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N° 221

SÉNAT
SESSION ORDINAIRE DE 2007-2008

Rattaché pour ordre au procès-verbal de la séance du 8 février 2008


Enregistré à la Présidence du Sénat le 27 février 2008

RAPPORT D’INFORMATION

FAIT

au nom des délégués élus par le Sénat à l’Assemblée parlementaire du


Conseil de l’Europe (1) sur le colloque organisé le 11 décembre 2007 sur
l’enseignement des littératures européennes,

Par M. Jacques LEGENDRE,

Sénateur.

(1) Cette délégation est composée de : M. Denis Badré, Mme Josette Durrieu, MM. Francis
Grignon, Jacques Legendre, Jean-Pierre Masseret et Philippe Nachbar, délégués titulaires ; MM. Laurent
Béteille, Jean-Guy Branger, Michel Dreyfus-Schmidt, Jean-François Le Grand, Yves Pozzo di Borgo et
Roland Ries, délégués suppléants.
-3-

SOMMAIRE

Pages

Message de M. Christian PONCELET, Président du Sénat de la République française ........... 5

OUVERTURE
Ouverture des travaux par M. Jacques LEGENDRE Ancien ministre, Sénateur,
Président de la Commission de la Culture, de la Science et de l’Éducation du Conseil de
l’Europe ................................................................................................................................................... 7

Allocution de M. Tzetvan TODOROV, Essayiste français d’origine bulgare.............................. 11

CLARIFICATION DES CONCEPTS : Littérature ou littératures européenne(s)


Littératures des pays européens ou des langues européennes au-delà de l’Europe
Littérature et identité culturelle (nationale, minoritaire, etc.)............................................................. 15

FACILITER L’ACCÈS À TOUTES LES LITTÉRATURES EUROPÉENNES ......................... 35

TRADUCTION ...................................................................................................................................... 47

PÉDAGOGIE : L’enseignement de littérature(s) Identification des canons littéraires


Littératures nationale, linguistique et du monde Doctorats européens .................................................... 59

L’AIDE À LA DIFFUSION : L’APPORT DES NOUVELLES TECHNOLOGIES


Édition et nouvelles technologies Prix littéraires ..................................................................................... 67

CONCLUSIONS INTÉRIMAIRES ...................................................................................................... 81

LISTE DES PARTICIPANTS ............................................................................................................... 87

AVANT-PROJET DE RECOMMANDATION ................................................................................... 89


-5-

Message
de M. Christian PONCELET,
Président du Sénat de la République française

Le colloque a bénéficié du Haut Patronage du Président du Sénat de


la République française, qui a bien voulu adresser aux participants un message
dont M. Jacques LEGENDRE a donné lecture à l’ouverture des travaux :

« C’est pour le Sénat une grande joie et un honneur d’accueillir


aujourd’hui ce colloque. Je vous souhaite une très cordiale bienvenue au
Palais du Luxembourg et je remercie mon collègue et ami, M. Jacques
Legendre, d’avoir accepté de vous lire ce court message.

Le thème retenu pour ce colloque souligne « l’ardente obligation »


qui nous incombe de mieux faire connaître aux citoyens de toute l’Europe les
richesses de leur patrimoine littéraire, dans sa diversité comme dans sa
modernité.

Mieux connues et donc mieux partagées, les grandes œuvres de la


littérature européenne apporteront leur pierre à la mémoire commune. Elles
renforceront les affinités et les connivences qui rapprochent les citoyens de
toute l’Europe, soucieux de conserver une identité dans un monde globalisé.

Je suis sûr que vos échanges sur ces sujets, et sur d’autres, seront
fructueux.

Je forme les vœux les plus sincères pour le succès de votre rencontre
et de vos travaux, en espérant que vous garderez de votre passage au Sénat un
excellent souvenir et que vous serez ainsi incités à y revenir. »
-7-

OUVERTURE

Ouverture des travaux


par M. Jacques LEGENDRE
Ancien ministre, Sénateur, Président de la Commission
de la Culture, de la Science et de l’Éducation
du Conseil de l’Europe

« Je vous souhaite la bienvenue.

Pour ma part, je dirai que ce colloque vient à son heure. Il se veut


une contribution à une réflexion sur la place que tient la littérature – les
littératures – de l’Europe dans l’identité européenne et il est organisé à
l’initiative de la Commission de la Culture de l’Assemblée Parlementaire du
Conseil de l’Europe, qui rassemble 47 pays de la plus grande Europe.

Il y a plusieurs mois déjà que j’ai proposé au Bureau de notre


Assemblée l’organisation de ce débat qui devait initialement comprendre deux
colloques, à Torun, en Pologne, puis à Paris. Il a fallu annuler la réunion de
Torun en raison des élections législatives anticipées en Pologne. Nous le
regrettons mais les orateurs prévus qui pouvaient venir à Paris ont été invités
aujourd’hui.

Ce débat est très actuel. Dans un journal français du 8 décembre,


l’auteur d’une chronique intitulée : Europe, ta culture fout le camp !
explique : « dans tous les cas, la culture transmise [en Europe] n’irrigue plus
l’ensemble des activités et des programmes scolaires... L’Europe souffre
moins d’une crise de la création que de la transmission – les talents y sont plus
nombreux et divers que jamais. L’obstacle est donc sa capacité de les
assumer. »

Eh bien, notre colloque doit nous permettre aujourd’hui de clarifier


des concepts. Au-delà, les membres de l’Assemblée parlementaire doivent
prendre leurs responsabilités d’élus politiques et faire en sorte que la
transmission de la culture soit assurée à l’école et à l’université.

De quoi parlons-nous. De la littérature européenne ou des


littératures européennes ? De la littérature des pays européens ou des
littératures s’exprimant dans une des langues européennes pour traduire
éventuellement des idées ou des approches non européennes ?
-8-

Nous avons demandé à une équipe d’universitaires de nous aider à


préparer ce colloque. Dès 1992, Mme Benoît et M. Fontaine ont publié un
Manuel Universitaire d’Histoire de la littérature européenne, qui existe en
plusieurs langues et dont une nouvelle édition vient de sortir. Un « réseau
universitaire des lettres européennes », que préside Mme Maryla Laurent,
rassemble des spécialistes de tous les pays européens. Mais suffit-il qu’on en
rédige un manuel pour qu’existe une littérature européenne ?

Ne faut-il pas plutôt parler de l’interaction des littératures des pays


européens qui se fécondent et réagissent, comme je l’ai appris à l’Université
en cours de littérature comparée ?

Comment qualifier une littérature s’exprimant dans une langue


européenne pour rendre compte des vibrations d’un autre continent ? J’ai
enseigné le français en Afrique. J’admire Léopold Sédar Senghor. Mais c’est
bien sa négritude qu’il entend exprimer avec les mots du français. Peut-on le
considérer comme un écrivain européen ?

Nous avons aussi voulu éviter une injustice. Nous souhaitons que les
chefs d’oeuvre, au moins des littératures européennes, soient portés à la
connaissance du maximum d’Européens. Bien évidemment des noms viennent
à l’esprit : Cervantès, Dante, Voltaire, Tolstoï, Goethe, Shakespeare. Mais les
langues de moindre diffusion ont aussi produit des chefs d’œuvre. Comment
les traduire, comment les éditer ? Les nouvelles technologies de la
communication doivent nous aider. Comment ? Où en sommes nous ?

Je pose ici beaucoup de questions. Mais j’ai une certitude : la


fréquentation des livres aide à vivre. Montesquieu disait qu’il n’est pas de
chagrin qu’une heure de lecture n’eût dissipé. Dans l’immense trésor des
poèmes, des comédies, des tragédies, des romans, des nouvelles et même des
chansons exprimées dans les diverses langues des États du Conseil de
l’Europe, chacun de nos 800 millions de concitoyens peut trouver les
correspondances secrètes avec ses propres rêves, ses aspirations, ses désirs
d’échanger aussi avec d’autres hommes sur d’autres continents, et peut être
enrichir à son tour le trésor commun de nouvelles créations.

Il ne s’agit pas d’une nécessité scolastique, encore moins de


l’exaltation de particularismes irréconciliables.

