un élément : le langage. Si le langage n’est pas une des conditions de la philosophie, il reste
cependant sa détermination élémentaire non prescriptive, mais quasi matérielle : la philosophie aura à
se déployer dans cet élément là.
- un autre : le sophiste. A la philosophie correspond la figure de son autre propre : la sophistique qui
s’institue dans une mimétique de la philosophie. Placée au même point et sous les mêmes prescriptions
que la philosophie, la sophistique représente cette position d’altérité singulière, qui filtre les mêmes
prescriptions dans le medium du langage. Ainsi : l’image du tableau comme projection du sensible, la
rhétorique comme projection de l’infini, la force de la règle comme projection de la puissance de la
lettre, la contradiction comme projection du 2.
L’énoncé axial est le suivante : pour le sophiste, tout problème de pensée se laisse réduire à un
problème de langage. Pour le philosophe, tout véritable problème de pensée résiste : il ne se laisse pas
ramener, réduire, à un problème de langage. Il y a quelque chose de la pensée non réductible au
langage. La philosophie soutient une thèse du reste.
Pour la sophistique le reste est une production illusoire qui apparaît comme le symptôme d’une pensée
malade et dont il faut produire la thérapie.
La question de la séparation entre philosophie et sophistique repose tout entière sur la question du
langage : comment penser le rapport de la pensée au langage s’il est vrai qu’il y a un reste ?
L’enjeu de cette séparation se fait précisément autour de l’ébrèchement de la pensée au regard du
langage.

6EME COURS

Nous avions vu que l’engagement subjectif du philosophe et son rapport au langage permettaient de le
discerner du sophiste, son autre, ce qui ouvre maintenant à la question de la vérité, vérité désignant le
double rapport de la philosophie à la question de ses conditions et à la question de son autre.
Notons d’emblée un paradoxe : le mot vérité fonctionne dans une opposition singulier / pluriel par
rapport aux conditions de la philosophie. En effet, les conditions, ie les procédures de vérité,
produisent des vérités que la philosophie rend compossibles, mais, elle, ne produit pas de vérités, et
pourtant Platon parlera de la vérité philosophique. Cela d’une part (nous y reviendrons), mais d’autre
part le mot vérité va être pris dans son opposition au mot opinion. Vérité désigne ce qui se distancie
des opinions, ie ce qui fait coupure dans le sens. L’opposition entre le sens et la vérité s’avèrera une
opposition majeure pour le philosophe, qui fait une hypothèse disjonctive sur les rapports
qu’entretiennent sens et vérité, et pose la vérité comme une singularité en trouée du sens. Aujourd’hui,
philosopher c’est lutter contre l’omniprésence de l’herméneutique productrice de sens à l’infini.

Nous avions déjà noté que chacun a ses opinions, qu’il soit philosophe, sophiste, ou monsieur tout le
monde. L’opinion fonctionne au régime de ce qui circule. On sonde l’opinion comme on sonde un
puits. Mais pour le philosophe, le sophiste, en mimétique de la philosophie, organise l’amour de
l’opinion. Dans ce partage philosophique entre vérité et opinion, le sophiste n’est pas purement et
simplement du côté de l’opinion, car il peut se tenir dans un rapport d’ironie à son œuvre organisatrice
de l’opinion : « cette technique partiellement ironique de l’opinion » dira Platon de la sophistique.
Seulement, le sophiste travaille et perfectionne sans cesse un régime de langage qui soutient la philo-
doxa. Le philosophe, lui, soutient la philo-sophia, ie la sagesse ou la vérité, ce qui rend, sinon plus
difficile, du moins plus risquée, sa tâche. Encore une fois, la détermination en subjectivité, ie la
différence radicale de leur désir respectif, engage leur discours. C’est elle, et non pas les textes, qui les
départage.
Donc, sous condition qu’il y ait des vérités (les 4 procédures génériques) le philosophe soutient qu’il y
a la vérité, tandis que les sophistes organisent à la surface du langage l’amour des opinions. Quelle va
être la figure subjective de cet enjeu radical pour la pensée ? Ce sera la jeunesse comme figure encore
indécise de l’âge de la pensée, qu’il s’agira de corrompre. Il faut bien voir que les 1ers dialogues de
Platon sont des scènes de partages marqués d’une extrême violence de la part des protagonistes,
presque indiscernables du point de l’argumentation de leur discours : qui est sophiste ? qui est
philosophe ? très difficile à dire ! C’est un fait : sophiste et philosophe veulent tous les 2 corrompre
la jeunesse, mais ce sont 2 corruptions contraires. L’objectif fixé pour le sophiste comme pour le
philosophe, c’est de mettre fin – ce que signifie corrompre – à une indécision de la pensée consécutive
à l’heureuse et agréable indécision propre au jeune âge. Au fond, cette figure de la jeunesse se réfère à
cette irresponsabilité de la pensée, au moment où son indécision fait toute sa vigueur face à tout ce qui
est établi. Cette irresponsabilité première de la pensée suspend l’établissement des corps sociaux tels
qu’ils légifèrent. La jeunesse de la pensée consiste en un double pas encore : un pas encore étatisé qui
permet de faire un pas encore. C’est cette figure que Platon met en scène, qui n’est pas celle de la
jeunesse empirique. Bien sûr, on peut être jeune sans être jeune en pensée. Le temps ne fait rien à
l’affaire, pour autant que la pensée suive le double régime du pas encore, ie expérimente à vide, pour
ainsi dire, le fait qu’une situation est infinie, ie chargée de possibles. La jeunesse de la pensée, c’est le
temps de la conscience de l’infinité, ie que ce qui est réel est ce qui est possible et inappréhendable
dans des mesures strictes ou dans le fini. La jeunesse de la pensée dit le pas encore de la mesure ou
l’incommensurable pris comme une anticipation de l’excès. Non pas forcément le désir de l’excès ou
son vouloir, mais bien sa supposition. Aussi, le philosophe comme le sophiste, aux prises avec la
jeunesse comme figure de l’âge de la pensée excessive, veut, de manière différente, et du point de
cette supposition de l’excès, corrompre la jeunesse, du fait même que toute corruption est une
corruption de l’excessif :
- le sophiste s’applique à corrompre l’excessif dans l’entièreté du social présenté comme
variabilité infinie des formes. Autrement dit, les jeux de langage si captieux, si infinis dans leur
dénombrement, servent de réceptacle à l’incommensurable. L’infini prend ses mesures dans la
multiplicité des langages. Au point de l’excès, le sophiste traite l’incommensurable en proposant une
éducation virtuose à l’intérieur du système infini des jeux de langues. C’est à la dimension ludique de
l’excès de la jeunesse que s’adresse le sophiste, ie au ludique en tant que figure propre de
l’irresponsabilité de la pensée enthousiaste. Le sophiste socialise le ludique dans et par la captation
virtuose des jeux de langage. En ce sens, les sophistes rendent service au corps social et à celui à qui
ils permettent de se socialiser au profit du service des biens par l’acquisition d’une maîtrise technique
des langages. Il y a donc lieu que le sophiste soit payé pour son apprentissage qui endigue l’excès
ludique immanent à l’excès : le sophiste n’invente pas cet élément ludique. La sophistique corrompt
l’indécision en virtuosité : c’est la corruption virtuose par excellence.
- le philosophe veut faire de l’irresponsabilité elle-même une responsabilité. Il veut que l’excès
soit détenu, préservé, mis en garde dans une responsabilité singulière : la responsabilité
philosophique, car il sait que l’irresponsabilité entrevue au régime du pas encore, mais passée sous la
garde d’une maintenance ou d’une fidélité, à ces débuts plus maladroite que virtuose sous la norme
des virtuosités sociales, est possible. Le philosophe s’adresse donc au grand sérieux, à la gravité, autre
pôle de la sagesse de la pensée, afin que l’excessif soit délocalisé, descellé du service des biens, bref
insocialisable. Le philosophe s’applique à corrompre l’élément ludique en tant que tel, parce qu’il
représente l’irresponsabilité comme irresponsabilité : l’irresponsabilité ludique. Le philosophe tente
d’établir une subjectivation paradoxale, à savoir une irresponsabilité qui se présente comme
responsabilité. Ainsi, quand le philosophe organise la durée fidèle d’une jeunesse dans le gardiennage
de son irresponsabilité, le sophiste opte pour le roman d’éducation (bildung), ie pour une formation
continue qui convertit au monde dans le brio de l’efficacité. A l’inverse du schéma d’éducation du
sophiste, la paideia du philosophe tient que quelque chose reste désapproprié et il l’organise dans un
élément de mécontentement grave et sérieux. Mais comment ce désappropriement fondamental peut-il
être gardé ? Sur ce point, il faut marquer le pessimisme fondamental éprouvé par Platon : selon lui,
pour l’essentiel, le sophiste gagne à tout coup. L’emportent les prestiges de la virtuosité et, à travers
eux, le captage des services des biens. Alors comment faire pour que le double régime du pas encore,
pas encore, devienne, en dépit de la prégnance sophistique, un encore pas encore, de telle sorte qu’il
ne soit pas dans l’imminence de son suspens ? Autrement dit, comment rester irresponsable sans rester
dans le mythe de la jeunesse éternelle ? Dans les premiers dialogues platoniciens, dits aporétiques, où
les questions soulevées restent sans réponse conclusive, les jeunes gens mis en scène par Platon sont
simplement des figures dans le partage de leur être de pensée en jeunesse. Pour rester irresponsable, il
faut placer cette irresponsabilité sous la garde d’une responsabilité 2nde. Pour ce faire, il nous faut
revenir un moment en 496 b du Livre VI de la République, quand Platon énumère les conditions
exceptionnelles qui, tant que certains hommes sont philosophes hors jeunesse – ie philosophes tout
court, vraiment philosophes à part entière. Insistons sur le fait que ces conditions facilitent l’advenue
et la permanence du philosophe, mais qu’elles ne l’entraînent pas immédiatement.
L’exil : être en exil du lieu natal. En exil, la fidélité à la jeunesse échappe à la pression des collectifs
naturels : famille, travail, patrie, et l’attraction des débouchés virtuoses s’avère bcp moins certaine, car
ils s’affrontent bcp moins facilement.
Habiter une petite cité sans aucun intérêt ni ambition. On pense inévitablement au Königsberg de
Kant, voire au sombre Danemark de Kierkegaard.
Avoir une santé précaire : la précarité du sujet le laisse plus ou moins indifférent à l’immédiateté des
choses, et le rend peu disponible aux virtuosités sophistiques. Dans le monde grec, le philosophe sera
celui qui ne sera ni héros ni athlète, ni simple rhéteur. Un sujet philosophe ne s’identifie pas au
prestige social, c’est un homme dont la volonté de pensée reste intrinsèque et liée à une image de lui-
même en partie atteinte ou blessée.
Aller à la philosophie en délaissant sa profession antérieure : c’est le cas du philosophe tardif, qui
advient à la fidélité seconde à partir d’un mouvement de pensée propre qui l’éloigne de son point de
départ, autrement dit c’est celui qui a su s’établir dans une infidélité à un 1er choix ie à la prévalence de
l’enseignement du sophiste.
Etre marqué du signe démonique de Socrate : le paradoxe existentiel que présente le démon de Socrate
est que Socrate reste soumis à un impératif négatif d’inaccomodement, qui le retient de faire ce qu’il
ne faut pas faire au sens de : ça, en tout cas, non. Son démon suspend les séductions du oui universel
de la sophistique, qui s’établit de oui en oui dans la facilité de l’acquiescement au virtuose. Le signe
démonique interrompt le oui toujours réitéré, preuve que la virtuosité langagière doit basculer dans
autre chose, même si c’est encore pensé de façon maladroite.
Nous avions déjà noté que le retranchement, l’écart, était le seul trait commun à l’ensemble des
conditions favorables à la fidélité 2nde, qui responsabilise l’irresponsabilité 1ère, juvénile, de la pensée.
En subjectivité, la détermination du philosophe se donne en excentricité, ie qu’il est soumis à des
conditions soustractives aux prestiges sociaux. Pour qu’il y ait de la philosophie, il faut qu’il y ait de
l’événementialité objective dans les conditions, mais la philosophie avant d’être une position est une
déposition : le philosophe s’autorise d’une interruption de la communication établie. Le philosophe
s’établit en ce point où d’abord quelque chose doit cesser dans la pensée. A l’inverse, pour la
sophistique, ça doit, ça peut continuer, et ça va continuer de mieux en mieux, car après tout, ça parle
toujours, et tout problème de pensée reste pris dans le « ça parle ». Pour conclure, l’opposition en
subjectivité du sophiste et du philosophe : le geste sophistique parie sur une interminable continuation
toujours virtuose des jeux de langage, le geste philosophique suppose une cessation, ie au moins un
point qui ne soit pas recouvert par la langue. Dans la supposition de ce point, vous vous trouvez sous
la condition d’un impératif de cessation, sinon vous pouvez toujours changer de registre dans la langue
avec brio et ironie.

La métaphorique platonicienne de cette cessation s’avère très complexe, elle touche à la question de la
veille et du songe, du jour et de la nuit. « celui dont la vie est un éveil (upar) et non un songe (onar) »
V, 476 d. « nous appelons vraie philosophie le retournement de l’âme d’une sorte de jour obscur vers
le jour véritable, ou la montée vers la substance de l’étant » (VII, 521 c). « il s’agira d’opérer la
conversion de l’âme d’un jour aussi ténébreux que la nuit vers le jour véritable, c'est-à-dire de
l’élever jusqu’à l’être, et c’est ce que nous appellerons la vraie philosophie » (trad Baccou). « mais
c’est une conversion de l’âme, passant d’une sorte de jour nocturne au jour authentique et qui est la
voie pour monter au réel, voie dont nous dirons précisément qu’elle est philosophie véritable »
(Robin).
Platon nous présente le point de cessation dans l’idée d’un retournement. Mais l’interruption de ce qui
a cours ne se retourne pas vers un site originaire ou natal, qui serait le site 1er fondateur et approprié de
l’âme vivante. Ce n’est pas un retournement vers une appropriation prédonnée, mais c’est un
retournement vers l’éveil et qui demeure dans la guise d’une invention : on va vers le jour véritable tel
qu’on en a été dépossédé. On se retourne vers le clair du jour. Autrement dit, le retournement se fait
selon le même jour – jour obscur / jour véritable – qui, pris dans l’interruption, se donne comme le
retournement vers le diurne du jour, le site 1er étant le nocturne du jour. L’interruption philosophique
procède à l’éclaircie du jour en établissant son caractère diurne. Mais cette éclaircie ne consiste pas à
vrai dire en une expatriation selon un mode de retournement de l’expatrié vers sa patrie, ou en une
réappropriation du site premier. Le retournement se fait au même lieu, au lieu du même jour, là où
cesse l’obscurité, le nocturne du jour. Aussi, à l’expression de Hölderlin, retournement natal (que les
analyses heideggeriennes accentuent du côté de la sacralité du pays natal), j’opposerais, pour lier les 2
citations, un retournement en éveil, ou une déclôture. Le jour était dans l’enclos de son propre
nocturne. Ce jour clos, le retournement l’assigne en déclôture de son caractère diurne : l’interruption
c’est la conversion, le retournement de l’âme du côté diurne du jour. L’élévation, la montée,
l’ascension de l’âme ne doit pas être entendue ici au sens d’une transcendance vers un au-delà du jour
même, mais comme l’accès, par retournement, à ce qui est en tant qu’il dispose son être au jour
véritable, ie au jour en tant que diurne du jour tel qu’il se donne comme essence subsistante. Pour
Platon, le geste de cessation philosophique, prise comme pur retournement, se laisse décrire comme un
retournement non natal donnant accès, au même lieu, à l’éclaircie de ce qui est ou au diurne du jour.
C’est parce que notre époque est orpheline de la catégorie de vérité, que la philosophie tombe sous le
règne ininterrompu de la production du sens en devenant le musée interprétatif de soi-même. Elle ne
peut plus tenir le point où vérité et sens sont disjoignables, mais recouverte par la nappe du sens, elle
est exposée au péril du non sens, ie aux sophistes modernes. Il faut bien mesurer le péril auquel nous
assistons, ie bien voir toute l’ampleur du triomphe actuel de la sophistique moderne, qui précisément
fonctionne, voilà bien le grand danger, au régime de la continuation interminable dans la langue. Nous
sommes exposés, sans contre-partie, à l’omniprésence de la sophistique, dont le sophiste avec toute sa
virtuosité est certes l’agent le plus brillant mais, malgré tout, seulement une pièce de la machination
dans laquelle l’intelligibilité de notre époque se présente comme le règne sans partage de l’anti-
platonisme ouvert par Nietzsche. Et va dans ce sens le consensus général sur le caractère
transcendantal du langage qui serait propre à tous les problèmes traités par la pensée. Mais à ce péril
extrême s’ajoute une difficulté supplémentaire, si nous voulons, contre la sophistique ambiante,
défendre et tenir la position du philosophe. Car, selon Platon, ce que la cessation permet de voir, c’est,
dit-il, l’ « aleathestaton », le suprêmement vrai. « ceux qui regardent le suprêmement vrai, et, s’y
rapportant toujours et le contemplant avec une parfaite amitié de vue, sont capables d’établir les lois
d’ici bas relatives à ce qui est beau, juste et bon, ou, si ces lois sont déjà établies, de les sauver en
montant la garde » (VI, 484 d). Autrement dit, depuis Platon, toute la philosophie classique moderne
met au cœur de sa recherche le thème de la vérité. Or, nous sommes partis du fait qu’il n’y avait que
des procédures génériques indépendantes productrices de vérités plurielles et hétérogènes, que la
philosophie rendrait ou non compossible. Bref, en quel sens l’expérience du diurne du jour touche-t-
elle, pour nous modernes, à la vérité platonicienne ainsi nommée ? Dans la conjoncture actuelle (fin
1989), l’élucidation de ce point doit être réouverte, sinon nous resterons soumis au règne illimité de
l’interprétation. La philosophie tournera à vide au régime d’une interminable interprétation d’elle-
même sous le signe de sa clôture. Depuis Nietzsche, la philosophie n’ose plus dire que la catégorie de
vérité, dont elle est aujourd’hui forclose, parce que le caractère prononçable de la question de la vérité
en philosophie a été effacée, polarise son discours. Si on veut reconstituer la philosophie au point de
son double, ie de son autre, la sophistique, il faut retrouver le signifiant vérité en philosophie. Mais
cette entreprise s’avère difficile, car vérité se trouve prise dans le pluriel de singularités
événementielles, ie suspendue aux occurrences en historicité du il y a. Par exemple, en Grèce, il y a eu
l’invention de la politique (Moses Finley), l’innovation de la mathématique (cf Platon, le Théétète
Eudoxe), la création du théâtre tragique, la rencontre amoureuse (le Banquet, l’exaiphnès). Mais au
regard de ce pluriel, qu’est-ce que peut être la vérité ? La vérité sera pensée autrement que prise dans
le pluriel des vérités hétérogènes. Nous établirons que la vérité n’existe pas parce qu’il n’y a que des
vérités en historicité. La vérité n’existe pas dans la dimension de l’historicité parce qu’il n’y a pas
d’événement de la vérité. Il faudra donc assumer que ce que la philosophie nomme la vérité est un
point d’inexistence. Dès lors, quelle légitimité pour la philosophie à nommer sa destination en pensée
la vérité, alors qu’il n’y en a pas d’événementialité ? Nous montrerons que l’énoncé la vérité n’existe
pas est un énoncé constitutif de la vérité elle-même. Au terme de cet examen, nous parviendrons aux
conclusions suivantes que je vous donne à titre d’indication.
Le « n’existe pas » signifiera que :
1° la vérité est intransitive : la vérité désigne un point de rupture avec les vérités. Les vérités ne
donnent jamais donc la vérité. Point intransitif que la philosophie atteste.
2° la vérité indique une délocalisation : la vérité inexiste, mais en outre, elle n’existe pas aux mêmes
lieux que ceux des vérités.
3° la vérité est aprogrammatique : la vérité ne propose rien, la vérité est non destinée.
4° la vérité est une valeur paradigmatique pour la catégorie de sujet. La vérité n’est pas une
catégorie de l’être, mais il y a un être des vérités.
5° la vérité est liée à la fonction du hasard : entre la vérité et les vérités s’interpose le hasard, point
cooriginaire de la notion philosophique de vérité.

Cela dit, pour l’instant, résumons nos acquis :


- la délimitation entre philosophie et sophiste passe inéluctablement par une identification
subjective, car du strict point de vue de l’analyse rhétorique on ne relève pas de traits distinctifs entre
tel texte philosophique et tel texte sophistique. Pour scinder l’appartenance cooriginaire du philosophe
et du sophiste, on se trouve contraint pour élucider le discours philosophique à déterminer la figure en
subjectivité du philosophe, d’où une récurrence nécessaire de la philosophie au philosophe. Par
philosophie, on entend une position que la parole subjective implique, mais qui ne se superpose pas à
la virtuosité verbale du sophiste, bien que la rhétorique de celui-ci s’y superpose dans un rapport
mimétique à la langue. Pas de philosophe sans sophiste. La délimitation de la philosophie engage la
subjectivité du philosophe, d’où le dialogue intitulé le Philosophe que Platon projetait d’écrire. La
disposition subjective du philosophe l’engage donc dans une opération de retournement non natal vers
l’éclaircie de ce qui est en tant qu’il est, ie vers l’éclaircie de la question de l’être comme disposition.
La posture subjective du philosophe l’expatrie de son élément natal, à savoir, pour Platon, l’opinion
circulante. Platon rompt avec l’amour des opinions, là précisément où s’inscrit la délimitation entre
philosophie et sophistique. Cette expatriation tient en sa garde l’irresponsabilité primordiale d’une
jeunesse qu’il s’agit de transmuer dans la pensée en une responsabilité autre, disjointe du service des
biens. Quand le sophiste dévoie l’irresponsabilité primordiale de la jeunesse, qui est une instance de
l’infini, à une virtuosité supérieure, ie vers un principe de réalité commerciale qui fait circuler biens et
opinions, le philosophe propose une pensée non commerçante. Platon nomme ce retournement vérité,
le suprêmement vrai : alesthaton, le vrai par excellence. Au point même de cette démarcation
subjective avec la sophistique, il nous faut maintenant interroger pourquoi se déploie le destin épocal
du maintien par la philosophie de la question de la vérité. Et cela, d’autant plus que nous soutiendrons
que la vérité est aprogrammatique, non destinée et qu’elle n’existe pas.
7EME COURS

Il n’y a pas la vérité, disions-nous, mais des procédures de vérités données dans leurs opérations
propres, ie suspendues à des occurrences événementielles. Il a fallu que dans l’espace grec, les
conditions expresses que sont la politique, l’amour, la mathématique, le poème tragique existent pour
que la philosophie s’autonomise comme discours de leur compossibilité, ie se décale d’un discours
mythico-religieux, ie d’une herméneutique générale, intrinsèque à tout discours sacré, sans aucune
spécificité. Mais dans la mesure où la philosophie en vient par une sorte d’hypostase périlleuse à
parler de la vérité sous l’élément de son retournement non natal ou de sa déclôture vers le
suprêmement vrai, nous buttons sur la difficulté suivante déjà mentionnée, à savoir que les procédures
conditionnantes pour la philosophie, ie les vérités en historicité événementielle constituées dans une
pluralité de registres sans unité de plan, s’opposent à ce que la philosophie produire des vérités, encore
bien moins la vérité, puisque vérité est ce qui la conditionne. Pour traiter le problème de la vérité, il
faut philosophiquement énoncer qu’elle n’existe pas au sens précis où seules les vérités existent, parce
qu’elles seules sont tributaires d’événementialités. A l’inverse, si vous postulez qu’il y a la vérité
comme l’événement, vous vous soumettez à une herméneutique générale, ie à l’interprétation du sens,
qu’elle soit celle du mythe, de la mort du Christ sur la croix, de la proposition de la loi juive ou de la
dictée transcendante des vers du Coran. Vous êtes contraint de faire une généalogie événementielle de
la vérité. En revanche, si la vérité ne se tient pas dans le récit, ie pas dans l’occurrence de l’événement
de la vérité, alors ce qui dans son élément la constitue ne peut pas prendre la forme d’une consignation
du récit de « l’événement de la vérité dans le livre sacré ». Ce qui aggrave la question de savoir
pourquoi la philosophie maintient la thématique de la vérité au péril d’avoir à assumer que la vérité
n’existe pas. Reprenons notre fil rouge, Platon, et examinons ce qu’il nous dit sur ce point dans la
République.
Je rappelle que la traduction de politeia par la République passe par le latin res publica : la chose
publique. Mais dans ce dialogue, Platon n’oppose pas la république à la monarchie ce que pourrait
laisser entendre cette fâcheuse traduction à nos oreilles trop modernes. Non, Platon se propose de
philosopher sur la vérité de la chose publique, ie sur la politique telle qu’elle existe dans l’ordre propre
des vérités et des non vérités qu’elle produit. Dès lors, par politeia, il faut entendre la chose publique
sous l’élément de la vérité, pour ainsi dire dépluralisée, et qui dispose la politique sous la juridiction
de ce à quoi la philosophie est destinée comme telle : la vérité. Quel est donc le lien entre politeia (la
proposition en vérité sur la chose publique) et les politiques réelles telles qu’elles existent dans
l’histoire effective ? Enfin, quel est le lien avec la question de la vérité ? Autrement dit, quel nœud se
constitue entre une idéalité (la politeia), les politiques réelles (ie en historicité événementielle), et leur
rattachement possible à la question de la vérité puisque – c’est ma thèse – la recherche de la vérité,
statut propre de la philosophie selon Platon, doit être élucidée compte tenu de sa disjonction d’avec les
vérités procédurières ? Au Livre VIII, Platon passe en revue les choses politiques, à savoir les
différents régimes politiques tels que les pratiquent les politiciens, à savoir l’aristocratie, la timocratie,
l’oligarchie, la démocratie et la tyrannie.
Lisons le passage 545 d, 546 a : « Ceci d’ailleurs n’est-il pas un principe absolu que, pour tout régime
politique, l’origine de sa transformation réside dans ce qui, en ce régime, détient précisément les
charges de l’Etat, lorsqu’une dissension (stasis) s’élève au sein même de cette partie ? qu’au
contraire la concorde y régnant, cette partie, fût-elle tout à fait restreinte, il est impossible qu’il y ait
révolution (stasis) dans le régime ? – il en est ainsi, en effet. – dès lors, Glaucon… il est difficile
qu’une révolution éprouve un Etat [l’Etat aristocratique] composé de la sorte, cependant puisque tout
ce qui est né est sujet à se corrompre, une pareille composition ne subsistera pas non plus la totalité
du temps, bien plutôt elle se désagrégera ». Dans ce passage, Platon introduit une loi concernant les
régimes politiques, qui pose qu’aucune de leur configuration puisse se tenir en capacité d’éternité.
Toute figure de l’ordre politique n’existe que selon une séquence temporelle sans principe de stabilité.
Dans la cosmologie platonicienne, cette loi renvoie à une théorie cyclique du temps dans laquelle elle
se trouve récupérée. Cela dit, Platon affirme bien dans ce texte que les politiques réelles ne peuvent
pas tenir leur propre principe. Un régime politique n’est pas renversé de l’extérieur par une puissance
politique plus forte, sa déstabilisation suit une loi immanente : il est inéluctable et intrinsèque que le
principe même d’une configuration politique réelle en vienne à s’auto-nier, jusqu’au point où l’ordre
tout entier se dissout et se transforme en un autre. Cette loi inéluctable de décomposition immanente
fait que l’arche est toujours touché par la stasis (scission, dissentiment, discord radical, antagonisme,
guerre civile). Maintenant, si on suppose qu’il y a production de vérité dans les politiques réelles, la
vérité, toujours temporelle, sera plutôt et plus fortement ce qui résiste, échappe à la dissolution de la
stasis : elle consiste dans la découverte d’un principe absolu (arche), qui séparera le caractère toujours
transitoire des politiques et fondera un ordre politique à hauteur d’éternité. D’où un parallèle pensable
avec les propositions communistes sur l’état ultime de la société des hommes. Mais tel n’est pas ce
qu’énonce Platon, car la cité idéale, ie la vérité des vérités politiques, la construction constitutionnelle
platonicienne est aussi soumise au caractère de dissolution de la stasis, qui s’établira au sein même du
système le plus perfectible, celui où gouverne le philosophe roi, système qui pourtant sera lui aussi
dissous et corrompu. Il n’est pas sans intérêt de remarquer que la corruption politique de la cité idéale
intervient quand s’impose le primat de la gymnastique sur la musique, ie au moment où les
philosophes roi ont perdu le nombre géométrique ou nombre parfait. Cette métaphorique de la
corruption politique par l’oubli d’un nombre est très intéressante (VIII 547). Donc les politiques
concrètes aussi bien que la politique idéale n’existent qu’un temps et relèvent toutes de la loi
immanente de la stasis. Ainsi, au regard de la temporalité comme vis-à-vis des hommes politiques
réels, dont Platon a tracé le portrait au Livre VIII, la question politique ne se trouve pas réglée.
Au Livre IX, cette question va être filtrée à travers le problème de son existence possible ou
impossible, déjà interrogée au Livre VI : où est la politique idéale ? Où sont les politiques réelles ?
Est-ce le même où ? La réponse est locale. Au Livre IX, 592 a, Glaucon, au terme de toutes ces
analyses, dit à Socrate :
Glaucon : alors, du moins, ne consentira-t-il pas [l’homme digne de gouverner] à exercer une
activité politique, s’il est vrai qu’il ait un pareil souci !
Socrate : non, par le chien ! a vrai dire, c’est dans l’Etat (polis) que est le sien qu’il l’exercera,
et sérieusement ; non pourtant, sans doute, en sa propre patrie, à moins qu’il ne lui soit échu
quelque divine bonne fortun ! badiou : que ne lui en soit octroyé quelque divin hasard !
Glaucon : je comprends ! tu veux dire : dans l’Etat que notre présente analyse est en train de
fonder, Etat qui a son existence en des paroles (logoi) vu qu’il n’y a, je pense, aucune lieu de la
terre où il se trouve !
Socrate : pourtant, répliquai-je, peut-être dans le ciel un modèle se dresse-t-il devant celui qui
souhaite le voir et, tandis qu’il le voit, poser les fondements de sa propre existence ! et il
n’importe en rien qu’on trouve ou qu’on doive trouver quelque part cet Etat, car c’est sur les
lois de celui-ci seulement, et non d’aucun autre, qu’il fondera son action.
Glaucon : c’est au moins vraisemblable.
Si nous tenons l’hypothèse que politeia est l’index de la vérité au regard des politiques réelles, ie si
politeia s’avère la politique comme catégorie philosophique de la vérité tournée vers la condition
politique, ce texte nous dit les choses suivantes :

