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{ Comptes rendus

Jacques Dubois
répertoire formel, et un lieu privilégié
Stendhal. Une sociologie d’observation des logiques sociales,
romanesque notamment dans le roman à visée
Paris, La Découverte («Laboratoire des sciences réaliste. Dans Les Règles de l’art (1992),
sociales»), 2007, 251 p. Pierre Bourdieu tentait déjà, à partir de
Flaubert, d’articuler ces deux axes d’ana-
lyse: d’abord, il étudiait en détail la
Non, la sociologie «romanesque» propo- structure des personnages de L’Éducation
sée par Jacques Dubois n’est pas, comme sentimentale, livrant une lecture sociolo-
cet adjectif l’aurait signifié deux siècles gique de l’univers du roman; ensuite,
118 avant nous, une démarche chimérique il restituait le champ littéraire dont
et frivole. L’auteur entend par là faire Flaubert était partie prenante, où se for-
la sociologie interne d’un univers roma- mulait l’espace de ses possibles roma-
nesque cohérent et complexe, celui de nesques. Bourdieu postulait alors, on le
Stendhal. Écrit par un éminent spécia- sait, une homologie entre l’univers des
liste du réalisme littéraire, ce livre plaira œuvres et la logique externe du champ
aux littéraires même les plus hostiles au littéraire.
regard sociologique, car, au sein d’une
collection sociologique, il revalorise la Jacques Dubois, auteur en 1997 d’un
lecture fine des textes auprès de cher- fameux Pour Albertine dans la collection
cheurs peu enclins à s’y livrer. «Liber» dirigée par Bourdieu, s’inspire
en partie de la première étape de cette
Il faut dire que depuis deux décennies, le étude désormais classique. Quant à la
rapport entre sciences sociales et littéra- seconde, il n’entre pas en matière sur la
ture a changé: il n’y a pas si longtemps place de Stendhal dans le champ et l’ins-
encore, le paradigme marxiste cherchait titution littéraires de 1830, qui excède ici
à expliquer la littérature par des détermi- son projet. Aux propositions de Bourdieu,
nants sociologiques, dévalorisant ainsi le Dubois adjoint divers outils de lecture
discours littéraire comme un simple sociologique, empruntés à Norbert Elias,
reflet, et raillant les lectures internes sen- Axel Honneth ou Bernard Lahire, dans
sibles avant tout aux effets esthétiques la collection duquel paraît ce brillant
comme le résultat d’une myopie savante. Stendhal. L’analyse de Dubois est fondée
Depuis les années 70, divers auteurs sur l’idée d’acteur pluriel, à l’habitus
insistent par contre sur les procédures hétérogène. Les mondes stendhaliens ne
narratives voire fictionnelles des dis- sont pas ceux de causalités monoli-
cours historiques ou sociologiques. thiques, mais bien de trajectoires
De leur côté, les sociologues redé- complexes, aux déterminants parfois
couvrent le littéraire comme un vaste contradictoires mêlés dans la même

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personne, variant selon les contextes. logique cohérent. Autrement dit, dans ce
Cette idée, formulée dans les Méditations livre, la preuve est orientée vers la
pascaliennes (1997) de Bourdieu à travers méthode, dont on teste avec succès la pro-
l’observation des clivages d’habitus, a été ductivité, plus que vers le roman stendha-
développée dans les travaux de Bernard lien, dont le foisonnement «fuit», échappe
Lahire, notamment dans L’Homme pluriel encore (et peut-être toujours) au seul cadre
(1998). interprétatif.

Sur ce qu’un tel regard «dispositionnel» Autre élément de débat. Ce livre remet au
sur la littérature permet de faire voir, une goût du jour une lecture proche de la
discussion pourrait s’engager: Jacques sociocritique, sans revenir sur la princi- 119
Dubois laisse entendre que les socio- pale critique adressée autrefois à cette
logues d’aujourd’hui ont beaucoup à école: n’est-elle pas un avatar de la lec-
apprendre des romanciers d’autrefois, ture textualiste dont divers sociologues
qui avaient décrit les rouages du social ont signalé les limites? Que peut-on
bien avant la formalisation de la sociolo- vraiment dire d’une société à partir des
gie dès 1830. Cependant, si cette idée est seuls romans canoniques qu’elle a
séduisante parce qu’elle accorde une laissés? Autrement dit, une analyse
sociologie infuse aux génies littéraires interne, même parfaite, nous apprend-
(cadeau inexpliqué que Bourdieu faisait elle quelque chose de l’articulation entre
également à Flaubert), on s’autorisera à la littérature et société? Mais telle n’était
relativiser. Car c’est bien grâce à ses lec- pas, sans doute, la visée de l’ouvrage.
tures des sociologues que Dubois peut
après coup retrouver dans Stendhal Ces questions une fois posées, on n’a pas
toutes ces intuitions formulées par boudé son plaisir de lecture: de bout en
bribes et que, sans les acquis de la disci- bout, l’analyse progresse avec perti-
pline sociologique, on n’aurait pas per- nence, nourrie d’une solide connaissance
çues comme telles. Lisant chez Stendhal de l’œuvre de Stendhal. Elle restitue un
des observations qui semblent tout droit univers romanesque tout entier travaillé
sorties de Bourdieu, on se demanderait par la distinction, les luttes de clas-
presque si ce dernier n’a pas tout appris sement, l’érotique du pouvoir et les pou-
du romancier, ou de Proust, ou de Flau- voirs de l’amour. Univers où les «primi-
bert. Mais n’est-ce pas une fausse per- tifs», spontanés et transgressifs que sont
spective? Je ne crois pas que le romancier les héroïnes et héros stendhaliens,
ait devancé le sociologue, mais plutôt s’opposent au morne monde des «pou-
que l’analyste d’aujourd’hui dispose des drés» qui tiennent un pouvoir crispé.
concepts pour expliciter l’univers sten- Stendhal y transpose ses observations
dhalien dans les termes d’un savoir socio- sur la société bloquée de la Restauration.