Il n’existe pas de littérature de la Tour d’Ivoire – qu’on songe aux


florilèges qui ont nourri des générations d’Européens, de Daphnis et Chloé de
Longus, prototype du roman, aux frères Karamazov avec lesquels nous avons
plongé dans les tourments humains.
-9-

Qui peut fixer les limites de l’invention littéraire ? Jean de la


Fontaine eut ses modèles antiques. Et où est né Don Juan ? A Séville ou sous
la plume de Molière avant d’inspirer le chef d’oeuvre de Mozart ? Roméo et
Juliette sont-ils nés de la seule inspiration de Shakespeare ? Autant de
légendes, d’influences, d’inspirations réciproques qui ont vivifié, d’âge en
âge, autant de chefs d’œuvre échappant à tout régionalisme étroit.

Je crois profondément que si on ne construit rien de respectable sur


la censure des voix singulières ni sur l’uniformisation de leurs expressions
linguistiques originales, l’universel parle à chacun de nous à travers mille
récits nés de mille régions, de mille situations, de mille tempéraments, de
styles bien individualisés s’influençant d’ailleurs d’époque en époque.

Il nous appartient, chers amis, auteurs, éditeurs, traducteurs,


spécialistes de la numérisation, d’illustrer cette nécessité d’étendre et
d’échanger le meilleur des créations littéraires accessibles dans les langues
de la grande Europe pour vivre les bonheurs, et parfois les consolations, que
nous ont apportés et nous apportent les écrivains.

Ce Colloque prépare l’adoption d’une recommandation par


l’Assemblée Parlementaire du Conseil de l’Europe mais il doit être aussi bien
plus : un manifeste en faveur de la restitution à tous les jeunes européens des
racines littéraires de leur culture commune. »
- 11 -

Allocution de M. Tzetvan TODOROV,


Essayiste français d’origine bulgare

« Que peut la littérature ? A cette question redoutable, j’ai envie de


répondre : beaucoup. Elle peut nous tendre la main quand nous sommes
profondément déprimés, nous conduire vers les autres êtres humains, nous
faire mieux comprendre le monde et nous aider à vivre. Ce n’est pas qu’elle
soit, avant tout, une technique de soins de l’âme ; mais, révélation du monde,
elle peut aussi transformer chacun de nous de l’intérieur. La littérature a un
rôle vital à jouer ; mais il faut pour cela la prendre en ce sens large et fort qui
a prévalu en Europe jusqu’à la fin du XIXe siècle et qui est marginalisé
aujourd’hui, alors qu’est en train de triompher une conception inutilement
réduite. Le lecteur ordinaire, qui continue de chercher dans les œuvres de
quoi donner sens à sa vie, a raison contre les professeurs, critiques et
écrivains qui lui disent que la littérature ne parle que d’elle-même, ou qu’elle
n’enseigne que le désespoir. S’il n’avait pas raison, la lecture serait
condamnée à disparaître à brève échéance.

Comme la philosophie, comme les sciences humaines, la littérature


est pensée et connaissance du monde psychique et social que nous habitons.
La réalité que la littérature aspire à comprendre est, simplement, l’expérience
humaine : la littérature est la première science humaine. C’est pourquoi on
peut dire que Dante ou Cervantès nous apprennent au moins autant sur la
condition humaine que les plus grands sociologues et psychologues, et qu’il
n’y a pas d’incompatibilité entre le premier savoir et le second. Tel est le
genre commun de la littérature ; mais elle a aussi des différences spécifiques.

Une première opposition met en regard le particulier et le général,


l’individuel et l’universel. Que ce soit par le monologue poétique ou par le
récit, la littérature fait vivre des expériences singulières ; la philosophie, elle,
manie des concepts. L’une préserve la richesse et la diversité du vécu, l’autre
favorise l’abstraction, qui lui permet de formuler des lois générales. C’est ce
qui fait qu’un texte est plus ou moins facile à absorber. L’Idiot de Dostoïevski
peut être lu et compris par d’innombrables lecteurs, provenant d’époques et
de cultures fort différentes ; un commentaire philosophique du même roman
ou de la même thématique ne serait accessible qu’à la minorité habituée à ce
genre de textes. Mais, pour ceux qui les comprennent, les propos du
philosophe ont l’avantage de présenter des propositions sans équivoque, alors
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que les péripéties vécues par les personnages du roman ou les métaphores du
poète se prêtent à des interprétations multiples.

En figurant un objet, un événement, un caractère, l’écrivain n’assène


pas une thèse, mais incite le lecteur à la formuler : il propose plutôt qu’il
n’impose, il laisse donc le lecteur plus libre et en même temps l’incite à
devenir plus actif. Par un usage évocateur des mots, par un recours aux
histoires, aux exemples, aux cas particuliers, l’œuvre littéraire produit un
tremblement de sens, elle met en branle notre appareil d’interprétation
symbolique, elle réveille nos capacités d’association et provoque un
mouvement dont les ondes de choc se poursuivent longtemps après le contact
initial.

À tout moment, le membre d’une société est immergé dans un


ensemble de discours qui se présentent à lui comme des évidences, des dogmes
auxquels il devrait adhérer. Ce sont les lieux communs d’une époque, les idées
reçues qui composent l’opinion publique, les habitudes de pensée, poncifs et
stéréotypes, qu’on peut appeler aussi « idéologie dominante » ou préjugés.
Depuis les Lumières, nous pensons que la vocation de l’être humain exige de
lui qu’il apprenne à penser par lui-même, au lieu de se contenter des visions
du monde toutes faites. Mais comment y parvenir ? Dans l’Émile, Rousseau
désigne ce processus d’apprentissage par l’expression « éducation négative »
et suggère de garder l’adolescent loin des livres, afin de lui éviter toute
tentation d’imiter les opinions des autres. On peut toutefois raisonner
autrement. Les idées reçues, surtout de nos jours, n’ont pas besoin de livres
pour s’emparer de l’esprit du jeune sujet : la télévision est passée par là ! Les
livres qu’il s’approprie, en revanche, pourraient l’aider à quitter les fausses
évidences et à libérer son esprit. La littérature a un rôle particulier à jouer
ici : à la différence des discours religieux, moraux ou politiques, elle ne
formule pas un système de préceptes ; pour cette raison, elle échappe aux
censures qui s’exercent sur les thèses formulées en toutes lettres. Les vérités
désagréables – pour le genre humain auquel nous appartenons ou pour nous-
même – ont plus de chance d’accéder à l’expression dans une œuvre littéraire
que dans un ouvrage philosophique ou scientifique.

Une frontière sépare donc le texte d’argumentation non du texte


d’imagination, mais de tout discours, qu’il soit fictif ou véridique, décrivant
un univers humain particulier autre que celui du sujet : l’historien,
l’ethnographe, le journaliste se retrouvent ici du même côté que le romancier.
Tous ils participent à ce que Kant, dans un chapitre fameux de la Critique de
la faculté de juger, considérait comme un pas obligé de la marche vers un
sens commun, autant dire vers notre pleine humanité : « penser en se mettant à
la place de tout autre être humain ». Penser et sentir en adoptant le point de
vue des autres, personnes réelles ou personnages littéraires, cet unique moyen
de tendre vers l’universalité, nous permet d’accomplir notre vocation. C’est
- 13 -

pourquoi il faut encourager la lecture par tous les moyens – y compris celle de
livres que le critique professionnel considère avec condescendance, sinon
avec mépris, depuis Les trois mousquetaires jusqu’à Harry Potter : non
seulement ces romans populaires ont amené à la lecture des millions
d’adolescents, mais de plus ils leur ont permis de se construire une première
image cohérente du monde, que, rassurons-nous, les lectures suivantes
amèneront à nuancer et à complexifier.

On doit entendre ici la littérature en son sens large, en se souvenant


des limites historiquement mouvantes de la notion. On ne tiendra donc pas
pour dogme inébranlable les axiomes un peu fatigués des derniers
romantiques, selon lesquels l’étoile de la poésie n’aurait rien de commun avec
la grisaille du « reportage universel », produit par le langage ordinaire.
Reconnaître les vertus de la littérature ne nous oblige pas de croire que « la
vraie vie, c’est la littérature » ou que « tout au monde existe pour aboutir à un
livre », dogme qui exclurait de la « vraie vie » les trois quarts de l’humanité.