La vérité comme catégorie suis generis à la philosophie suppose :

1° l’effectuation d’une rupture faite avec les vérités produites par les procédures génériques.
Socrate accorde à Glaucon que l’homme capable de gouverner, mais subjectivement marqué par la
politique réelle, refusera de prendre part à la politique en tant qu’elle désigne la participation
gestionnaire aux affaires publiques. La politeia idéelle n’est pas transitive aux conditions politiques
réelles de son exercice. Il se produit donc une rupture : la vérité marquée par la politeia idéeale se
constitue en discontinuité d’avec les politiques réelles.
Thèse de Badiou : autrement dit, la philosophie – comme régime de la pensée – en tant que recherche
de la vérité, fait point de rupture, ie ne se situe jamais en prolongement de ses conditions, mais bien en
discontinuité avec chacune. Par voie de conséquence, vérité est une catégorie sui generis à la
philosophie, en discontinuité avec les vérités produites par les seules procédures, chacune dans leur
domaine : l’art, la science, l’amour, la politique. Dans le cas contraire, la philosophie n’est qu’un
colmatage à l’infini d’une procédure de vérité à laquelle elle se suture et fonctionne comme simple
supplément d’âme ou bavardage. La politeia idéale proposée dans la République ne renvoie pas à un
programme réalisable, sinon il faudrait être un militant de cette politique idéale. Or, la vérité tournée
vers la politeia s’inscrit en trouée, en posture disruptive et non en position d’accomplissement.

2° la délocalisation de la catégorie philosophique de vérité.


L’existence d’une instance de la vérité suppose qu’elle soit radicalement délocalisée et absolument pas
réappropriable à la patrie 1ère d’un séjour, qu’elle soit délocalisée par rapport au thème du patriotisme.
Au regard de l’appropriation par un site qui serait 1er, la politeia est apatride. Elle éloigne, sépare du
site de la patrie. La vérité se trouve en position d’excentration par rapport à l’effectivité des vérités
patriotiques produites par la polis.

3° l’intervention de la tuche, la conjonction du hasard


Si le philosophe pouvait bénéficier du hasard dans la patrie, la vérité pourrait être lisible dans une
vérité. On aurait alors un point de conjonction purement hasardeux entre la catégorie philosophique de
la vérité de la politeia idéelle et les procédures effectives des vérités politiques au lieu de la patrie. Il y
a hasard quand un point de vérité est en partage entre sa procédure propre (ici le déroulement des
processus politiques réels) et la philosophie. Dans ce cas, la vérité serait représentable comme une
vérité. Et pourtant, il n’y a aucune raison pour que ça puisse arriver, puisque c’est disjoint. Si donc ça
pouvait arriver, ce serait hors raison, par hasard. Il faudrait qu’une réquisition quasi événementielle,
une tuchè, un hasard, fasse qu’une des conditions de la philosophie (une procédure générique) soit
lisible en transparence dans la philosophie. Cette éventualité, le philosophe la garde toujours en
réserve, bien qu’elle ne l’inspire pas toujours au mieux. Il est indéniable qu’Heidegger a cru déceler
dans une occurrence de la politique allemande, la national socialisme, la lisibilité de la vérité de sa
philosophie dans une vérité. De même, les 2 tentatives faites par Platon faisant confiance au tyran de
Syracuse, soit disant prêt à devenir un philosophe roi, ne sont pas encourageantes.

Il faut donc diviser cette idée :


- premièrement : penser la vérité philosophique en rupture avec l’effectivité des procédures de vérité,
ne doit pas exclure la possibilité d’un point de conjonction hasardeux, sinon vous faites surplomber la
disjonction par une nécessité qui prescrit qu’il est impossible que. il faut réserver un hasard pur
disjonctif même si cette occurrence ne relève d’aucune raison, mais d’une tuchè.
- deuxièmement : mais cet énoncé devient vite un péril quand vous disposez la pensée dans l’attente de
ce hasard, ie quand vous soumettez la catégorie philosophique de vérité à la promesse de son
incarnation, car alors vous organisez la pensée du point de ce hasard comme prophétie. D’où l’on tire
cette règle d’éthique pour le philosophe : n’attend jamais que la philosophie soit incarnée dans une
procédure singulière (qu’une politique soit transparente à ta pensée, que la philosophie devienne un
art, une science ou qu’elle inspire l’amour comme on aime un objet). Mais cette règle éthique
n’empêche pas qu’il faille supposer qu’un tel hasard conjonctural puisse advenir malgré tout – par pur
hasard événementiel, ie comme une supplémentation surnuméraire. A cette éthique de la pensée, la
plupart des philosophes peuvent défaillir dès lors où ils attendent la survenue de ce hasard de réserve,
de telle sorte que ce hasard prometteur les dispose dans une subjectivité philosophique en attente quant
à son destin de réalisation.

4° la vérité n’existe pas


Revenons à notre citation, où Glaucon précise que la politeia n’existe que dans les logoi, les discours,
et n’est nulle part sur terre. Autrement dit : la politeia est logique, elle n’est pas géologique. Et Socrate
ne dément pas Glaucon sur ce point, si ce n’est, ajoute-t-il, qu’il y en a peut-être un paradigme dans le
ciel. La vérité comme catégorie de la politeia suppose une séparation d’avec la terre. L’opposition
pertinente à retenir est logos / gê (terre), donc aussi logos / phusis. Ne pas oublier que dans la
mythologie, Gê (avec une majuscule), c’est la Terre-mère, la Terre nourricière. Il en résulte que la
symétrie faite par Socrate avec l’existence supposée d’un parfait modèle dans le ciel reste
métaphorique et sans certitude. Ce qui compte, ce n’est pas l’opposition catégorielle logos ouranos,
mais l’opposition logos ge. Cette opposition renvoie au vide de la tuchè, de la bonne fortune, au hasard
qu’il ne faut pas attendre, et en dehors de cette tuchè, règne la séparation de la politeia et de la
philosophia. On ne localisera donc pas la vraie politeia sur la terre. La terre comme la nature ne sont
pas des catégories de la philosophie. Il faudrait d’ailleurs faire une histoire du devenir
philosophique de la catégorie de terre de Nietzsche à Heidegger.
Ainsi, par exemple, dans une note posthume, Nietzsche parle de Zarathoustra comme celui qui « tient
la terre embrassée ». Et l’on sait que ce qui subsiste de la réversion de la puissance philosophique
pour Heidegger, c’est la Terre ou le Heimat, ie que du sol de la patrie mère, la vérité advient à son
paraître. Heidegger assume la catégorie de terre comme une catégorie de la pensée philosophique. Je
voudrais vous en donner 2 exemples. Le 1er extrait d’un texte de Heidegger intervenant sur la
politique : « car « l’esprit », ce n’est ni la sagacité vide, ni le jeu gratuit de la plaisanterie, ni le
travail d’analyse illimité de l’entendement, ni même la raison du monde, mais l’esprit est l’être résolu
à l’essence de l’être, d’une résolution qui s’accorde au ton de l’origine et qui est savoir. Et le monde
spirituel d’un peuple, ce n’est pas la superstructure d’une culture, ni davantage un arsenal de
connaissances et de valeurs utilisables, mais c’est la puissance de conservation la plus profonde de
ses forces de terre et de sang, en tant que puissance d’é-motion la plus intime et puissance
d’ébranlement la plus vaste de son existence. Seul un monde spirituel garantit au peuple sa
grandeur ». L’auto-affirmation de l’Université Allemande (Discours du rectorat 27 mai 1933). éd
TER page 13.
Contre le logos, ie l’entendement et le vide, Heidegger pose la Terre comme une plénitude qui se
contrapose au vide en même temps qu’elle est l’é-motion qui se contrapose à l’entendement. Le site
terrestre conjoint l’idée d’un principe affirmatif supérieur à tout mode préexistant affirmatif antérieur.
On sait sur quel chemin politique bien précis cette position conduit Heidegger, ne fût-ce qu’un temps.
En revanche, il y a chez Platon une dimension essentielle de retenue envers la politique, à savoir tenir
le principe éthique dont nous parlions : ne pas attendre d’être comblé par un hasard donateur, ne rien
attendre, car la vérité n’est en destinée de rien.
Passons au 2ème texte tiré de Réponses et questions sur l’histoire et la politique (entretien accordé en
1966 par Heidegger et publié dans le Spiegel au lendemain de sa mort, en mai 76).
Spiegel : pourquoi devrions-nous être à ce point terrassés par la technique ?
Heidegger : je ne dis pas terrassés. Je dis que nous n’avons encore aucun chemin qui
corresponde à l’être de la technique.
Spiegel : on pourrait cependant vous opposer tout à fait naïvement ceci : qu’est-ce qu’il s’agit
de maîtriser ici ? car enfin tout fonctionne. On construit toujours davantage de centrales
électriques. La production va son train. Les hommes dans la partie du monde où la technique
connaît un haut développement ont leurs besoins bien pourvus. Nous vivons dans l’aisance.
Qu’est-ce qu’il manque ici, finalement ?
Heidegger : tout fonctionne. C’est bien cela l’inquiétant, que ça fonctionne, et que le
fonctionnement entraîne toujours un nouveau fonctionnement, et que la technique arrache
toujours davantage l’homme à la terre, l’en déracine. Je ne sais pas si cela vous effraie, moi, en
tout cas, cela m’a effrayé de voir maintenant les photos envoyées de la lune sur la terre. Nous
n’avons plus besoin de bombe atomique, le déracinement de l’homme est déjà là. Nous ne
vivons plus que des conditions purement techniques. Ce n’est plus une terre sur laquelle
l’homme vit aujourd’hui. J’ai eu récemment un long entretien en Provence avec René Char, le
poète et le combattant de la résistance, comme vous savez. Dans la Provence, on installe en ce
moment des bases de missile, et le pays est ravagé d’une façon inimaginable. Le poète, qu’on ne
peut certainement pas soupçonner de sentimentalité ni de vouloir célébrer une idylle, me disait
que le déracinement de l’homme qui a lieu là bas signifie la fin, si une fois encore la pensée et
la poésie n’accèdent au pouvoir sans violence qui est le leur Mercure de France, pages 45-46.
Suivant jusqu’à la fin de sa vie son anti-platonisme, Heidegger lie ici le terrestre à un anti-
cartésianisme dans le droit fil de son anti-platonisme constant, ie pense la terre comme catégorie a
priori conditionnante pour la philosophie, à savoir comme ce qui comble un délaissement, dont la
technique est le symptôme ou comme, mais c’est identique, ce vers quoi il faut se retourner, parce
qu’il faut penser que l’homme est appropriable à un séjour terrestre. Ainsi, pour Platon, la vérité
comme politeia inexiste : elle est disconnectée de la Terre, et peu importe la distance, ie peu importe
que son paradigme ouranien soit réalisé ou pas réalisé un jour sur terre.
5° la philosophie a une valeur aprogrammatique
Le lieu philosophique, ie le lieu où il y a la vérité, ici la politeia, se trouve soustrait à une évaluation,
qui serait une évaluation d’existence. Inexposée à la question « est-ce que ce dont vous nous parlez
existe ? » la vérité de la politique ne relève pas de l’ordre d’une opposition empirique, parce que la
vérité philosophique cesse d’être exposée à l’existence réelle, terrestre. La vérité n’est pas
programmatique : on n’a pas à demander à la philosophie si son programme est réaliste, autrement dit
la politeia ne demande pas une réalisation activiste faite par des militants de la vérité politique,
fussent-ils ou demeurant d’excellents citoyens. La philosophique s’établit en un lieu tel que la vérité
dont elle parle ne s’expose pas au schème de l’incarnation, qui serait finalement donnée dans une terre
à retrouver ou à embrasser. Soustraite à une quelconque programmation (savoir si son programme est
réaliste, réalisable), elle se trouve, par corrélation, soustraite à l’utopie : la vérité de la politeia ne se
situe pas dans un hors lieu (u-topia) métaphoriquement pointé par Socrate en tant que paradigme
ouranien. Plus exactement, le point d’évaluation de la valeur de la vérité en philosophie consiste en ce
que l’homme pratiquera ce paradigme (même si la vérité disconnectée des procédures n’existe pas), en
quoi il est précisément maintenant que cette vérité a valeur, ie la valeur stricte d’être ce qu’elle est.
Où ? Eh bien dans les logoï. C’est dans les discours que la politeia prend sa valeur de vérité. Le
paradigme de la politeia ne se trouve pas dans le paradigme d’une cité, pas même d’une cité idéale,
l’utopique n’étant que l’envers du programmatique, ce paradigme ne nous prescrit rien quant à la
politique effective, il nous indique seulement une disposition subjective, qui nous signifie, quoiqu’on
fasse, de nous tenir en posture homogène, compatible avec ce paradigme ayant valeur de vérité dans le
logos.

A ce stade, résumons nos acquis, ie les 5 traits passés en revue, plus un, qui caractérisent la
catégorie philosophique de vérité dans son rapport aux vérités et à la valeur qu’elle prend pour le sujet
- trait de rupture : la catégorie philosophique de vérité est intransitive à ses conditions, ie aux
procédures qui produisent effectivement des vérités : l’art, la science, la politique et l’amour. La vérité
est en rupture avec les vérités, elle ne les prolonge pas, ne les généralise pas, ne les réfléchit pas. Le
site philosophique de la vérité, ie le lieu où l’on prononce son il y a, ne se construit ni par
universalisation directe d’une procédure de vérité, ni par une réflexion sur ce qui serait un donné ou
une condition. Non pas que cette réflexion n’existe pas, Platon réfléchit les constitutions (aristocratie,
oligarchie, démocratie, tyrannie), mais ce n’est pas à partir de cette réflexion qu’il édifie le concept de
politeia comme vérité catégorielle ou philosophique de la politique.
- trait de délocalisation : expatriation radicale de la vérité. La catégorie philosophique de vérité ne se
constitue pas au lieu où il y a des vérités, ou des conditions pour la philosophie. La vérité ne se
réapproprie pas le séjour des vérités, mais s’expatrie de ce lieu, autrement dit, le lieu de pensée que la
philosophie édifie ne préexiste pas à sa localisation philosophique par la vérité : valeur apatride de la
catégorie philosophique de vérité.
- trait du hasard, ou de la tuche : c’est une maxime de l’éthique de la philosophique : « aucun coup
de dés de la vérité n’abolira le hasard des vérités ». Au regard des vérités, la vérité n’est ni conjointe
nécessairement, ni disjointe nécessairement. Mais le fait que la disjonction ne soit pas nécessaire
induit qu’il puisse y avoir des conjonctions, mais des conjonctions incalculables, donc de pur hasard.
Comme le dit Platon, il faut qu’un rapt divin ou la fortune s’expose en cette conjonction. Pour la suite
de notre entreprise, nous reconnaissons une connexion entre :
- la vérité comme catégorie philosophique
- les vérités dans l’effectuation propre de leur ordre : art, science, amour, politique
- le hasard comme le nom d’une conjonction incalculable, telle qu’il est prescrit de ne pas avoir à
l’attendre, et dont on peut donner une formulation mallarméenne, qui serait une maxime éthique sous
la retenue de laquelle le philosophe devrait toujours se tenir : aucun coup de dés de la vérité n’abolira
le hasard des vérités. Autrement dit, le philosophe ne doit jamais programmer la réalisation possible de
la vérité comme condition philosophique de vérité, la croire entrer en coïncidence avec une vérité
comme procédure de vérité, ie faire comme si l’enjeu du jeu sérieux de la philosophie était sa
réalisation. La vérité philosophique ne prétend pas abolir le hasard de la conjonction.
- le trait d’inexistence : la vérité (cpv) n’existe pas.
Lorsque la philosophie énonce la catégorie de vérité, elle ne signifie pas que la vérité existe. Platon
nous dit que la cpv de la politeia existe dans les logoï, pas sur la terre. Contrairement aux vérités qui y
ont leur lieu, la vérité n’existe que dans les logoï, les paroles, les raisons, dans la dialogique des
choses. La vérité est logique, elle n’est pas géologique : elle entre en dissension avec la terre, qu’elle
exclue comme catégorie de la pensée.
- trait aprogrammatique de la vérité
La philosophe ne propose pas la réalisation de son concept de la vérité, ni la réalisation de quoi que ce
soit qui s’y rattache, en l’occurrence, pour Platon dans la république, une constitution, politieïa. La
philosophie n’est pas une pensée de type programmatique. Cette caractéristique implique qu’elle laisse
entièrement en suspens le fait qu’elle puisse relever de l’utopie, car la considérer du point de vue de sa
possible ou impossible réalisation n’est pas pertinent. Les énoncés en pensée proposés par la
philosophie ne s’inscrivent pas dans le couple réalisme opposé à utopisme, ils ne sont pas utopisants.
- trait pour le sujet : la vérité a valeur paradigmatique pour un sujet quoi qu’il fasse.
L’enjeu philosophique ne se trouve pas dans le faire d’un programme, mais dans la posture du sujet.
Ainsi, dans le cas de la politeia exposé par Platon, il faut que le citoyen de la polis, quoiqu’il fasse
dans l’ordre des procédures productrices de vérités, soit dans une disposition subjective homogène ou
compossible à la vérité telle que la nomme la philosophie pour la politeia. La catégorie philosophique
de vérité se présente comme un référent paradigmatique pour l’existence, la pensée et l’action d’un
sujet, afin qu’il puisse rendre compossible ou tenir homogène sa subjectivité à travers des ordres de
réalité tout à fait différenciés et éventuellement hétérogènes dans son action et son engagement.

8EME COURS

Nous avons passé en revue de manière descriptive les difficultés qui se présentent dans le rapport entre
les vérités plurielles, hétérogènes quant à leur registre propre de production, suspendues à des
événements, et le concept de la vérité, qui semble apparaître sous le signe de l’un : vérité-une. Dans
l’investigation de cette question du rapport entre la vérité comme catégorie de la philosophie et les
vérités (l’art, l’amour, la science, la politique) comme productions singulières événementielles telles
qu’elles constituent les conditions de la philosophie elle-même, nous avons suivi l’exemple de la
politeia, et la façon dont Platon aborde cette condition de la philosophie dans la République, autrement
dit comment Platon aborde et énonce dans la philosophie ce qu’il déclare être la vérité du politique
comme institution vraie : politeia, ie d’une part la vérité une de la politeia en pensée, et d’autre part les
politiques réelles pratiquées dans l’espace historique de son temps, ie dans l’espace concret de la cité
grecque au 5ème siècle avant Jésus-Christ.
De cette étude descriptive, nous avions tiré 6 traits de la catégorie philosophique de vérité dans son
rapport aux vérités, que je vous rappelle :
- la catégorie philosophique de vérité est intransitive à ses conditions de possibilité
- il y a une expatriation radicale de la vérité en position d’excentrement ou de délocalisation
- la vérité est marquée du trait de la tuchè : aucun coup de dés de la vérité n’abolira jamais le hasard
des vérités
- la vérité comme catégorie philosophique n’existe pas sur la terre, elle n’est pas géologique mais
logique : elle n’existe que dans les logoïs, discours.
- la vérité est aprogrammatique et, par conséquent, soustraite à l’objection d’utopisme. Ses énoncés ne
sont pas utopisants.
- la vérité a valeur paradigmatique pour un sujet, ie qu’elle doit lui permettre de rendre homogène sa
subjectivité quoiqu’il fasse dans l’ordre des réalités hétérogènes.
Avant d’aller plus loin, je voudrais revenir sur le 4ème trait, à savoir, si on suit Platon, que la vérité
exclue du séjour terrestre comme catégorie philosophique ne doit pas en être affectée. Et, en effet, à
bien y réfléchir, la catégorie de la Terre associée d’ailleurs à celle de vie, adviennent comme
dimension du pensable philosophique quand la philosophie se représente elle-même comme coupable,
ie entre dans l’instance d’un procès fait à elle-même. Dans ces conditions, la philosophie aurait été
coupable d’un délaissement ou d’une désappropriation envers la Terre et la vie. Selon Nietzsche, la
philosophie depuis Socrate s’avère coupable d’un retournement contre la vie affirmative en organisant
une maladie de la vie mise au service du ressentiment. Cet énoncé de culpabilité porté par un
philosophe sur la philosophie, et qui viserait son essence au plus intime d’elle-même, implique en
contrepartie une réappropriation de la pensée à la vie. La résonance de notre mère la Terre, non
seulement chez Heidegger, mais aussi chez le dernier Husserl (la Terre ne se meut pas), va de pair
avec le déploiement de la problématique de l’oubli de l’être, à savoir l’oubli d’un sol profondément
originaire (Ur-grund) et fondateur, dont une sédimentation, selon Husserl, une volonté technicienne
pour Heidegger, a entraîné la dissipation faisant suite à une quasi-impossibilité d’en recorder le sens
effiloché. L’apparition dans la philosophie de la catégorie de Terre ou de vie comme catégorie
affirmative à se réapproprier renvoie toujours à un manquement propre de la philosophie rendue
coupable d’une perte. Elle signifie toujours que le Dasein de l’homme, en tant qu’être le là de l’être,
doit se retourner vers la Terre au point où la métaphysique l’en aurait dépossédé dans l’arche de sa
proposition historique. Mais ce qui nous intéresse dans la catégorie de Terre prise comme symptôme,
ie comme catégorie faisant retour dans toutes les philosophies qui plaident, au fond, coupable d’une
dissipation de la puissance affirmative du site philosophique originaire, c’est qu’elles lient l’homme et
la pensée, le Dasein, à l’inexistence de la vérité, ie à la vérité comme catégorie présumée vide. D’où la
nécessité de rendre l’homme à la terre et à la vie, ie à sa volonté de puissance affirmative, afin qu’il
brise les figures restreintes du ressentiment comme les figures du nihilisme propre au monde de la
technique, toutes en provenance d’une pensée philosophique, dont Nietzsche et Heidegger conçoivent
qu’elle a lié son sort à la catégorie de vérité suivant un principe d’inexistence, ie lié son sort à une
originelle vacuité. Or, le fait qu’on puisse dire que la catégorie philosophique de vérité est une
catégorie vide nous amène devant le propos paradoxal suivant : est-ce que cette imputation faite à cette
catégorie (sur la base d’un procès qui condamnerait la philosophie tout entière comme discipline de
pensée) est telle qu’elle la destitue une fois pour toutes ? Pour répondre à cette question, il faut
déconstruire l’idée qui prétend que si une catégorie est vide, elle est, sinon coupable, du moins vaine.
Cette idée se donne un peu comme l’évidence de notre temps : la catégorie philosophique de vérité,
ayant avéré son vide, serait obsolète et périmée. Et cette vacuité n’est jamais innocente, Nietzsche
entend fort bien le montrer. Aussi, au lieu même de cette vacuité, Nietzsche affirme la volonté de
puissance de la vie, qui destitue la catégorie philosophique de vérité, restée volontairement scellée
dans la transcendance divine, dont Nietzsche annonce la mort. pour lui, la mort de Dieu, c’est aussi la
mort de la catégorie de vérité.
Je soutiendrais pour ma part que le fait même que la catégorie philosophique de vérité soit vide ne
constitue pas une objection contre cette catégorie. Au contraire, il faut admettre contre la réactivation
des catégories de Terre et de vie, qui viendraient solder la catégorie philosophique de vérité, que la
vacuité même de cette catégorie s’avère de la plus haute importance pour la pensée. Au regard du
débat contemporain sur la question de la vérité, qui attente un procès au vide de la vérité, ie à son
essence, faisant surgir le symptôme de l’enracinement originel dans le sol de la patrie (Heimat) ou en
traitant la vie affirmative terrestre comme ce qui viendrait combler la vacuité de cette catégorie, je dis
qu’il y a 3 positions possibles à tenir :

1° la position sophistique moderne


la sophistique moderne considère historiquement caduque la catégorie de vérité philosophique au sens
de la métaphysique. Cette position moderne post-nietzschéenne se détourne donc de cette catégorie, et
soutient la thèse d’un outrepassement de la question de la vérité, ie de la philosophie, dont cette
catégorie est la catégorie centrale.