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Seule la critique stendhalienne pourra l’ancien site de l’Université de Lausanne,


dire si ses observations sont nouvelles, place de la Riponne. Il réunit, hors de
mais comme le veut le dicton de la douce toute structure ou mission institution-
Italie, adapté pour l’occasion, se non nelle, philosophes, théologiens, épisté-
e nuovo, e ben trovato. mologues, traductologues, narratologues
et littéraires, dans un esprit interdiscipli-
Le style tenu de l’ouvrage, à la fois magis- naire qui est davantage marqué par une
tral et roué, laisse voir la jubilation du ouverture critique placée sous le signe de
critique à suivre ces héros audacieux, qui l’amitié que comme un étendard illusoire
aiment à profaner les régimes imbéciles visant à transcender les ancrages de cha-
120 sous lesquels on les a contraints de vivre. cun. Ainsi que l’affirme l’introduction du
On y lira bien des clins d’œil à la révolu- volume, «l’amitié seule peut déjouer les
tion conservatrice en cours sous nos lati- vices d’une juxtaposition de dialogues
tudes. Attentif comme Stendhal aux liens monologiques qui invoquent l’échange
subtils de l’intime et du politique, mais dont le seul commerce est le rap-
Dubois cache à peine la séduction prochement spatial et de courte durée,
qu’exercent sur lui les femmes stendha- sans que jamais les savoirs réciproques
liennes, convertissant toutefois cette ne soient mis en danger» (p. 7). Dans ce
libido en une vraie prouesse analytique. cadre, il s’agit de montrer aux autres les
Malgré ou à cause des débats qu’il ne objets et les pratiques de pensée que cha-
manquera pas de susciter, ce livre restera cun cultive et habite, «comme pour dire
comme un solide démenti au mépris un à ceux qui ont d’autres pratiques: voici
peu sommaire des sociologues à l’égard comment je fais – qu’en pensez-vous?»
des lectures littéraires. a (idem). C’est précisément l’une des origi-
nalités profondes de cet ouvrage que de
Jérôme Meizoz ne pas simplement proposer une succes-
sion de textes émanant d’auteurs diffé-
Groupe de la Riponne rents, mais de rappeler que, dans le cadre
Europes intempestives du Groupe, les pratiques solitaires d’écri-
Paris, Van Dieren Editeur (« parAILLEURS »), ture ont été confrontées au risque de leur
2006, 224 p. lecture et ont ainsi été enrichies d’une
réécriture qui porte la trace des autres.
Non seulement les articles sont ainsi
redevables du Groupe, mais ils sont
Cet ouvrage est le premier de la collec- encore complétés par de courts textes
par
tion AILLEURS dirigée par le Groupe anonymes formant des «contrepoints
de la Riponne. Ce collectif de chercheurs dont les idées voguent à distance du texte
se retrouve depuis plusieurs années sur contrepointé» (p. 6).

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«Nos voix ne sont pas assignées à rési- par les autres, par Tanizaki par exemple
dence» (idem) annonce l’introduction, et (Ch. Indermühle), cet auteur «qui
c’est bien à un voyage que nous invite cet prétend signifier les aspects les plus pro-
ouvrage, loin de la routine rassurante de pres de la culture japonaise en les distin-
nos habitudes de pensée. Les neuf textes guant […] notamment de la culture euro-
qui composent ce volume visent ainsi à péenne» (p. 59). L’Europe face à l’Afrique
ouvrir une réflexion sur l’identité du (Z. Betché), mais aussi l’Europe pensée
vieux continent, une identité qui par les siens, depuis les Grecs, de Socrate
échappe aux clichés, à la rhétorique usée à Nietzsche (F. Gregorio, M. Herren).
de la construction européenne, au désir Cet ouvrage approfondit ainsi plusieurs
de puissance et à l’aveu de faiblesse qui failles, il questionne cette apparente 121
animent ces discours officiels. Soucieux impossibilité de fixer une frontière, de
de ne pas figer chaque article dans l’unité constituer une identité stable, il inter-
d’un point de vue arrêté, refusant «la roge l’impuissance européenne
mort du point final qui arrête le langage (Th. Laus), sa responsivité face à des
du souffle» (idem), privilégiant l’éthique enjeux qui la mettent en mouvement,
de la pensée à la logique compréhensive mais qu’elle ne peut ressaisir que quand
et totalisante, on comprendra que elle les a déjà dépassés (M. Vanni),
l’image identitaire qui se dégage de ce il explore ses fondements démocratiques
volume ne peut être qu’une image déca- et ses liens avec le capitalisme
lée, multiple, en constant déphasage. Ce (H. Poltier), ce mélange d’idéologie et
n’est pas une carte de géographie, au sens de politique, de propriété et de liberté
classique du terme, qui serait placée dans (E. Mejia) qui la hante.
le point de vue en surplomb du carto-
graphe divin, mais plutôt des portulans, Cet ouvrage n’offre donc pas une image
ces cartes partielles qui, mises bout à rassurante de notre vieille Europe, il ne
bout, permettaient autrefois la naviga- permet pas non plus d’y voir beaucoup
tion de port à port. plus clair que lorsque l’on s’en tient à la
rhétorique officielle, mais il a une valeur
Il s’agit donc d’une navigation à vue pour et une ambition beaucoup plus élevées,
cerner les contours d’une Europe plu- il nous force à nous pencher sur les
rielle et en mouvement, c’est-à-dire, angles morts de cette entité floue dans
comme le titre de l’ouvrage l’indique, laquelle nous vivons, il renouvelle notre
pour penser des «Europes façon de la faire vivre en nous, de penser
intempestives». C’est l’Europe telle notre identité européenne, il déplace les
qu’elle a essayé de penser les autres enjeux et offre de nouvelles perspectives.
à travers la pratique de l’anthropologie En cela, cet ouvrage philosophique s’ins-
(L. Bonoli), mais aussi l’Europe pensée crit pleinement dans un projet politique,

