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Jacques Dubois
répertoire formel, et un lieu privilégié
Stendhal. Une sociologie d’observation des logiques sociales,
romanesque notamment dans le roman à visée
Paris, La Découverte («Laboratoire des sciences réaliste. Dans Les Règles de l’art (1992),
sociales»), 2007, 251 p. Pierre Bourdieu tentait déjà, à partir de
Flaubert, d’articuler ces deux axes d’ana-
lyse: d’abord, il étudiait en détail la
Non, la sociologie «romanesque» propo- structure des personnages de L’Éducation
sée par Jacques Dubois n’est pas, comme sentimentale, livrant une lecture sociolo-
cet adjectif l’aurait signifié deux siècles gique de l’univers du roman; ensuite,
118 avant nous, une démarche chimérique il restituait le champ littéraire dont
et frivole. L’auteur entend par là faire Flaubert était partie prenante, où se for-
la sociologie interne d’un univers roma- mulait l’espace de ses possibles roma-
nesque cohérent et complexe, celui de nesques. Bourdieu postulait alors, on le
Stendhal. Écrit par un éminent spécia- sait, une homologie entre l’univers des
liste du réalisme littéraire, ce livre plaira œuvres et la logique externe du champ
aux littéraires même les plus hostiles au littéraire.
regard sociologique, car, au sein d’une
collection sociologique, il revalorise la Jacques Dubois, auteur en 1997 d’un
lecture fine des textes auprès de cher- fameux Pour Albertine dans la collection
cheurs peu enclins à s’y livrer. «Liber» dirigée par Bourdieu, s’inspire
en partie de la première étape de cette
Il faut dire que depuis deux décennies, le étude désormais classique. Quant à la
rapport entre sciences sociales et littéra- seconde, il n’entre pas en matière sur la
ture a changé: il n’y a pas si longtemps place de Stendhal dans le champ et l’ins-
encore, le paradigme marxiste cherchait titution littéraires de 1830, qui excède ici
à expliquer la littérature par des détermi- son projet. Aux propositions de Bourdieu,
nants sociologiques, dévalorisant ainsi le Dubois adjoint divers outils de lecture
discours littéraire comme un simple sociologique, empruntés à Norbert Elias,
reflet, et raillant les lectures internes sen- Axel Honneth ou Bernard Lahire, dans
sibles avant tout aux effets esthétiques la collection duquel paraît ce brillant
comme le résultat d’une myopie savante. Stendhal. L’analyse de Dubois est fondée
Depuis les années 70, divers auteurs sur l’idée d’acteur pluriel, à l’habitus
insistent par contre sur les procédures hétérogène. Les mondes stendhaliens ne
narratives voire fictionnelles des dis- sont pas ceux de causalités monoli-
cours historiques ou sociologiques. thiques, mais bien de trajectoires
De leur côté, les sociologues redé- complexes, aux déterminants parfois
couvrent le littéraire comme un vaste contradictoires mêlés dans la même
personne, variant selon les contextes. logique cohérent. Autrement dit, dans ce
Cette idée, formulée dans les Méditations livre, la preuve est orientée vers la
pascaliennes (1997) de Bourdieu à travers méthode, dont on teste avec succès la pro-
l’observation des clivages d’habitus, a été ductivité, plus que vers le roman stendha-
développée dans les travaux de Bernard lien, dont le foisonnement «fuit», échappe
Lahire, notamment dans L’Homme pluriel encore (et peut-être toujours) au seul cadre
(1998). interprétatif.
Sur ce qu’un tel regard «dispositionnel» Autre élément de débat. Ce livre remet au
sur la littérature permet de faire voir, une goût du jour une lecture proche de la
discussion pourrait s’engager: Jacques sociocritique, sans revenir sur la princi- 119
Dubois laisse entendre que les socio- pale critique adressée autrefois à cette
logues d’aujourd’hui ont beaucoup à école: n’est-elle pas un avatar de la lec-
apprendre des romanciers d’autrefois, ture textualiste dont divers sociologues
qui avaient décrit les rouages du social ont signalé les limites? Que peut-on
bien avant la formalisation de la sociolo- vraiment dire d’une société à partir des
gie dès 1830. Cependant, si cette idée est seuls romans canoniques qu’elle a
séduisante parce qu’elle accorde une laissés? Autrement dit, une analyse
sociologie infuse aux génies littéraires interne, même parfaite, nous apprend-
(cadeau inexpliqué que Bourdieu faisait elle quelque chose de l’articulation entre
également à Flaubert), on s’autorisera à la littérature et société? Mais telle n’était
relativiser. Car c’est bien grâce à ses lec- pas, sans doute, la visée de l’ouvrage.