2° la position de suturation de la philosophie à une de ses conditions


On considère que la catégorie philosophique demeure une catégorie pertinente en plénitude. Il s’agit
alors de plaider le plein d’une catégorie jamais vide, ie en réalité d’effectuer son sauvetage. Dans les
faits, le sauvetage en plénitude de la catégorie de vérité revient à l’entériner nécessairement dans une
procédure de vérité. Autrement dit, de procéder à une conjonction en opérant ce que je propose de
nommer une suture de la philosophie à l’une de ses conditions.
- à sa condition politique dans le cas de la politique révolutionnaire
- à sa condition scientifique dans le cas des positivismes
- à sa condition esthétique ou poétique dans le cas de Nietzsche et de Heidegger
- à sa condition amoureuse par exemple dans le cas de Levinas « dans la guise du propos duel sur
l’Autre et son visage, et sur la Femme » et ainsi Levinas envisage que la philosophie puisse aussi bien
devenir le valet de sa 4ème condition, l’amour.
On suture la catégorie de vérité à une dimension particulière du pluriel des vérités effectivement
produites, et par conséquent, on contrevient à la loi du hasard en soutenant que la vérité se présente
comme une vérité. Cette présentation ne s’effectue pas par hasard mais dans une disposition adéquate
immanente à la dispersion potentielle des conditions de la philosophie. Autrement dit, cette figure
énonce achevée la philosophie, car autre chose dispose le propos philosophique. Dès lors, la
philosophie se trouve destituée de tout lieu propre, et sa présentation ne s’effectue plus que sous une
forme fragmentée. En dehors de tout lieu qui serait son lieu véritable, il y a éventuellement des
fragments de philosophie disposés de façon suturée dans les procédures extérieures et hétérogènes.

3° assumer le vide de la catégorie philosophique de vérité


sans pour autant interdire qu’il y ait un lieu propre de la philosophie, qui sera précisément le lieu vide
de cette catégorie.
Le vide sera précisément la consistance tout à fait singulière de cette catégorie et on tentera de montrer
que telle fut toujours sa consistance essentielle, même si au cours de ses élaborations successives, elle
supporte, comme sa défaillance, les 2 autres positions, à savoir :
- soit se résilier comme catégorie dans son propre vide et déclarer vacante la catégorie philosophique
de vérité
- soit suturer le lieu propre de la philosophie à la plénitude supposée d’une de ses conditions :
politique, scientifique, esthétique ou amoureuse.

Toujours à propos de cette exclusion terrestre de la catégorie philosophique de vérité, laissons nous
guider par Platon qui, dans le Sophiste, examinant les différentes doctrines existantes sur l’être,
convoque à nouveau le rapport logos / gê, discours / terre, quand il s’agit d’exposer le conflit
irréductible qui oppose « idéalistes », les amis des formes, aux « matérialistes », les amis de la terre.
Comment traiter de la nature de l’être ?
L’Etranger : A coup sûr, c’est bien comme à un combat de géants qu’ils ont l’air de se livrer, à
l’occasion de la contestation qui s’élève entre les uns et les autres à propos de la réalité /
l’existence (ousia)
Thétète : qu’est-ce que cette contestation ?
E : les uns arrachent toutes choses à la région du ciel et de l’invisible pour les tirer vers la
terre, étreignant à la lettre, dans leurs mains, pierres et chênes : c’est en effet en s’attachant à
tout ce qui est de ce genre qu’ils affirment, de toute leur force, que cela seul existe qui prête à
une atteinte et à un contact, établissant une identité entre coups et réalités, plein d’ailleurs du
plus total dédain pour autrui, s’il lui arrive d’affirmer l’existence de quelque chose qui n’a
point de corps, et se refusant absolument à l’écouter davantage
T : de quels terribles gens vient-tu de parler ! Ils ne sont pas rares, vois-tu, ceux d’entre eux que
j’ai déjà rencontrés !
E : c’est pourquoi ceux qui sont en contestation avec eux ont l’extrême prudence de se défendre
d’en haut, à partir de quelque point invisible : enragés à soutenir que ce sont certaines natures
intelligibles et incorporelles qui constituent la réalité authentique, et concassant tout menu les
corps dont parlent leurs adversaires, ainsi que ce qui est appelé par ceux-ci vérité, à la
qualification de réalité existante ils substituent dans leurs propos celle d’un devenir en voie de
translation. Or, c’est là-dessus que, sans trêve, une interminable bataille, Théétète, les a mis
aux prises les unes et les autres, dans l’intervalle qui les sépare.
Le Sophiste, 246abc, traduction Robin.

Notons d’abord un point de traduction : ousia, au lieu d’être traduit par réalité ou existence, devrait
être traduit par : « à propos de l’étant disposé à l’essence ».
Dans cette gigantomachie, ce combat de géants qui oppose les amis des formes aux amis de la terre, le
point de subjectivation sur lequel Platon insiste avec une particulière vigueur concernant les amis de la
Terre, c’est que ce sont là des gens intraitables et farouches, terribles au point même qu’il s’avère
impossible de discuter avec eux, sinon à les imaginer idéalement meilleurs qu’ils ne le sont vraiment.
E : voici toutefois comment il nous faut procéder en ce qui les concerne.
T : vraiment ?
E : par-dessus tout, à condition de que de quelque manière ce soit possible, il faut les rendre
meilleurs en fait, si au contraire cela ne nous est pas permis, rendons les tels idéalement, en
supposant qu’ils consentiront, mieux qu’ils ne le font actuellement, à répondre d’une façon
normale. Quand en effet, je pense, l’accord provient de gens qui sont meilleurs, il a une plus
haute valeur que lorsqu’il provient de gens qui sont pires. Quant à nous, de ceux-là, nous ne
nous soucions pas, ce qu’en revanche nous cherchons, c’est la vérité.
T : rien de plus juste !
Le Sophiste, 246 d-e.

Ainsi, ceux devenus meilleurs n’auront pas l’outrecuidance d’affirmer que la psuchè (l’âme), à tout le
moins le logos (raison), soient entièrement corporels et ne possèdent pas, si infimes soient-ils un
élément incorporel, une puissance supérieure (pneuma). Dès lors, dit l’Etranger : « c’est évidemment,
Théétète, que nos gens se sont améliorés ! », par opposition aux pires, ie aux fils de la Terre qui
soutiennent « obstinément que tout ce qu’ils ne sont pas à même d’enserrer dans leurs mains, cela, en
fin de compte, n’existe absolument pas » (247c).
En réalité, les amis de la terre, ceux qui « arrachent toutes choses à la région du ciel et de l’invisible
pour les tirer vers la terre, étreignant à la lettre, dans leurs mains, pierres et chênes… », ie les
matérialistes, sont intraitables, et ils méprisent radicalement la position adverse, à savoir celle des
idéalistes. Donc les matérialistes, ceux qui font logos de la terre, autrement dit le gê-ologique, n’entre
pas dans la configuration dialogique : dia-logique et gê-ologique restent inappropriables l’un à l’autre.
Plus précisément, ceux qui font catégorie de l’immédiateté de la Terre-mère, de la Gê (les matérialistes
en ce sens précis) se placent dans une position subjective telle qu’ils n’entrent pas dans le concert
dialogique de la philosophie proposée par les amis des Formes. Et, de manière générale, quand on
convoque la catégorie de le Terre au cœur de la philosophie comme sol premier de la vérité elle-
même, on le fait toujours sur le fond d’un intraitable mépris en intentant un procès à la philosophie qui
ne prête pas à discussion, ceci afin de la rendre par avance coupable de toute forme possible de sa
présentation autre que géologique. L’énonciation d’inexistence de la vérité comme caractéristique de
la présentation dia-logique de la philosophie, par opposition au site terrestre ou affirmatif du vivant,
revendique une proposition pour la pensée, qui assume la constitution du lieu philosophique où,
finalement, inexistence de la vérité, ie vacuité de la catégorie de vérité comme catégorie
philosophique, identifie le lien philosophique lui-même comme une proposition singulière pour la
pensée, qui va de pair avec une stylistique dialogique singulière : là où la vérité est maintenue dans les
logoï, elle demande à être soumise au plan d’épreuve propre à son système de propositions.
En revanche, la stylistique géologique et vitaliste ne peut pas admettre qu’il y ait un lieu dia-logique
propre au discours philosophique, car elle se propose de désceller de détruire, de délocaliser le site
philosophique en pratiquant un style affirmatif. Elle propose en procès ou en déconstruction une dé-
localisation du lieu propre à la philosophie précisément localisée sous l’emblème de l’inexistence de la
catégorie de vérité. Plus profondément, ce dont la Terre et ou la Vie avèrent le symptôme, c’est le style
de l’anti-philosophie. Nous essaierons de faire un concept de l’anti-philosophie, ie de voir comment, là
au point où il est énoncé que la catégorie philosophique de vérité est vide, autre chose doit advenir
selon l’anti-philosophie. Platon nous incite bien à étudier toutes ces positions, donc à traiter même la
position intraitable occupée par les amis de la terre, car il cherche à nous dire aussi que cette position
est en dissymétrie par rapport à la position dialogique. Cette dissymétrie, il faudra la penser dans les
catégories de l’anti-philosophie. Ainsi, l’anti-philosophie dont Lacan se réclamait ne renvoyait pas
seulement à une déstabilisation de la philosophie provoquée par l’irruption de la psychanalyse, mais
aussi à une tradition qui s’inscrit comme une diagonale secrète dans toute l’histoire de la philosophie.
En effet, la question de l’anti-philosophie est immanente à la philosophie du biais de son lieu, ie du
biais de la question de savoir si ce lieu consiste ou inconsiste dans « un discours qui ne serait pas du
semblant » (titre d’un séminaire de Lacan). La clé de la réponse à cette question sera donnée par
l’essence de la catégorie philosophique de vérité, à savoir sa vacuité, ie le fait que cette catégorie
puisse toujours être dite vide. Nous serons amenés à distinguer soigneusement la position anti-
philosophique de la position sophistique, car de même que nous avons vu pourquoi le sophiste se
tenait en subjectivité comme l’ombre double du philosophe cogénéré quasiment avec lui dans la
langue, de même nous verrons que la prise de parti anti-philosophique dans l’histoire de la philosophie
diffère, comme la position sceptique, de la subjectivité sophistique. Dans cette affaire, nous prendrons
en compte 4 termes : la philosophie, l’anti-philosophie, le sophiste, le sceptique dont nous verrons
qu’ils se nouent en une configuration particulière, ayant comme point de réel la vacuité de la catégorie
philosophique de vérité, au sens où précisément elle peut toujours être déclarée vide.

Jusqu’à présent, nous nous sommes bornés à prélever des traits soit… soit rapportés à la catégorie
philosophique de vérité. Donnons maintenant un tour d’écrou supplémentaire et demandons-nous si
vraiment la vérité au sens philosophique est en état de se savoir comme telle, ie si il existe le lieu où
l’on connaît la vérité comme vérité. On dira alors que la philosophie avère le lieu de la pensée où
s’énonce qu’il y a des vérités sous le signe d’une catégorie centrale : la vérité, catégorie qui, si j’ose
dire, ne serait sue qu’en ce lieu là. Inscrite dans l’ordre propre du savoir dans lequel se trouverait sue
la catégorie de vérité, laquelle autoriserait d’énoncer qu’il y a des vérités, énoncé philosophique lui-
même prononçable sous condition qu’il y en ait, la philosophie serait un savoir ayant pour enjeu la
vérité, donc une catégorie ou un concept. On admettrait que cette catégorie soit sous condition, ie qu’il
faille des vérités hétérogènes pour que cette catégorie puisse se soutenir, mais elle serait sue au lieu
même de la philosophie selon des procédures propres à cette discursivité singulière, autrement dit, on
pourrait énoncer de ce lieu qu’il y a des vérités sans que cet il y a mette lesdites vérités en contiguïté
avec la vérité comme catégorie centrale de la philosophie.
Cette conception, qui déclare la philosophie à la recherche de la vérité, considère la philosophie
comme un discours ordonné au savoir, vérité étant le nom générique de ce qui est su, le su de ce savoir
ayant pour singularité d’être la vérité. La philosophie – ce qu’on tente d’appeler la métaphysique – a
toujours a la fois dit qu’elle était l’organisation d’un savoir de la vérité et profondément douté de ce
savoir. Elle a toujours organisé un doute latent sur la pertinence de son dispositif de pensée en
énonçant 2 choses contradictoires :
- qu’il fallait distinguer rigoureusement vérité et savoir
- que le savoir était dans la dépendance de la vérité et non pas l’inverse
Avec ces 2 thèses, comment alors concevoir la philosophie comme savoir de la vérité ? Effectivement,
savoir de la vérité, semble, d’une part, recoller savoir et vérité, et d’autre part, présenter la figure de la
vérité dans la forme d’un objet de savoir, dans l’objectivité exposée au savoir, ce qui va à l’encontre
de la thèse selon laquelle c’est de la vérité que procède le savoir et non pas l’inverse. La philosophie
comme recherche de la vérité se dispose à l’intérieur d’un régime de pensée instable qu’il va falloir
examiner comme enjeu d’un déchiffrement crypté entre 2 thèses :
- soit la thèse qui fait de la philosophie en tant que lieu sous conditions le lieu où la vérité est identifiée
en savoir. Dans ce cas, la philosophie s’avère savoir enveloppant du dispositif général du savoir.
- soit la thèse qui pose une disjonction entre vérité et savoir et subordonne le savoir à la vérité ou aux
vérités.
Nous traiterons cette instabilité foncière à l’origine de la démarche philosophique en faisant une
hypothèse très forte à son sujet, et nous poserons qu’il y a :
- un savoir qui ne sait pas
- un savoir qui n’est pas un savoir
- un savoir qui ne se sait pas comme savoir
- un savoir qui ne sait pas ce qu’il sait
Toutes déterminations proches mais pas équivalentes, au demeurant fondamentales en philosophie, et
que nous introduisons pour maintenir la localisation philosophique au regard de la vérité dans la figure
d’un savoir qui reste sous la règle de la vérité, ie qui ne constitue pas la vérité comme objet de savoir,
et ainsi évite de faire déchoir la catégorie philosophique de vérité, ce qui était malgré tout
tendanciellement le cas dans les figures successives de sa disposition classique où la vérité était en
définitive pensée comme objet de savoir. Nous travaillerons donc sur l’hypothèse suivante : la vérité
comme catégorie de la philosophie est une catégorie visée ou constituée dans un réseau de savoirs ou
d’arguments, qui défaille nécessairement en un point au regard de son propre régime ou de sa propre
règle, ie entre dans la figure du savoir insu. Au point de cette défaillance sera nommée la vérité
comme catégorie de la philosophie et le vide en sera constitutif au sens de l’in-su : du non savoir.
Autrement dit, nous aurons affaire à un essentiel insu disposé dans la philosophie elle-même au cœur
de la vérité. Tel sera le point de vide de la vérité qui, tracée dans un réseau de savoirs argumentés dans
la langue, sera cependant au point où cela qu’il y a est ce qu’il n’y a plus. Nous aurons à éclaircir
comment le savoir entièrement déployé organise son insu propre qui localise la vérité, et pourquoi du
point de cette localisation on peut dire : il y a des vérités.

A titre introductif à cette étude de la philosophie examinée cette fois en elle-même du biais du rapport
entre la catégorie de vérité, de ses différents traits caractéristiques et de la question de son organisation
en savoir, je voudrais ponctuer un certain nombre d’énoncés de passage du Théétète de Platon. On
revient toujours à ce dialogue inépuisable, car il est à peu près impossible de savoir de quoi il parle au
juste. Or, vous sentez bien que nous en sommes à peu près là aussi nous-mêmes. Laissons-nous donc
guider par le Théétète, dialogue qui parle d’un savoir qui organise le secret de son insu.
Du début jusqu’à sa fin, le Théétète est hanté par la question de savoir s’il est possible de ne pas savoir
ce qu’on sait. A un moment donné, Socrate dit : « Je vais maintenant poser ma plus redoutable
question : est-il possible à qui sait de ne pas savoir ce qu’il sait ? ». Cette question, Socrate la pose à
propos du sophiste honnête homme Protagoras, et vise la 1ère phrase célèbre de son traité perdu intitulé
La Vérité : « l’homme est mesure (metron) de toutes choses, des choses qui sont, qu’elles sont, des
choses qui ne sont pas, qu’elles ne sont pas ». La phrase de Protagoras ne doit pas être prise dans le
sens d’un relativisme vulgaire, mais tirée dans toute son amplitude ontologique : elle porte juridiction
sur l’être et le non-être, ie signifie que l’homme est mesure de l’être et du néant, qu’il est
destinalement ce à partir de quoi la question ontologique est tranchée. A partir de cette proposition
forte, absolument pas médiocre, le dialogue entre dans le défilé de savoir si on peut ne pas savoir ce
qu’on sait, ou savoir ce qu’on ne sait pas. le Théétète organise un lien entre vérité, savoir et savoir du
savoir au sujet de la question dialogique explicite qu’il est censé traiter : qu’est-ce que la science
(episteme) ? Comme vous le savez, il y aura 3 tentatives de réponses :
1ère réponse : la science, c’est la sensation.
Aisthanomai : percevoir par le moyen des sens
Aisthema : sensation
Aisthesis : faculté de sentir (sens, sensation, et intelligence, connaissance)
Aisthetikon : perceptible par les sens, qui a la faculté de sentir
La science, c’est la sensation, l’aisthesis, ie l’esthétique, mais au sens de l’esthétique transcendantale
de Kant, autrement dit la réceptivité sensible première prise au sens de réception de l’immédiateté
sensible.
2ème réponse : la science, c’est l’opinion droite (ortho-doxa)
3ème réponse : la science, c’est l’opinion droite avec ou accompagnée de raison (logos)
Ces 3 réponses paraissent graduées selon un mouvement ascensionnel vers une intelligibilité
minimale. A partir de l’aisthesis, nous aurions : la réceptivité passive immédiate, puis l’opinion droite,
enfin l’opinion droite avec raison (logos), dont tout laisse supposer qu’elle se rapproche de la solution
platonicienne sur l’absence de la science (episteme). Or, le Théétète fait partie des dialogues
aporétiques, ie qu’il n’aboutit pas. La question sur l’essence de l’episteme n’est pas résolue, car les 3
définitions données sont successivement réfutées.

Deux remarques

Ce qui appelle de ma part deux remarques :

1ère remarque
Sur la procédure négative du dialogue. On lit en creux, en filigrane du texte platonicien, qu’une
constitution originaire du thème de la vérité s’enracine dans la double thèse d’un savoir qui ne se sait
pas et d’une science de la différence absolument antérieure à tout autre science, puisque tout autre
science serait une opinion droite accompagnée de cette différence là. Explicitons : dans la définition de
l’episteme comme opinion droite avec logos, le logos en question va être élaboré (dans un tramé référé
aux éléments de l’écriture) comme science de la différence : diaphora, et nous aurons la définition
terminale suivante : l’episteme, ie le savoir fondé, le vrai savoir, est une opinion droite accompagnée
ou qui va avec une science de la différence. Ce qui frappe à la lecture c’est de s’apercevoir comment à
un moment donné la définition de la science s’oriente vers la maîtrise de la différence comme telle, qui
serait le noyau en logos du savoir accompagné d’une opinion droite. Mais Socrate rejette cette
définition de l’episteme parce qu’elle est circulaire. En effet, Socrate et Théétète voulaient définir
l’essence de la science, mais pour cela, ie pour définir l’episteme en général, ils ont besoin de se
donner une science de la différence, qui ne leur sert à rien dans leur recherche de l’essence de la
science en général. Ainsi, après saturation du mot logos par plusieurs contenus, ils aboutissent à une
circularité. A ce moment précis (196 c), Socrate déclare :
S : … de fait, ou bien il n’y a pas de faux jugements (Badiou : d’opinions fausses), ou bien ce
que l’on sait, il est possible de ne pas le savoir : lequel des 2 termes de cette alternative choisis-
tu ?
T : tu me propose là, Socrate, un choix bien embarrassant
Donc : ou bien le savoir se présuppose lui-même dans la figure de la science de la différence, et il
existerait un savoir absolument originel, qui serait le savoir de la différence comme telle, mais dans
ces conditions, on ne parviendrait pas à définir ce savoir, toujours en présupposition sur la
connaissance qu’on rechercherait. Ou bien, on n’a nul besoin de la science de la différence, mais alors
il faut admettre que ce qu’on sait, il est également possible de ne pas le savoir.
Maintenant, revenons à notre problème, ie à notre hypothèse forte faits sur cette alternative bien
embarrassante pour Théétète, et nous dirons :
- ou bien il y a un savoir absolument originaire, indéfinissable, totalement 1er, initié, incriticable, qui
serait le savoir de la différence avant toute forme spécifique de savoir de l’episteme : on sait la
différence avant tout autre chose.
- ou bien il n’y a pas ce savoir, et nous devons admettre qu’on puisse ne pas savoir ce qu’on sait : il y a
donc quelque chose de ce que vous savez que vous ne savez pas.
Or, la butée circulaire vient de ce que, dans son dialogue, Platon ne se résout ni à l’une, ni à l’autre
position. Quant à nous, si nous faisions une lecture du Théétète à la manière dont Lacan lit le
Banquet, nous dirions que Platon achoppe d’un côté sur la différence des sexes, de l’autre sur
l’inconscient. Nous aurions une différence absolument première marquée sans pouvoir être
remarquée : la différence des sexes, et nous aurions un savoir non su : le savoir inconscient. Or, ce qui
nous intéresse, nous, philosophes, ce sont les conséquences de cette alternative sur la question de la
vérité.
En effet, s’il n’y a pas de science première de la différence d’un côté, mais si, d’un autre côté, on
refuse qu’on puisse ne pas savoir ce qu’on sait, alors la conséquence s’avère dramatique : la vérité ne
sera vraie pour personne. Dans le dialogue, cette conséquence désastreuse va être énoncée à propos de
la vérité selon Protagoras à qui Socrate / Platon fait endosser la responsabilité du désastre, puisque
c’est sur lui que porte l’examen de la chose :
Socrate : la vérité de Protagoras ne sera vraie pour personne, ni pour un autre que lui, ni pour lui.
Cet énoncé lié à la thèse de l’homme mesure de toutes choses ne s’y restreint pas, car à mon sens si
d’une manière générale vous ne parvenez pas à définir le savoir, ie si à la fois vous rejetez la thèse
d’un présavoir de la différence et si vous n’admettez pas qu’on puisse ne pas savoir ce qu’on sait, alors
vous ne pourrez, à aucun titre, instituer la vérité en savoir, ie en un lieu quelconque de savoir. C’est au
suspens de cette institution que le Théétète se conclut (210 c).
Socrate : si donc, Théétète, tu songes à devenir gros d’autres pensées en suite de celles-là, et
qu’en effet tu le deviennes, l’examen présent aura pour résultat de t’emplir de pensées qui
auront plus de valeur, mais si tu en restes vide, tu pèseras moins à ceux qui te fréquentent et
seras plus doux envers eux, car tu auras alors la sagesse de ne pas te figurer savoir ce que tu ne
sais pas !
Le dialogue a finalement permis d’éviter la psuchè : les interlocuteurs se retrouvent avec l’esprit vide,
et, dit Socrate à Théétète, ou bien tu trouves d’autres discussions plus conséquentes qui te rempliront
l’esprit à nouveau, ou bien tu restes avec l’âme vide, mais c’est peut-être mieux que de l’avoir remplie
de travers. En tout cas, l’âme ainsi évidée se trouve hors de toute garantie, ie sans définition vraie du
savoir qui garantirait la vérité en savoir. Du moment où vous ne pouvez pas soutenir à la fois ni la
thèse de l’existence d’une science antérieure à toute science, la science de la différence, ni la thèse
qu’on puisse ne pas savoir ce qu’on sait, la vérité ne sera vraie pour personne, car on aboutit à une
circularité, qui exclut toute définition raie du savoir qui garantirait la vérité en savoir.
2ème remarque
La catégorie philosophique de vérité est le nom général de ce que les vérités sont en trouée ou en insu
des savoirs, raison pour laquelle cette catégorie est une catégorie vide. Elle désigne la dimension
insensée des vérités, ie ce qui n’est pas dans la circulation générale du sens organisée par les savoirs.
Bien que le dialogue reste aporétique, le tremblement du texte nous suggère une indication majeure : il
est nécessaire qu’on ne sache pas quelque chose de ce qu’on sait, ce qui constitue la condition de tout
savoir, à proprement parler la vérité elle-même. Platon suggère que vérité serait l’insu du savoir, et
c’est pourquoi savoir ne se laisse pas définir en vérité. Le dialogue reste aporétique sur le savoir dans
la mesure où il persiste un point de fuite pris axialement dans l’aisthesis, de l’ortho-doxa, l’ortho-doxa
kai logos, et toute cette question apparemment insoluble se concentre dans l’intrication de la science
première de la différence au fait qu’il y a un insu dans notre propre savoir. En réalité, l’insu essentiel
de tout savoir c’est la vérité d’où procède qu’il puisse y avoir du savoir, ce qui, du point du savoir,
établit nécessairement la vérité dans le registre de l’insu. Or, encore plus intéressant, dans cette
fonction de la vérité comme doublet, ie comme insu du savoir, définition non explicite qui chemine
tout au long du Théétète, la vérité ainsi conçue vient à être opposée à la vérité en tant que déclaration
oraculaire, ie prononcée à partir d’un texte sacré. Toujours à propos de Protagoras, Socrate demande si
la vérité de Protagoras est bien vérité vraie et non pas un oracle qui nous jouerait à partir du plus sacré
de son livre. La vérité vraie, opposée à l’énoncé oraculaire prélevé dans le sacré du livre, signifie selon
moi que cette vérité vraie, redoublant la question de l’établissement de la vérité en vérité, existerait
dans la figure de l’insu d’un savoir. A proprement parler, il n’existerait pas de vérité en savoir, mais la
vérité serait en posture de condition immanente de tout savoir. Au revers, en doublon du savoir, on
trouverait le courant de la vérité vraie, alors que l’oracle prétend prononcer la vérité en faisant texte de
la vérité même. Ce qui nous amène à l’idée suivante : la catégorie philosophique de vérité est le nom
général de ce que les vérités sont en trouée ou en insu des savoirs. Elle vient nommer en un lieu propre
– le lieu philosophique – non pas quelque objet singulier que ce soit, non pas les vérités, mais qu’une
vérité est insue. Dans le réseau spécifique d’une argumentation serrée : le corps textuel philosophique,
la catégorie philosophique de vérité est le nom générique de cet insu, tel que ce nom se dispose lui-
même dans l’argumentaire au sens où il s’y instruit du savoir qui ne se sait pas. Disons le d’une façon
plus métaphorique : les vérités telles qu’elles procèdent s’effectuent en trouée des savoirs, autrement
dit elles ne tombent pas sous les savoirs, mais les désorganisent et les refondent. Comme catégorie
philosophique, vérité est le nom général de cette soustraction, ie le nom de ce qui des vérités est
génériquement en soustraction des savoirs. Raison pour laquelle cette catégorie est une catégorie vide,
car la vérité philosophique ne renvoie pas au plein des vérités, mais au fait que les vérités sont toujours
en soustraction au regard de l’organisation établie des savoirs. La catégorie philosophique de vérité
désigne le caractère défectif des vérités, ie le fait qu’elles soient hétérogènes au sens, si on appelle sens
ce qui circule. Les vérités interrompent la circulation du sens (je dis sens, terme plus général que
savoir, pour vous pointer la chose dans sa généricité maximale), parce que chacune d’entre elles se
déploie en fidélité à un événement disruptif dans l’organisation des savoirs. La grande dialectique est
donc la dialectique de la vérité et du sens. La catégorie philosophique de vérité désigne proprement la
dimension insensée des vérités, ie désigne ce qui n’est pas dans la circulation générale du sens. Cette
catégorie doit donc accepter dans son propre système d’argumentation quelque chose qui fasse
défaillir le savoir, puisqu’il faut que ce soit un savoir, certes, mais un savoir qui organise sa propre
défaillance, car tel est son enjeu : dire le caractère insensé des vérités. Ce savoir s’avère d’une certaine
façon un faux savoir, puisqu’il ne se soutient que de l’argumentation de l’insensé des vérités. Par
conséquent, la stylistique philosophique va toujours se présenter comme un savoir argumenté, mais ce
savoir ayant pour enjeu la désignation du caractère insensé des vérités, n’est pas véritablement un
savoir. Dans ces conditions, ce qui fait la précarité de la philosophie, mais en même temps forme son
style, c’est qu’elle apparaît en partie inéluctablement comme un savoir mimétique, ie comme une
imitation de savoir. Contrainte à se présenter comme un savoir, alors qu’elle n’est pas productrice de
vérités, elle est incapable de se présenter compétitivement au régime véritable du savoir. Mais à
l’intérieur de cette mimétique d’un savoir advient, par un art singulier, la catégorie de vérité qui
désigne, se rapporte et fait jouer dans la pensée ceci d’insensé qu’il y a des vérités – leur dimension
insensée au sens propre de la rupture de sens circulant. On comprend alors pourquoi la rhétorique
propre à la philosophie est toujours rongée du dedans par sa dimension mimétique, pourquoi elle est
toujours soupçonnée d’être un faux savoir, ce qu’on ne manque de lui reprocher depuis son origine. Et
pourtant, elle porte à son comble ceci de la vérité qu’elle interrompt la circulation du sens. Ainsi, la
philosophie rejoue dans la pensée le régime du savoir, puisqu’elle s’efforce d’y ressembler le plus
possible dans l’ordre des raisons, se contraint à tenir cet impératif difficile. Mais, rejouant le sérieux
du savoir, elle en reproduit l’essentielle interruption, ie le lieu même où la vérité peut advenir comme
point de trouée, d’évanescence, d’insensé des vérités. En ce point d’interruption il y a la philosophie.
Or, ce qui caractérise la philosophie c’est que le savoir qu’elle mime n’est produit que pour cette
interruption, à savoir pour la catégorie philosophique de vérité. La philosophie serait donc, définition
étrange sur laquelle je m’arrêterai aujourd’hui, la mimétique d’un savoir organisé de sa défaillance, et
non à partir de son succès.