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il nous met en mouvement en rendant prises avec les questions et les défis poli-
notre demeure inconfortable. a tiques de leur temps.

Raphaël Baroni Le premier mérite, et non le moindre, de


cet ouvrage est de proposer un parcours
Johan Heilbron historique couvrant cent cinquante
Naissance de la sociologie années, jusqu’au milieu du XIXe siècle,
Marseille: Agone, 2006, 426 p. en évitant de séparer les intellectuels
de leurs productions, c’est-à-dire «en
reconstituant les structures de ce champ
122 ainsi que ses mutations successives»
1
Depuis Wolf Lepenies , peu d’ouvrages (p. 373). Afin d’examiner ce qu’il appelle
avaient tenté le pari d’ouvrir le dossier «le régime intellectuel» dans son proces-
des conditions de possibilité de l’appari- sus d’autonomisation et de différencia-
tion de la sociologie en tant que disci- tion croissante, l’auteur propose trois
pline. Avec la parution de cette traduc- «stades» dans la mise en lumière de cette
tion du texte déjà vieux de seize ans de histoire prédisciplinaire de la sociologie
Johan Heilbron, chercheur hollandais qui délimitent les trois parties de l’ou-
rattaché au Centre de sociologie euro- vrage.
péenne du Collège de France, une lacune
est enfin comblée dans la mesure où son La première d’entre elles se penche sur
ouvrage prend le contre-pied de nom- l’avènement d’une culture intellectuelle
breuses publications portant sur l’his- séculière dans la France du XVIIe siècle.
toire de la sociologie. En effet, l’auteur En posant la question des raisons de
centre son propos sur «la protohistoire» l’apparition d’un genre nouveau consti-
de cette discipline en explicitant qu’il ne tué par l’éclosion de théories sociales,
s’agit pas là d’un angle d’attaque «identi- l’auteur nous fait pénétrer dans l’univers
taire» visant à renforcer l’idiosyncrasie des académies et salons parisiens, pris en
de la sociologie. C’est même proba- tenaille entre le monde théorique et éru-
blement le contraire. Sa démonstration dit des universités et des corporations et
mérite d’être saluée dans la mesure où la noblesse de cour en pleine expansion.
elle développe l’idée que les fondements Aux fins de distinction, cette dernière
et la genèse de cette discipline sont le avait recours aux arts et à la littérature
fruit d’un long processus social prédisci- dans des espaces spécifiques, les salons,
plinaire ayant pour acteurs des scienti- lesquels étaient ouverts à la bourgeoisie.
1
Wolf Lepenies, Les trois cultures. fiques et Ces lieux de médiation jouèrent un rôle
Entre science et littérature,
hommes de important dans la dissémination d’idées
l’avènement de la sociologie,
Paris: Éditions de la MSH, 1990. lettres aux nouvelles malgré la prédominance du