On voit qu’il s’agit là d’une ambition bien plus forte que celle qui est
proposée dans l’enseignement scolaire. Les changements qu’elle implique
auraient du reste des conséquences immédiates sur leurs débouchés. L’objet
de la littérature étant la condition humaine même, celui qui la lit et la
comprend deviendra, non un spécialiste en analyse littéraire, mais un
connaisseur de l’être humain. Quelle meilleure introduction à la
compréhension des conduites et des passions humaines qu’une immersion
dans l’œuvre des grands écrivains qui s’emploient à cette tâche depuis des
millénaires ? Et, du coup : quelle meilleure préparation aux multiples
professions ayant trait aux rapports entre hommes, au comportement des
individus et des groupes ? Si l’on entend ainsi la littérature et si l’on oriente
ainsi son enseignement, quelle aide plus précieuse pourrait trouver le futur
étudiant en droit ou en sciences politiques, le futur travailleur social ou
intervenant en psychothérapie, le futur historien ou sociologue ? Avoir comme
professeurs Shakespeare et Sophocle, Dostoïevski et Proust, n’est-ce pas
profiter d’un enseignement exceptionnel ? Et ne voit-on pas qu’un futur
médecin, en vue de l’exercice de son métier, aurait plus à apprendre de ces
mêmes professeurs que des concours mathématiques qui déterminent
aujourd’hui sa destinée ? Les études littéraires trouveraient ainsi leur place
au sein des humanités, à côté de l’histoire et de la philosophie, toutes ces
disciplines faisant progresser la pensée à travers l’étude du passé, constitué
tant par les œuvres que par les doctrines, par les événements politiques que
par les mutations sociales, par la vie des peuples comme par celle des
individus.

Si l’on accepte cette finalité de l’enseignement littéraire, lequel ne


servirait plus à la seule reproduction des professeurs de lettres, l’entente sur
l’esprit dans lequel il doit être conduit devient facile : il faut inclure les
- 14 -

œuvres du passé dans le grand dialogue entre les hommes, engagé depuis la
nuit des temps et dont chacun d’entre nous participe encore. « C’est dans cette
communication inépuisable, victorieuse des lieux et des temps, que s’affirme
la portée universelle de la littérature », écrivait le grand historien de la
littérature Paul Bénichou.

Si je me demande aujourd’hui pourquoi j’aime la littérature, la


réponse qui me vient spontanément à l’esprit est : parce qu’elle m’aide à
vivre. Je ne lui demande plus tant, comme dans l’adolescence, de m’épargner
les blessures que je pourrais subir lors des rencontres avec des personnes
réelles ; plutôt que d’évincer les expériences vécues, elle me fait découvrir des
mondes qui se placent en continuité avec elles et me permet de mieux les
comprendre. Je ne crois pas être le seul à la voir ainsi. Plus dense, plus
éloquente que la vie quotidienne mais non radicalement différente, la
littérature élargit notre univers, nous incite à imaginer d’autres manières de
le concevoir et de l’organiser. Nous sommes tous faits à partir de ce que nous
donnent les autres êtres humains : nos parents d’abord, ceux qui nous
entourent ensuite ; la littérature ouvre à l’infini cette possibilité d’interaction
avec les autres et nous enrichit donc infiniment. Elle nous procure des
sensations irremplaçables qui font que le monde réel devient plus chargé de
sens et plus beau. Loin d’être un simple agrément, une distraction réservée
aux personnes éduquées, elle permet à chacun de mieux accomplir sa vocation
d’être humain.

Le continent européen porte le nom d’une jeune fille, Europe, qui


aurait été enlevée par Zeus transformé en taureau, et abandonnée sur l’île de
Crète, où elle donna naissance à trois fils. Mais Hérodote raconte une version
beaucoup plus réaliste de la légende. D’après lui, Europe, fille du roi Agenor
de Phénicie (terre correspondant au Liban actuel), a été enlevée, non par un
dieu, mais par des hommes bien ordinaires, des Grecs de Crête. Elle y vécut
ensuite, donnant naissance à une dynastie royale. C’est donc une Asiatique
venue vivre sur une île de la Méditerranée qui donnera son nom au continent.
Cette appellation semble annoncer, depuis les temps les plus reculés, la future
vocation du continent. C’est une femme doublement marginale qui en devient
l’emblème : elle est d’origine étrangère, une déracinée, une immigrée
involontaire ; et elle habite aux confins, loin du centre des terres, sur une île.
Les Crétois en ont fait leur reine ; les Européens, leur symbole. Le pluralisme
des origines, l’ouverture aux autres sont devenus la marque de l’Europe et
fondent la spécificité de la littérature européenne. A nous, adultes, incombe le
devoir de transmettre aux nouvelles générations cet héritage fragile.
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CLARIFICATION DES CONCEPTS :

Littérature ou littératures européenne(s)


Littératures des pays européens ou des langues européennes
au-delà de l’Europe
Littérature et identité culturelle (nationale, minoritaire, etc.)

M. le PRÉSIDENT : J’ouvre sans plus tarder notre première table


ronde, qui est destinée à clarifier les concepts.

M. Guy FONTAINE, expert consultant, co-directeur du « Manuel


d’histoire de la littérature européenne » : Que resterait-il de l’Europe, cette
vieille dame au cœur fragile, si disparaissaient d’un coup les ligaments
politiques et institutionnels qui l’ont tenue depuis plus d’un demi-siècle ? »
s’interroge Raphaëlle Rérolle, Prix de la critique littéraire européenne, dans sa
contribution au tout nouveau Manuel d’Histoire de la Littérature Européenne.

La réponse est à trouver du côté de la littérature, et de son


enseignement en tant que science humaine majeure, qui donnent chair et verbe
à ce qui ne serait, sans eux, que construction administrative et langage
technocratique désincarnés.

« Avoir comme professeurs Shakespeare et Sophocle, Dostoïevski et


Proust », écrit Tzvetan Todorov dans La Littérature en péril « n’est-ce pas
profiter d’un enseignement exceptionnel ? »

L’apprentissage de la littérature européenne, comme école de vie,


comme institut de formation à la citoyenneté européenne : voilà l’une des
ambitions que nous pourrions nous assigner, à l’issue de nos travaux. Mais
pour arriver à cette fin, toute sorte d’hypothèques doivent être levées, tout un
parcours doit être accompli, et ce colloque que tient l’Assemblée
Parlementaire du Conseil de l’Europe, à l’initiative du Président Jacques
Legendre, en jalonne les principales étapes.

Le concept de littérature européenne va-t-il de soi ? Est-il, au


contraire une utopie ?

Quelles sont les résistances fondamentales qui empêchent de parler de


« littérature européenne » alors que les guides des études de toutes les
universités du continent proposent l’approche de la « littérature américaine »
ou de la « littérature latino-américaine », par exemple ?
- 16 -

Nous entendrons, sur ces points, le point de vue du Professeur


Tim Beasley-Murray et du romancier espagnol José Manuel Fajardo.

J’évoquerai, pour ma part, l’outil pédagogique que nous avons mis au


point, Annick Benoit et moi-même : Lettres Européennes, Manuel d’Histoire
de la Littérature Européenne, fruit de la collaboration de plus de 200
universitaires de toute l’Europe, travail entrepris depuis 1987 par le réseau
Lettres Européennes.

Une seconde étape, vers l’apprentissage de la littérature européenne


comme école de formation à l’identité culturelle européenne, est le respect de
la polyphonie linguistique de tous les pays d’Europe.

Dans les pays des Balkans, comme dans les pays méditerranéens, ou
en Europe de l’Ouest, ces langues poursuivent leur évolution millénaire,
porteuse de l’identité des peuples qui les parlent : c’est le propos de la
romancière Ipollita Avalli, des professeurs Cunningham et Bechstein.

Il revient au traducteur de rendre justice à cette polyphonie : la


traduction littéraire est un vecteur de communication interculturelle, nous dira
Maryla Laurent, traductologue, Présidente du réseau universitaire Lettres
Européennes. Et le professeur Elzbieta Skibinska, qui a dirigé la traduction
vers le Polonais du Manuel d’Histoire de la Littérature Européenne, indiquera
à quel point la traduction est à la fois une nécessité et une urgence « pour
arriver à constituer un fonds commun, celui d’une liste de lectures requises
pour tout Européen, dans toutes les langues parlées en Europe. »

Nous pourrons ainsi aborder l’étape de la pédagogie : les professeurs


Martine De Clercq, Josef Jarab, et Peter Schnyder nous inviteront à voyager,
entre la Weltliteratur et les littératures d’Europe, vers les rives d’une vision et
donc d’un enseignement concrets de la littérature européenne.

Pour que cette pérégrination pédagogique atteigne et explore toutes


les rives de l’Europe, l’étape ultime de la démultiplication et de la diffusion
doit être abordée. Pour Vera Michalski, Arnaud Beaufort, Alain Absire et
Laure Pécher, l’édition est un formidable démultiplicateur du dialogue
culturel, et les nouvelles technologies sont un défi vertigineux à tous les
niveaux de la chaîne de l’écrit.