9EME COURS

Avant de poursuivre, je commence par résumer nos acquis en 5 points :


- thèse matérialiste minimale : il y a les vérités qui s’effectuent dans leur ordre propre, ie des
procédures génériques suspendues à des événements singuliers registrés à la science, l’art, la politique
et l’amour. Les vérités procèdent, mais l’effectivité des vérités n’a nul besoin pour procéder de la
catégorie philosophique de vérité. L’existence des vérités ne s’infère pas d’un concept général de la
vérité. En un certain sens, le concept de vérité est inutile aux vérités procédurières ou effectives, ie
produites. La vérité n’est pas une catégorie des vérités, mais de la philosophie, et ce dès l’origine, car
il n’y aurait pas cette catégorie s’il n’y avait pas eu des vérités nommées comme telles dans leur
dispositif grec, ie qu’il n’y aurait pas eu la philosophie sans l’existence réelle de ses conditions.
- la catégorie de vérité est nécessaire au lieu de pensée nommé philosophie, lieu tel que :
premièrement, on puisse y dire qu’il y a des vérités contre la sophistique qui soutient qu’il n’y a que de
la langue.
deuxièmement, en ce lieu, ces vérités sont compossibles, proposition anti-sophistique qui s’oppose à
l’énoncé « il n’y a que des jeux de langage hétérogènes ». Car le il y a des vérités s’énonce seulement
dans la disposition propre au lieu philosophique, ie sous condition de leur compossibilité. De
l’intérieur d’une procédure de vérité il ne se passe rien de la sorte : l’amour se soucie peu d’être
compossible avec la science.
- en tant que il y a, le il y a des vérités oriente la philosophie vers la question de l’être, ie implique
une détermination du principe du il y a. Le jugement : elles sont compossibles, détermine la
philosophie à être une pensée du temps, qui se désigne philosophiquement comme la recollection de la
compossibilité elle-même. Il y a originellement être et temps : être parce que la philosophie se donne
dans la forme du il y a, temps parce que compossibilité de ce il y a.
- la catégorie philosophique de vérité comme catégorie organisatrice de la philosophie possède 6
traits négatifs : disjonction, délocalisation, hasard, inexistence, aprogrammatique, paradigmatique pour
le sujet.
- la catégorie philosophique de vérité est une catégorie vide parce qu’elle est essentiellement en
position soustractive, disjonctée du caractère effectif des vérités.
La philosophie relève d’une stratégie de pensée singulière ayant rapport aux vérités sans être une
opération de subsomption. Elle se déploie autour d’une catégorie vide, ie aréférentielle, autrement dit
la vérité n’est pas présentable comme le fondement des vérités, mais un opérateur inattestable comme
renvoyant à de l’existant, un opérateur vide aréférentiel, organise un lieu de pensée dont le nom est
vérité. La question se pose alors de savoir comment une telle catégorie peut organiser un lieu de
pensée. Autrement dit, il s’agit de contrer le procès de vacuité fait à la philosophie depuis ses origines.
Ce soupçon de vacuité est d’ailleurs constamment alimenté du fait même que la philosophie ne
produise pas de vérités pour son propre compte. La philosophie n’est pas un discours de vérité, mais
un discours de véridicité sur le ce qui se sait dans les savoirs réels produits par les vérités. Du point du
sophiste, ce soupçon millénaire se formule sous l’idée suivante : la philosophie serait une simple
rhétorique parmi d’autres jeux de langage organisée autour d’une catégorie vide : la soi-disant vérité.
Peut-on de l’intérieur de la philosophie attester qu’elle soit autre chose qu’une rhétorique ? Cette
pensée du vide pense-t-elle vraiment ? Si la réponse est oui, la philosophie comme pensée ne
s’ordonne pas à la production de vérités. Et nous verrons plus tard que ce que nous appellerons pensée
dans une procédure de vérité, ce sera le moment du sujet, ie le moment différentiel d’une vérité : son
point local, son sujet. Mais on ne peut pas pour l’instant appliquer cela directement à la philosophie. Il
nous faut donc garantir que la catégorie de vérité propre à la philosophie dont l’essence est le vide
organise véritablement un lieu de pensée. Pour cela, 2 voies se présentent à nous dans l’histoire de la
philosophie.

1° la vérité comme l’insu d’une fiction de savoir désigne l’insensé des vérités en procédure.
Dans cette 1ère voie, la philosophie, mimétique de savoir, se présente au régime du comme un savoir,
et la catégorie de vérité advient au moment où ce régime de fiction de savoir s’interrompt,
dysfonctionne, passe en réversion de soi-même et constitue ainsi sa propre faille interne. La vérité
serait l’insu propre de cette fiction de savoir : il serait alors énoncé – comme corps général de la
philosophie – l’insensé de la vérité, ie le fait qu’elle se produit au point où le sens se trouve oblitéré.
Dans une mimétique du savoir la philosophie montrerait une oblitération locale du sens qui serait la
position et l’exposition de la catégorie de vérité. Cette orientation élucide pourquoi la philosophie doit
se plier à la contrainte de l’argumentation, ie au devoir d’une exposition persuasive. En toute
hypothèse, la philosophie doit se présenter comme un savoir, bien qu’elle n’en soit pas un au sens de
ceux qui sont connectés à des procédures de vérité. Mais il existe une nescience de ce savoir, un savoir
de ce savoir inaccompli comme tel, non transmissible ou non cumulatif. La nescience de la science
philosophique atteste le passage obligé pour la philosophie par une contrainte argumentative, qui
constitue son point de sérieux : la philosophie doit se présenter comme fiction de savoir pour faire
advenir la catégorie de vérité en tant, précisément, qu’insu propre au montage fictionnel d’un savoir, et
ainsi permette d’exhiber l’insensé des vérités. D’où la stylistique philosophique qui, à raison, étonne le
profane. Stylistique qui déploie une argumentation avec tant de peine pour finalement n’aboutir, ne
détenir aucune vérité attestable dans un savoir. C’est que la philosophie croise la fiction d’un savoir et
une désignation des vérités restées extérieur à elle dans leur point d’insensé, ie dans ce qu’elles ont de
soustrait au sens. Cette vacillation quant au sens due au fait que la philosophie troue le sens – le sens
circulant à travers l’encyclopédie des savoirs d’une époque – pour faire advenir la vérité, implique
qu’on puisse toujours dire de la philosophie qu’elle est une fiction ou qu’elle n’a pas de sens.

2° la vérité comme le plein d’une fiction d’art désigne un point de transcendance censé
présenter l’être de la vérité
Cette voie ne cherche pas à détenir le vide de la catégorie philosophique de vérité en recourant à une
fiction de savoir, mais elle l’investit par un régime singulier de plénitude, ie par une figure de
transcendance, qui est toujours peu ou prou une fiction d’art. La philosophie se présente alors comme
de l’art, non pas du tout qu’elle soit de l’art en procédure de vérité, mais cette orientation de pensée
transcendante requiert des fictions d’art (ce seront les mythes chez Platon pour le versant transcendant
de sa philosophie) comme fonction comparative et métaphorique de la philosophie. La contrainte
exigée n’est pas argumentative mais métaphorique. En fait, le texte philosophique se présente toujours
comme une surimpression des 2 voies et non pas comme un choix net entre les 2. Le texte
philosophique se présente comme un savoir surdéterminé par une métaphore, ie en réalité comme une
fiction de savoir tressée ou entrelacée à une fiction d’art.
Or, sur la question de la vérité comme catégorie propre de la philosophie et dont l’essence est le vide,
ces 2 voies sont platoniciennes. Revenons donc à Platon.

Dans le Théétète, Platon emprunte la 1ère voie : la vérité est une catégorie topologique qui prescrit le
lieu où se tenir du point de son vide. La dernière fois, j’avais essayé de vous montrer comment dans le
Théétète, Platon laissait percer, en filigrane de ce dialogue aporétique, une difficulté majeure
concernant la vérité qui ne s’avère pas comme vraie. Ce qui dans le dialogue se dira : « la vérité de
Protagoras ne sera vraie pour personne, ni pour un autre que lui, ni pour lui ». On ne peut pas
instituer la vérité en un lieu quelconque du savoir, car il se trouve qu’on peut ne pas savoir ce qu’on
sait. Autrement dit, la vérité est au point de ce qui est tu, ie trouée dans le savoir. La vérité est ce qui
du savoir n’est pas su. La catégorie philosophique de vérité fonctionne comme catégorie subjective :
on peut être de ou être sous, mais non pas la connaître, car le pb posé par cette catégorie n’est pas un
problème de connaissance mais un problème de lieu. La vérité s’énonce en situation : il faut être dans
la vérité. La vérité est un point d’énonciation qui ne se ressaisit pas lui-même. Elle est une prescription
de position : il y a une position de vérité et pas une réflexion de la catégorie comme telle. L’essence de
cette catégorie, le vide, est maintenue au sens où il indique un lieu d’où procède, à l’insu du savoir,
l’effet de cette catégorie : l’insensé de la vérité interruptrice du savoir. Finalement, le vide produit un
site : le site de la philosophie elle-même, et, dès lors, vérité est une catégorie topologique, qui prescrit
le lieu où se tenir du point de son vide.

Dans la République, Platon emprunte la 2nde voie pour cerner l’idée du bien en tant que ponctuation
transcendante saisie comme fiction d’art, ce qui détermine la vérité dans la figure de la limite. Il s’agit
pour Platon d’investir la catégorie de vérité par une vérité suprême, celle-ci accordant à celle-là de
l’être par l’introduction d’un référent philosophiquement constitué, ie sous condition de la catégorie de
vérité. Tel est le statut de l’Idée du Bien chez Platon : ponctualité transcendante saisie comme fiction
d’art. L’Idée du bien vient saturer la catégorie de vérité en interrompant la fiction de savoir dans une
transcendance. La part d’être investie dans cette catégorie fait qu’elle ne se trouve plus en situation de
prescription de position, mais en position de subjectivation quant à l’être : de l’un investit la catégorie
de vérité. Une partie des traits de l’Idée du bien sont la projection ontologique des traits négatifs et des
impasses de la catégorie de vérité elle-même. Le vide envahi par l’être ontologise les traits négatifs de
cette catégorie au point où une partie de ses paradoxes statutaires deviennent les paradoxes de ce qui
l’investit dans la projection suivante : disjoint, le terme transcendant, onto-théologique dirait
Heidegger, l’Idée du Bien, remplit le vide de la catégorie et se retrouve au-delà de la vérité. On assiste
à une translation disjonctive, car le terme transcendant qui doit rendre compte de la catégorie de vérité
ne parvient pas à s’y résoudre, autrement dit, si vous emplissez d’être le vide de la catégorie de vérité,
cet être de la vérité sera en excès sur sa présentation. Platon dira que « l’idée du Bien nous ne la
connaissons pas exactement (ouk ikanos) » VI 505 sq. « l’idée du Bien est autre, et plus belle, que la
connaissance (gnosis) et la vérité (aletheia) » VI 508 e. La saturation du vide propre de la catégorie de
vérité par un terme transcendant, l’Idée du Bien, produit un point d’excès démarqué de la catégorie
philosophique de vérité, et Platon finit par dire que : « l’idée du Bien n’est pas une substance, mais
elle se tient au-delà de la substance, qu’elle surpasse en prestige et en puissance ». VI 509 b. L’idée
du Bien est au-delà de l’ousia, ie au-delà de l’étant tel qu’exposé à l’être selon l’idée, ie au-delà du
fondement d’être de toute vérité, et elle dépasse de beaucoup l’ousia « en dignité et en pouvoir »
(Robin). Autrement dit, l’ousia, l’essence, ne s’appelle Idée que dans sa fiction de savoir, ce qui ne
suffit pas à supporter la catégorie philosophique de vérité, car lorsque vous emplissez d’être son vide,
vous obtenez un être de la vérité démarqué, autre que la vérité en tant qu’insu du savoir, ie en excès
sur sa présentation. Pour pallier le déficit de la fiction de savoir, ie pour traiter ce qui se donne en
excès sur cette fiction de savoir, Platon passe à son opposé, la fiction d’art, et recourt à la métaphore
du soleil pour expliciter l’Idée du Bien. 508 c : « voici la déclaration à faire : c’est le soleil que je dis
être le rejeton du bien ».

Traduction Baccou (GF) :


« avoue donc que ce qui répand la lumière de la vérité sur les objets de la connaissance et confère au
sujet qui connaît le pouvoir de connaître, c’est l’idée du bien ; puisqu’elle est le principe de la science
et de la vérité, tu peux la concevoir comme objet de connaissance, mais si belles que soient ces 2
choses, la science et la vérité, tu ne te tromperas point en pensant que l’idée du bien en est distincte et
les surpasse en beauté ; comme, dans le monde visible, on a raison de penser que la lumière et la vue
sont semblables au soleil, de même, dans le monde intelligible, il est juste de penser que la science et
la vérité sont l’une et l’autre semblables au bien, mais faux de croire que l’une ou l’autre soit le bien ;
la nature du bien doit être regardée comme beaucoup plus précieuse ». VI, 508 e - 509 e

Traduction Robin (Pléïade)


« Eh bien ! ce principe qui aux objets de connaissance procure la réalité et qui confère au sujet
connaissant le pouvoir de connaître, déclare que c’est la nature du bien ! Représente-la-toi comme
étant cause du savoir et de la réalité, il est vrai en tant que connue, mais en dépit de toute la beauté de
l’une et de l’autre, de la connaissance comme de la réalité, si tu juges qu’il y a quelque chose de plus
beau encore qu’elles, correct sera là-dessus ton jugement ! Savoir et réalité, d’autre part, sont
analogues à ce qu’étaient, dans l’autre cas, lumière et vue : s’il était correct de les tenir pour
apparentés au soleil, admettre qu’ils soient le soleil lui-même manquait de correction ; de même, ici
encore, ce qui est correct, c’est que savoir et réalité soient, l’un et l’autre, tenus pour apparentés au
Bien ; ce qui ne l’est pas, c’est d’admettre que n’importe lequel des 2 soit le Bien lui-même, la
condition du bien en doit au contraire d’être honorée à un plus haut rang ! » VI 508 e - 509 e.

Platon a donc recours à un registre superlatif comme fonction de limite. Il dit :


- « l’idée du bien est aux extrémités du connaissable » VII 517 b. C’est une métaphore spatiale des
confins.
- « l’idée du Bien est le plus brillant (apparent : phainotaton) de l’étant » VII 518 c. Métaphore en
intensité superlative qui renvoie à la métaphore du Soleil.
- « l’idée du Bien est ce qu’il y a de plus heureux dans l’étant » VII 526 e. Figure la plus forte et la
plus ultime du bonheur.
- « l’idée du Bien est la fin (telos) de l’intelligible » VII 532 b. Métaphore du but à atteindre comme
fin suprême visée par l’intellection.
Toutes ces propositions sont typiques du passage à la fiction d’art, ie à un régime métaphorique
singulier, qui essaie de répondre à la question : quelque chose se présente en excès, comment le
nommer ? En conclusion, la voie qui sature de façon transcendante la catégorie de vérité en
investissant le vide d’être consiste à traiter la saturation ontologique introduite dans le vide par une
fiction d’art, qui produit, en pensée, un effet de limite, autrement dit, dans cette voie, la vérité se
détermine dans la figure de la limite.

Si nous procédons à un examen critique de la question de la limite, nous constatons d’abord que c’est
une figure philosophique de la disjonction. En effet, la notion de limite contient une proposition
disjonctive : ce qui se trouve à la limite n’est pas conjoint à. Philosophiquement, l’idée de limite, c’est
l’idée de la disjonction de ce qui se présente sous cette structure d’horizon. Tel, pour Platon, procède
le Bien, qu’il pense sous l’Idée de disjonction comme limite. Or, cette voie, on peut néanmoins cesser
de l’appeler transcendante, mais bien plutôt la voie herméneutique, car le point limite est le point à
partir duquel les vérités sont exposées à l’interprétation. Autrement dit, de ce point, les vérités sont
livrées à l’interprétation, parce que cette 2nde voie prescrit elle aussi une position : la position
d’interprète. Les vérités sont effectives, mais la philosophique reste en disjonction des vérités. Les
vérités effectives se laissent interpréter du point limite de la vérité comme point inscriptif d’une
interprétation possible. Il y a donc 2 schèmes fondamentaux de la catégorie de vérité, donc 2 schèmes
fondamentaux du discours philosophique :
- un schème où la vérité prescrit une position énonciative comme pur point vide. Ce schème comporte
un montage fictionnel de savoir sans point limite. Le maintient du vide dissémine la position
subjective : la disposition philosophique reste interminable : c’est une analyse infinie au sens strict où
la vérité est l’insu du savoir.
- un autre schème détermine la vérité comme point limite des vérités. Cette détermination résulte d’un
montage qui investit d’être le vide de la catégorie de vérité, qui se présente alors comme une figure de
transcendance. Mais en ce point de transcendance ne réside pas l’essentiel, l’essentiel c’est la
construction de la vérité comme point limite, plus importante que la notion onto-théologique de
transcendance, parce que la limite est une figure singulière de la disjonction, qui détermine une figure
interprétante ou herméneutique des vérités. Nous avons affaire, non pas à une analyse infinie, mais à
une interprétation limitée, ie déterminée par un point limite.

En résumé, la philosophie se présente comme le tressage d’une fiction de savoir et d’une fiction
d’art en surimposition, élément où intervient le vide propre à la catégorie de vérité. Dans ce
double montage, 2 traitements de la catégorie de vérité sont à l’œuvre, et finalement 2 prescriptions de
position :
- la prescription de l’analyse infinie
- la prescription de l’interprétation limitée
En subjectivité, on peut définir la philosophie comme un traitement de la catégorie de vérité, qui
surimpose inéluctablement une interprétation limitée sur une analyse infinie. Dans les 2 cas, ce qui
autorise cette surimposition comme régime propre à la philosophie, c’est que la vérité ne peut pas se
dire d’elle-même : comme catégorie philosophique, elle se présente en délaissement d’elle-même.
Dans le 1er cas, elle est en situation telle qu’elle ne peut pas s’avérer elle-même, puisqu’elle se situe en
position d’insu. Dans le cas où elle suit la voie de la transcendance, la vérité saturée d’être se retrouve
au-delà d’elle-même. La vérité ne peut pas se résoudre en elle-même, elle ne peut pas être vérité de la
vérité, elle est simplement l’excès de son être sur le vide de la catégorie. Ainsi, la philosophie énonce
la catégorie de vérité, mais n’énonce pas qu’il existe une vérité de cette catégorie. Or, si c’est au
régime de l’inexistence de la vérité de la vérité que la philosophie fait être cette catégorie dans son
vide propre inaugural, alors la philosophie a nécessairement la figure fondamentale d’une déclaration :
elle doit déclarer la vérité. Dès lors, analyse infinie ou interprétation limitée sont 2 régimes de cette
posture déclaratoire quant à la vérité, ce qui se dira aussi : la philosophie se trouve astreinte à parler le
discours du maître. Cette dernière conséquence a des implications considérables que nous aborderons
la prochaine fois.

10EME COURS

Après ces 2 séances en hommage à Samuel Beckett (cf cours 17 et 18, de janvier, mis à la fin) qui
vient de disparaître, reponctuons notre parcours.
La catégorie organique de la philosophie est la catégorie de vérité, ou, dans mon lexique, de véridicité.
Cette catégorie est saisie dans l’écart entre la vérité et les vérités : productions singulières relatives à
des procédures typées : l’art, la science, la politique et l’amour. La catégorie philosophique de vérité
ne se laisse disposer qu’au regard de l’écart de ses conditions, écart qui découvre un vide que la
philosophie entreprend de placer en construisant le lieu propre de la philosophie comme lieu de
pensée. C’est ainsi par exemple qu’on doit comprendre l’énoncé althussérien selon lequel la
philosophie est sans objet, ie différentes des pratiques théoriques qui visent des objets, au sens où elle
organise, selon une opération singulière, un vide central, dont le signifiant est la catégorie de vérité.
- ainsi, du point de son propre mode de présentation, autrement dit, rapportée à ses conditions, la
philosophie se dispose comme un savoir sans objet : une fiction de savoir soumise à l’argumentation
réglée. Elle se présente comme une stratégie de pensée sans finalité explicite ou marquée, comme une
stratégie de pensée interminable, qui lui donne l’allure ou le profil d’une politique sans principe
d’accès vers le pouvoir.
- en subjectivation, elle se présente comme un amour sans objet où amour doit être saisi comme ce qui
intensifie l’existence soustraite à toute identification objectale : amour inobjectal ou sans deux.
- enfin, elle recourt à l’art sans visée particulière du sensible, mais selon une fiction d’art intrinsèque à
sa présentation.
Examinons ces 3 caractéristiques phénoménologique de la philosophie, fiction de savoir, amour sans
objet, fiction d’art, sous les 2 schèmes fondamentaux du vide, le 1er pris en immanence, l’autre en
transcendance, toujours tressés, comme point d’être de la vérité, dans une proposition philosophique.

1° le schème immanent
Il règle la succession de l’argumentation délivrée dans la fiction de savoir :
La philosophie dans sa volonté d’aligner des preuves déplie une structure argumentative dans une
fiction de savoir où le point d’être vide se tisse en doublure insue soustraite à ce montage fictionnel, de
telle sorte que dans son revers adviennent les dires en succession nommés par la philosophie. La
succession argumentative commande le principe de l’insu, ie le régime de vérité propre à chaque
philosophie : vérité vient nommer la doublure disposée dans l’insu du savoir fictionné. Pour toute
grande philosophie, on peut nommer sa figure fictionnelle de savoir
- la dialectique platonicienne, qui n’est pas la dialectique hegelienne
- le procès définitionnel aristotélicien, qui entraîne à l’examen des cas
- l’ordre des raisons cartésien
- chez Spinoza l’exposition more geometrico, selon la géométrie
- chez Kant la procédure critique
- la fragmentation nietzschéenne : le fragmentaire comme proposition du successif rompu (position de
la succession dans le rompu)
- la description pure husserlienne
- l’herméneutique heideggerienne.
Chacun de ces intitulés renvoie à la législation interne du montage spécifique pour chaque fiction de
savoir, ie à la règle qui fait apparaître la vérité au revers de la succession.

2° le schème transcendant, ie le remplacement du vide par un point de transcendance fait apparaître


la catégorie de vérité comme limite des vérités.
Le couple succession / limite avère une opposition cardinale pour la philosophie comme construction
d’un lien de pensée, qui à la fois propose un argumentaire, ie enchaîne des énoncés se voulant probes
selon une règle de succession, mais désigne aussi un ou plusieurs points limite. L’entrée en scène du
schème transcendant, ie de la limite comme point d’advenue de la vérité, ne reste pas captif de l’ordre
de la succession, car il se trouve situé au-delà de la règle qui fixe la succession : c’est une procédure
métaphorique qui pointe la limite en structure d’horizon.
Ainsi, toute philosophie requiert le montage d’une fiction d’art qui autorise, métaphorise, le pointage
d’une limite. Ce montage ne fait pas pour autant de la philosophie un art, pas plus que sa volonté de
prouver n’élève la philosophie au rang de science. Aucun système de bascule qui fasse
automatiquement tomber la philosophie sous la coupe de ses conditions, bien qu’elle encoure toujours
le risque de se suturer à l’une d’entre elles. La métaphore vient suppléer ou faire excès sur le montage
en fiction de savoir appuyé pour la volonté de preuve, par exemple citons : la fonction du mythe
platonicien pallie les faiblesses de la dialectique, l’opposition métaphorique entre Apollon et Dionysos
vectrice dans l’itinéraire nietzschéen anti-platonicien, les ressources herméneutiques tirées de la
profondeur des langues grecques et allemandes chez Heidegger : philologie métaphorique ou
fantasmatique de l’aletheia. Le dernier Husserl, pour indiquer la disposition désédimentée de
l’environnement vivant, parle de notre mère la Terre etc…
Repérable de diverses manières dans le corps du texte et souvent déposé dans des occurrences
microscopiques du style du philosophe en des points nodaux de ses analyses, l’emploi technique de la
comparaison et de la métaphore désigne en fiction d’art le point limite obtenu par la concentration
énigmatique de l’abstraction de la pensée, y compris chez les philosophes les plus abstraits. Quand le
style abstrait ne se laisse plus délier, qu’il ne succède plus dans la chaîne du sens, il fonctionne alors
comme bloc obscur d’abstraction désenchaînée de la règle de succession, et surgit l’emploi de la
métaphore, qui connote une limite : la catégorie de vérité advient en position d’excès. Je soutiens dans
un texte sur Kant non encore publié (1990) qu’un passage du schématisme transcendantal joue comme
point limite, ie comme limite métaphorique de la procédure critique propre à Kant. Ce point est un
point obscur dans le texte de Kant, car il concentre énigmatiquement le concept du schématisme
transcendantal sur lui-même, le dispose en limite de l’horizon critique hors du champ de
l’argumentaire en succession. Prenons un autre exemple : l’intellect agent dans le Traité de l’Ame
d’Aristote (Livre III, section 5).
Mais, puisque dans la nature tout entière, on distingue d’abord quelque chose qui sert de
matière à chaque genre (et c’est ce qui est en puissance tous les êtres du genre) et ensuite
une autre chose qui est la cause et l’agent parce qu’elle les produit tous, situation dont celle
de l’art par rapport à sa matière est un exemple, il est nécessaire que, dans l’âme aussi, on
retrouve ces différences. Et, en fait on y distingue, d’une part l’intellect qui est analogue à la
matière, par le fait qu’il devient tous les intelligibles, et d’autre part l’intellect < qui est
analogue à la cause efficiente > parce qu’il les produit tous, attendu qu’il est une sorte d’état
analogue à la lumière : car en un certain sens, la lumière, elle aussi, convertit les couleurs en
puissance en couleurs en acte. Et c’est cet intellect qui est séparé, impassible et sans
mélange, étant par excellence un acte, car toujours l’agent est d’une dignité supérieure au
patient, et le principe à la matière.
Par intellect agent, Aristote désigne dans l’âme (psuchè), non pas le principe de réception des
intelligibles, le mode de la passivité du connaître : l’intellect patient, mais le mode sur lequel l’âme
participe à l’intelligible de l’intelligence, mode sur lequel elle dégage activement la part d’intelligible
qui lui est proposée. Notez d’abord la brièveté de la définition : Aristote nomme cet intellect l’intellect
tout court, définition qui vient après une comparaison où se concentre toute la difficulté
aristotélicienne dans la définition de ce concept. Autrement dit, parvenu au point limite, le style
analogique vient interrompre la règle de succession. Les différentes espèces de l’analogie sont
inéluctables en philosophie, parce que la catégorie de vérité se distribue dans une intrication de la
succession et de la limite. Toute philosophie intrique une fiction de savoir et une fiction d’art où entre
la concentration de la limite. D’où cette définition plus exhaustive de la philosophie : la philosophie
est la suscitation sous la catégorie de vérité d’un vide repéré selon l’envers d’une succession ou l’au-
delà d’une limite. Elle agence la superposition d’une fiction de savoir et d’une fiction d’art animée par
l’intensité d’un amour sans objet et compose une stratégie persuasive ou organisatrice sans enjeu de
pouvoir. Tout cela est prescrit par des conditions qui sont les procédures de vérité (art, science,
politique et amour) et polarisé par un adversaire qui est le sophiste.