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«bon goût» sur «l’érudition». Les écri- qui développa une conception biologiste
vains y étaient protégés, et c’est ainsi que de la société – eurent dans l’avènement
Montesquieu et Voltaire purent proposer de la sociologie en raison du traitement
une nouvelle figure de l’écrivain comme scientifique qu’ils proposaient de donner
philosophe, porte-parole de la culture. des faits sociaux. Et l’auteur de relever
Dès lors, «ce qui changea fut la défini- que l’argument de scientificité faisait
tion de ce qu’était et devait être un office de légitimation durant la période
lettré» (p. 77). L’effort et l’étude commen- révolutionnaire et au début du Consulat,
cèrent à devenir légitimes pour cette lorsque Bonaparte s’allia avec de nom-
nouvelle figure à mi-chemin entre l’aris- breux intellectuels pour asseoir le coup
tocrate et le savant. Bien qu’on puisse d’État du 18 brumaire (1799). En outre, 123
parler «d’élan rationnel» propre à la phi- cette période est caractérisée par un pro-
losophie des Lumières en France, l’auteur cessus de disciplinarisation du savoir en
relève une absence de toute systématicité général avec l’expansion de la médecine
dans la démarche méthodologique chez clinique, la mathématisation et le déve-
la grande majorité des penseurs. Ceux-ci loppement de l’histoire naturelle.
portaient cependant un regard neuf sur
les communautés humaines, vues Pour les sciences sociales toutefois, il fal-
comme des configurations distinctes et lut attendre que Auguste Comte formule
différentes des pôles religieux et poli- sa théorie des sciences – dite «épisté-
tiques. C’est également à cette époque mologie différentielle» – qui proclamait
que, par le biais de Rousseau, le terme de une autonomie relative de la science
«société» devint une notion clé. sociale par rapport à la biologie (laquelle,
jusqu’alors, se prévalait de rendre
La deuxième partie de l’ouvrage rend compte des phénomènes sociaux) et per-
compte de la période politiquement trou- mettait l’avènement de la sociologie
blée qui va de 1775 environ à la Restaura- comme discipline, notamment en ayant
tion (1814) et durant laquelle émerge une défini que les faits sociaux ne s’expli-
problématisation scientifique des quent que par d’autres faits sociaux.
concepts et représentations modernes: Le cœur de la troisième partie de ce livre
les rapports sociaux devinrent le est ainsi dévolu à la figure centrale de
domaine d’une science empirique et Comte moins pour sa théorie positiviste,
l’expression «science sociale» entra en laquelle n’avait en fait rien de bien neuf
vigueur. Ce qui est encore un peu plus comme le note l’auteur, mais pour son
surprenant pour le lecteur est épistémologie qui devait définir, vers la
d’apprendre le poids que des hommes fin du XIXe siècle, ce qui allait être la tra-
comme Condorcet – qui tenta une dition sociologique française. Le plus
mathématique sociale – et Cabanis – fascinant dans le personnage de Comte,

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c’est qu’il apparaît comme un polytech- discipline. Et c’est bien là un jalon utile
nicien très au fait des mathématiques et pour la pensée interdisciplinaire. Enfin,
en même temps révéré par les biologistes il faut relever au crédit de cette publica-
qui en firent une des figures fondatrices tion une présentation claire, une arti-
de leur discipline. Pour les sociologues culation soignée et, pour en rendre
qui ont pris l’habitude de le considérer la lecture agréable, une traduction de
comme «le père de la sociologie», voilà qualité. a

bien un profil interdisciplinaire plutôt


stimulant, tant pour ce que nous avons Daniel Meier
oublié de l’individu Auguste Comte que
124 pour ce que signifie la sociologie aujour- Ronald Jaubert et Bernard Geyer (dir.)
d’hui. Or cette dernière, précise l’auteur, Les marges arides
si elle était devenue pensable avec Comte du Croissant Fertile.
«dut attendre Durkheim pour qu’elle
Peuplements, exploitation
[devienne] praticable» (p. 368). Autre
et contrôle des ressources
manière de dire que la postérité de
Comte est à rechercher moins auprès des
en Syrie du Nord
Lyon : Maison de l’Orient et de la Méditerranée-
deux courants positivistes qui se récla-
Jean Pouilloux, 2006, 206 p.
mèrent de sa pensée qu’auprès des néo-
kantiens (Boutroux, Renouvier) qui per-
mirent le développement de deux
traditions intellectuelles distinctes: Unité de lieu, unité de conflit et passage
l’épistémologie historique et la sociolo- du temps, le projet scientifique de cet
gie durkheimienne. ouvrage est original et convaincant: étu-
dier du Néolithique à nos jours l’évolu-
En somme, cet ouvrage constitue un tion des formes d’occupation du terri-
angle d’attaque original pour réfléchir à toire et les conflits entre nomades et
l’univers scientifique à partir du proces- sédentaires sur un même périmètre de
sus de disciplinarisation de la sociologie. 10800 km2 situé au sud-est d’Alep et au
En ayant recours à la comparaison entre nord-est de Hama. Suivant un parti pris
disciplines ainsi qu’aux théories sociales ouvertement déterministe, l’intérêt est
des moralistes écossais du XVIIIe siècle, porté, sur plus du tiers de l’ouvrage, sur
l’auteur suggère d’autres modalités de se les contraintes physiques du milieu
prémunir contre toute réduction dans la aride. Géologie, géomorphologie, pédo-
compréhension de ce processus. Plus lar- logie, pédogenèse, hydrologie, biogéo-
gement, il propose un chemin méthodo- graphie, autant de sciences conviées avec
logique pour s’affranchir du carcan disci- force cartes, coupes et diagrammes dans
plinaire dans l’étude de la genèse d’une le but de déterminer avec précision les

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évolutions du milieu steppique étudié. des espaces abiotiques, pastoraux ou


