Rahman Bâbâ
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Introduction
Rahman Baba est un poète mystique né en 1632, 1000 ans après la disparition du
prophète Mahomet (Sali Ullah ‘Aliya Wâlah-u Muhammad-u Salâm). De son vrai nom ‘Abd-
ur-Rahmân, ce célèbre poète afghan mourut à l’âge de 83 ans (en 1715, année de la mort de
Louis XIV). Cette rare longévité n’est vraisemblablement pas le fruit d’une ascèse
intransigeante. C’était un hédoniste, célébrant le vin, le haschisch et les femmes.
Rahman est enterré non loin de Peshawar (Province Frontière Nord-Ouest du
Pakistan). En 2009, les Talibans pakistanais ont dégradé son sanctuaire. Le traducteur de ces
fragments était allé y passer une après-midi avec des amis en 1991. Planté d’arbres chargés
de filets, le lieu était encore un havre de paix et un lieu de rencontre pour les poètes, les
musiciens, les mystiques, les danseurs ou même de simples spectateurs qui animaient le parc
dans la douceur de l’été. Les feuillages agités par le vent et chargés de présents pour les
oiseaux des environs bruissaient des trilles et des appels de la gent ailée .
L’œuvre dont je présente ici des extraits est un divan, ou recueil de poèmes. Il porte
profondément, dans sa thématique et dans son vocabulaire, l’empreinte de la culture persane
et le sceau de la tradition philosophique qui se perpétua en Iran sous les dehors d’une
mystique friande de symbolisme et férue de mots à sens caché.
Rahman affirme nonobstant sa croyance en une divinité unique et son obéissance aux
préceptes de Mahomet, son "guide" secourable. La richesse du texte se révèle dans la
profondeur de la réflexion et le sens de l’humour, alliant un stoïcisme héroïque à la plus
corrosive autodérision. Bien sûr, chacun y pourra trouver ce qu’il est à même d’y chercher et
les plus subtiles allusions échapperont aux esprits grossiers, qui n’y verront que des
provocations morales ou des allusions insolentes. Le fait est que ce poète n’était pas soucieux
de reconnaissance officielle et ne travaillait pas au service d’un souverain, mais se consacrait
entièrement à l’amour divin, équivalent du bel amour, s’adressant à l’aimée, qui n’est autre
que la divinité en personne (rab-ol-na‘a), sinon la déesse1 (rabat-ol- na‘wa).
L’œuvre de Rahman Baba est l’objet d’une grande vénération de la part des
intellectuels afghans et pakistanais. Elle est citée ou interprétée par les grands noms de la
chanson, témoin la divine Mahwash. Elle restera aussi fredonnée ou récitée par les amateurs,
tant qu’il restera des poètes dans le monde pachtoune.
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Le soufisme afghan est à la croisée de deux civilisations et deux courants de haute spiritualité, l’Inde et l’Iran.
Nul doute que la Grande Déesse ait pu rencontrer le Très-Haut lors des pérégrinations des ascètes et saints
hommes qui sillonnaient les chemins de la connaissance et les routes du sous-continent indien, où l’empereur
Akbar lui-même avait tenté de faire fusionner les religions et les mystiques présentes dans l’Inde moghole
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Dans la poésie populaire, de tradition orale, la contrainte est moindre : seules les sonorités doivent être
identiques. La rime peut alors ainsi, comme dans notre tradition littéraire occidentale, être portée par des mots
différents, aux sonorités semblables.
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La ponctuation, dans cet échantillon de poème, est quasiment absente. Nous avons
essayé de respecter cette convention, mais le travail de compréhension du texte en eût été
formidablement compliqué, dans certains cas. De même pour le style volontiers elliptique
(pour ne pas dire télégraphique) de certains poèmes : il a été tenté de conserver la nudité et le
dépouillement, même, parfois, de l’expression. Rahmân est un auteur populaire et certains de
ses poèmes le reflètent par ce trait : il utilise les mots du commun et les assemble parfois sans
effet de style, les jetant parfois sans précision syntaxique "en touffe et sans faire de bouquet",
comme dit Cyrano.
Cependant, le traducteur, en de rares occasions, a préféré ajouter un mot qui ne figure
pas dans l’original, plutôt que plonger le lecteur dans des interrogations ou le fatiguer par des
formules trop sèches. Libre au puriste de rétablir l’original de ce fragment, par exemple :
« Aucun de ceux qui n’ont pas [escaladé] les degrés de la science » (ma traduction), alors que
l’auteur a écrit : « Aucun de ceux qui n’ont pas les degrés de la science » (verset du poème 9,
Les savants sont de ce monde la lumière). Le mot ajouté figure entre crochets, ce qui permet
de le lire ou de l’oublier.