Poursuivons par un texte clé pour notre enjeu (République, VI, 490 a).
- traduction Badiou : « le véritable amant du mathème (philo-mathe) est naturellement un
lutteur dont l’enjeu est l’étant ; il ne s’arrête pas aux multiples singularités offertes à l’opinion,
mais il va, ne faiblit pas, ni ne relâche son amour avant d’atteindre la nature de chaque chose
qui est et de s’en saisir par ce point de l’âme qui le peut étant apparenté à ce qu’il saisit. Point
par où l’âme advient au regard de l’authentique étant (to onti ontos) à la proximité et au
mélange, engendrant intellect et vérité ».
- traduction Robin : « or donc, est-ce que, pour nous justifier, nous ne ferions pas bien de dire
que l’homme qui aime l’étude, qui l’aime réellement, doit être fait pour une lutte dont la réalité
est l’objet ; qu’il ne s’attardera pas à chacune des multiples soi-disant réalités, mais qu’il ira
de l’avant sans que s’émousse son effort, sans que son amour ait de cesse, jusqu’au moment où
la nature de ce qu’est en elle-même chaque réalité, il l’aura saisie au moyen de cet organe
auquel il sied en raison de sa parenté avec lui ; s’étant alors rapproché de cet objet, s’étant
réellement uni au réel, ayant engendré intelligence et vérité, alors il connaîtra, vivra, se
nourrira véritablement, et ainsi cesseront pour lui les douleurs de l’enfantement ».
- traduction Baccou : « mais n’aurons-nous pas raison de répondre pour notre défense que le
véritable ami de la science aspire naturellement à l’être, ne s’arrête pas à la multitude des choses
particulières auxquelles l’opinion prête l’existence, mais procède sans défaillance et ne se
relâche point de son ardeur qu’il n’ait pénétré l’essence de chaque chose avec l’élément de son
âme à qui il appartient de le pénétrer – cela appartient à l’élément apparenté à cette essence –
puis, s’étant attaché et uni par une sorte d’hymen à la réalité véritable, et ayant engendré
l’intelligence et la vérité, atteint à la connaissance et à la vraie vie, et y trouve sa nourriture et le
repos des douleurs de l’enfantement ? ».

Quelques ponctuations :
1° le véritable amant du mathème est naturellement un lutteur dont l’enjeu est l’étant
Il s’agit ici du philo-matha : « celui qui aime authentiquement la science ». Dans le contexte de la
citation s’insère la perspective qui promeut le philosophe à un destin royal, autrement dit, le
philosophe doit conquérir la place de philosophe-roi. Nous l’avons déjà précisé, la philosophie n’est
pas une pensée oeuvrante. Les textes sont essentiels, mais plus fondamentalement le philosophe se
détermine d’une position subjective que nous devons aujourd’hui réactiver contre la philosophie
considérée comme pensée oeuvrante par les historiens de la philosophie, qui la rabattent sur une
historiographie hétérogène. L’identification de la philosophie à une histoire pédagogique de ses grands
textes recouvre la disposition subjective essentielle de toute prise de parti philosophique. Les exercices
textuels du philosophes établissent des points d’appui pour asseoir une position subjective jamais
donnée d’avance, car elle ne préexiste même pas à la dialogique philosophique donc le philosophe
lutte pour conquérir la place d’où il peut se nommer lui-même philosophe. Le philosophe se tient dans
un rapport de brèche à la philosophie pour ouvrir l’accès à une disposition subjective de conquête : ce
n’est jamais le plein du texte qui compte, mais la brèche qu’il ouvre pour qu’un sujet revendique le
nom de philosophe. Le philosophe ébrèche la philosophie parce que de sa place il la détotalise.
Philo-mathe : nous renvoie à l’intensité subjective en philosophe prise dans son rapport à sa condition
amoureuse, de cet amour soustrait au 2. En tant qu’amour sans objet, la subjectivité philosophique
s’investit en tension du processus philosophique lui-même, raison qui explique que la philosophie ne
soit jamais anonyme, mais signée, marquée, instruite par l’intensité d’une subjectivation : elle est
mathème selon un amour du mathème.

2° il [le philo-mathe] ne « s’arrête pas aux multiples singularités offertes à l’opinion »


Le philo-mathe trouve sur sa route une polarité adverse, un polemos, un point de guerre dans la
pensée. Contre le sophiste qui organise une figure de l’amour de la station, qui s’arrête sur les
inépuisables singularités « offertes à l’opinion », le philo-mathe outrepasse l’apparence des choses.

3° … « mais il va, ne faiblit pas, ni ne relâche son amour avant d’atteindre la nature de chaque
chose qui est et de s’en saisir par ce point de l’âme qui le peut, étant apparenté à ce qu’il saisit »
Subjectivité singulière et non pas générale, la subjectivité du philo-mathe ne concerne pas toute l’âme,
même pas une partie de l’âme, car le texte grec dit : « ceci de l’âme, de ce de l’âme qui », donc un
point de l’âme, le point de l’âme en capacité philosophique. La philosophie laisse donc place à
d’autres figures de la subjectivité : dianoia (discursivité), poiesis (poésie), eros (amour), politeia
(politique) sont des autres points de l’âme. La philosophie ne constitue pas une figure globale de la
subjectivité. On peut appeler ce point de l’âme une figure du sujet et non pas le sujet. Il ne s’agit pas
d’une conversion de l’âme, mais de la suscitation d’un point réglé par un imprésenté spécifique, par un
vide qui, chez Platon, se nomme l’authentique étant. Ce différentiel du sujet est connoté au
véritablement étant, mais plus important encore, nous dit Platon, il fait, pour que ce point puisse être
conquis, que le sujet soit de la même étoffe, de même nature que cela même qu’il conquiert ou de ce à
quoi il advient : le point de l’âme est apparenté à ce qu’il saisit. Donnée cruciale qui va nous ouvrir à
un 2ème parcours.
Le sujet, ici, le philosophe, mais le philosophe n’est qu’un point du sujet, doit s’appréhender dans son
identité à l’être vrai lui-même, sinon il n’adviendra pas à la place que la philosophie lui prescrit. Une
identité s’avère nécessaire entre ce que le sujet saisit et lui-même en tant qu’il le saisit. Cet ensemble
identitaire constitue le site de la vérité. Le point limite c’est le moment où il faut nommer l’identité du
point sujet philosophe et de son vide propre, qui depuis Parménide s’appelle l’être. Le lieu de pensée
philosophique est toujours antérieur à la distinction sujet / objet, quels que soient les avatars de cette
distinction. La philosophie s’établit toujours dans une posture d’antériorité à cette distinction, car elle
doit nécessairement en supposer une plus originelle, à savoir l’identité du point sujet avec ce que ce
point est en capacité de penser, lieu où, effectivement, comme le dit Parménide, « penser et être sont
le même », sont, dirais-je, indiscernables, non pas comme un 2 qui ferait 1, mais bien indiscernables
dans une antériorité constituante de la distinction sujet / objet, raison pour laquelle la philosophie ne se
résout jamais dans une théorie de la connaissance commune d’un sujet appréhendant un objet. Or,
dans cette figure d’antériorité radicale, le régime fictionnel de type savoir ne peut pas fonctionner, car
pour qu’il fonctionne, il faudrait des distinctions telle que pensée / connaissance, vérité / certitude,
sujet / objet etc…

4° « point par où l’âme advient au regard de l’authentique étant à la proximité et au mélange,


engendrant intellect et vérité »
Pour désigner l’identité fondamentale comme le site où va venir jouer primordialement la catégorie de
vérité entre le point sujet et son vide propre, son imprésenté singulier : l’être, Platon recourt à la fiction
d’art qui nomme le point d’indiscernable ou limite. Pour qu’advienne la vérité, il faut désigner
l’indiscernable de la pensée et de l’être en ayant recours à une fiction d’art métaphorique. Le texte de
Platon nous propose 3 métaphores :
- métaphore organique : celle de la parenté, sungenes, parent à.
- métaphore topologique : celle de la proximité ou du voisinage
- métaphore physique : celle du mélange qui pose le registre de l’indiscernabilité
Une fois ceci fait Platon énonce que le registre ultime, celui de la vérité, coengendre intellect et vérité
et pose le nom au sujet de la vérité, y compris dans sa face indiscernable de point-sujet : le nous, au-
delà de quoi nous pouvons rejoindre et déployer les fictions de savoir, dès lors que vérité et intellect,
aletheia et nous s’engendrent dans le même mouvement par quoi le point-sujet s’indiscerne dans ce
qu’il saisit. Dans son principe, la philosophie commence par une déclaration d’indiscernabilité, ie par
une conjonction poussée au point où on ne peut plus discerner ce qui conjoint, pour ensuite, sous ce
principe primordial, faire montre de ses possibilités infinies de discernement par superposition des
fictions de savoirs sur sa fiction d’art originaire.

Reponctuons, pour les clarifier, les différentes étapes de ce chemin sinueux, qui présente une
difficulté :
- la philosophie déclare une identité indiscernable entre la position du sujet (le philosophe) et son
imprésenté propre (le vide), ie l’être comme tel non encore nommé.
- le point philosophique de l’âme se situe dans une indiscernabilité essentielle avec l’être, qui ne se
laisse nommer que métaphoriquement.
- mais cette nomination est en fait une déclaration en position d’antériorité absolue à tout discernement
en fiction de savoir, c’est donc un axiome qui ne succède à rien, mais surgit dans la métaphore.
- enfin, cette identité indiscernable engendre le couple vérité / intellect qui n’est, en fait, que le double
nom de cette identité prise en elle-même. « engendrant intellect et vérité » nous redonne la
présupposition : du côté de l’intellect il n’y a rien d’autre que le point de l’âme, du côté de la vérité, le
« véritablement étant » qui s’accorde au point de l’âme. Par un glissement nominal, de l’intellect à la
vérité, on retrouve la même chose : le point de l’âme limite ou indiscernable du sujet-philosophe. La
difficulté présente dans cette histoire est celle d’un cercle vicieux. Traçons-le.

Toute philosophie postule ou présuppose originairement, sous la forme d’un axiome d’indiscernabilité
donné dans une fiction d’art, une prédisposition ontologique à la vérité. Mais Platon ne nous dit pas
que c’est bien cet axiome qui engendre les termes de cette indiscernabilité, intellect et vérité. Tout se
passe donc comme si la philosophie se déployait entre 2 bornes :
- entre une thèse d’indiscernabilité : être et pensée sont indiscernables. Il y a ce point de l’âme
apparenté à ce qu’il saisit, ie cette identité entre ce que le sujet philosophe saisit et lui-même en tant
qu’il le saisit. Comme le dit Parménide : « le même est à la fois pensée et être ».
- et une thèse de production sous le drapeau de la vérité des termes de cette indiscernabilité : la
production d’une nomination 2nde de cette indiscernabilité.
La philosophie se présente comme le passage d’une nomination 1ère à une nomination 2nde, elle va de la
déclaration originaire à ce qui a été produit.
La thèse serait alors celle-ci : il y aurait comme une ruse sophistique, la philosophie énoncerait en
métaphore une déclaration d’identité première autorisant la fiction de savoir au revers de la fiction
d’art. De ce qui a été préalablement déclaré dans une fiction d’art, on passerait, dans une pseudo-
production, par les défilés d’une fiction de savoir. La philosophie ne serait qu’un pseudo-poème
transformé en pseudo-mathème, et la catégorie de vérité la production de ce changement. Il faudrait
alors examiner le lieu où, du point d’un indiscernable présupposé, commute ou bascule une métaphore
(fiction d’art) en métonymie (fiction de savoir). Mais nous ne soutiendrons pas cette thèse, car le
cercle de la philosophie apparaît comme un pseudo-cercle vicieux, du fait que le régime subjectif des 2
thèses diffère de l’une à l’autre : le régime de l’indiscernable en présupposition n’est pas le régime de
l’indiscernable en résultat, ie en placement de la catégorie de vérité. Pourquoi ? pour la raison
essentielle que la 1ère présupposition, la déclaration primordiale, est bien seulement celle à partir de
quoi l’autre est autorisée. Platon a raison de dire « engendrant intellect et vérité » sans retour à cet
engendrement, parce que cet engendrement qui a été autorisé par une déclaration première diffère de
celle-ci. Conclusion : la philosophie est une autorisation donnée à sa propre procédure.
En ce qui concerne la catégorie de vérité, elle s’établit subjectivement de 2 manières :
- un régime déclaratoire instaure la philosophie dans le registre du discours du maître, quels que soient
les régimes de fiction en cause.
- une régulation intra-philosophique de la catégorie de vérité interrompt cette maîtrise.
Le discours du maître est en position d’autorisation au regard de sa conséquence, mais traversée par un
principe d’interruption qu’on dira socratique plutôt qu’hystérique. La question que nous laissons en
suspens est alors la suivante : y a-t-il ou non un rapport entre déclaration et interruption qui traite en
subjectivité la catégorie de vérité, et comment tout cela joue-t-il sur fiction d’art et fiction de savoir ?
En résumé, 4 concepts agencés dans toute proposition philosophique la définissent comme
quadripolaire.
- déclaration, d’où discours du maître
- succession, Fiction de savoir
- limite, Fiction d’art
- interruption, principe d’interruption socratique.

11EME COURS
Jusqu’à présent, nous avons pris le philosophe et la philosophie sous le signe de la notion de vérité,
catégorie susceptible d’organiser le lieu de construction du discours philosophique comme lieu de
pensée. Mais pour l’instant, la vérité a pour seul nom celui du vide séparateur qui distingue la vérité
des vérités en historicité, ie des procédures génériques de vérité : l’art, la science, la politique et
l’amour. Mais comment les procédures de vérité sont-elles retracées dans la philosophie elle-même,
autrement dit, comment, de l’intérieur de la philosophie supposée établie comme pensée, travaille la
scission entre la vérité et les vérités ? Quelle est l’essence du travail de retracement des vérités, sous
l’emblème de la vérité, réinscritee dans la philosophie comme pensée ? Le philosophe soutient qu’il y
a une opération de pensée singulière de la philosophie rapportable au réel du il y a des vérités, vérités
génériques effectives, qui n’attendent pas la philosophie pour être. Dans ces conditions, le retracement
dont il est question se fera dans un discord entre la catégorie de vérité et le réel des vérités. Disons le
d’une autre façon : la philosophie construit un lieu de pensée où cristallise une unité de temps de ses
conditions, lieu où les vérités sont admises comme compossibles, compossibilisation qui nomme
l’unité de temps de ce lieu, autrement dit vérité nomme cette unité de temps. Les vérités dans
l’effectivité de leur processus infini nomment l’état événementiel des conditions de la philosophie. Or,
après leur tracé post-événementiel en situation, ie leur marque finie localisable dans leur processus
infini, les vérités se retracent dans le lieu propre de la philosophie comme pensée. Il faut donc que la
philosophie reçoive dans son lieu spécifique quelques noms du multiple des vérités. Astreinte à
recevoir dans un régime de compossibilité des noms qui désignent les vérités dans leur version
événementielle, ie effective, cette fonction de réception nominale immerge la philosophie dans une
langue de pensée où travaillent aussi les procédures génériques. La philosophie reçoit de 3 façons
différentes les noms qui se réfèrent au pluriel des vérités. Par l’entremise des noms, 3 liens rapportent
la philosophie aux procédures génériques : le lien nominal, le lien structural, le lien événementiel.

1° le lien nominal, ou le mode nominal ou typique

Les procédures génériques sont présentes dans la philosophie, qui accueille les genres du vrai : art,
science, politique, amour. La philosophie reçoit les noms typiques des vérités ai regard des champs
dans lesquels les vérités procèdent, à savoir :
- le nom poème qui se rattache à l’art
- le nom mathème qui se rattache à la science
- le nom invention qui se rattache à la politique
- le nom de 2, chiffre qui se rattache à l’amour
Ces noms sont reçus dans la philosophie par connexion à la catégorie de vérité. Mais le mode peut être
de connexion (par exemple la musique chez Schopenhauer) ou de disconnexion (par exemple le rejet
de la poésie par Platon). Les protocoles de connexions à la catégorie de vérité sont généralement :
- pour la science : une théorie de la connaissance
- pour l’art : une théorie de l’effet esthétique ou poétique
- pour la politique : une théorie de l’action ou une théorie de la bonne norme de souveraineté de l’Etat
- pour l’amour : une théorie des passions
Mais ces théories ne sont pas des régions de la philosophie, mais la signature dans la philosophie de
l’établissement, de la connexion des noms des genres du vrai ou de la vérité sous un autre nom.

2° le lien structural ou ontologique

Au-delà de la réception des noms typiques, la philosophie reçoit ce qui se noue à la pensée des vérités
ancrées dans la puissance de l’étant. Les instances du nœud à la vérité de la puissance de l’étant sont :
- au lieu de la science : la puissance de la lettre
- au lieu de l’art : la puissance du sensible
- au lieu de la politique : la puissance de l’infini des situations
- au lieu de l’amour : la puissance du 2 comme effraction de l’1.
A travers 4 noms, la philosophie réceptionne ce qui dans ces noms touche et organise la puissance de
la lettre, du sensible, de l’infini, du 2. Mais cette réception n’est pas absolue, sinon la philosophie
totaliserait le pluriel des vérités. Au contraire, la philosophie va construire son lien aux procédures
génériques en s’en délimitant soustractivement par une déliaison organique entre la catégorie de vérité
et le pluriel des vérités ancrées dans la puissance de l’étant. Autrement dit, le lieu de la vérité comme
catégorie propre à la philosophie se délimite au regard des procédures génériques en y soustrayant
pour chacune un point majeur de leur efficacité. Quelque chose de chacune de ces vérités ancrées dans
la puissance de l’étant se laisse appréhender par la philosophie dans un rapport soustractif. Dans la
philosophie, il y a :
- la puissance de la lettre sans le mathème
- la puissance du sensible sans l’effet d’œuvre
- la puissance de l’infini situationnel sans le pouvoir
- la puissance du 2 sans objet

Détaillons :
a) la philosophie use de la puissance de la lettre en élaborant des fictions de savoir organisées
selon un régime de preuves non probantes.
Les « preuves » philosophiques n’ont pas de statut réel, car la philosophie ne les administre qu’en tant
qu’elle réceptionne de la science l’idéal de la preuve. Ce n’est pas pour autant qu’il s’agisse d’une
présentation rhétorique de la preuve non probante, mais bien d’un engagement philosophique au
regard de l’anticipation de la science comme système effectif de démonstrations et de preuves réelles.
En déployant la preuve sans parvenir à prouver, la philosophie atteste et énonce en intériorité à elle-
même, dans sa chair textuelle, qu’elle est sous condition de la science. Tenter la preuve n’est pas une
déclaration nulle, mais une tentative de construction du lieu philosophique sous condition de la
science.
b) la philosophie convoque le thème du sensible que l’art a pour charge de penser
Pour la raison essentielle qu’elle dispose une métaphorique première (rejoignant parfois la disposition
mythique).
Toute grande philosophie s’inaugure d’une métaphorique première qui vient avant la tentative de
preuve non probante. Mais cette métaphorique première ne se propose pas comme pensée oeuvrante :
elle reçoit le sensible dans le déliement de l’effet d’œuvre. La fiction d’art ne se présente pas dans
l’immédiateté d’une sensibilité, mais comme temporalisation, métaphore locale qui ne prétend pas
tisser une œuvre. C’est de l’art sans sensibilité, une imitation non artistique de l’art.
c) la philosophie opère une coupe dans l’essence de la politique :
Elle offre une stratégie de la limite en réception de la puissance de l’étant politique, mais cette
stratégie théorétique n’intervient pas sur l’élément immanent à la transformation pratique des
situations.
La philosophie réceptionne la politique (spécifiquement la question de l’infini des situations) dans la
disposition d’un concept de la limite où résonne le problème de l’infini situationnel. Mais la
République de Platon traite le thème de l’infini des situations dans un concept de la limite sans
prendre en compte l’immanence des situations.
Remarque de Aimé : au Livre VIII de la République, Platon déploie une théorie cyclique de la
dégradation irréversible de tous les régimes politique par passage à la limite du meilleur régime, selon
lui l’aristocratie (gouvernement des meilleurs) à la timarchie (gouvernement des chefs militaires et de
l’honneur guerrier), puis à l’oligarchie (gouvernement des riches : commerce et adoption du cens pour
exercer le pouvoir), supplantée par la démocratie (apparition de l’oligarchie, ie du fossé qui sépare les
riches des pauvres, « bazar de constitutions » et règne de la liberté sans frein) et, enfin, la tyrannie
(triomphe sur les démocrates d’un seul homme : le démagogue à qui le peuple abusé délègue tous les
pouvoirs) où triomphe l’injustice.
d) la philosophie réceptionne l’amour, mais en supprime l’objet
Amour sans objet, la philosophie reçoit de la puissance de l’étant amour une intensification de
l’existence, ie un programme d’intensification par l’intensification elle-même : le 2 se trouve reconduit
dans l’identité du même.
La philosophie reçoit donc les thèmes de la puissance de l’étant sans leurs opérations. Cette réception
thématique construit un lien structural de la philosophie au pluriel des vérités sur un mode ontologique
soustractif, qui dispose un sujet singulier : le philosophe. Il élabore un discours paradoxal fait de
preuves non probantes, de fiction d’art sans œuvre, d’amour sans objet et de théorie de la limite sans
intervention politique.