Puis viendront les premières conclusions de ce colloque sur


l’enseignement des littératures d’Europe, « colloquy on the teaching of
european literature », dit, au singulier, le programme officiel en anglais. Et
cette pluralité, cette singularité, dans deux traductions d’un même intitulé,
sont emblématiques des interrogations qui fondent l’Europe singulière et
plurielle. Ces conclusions intérimaires seront tirées par M. le sénateur Jacques
- 17 -

Legendre, l’initiateur de la recommandation et de la résolution prochainement


soumises au vote de l’Assemblée Parlementaire du Conseil de l’Europe et par
Mme la Présidente Vaira Vike-Freiberga, à qui je dois des remerciements
particuliers : elle a consacré la semaine qui a immédiatement suivi la fin de
son mandat de Présidente de la République de Lettonie à rédiger, à notre
demande, la préface de notre Manuel d’Histoire de la Littérature Européenne.

Lettres Européennes, le premier Manuel d’Histoire de la Littérature


Européenne est un ouvrage collectif auquel participent plus de
200 universitaires de toute l’Europe. Quand nous avons, Annick Benoit et
moi-même, voilà un peu plus de vingt ans, commencé à esquisser ce projet,
nous avons été stupéfaits de constater qu’il n’existait depuis des décennies
aucun ouvrage de référence présentant la littérature européenne comme une
entité. Des pratiques pédagogiques de littérature comparée existaient bien : on
pouvait demander à des étudiants de comparer la folie de Roi Lear de
Shakespeare et celle de Henri IV de Pirandello. Certains pays d’Europe étaient
plus ouverts que d’autres à la littérature universelle : je pense à la Pologne, par
exemple. D’autres systèmes pédagogiques européens soucieux de développer
l’agilité linguistique de leurs élèves et étudiants, n’hésitaient pas à combiner
apprentissage d’une langue étrangère et approche de la littérature dans cette
langue ; je pense aux pays Scandinaves, aux Pays-Bas, par exemple.

Mais je reviens à notre stupéfaction, non, il n’existait aucun ouvrage


de référence proposant ceci à 800 millions de citoyens européens : connaître
les racines, l’histoire et l’actualité de la production littéraire de l’Europe où ils
habitent.

« L’Europe n’a pas réussi à penser sa littérature comme une unité


historique et je ne cesserai de répéter que c’est là son irréparable échec
intellectuel » écrit, en 2005, le romancier tchèque Milan Kundera.

Qu’on lise Marguerite Yourcenar, William Shakespeare, ou Yuri


Andrukhovych, en omettant le prisme européen, nous voici en effet en
situation d’échec : au XXe siècle en France, au XVIIe siècle en Angleterre, au
XXIe siècle en Ukraine, le maillage européen existait et existe. Pourquoi
détricoter l’Europe ? C’est ainsi que Marguerite Yourcenar, quand elle a
exploré sa généalogie flamande depuis les confins du Nord de l’Amérique, a
emprunté le titre de sa trilogie le Labyrinthe du Monde, à Comenius, un
penseur de Bohème. C’est ainsi que le dramaturge anglais Shakespeare a
trouvé l’intrigue de Hamlet chez Saxo Grammaticus, historien danois. C’est
ainsi que le romancier ukrainien Yuri Andrukhovych, amoureux des mots, de
leur sonorité et de leur explosion jubilatoire, revendique une filiation vieille de
cinq siècles avec l’humaniste français Rabelais.
- 18 -

Ce sont ces héritages, ces parrainages, ces lignages, que veut mettre
en évidence Lettres Européennes, Manuel d’Histoire de la Littérature
Européenne. Pourquoi refuser à la pédagogie de la littérature ce qui est non
seulement admis mais considéré comme indispensable dans le domaine de la
culture musicale ou picturale par exemple ? Les hasards de la vie font que
j’habite en face de l’Angleterre : je ne puis imaginer d’aller chez un ami
britannique dont la discothèque serait uniquement constituée d’œuvres de
Dowland, de Purcell, d’Elgar, et de Britten. Même chose pour un Français qui
n’écouterait que du Lully, du Couperin, du Berlioz et du Maurice Ravel. Le
cas de figure ne se rencontre pas, parce que l’imprégnation musicale et
l’imprégnation picturale en Europe ne sont pas ethnocentriques.

Mais, me direz-vous, la consanguinité de la littérature et de la langue


font que l’apprentissage de l’identité nationale doit passer par la
familiarisation avec la littérature nationale. Soit. Mais c’est au nom d’un tel
apprentissage que l’étudiant français de 18 ans ne connaît, à d’infimes
exceptions près, ni Goethe, ni Gunther Grass, ni Saxo Grammaticus, ni Svend
Age Madsen, ni Cicéron, ni Erri de Luca, ni les Doinos, ni Imants Ziedonis.

Pourquoi ne pas considérer que toute littérature produite en Europe


est d’abord le résultat d’un maillage, qui doit quelque chose au reste du
monde, quelque chose aux héritages biblique, celtique, greco-romain,
arabo-andalou, quelque chose aux incessants conflits, à l’incessante circulation
des idées qui donnent à la littérature européenne ce qui fait sa singularité : un
caractère pluriel ?

Enseignement des littératures européennes ? Teaching of European


Literature ? Je n’ai pas choisi. Notre ouvrage s’appelle Lettres Européennes
(pluriel), Manuel d’Histoire de la Littérature Européenne (singulier).

M. le PRESIDENT : Je vous remercie. Je donne maintenant la parole


à M. Fajardo.

M. José Manuel FAJARDO, romancier et critique littéraire


espagnol : L’Europe a vécu depuis l’Empire romain un conflit historique
permanent entre les prétentions d’unicité – religieuse, politique, idéologique
ou militaire, avec son cortège de violences et d’injustices – et la revendication
des identités nationales qui ont souvent pris la forme de la xénophobie, de
l’inimitié ou de l’intolérance.

La conclusion paradoxale, après cette longue expérience historique,


c’est que la diversité est devenue la seule forme possible d’unicité en Europe.
Autrement dit, que l’identité européenne n’est possible que si elle est basée sur
le respect de la diversité, et axée pour tous autour de la loi et des droits de
l’homme. Mais l’Europe a été un espace de rencontre et de métissage bien
- 19 -

avant l’adoption positive de ce concept. Les continuels changements des


frontières, les empires, les flux commerciaux, la circulation des idées, les
guerres et les grands mouvements migratoires interdisent de considérer
l’histoire d’un pays européen sans la mettre en relation avec les autres pays de
l’Europe. Les signes de ce passé partagé sont présents partout, même au cœur
de ce qu’on appelle l’identité nationale. La Russie, par exemple, doit son nom
aux Vikings suédois, appelés les Rus à cause de leurs cheveux rouges, qui ont
dominé un vaste territoire de Novgorod jusqu’à Kiev aux dixième et onzième
siècles. L’Espagne porte un nom qui vient de celui qui a été accordé par les
empereurs romains : Hispanie. Le nom de la France a son origine dans un
peuple germanique, les Francs. Et sur l’écusson des armoiries royales de
l’Angleterre est écrite une devise en langue française : « honni soit, qui mal y
pense! ». Je crois que c’est opportun de reprendre cette devise car, vraiment,
honte aujourd’hui à qui aurait la mauvaise pensée de ne pas considérer la
dimension commune de l’Europe, une dimension liée de manière très étroite à
la Culture.

Parce que, face aux guerres séculaires, la Culture a été depuis des
siècles le territoire de la première identité européenne. Un territoire qui avec
sa diversité de langues et d’écritures a su créer un réservoir d’idées, de projets
et de rêves communs. C’est la raison pour laquelle, au-delà des langues et des
nationalités, nous pouvons bien énoncer l’existence d’une littérature
européenne que va plus loin que la littérature comparée, parce qu’il ne s’agit
pas seulement de coïncidences, mais de véritables sujets partagés. On peut
parler de littérature européenne de la même façon qu’on parle d’une littérature
latino-américaine qui s’exprime en plusieurs langues dans une vingtaine de
pays d’Amérique latine, même si la langue espagnole et la langue portugaise
sont majoritaires. Mais cette diversité des langues n’empêche pas que chaque
pays possède sa propre littérature étudiée de manière singulière dans son pays
respectif. Nous pouvons donc parler d’une littérature européenne sans qu’elle
exprime la négation des littératures nationales, mais plutôt son point de
rencontre complémentaire et vivant. Il suffît d’énumérer certains de ses sujets
communs pour bien comprendre à quel point la littérature européenne est une
réalité, car il s’agit de thèmes et d’idées qui sont apparus à des époques
historiques distinctes, en montrant comment les liens culturels européens sont
un phénomène permanent.