Poète de l’allusion, Rahmân Baba se joue des conventions grammaticales et des
complications stylistiques, mais il sait aussi jouer avec elles. S’il veut paraître savant, il sait
l’être et devient alors totalement abscons aux oreilles d’un locuteur pachtoune qui ne serait
pas frotté de culture persane. Le poème 605 (Ô sérénité de mon cœur, approche, approche !)
en est une parfaite illustration.
Khodây (Khodâ en persan) signifie Dieu. Il n’est pas traduit, non plus qu’Allah,
homonyme arabe. Rahman, nom du poète, signifie "Le Clément", "Le Miséricordieux".C’est
aussi, comme de nombreux noms arabo-musulmans, un des beaux noms de Dieu, qui figure
dès les premiers mots de l’exergue de la kalima, c’est-à-dire la profession de foi musulmane :
« Au nom d’Allah (Jalal Jalallah), Le Clément, Le Très-Clément. Point de Dieu, hormis La
Divinité Allah (Jalal Jalallah) et Mahomet (Sali Ullah ‘Aliya Wâlah-u Muhammad-u Salâm)
est Son Prophète ».
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Extraits du Divan de Rahman Bâbâ
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1
9
analphabètes,
Connaisseur de tous les secrets, il est mon
seigneur
(9)
Qu’elle soit du monde visible ou du monde
invisible ou des mondes intermédiaires
Aucune nouvelle ne lui échappe, il est mon
seigneur
(10)
Qu’il soit apparent ou occulté, ou même entre les
deux,
Tout savoir est en sa possession, il est mon
seigneur
(11)
Il n’a pas d’associé, dans son royaume,
Il est roi sans associés, il est mon seigneur
(12)
Il n’est pas victime de son unicité,
Par la grâce de l’Un, l’existence est nombreuse, il
est mon seigneur
(13)
Quel besoin y a-t-il que je le veuille en un autre
lieu
Puisque à côté de ma propre maison, il est mon
seigneur
(14)
Ils n’ont besoin de l’amitié de personne
Ceux dont il est l’ami, il est mon seigneur
(15)
Il n’a ni variation ni permutation, ô Rahman,
Toujours et à jamais il reste stable et immuable
10
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(9)
Mahomet est le phare des égarés
Il est Mahomet, une canne pour la main des
aveugles
(10)
S’il existe une clarté, il existe une obéissance à
Mahomet
Sinon il n’y a pas dans le monde d’autre clarté
(11)
Mahomet était pour les démunis et il est pour eux
un Sauveur
Il est Mahomet, le remède pour tous ceux qui
souffrent
(12)
Ne l’estime pas comme Khodây – sans nul doute il
est une créature humaine
Tous les autres attributs, en vérité, lui
conviennent
(13)
Moi Rahman, qui balaie la poussière devant la
porte de Mahomet,
Que Khodây ne me sépare pas de cette porte !
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9
13
plus bas.
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L’amour a de nouveau traversé le gué à bord de
mon cœur
(1)
L’amour a de nouveau traversé le gué à bord de
mon cœur
Et les affres de la séparation ont, de nouvelles
flammes, embrasé ma tête
(2)
Si le registre de mon propre destin était entre
mes mains,
J’aurais, encore une fois, en raison de tes
souffrances, anéanti ce registre
(3)
Je n’avais pas même saisi le nom de l’amitié
Que la séparation avait encore rassemblé ses
troupes en direction de moi
(4)
Après ma mort, je le sacrifierais à nouveau pour
toi
Si Khodây, au Jour Dernier, faisait renaître ce
corps mien
(5)
Toutes, les peines de la séparation se sont
évanouies de mon cœur,
Lorsque je vis, de mes yeux vis, à nouveau, ta
forme humaine
(6)
Dont le ciel avec des nuages avait caché la face,
Ce soleil, Khodây me le révéla à nouveau
(7)
Cette porte que mon rival avait bardée de
chaînes,
Mon propre ami me l’a ré-ouverte
(8)
15
Elle a raflé mon cœur, m’en privant par un seul
regard
Que Khodây me gratifie et me protège d’un autre
de ses regards !
(9)
Demeure obligé, Rahman, par la faveur de cette
union avec elle !