3° sous la signature évidente (singularité absolue) et évidée (anonymat complet) d’un sujet-
philosophe, la philosophie, en tant que proposition universelle, et sous le signe de l’éternité sans
transcendance, cherche à faire advenir à la pensée l’un du temps des procédures de vérité de son
temps.
Pensée plutôt soustraite qu’abstraite, la philosophie n’énonce pas moins sa singularité absolue dans
l’élément nécessaire d’une proposition universelle, ie sous la forme d’un universel anonymat. Le
paradoxe est le suivant : les philosophies, dont chacun sait qu’elles portent des noms propres (et cela
bien qu’on dise plutôt le cogito cartésien que la philosophie de Descartes, au contraire du théorème de
Thalès), restent cependant dans l’anonymat au sens où le discours philosophique ne s’énonce pas de
quelqu’un, mais énonce soustractivement les thèmes des procédures de vérité qu’il réceptionne, bien
que ça s’énonce en un lieu discursif soustractif (pas d’œuvre, pas de sujet politique, pas d’invention ou
de découverte scientifique), la proposition philosophique est universelle. D’où cette étrange
impression que ressent le lecteur d’un texte philosophique, à savoir ce sentiment que c’est l’Autre,
l’Universel en lui, lecteur, qui parle. Ou encore : c’est signé personne, bien que ce soit de part en part
reconnaissable comme de quelqu’un : Descartes, Kant, Hegel etc… mais d’un auteur anonyme à son
texte. D’où le reproche de paranoïa encouru, et souvent adressé au philosophe, dont le discours
entièrement transitif à l’Autre parlerait comme le symbolique lui-même : il prétendrait dire la vérité
de la vérité. Or, « il n’y a pas d’Autre de l’Autre » dit Lacan. En réalité, il n’y a aucune paranoïa, mais
l’exigence d’une prescription stylistique en réception thématique du pluriel des vérités, autrement dit
la signature évidente et évidée d’un sujet philosophe, qui cherche à penser la compossibilité des
conditions de son discours. Mais le lien structural requis pour penser cette compossibilité indique
qu’elle ne peut pas être le simple redoublement d’une coexistence empirique, qui porterait témoignage
de l’existence des vérités. Penser cette coexistence comme compossibilité des conditions de la
philosophie implique une opération complexe, qui ne relève pas d’une historiographie disparate de la
coexistence temporelle des vérités. Autrement dit, penser la compossibilité temporelle des vérités
transcende l’effet particulier du temps, simple milieu de cette coexistence, et donc quelque chose du
lieu philosophique comme lieu de pensée s’adresse au hors temps, parce que dans le temps il n’y a que
de la coexistence, et le temps de la coexistence ne nous dit rien sur la pensée du compossible, ce qui
signifie que l’éternité est le milieu naturel de la philosophie. D’un bout à l’autre de son histoire,
l’opération philosophique de compossibilisation n’établit son lieu qu’en renonçant à la confiance au
temps ou en luttant contre l’abandon au temps. Comme l’écrit Spinoza, la philosophie ne peut se faire
que sub specie aeternitatis, ie sous le signe ou les espèces de l’éternité, car elle cherche l’unité de
temps des conditions, unité qui ne se laisse pas établir dans le temps.
Il faut à la philosophie :
- une proposition éternelle
- une signature évidente (singularité absolue)
- et évidée (anonymat complet).
Autrement dit : toute philosophie sera absolument datée, car elle cherche à penser son temps, mais son
texte s’avère ressortir de l’éternité, parce que son système de questions à son temps est a-temporel. Ce
qui ne signifie pas qu’il y ait des régions éternelles de l’être, encore moins que l’historicisme ne soit
pas praticable sur le discours philosophique, mais que la philosophie se situe en compromission avec
les données du temps, car elle vise le Même, ie du compossible hors temps, en totale opposition à
l’hétérogène des données temporelles, bref ce qui assigne du temps ce qui n’est pas compossible dans
le temps. La philosophie ne nous est lisible que pour autant que dans sa visée du même elle s’adresse à
l’éternité. Autrement dit, comme opération intellectuelle, la philosophie nous adresse un sens de
l’éternel, le sens philosophique lui-même. La philosophie construit un lieu de pensée qui fonde la
compossibilité des vérités temporellement coexistantes et hétérogènes pensables selon un Même
transtemporel, ou encore, les procédures de vérités sont temporellement coexistantes, mais ce n’est
qu’éternellement qu’elles sont compossibles, ce qui institue la philosophie comme pensée « sous les
espèces de l’éternité ». Le lien structural de la vérité aux vérités est profondément intriqué au temps et
à l’éternité. C’est une même question qui, chez Platon, notre fil conducteur, renvoie au statut
philosophique du mot aie : occurrence de toujours. La philosophie consiste à penser des multiplicités
du point où devient pensable leur aïe, leur toujours, moment où il s’agit de s’adresser à l’existant pour
penser le compossible. Les philosophes sont donc :
République, V, 479 e :
- « ceux qui connaissent sont ceux qui théorisent les étants différentiables (ou pris un par un) tels que
toujours (aïe) ils résident mêmement (ou semblablement) dans leur identité à eux-mêmes » (Badiou en
cours).
- « ceux qui contemplent les choses en soi, telles que toujours elles sont identiquement selon elles-
mêmes » (Badiou, traduction de l’annexe)
- « ceux qui sont spectateurs de chacune de ces réalités isolément, en elle-même, et gardant toujours
identiquement ses relations constitutives […] connaissent » (Robin).
- « ceux qui contemplent les choses en elles-mêmes, dans leur essence immuables, ont des
connaissances et non des opinions » (Baccou).
République, VI, 484 b
- « ceux qui ont puissance de s’emparer de ce dont la disposition est d’être toujours (aïe) mêmement
(semblablement) selon l’identique » (Badiou en cours).
- « ceux qui sont capables de se saisir de ce qui est toujours semblablement selon l’identique »
(Badiou, traduction de l’annexe).
- « ceux qui sont capables d’entrer en contact avec ce qui se comporte toujours identiquement selon
ses relations constitutives » (Robin).
- « ceux qui peuvent atteindre à la connaissance de l’immuable » (Baccou).
Philosopher, c’est donc faire advenir la vérité comme catégorie de pensée au lieu qui enregistre
l’hétérogénéité des vérités selon une réception nommée par le Même. Qu’est-ce alors que le Même du
temps, quand le temps, c’est l’autre, la différenciation comme telle ? Réponse : le Même, c’est ce qui
toujours contient le temps, ie le moment où ce qui se dispose dans le temps est retracé dans
l’orientation du Même, ie dans le toujours du temps.
cf République, VI, 486 a. Le philosophe est celui dont
L’âme toujours doit désirer être plus riche de la plénitude et de la totalité du divin comme de
l’humain. – c’est la vérité même, dit-il. – mais la pensée à laquelle appartiennent magnanimité
et contemplation de la totalité du temps, de la totalité, d’autre part, du réel, crois-tu qu’elle soit
capable de faire bien grand cas de l’existence humaine ? (Robin).
- « Prends garde qu’il n’ait aucune bassesse de sentiments : car la petitesse d’esprit est peut-
être ce qui répugne le plus à une âme qui doit tendre sans cesse à embrasser, dans leur
ensemble et leur totalité, les choses divines et humaines. – rien de plus vrai. – mais crois-tu
qu’un homme doué d’élévation dans la pensée, et à qui il est donné de contempler tous les
temps et tous les êtres, puisse regarder la vie humaine comme quelque chose de grand ? – c’est
impossible, dit-il » (traduction Baccou).
- « l’âme du philosophe tend à embrasser sans cesse l’ensemble et le tout de ce qui est divin
comme de ce qui est humain » « sa contemplation (du philosophe) est du temps en totalité
comme de la substance entière » (Badiou, annexe).
Que fait Platon ? Il désingularise le temps, autrement dit, il opère une dédifférenciation du pouvoir
différenciant du temps en établissant sa théorie du monde des idées immuables ou éternelles comme
une pensée du toujours du temps ou du tout temps. Cette théorie qui, via le néo-platonisme, donnera
un substrat à la philosophie médiévale pour concilier le mystère de l’incarnation et les pouvoirs du
logos, est en fait dans sa figure strictement rationnelle une catégorie propre à la philosophe, que je
propose de nommer l’éternité sans transcendance.
Nous soutiendrons que le pluriel des vérités coexiste dans le temps, mais seules les procédures de ces
vérités temporalisent. Autrement dit : vérités et temps sont intriqués, les vérités ne se produisent pas
dans un élément neutre, qui serait le temps, mais à partir d’un événement, chaque procédure de vérité
fonde une séquence temporelle, ouvre le temps en consécution fidèle à cet événement initial,
imprévisible et indiscernable dans l’état d’une situation où auparavant il ne se passait rien. Il n’y a
donc de temps que des vérités et de leur procédure. Ou encore : le temps ne se laisse penser que pour
autant qu’il avère. Le temps est toujours le temps d’un avérer. Mais la philosophie reçoit les vérités
dans la désingularisation de leur temps, dessaisis de l’avérer de leur procédure, ie selon le toujours de
leur temps. La philosophie traite les vérités dans un lieu qui ne les subsume, ne les garantit, ni ne les
fonde, mais vise dans le temps que les vérités fondent le toujours de ce temps. Telle est la
compossibilité philosophique, à savoir ce qui du temps des vérités, de leur effectuation, va extirper le
toujours du temps ou le tout temps. La philosophie fait réception des vérités, les rend compossibles
non pas selon leur temps, mais selon le toujours de leur temps. Ainsi se trouve pensée l’unité de temps
des procédures génériques, ie l’hétérogène de l’étant donné dans la diversité des vérités, pour
qu’advienne comme temps-un la détermination de l’unité de temps compossible dans la philosophie ;
mais comme cette unité ne se projette pas elle-même dans le temps, la philosophie se rapporte au
temps selon l’éternité, ie qu’elle construit un lieu propre de compossibilité où se trouve pensé ce qui
des vérités procédurières, temporellement coexistantes, hétérogènes, est rapporté dans le toujours de
leur temps, ie dans l’un d’un temps, à savoir l’éternité telle que la philosophie la détermine sous le
prédicat de vérité. L’éternité – catégorie philosophique rationnelle – ne se juxtapose pas au temps, elle
est le temps tel qu’il se laisse saisir par la pensée dans la figure du même. Seules les procédures de
vérité ouvrent le temps selon des régimes de temporalisation hétérogènes, qui instituent un réseau de
temps entrecroisés dans le multiple. Autrement dit, les vérités sont dans le temps l’élément de l’autre.
En revanche, la vérité, catégorie de la philosophie, renvoie au toujours du temps, car elle cherche à
faire advenir au pensable l’un d’un temps. Les vérités altèrent le temps, la vérité identifie le temps
dans un rapport interne du Même (identification) et de l’Autre (altération). La compossibilité
philosophique permet l’identification du temps sous condition de son altération, ie sous condition de
l’effectif des vérités.

4° la catégorie philosophique de vérité en tant qu’éternelle expose à l’éternité l’éclipse


d’événements disparus, seulement retracés par leur nom, autrement dut elle s’expose à la
précarité de nominations, puisque la vérité (l’éternité sans transcendance) se rapporte à l’absolu
événementiel des vérités effectives toujours au suspens de leur nomination.
Les vérités qui s’ancrent dans la puissance de l’étant sont singularisables parce qu’événementielles, ie
au suspens d’une nomination. On appelle nomination ce qui a été affecté au suspens d’un événement.
Une vérité est toujours au suspens de sa nomination. Mais à ce à quoi se rapporte la vérité en tant
qu’éternelle (vérité, catégorie philosophique = éternité) c’est à l’absolu événementiel des singularités
nominales des vérités. La philosophie traite de la dimension irréductiblement singulière des
événements de vérités qui s’éclipsent aussitôt qu’apparus et ne sont retracés que par leur nom. Mais la
philosophie n’est pas la garante des procédures des nominations événementielles. Au contraire, elle
doit faire avec des nominations suspendues, aléatoires. Autrement dit, une fois les événements
éclipsés, la philosophie a affaire aux âpres querelles nominales qui bousculent, traversent les champs
en crise des procédures de vérité, et dont elle reçoit les nominations d’une manière ou d’une autre.
Platon a affaire avec la crise des irrationnels, qui a ruiné le pythagorisme. Comme philosophe, il reçoit
donc les nominations de cette crise, comme « logos alogos ». Quand se produit le suspens d’une
histoire, la philosophie expose à l’éternité la précarité d’une nomination, ou encore, la philosophie
expose à l’éternité l’éclipse de l’événement disparu. Ainsi Nietzsche entreprend d’exposer à l’éternité
la mort de Dieu, mais que signifie cette exposition à l’éternité de la mort de l’Un reconnue par
Nietzsche comme événement singulier ? La philosophie prend le risque et court le risque d’exposer à
l’éternité ce qui n’aura même pas le temps d’advenir dans le temps, ie qu’elle peut exposer à l’éternel
l’éclipse d’un événement qui n’aura même pas été épinglé au temps par une nomination. C’est
l’exposition du rien du temps d’un événement. Dans toute grande philosophie, on repère ce qui est
éternel et ce qui est mort. Les parties mortes des philosophies sont souvent leur système du monde. Ils
deviennent des légendes de l’obstination de l’esprit à vouloir tout éterniser. Par cette exposition en
péril et au péril, la philosophie au moment même où elle fait éternité d’un aléatoire, d’une nomination
précaire, participe à une intensification du nouveau, au risque de produire d’énormes bourdes,
puisqu’elle peut exposer à l’éternité un événement à jamais porté disparu. Malgré tout la philosophie
exalte le temps, et aujourd’hui la philosophie doit sortir de ce sommeil dogmatique qui en l’expose
plus qu’à sa propre perpétuation dans le devenir exténué de son historiographie : elle doit être
productrice d’une intensité de pensée, ie recevoir les noms des vérités modernes dans son lieu soustrait
à l’empiricité événementielle et à l’altération du temps, ie les rapporter à ce qui n’a nul temps dans le
toujours de leur temps éternel. Toute grande philosophie déclare une crise : elle reçoit l’éclipse de
l’événement comme figure de l’intensité, éclipse qu’elle fixe dans l’élément du toujours du temps. La
philosophie est menacée par son propre sommeil dogmatique, mais comme elle n’est pas l’avoir eu
lieu effectif des vérités, elle lutte contre son propre sommeil en accueillant l’événement soustrait de
son altération. Tel est le régime paradoxal de la philosophie qui, ne recevant pas l’intensité des vérités
temporelles, est menacée d’un sommeil dogmatique, d’où le nécessaire maintien de l’intensité de
pensée, ie le maintien du lien de la vérité (de l’éternité) aux vérités temporelles (événementielles).
Concluons : nous avons une triple réception dans le lieu philosophique de la catégorie de vérité : nominale, structurale,
événementielle, au cœur de laquelle jouent temps et éternité. Cette réception est faite de la place d’un sujet philosophique, qui
énonce la singularité comme universelle, sous la signature de l’évidence évidée, dont la norme est l’éternité du même, ie du
toujours du temps. Mais quel est le devenir de ce tracé ? que deviennent les vérités transportées sous le signe éternel prescrit
par l’organisation de la catégorie philosophique de vérité ? Comment les temporalisations viennent marquer l’élément éternel
de la vérité ? Comment les vérités effectives imposent leur empreinte sur la singulière éternité de la vérité ?

12EME COURS

Nous avons achevé un 1er parcours au terme duquel nous avions donné une définition précise de la
philosophie. Je vous la rappelle :
La philosophie est la substitution sous la catégorie de vérité d’un vide repéré selon l’envers
d’une succession et / ou l’au-delà d’une limite. Pour opérer cette substitution, la philosophie
agence la superposition d’une fiction de savoir et d’une fiction d’art. Cette opération est animée
d’un amour sans objet et conclut une stratégie sans enjeu de pouvoir. Cette pensée est prescrite
par des conditions : l’art, la science, la politique et l’amour, et polarisée par un adversaire, le
sophiste. Ce discours est travaillé par une dialectique interne de l’argumentation et de la
déclaration, qui recouvre pour une part fiction de savoir et fiction d’art. Le régime argumentatif
avère la trace générale que la philosophie se situe sous la condition du mathème ou de l’idéal de
la science, en quoi elle se sépare du mythe ou du récit révélé. Le régime déclaratif relève de la
métaphore, il avère la trace générale que la philosophie se situe sous la condition du poème ou
des idéaux de l’art. Dans son essence le poème est d’ailleurs une déclaration dans l’élément du
sensible.
Remarque : les 2 régimes discursifs, argumentatif et déclaratif, se laissent penser aussi bien du côté du
sophiste que du philosophe. Le philosophe ne peut donc pas ne pas rivaliser avec le sophiste rompu à
la flexibilité langagière de la fiction de savoir sans vérité. Le philosophe doit donc captiver et séduire
la jeunesse autant, voire mieux, que le sophiste. Il doit même passer maître dans l’art expert de
l’argumentation. Succession et limite sont les 2 modes de présentation de la catégorie de vérité. Le
régime de l’argumentation est lié à la succession en chaîne du discours philosophique. Le régime de la
déclaration est lié à ce qui est au-delà du successif, ie à la question de la limite. C’est en fait le sens le
plus profond de l’opposition pascalienne entre esprit de géométrie et esprit de finesse, ie entre la
déduction et l’intuition. La déduction concerne en fait le successif, l’intuition la limite. Du côté des
principes déductifs et démonstratifs « si gros qu’il est presque impossible qu’ils échappent » à l’esprit
de géométrie, le raisonnement règne en maître absolu. Mais du côté des principes « si déliés et en si
grand nombre », des « choses si délicates et si nombreuses » de l’esprit de finesse, on ne peut pas
avancer par « progrès de raisonnement », car ce si grand nombre de principes, qui n’est en réalité pas
un grand nombre, mais, dans l’infini, l’infinité des déterminations, demande, pour être conçu, le fait
qu’il faille « tout d’un coup voir la chose d’un seul regard ». Autrement dit, ce qui est susceptible
d’être capté d’un seul regard, c’est le point limite déterminé dans l’infini, et dont on ne peut pas rendre
compte par une chaîne de raisons déduites dans une succession, car « ce serait une chose » impossible,
parce que précisément « infinie à entreprendre ». Les 2 modes de la catégorie philosophique de vérité
sont la succession (esprit de géométrie) et la limite (esprit de finesse). Mais la philosophie est prise
dans le double régime discursif de l’argumentation (succession) et de la déclaration (limite). Or, cette
dialectique qui s’origine dans le régime déclaratoire (métaphore d’où surgit la limite) n’est jamais
complètement recollée, car persiste l’écart originaire entre succession et limite. Par conséquent, vérité
est une des catégories de la philosophie, mais du fait de l’écart qui perdure entre succession et limite, il
n’y a donc pas de vérité de la vérité, pas la vérité philosophique, prétention de toutes les
métaphysiques. Un moment déclaratoire est donc requis par la philosophique, qui déclare le lieu de la
vérité du fait même qu’il n’y ait pas de vérité de la vérité, c’est donc une déclaration constitutive d’un
lieu sans garantie de ce lieu.
Revenons à Platon où cette difficulté se donne dans l’Idée du Bien, liée à la question de la
transcendance.

Chez Platon, l’Idée du Bien ne s’identifie pas à la transcendance de la vérité comme telle, l’Idée du
Bien c’est la donation en limite de la vérité dans sa dimension transcendante. Mais alors, pourquoi ne
connaissons-nous pas suffisamment, pas exactement (ikanos) dit Platon (VI 505) une telle Idée, dont il
nous donne seulement l’image, à défaut du concept ? Autrement dit, pourquoi l’Idée du Bien, à chaque
fois que Platon y revient, et il n’y revient pas souvent, est affectée par l’inconnaissable, l’imprécision,
l’obscurité. Et je vous avais dit que dans l’Antiquité circulait comme expression proverbiale, à chaque
fois qu’on voulait signifier un point obscur, la formule : « c’est comme l’idée du bien de Platon ».
L’idée du bien nomme la vérité en son point limite, mais plus fondamentalement elle signifie que de la
vérité il n’y a pas de vérité, qu’on ne peut pas faire vérité de la vérité. Revenons sur le passage 484 d,
Livre VI. Les philosophes sont : « [ceux] qui ont les yeux fixés sur ce qui est la vérité la plus vraie,
qui se reportent incessamment à ce suprême modèle, qui l’observent avec la plus grande exactitude
possible, sont [capables] pareillement d’instituer dès lors, pour ici bas, les maximes de la conduite
concernant les actions belles, justes, bonnes, selon qu’on aura à, soit instituer de telles maximes, ou
bien à sauvegarder celles qui sont établies » (Robin).
« [ceux] qui tournent leur regard vers le vrai absolu, et après l’avoir contemplé avec la plus grande
attention, s’y rapportent pour établir ici bas les lois du beau, du juste et du bon, s’il est besoin de les
établir, ou veiller à leur sauvegarde, si elles existent déjà » (Baccou).
« ceux qui regardent le suprêmement vrai, et, s’y rapportant toujours et le contemplant avec une
parfaite acuité de vue, sont capables d’établir les lois d’ici bas relatives à ce qui est beau, juste et bon,
ou, si ces l ois sont déjà établies, de les sauver en montant la garde » (Badiou). VI 484 d.
D’une part, le philosophe théorise l’alethestaton, le superlativement vrai. Ce superlatif n’exprime pas
l’idée d’un faire plus vrai que la vérité, ou la vérité de la vérité, mais l’idée d’une intensité maximum,
superlatif de la limite intensive, l’alethestaton exprime le vrai atteint dans sa plus grande intensité.
Mais cette idée ne fait pas retour sur elle-même : l’alethestaton prodigue, au regard de la vérité admise
dans son lieu déclaré, une intensité limite. La catégorie philosophique de vérité est, au regard de son
lieu déclaré, admis, quelque chose comme une altérité intensifiante, car, d’autre part, l’idée du Bien,
qui nomme la vérité en son point limite, est « autre et plus belle que la connaissance et la vérité » (VI,
508 e). Si donc, à la limite, l’Idée du Bien nomme la vérité, cette catégorie dans son placement
philosophique énonce qu’elle n’est pas vérité d’elle-même, le génitif qui engendrerait un point
originaire où les vérités et la vérité seraient prononçables en vérité. Mais la vérité doit être déclarée,
surgir dans la métaphore de l’Idée du Bien, à la fois comme exprimant le Même en plus intense tout en
étant Autre qu’elle-même : elle doit rester inéclaircie d’elle-même, inassignable à la succession
argumentative. Cette soustraction de la catégorie de vérité installe le philosophe dans la position du
discours du maître, dont il ne peut pas et n’a pas à rendre compte à personne, car celui qui porte un
signifiant sans avoir à en rendre compte est un maître. Voyons en quoi Platon n’a pas à rendre compte
de l’Idée du Bien en étudiant un passage qui vient juste après la célèbre allégorie de la Caverne au
Livre VII, que je vous invite à relire. PAGE 126-127 MYTHE CAVERNE TRAD ROBIN

Voici, maintenant, le texte qui nous intéresse et qui vient juste après (517 bc).
« Cette image, mon chez Glaucon, il faut l’appliquer tout entière à ce que nous avons dit
auparavant, en assimilant au séjour dans la prison la région qui se présente à nous par
l’entremise de la vue, et d’autre part, la lumière du feu à l’intérieur de la prison à l’action du
soleil. Puis, en admettant que la montée vers le haut et la contemplation de ce qu’il y a en haut
représentent la route de l’âme pour monter vers le ciel intelligible, tu ne te tromperas pas sur ce
qui est l’objet de mon espérance à moi, puisque tu as envie d’en être instruit. Dieu sait sans
doute s’il y a chance qu’elle soit fondée ! Voilà en tout cas comment se présente l’évidence de
ce qui, à cet égard, est évident pour moi : dans la région du connaissable, tout au bout, la
nature du bien, qu’on a de la peine à voir, mais qui, une fois vue, apparaît au raisonnement
comme étant en définitive la cause universelle de toute rectitude et de toute beauté ; dans le
visible, génératrice de la lumière et du souverain de la lumière, étant elle-même souveraine
dans l’intelligible, dispensatrice de vérité et d’intelligence ; à quoi j’ajouterais qu’il faut l’avoir
vue si l’on veut agir sagement, soit dans la vie privée, soit dans la vie publique ».
Retenons de ce passage les extraits suivants (ici dans la traduction de Léon Robin).
« L’idée du bien est aux extrémités du connaissable / extrêmale dans le connaissable et le voir ne
s’obtient qu’à grand peine » (Badiou).
« Elle est, dans l’intelligible, dispensatrice de la vérité et prodigue de l’intellect » (idem)
« Il est requis que puisse la voir celui qui est destiné à agir sagement, tant en public qu’en privé ».
Dans ce passage, on assiste à l’entrée en scène d’un élément de précarité et d’incertitude affiché de la
part du philosophe qui, tout en assénant l’assertion d’une limite dans la position de la vérité : l’Idée du
Bien, ne parle que sous couvert du désir d’instruction de son disciple, car : « Dieu sait sans doute s’il y
a chance qu’elle soit fondée ! ». Autrement dit, son engagement subjectif se soutient de la demande de
confiance adressée au disciple avide de savoir.
Il se produit une connexion entre une assertion de transcendance et une énonciation à jamais précaire,
car Platon ne peut pas énoncer que la donation en transcendance de l’Idée du Bien comme limite
intensive du vrai existe, en tant que catégorie philosophique de la vérité, en toute certitude, de sorte
que la position extrêmale de cette catégorie advient au moment même où on énonce qu’elle n’est
qu’un signifiant déclaratoire premier. En ce point, le maître peut se faire humble, car « Dieu seul
sait… » et néanmoins, qu’il n’y ait pas de vérité de la vérité fonde sa maîtrise, qui fait corps avec ce
signifiant déclaratoire. La philosophie commence par la fiction d’art, la fiction de savoir est toujours
seconde. Et vous voyez mieux pourquoi le savoir sera une fiction, parce que l’argumentation en
succession se dispose, s’expose sous la déclaration d’une métaphore originaire et originale, à savoir
pour Platon : « l’Idée du Bien est le rejeton du Soleil ». L’argumentation philosophique reste non
probante, ses preuves ne prouvent rien, mais elles sont essentielles pour faire entrer la déclaration dans
la succession et ainsi laisser la déclaration première à sa précarité. Autrement dit : l’argumentation
organise l’oubli d’une déclaration non réflexive. L’écart persistant entre déclaration et argumentation
qui fait qu’il n’y a pas de vérité de la vérité se donne :
- dans une 1ère métaphore oiseuse ou précaire, chez Platon une altérité superlative : l’idée du Bien est
autre que la vérité, même en plus intense.
- un régime argumentatif 2nd, qui déploie les effets constitutifs de la déclaration en organisant l’oubli
de sa précarité. C’est pourquoi Platon ne reviendra pas souvent sur l’Idée de Bien.

Je voudrais terminer ce cours en faisant allusion à un article de Stanley Rosen, philosophe que je ne
connais pas, intitulé Un Futur Antérieur. Rosen en vient, au fil de son article, à conclure que si les
sciences exactes sont à la portée de l’intellect de tous, en revanche, si la philosophie n’est plus que
l’herméneutique (version déconstructive) des grands textes philosophiques, « seul un philosophe peut
comprendre un livre de philosophie », voire, plus grave, il en arrive à la conclusion que la philosophie
« n’est intelligible à personne ».
« si un grand penseur est trop plein de son intention pour comprendre ses pairs, il n’y a pas de
raison de croise qu’il peut se comprendre lui-même. A l’inverse, qui se sensé oserait suggérer
qu’Einstein était incapable de comprendre Newton, tâche à la portée de tout universitaire digne
de ce nom ? En somme, la différence entre philosophie et science exacte (Wissenschaft) semble
être celle-ci : alors que la Wissenschaft est immédiatement, ou très rapidement, intelligibles aux
génies, et finalement aux médiocres, la philosophie, elle, n’est intelligible à personne (étant
déjà posé qu’elle n’est certainement pas intelligible aux non philosophes) ».
Si maintenant, on passe du côté de la philosophie anglo-saxonne, et malgré l’argumentaire logicisé à
l’extrême de ces philosophies, elles ne répondent pas à la question : en quoi consiste l’essence de
l’argumentation proprement philosophique ?
« En dépit de l’importante que les enseignants anglo-saxons accordent à « l’argumentation », je
dois avouer que jamais il ne m’a été donné de voir un philosophe en persuader un autre de
l’intérêt d’une thèse en argumentant. Il est vrai, bien entendu, que les philosophes
« argumentent » entre eux, en ce sens qu’ils réfutent les thèses qu’ils désapprouvent et
substituent leurs propres vues à celles qu’ils rejettent. Mais est-ce ainsi que les grands penseurs
– à savoir ceux qui sont dignes d’être lus par d’autres grands penseurs, ceux qu’on peut
supposer capables de les comprendre – parviennent à élaborer leurs idées ? Il n’y a à ma
connaissance rien qui vienne étayer cette hypothèse. En dépit de l’obsession de notre siècle
pour la logique, on ne s’est que fort peu préoccupé de savoir si un philosophe peut en
persuader un autre d’une question de première grandeur. C’est là la grande faiblesse de la
philosophie analytique : elle ne comprend pas que, dans le cas des grands penseurs, la fonction
de l’argumentation est purement rhétorique ».
Remarquez qu’ici Rosen s’installe dans la position du sophiste : l’argumentation n’est elle-même
qu’une stratégie de langage, alors que je soutiens que l’argumentation retrace dans le discours du
philosophe le fait qu’il soit sous conditions. Elle retrace donc les conditions (science, art, politique,
amour) du discours philosophique. Donc, pour Rosen, le courant herméneutique comme le courant
analytique s’avère nul quant à la question de la philosophie au regard de sa propre histoire. Pour
l’herméneutique moderne, la déconstruction de la métaphysique, ie de la philosophie, conduit à une
inintelligibilité organique. Quant aux anglo-saxons, ils ne comprennent pas qu’aucune preuve
philosophique n’a jamais prouvé quoi que ce soit. Remarquez que ces 2 positions ont en commun le
même historicisme, ie portent le même diagnostic historial, à savoir : il s’est passé en philosophie la
métaphysique et nous serions dans la clôture de la métaphysique, donc dans la fin de la philosophie.
Or, je soutiens que ce montage historial, propre à Heidegger, est faux : il n’y a pas de sens à donner à
l’histoire de la philosophie, car la philosophie propose une pensée au futur antérieur, elle est toujours
ce qui aura été éternisée de son temps. Le futur antérieur est le nom de l’éternité philosophique.
Autrement dit, la finalité du discours philosophique vise le temps, identifie son temps non pas tel qu’il
a l’air d’être, post-moderne par exemple aujourd’hui, mais elle l’observe du point de vue décalé de ce
qui peut en être retenu sous la catégorie d’éternité : elle décale le temps selon le toujours du temps,
comme lieu de réception philosophique du régime événementiel des procédures de vérité.
Pour Rosen, « si le but d’un livre de philosophie est de persuader d’autres philosophes, il y a de
bonnes raisons de penser que c’est impossible. Si la philosophie est déconstruction, ou pensée
du non non-pensé, ou – comme on l’a dit – simple pensée d’un contenu philosophique, la
lecture n’est pas seulement inutile, mais apparemment impossible. Il ne nous resterait plus
alors, pour écrire ou pour lire, que des motifs exotériques. Les philosophes peuvent certes
écrire : pour gagner des disciples ou pour corrompre la jeunesse ». A ceci près qu’il y a 2
façons de corrompre la jeunesse et de gagner des disciples :
- sophistique, par le simple exercice rhétorique agonistique qui vise seulement la victoire quelle
qu’elle soit, et quelle qu’en soit la nature.
- philosophique, dont la visée est de corrompre la jeunesse au sens où le philosophe cherche à
déstabiliser le régime général de la doxa, ie des opinions établies.
« Paradoxal ou non, il est vrai, dans un cas comme dans l’autre, que les philosophes doivent
reconstruire l’histoire afin de montrer que sa déconstruction n’est qu’une illusion d’optique, et
cela à 2 égards : tout d’abord, parce que l’histoire – comprise comme l’époque de la
métaphysique ou du platonisme – n’a jamais existé ; ensuite, parce que la philosophie, à
proprement parler, n’a pas d’histoire. L’histoire, comme l’historicité, est le domaine de l’anti-
philosophie, le plus sérieux des adversaires facétieux de la philosophie. Puisque la philosophie
n’a pas d’histoire, il n’existe aucune différence philosophique entre passé et futur. L’existence
du présente est alors le signe, à défaut d’être une vraie preuve, que le futur est en réalité un
futur antérieur ». Dire qu’en philosophie le passé est aussi le futur antérieur est une autre
manière de dire que c’est du biais de l’éternité philosophique qu’on peut corrompre
philosophiquement la jeunesse.