On peut voir, de cette façon, que le roman de chevalerie a constitué


un territoire commun de l’imaginaire héroïque européen. Les légendes
anglaises du roi Arthur réécrites par Malory, les textes français de Chrétien de
Troyes autour des Chevaliers de la Table ronde, l’histoire de Tirant Lo Blanch,
de Martorell, chef d’œuvre de la langue catalane, ou la révision ironique du
genre faite par Cervantes dans Don Quichotte, sont des bons exemples.
- 20 -

Permettez-moi d’insister précisément, en tant qu’espagnol, sur le


sentier européen ouvert par Cervantes avec Don Quichotte, car ce sentier
conduit directement au roman Vie et opinions du chevalier Tristram Shandy de
Laurence Sterne, mais aussi à Jacques le fataliste, de Denis Diderot, et aux
Papiers posthumes du Pickwick Club, de Charles Dickens. Quand le grand
écrivain russe Ivan Tourgueniev disait que même le plus humble paysan russe
connaissait Don Quichotte, il ne montrait pas seulement l’admiration pour ce
roman mais la vraie influence que le personnage de Don Quichotte a eu sur la
littérature russe. Ce n’est pas par hasard que Tourgueniev fît la connaissance
de Dostoïevski au cours de la lecture d’une conférence sur Hamlet et Don
Quichotte. Mais cet impact du personnage de Cervantes ne s’est pas limité à la
Russie. Gustave Flaubert se rappelait que son grand-père le prenait sur ses
genoux pour lui lire Don Quichotte dès ses six ans et Franz Kafka disait que le
livre de Cervantes était à relire « à chaque étape de la vie ».

C’est précisément à Prague que Hasek a créé son brave soldat Chvéïk,
moderne relecture de la figure de Sancho Panza et de celle du picaro, et ce
personnage du picaro a laissé aussi, dans toute l’Europe, une trace de la
sagesse populaire dans le difficile art de survivre, malgré toutes le horreurs de
la guerre et de la misère. Le Lazarillo de Tormes, en Espagne, Les aventures
de Simplicius Simplicisimus, de Grimmelshausen, en Allemagne, le Candide
de Voltaire, en France, ou le dit brave soldat Chvéïk, dans l’ancienne
Tchécoslovaquie, ont exprimé la simplicité et l’esprit malin que forment les
caractères extrêmes de ce type de personnage.

La littérature européenne partage aussi la relecture des classiques


grecs et romains, de l’Ulysse de James Joyce aux textes de Robert Graves ou
aux poèmes d’Elytis, et elle a créé des personnages qui sont devenus des
références fondamentales de notre imaginaire amoureux commun, repris par
plusieurs auteurs, comme Don Juan, protagoniste des textes de Tirso de
Molina et de tant d’autres, ou la moderne figure de la femme adultère,
protagoniste de trois grands romans de dix-neuvième siècle : Anna Karénine,
Madame Bovary et La Régente.

De la même façon, les grands mouvements esthétiques de la


modernité européenne, comme romantisme, surréalisme, existentialisme ou
réalisme social, ont été transnationaux. Dans quelle littérature pourrait-on
vraiment inscrire les ouvrages de Tristam Tzara, la roumaine ou la française ?
Et ceux de Samuel Beckett, dans l’irlandaise ou dans la française ? Et ceux de
Joseph Conrad, dans l’anglaise ou dans la polonaise ? Comment considérer
étranger à la culture française les écrivains espagnols, allemands, italiens ou
anglais qui ont vécu, qui ont écrit et qui se sont nourri de leurs expériences de
vie en France ? Comment ne pas accorder une importance centrale au passage
par le Berlin de l’entre-deux-guerres ou par la guerre civile espagnole dans la
- 21 -

littérature d’écrivains d’autres nations, comme Malraux, Ehrenbourg, Joseph


Roth ou George Orwell ?

Mais le territoire commun de la littérature européenne a aussi de


profondes racines symboliques. Les mythes chrétiens et leurs interprétations
ont été présents dans la littérature écrite dans tous les pays de l’Europe, mais il
y a aussi la trace musulmane dans les pays des Balkans, l’Espagne ou le sud de
l’Italie, qui a laissé des personnages classiques dans le théâtre et des mythes
héroïques dans la poésie et la narration, et il ne faut pas oublier que la
contribution culturelle juive a déclenché toute une écriture transnationale qui
va de la mémoire blessée de Primo Lévi jusqu’à la angoisse de l’individu dans
la société de masse chez Elias Canetti, en passant par la littérature qui, en
France, en Grèce, en Italie, en Hollande, a été écrite, en langue espagnole et en
hébreu, par des écrivains sefardim comme Léon Hébreu, Isaac Cardoso,
Antonio Enriquez Gômez ou Baruch Spinoza, après l’expulsion des juifs
espagnols par les Rois Catholiques.

La liste de sujets qui donnent une forme à la littérature européenne est


longue et on peut y inclure les mythes révolutionnaires, les utopies et les
anti-utopies qui ont servi d’objet de réflexion aux auteurs de toute l’Europe,
comme Peter Weiss dans sa pièce théâtrale Marat-Sade ; comme Ilya
Ehrenbourg dans ses essais sur Gracchus Babeuf, sur la guerre civile
espagnole ou la Shoah ; comme Jaroslav Hasek dans les récits de Le
commissaire rouge; comme Thomas More dans Utopie ; comme Cyrano de
Bergerac dans son voyage aux royaumes du Soleil et de la Lune ; comme
George Orwell dans 1984, comme Aldous Huxley dans Un monde parfait; ou
comme Yevgeni Zamyatin dans Nous autres.

J’arrête ici l’énumération, car je pense qu’elle est éloquente : la


littérature européenne existe et elle est devenue une base solide de cette
conscience européenne indispensable pour que l’unité européenne ne soit pas
seulement le résultat des mouvements économiques, toujours soumis aux
caprices des événements mondiaux, mais un projet fondé sur une solidarité qui
ne peut naître que d’une culture plurielle partagée. Si le premier objectif du
Conseil de l’Europe est la construction d’un espace de coexistence pacifique et
commun des européens qui nous empêche de revenir sur notre passé le plus
sombre, de mon point de vue cette construction passe pour un double
mouvement intellectuel. Il s’agit d’une part du respect de la diversité culturelle
dans le cadre de la loi et des droits de l’homme, d’autre part de la mise en
évidence des liens culturels qui lient l’ensemble de cultures de l’Europe.

Le débat préparatoire d’un manifeste européen pour la multiple


appartenance culturelle, qui a eu lieu la semaine dernière à Strasbourg, à
l’initiative du Conseil de l’Europe, et auquel j’ai été invité à participer, m’a
rassuré sur cette idée de la nécessité de mener un double effort intellectuel
- 22 -

pour la défense du droit à la multiple appartenance culturelle mais aussi pour


la consolidation des espaces culturels communs qui se sont créés en l’Europe
tout au long de sa tragique histoire. Une écriture peut, donc, appartenir en
même temps à la littérature d’une langue minoritaire ou d’une langue qui est
présente dans plusieurs pays et plusieurs continents, mais aussi à la littérature
d’une nation, mais aussi à la littérature européenne, toujours dans le cadre
d’une multiple appartenance culturelle.

Je suis persuadé que l’enseignement de la littérature européenne


mettrait en évidence ces liens, cette traversée commune. C’est pour cela que je
propose de recommander aux gouvernements européens l’introduction de
l’enseignement de la littérature européenne dans leurs systèmes d’éducation
respectifs. Mais il faut échapper à la tentation d’établir une sorte de canon ou
de « version univoque » de la littérature européenne. L’enseignement de la
littérature européenne doit montrer précisément comment, à partir de la
diversité culturelle, linguistique et historique, la littérature en Europe a réussit
à proposer des réflexions qui dépassaient largement les frontières politiques et
géographiques. C’est en tenant compte de la singularité de chacun que
l’enseignement de la littérature européenne doit aborder de façon transversale
et non dogmatique l’évidence du lien commun, mais en sachant que cet espace
de rencontre, pour faire sens, doit rester en permanente transformation et
ouvert en permanence au débat. Ainsi l’enseignement de la littérature
européenne deviendra un instrument incontournable de la consolidation d’une
conscience européenne.