A-t-on vu la perle rentrer dans l’huître ?
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62
17
(8)
De quelle façon puis-je regarder le visage du
rival ?
Les gens de la tradition musulmane regardent-ils
jamais les chrétiens ?
(9)
La séparation du couple du canard brahmane et
de l’oie renard survient à minuit
Cancanage et espionnage advinrent entre toi et
moi à cause du visage du matin
(10)
Moi, Rahmân, regarde ce monde dévasté par
l’effet de ton visage
Que Khodây veuille ne surtout pas montrer sans
toi le visage du monde
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intime relation qui l’a emporté
(8)
Elles n’ont commis aucune injustice, si je dis la
vérité,
Les amantes ont emporté le cœur de Rahmân
avec son consentement
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109
21
C’est mille fois dommage qu’ils soient dispersés
en poussière
Les gens partis en de riantes vallées tressées5
d’écorce de santal
(7)
Ainsi Rahman retrouve le goût de la
fréquentation des gens en restant à l’écart
Ce goût tel qu’il n’est jamais, les gens, trouvés.6
5
Tentative de rendre la polysémie de [chawa /pl. obl. chawo], qui signifie à la fois "ouvrage tressé", "panier",
etc. mais aussi "vallon vert" et "canal d’irrigation". Par contre, nous n’avons pas retenu, bien que l’orthographe
soit identique [chewu] : "vent avec humidité ou neige".
6
Cette phrase est énigmatique. Sa syntaxe présente un problème impossible à résoudre, On pourrait croire à une
faute grammaticale, mais le traducteur préfère conserver le style elliptique de l’auteur, plutôt qu’interpréter « Un
goût tel que les gens trouvés ne l’ont jamais » ou « Ce goût tel qu’il n’est jamais aux gens trouvés » en suivant le
sens probable ou, autre option, en respectant l’aberration grammaticale « Les gens – la création, le peuple –
l’humanité – le monde – n’a jamais trouvé de goût pareil », ce qui revient à traduire : « Ce goût introuvable. ».
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7
Ils furent souverains de Delhi. Châh Bahlol, successeur d’Ibrahim Lodi, anima la dynastie royale expatriée
afghane des Lodi (1451-1526). Awrangzeb – le poète, comme pour l’épigraphe de sa signature en bas du poème,
a raccourci son nom – (1658-1707) détrôna et emprisonna son père, Châh Jahân, et commit des crimes fratricides
sur les princes de sang de l’empire moghol. De plus, il traita rudement l’aristocratie de son prédécesseur, y
compris Khoshhal Khan Khattak, plume prestigieuse de la littérature classique pachtoune, qu’il fit jeter en
prison.
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La fumée bleue est un dais sur ma tête et le
doha8 est mon trône
Je consomme la poussière et la fumée de ma
propre richesse comme un malang
(7)
Aussi pour que je devienne inconscient de mon
propre ego
Tourmenté par la séparation, j’aspire le bang à
pleines poignées
(8)
Comme celui qui apprécie les bonnes choses en
ce monde,
En bon vivant je consomme les poisons de la
cruauté de l’âme chérie
(9)
Sans une amante chérie, que tout devienne
poison en passant par ma gorge
Alors même que je ne mange que la cardamome
et le clou de girofle
(10)
Moi Rahman combien de temps tournerais-je
vivant dans le monde,
En ma ronde de papillon autour de la flamme
allumée ?
8
Lieu public où l’on enfouit la cendre, lieu béni pour les vagabonds, les malangs les premiers.
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Un jour ou l’autre, fin inéluctable,
Face à tes atrocités, moi, Rahmân, j’implorerai la
Grâce Divine.
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(7)
S’il faut, afin de retrouver l’aimée, le payer au
prix de sa tête,
Pour Rahman, c’est comme si c’était gratuit, le
prix n’est pas.
trouver un sens caché, sans doute l’aimée concernée (mais ne s’agit-il pas plutôt d’une hypostase divine ?)
n’était-elle plus une jeune fille à l’âge où Rahman écrivit ce poème. D’autres associations de ce type
apparaissent dans ce poème, dont l’une est assez intéressante sur le plan culturel : [rawâ], traduit, dans les deux
premiers vers, par "licite", est l’homographe d’un terme [r’wâ] qui signifie "The marriage procession of women
who accompany the bridgeroom to the house of the bride" (la procession des femmes qui accompagnent le futur
époux – ou prétendant – vers la maison de la future mariée, traduit d’après RAVERTY). Ce terme vient aussi,
forcément, à l’esprit du lettré, d’autant qu’il connaît une variante par inversion des consonnes [warâ], lequel
évoque [wârra], "tous", répété deux fois dans le poème (3-2 & 5-2 : "tous ces pleurs" et "toutes ces infidélités").