13EME COURS

Nous avons maintenant bien cadré le double statut de la catégorie philosophique de vérité, qui se
présente dans une double figure :
- dans sa posture déclarative, elle désigne la vérité comme limite
- dans sa posture argumentative, elle est donnée au revers d’une succession
Cet écart constitutif de la présentation de la catégorie philosophique de vérité implique 2 types de mise
en place : argumentative et sublimante. Toute philosophie enchaîne et sublime dans un appariement
contrasté ces 2 opérations. Toute philosophie se présente comme un enchaînement sublime :
l’enchaînement est lié au successif et à la fiction de savoir, la sublimation à la fiction d’art, déclaration
originaire sur laquelle se surimpose la fiction de savoir dans une articulation complexe qui constitue le
lieu de la vérité comme catégorie propre à la philosophie. Nous avons donc déterminé la philosophie
comme un lien singulier de la pensée où s’opère une saisie des vérités, dont le procès de production est
extérieur à ce lieu. C’est donc l’écart entre sa présentation en intervalle comme succession
d’arguments et sa présentation sublimante comme point limite qui avère la singularité de l’opération
absolument spécifique propre à la philosophie : être montée comme une pince qui effectue une saisie.
La philosophie, c’est l’écart en pince du déclaratoire et de l’argumentatif. Dans l’ordre déclaratoire, je
dirais que la catégorie philosophique de vérité est montée comme une pince à 2 lames ouvertes : l’une
sublimante, l’autre argumentative (qui avance des preuves non probantes et place la philosophie sous
l’idéal de la science). Si nous retenons l’image de la vérité en philosophie comme pince, ie de la vérité
philosophique comme catégorie instrumentale, la philosophie doit être apte à saisir la vérité, à savoir :
faire la preuve que le rapport entre la vérité et les vérités est un rapport de pure saisie : que les
branches de la pince de la vérité saisissent le sucre des vérités procédurières. Les vérités sont saisies
dans la pince de la vérité en 3 sens du terme :
- saisie au sens de prise : la pince fait prise des vérités quant à l’éternité. Cette prise est une surprise de
l’éternité dans la temporalisation propre des vérités, dont l’instrument est la catégorie philosophique
de vérité comme pince. Les vérités temporelles d’une époque sont capturées dans la prise de l’éternité
selon le toujours de leur temps.
- saisie au sens de saisie des biens : si les vérités sauvent le temps travaillé du dedans par la capacité
d’une époque à délivrer ses vérités, la philosophie qui compossibilise un temps prend aux vérités
d’une époque leur bien, ou ce qu’elles ont de bien. Autrement dit, de ce que les vérités existent, la
philosophie le profère en les saisissant, ie qu’elle atteste leur être (et il est préférable qu’il y ait des
vérités : des procédures génériques, l’art, l’amour, la science, la politique, plutôt que leur manque) et
leur bien, à savoir le bien de l’humanité en général.
- saisie au sens de saisissement : les vérités trouent le savoir au suspens de leur nomination
événementielle toujours précaire, ce qui fait qu’il n’y a pas d’effet de saisissement direct par les
vérités. Seule la philosophie, qui prend le risque d’exposer les vérités à l’éternité du toujours de leur
temps, organise la saisie des vérités dans sa pince et produit le saisissement du il y a des vérités. La
philosophie ne se confond pas avec les opérations propres aux vérités, mais effectue sa propre
opération de saisie pure dans une situation subjective étonnante. On répète sans cesse le mot de Platon
selon lequel l’étonnement serait à l’origine de l’investigation philosophique, mais en réalité c’est la
philosophie qui produit l’étonnement en tant que tel, à savoir qu’il y ait des vérités, et engage la
production de la pince de la vérité. Ainsi, la triple saisie philosophique revient à faire propagande sur
le point précis qu’en effet ce sont les vérités qui sauvent le temps. Ce sont les vérités effectivement
produites qui sauvent le temps, et la philosophie escorte et fait propagande pour le pluriel des vérités
saisies dans la pince de la vérité à 2 lames, la lame qui sublime et la lame qui enchaîne, dans le filtre
de l’éternité. Ce rapport de saisir n’est ni un rapport de subsomption (les vérités ne constituent pas la
vérité, dont la philosophie serait le concept), ni de fondement ou de garantie : la catégorie
philosophique de vérité ne fonde rien, pas plus qu’elle n’opère comme critère de garantie pour les
vérités. La philosophie, c’est un rapport de pure saisie des vérités dans une pince dont le nom est la
vérité. La vérité est une pince des vérités.

Mais si la vérité est une pincée des vérités, on comprend mieux pourquoi la philosophie a du se
constituer contre la poiesis comme figure de la mimesis. En effet, si l’opération philosophique est une
opération de saisie des vérités, une vérité ne saurait être imitée, ni non plus ne saurait imiter. Une
vérité doit obligatoirement être soustraite à l’imitation pour que la saisie philosophique des vérités ne
s’établisse pas dans un schème imitatif, analogon des vérités imitatives, qui fictionnerait la vérité. 2
régimes peuvent donc régler le rapport entre la vérité philosophique et les vérités effectivement
produites :
- un régime de saisie
- un régime d’imitation
Dans une perspective heideggerienne, Philippe Lacoue-Labarthe (dans l’Imitation des Modernes), en
retrait du platonisme, étudie la mimesis entendue, non pas comme imitatino, mais comme ce qui rend
présent originairement chez les Grecs l’essence du rapport qui lie de façon nécessaire la phusis
(nature) à la technè (savoir faire), ou qui impose la technè à la phusis. Voyons donc comment Platon
établit que la vérité est soustraite à la mimesis, comment la catégorie philosophique de vérité, même
quand elle est métaphorique, ie déclaratoire, opte pour le régime de la saisie. Que la catégorie
philosophique de vérité opère une saisie élucide la polémique platonicienne contre la mimesis. 4
motifs délimitent la saisie de toute configuration imitative.

1° le motif du temps et de l’éternité


La catégorie d’éternité est une catégorie philosophique inéluctable qui s’oppose à la temporalité des
vérités. Le temps est supposé dans toute imitation, car la mimesis est toujours une figure de
l’altération, de l’autre. Donc ce qui se présenterait comme vérité imitative déchoirait dans le temps, en
conformité avec la célèbre définition du temps donnée par Platon dans son dialogue, le Timée, qui
traite de la naissance et de l’organisation du monde par le démiurge, artisan divin qui crée l’univers
vivant éternel. D’où la difficulté suivante : « ainsi donc, la nature de ce vivant se trouvait être
éternelle, et une telle condition, l’adapter en tous points en ce qui est sujet à la naissance n’était
évidemment pas possible, aussi eut-il l’idée de former une sorte d’image mobile de l’éternité, et tandis
qu’il organise le ciel, il forme, d’après l’éternité immuable en son unité, une image à l’éternel
déroulement rythmé par le nombre, et c’est là ce que nous appelons le temps » (Robin, Timée, 37 d).
En revanche, la catégorie philosophique de vérité dans son lien d’essence à l’éternité, ie soumise à
l’épreuve de l’éternité, ne saurait jamais se revêtir dans la figure d’une icône qui la temporaliserait au
regard de l’éternité.

2° il n’y a pas de vérité de la vérité


La vérité ne peut jamais être une reduplication d’elle-même ou une image de soi. Elle ne se laisse pas
redoubler en elle-même, elle est dans un régime d’appartenance à soi sans distance. Ce motif oppose la
saisie à tout principe imitatif.

3° identité de la philosophie ordonnée dans le Même


Revenons à un texte de la République où Platon soutient avec exactitude que ce qui s’expose à
l’imitation est toujours dans la mobilité : « or, ce qui admet cette abondance et ce bariolage
d’imitation, c’est ce qui est enclin à s’irriter, au lieu que ce tempérament raisonnable et qui se
comporte avec calme, en tant que jamais il ne s’écarte de lui-même, n’est, ni bien facile à imiter, ni,
une fois qu’on l’aura imité, aisé à bien comprendre, surtout pour le public des fêtes et pour des
hommes de divers lieux qui sont venus se rassembler au théâtre ! C’est en effet l’imitation d’un état
(pathos) auquel ils sont, je pense, étrangers, qui leur est ainsi présentée ». X, 604 e.
La disposition d’un caractère enclin au calme et au logos, à savoir la disposition subjective du
philosophe, dont l’être comme sujet a pour figure l’identité avec soi-même, ne se laisse pas imiter. Le
principe philosophique est spécialement malaisé à représenter, car il n’y a pas de réseau différentiel du
captage du même, qui ne se laisse pas séparer. Le Même ne sort pas de soi. A supposer qu’on puisse
saisir le même dans un réseau de différences, ie par l’Autre ruiner l’Identique, on ne parviendrait pas à
la transmettre, parce que le pathos ainsi imité resterait à une distance non transmissible de ceux pour
qui on aurait tenté cette imitation : le public du théâtre. Théâtre : lieu de la mimesis par excellence, où
sont captés les écarts dans la mobilité du jeu scénique, qui produit des imitations des éléments les plus
inférieurs de la psychè « faisant des simulacres avec des simulacres, et éloigné du vrai à une distance
énorme » (République, X, 605 c). Public du théâtre pour qui la passion du Même reste une passion
étrangère. Autrement dit, il est difficile de faire entrer le pathos (le sentiment, la passion, le caractère),
ie la subjectivité philosophique sur une scène, car ordonnée au Même, elle ne se laisse pas imiter. Ou
encore, la catégorie philosophique de vérité n’a pas l’imitation comme régime de la transmission :
« le poète imitatif n’a donc, manifestement, pas de propension naturelle à une pareille manière
d’être de l’âme [la manière philosophique], son talent n’a pas trouvé à fixer son goût, pour peu
qu’il veuille se faire un grand nom dans l’opinion des foules. C’est au contraire vers le
tempérament irritable, vers le tempérament bigarré, qu’il se sentira porté, parce que celui-ci se
prête à l’imitation […] Et de la sorte, il y aurait déjà justice de notre part à ne pas lui accorder
d’entrée dans un Etat qui doit être régi par des bonnes lois, car il réveille et il nourrit cet
élément inférieur de notre âme et, en lui donnant de la force, il ruine l’élément capable de
raisonner. Pareil à qui livre à des méchants l’Etat en leur y donnant le pouvoir, tandis qu’il fait
périr les plus gens de bien ; de même, dirons-nous, le poète imitatif installe une mauvaise
constitution dans la propre âme de chacun de nous par sa complaisance envers ce que celle-ci a
de déraisonnable et qui ne sait reconnaître, ni ce qui est plus grand, ni ce qui est plus petit,
mais tient les mêmes choses tantôt pour grandes, tantôt pour petites : faisant des simulacres
avec des simulacres, et éloigné du vrai à une distance énorme » X, 605 abc. Traduction Robin.
Traduction Baccou : « qui ne produit que des fantômes et se trouve à une distance infinie du vrai ».

Note de Robin : à une distance de 3 degrés (Rép 599 a) puisque l’image du poète est l’image d’une
image du réel. Le poète tragique représente des éléments de l’âme éloignés de toute mesure : « Donc,
cette fonction de l’âme, qui juge indépendamment de toute mesure, ne peut être identique à celle qui
juge selon les mesures. – non, en effet. – mais, en vérité, la fonction qui met sa confiance dans la
mesure et le calcul est ce qu’il y a de meilleur dans l’âme ? – sans conteste ! » (X, 603 a).

Il ne produit que des simulacres avec des simulacres, des fantômes, ie du non-être.

4° les vérités sont soustraites à la mimesis


Intrinsèquement indiscernables parce qu’elles font trou dans le savoir établi ou encyclopédique d’une
époque, les vérités ne sont que pour autant qu’elles auront été au suspens de leur nomination
événementielle toujours précaire. Elles ne sont donc ni exposées, ni exposables à la mimesis, pas
prisonnières du rapport du même et de l’autre. Par conséquent, leur pure saisie philosophique ne
saurait être élaborée dans un schème imitatif, parce que les vérités hétérogènes auront été
compossibles comme une pincée de vérités, ie prises par la pince philosophique dont le nom est la
vérité, et selon le mode du futur antérieur, mode philosophique de l’éternité, puisque l’opération de
pure saisie philosophique expose à l’éternité l’éclipse de l’événement disparu, autrement dit, expose à
l’éternité la précarité d’une nomination, et risque d’éterniser le rien du temps d’un événement.
Et la philosophie est en péril quand la catégorie de vérité qu’elle met en place déchoit de son opération
de pure saisie dans telle ou telle figure de l’imitation et devient du semblant.
- les rapports philosophiques de fondement, de garantie ou de constitution sont en réalité des formes
de l’imitation, qu se dérobent à la fonction philosophique véritable de pure saisie et retombent dans les
rapports du Même et de l’Autre, ie dans des réseaux de différences.
- car il faut bien comprendre que l’éternité philosophique est au service de conditions qui sont hors
d’elle : les procédures générique des vérités. Autrement dit, la pincée des vérités s’avère une opération
décevante, car elle fait propagande pour des vérités effectives produites en extériorité du régime du
discours philosophique. Aussi l’activité philosophique est infinie, car elle doit sans cesse refondre la
pince de la vérité, ie renouveler les instances de la sublimation et de l’enchaînement.
- ce n’est donc pas la philosophie qui sauve l’époque, mais les vérités effectivement produites dans
cette époque.
- pourtant, la philosophie court toujours le risque ou le péril à prétendre que c’est elle au moment
même où sa pince est prête à saisir la pincée des vérités de l’époque. Autrement dit, le philosophe a
toujours la tentation de faire jouer à la catégorie philosophique de vérité le rôle de vérité absolue. Ce
désir, difficilement répressible, faisant fonctionner cette catégorie en lieu et place des vérités, réduit la
philosophie à n’être plus qu’un tenant lieu, soit : une mimétique éternelle de l’événement. Dans ce cas,
la philosophie cède à une figure de l’imitation, qui transforme la singularité de son lieu en un pur et
simple simulacre, ie en un semblant de vérité. En fin de compte, la philosophie ne serait plus qu’une
projection mimétique de l’événement, une projection du semblable dans la singularité du lieu
philosophique comme tel.
- et puisque Platon nous sert de fil conducteur, ce simulacre auquel s’expose la philosophie peut
s’énoncer ainsi : sur quoi Platon lui-même en vient-il à céder à l’extrême fin de son œuvre dans le
Timée (cosmogonie platonicienne) et les Lois (dialogue qui effectue un retour à la République) ?

On appellera désastre philosophique le nœud symptômal de ces 3 effets : l’extase, le sacré et la terreur.
1° l’extase du lieu

Quand il y a perte de la compossibilisation des vérités hétérogènes, la philosophie se transmue en


proposition totalisante sur le salut du temps. Autrement dit, enchaînement et sublimation constituent le
lieu unique d’un enchaînement sublime de la vérité, et les vérités sont au mieux des imitations de la
vérité. L’écart de la pince de la vérité, au lieu d’être l’opération d’une saisie pure, devient
l’espacement d’un lieu unique. Comme le lieu de la vérité est unique, et qu’il y a identification de la
vérité à ce lieu, il va falloir, pour y accéder, être initié à ce lieu : la métaphorique de l’accès initiatique
à ce lieu le révèle dans son éblouissante clarté. Dans cette figure d’accès au lieu unique par la voie de
l’initiation, on parvient à une illumination locale, autrement dit, à une nécessaire extase du lieu. On
nommera extase cette figure qui identifie la vérité à l’identité de son lieu. Déjà, la République se
termine par le mythe d’Er, et Platon ordonne la vérité concernant les âmes justes et les âmes injustes à
un principe extatique réglé par une métaphorique du lieu.

Eh bien ! repris-je, elles [les récompenses de l’homme juste durant sa vie terrestre] ne sont
rien, sache le, ni pour le nombre ni pour la grandeur, en comparaison de celles qui, après leur
mort, attendent chacun de nos 2 hommes. Or, il faut avoir entendu ce qui en est d’elles, pour
donner le droit à chacun d’eux de recevoir intégralement ce qu’en vertu de notre débat il lui est
dû d’entendre ! – tu peux parler, fit-il, avec la certitude qu’il n’y a pas bcp d’autres choses que
j’aurais plus de plaisir à entendre !
La vérité est pourtant, repris-je, que je ne vais pas, non, te débiter, à toi, un « récit à Alcinoos »
[Alcinoos habite un pays mythique dans l’Odyssée. C’est le roi mythique d’un récit mythique. A
la différence de Homère, le mythe d’Er est un bon mythe selon Platon, ie un mythe ayant valeur
didactique], mais bien celui d’un vaillant [Er est vaillant : jeu de mot intraduisible sur alcimos,
vaillant, et Alcinoos), Er, fils d’Arménios, Pamphylien de nation, il trouva un jour la mort dans
un combat et, comme 10 jours plus tard on relevait les morts déjà en décomposition, on le
releva, lui, bien conservé ; transporté chez lui pour les funérailles, le 12ème jour, placé sur le
bûcher, il ressuscita et après sa résurrection il raconta ce que là bas il avait vu.
« Aussitôt sortie de lui, son âme, disait-il, s’était mise en route avec quantité d’autres, et elles
étaient parvenues en un lieu extraordinaire où la terre avait 2 ouvertures contigües entre elles,
et le ciel, de son côté, 2 autres, qui en haut leur faisait face. Dans l’espace compris entre ces 4
ouvertures siégeaient des juges qui, leur jugement rendu, commandaient aux justes de prendre
la route de droite, celle qui monte et traverse le ciel, leur ayant, par-devant, attaché l’indication
des actes qui avaient fait l’objet du jugement ; aux injustes de prendre la route de gauche, celle
qui descend, portant, ceux-là aussi, mais par derrière, l’indication de tout ce qu’ils ont fait.
Quand lui-même il s’avança, ils lui dirent qu’il était destiné à être pour les hommes un
messager des choses de là bas, et ils lui recommandèrent d’écouter et de bien regarder tout ce
dont ce lieu serait le théâtre. Alors, d’un côté, il vit, contre chacune des 2 ouvertures du ciel
comme de la terre, les âmes qui s’en allaient après le prononcé du jugement les concernant,
tandis que, contre les 2 autres ouvertures, d’une part il voyait monter, sortant de la terre, des
âmes toutes pleines de saleté, de poussière, d’autre part, descendre au sortir du ciel, d’autres
âmes, toutes pures. De plus, les âmes qui incessamment arrivaient en ce lieu, y venaient
manifestement à la suite d’une sorte de long voyage ; et c’était une joie pour elles de s’en aller
dans la prairie, d’y poser, si l’on peut dire, leur tente comme aux Assemblées, de s’y
mutuellement congratuler toutes les fois qu’elles se connaissaient, de s’enquérir, celles qui
venaient de la terre, auprès des autres, sur les choses de leur lointain séjour, et celles qui
venaient du ciel, sur les choses de chez les premières ; elles se faisaient mutuellement des récits,
les unes avec des plaintes, avec des larmes, au souvenir de toutes les abominations qu’elles
avaient endurées et vues au cours de leur voyage sous terre (c’est un voyage de 1000 ans !) ; et,
de leur côté, celles qui venaient du ciel racontaient l’inconcevable beauté de leurs béatitudes et
de leur contemplations ».

Après leur pérégrination, les âmes arrivent en un lieu de lumière pure et illuminante, lieu d’extase où
la vérité du juste est identifiée à l’en soi éblouissant de la pure luminosité, là où s’assure que la vérité
est identique à son lieu.
Lorsque la philosophie dispose un lieu unique de compossibilité du multiple irréductible de ses
conditions – l’art, l’amour, la science, la politique – autrement dit, abolit l’autonomie de
l’hétérogénéité des procédures de vérité en les suturant dans l’unicité d’un lieu, elle cède sur l’ordre
propre de ses conditions, ie à la tentation de l’extase. Le lieu unique implique l’extase du lieu.

2° le sacré du nom

si la vérité s’identifie à un lieu unique, alors il y a la vérité absolue, qui s’accompagne toujours d’un
nom unique, et c’est l’effet de sacré. Platon cède sur la multiplicité des noms des vérités plurielles (art,
science, amour, politique), les vérités ne temporalisent plus leur époque, mais deviennent identiques
mimétiquement à la vérité. Ou encore : la catégorie philosophique de vérité est projetée sur le
disparate des noms et cette projection de la dimension philosophique de l’éternité fait qu’il n’y a plus
qu’un seul lieu pourvu d’un seul nom. Cette opération de sacralisation est inéluctable dès lors que la
multiplicité des noms des procédures génériques (des vérités) se trouve investie par un maître mot, qui
chez Platon est l’idée du Bien, à savoir le nom qui saisit dans son unicité la vérité comme telle. L’idée
du Bien remplit donc 3 fonctions contrastées dans le platonisme :
- le bien désigne la limite comme telle, et interrompt la succession. Figure non successive de la vérité
comme ponctualité limite, l’idée du bien joue comme point limite de toute philosophie.
- plus fondamentalement, l’idée du bien fictionne un point d’arrêt, ie un point de transcendance qui
indique qu’une catégorie ne se laisse plus réfléchir en elle-même, autrement dit qu’il n’y a pas de
vérité de la vérité, pas de méta-vérité.
- néanmoins, il se pourrait qu’il n’y ait qu’un seul nom pour tous les noms possibles des vérités : l’idée
de Bien. Moment où le platonisme bascule dans la métaphysique :
République VI, 509 b : « [l’idée du Bien] prodigue aux connaissables le fait d’être connus,
mais aussi l’être (to einai) et la substance (ten ousian), quoiqu’elle ne soit pas une substance,
mais se tienne au-delà de la substance qu’elle surpasse en prestige en en puissance »
(traduction Badiou)

« Avoue donc que ce qui répand la lumière de la vérité sur les objets de la connaissance et
confère au sujet qui connaît le pouvoir de connaître, c’est l’idée du bien, puisqu’elle est le
principe de la science et de la vérité, tu peux la concevoir comme objet de connaissance, mais si
belles que soient ces 2 choses, la science et la vérité, tu ne te tromperas point en pensant que
l’idée de bien en est distincte et les surpasse en beauté ; comme, dans le monde visible, on a
raison de penser que la lumière et la vue sont semblables au soleil, mais tort de croire qu’elles
sont le soleil, de même, dans le monde intelligible, il est juste de penser que la science et la
vérité sont l’une et l’autre semblables au bien, mais faux de croire que l’une ou l’autre soit le
bien ; la nature du bien doit être regardée comme bcp plus précieuse.
Sa beauté, d’après toi, est au-dessus de toute expression s’il produit la science et la vérité et s’il
est encore plus beau qu’elles. Assurément, tu ne le fais pas consister dans le plaisir.
Ne blasphème pas, repris-je, mais considère plutôt son image de cette manière.
Comment ?
Tu avoueras, je pense, que le soleil donne aux choses visibles non seulement le pouvoir d’être
vues, mais encore la génération, l’accroissement et la nourriture, sans être lui-même
génération.
Comment le serait-il, en effet ?
Avoue aussi que les choses intelligibles ne tiennent pas seulement du bien leur intelligibilité,
mais tiennent encore de lui leur être et leur essence, quoique le bien ne soit point l’essence,
mais fort au-dessus de cette dernière en dignité et en puissance »1[1].

1[1]
Note : de même que le soleil n’est pas la génération, puisqu’il en est la source, le bien n’est pas l’essence,
puisqu’il en est le principe. Ce qui donne est, en effet, autre que la chose donnée, et supérieur à elle « en dignité
et en puissance ». on pourrait dire que le mot essence désigne ici la participation à l’être pur, ie au principe causa
sui. Comp. La subtile distinction qu’établit A. Fouillée entre l’ousia et l’einai (la Philosophie de Platon, tome II
p.105 sq). le mot être pris dans son sens général ou dans son sens exact est impropre à désigner la réalité des
idées. Quelle est donc l’expression qui désignera le mieux cette réalité ? « ce sera celle qui exprime non pas
Si les connaissables ne tenaient du Bien que leur appartenance au connaître, Platon s’en tiendrait au 2
premières fonctions, ie à l’idée du bien comme point limite. Mais, en réalité, c’est de l’idée du bien
que les connaissables tirent leur être et leur essence. Dès lors, l’entrée en vérité n’est rien d’autre que
l’entrée mimétique du il y a des vérités sous l’unicité nominale de la vérité, ie de l’idée du bien, nom
qui sacralise la vérité-une. Ainsi le nom sacré bloque la disposition en pince de la pure saisie des
vérités par la catégorie philosophique de vérité. Et, chez Platon, le Timée, dialogue qui traite de la
cosmogonie, accentue cette fonction sacrale. Le dialogue se termine ainsi : « Et voilà cette fois la fin
(telos : fin au sens de but) de notre discours sur l’Univers. Nous pouvons nous dire maintenant
arrivés. Mortels et immortels, les vivants ont été reçus en lui, et à son plein achèvement le monde où
nous sommes est parvenu ainsi : vivant visible où ceux qui sont visibles sont enveloppés, image de
celui qui est intelligible, Dieu accessible aux sens ; le plus grand, le plus excellent, le plus beau et le
plus parfait, il est né unique, unique en son genre qu’il est ». (Robin).
Dans ce texte conclusif du Timée, Platon indique que le but de son discours est atteint et qu’il porte
sur le Tout ; totalisation du discours (logos) et de son objet (cosmos), sur quoi Platon enchaîne :
« image (ikonès) du dieu intelligible ». Nous avons une corrélation entre un nom sacré, Dieu (theos) et
une imitation (mimesis) ; un rapport de modélisation imitative à participation unique, même in
concreto : le signifiant theos saturé de superlatifs (le plus grand, le plus beau, le plus excellent, le plus
parfait) fabrique une image unique, le cosmos vivant et éternel, du lieu de l’intelligible (nous) où il
séjourne. Theos est ce signifiant unique sacralisé dans son ambivalence imitative et dans son unicité,
qui fait qu’il y a de l’Un : « un seul cosmos unique en sa genèse » (Badiou). En philosophie,
l’insistance sur l’un découle du caractère unique du nom sacré et constitue la 2ème figure de la tentation
désastreuse.