Ce cadre physique posé, historiens, agricoles, ces derniers de plus en plus
géographes et agro-économistes s’inter- restreints et éparpillés» (p. 52).
rogent sur les modes de vie des popula-
tions sédentaires et nomades qui se sont La prouesse a été de convier des cher-
alternativement repoussées d’Est en cheurs et des disciplines différentes dans
Ouest au cours des millénaires en met- un exercice résolument pluridiscipli-
tant l’accent sur l’évolution de leurs tech- naire. Le second chapitre porte sur les
niques agricoles et pastorales, et sur peuplements anciens et les modes
leurs réappropriations des aménage- d’adaptation à l’aléatoire des précipita-
ments hydrauliques hérités (puits, tions. Les formes de résiliences des struc- 125
citernes souterraines, galeries drainantes tures agraires et de réutilisation des
[qanats). installations hydrauliques précédentes
y sont analysées du Néolithique à la
Le projet de l’ouvrage est d’analyser les période byzantine. Peut-être pourrait-on
«relations homme-milieu», «les éven- regretter que, dans la première partie de
tuelles oscillations climatiques et les l’ouvrage, le déterminisme du milieu soit
changements dans l’occupation du sol, très dominant au regard des considéra-
les solutions trouvées par l’homme pour tions sur l’évolution des contextes poli-
s’adapter à des contraintes changeantes tiques et sociaux. Ainsi est-il fait men-
ou pour les atténuer» (p. 7). Pour ce faire, tion «des hommes qui de tout temps ont
l’hypothèse de départ est que les méca- dû composer avec les contraintes du
nismes climatiques et pédologiques milieu», de «facteurs humains» opposés
contemporains sont analogues à ceux qui à des «facteurs physique» (p. 7), mais
se sont produits par le passé. Les peu de sociétés structurées en normes et
contraintes écogéographiques et les pratiques circonscrites, ni d’évolution
modes d’occupation du sol sont ainsi étu- des régimes politiques successifs.
diés selon une typologie des milieux
arides, de l’aride supérieur (entre 300 et Heureusement, ce biais déterministe
400 mm) à l’aride inférieur (moins de disparaît des sept chapitres qui portent
200 mm) au désertique (moins de sur la Syrie contemporaine, et qui com-
100 mm) et selon la variété des modelés posent les deux tiers de l’ouvrage. Y sont
(glacis, meseta, terrasses, fayda, les éva- en effet étudiées non les adaptations de
sements des fonds de vallée les plus fer- «l’homme au milieu», mais celles des
tiles). «À la mythique isohyète des sociétés rurales et des bédouins aux poli-
200 mm, il convient de substituer une tiques agraires du Mandat (chapitre 4),
bande de largeur fort variable mais puis de la Syrie indépendante (chapitre 5)
conséquente dans laquelle s’imbriquent et de la Syrie ba`thiste contemporaine

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(chapitres 6 à 10). Ces quatre derniers universitaire d’étude du développement


chapitres s’appuient sur des analyses de de Genève (IUED), le Centre international
l’évolution du couvert végétal par image- de recherche agricole pour les zones
rie satellitaire, qui sont liées à des enquê- arides (ICARDA), l’Institut de géographie
tes de terrain auprès des exploitants agri- et d’aménagement régional de l’Univer-
coles qui passent outre la législation sité de Nantes (IGARUN), et ponctuelle-
d’interdiction des cultures au-delà d’une ment, en Syrie, l’Institut d’hydrologie de
ligne des 200 mm fixée arbitrairement l’Université de Neuchâtel et la Fondation
par le Ministère de l’agriculture. Les Aga Khan. a

effets néfastes de cette mesure arbitraire,


126 héritée du Mandat français, sont étudiés, Myriam Ababsa
et la solution de repousser de 15 kilomètres
cette limite vers l’est suggérée. Enfin, la Bernard Lahire
tentative de réintroduction par le gouver- La Condition littéraire.
nement syrien, avec la FAO, de l’ancien La double vie des écrivains
système tribal de protection des terres de Paris, La Découverte, 2006, 620 p.
parcours pastoral, le hema, qui réserve
des terres communes en prévision des
périodes de pénurie, est mise en parallèle
avec la dernière politique nationale de Cette étude sociologique naît d’un
mise en valeur des steppes syriennes paradoxe: les écrivains, acteurs premiers
entamée en 1999, qui vise à «préserver de la vie littéraire, ne comptent pas au
l’environnement et améliorer le bien-être nombre de ceux qui peuvent en vivre.
de la communauté bédouine». L’activité d’écrivain n’est donc pas un
métier à part entière, au sens des catégo-
On ne peut donc qu’être séduit par la ries professionnelles: le plus souvent un
réussite des croisements disciplinaires «second métier» s’impose. Faiblement
que cette publication donne à voir. rémunérateur et peu professionnalisé
Ronald Jaubert et Bernard Geyer sont par- (aucun diplôme n’en commande l’accès), le
venus à faire dialoguer les sciences phy- «jeu littéraire», comme Lahire propose de
siques et les sciences humaines sur un le nommer, suscite pourtant des investis-
mode diachronique, tout au long de l’ou- sements énormes (temps, argent, affects)
vrage et au sein de chaque chapitre sou- de la part des auteurs, notamment parce
vent rédigés par deux ou trois chercheurs que cette pratique demeure prestigieuse
de disciplines différentes, et membres de dans cette nation littéraire qu’est la France.
plusieurs structures de recherche. Ainsi
ont été associés la Maison de l’Orient et L’ouvrage s’inscrit dans le bilan et la
de la Méditerranée (MOM), l’Institut réévaluation en cours de l’œuvre de