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mais qui se souvient d’eux ?
Or l’amour fit accéder Hîrâ et Rândja à une
éminente dignité.10
(8)
C’est ainsi que, les surpassant tous, lui fut
acquise la plus haute renommée
À lui, le rossignol, parce qu’il accepta la tyrannie
des fleurs…
(9)
Qu’as-tu appris des peines de la séparation de
l’aimée ?
Khodây a donné cette misère en partage aux
âmes soeurs.
(10)
Les amants implorent jusqu’aux chiens de leur
compagnon.
Qu’ai-je à faire du recensement de mes rivaux ?
(11)
Dès lors que moi, Rahmân, suis devenu le chantre
de ta beauté,
Grâce à toi le monde entier m’a couvert d’éloges.
10
L’idylle de ces personnages fait l’objet d’un conte. Hîrâ, petit dernier de la maison, quand survient la mort de
ses parents, continue à vivre aux dépens de ses frères. Ceux-ci décident de partager l’héritage. Ils lui attribuent
la plus mauvaise part. Rejeté par les siens, il part à l’aventure et croise les cinq Pirs, saints hommes et
magiciens. Ils lui demandent à boire et font apparaître une vache qu’il va traire pour eux. Les Pirs, en échange,
lui promettent la main de la princesse Hîr (Rândja). Engagé, plus tard, au service d’un roi, c’est alors qu’il la
rencontre. Inspirée par un rêve, elle entend Jésus lui annoncer qu’elle aimera Hîrâ. Hîr et son amant Hîrâ
s’enfuient alors sur une île. Mais le père de la princesse parvient à l’arracher des bras de Hîrâ afin de la marier
à un prince de son rang. Lorsqu’elle arrive en palanquin sur les lieux de la noce, les Pirs l’enlèvent et
l’emmènent avec son amant à La Mekke, où ils vécurent heureux. Cette histoire, attestée au XVI° s., provient du
Penjab, riche province située sur le cours supérieur de l’Indus, coupée en deux par la frontière indopakistanaise.
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Tout ce texte est truffé de substantifs et d’adjectifs substantivés étrangers, principalement persans ou arabes,
introuvables dans un dictionnaire de pachto. Ils introduisent un certain mystère dans l’atmosphère intimiste du
poème. La spiritualité iranienne l’imprègne très fortement, tandis que, lancinante, la musique des verbes
pachtounes rythme cette incantation dont le sen profond n’est accessible qu’aux lettrés férus de soufisme.
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Dans le texte original figure un mot hindi (langue officielle de l’Inde / Bharat), signifiant à la fois "pays" et
"village".
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(7)
Visage de fée, sanglots de jacinthe, prestance de
l’ange
Odeur d’ambre, couleur de tulipe, approche,
approche !
(8)
Permets jusqu’à la nuit durant, sans toi, le jour
devient nuit pour moi
Pleine lune de Rahman, approche, approche !
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(8)
Puisque tu te comptes au nombre des
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chercheurs de ce qui est recherché
Ô Rahman, d’abord sois-en digne, ensuite trouve-
le !
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Le mot traduit par "chercheur" se dit en pachto /tâléb/, mot qui vient de l’arabe /tâlib/ et que l’on a de nos
jours coutume de traduire par "étudiant en religion". Dans l’esprit de la plupart de nos contemporains, il signifie
tout bonnement "terroriste". L’évolution sémantique d’un mot a rarement connu des voies aussi chaotiques...
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Dans la typologie du cheminement mystique des soufis, c’est l’étape ultime : la disparition, l’évaporation, la
volatilisation du sujet, totalement uni à la divinité, avec laquelle il ne fait plus qu’un.
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Ou si l’on veut, l’amour courtois, c’est-à-dire la plus grande abnégation envers l’aimée, à qui l’on adresse une
affection proche de la dévotion. Façon plus élégante de rendre le sens du mot pachto (‘âshéqi) qui signifie "chose
des amants", "situation des amants" "condition des amants". Le français, pauvre en la matière n’a qu’un mot,
"amour", qui restitue bien mal le caractère spécifique du lien qui nit deux amants.
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Puisses-tu ne pas être absorbé dans la
contemplation, à la façon de Rahman !
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