3° la terreur du simulacre du vide, ou pour un concept rationnel de la catégorie de mal

En revanche, s’il n’y a pas d’achèvement de l’opération de prise des vérités par la pince philosophique
de la vérité, donc que les vérités ne sont pas totalisables, ne font jamais tout, c’est que le corrélat
philosophique des vérités c’est le vide. C’est l’espacement vide entre les 2 bords de la pince qui
constitue la pince comme catégorie philosophique de la vérité, laquelle fait procéder cet écart vide et
prononce l’éternité des vérités de l’époque. Autrement dit, point capital, le vide tel que référable à la
vérité a été construit comme la catégorie philosophique de l’être en tant qu’être, ce qui signifie que la
vérité est en suspens de tout réel, parce que le vide comme point de suture à l’être en tant qu’être n’est
jamais qu’une figure du réel. Au contraire, si la vérité n’est pas la pincée des vérités temporelles, mais
est d’être ce qui procède sous l’unicité d’un nom sacré, le vide semble être réellement l’être de tout ce
qui est, car si la catégorie de vérité indique une production de vérités, le vide propre de cette catégorie
se présente comme s’il faisait situation, ie qu’il se dispose comme présence. Cet effet intra-
philosophique résulte de ce que les vérités ont été mises sur le même plan que la vérité. Ce léger bougé
apparent entraîne l’advenue en présence du vide de la catégorie philosophique de vérité, ie la
transformation du vide en vide de ce vide. Mais, en fait, il n’y a pas de vide de ce vide, puisque le vide
n’est jamais une figure du réel. Il y a seulement le vis-à-vis vide de la catégorie philosophique
(opération de compossibilisation ou de pure saisie des vérités), ie un simulacre du vide. A partir du

l’existence en général, mais l’existence déterminée et douée de qualités positives, différentielles et essentielles :
c’est l’essence, ousia. Tout ce qui a existence a essence par sa participation aux Idées, qui sont les essences
mêmes. Le terme d’essence ne désignera donc pas pour nous l’existence abstraite, mais la réalité de l’Idée ». Et
plus loin : « L’essence… est qch d’intermédiaire entre l’être indéterminé et l’être absolument déterminé. Ce
dernier est bien supérieur à l’essence, mais non à l’existence, car il est au contraire dans l’acception la plus
absolue de ce terme ». Aussi, dans le passage en question de la République, Platon ne dit pas que le Bien soit
supérieur à l’être. Dans la phrase précédente, en parlant des Idées, il avait rapproché les 2 mots d’être et essence ;
mais, en parlant de l’Idée suprême, il ne retire que le 2nd terme, comme impliquant encore quelque imperfection.
Le 1er seul lui reste dans toute sa simplicité, et aussi dans sa compréhension infinie.
Autre note : J. Adam résume dans le tableau suivant les correspondances établies entre le soleil et l’idée du bien.
Soleil = idée du bien, lumière = vérité, objets de la vue (couleurs) = objets de la connaissance (idées), sujet
voyant = sujet connaissant, organe de la vue (œil) = organe de la connaissance, faculté de la vue (oxis) = faculté
de la raison (nous), exercice de la vue = exercice de la raison, aptitude à voir = aptitude à connaître.
moment où la philosophie s’auto-centre comme lieu de la vérité, ie s’institue situation des situations
pour la pensée, elle prétend détenir la pensée du tout (de toutes les pensées), mais alors elle produit un
simulacre du vide, à savoir que quelque chose qui ne doit pas être, mais qui pourtant est, doit être
anéanti. En d’autres termes, l’activité philosophique consiste alors en un repérage de ce qui doit choir
de l’être pour que la pensée soit le lieu où se totalise par la pensée toutes les pensées, mais il faut dès
lors que la philosophie assume que son vide, non plus comme point de suture à l’être infigurable, mais
comme son simulacre, soit bel et bien le vide de l’être, ie exhibe comme n’étant pas, comme vide,
quelque chose qui cependant est. Tel est le montage d’un simulacre du vide, qui produit une fonction
anéantissante ou un effet de terreur. C’est ainsi qu’au Livre X des Lois, qui traite de l’impiété, se pose
le problème de l’athéisme. Les athées ne devraient pas exister, mais pourtant ils existent. Par
conséquent, là où se tiennent ces matérialistes pervers que sont les atomistes, il va falloir montrer un
simulacre du vide qui fasse le vide au lieu même de l’être.

Ath : il y a, je pense, des gens qui prétendent que tout ce qui se produit, s’est produit ou se
produira, le doit, tantôt à la nature, tantôt à l’art, tantôt au hasard […]
Ce qu’il y a dans les choses de plus important et de plus beau est, à ce qu’il semble, disent-ils,
l’œuvre de la nature et du hasard ; ce qu’il y a de moins important, l’œuvre de l’art : de la
nature celui-ci reçoit, tout fait, ce qui est l’ouvrage de celle-là : une création essentielle et
primordiale ; il façonne et met en œuvre tout ce qui est de moindre importance, ce que
justement nous appelons des choses « artificielles » […]
Feu, eau, air, terre, tout cela, disent-ils, existe en vertu de la nature et du hasard, et rien de tout
cela en vertu de l’art. quant à ce corps qui, cette fois et postérieurement aux précédents, se
rapporte soit à la terre, soit au soleil, soit à la lune, soit aux astres, son existence est due à ces
autres corps, lesquels sont absolument dépourvus d’âme. Mais, entraînés au hasard, chacun
séparément, par l’action que constitue la propriété de chacun d’eux séparément ; s’ajustant,
selon leurs rencontres, de quelque façon appropriée, ce qui est chaud avec ce qui est froid, ce
qui est sec contre ce qui est humide, ce qui est mou contre ce qui est dur, bref tout ce qui a pu,
en csq d’une nécessité, se combiner à l’aventure en une combinaison de contraires, c’est de
cette façon et selon ce procédé que cela a de la sorte engendré le ciel tout entier avec tout ce
qu’il y a dans le ciel, ainsi que, à son tour, tout l’ensemble des animaux et des plantes, une fois
que de ces causes eurent résulté toutes les saisons ; non point cependant, disent-ils, grâce à une
intelligence, ni non plus grâce à l’art,mais, comme nous le disons, par le double effet de la
nature et du hasard […].
Quant à ceux des arts qui, on le voit bien « engendrent » quelque chose et même quelque chose
de sérieux, ce sont tous ceux-là qui mettent en commun avec la nature la même action
génératrice : par exemple, cette fois, la médecine, l’agriculture, la gymnastique et, cela va de
soi, l’art politique aussi, qui, d’après eux, n’unit que pour une petite part son action à celle de
la nature, mais relève principalement de l’art ; en sorte, d’autre part, que la législation
également, elle dont les décisions ne constituent pas une vraie réalité, appartient tout à fait, non
point à la nature, mais à l’art.
Clinias : que veux-tu dire par là ?
L’Athénien : que pour commencer, à entendre ces gens là, les dieux, mon bienheureux ami,
existent par la vertu de l’art, non point par nature mais par l’effet de certaines lois ; que, de
plus, ces dieux sont autres ici, autres là, et tels que chaque peuple, d’un commun consentement,
a législativement décrété qu’ils doivent être ; que ce qui est beau par nature est d’une certaine
espèce, tandis que ce qui l’est en vertu de la loi est autre chose, et que dès lors les choses justes,
bien loin de l’être aucunement par nature, ces choses-là, les hommes passent au contraire leur
vie à en disputer entre eux et à les changer incessamment. Que d’autre part, quels que soient
l’espèce et le moment des changements opérés par eux, chacun de ces changements, qui s’est
effectué artificiellement et par des lois, non point certes par aucune opération naturelle, est, de
ce jour, investi d’une autorité souveraine ! Voilà au total, mes chers amis, les vues de
personnages qui, dans l’esprit d’hommes jeunes, sont de savantes gens : de vulgaires
prosateurs aussi bien que des poètes, qui leur exposent que tout ce qu’il a de plus juste, c’est de
triompher, s’il y a lieu, par la violence ; voilà quelle est l’origine de ces impiétés qui fondent
comme une peste sur l’esprit de la jeunesse, en lui faisant croire qu’il n’y a point de dieux de la
nature de ceux à l’existence desquels la loi prescrit que l’on doit croire ; l’origine aussi des
dissensions qui sont l’œuvre d’hommes par lesquels, pour cette raison, la jeunesse est entraînée
vers ce qu’ils appellent la droite existence selon la nature : existence qui consiste
authentiquement à vivre en dominant les autres, au lieu de vivre en se faisant l’esclave légal
d’autrui ».

Les atomistes sont les ennemis irréductibles du platonisme.


Pour les atomistes, les concepts centraux sont nature (phusis), art (techne) et hasard (tuchè).
Pour le platonisme, ____________________ lieu intelligible (topos noetos), démiurge créateur
(theos).
Pour les atomistes, le monde est l’effet de la nature et du hasard. Les lois ne relèvent pas de la nature,
mais soumises aux aléas de l’art politique, donc toujours changeantes. De même pour les dieux divers
selon les pays. Les matérialistes « vulgaires prosateurs aussi bien que poètes » incitent à la violence, à
la rébellion (stasis), ie à régler la vie selon la nature (phusis), ie selon la loi du plus fort. Il y a une
corrélation entre phusis et stasis.
Pour le platonisme, il existe des dieux selon la nature auxquels il faut croire selon la loi qui règle la
religion de la cité. Il y a une corrélation entre theos et nomos.
Il va donc falloir anéantir la corrélation entre phusis et stasis au nom de l’unicité sacrale de la religion
étatique et mettre hors jeu, hors lieu, ce qu’il y a de plénitude insupportable dans la jeunesse. D’où
l’effet de terreur produit :
- obligation de jugement : les pieux et les impies
- obligation de délation par les « bons » citoyens
- l’athée moyen sera condamné à 5 ans de maison de correction sise au lieu où se réunit le conseil
nocturne, organe central, « brain trust » de l’Etat, qui lui expliquera que là où il se tient, il n’y a rien.
- l’athée récidiviste sera condamné à mort.

L’athénien : après ce préambule, viendrait à bon droit maintenant un propos qui serait de
nature à servir de truchement à nos lois : avertissement général préalable, s’adressant à tous
les impies, d’avoir à se détacher des façons de vivre qui sont les leurs, pour se porter vers celles
qui caractérisent la piété. Quant à ceux qui n’obéiraient pas à cet avertissement, voici quelle
doit être, en ce qui les concerne, la loi sur l’impiété : dans le cas où quelqu’un, soit en paroles,
soit en actions, commet une impiété, quiconque se sera trouvé en être témoin devra prendre la
défense de la loi, en signalant le fait aux magistrats ; ceux des magistrats qui auront été
informés les premiers devront déférer le coupable au tribunal pour juger en ces matières
conformément aux lois ; quand, d’autre part, un magistrat manque de le faire une fois qu’il a
entendu la dénonciation, c’est lui qui devra alors devenir passible d’une accusation d’impiété
de la part de qui voudra, dans l’intérêt des lois, demander qu’il soit puni ; dans le cas de
culpabilité reconnue, le tribunal devra fixer telle pénalité particulière qui corresponde à telle
forme d’impiété, chacune à chacune. Or, l’emprisonnement devra être la peine infligée dans
tous les cas ; mais, d’autre part, comme il y a dans la cité 3 prisons, la première commune à la
majorité des condamnés, aux alentours de la grand-place, en vue d’assurer aux personnes la
sécurité générale ; une seconde au voisinage du lieu de réunion des membres du conseil
nocturne et qu’on appelle « la maison de Résipiscence » ; une troisième enfin au milieu de la
contrée, là même où se trouve un endroit désert le plus sauvage possible et dont le nom évoque
l’idée que c’est le lieu du châtiment.
Une fois donc que ces distinctions auront été ainsi faites, le juge compétent devra, en vertu de la
loi, mettre ceux qui en sont venus là, par l’effet de leur déraison sans qu’il y ait cependant
perversité de leurs sentiments ou de leur moralité, dans la maison de Résipiscence, pour une
durée qui ne peut être inférieure à 5 ans. Or, pendant ce temps, aucun citoyen ne pourra avoir
de relations avec eux, hormis les membres du conseil nocturne, dont les rapports avec eux
auront pour but de les admonester autant que de pourvoir au salut de leur âme. Lorsque sera
révolue la durée de l’emprisonnement, tel de ces hommes, dont on jugera qu’il est revenu au
bon sens, devra alors être admis à vivre dans la société des gens de bon sens ; dans le cas
contraire et s’il est une fois de plus condamné sous un semblable chef d’inculpation, la peine
devra être la mort. Quant à tous ceux qui, en outre de leur incrédulité à l’égard de l’existence
des dieux, de leur providence, de l’inflexibilité de leur justice, se seront par surcroît ravalés au
niveau d’une bête de proie ; qui, d’autre part, avec le mépris qu’ils ont pour l’humanité,
enjôlent un grand nombre de vivants, tandis que, par ailleurs, ils se prétendent capables
d’évoquer les âmes des défunts ; qui promettent de convaincre les dieux avec la pensée que, par
des sacrifices, des prières, par des incantations, ils les ensorcellent ; qui, en vue de s’enrichir,
tentent de saper, jusqu’au plus profond d’eux-mêmes, aussi bien les individus que l’intégralité
d’une famille ou d’une cité ; eh bien, que, si l’un de ceux-là a été reconnu coupable, la peine
fixée sur lui par le tribunal conformément à la loi soit son internement dans la prison qui est
située au milieu du territoire, avec défense à tout homme libre de jamais l’approcher, ne
recevant des geôliers d’autres nourriture que celle qu’on prescrite les gardiens des lois ! puis,
quand il sera mort, son cadavre devra être rejeté, sans sépulture, hors des frontières. Dans le
cas où un homme se mêlerait de l’ensevelir, qu’il soit, de la part de qui voudra, passible de
poursuite pour crime d’impiété ; d’autre part, s’il laisse des enfants destinés à être citoyens de
l’Etat, les magistrats chargés de la tutelle des orphelins devront exercer sur eux, comme s’ils
étaient orphelins, une tutelle qui ne le cédera en rien à celle qu’ils exercent sur les autres
orphelins, et à compter du jour où le père aura été condamné en justice » (Lois, X, 907-909)

- l’athée militant sera condamné à vie dans la prison centrale, interdit de visite, seuls les esclaves lui
apporteront de la nourriture, et, une fois mort, son corps sera jeté hors des bornes de la cité.
Ainsi, l’effet de terreur n’est pas une métaphore, mais un programme policier. On passe du simulacre
du vide dans le discours à l’inscription terroriste dans le corps de celui qui n’a pas compris que la
vérité n’a qu’un seul nom. Platon cède sur le point suivant, à savoir que la vérité comme catégorie
philosophique ne produit pas de vérité en tant que procédure. Platon ne respectant plus la catégorie
philosophique de vérité comme pure saisie fait advenir la catégorie de mal absolu, affectée à la
production négative du vide (point de suture à l’être infigurable), ie un simulacre. Quelque chose
d’effectivement présente (les athées) fonctionne comme simulacre du vide, ie va être pensé comme ne
devant pas être et proposé à l’anéantissement. Une loi de mort accompagne inéluctablement tout
simulacre du vide, effet inéluctable de la tension de l’advenue en présence du vide de la catégorie
philosophique de vérité. Car si la vérité est (alors qu’elle n’est pas, il n’y a que les vérités qui sauvent
l’époque), il est requis qu’il y ait un simulacre du vide, qui lui, est vraiment, et qui ne doit pas être, ie
doit être anéanti. L’effet produit est un effet de terreur. Et nous produisons ainsi un concept rationnel
de la catégorie de mal. L’unicité du lieu qui produit un effet d’extase a toujours été présent dans
l’œuvre de Platon : c’est le lieu de l’intelligible, le topos noetos, avant de se clore sous le nom sacré de
l’Etat. La cosmogonie du Timée comme la figure close de la cité dans les Lois énoncent qu’il n’y
aurait qu’un seul lieu, le lieu philosophique lui-même disposé entre enchaînement et sublimation.
Platon cède sur la vérité pour aboutir à ce qu’on pourrait appeler une sorte de terreur nocturne, puisque
la cité est fondée sur les agissements du Conseil nocturne. Platon cède sur le multiple des vérités. Or,
ce qui expose la philosophie au désastre, c’est toujours de céder aux vertiges de l’un : un seul lieu, un
seul nom, un simulacre du vide constituent ce triple sous le signe de l’un par quoi on reconnaît un
désastre.

14EME COURS

Le philosophe doit donc assumer qu’il expose sa pensée au désastre par péril propre. Si l’adversaire du
philosophe est le sophiste, le désastre auquel la philosophie s’expose résulte d’un extrémisme anti-
sophistique. En d’autres termes, la philosophie s’expose au désastre quand elle ne gouverne plus son
adversité. Comme le sophiste soutient qu’il n’existe pas de lieu de vérité, mais des lieux d’énonciation
sans vérité, il est tentant de poser qu’il n’y a qu’un seul lieu de la vérité, mais à ce moment là, le
philosophe fait advenir une figure extatique et n’oppose au sophiste qu’un retournement terme à terme
de sa thèse. Le sophiste pose l’hétérogénéité des langages, sa vertu est ainsi d’énoncer le vide de la
catégorie philosophique de vérité, au sens où il énonce que tous les énoncés philosophiques sont
dépourvus de sens. D’où la tentation du philosophe de lui opposer la thèse radicale de l’absolue
présence du vrai par substantialisation du vide de la catégorie philosophique de vérité, qui ouvre à
l’extase du nom sacré unique et induit un effet de terreur. La figure philosophique du désastre est le
symétrique de la figure sophistique, ie la figure de l’hyper ou de la trans philosophique telle qu’elle
s’énonce dans un extrémisme antagonique par rapport à la sophistique. Pour se garder du désastre,
l’éthique philosophique de sauvegarde doit déterminer dans quelle limite elle a le sophiste comme
adversaire, ie se garder de se disposer au point de symétrie de la sophistique, d’être une anti-symétrie.
La philosophie se trouve au point de son désastre lorsqu’elle substitue à son polemos argumentatif
radical, mais normé par rapport à l’agonistique du kairos sophistique, une interdiction sur la
sophistique comme un point d’être qui ne serait que ce point d’être qui n’a pas à être. Il est vrai que le
sophiste n’énonce ni extase ni sacré, ni terreur, mais seulement l’immanence bigarrée et subtile des
mots agencés selon des règles arbitraires pour des discours ad hoc. Couplée à cette laïcisation du
discours en rupture avec le sacré, la philosophie a trouvé son propre lieu d’énonciation en montant la
catégorie philosophique de vérité. Mais elle s’expose au désastre de par un excès de tension qui
constitue la singularité du montage de sa catégorie sur fond de vide. Le retournement platonicien qui,
pour ainsi dire, condamne une 2nde fois Socrate au Livre X des Lois en promulguant des lois
criminelle sur l’impiété, une des 2 inculpations pour laquelle Socrate avait été condamné, encadre
l’histoire de la périodisation de la philosophie à la pensée sophistique : la philosophie ne peut se
constituer que dans la figure antagonique du sophiste, mais peu à peu se produit une dérégularisation
de la partie adverse, et la philosophie en vient à énoncer les lois sous lesquelles le sophiste doit être
anéanti. Quand la philosophie dispose son lieu propre comme si du point de ce lieu l’adversaire
pouvait cesser d’exister, elle s’expose au désastre. Les effets désastreux d’une philosophie se déploient
toujours à propos de la mise à mort d’un sophiste (ou d’énoncés sémantiquement reconnaissables
comme sophistiques). Toute extermination philosophique désigne un sophiste que le philosophe veut
soustraire de la situation par convocation du vide en présence de la bonne substance. Au contraire, le
philosophe doit toujours se tenir dans l’intime proximité du combat contre son adversaire, polemos
originaire à partir duquel nous, philosophes, sommes appelés au vide, qui constitue la philosophie
comme un acte opératoire de saisie des vérités.

Dans l’histoire de la philosophie, les philosophies de Démocrite, Epicure et Lucrèce (inintégrables


dans le montage onto-théologique heideggerien) mettent en garde contre la figure de l’exposition au
désastre, car ses pensées vertébrées contre les catégories du sacré, de l’extase et de la terreur font
symptôme de cette mise en garde philosophique. Je prendrais mes exemples dans de la Nature e
Lucrèce pour vous montrer qu’il y a bien une validité éternelle de mise en garde contre le désastre de
la pensée dans cette philosophie matérialiste. Dans son livre, Lucrèce célèbre plusieurs fois Epicure. Il
le crédite d’abord d’une victoire sur la religion :
« Alors qu’aux yeux de tous, l’humanité traînait sur terre une vie abjecte, écrasée sous le poids d’une
religion dont le visage, se montrant du haut des régions célestes, menaçait les mortels de son aspect
horrible, le 1er un grec, un homme, osa lever les yeux mortels contre elle, et contre elle se dresser.
Loin de l’arrêter, les fables divines, la foudre, les grondements menaçants du ciel ne firent qu’exciter
davantage l’ardeur de son courage, et son désir de forcer le 1er les portes étroitement closes de la
nature. Aussi l’effort vigoureux de son esprit a fini par triompher. Il s’est avancé loin au-delà des
barrières enflammées de notre univers ; de l’esprit et de la pensée il a parcouru le tout immense pour
en revenir victorieux nous enseigner ce qui peut naître, ce qui ne le peut pas, enfin les lois qui
délimitent le pouvoir de chaque chose suivant des bornes inébranlables. Et par là, la religion est à son
tour renversée et foulée aux pieds, et nous, la victoire nous élève jusqu’aux cieux » (49-72). Dans ce
texte, l’effet de désastre est nommé comme tel : l’humanité est sous l’emprise de l’effet de terreur
produit par la religion, l’effet de désastre, c’est l’abjection. Vie abjecte de l’humanité contre quoi
Epicure, nous dit Lucrèce, oppose une pensée philosophique vigoureuse et courageuse, ie contre la
surimposition de l’un illimité, qui se prolonge dans les religions, donc contre l’abjection terrorisante
de la religion, Epicure propose des fonctions de délimitation, à savoir appréhender chaque chose dans
la finita potestas, ie selon ses limites. La pensée de Lucrèce est une pensée de la dissémination totale.
Bien que les atomes, premiers constituants de la matière, soient insécables, les éléments sont en
nombre infini dans chaque chose.

Du reste, s’il y a pas de terme dans la petitesse, les corps les plus petits se composeront d’une
infinité de parties ; puisque chaque moitié aura toujours une moitié, et ceci à l’infini. Quelle
différence y aura-t-il donc entre l’ensemble des choses et le plus petit élément ? impossible d’en
établir, car si infiniment étendu que soit l’ensemble de l’univers, pourtant les corps les plus
petits seront, eux aussi, composés d’une infinité de parties.

D’où la critique d’Héraclite, qui suit la définition de l’atome :

Mais d’où pourrait venir, je le demande, cette si grande variété des choses, si l’on admet
qu’elles sont nées du feu pur et simple ? En vain le feu brûlant pourrait-il se condenser ou se
raréfier, si les parties qui le composent gardaient la même nature que le feu total présente à un
degré supérieur. L’ardeur en serait d’autant plus vive par la concentration de ses éléments,
plus faible au contraire par leur dispersion et leur dissémination. C’est là tout l’effet qu’on peut
attribuer à de telles causes, bien loin que l’immense variété des choses puisse provenir de feux
denses ou clairsemés. Et encore est-ce à condition d’admettre la présence du vide parmi les
choses, que les feux pourront se condenser ou se raréfier. Mais comme leurs Muses voient les
contradictions se multiplier dans leur système, et qu’elles se gardent bien de laisser subsister le
vide pur dans les choses, la crainte des difficultés leur fait perdre la vraie route ; Ils ne
s’aperçoivent pas que, d’un côté, si l’on supprime le vide des choses, tout se condense et ne
forme plus qu’un seul corps, incapable d’émettre rapidement aucune émanation à la façon dont
le feu brûlant projette la lumière et la chaleur ; à quoi l’on peut voir pourtant qu’il n’est pas
formé de parties étroitement pressées.

L’infinité va se disséminer dans le vide. Mais le vide ne peut en aucun cas susciter son propre vide,
venir à la présence comme tel. Le vide dispense l’espacement de la dissémination multiple sans
d’aucune manière advenir à la présentation. « pourtant, tout n’est pas partout occupé et rempli par la
matière ; car le vide existe dans les choses. […] ainsi donc il existe un espace intangible et
immatériel, le vide. Sans lui, les objets ne pourraient aucunement se mouvoir, car la qualité propre de
la matière, qui est de faire obstacle et d’offrir de la résistance, se rencontrerait partout et toujours ;
rien ne pourrait donc se mettre en marche, puisqu’aucun objet ne prendrait l’initiative du
déplacement » (314-337). Le vide, comme lieu d’être de l’être, permet l’espacement des corps, mais ce
mode de l’être « intangible et immatériel » n’advient pas à l’être. Il n’y a donc de vide que de la
disposition du lieu, mais rien ne procède du vide « car tout ce qui existe devra par là même être en soi
quelque chose » (414-437). Ce lieu comme tel est l’espacement de la disposition infinie et infondée.
Le vide est sans concept autre que sa nomination. Ce multiple originel inconsiste, faute de fond où
assurer sa consistance : « souviens-toi que dans l’univers entier il n’y a pas de fond, ni de lieu où
puissent se fixer ces corps premiers ; car l’espace est sans limite ni mesure, et s’étend à l’infini dans
toutes les directions » (89-113). Il peut y avoir des noms propres fondateurs, par exemple Epicure.
Dans ce cas, l’éloge est légitime, mais aucune nomination sacrée où s’identifieraient les opérations de
la vérité. La vaticination du poète sacré est toujours désignée par Lucrèce comme figure oppressive,
qui risque d’entraîner immédiatement la subjectivité du disciple de Lucrèce, Memmius, à qui le livre
est destiné, dans le désastre. En conclusion, Lucrèce soutient qu’il y a une joie de la pensée, jamais
une extase du lieu unique placé sous la sacralisation d’un nom. Une loi de mort escorte le simulacre du
vide, mais le vide neutre et imprésenté de Lucrèce lève l’angoisse de la mort et des châtiments
infernaux. Etre en état de terreur, c’est toujours être prisonnier d’un simulacre. Ici, pour Lucrèce, le
simulacre terrorisant de la vie consiste en une représentation de la vie comme propriété, dont la mort
me dépossède. Or, le Livre III de la Nature pose que la vie n’est donnée en propriété à personne mais
en usage à tous. C’est parce qu’il y a un lien entre l’effet de terreur et la thématique du fond, que ce
soit celle de l’âme, des enfers, ou du Tartare des Anciens, qu’il faut désubstantialiser le fond dans le
multiple disséminé à l’infini, selon l’espacement de la matière rendu possible par la bienveillante
neutralité du vide. Bienveillance sur laquelle je vous quitte cette année.

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