tures des sociologues que Dubois peut
après coup retrouver dans Stendhal Ces questions une fois posées, on n’a pas
toutes ces intuitions formulées par boudé son plaisir de lecture: de bout en
bribes et que, sans les acquis de la disci- bout, l’analyse progresse avec perti-
pline sociologique, on n’aurait pas per- nence, nourrie d’une solide connaissance
çues comme telles. Lisant chez Stendhal de l’œuvre de Stendhal. Elle restitue un
des observations qui semblent tout droit univers romanesque tout entier travaillé
sorties de Bourdieu, on se demanderait par la distinction, les luttes de clas-
presque si ce dernier n’a pas tout appris sement, l’érotique du pouvoir et les pou-
du romancier, ou de Proust, ou de Flau- voirs de l’amour. Univers où les «primi-
bert. Mais n’est-ce pas une fausse per- tifs», spontanés et transgressifs que sont
spective? Je ne crois pas que le romancier les héroïnes et héros stendhaliens,
ait devancé le sociologue, mais plutôt s’opposent au morne monde des «pou-
que l’analyste d’aujourd’hui dispose des drés» qui tiennent un pouvoir crispé.
concepts pour expliciter l’univers sten- Stendhal y transpose ses observations
dhalien dans les termes d’un savoir socio- sur la société bloquée de la Restauration.
«Nos voix ne sont pas assignées à rési- par les autres, par Tanizaki par exemple
dence» (idem) annonce l’introduction, et (Ch. Indermühle), cet auteur «qui
c’est bien à un voyage que nous invite cet prétend signifier les aspects les plus pro-
ouvrage, loin de la routine rassurante de pres de la culture japonaise en les distin-
nos habitudes de pensée. Les neuf textes guant […] notamment de la culture euro-
qui composent ce volume visent ainsi à péenne» (p. 59). L’Europe face à l’Afrique
ouvrir une réflexion sur l’identité du (Z. Betché), mais aussi l’Europe pensée
vieux continent, une identité qui par les siens, depuis les Grecs, de Socrate
échappe aux clichés, à la rhétorique usée à Nietzsche (F. Gregorio, M. Herren).
de la construction européenne, au désir Cet ouvrage approfondit ainsi plusieurs
de puissance et à l’aveu de faiblesse qui failles, il questionne cette apparente 121
animent ces discours officiels. Soucieux impossibilité de fixer une frontière, de
de ne pas figer chaque article dans l’unité constituer une identité stable, il inter-
d’un point de vue arrêté, refusant «la roge l’impuissance européenne
mort du point final qui arrête le langage (Th. Laus), sa responsivité face à des
du souffle» (idem), privilégiant l’éthique enjeux qui la mettent en mouvement,
de la pensée à la logique compréhensive mais qu’elle ne peut ressaisir que quand
et totalisante, on comprendra que elle les a déjà dépassés (M. Vanni),
l’image identitaire qui se dégage de ce il explore ses fondements démocratiques
volume ne peut être qu’une image déca- et ses liens avec le capitalisme
lée, multiple, en constant déphasage. Ce (H. Poltier), ce mélange d’idéologie et
n’est pas une carte de géographie, au sens de politique, de propriété et de liberté
classique du terme, qui serait placée dans (E. Mejia) qui la hante.
le point de vue en surplomb du carto-
graphe divin, mais plutôt des portulans, Cet ouvrage n’offre donc pas une image
ces cartes partielles qui, mises bout à rassurante de notre vieille Europe, il ne
bout, permettaient autrefois la naviga- permet pas non plus d’y voir beaucoup
tion de port à port. plus clair que lorsque l’on s’en tient à la
rhétorique officielle, mais il a une valeur
Il s’agit donc d’une navigation à vue pour et une ambition beaucoup plus élevées,
cerner les contours d’une Europe plu- il nous force à nous pencher sur les
rielle et en mouvement, c’est-à-dire, angles morts de cette entité floue dans
comme le titre de l’ouvrage l’indique, laquelle nous vivons, il renouvelle notre
pour penser des «Europes façon de la faire vivre en nous, de penser
intempestives». C’est l’Europe telle notre identité européenne, il déplace les
qu’elle a essayé de penser les autres enjeux et offre de nouvelles perspectives.
à travers la pratique de l’anthropologie En cela, cet ouvrage philosophique s’ins-
(L. Bonoli), mais aussi l’Europe pensée crit pleinement dans un projet politique,
il nous met en mouvement en rendant prises avec les questions et les défis poli-
notre demeure inconfortable. a tiques de leur temps.