M. le PRESIDENT : J’ouvre maintenant la discussion.

M. José FREIRE ANTUNES, Portugal : M. Fajardo prône la


nécessité d’un enseignement de la littérature européenne dans tous les pays de
l’Union européenne. Peut-il nous dire, sur un plan pratique, comment il voit
l’organisation d’un tel enseignement, et comment élaborer ses programmes ?

Mme Anne BRASSEUR, Luxembourg : Pour enseigner la littérature


européenne, il faut y former les formateurs, ce qui revient à l’Université.
Existe-t-il déjà des programmes universitaires pour initier les futurs
enseignants aux littératures européennes ?

Mme Rose-Marie FRANCOIS : La littérature européenne nous


renvoie d’abord au plurilinguisme et à la polyglossie. Dans quelle mesure
inscrivez-vous l’enseignement de la littérature européenne dans une formation
polyglotte de l’enfant dès le plus jeune âge ? L’autre axe de travail est la
formation à la traduction littéraire.

M. José Manuel FAJARDO : La question de l’enseignement est à la


fois nécessaire et ambitieuse. Sans être universitaire, j’ai quelques idées
- 23 -

générales à ce sujet. L’étude de la littérature européenne doit prendre en


compte, me semble-t-il, trois éléments. Il faut d’abord étudier les chefs
d’œuvre de toutes les littératures, ce en quoi le manuel de M. Fontaine et de
Mme Benoit pourra servir de guide. Il faut ensuite compléter cette approche
par l’étude des thèmes et des idées d’ensemble partagés par les littératures
européennes. On lira Don Quichotte comme chef d’œuvre de la littérature
espagnole, mais plus encore parce qu’il a nourri la littérature des autres pays.
Il faudra enfin développer la traduction. Son rôle est fondamental ; une grande
partie des ouvrages que je lis sont traduits. La traduction est aussi un des
aspects et un des instruments de la mondialisation. Il faut la valoriser, il faut
aussi en analyser le rôle.

M. Guy FONTAINE : Sans doute les débats de cet après-midi


apporteront-ils des réponses plus détaillées sur la pédagogie et sur la place de
la polyglossie et de la traduction. Mais je répondrai d’un mot, pour ne pas
esquiver ces questions de fond. Mme Brasseur, du point de vue français, à ma
connaissance, rien ou pratiquement rien n’est fait pour favoriser
l’apprentissage des littératures européennes, ni dans les universités ni dans les
instituts universitaires de formation des maîtres. Si quelqu’un peut m’apporter
un démenti à ce sujet, j’en serai très heureux.

S’agissant du rapport entre polyglossie et apprentissage de la


littérature, l’INRP, l’institut national de recherche pédagogique, a mené, il y a
une dizaine d’années, une étude dans les différents pays de l’Union
européenne sur les rapports entre apprentissage de la littérature et de la langue
maternelle. Cette étude conclut à une grande diversité, mais on peut distinguer
deux catégories. Dans les pays qui appartiennent pour l’essentiel à l’Europe du
Sud, dont la France, on veut avant tout transmettre une culture nationale, et
l’apprentissage de la langue maternelle ainsi que de la littérature en cette
langue forme le socle de cette culture que l’école inculque au citoyen. Dans les
pays de l’Europe du Nord en revanche, on met plus l’accent sur la polyglossie
et la traduction, ainsi que sur l’apprentissage des cultures d’autrui, qui se fait
par l’éveil à d’autres langues.

M. Tim BEASLEY-MURRAY, école des études slaves et est


européennes de l’University College London : Quand on parle de littérature
européenne, qu’il s’agisse de se demander si elle existe ou en quoi elle
consiste, il est tentant de faire l’analogie avec un phénomène historique : la
naissance du concept de littérature nationale au sein de chaque nation
européenne. À la fin du XVIIIe et au XIXe siècles, en Angleterre, en France, en
Allemagne, en Italie et ailleurs ce phénomène a été concomitant au
développement des États nations. Jusque là, la littérature était simplement vue
comme telle, avec d’une part les classiques grecs et latins, accessibles aux
personnes cultivées dont la langue repose sur le latin ou sur le grec, d’autre
part, la grande littérature et la grande critique littéraire qui existaient à un
- 24 -

niveau transnational, qui étaient destinées à une élite européenne et dont le


latin était aussi fréquemment le vecteur.

Mais il ne s’agit pas d’entrer ici dans le débat complexe sur la


création des États européens bourgeois. Il suffit de savoir que la littérature
nationale enseignée dans les écoles et les universités, était considéré comme
contribuant à légitimer cette nouvelle forme d’organisation sociale. Elle a ainsi
joué un rôle essentiel dans ce que le théoricien du nationalisme, Benedict
Anderson, a appelé la « communauté imaginée » de la nation. Les œuvres
littéraires étaient capables de créer des communautés nationales à partir de
larges communautés de lecteurs, ouvertes à tous ceux qui pouvaient lire la
langue. Anderson écrit que « la fiction glisse tranquillement et continûment
vers la réalité, créant cette remarquable confiance de la communauté dans
l’anonymat qui est la caractéristique des nations modernes. Par le
développement des histoires littéraires nationales, par la création des canons
nationaux et par la constitution d’un corpus universitaire, la littérature a joué
un rôle considérable. On pensait qu’elle contrebalancerait l’égoïsme et le
matérialisme encouragés par la nouvelle économie capitaliste ; qu’elle offrirait
aux classes moyennes et à l’aristocratie des valeurs nouvelles et éclairées ;
qu’elle ouvrirait aux travailleurs un accès à la culture dans une société où ils
étaient matériellement exploités ; qu’elle permettrait à tous de se sentir
membres d’une même communauté et qu’elle remplacerait ainsi la religion
dans son rôle de ciment de la société. Terry Eagleton cite ainsi George
Gordon, professeur de littérature anglaise à Leeds puis à Oxford :
« L’Angleterre est malade et (…) la littérature anglaise doit la sauver. Les
églises ont échoué et, les remèdes sociaux étant défaillants, elle a maintenant
une triple fonction : nous distraire et nous instruire, mais aussi et surtout
sauver nos âmes et guérir l’État. »

À partir de la création des littératures nationales, on est ensuite passé


à la question qui nous préoccupe aujourd’hui, car l’Union européenne en tant
qu’entité politique a autant besoin d’un ciment spirituel, si ce n’est plus, que
l’Angleterre, l’Allemagne et la France du XIXe siècle. Le déficit démocratique
entre Bruxelles et les citoyens d’Europe est réel. Les antagonismes entre les
classes sociales n’ont pas disparu et les différences religieuses, culturelles,
ethniques et raciales sont encore plus grandes. Avec l’élargissement, l’intimité
entre les anciens membres se dilue. L’accession de nouveaux membres et la
perspective qu’il en arrive plus encore mettent en lumière des différences
ingérables de culture, de statut, de richesse et de priorités géopolitiques. La
mondialisation de la culture européenne tient en partie à l’immigration extra
européenne et à l’hybridation culturelle, linguistique et religieuse qui l’a
accompagnée, qui suscite de véritables interrogations vis-à-vis de la
citoyenneté et de l’appartenance européennes. Ce sont ces questions qui sont
mises en avant dans les banlieues parisiennes et, plus tragiquement, dans les
- 25 -

attentats terroristes de Madrid et de Londres. La religion et l’église chrétienne


ne sont plus en position de force pour sauver les âmes et pour guérir l’État…

Face à cela, certains mettent en avant la littérature européenne ; la


création de canons littéraires qui sauveraient et qui guériraient. Là où la
religion et la politique ont échoué, la littérature pourrait donner un vrai
contenu à la devise de l’Union : in varietate concordia, unité dans la diversité.

Le projet de littérature européenne fait toutefois face à des difficultés


presque insurmontables.