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Pierre Bourdieu. (Il y aurait beaucoup à L’hypothèse centrale de l’ouvrage, fidèle à


dire sur la nécessité, pour les sociologues une vision marxienne qui donne le pri-
actuels, à détruire, taire ou réévaluer le mat à la «vie» concrète sur la
travail de Bourdieu, à seule fin d’exister «conscience» ou les idées, peut se for-
dans le champ académique. S’efforçant muler ainsi: les œuvres des écrivains, et
de ne pas céder aux amours déçues ni aux la représentation qu’ils ont d’eux-mêmes,
rejets sans arguments, cet ouvrage se entretiennent une relation étroite avec
veut une tentative sérieuse de faire avan- cette «condition littéraire» spécifique.
cer la recherche.) Au célèbre sociologue Cela donne l’occasion à Lahire de criti-
français et à ses successeurs les plus quer sévèrement les travaux de Nathalie
fidèles, Lahire reproche un usage à la fois Heinich (Être écrivain, 2000; L’Élite artiste, 127
trop massif et vague de la notion de 2006), accusée de «paresse empirique»
«champ littéraire», et la réduction de (p. 22). Selon lui, à partir de populations
tout écrivain «à son être-dans-le- très restreintes et peu représentatives,
champ». En effet, si l’on peut parler, Heinich donne pour seule réalité des
selon l’auteur, d’un champ scientifique représentations indigènes du métier,
ou d’un champ politique, délimité par sans avoir véritablement établi les condi-
des conditions d’accès et des trajectoires tions sociales concrètes de son exercice.
codifiées, la labilité du «jeu» littéraire
empêche selon lui de le considérer Pour comprendre la spécificité des écri-
comme un «champ» monologique. Tout vains, il s’agit donc de les «matérialiser»
en prolongeant l’héritage de Bourdieu, et de restituer la «double vie» qui est la
Lahire travaille donc à une «spécification leur. Ensuite, mesurer ses conséquences
de la théorie des champs» (p. 13 et p. 81). sur l’agir artistique, ses modalités et ses
Il s’agit d’étudier les régimes d’action potentialités. En bref, faire «une socio-
multiples des écrivains, impliqués par logie des conditions pratiques (écono-
«intermittences» dans des activités litté- miques, spatiales, temporelles) d’exer-
raires, tantôt dans d’autres activités: cice de la littérature» (p. 26).
pour cela il faut observer les variations L’enquête porte sur 503 auteurs de la
individuelles des comportements. Afin région Rhône-Alpes, au moyen de ques-
de mieux comprendre les logiques tionnaires et d’entretiens. Les écrivains
d’«appartenances multiples» (p. 10) n’auront pas de peine à y reconnaître les
qui régissent la vie des écrivains, Lahire souffrances et le paradoxe propres à leur
suggère de renoncer aux notions de situation: pratiquer dans des conditions
«champ littéraire» (Bourdieu) ou de précaires une activité valorisée, voire
«monde» littéraire (Becker), qui mythifiée. C’est dire si l’ouvrage promet
impliquent des acteurs réduits à leur d’être bien accueilli par le monde littéraire,
seule activité artistique. d’ordinaire réfractaire à la sociologie.

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D’autant mieux reçu que Lahire, en ces mondes construits en littérature.


temps de crises éditoriales, insiste sur la Autrement dit, le second métier
mission historique de l’État (et de l’école, constitue un accès privilégié des écri-
donc) en vue du maintien d’une vie vains au monde social dont leurs œuvres,
littéraire. peu ou prou, donnent une image. Pen-
sons à Stendhal, à qui les fonctions
Parmi la diversité des manières d’être diplomatiques ont ouvert des horizons
écrivain, Lahire distingue trois grandes sociaux multiples; à Kafka, employé
«figures de joueurs» (p. 78): ceux qui d’assurances et fin connaisseur des
écrivent et publient en dilettantes, parmi logiques bureaucratiques; à Michel Vina-
128 de nombreuses autres activités (les ver, ancien cadre supérieur de Gillette,
joueurs occasionnels); ceux qui inves- qui met en scène le monde de l’entreprise
tissent l’essentiel de leur énergie dans la dans certaines de ses pièces; enfin, aux
littérature sans pour autant pouvoir s’y écrivains prolétariens qui ont évoqué de
consacrer entièrement (les mordus du jeu) l’intérieur les réalités de l’usine. Ainsi la
et ceux enfin qui gagnent leur vie, plus variété des trajectoires sociales des écri-
ou moins bien, par la littérature (les vains et celle de leurs seconds métiers
joueurs professionnels). Des entretiens avec serait-elle garante de la variété des «thè-
divers auteurs (dont Charles Juliet, mes et des styles» (p. 542). «On pourrait
Nicole Avril, Enzo Cormann, etc.) per- se demander, note Lahire, ce que serait
mettent ensuite d’examiner les variations une littérature produite exclusivement
individuelles de cette typologie. Lahire par des agrégés de lettres? une littérature
reprend l’idée bourdieusienne d’illusio produite exclusivement par des journa-
(le fait d’être pris au jeu) et la travaille listes?» (p. 543).
pour décrire le jeu littéraire comme un À l’heure où fleurit une littérature du
«immense concours diffus et incessant» 6e arrondissement, aux horizons inces-
pour la reconnaissance du statut d’écri- tueux, la question se pose et s’imposait.
vain et de la valeur littéraire. Loin d’être
un univers pacifique, celui-ci se mobilise Quelques éléments à mettre en débat,
autour de tentatives de distinction et de pour finir: renoncer à la notion de
différenciation. «champ littéraire» pour éviter les angles
morts de ce modèle peut sans doute
Qu’en est-il enfin de l’impact, sur la créa- renouveler le questionnement sur le
tion littéraire, de cette «condition» sujet. Mais le modèle bourdieusien
instable et déchirée? La diversité des contient aussi des finesses que l’on risque
expériences sociales résultant du double de perdre avec lui: Bourdieu (développé
métier est, selon l’auteur, un gage de la sur ce point par Alain Viala) signale
diversité des thèmes abordés et des divers effets de prisme entre le littéraire