«bon goût» sur «l’érudition». Les écri- qui développa une conception biologiste
vains y étaient protégés, et c’est ainsi que de la société – eurent dans l’avènement
Montesquieu et Voltaire purent proposer de la sociologie en raison du traitement
une nouvelle figure de l’écrivain comme scientifique qu’ils proposaient de donner
philosophe, porte-parole de la culture. des faits sociaux. Et l’auteur de relever
Dès lors, «ce qui changea fut la défini- que l’argument de scientificité faisait
tion de ce qu’était et devait être un office de légitimation durant la période
lettré» (p. 77). L’effort et l’étude commen- révolutionnaire et au début du Consulat,
cèrent à devenir légitimes pour cette lorsque Bonaparte s’allia avec de nom-
nouvelle figure à mi-chemin entre l’aris- breux intellectuels pour asseoir le coup
tocrate et le savant. Bien qu’on puisse d’État du 18 brumaire (1799). En outre, 123
parler «d’élan rationnel» propre à la phi- cette période est caractérisée par un pro-
losophie des Lumières en France, l’auteur cessus de disciplinarisation du savoir en
relève une absence de toute systématicité général avec l’expansion de la médecine
dans la démarche méthodologique chez clinique, la mathématisation et le déve-
la grande majorité des penseurs. Ceux-ci loppement de l’histoire naturelle.
portaient cependant un regard neuf sur
les communautés humaines, vues Pour les sciences sociales toutefois, il fal-
comme des configurations distinctes et lut attendre que Auguste Comte formule
différentes des pôles religieux et poli- sa théorie des sciences – dite «épisté-
tiques. C’est également à cette époque mologie différentielle» – qui proclamait
que, par le biais de Rousseau, le terme de une autonomie relative de la science
«société» devint une notion clé. sociale par rapport à la biologie (laquelle,
jusqu’alors, se prévalait de rendre
La deuxième partie de l’ouvrage rend compte des phénomènes sociaux) et per-
compte de la période politiquement trou- mettait l’avènement de la sociologie
blée qui va de 1775 environ à la Restaura- comme discipline, notamment en ayant
tion (1814) et durant laquelle émerge une défini que les faits sociaux ne s’expli-
problématisation scientifique des quent que par d’autres faits sociaux.
concepts et représentations modernes: Le cœur de la troisième partie de ce livre
les rapports sociaux devinrent le est ainsi dévolu à la figure centrale de
domaine d’une science empirique et Comte moins pour sa théorie positiviste,
l’expression «science sociale» entra en laquelle n’avait en fait rien de bien neuf
vigueur. Ce qui est encore un peu plus comme le note l’auteur, mais pour son
surprenant pour le lecteur est épistémologie qui devait définir, vers la
d’apprendre le poids que des hommes fin du XIXe siècle, ce qui allait être la tra-
comme Condorcet – qui tenta une dition sociologique française. Le plus
mathématique sociale – et Cabanis – fascinant dans le personnage de Comte,
c’est qu’il apparaît comme un polytech- discipline. Et c’est bien là un jalon utile
nicien très au fait des mathématiques et pour la pensée interdisciplinaire. Enfin,
en même temps révéré par les biologistes il faut relever au crédit de cette publica-
qui en firent une des figures fondatrices tion une présentation claire, une arti-
de leur discipline. Pour les sociologues culation soignée et, pour en rendre
qui ont pris l’habitude de le considérer la lecture agréable, une traduction de
comme «le père de la sociologie», voilà qualité. a
et le social, par le biais des genres tex- plusieurs instances, dont les genres litté-
tuels, de la langue, des institutions et de raires: non seulement les écrivains per-
l’auteur notamment. Il dépasse la théorie çoivent les genres dans une hiérarchie
marxiste du reflet en insistant sur les dynamique, mais ceux-ci suscitent aussi
médiations formelles propres à l’espace des revenus différenciés, tantôt élevés
littéraire (certaines œuvres se réfèrent (théâtre, scénario, roman historique),
moins au social qu’à la tradition des tantôt presque nuls (poésie). Poser cette
textes antérieurs, réactualisée et polémi- question, c’est appeler de nos vœux un
quement rejouée), sans négliger les tem- futur livre, dont La Condition littéraire
poralités propres à l’univers artistique. serait l’indispensable antichambre. a
qui, dans le pays, tentaient de renverser amène un éclairage de qualité sur son
le cours des choses». Il met ainsi en évi- objet d’étude. On pourra cependant
dence un usage de la peur où la regretter par moments une analyse
«menace» externe est utilisée comme quelque peu manichéenne et caricaturale
prétexte afin de réprimer la «menace» des «élites politiques» et de leur usage de
interne (p. 323). la peur. Néanmoins, l’analyse approfon-
die qu’opère Robin de cet objet original
Au final, l’ouvrage de Robin propose une offre sans nul doute une clé de lecture
lecture particulièrement convaincante et novatrice et bienvenue du fonction-
instructive du rapport existant entre la nement de nos systèmes politiques et
132 peur et le politique. Son approche, plus généralement du monde qui nous
mêlant à la fois théorie politique ainsi entoure. a