Le processus de création d’une littérature nationale est à la fois un


processus d’inclusion et d’exclusion. D’un côté, le développement d’une
littérature nationale visait à réunir au sein d’une « communauté imaginée »
tous ceux qui y avaient linguistiquement accès. Quelles que soient leurs
différences sociales, tous les Anglais sont censés se retrouver dans leur
appréciation de Shakespeare, Milton et Wordworth et dans leur identification
aux qualités anglaises que cette littérature est supposée incarner. De l’autre
côté, la formation de la littérature nationale a aussi exclu car elle a défini la
littérature anglaise en ce qu’elle n’était ni française, ni allemande, ni grecque.
Elle était ainsi, dans un cadre extra européen, un produit culturel faisant partie
de l’ensemble constitutif de la langue anglaise permettant d’impressionner et
de civiliser les indigènes, mais aussi de distinguer les colons des colonisés.
Dans le cadre européen, elle était un moyen pour une nation d’affirmer sa
supériorité grâce à son génie littéraire. « Où est votre Shakespeare ? » pouvait
ainsi demander un Anglais à un Allemand, tandis que celui-ci répondait « Où
est votre Goethe ? »…

Dans le cas de la littérature européenne, la création et l’enseignement


d’un nouveau canon européen pourraient avoir une fonction d’intégration. Il
n’est pour moi pas surprenant que la première traduction de l’ouvrage de
Guy Fontaine ait été en polonais. En tant que spécialiste de la littérature
tchèque et slovaque, je puis dire que l’Europe centrale et orientale a le
sentiment d’avoir été longtemps délaissée. L’expression « littérature
européenne » devrait y signifier que l’on remet les succès littéraires de la
« nouvelle Europe » à leur juste place. Un Polonais devrait être capable de
parler avec conviction de Mickiewicz et de Gombrowicz, un Tchèque de
Mácha et de Nezval, aussi bien qu’un Anglais parle de Byron et de Auden. Il
faut modifier les relations entre la périphérie et le centre culturels de l’Europe.
Quand je parle de littérature tchèque, même à des personnes cultivées mais
non spécialistes, je suis obligé de qualifier Nezval d’« Aragon tchèque ».
Pourquoi ne devrais-je pas aussi expliquer que Aragon est le Nezval français ?
Il ne faut donc jamais oublier que l’exclusion est l’autre versant de l’inclusion.
- 26 -

Les Tchèques, les Polonais, les Hongrois, les Slovaques et les autres
peuples de l’ancien bloc de l’Est se sentent maintenant réintégrés à l’Europe
d’où le communisme les avait exclus. Ce sentiment d’avoir été injustement
exclu a été dépeint de façon poignante par Milan Kundera dans L’occident
kidnappé, un essai qui a été à l’origine du mouvement des intellectuels
dissidents des années 1980. L’image de la culture et de l’européanité de
l’Europe centrale que donne Kundera a été créée par opposition à celle
déformée d’une Russie reléguée en Asie, zone barbare de non civilisation à la
source d’une horreur sans limite. Le plaidoyer de Kundera pour que la culture
tchèque soit à nouveau incluse en Europe n’est rendu rhétoriquement possible
que par l’exclusion de la Russie.

Mais ce n’est qu’un exemple. La culture européenne s’est toujours


construite de la sorte, depuis l’opposition des Hellènes et des barbares dans la
Grèce ancienne, jusqu’aux discours sur les races dans la culture coloniale.

Peut-on concevoir une européanité, donc une littérature européenne


sans de tels procédés d’exclusion ? Je ne le pense pas. Même la conception la
plus inclusive de la littérature est contrainte d’exclure. La « communauté
imaginée » d’Anderson doit être à la fois universelle et liée. Et l’exclusion de
certaines catégories pose donc bien problème.

Je vis dans l’est de Londres, dans un quartier où la moitié de la


population est d’origine musulmane bangladeshi. Est-il possible de bâtir un
canon de littérature européenne qui pourrait être enseigné dans le secondaire,
là où 98 % des élèves sont des bangladeshis nés anglais ? Ils ne sont pas moins
européens que les autres Londoniens ! Il est pourtant improbable qu’un tel
canon puisse inclure l’étude de Rabindrath Tagore, ou de n’importe quel
élément de la culture bangladeshi, en tant que contribution à l’identité
britannique, donc européenne. Malgré l’importance théorique d’enseigner
Cervantès ou Rilke, n’importe quel enseignement de la littérature européenne
doit également être approprié pour ces Européens et leur expérience du
monde. La construction d’un canon normatif de la littérature européenne
rejetterait mes voisins anglo-bangladeshis et leur culture au-delà de ses
limites. Ce dont on a besoin, c’est simplement d’une littérature ouverte et
flexible, qui irait à la rencontre des enfants d’Europe quelle que soit leur
situation.

Au lieu d’élaborer un canon littéraire européen, je propose


d’européaniser l’enseignement de la littérature dans toute sa pluralité. L’étude
de la littérature est aujourd’hui menacée de plusieurs parts, en particulier en
raison de l’influence croissante des sciences sociales dans l’éducation et dans
la vie en général, qui caractérise le capitalisme tardif.
- 27 -

Face à cela, la littérature doit être promue et enseignée, non pas


comme une doctrine fixe, mais plutôt comme un mode de pensée qui porte en
lui-même des interrogations sur le sens du monde, avec plus de questions que
de réponses, avec non pas des valeurs éternelles mais des transgressions et des
valeurs nouvelles. Enseigner ainsi la littérature suppose de mettre en avant la
relation à l’autre, qu’il soit ou non Européen. Cela est incompatible avec les
canons et les manuels. Cet enseignement doit être critique et moderne.
Cependant, quel que soit le matériel littéraire étudié, qu’il soit en langue
nationale européenne ou non, un tel enseignement de la littérature incarnera
les valeurs européennes, ces valeurs qui refusent l’exclusion et qui mettent
inlassablement en avant l’esprit critique des Lumières. C’est ce qui marquera
l’européanisation de la culture.

M. le PRÉSIDENT : Voilà qui va animer nos débats… Nous avions


une thèse et nous avons désormais, si ce n’est une antithèse, du moins une
autre thèse. Dire qu’il nous faudra ensuite faire la synthèse…

M. Markku LAUKKANEN, Finlande : Il est très important de


savoir d’où l’on vient et à quelle communauté on appartient, mais aussi où
l’on place sa propre identité. Dans le passé, les choses étaient très simples : on
disait “je viens d’Angleterre, je suis Britannique ; je viens de Finlande, je suis
Finlandais”. Hannu Väisänen, écrivain finlandais de renom, écrit en finnois et
vit à Paris, ce qui signifie qu’il a créé des oeuvres tant finlandaises que
françaises.

Nombreux sont ceux qui ont une identité complexe. M. Fajardo, par
exemple, est-il davantage Espagnol ou davantage Européen ? Je souhaite donc
que l’on revienne sur la question de l’identité multiple et des nouvelles
identités. Elle intéresse en particulier les jeunes, qui créent des communautés,
notamment sur Internet, et qui parfois font partie d’une communauté
aujourd’hui et d’une autre demain

M. Robert WALTER, Royaume-Uni : Jusqu’à ce que


M. Beasley-Murray apporte son éclairage, j’avais un peu de mal à comprendre
les concepts que nous abordions. La littérature européenne est-elle simplement
un groupe de littératures nationales ou nous efforçons-nous ici de trouver une
autre dimension ? Si l’on agrège l’ensemble des littératures européennes dans
l’histoire, sont-elles véritablement européennes ou ne convient-il pas plutôt de
les définir par la langue dans laquelle elles étaient exprimées : si vous écriviez
en anglais, vous étiez auteur anglais, si vous écriviez en français vous étiez
auteur français ? Mais si l’on s’affranchit de la contrainte que constitue la
barrière linguistique, les auteurs ne sont pas nécessairement amenés à
s’inscrire dans la dimension politique d’un État-nation. Si nous sommes en
train d’évoquer une somme de littérature européenne, où est donc l’Europe
dont nous parlons ? Excluons-nous de la tradition européenne la littérature
- 28 -

américaine, latino-américaine, australienne ? Excluons-nous tous ceux qui ont


parcouru le monde dans le cadre des mouvements migratoires ? Pourtant, tous
font partie de notre tradition, une tradition que l’on pourrait choisir d’appeler
« littérature européenne ». Ou bien parlons-nous simplement de la littérature
telle que nous la comprenons ici, c’est-à-dire d’une littérature différente des
littératures indigènes d’Afrique ou d’Asie ? Tous les intervenants ont parlé de
littératures, au pluriel, et l’on peut sans doute parler de littérature européenne
même si l’auteur est australien ou américain.

Mme la Baronne HOOPER, Royaume-Uni : Je souhaitais moi aussi


poser la question de la diaspora européenne dans les Amériques comme dans
d’autres régions du monde.

Mme Rose-Marie FRANCOIS : Si je comprends bien, on ne peut


pas parler de littérature européenne à cause de toutes les influences subies.
Mais peut-on encore alors parler de littérature américaine ? Car si une
littérature est véritablement portée par des influences étrangères, c’est bien
celle-ci.