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et le social, par le biais des genres tex- plusieurs instances, dont les genres litté-
tuels, de la langue, des institutions et de raires: non seulement les écrivains per-
l’auteur notamment. Il dépasse la théorie çoivent les genres dans une hiérarchie
marxiste du reflet en insistant sur les dynamique, mais ceux-ci suscitent aussi
médiations formelles propres à l’espace des revenus différenciés, tantôt élevés
littéraire (certaines œuvres se réfèrent (théâtre, scénario, roman historique),
moins au social qu’à la tradition des tantôt presque nuls (poésie). Poser cette
textes antérieurs, réactualisée et polémi- question, c’est appeler de nos vœux un
quement rejouée), sans négliger les tem- futur livre, dont La Condition littéraire
poralités propres à l’univers artistique. serait l’indispensable antichambre. a

En postulant que les «œuvres» sont 129


déterminées par le statut matériel des Jérôme Meizoz
écrivains, sans suggérer par quelles
méditations complexes, Lahire risque de Corey Robin
retrouver la théorie du reflet, inhérente La peur: histoire
à un modèle marxien. Tel n’est pas l’objet d’une idée politique
de La Condition littéraire, mais si par la Paris: Armand Colin, 2006 (édition originale amé-
suite cet ouvrage devait s’articuler à une
ricaine: 2004), 368 p.
sociologie des produits littéraires, de
telles questions ne manqueront pas de se
poser.
«Cela a rarement été souligné, mais la
En effet, contrairement aux travaux de peur est la première émotion ressentie
sociologie littéraire qui se donnent pour par un personnage dans la Bible». C’est
objet de comprendre les œuvres en rela- par cette considération que débute
tion avec leur contexte, Lahire n’aborde l’ouvrage original de Corey Robin traitant
pas de front, dans ce livre, les détermi- de la peur et de sa dimension politique au
nants sociologiques des choix esthé- sein de nos sociétés. Ce n’est qu’après
tiques ou idéologiques dans le jeu litté- avoir mangé le fruit défendu qu’Adam et
raire. Trop exclusivement laissées aux Ève furent pour la première fois saisis
poéticiens, ces questions concernent d’une émotion, qui se trouva être la peur,
pourtant, en dernière analyse, les socio- et purent commencer leur histoire – la
logues. Ainsi pourrait-on attendre plus nôtre souligne l’auteur (p. 11).
de développements sur la relation que
Lahire postule entre la «condition» La peur est le premier ouvrage important
matérielle des écrivains et leurs créations du jeune docteur de l’Université de Yale,
(p. 11). Cette relation n’est sans doute pas qui enseigne aujourd’hui la théorie
directe, mais médiée notamment par politique et le droit constitutionnel

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au Brooklyn College. L’essai de Robin est «individuel», comme la peur de l’avion


écrit à une époque où, depuis la fin de la ou de l’obscurité. L’auteur avance cepen-
Guerre froide au moins, les considéra- dant que certaines peurs «émanent de la
tions ayant trait à la «sécurité» prennent société ou exercent sur celle-ci leurs
de plus en plus de place dans le quotidien effets». Il en conclut qu’elles sont donc
de tout un chacun. Les préoccupations de nature plus politique qu’individuelle
sécuritaires se sont certainement encore (pp. 12-13). À partir de là, l’ouvrage
renforcées depuis les attentats du 11 sep- consiste à montrer comment la peur se
tembre 2001. De nombreux chercheurs conçoit, notamment chez certains pen-
s’accordent pourtant à dire que nous seurs; avant de mettre en évidence que la
130 n’assistons pas nécessairement à une peur est un instrument politique et un
véritable multiplication des menaces moyen de gouverner, ou, dit en termes
d’ordre sécuritaire. D’après ces derniers, foucaldiens, un mode de gouvernemen-
nous aurions plutôt affaire à une logique talité.
de «sécurisation» croissante de pro-
blèmes et d’enjeux qui n’étaient, par le L’exposé se divise en deux parties. La pre-
passé, pas perçus à travers le prisme de la mière, intitulée «histoire d’une idée»,
sécurité. L’ouvrage de Robin ne traite pas passe en revue la conception de la peur
en tant que tel de ce processus de «sécu- chez quatre grands penseurs, de Thomas
risation». Il y est plutôt question de ses Hobbes à Hannah Arendt, en passant par
corollaires, à savoir l’insécurité ou la Charles de Montesquieu et Alexis de Toc-
peur qui en résultent. De plus, l’auteur se queville. Robin y remarque l’influence du
concentre principalement sur les contexte politique sur «l’idée» que ces
années 60. Cependant, en analysant la auteurs ont de la peur. Cette démarche
façon dont une certaine insécurité est permet de noter d’emblée la dimension
construite et se diffuse dans la société à politique de la peur. L’auteur explique
cette époque-là, La peur permet de mieux ensuite comment la peur est considérée
mettre en lumière les mécanismes de comme une forme d’inquiétude pour l’un
sécurisation à l’œuvre aujourd’hui, ainsi des penseurs, ou encore comme une
que leurs répercussions sur la popula- forme de terreur, voir de terreur totale,
tion. pour d’autres. Outre la mise en évidence
du lien existant entre la représentation
À travers son ouvrage, l’ambition de de la peur et le contexte politique propre
Robin est d’exposer la façon dont une à l’époque de chaque penseur, cette pre-
émotion ressentie par toutes et tous, à mière partie souligne les apports de ces
savoir la peur, revêt dans certains cas une derniers, mais également leurs limites, à
dimension politique. La peur est avant une meilleure compréhension de la peur
tout perçue en tant que phénomène à caractère politique. En adoptant une

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approche plus socio-historique, la années 60. Robin va ainsi montrer


deuxième partie de l’ouvrage considère comment la peur est un instrument de
la question de la peur telle qu’elle s’est gouvernementalité au service de ceux
manifestée aux États-Unis ces dernières qu’il nomme les «élites politiques».
décennies. L’analyse se centre sur «la L’auteur met également en évidence les
peur quotidienne qui inhibe les choix différents canaux de diffusion de cette
politiques» (p. 198). L’auteur y montre la peur et de ses effets au sein de la «société
dimension répressive de la peur qui fai- civile».
sait dire à Martin Luther King en 1963:
«J’ai presque atteint la regrettable Enfin, Robin ne peut échapper à l’impact
conclusion que le plus grand obstacle du 11 septembre 2001 sur le libéralisme de 131
dans la marche des Noirs vers la liberté la peur aux États-Unis. L’ouvrage ne fait
ne réside pas dans le White Citizen’s cependant pas de cet événement son
Council ou le Ku Klux Klan, mais dans les objet central, l’essentiel du livre ayant été
Blancs modérés qui sont plus dévoués à conçu avant cette date. Loin de consti-
‹l’ordre› qu’à la justice; qui préfèrent une tuer une omission, c’est au contraire un
paix négative synonyme d’absence de éclairage intéressant qui est ainsi
tensions à une paix positive en appelant à apporté sur cet événement. L’analyse his-
la justice; et qui ne cessent de dire: torique de la peur qu’effectue l’auteur
‹Je suis d’accord avec l’objectif que vous permet en effet de mettre en évidence
poursuivez, mais je ne peux adhérer à vos que le cadre d’interprétation qui a
1
méthodes d’action» (p. 199) . dominé l’après-11 septembre s’est en
réalité développé bien avant cette date.
Afin de mener à bien cette étude des Il s’agit, selon Robin, d’un libéralisme de
effets répressifs de la peur qui inhibent l’inquiétude et d’un libéralisme de la terreur
les choix politiques des individus, Robin qui ont comme logique de fonction-
va analyser le rapport qui existe entre ce nement une dépolitisation du phéno-
sentiment et le contexte politique domi- mène terroriste (de la terreur), et qui
nant aux États-Unis, à savoir le libéra- écartent ainsi toute analyse politique
lisme politique. L’auteur y entrevoit (pp. 189-194). Mais encore, l’auteur
l’existence d’un libéralisme de la peur. remarque qu’après le 11 septembre, les
La suite du propos est dès lors consacrée élites politiques «ont tranquillement
à illustrer ce lien entre la peur et le tourné les 1
Martin Luther King Jr.,
«jeu libéral». Pour ce faire, l’auteur armes de la «Letter from Birmingham City
Jail», in James Melvin Washing-
prend appui sur une pléthore de pra- guerre anti-
ton (dir.), A Testament of Hope:
tiques sociales et politiques tirées princi- terroriste The Essential Writings and Speeches
of Martin Luther King Jr.,
palement de l’époque du maccarthysme contre les
New York: Harper Collins, 1986,
ainsi que des différentes révoltes des mouvements p. 295.

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qui, dans le pays, tentaient de renverser amène un éclairage de qualité sur son
le cours des choses». Il met ainsi en évi- objet d’étude. On pourra cependant
dence un usage de la peur où la regretter par moments une analyse
«menace» externe est utilisée comme quelque peu manichéenne et caricaturale
prétexte afin de réprimer la «menace» des «élites politiques» et de leur usage de
interne (p. 323). la peur. Néanmoins, l’analyse approfon-
die qu’opère Robin de cet objet original
Au final, l’ouvrage de Robin propose une offre sans nul doute une clé de lecture
lecture particulièrement convaincante et novatrice et bienvenue du fonction-
instructive du rapport existant entre la nement de nos systèmes politiques et
132 peur et le politique. Son approche, plus généralement du monde qui nous
mêlant à la fois théorie politique ainsi entoure. a

qu’analyse sociologique et historique, Lucas Oesch

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