M. Azis POLLOZHANI, « ex-République Yougoslave de


Macédoine » : M. Beasley-Murray vient de montrer que les littératures
nationales sont une forme puissante de légitimation des États-nations fondés
sur des valeurs communes. Cela correspond à la réalité d’un grand nombre des
États européens du XVIIIe et XIXe siècle, mais on a vu apparaître de nouveaux
États, qui ont éprouvé la nécessité d’affirmer leur identité, ce qui va à
l’encontre de l’idée d’une européanisation de la littérature et qui s’oppose au
processus de mondialisation. Il faut donc se demander comment s’adapter aux
besoins de ces petits pays, de ces petites cultures, de ces petites nations, en
particulier à leur besoin d’être également Européens.

Je fais ici bien évidemment référence au sud-est de l’Europe, d’où je


viens. Pour ma part, je joue un rôle très actif au sein des intellectuels du
Conseil de l’Europe afin d’amener les établissements d’enseignement
supérieur à préparer les enseignants à relever ce défi. À défaut, il sera très
difficile d’aller vers des orientations et des normes communes et de répondre,
dans le contexte de la mondialisation, aux demandes des nations émergentes
comme à la nécessité d’organiser la littérature ou les littératures européennes,
les deux orthographes à me convenant parfaitement.

M. Jacques DARRAS : Je suis professeur émérite de langue anglaise


et auteur dans l’anthologie qu’a présentée M. Fontaine.

Avec les Anglais, on a toujours une vision très réaliste et très


pragmatique des choses et je remercie M. Beasley-Murray d’avoir mis le
réalisme au centre de ce débat. Mais le réalisme est aussi une idéologie,
- 29 -

toujours marquée sinon d’euroscepticisme, du moins de conservatisme. Dire


que les littératures se sont forgées dans le nationalisme au XIXe siècle, à
l’issue du mouvement romantique qui a traversé toute l’Europe, c’est un fait.
Mais l’Europe dont nous parlons aujourd’hui, c’est un mouvement, c’est un
idéal ; c’est précisément pour surmonter ces nationalismes belliqueux qu’elle
s’est faite. Et la littérature qui se fait aujourd’hui en Europe est précisément
porteuse de ce dépassement. Il est tout à fait normal que dans les universités et
dans les lycées, au contact de la jeunesse, on n’oublie pas que les littératures
se sont faites contre les religions, contre les conservatismes politiques, pour
l’affirmation d’un humanisme. Par conséquent, l’Europe est un projet, une
identité en devenir mais un Anglais sera bien le dernier à le reconnaître. Or,
nier cette volonté de dépassement, ce n’est plus du conservatisme, c’est de
l’archaïsme !

M. Tzetvan TODOROV : Je m’apprêtais à intervenir un peu dans le


même sens. Il est sans doute opportun qu’une personne venant de
Grande-Bretagne apporte ici cette voie sceptique et nous ne pouvions éviter ce
cliché. Mais il me semble, M. Beasley-Murray, que vous combattez un géant
qui n’existe pas car personne ne pense que l’Europe doit être formée sur le
modèle de l’État-nation. Un tel projet serait voué à l’échec puisqu’il y a ni
peuple européen unique ni nation européenne unique. Il s’agit bien davantage
d’accepter les différences entre toutes les nations qui composent l’Europe,
donc d’accepter cette combinaison de littératures qui ne s’excluent pas
mutuellement. À l’évidence, vous pensez au choc des civilisations. Mais si les
États peuvent se retrouver en position de choc frontal, ce n’est évidemment
pas le cas des civilisations, qui sont comme les hommes et femmes qui les
constituent et dont les enfants ont à la fois les caractéristiques génétiques du
père et de la mère. Il n’y a aucune raison pour que les Bangladeshis de votre
quartier ne se voient enseigner que la littérature du Bangladesh. Il est bon que
leurs enfants, comme les autres, soient exposés à de nombreux impacts
extérieurs.

Vous avez raison de considérer qu’il serait malvenu de vouloir créer


un cadre européen qui exclurait à tout jamais tout ce qui n’y serait pas
conforme. Je crois qu’il y a une véritable identité des littératures européennes,
mais qu’elle s’exprime par la façon dont toutes les littératures interagissent les
unes avec les autres. On pourrait dire que lorsqu’un auteur crée une œuvre, il
appartient à sa culture historique et linguistique nationale. Mais c’est la façon
dont cette œuvre est perçue, lue et acceptée qui lui donne son caractère
européen car il y a bien des éléments que l’on retrouve dans toute culture et
dans toute littérature européennes, qui sont partie intégrante de l’identité
européenne, puisque tous les Européens les lisent, du moins ceux qui lisent
encore…
- 30 -

M. le PRESIDENT : Après ces questions, je donne la parole à la


défense !

M. Tim BEASLEY-MURRAY : On m’a un peu caricaturé en


britannique forcément eurosceptique. Bien entendu, personne ne pense à créer
une nation européenne ni une littérature unique. J’ai peut-être prêté le flanc à
la critique sur ce point. J’en suis d’accord, il n’y a pas de canon littéraire
européen, et je ne pense pas, moi non plus, que nous vivons un choc des
civilisations. Mais quand on parle de l’enseignement de la littérature
européenne, c’est bien dans cette voie, de fixation d’un canon, qu’on risque de
s’engager.

Il y a, a dit un intervenant, quelque chose d’utopique à parler de


littérature européenne. Je le pense également. La littérature permet de dépasser
les nationalismes hérités du XIXe siècle, mais elle n’est pas pour autant
canonique, elle appartient à tous de plein droit. Je ne dis pas que les jeunes
Bengladeshis dans un quartier de Londres doivent lire les auteurs
bengladeshis, mais que leurs camarades de classe anglais doivent aussi
recevoir un enseignement sur la littérature en bengladeshi, de même qu’aux
enfants du Bangladesh on apprend les auteurs anglais.

Certes, il existe une façon commune de percevoir. T. S. Elliott disait


qu’on écrit en conversation avec les auteurs qui ont écrit avant vous. Quant à
dire comment promouvoir la littérature, cela pose problème.

Nous avons des identités plurielles, par définition. C’est plus vrai
encore pour les jeunes de nos villes. Les Bengalis de deuxième génération
dont je parlais se considèrent comme des habitants de Brick Lane. Nos
identités, nationale et supranationale, cohabitent.

M. José Manuel FAJARDO : Le problème à mes yeux n’est pas


d’inventer quelque chose de nouveau, mais de reconnaître quelque chose qui
existe déjà. Il ne s’agit pas de créer la littérature européenne, mais de
reconnaître l’existence d’un territoire culturel et littéraire déjà ancien.
L’Amérique était déjà là avant que le viking Eric le Rouge n’y pose le pied,
des siècles avant que Colomb ne la « découvre ». Mais c’est alors seulement
que se fit la prise de conscience de son existence. De même, il faut prendre
conscience qu’il existe un réservoir littéraire européen partagé, qui se nourrit
de la diversité des littératures en Europe et en langues européennes dans
d’autres territoires, au delà du continent européen. Néanmoins, cette littérature
européenne n’est pas la simple addition des littératures nationales : de cette
addition naît quelque chose de plus, un territoire partagé qui, j’en suis
d’accord, n’est pas un corpus fermé mais doit rester ouvert, être un lieu de
rencontre. Chaque littérature a joué un rôle dans la construction d’un
- 31 -

État-nation, mais elle a toujours exprimé l’esprit d’une époque de façon


transnationale : c’est cela le territoire partagé.

M. Guy FONTAINE : Entre l’ethnocentrisme des littératures


nationales hérité du XIXe siècle et la mondialisation d’aujourd’hui, la
littérature européenne est un concept auquel on peut donner sa chance, même
si je ne comprends toujours pas pourquoi il n’a jamais été formalisé. Sans
doute les jeunes Pakistanais qui jouent au football dans un quartier de Londres
n’ont-ils pas grand-chose à faire de Milton, comme les jeunes qui, dans une
banlieue française, mettent le feu aux voitures, n’ont rien à faire de Victor
Hugo. En même temps, nos nations sont capables d’attirer des écrivains
allochtones et de les aider à produire. Il existe en Europe une très bonne
littérature produite par des auteurs qui écrivent dans la langue d’un pays
européen même s’ils n’en sont pas originaires.

M. le PRESIDENT : Qu’on me permette de sortir un instant de mon


rôle de président. On parlé d’inclusion et d’exclusion. Pour certains, ne pas se
reconnaître dans la littérature européenne est un choix. Un homme comme
Léopold Sédar Senghor, agrégé de grammaire, membre de l’Académie
française, dont les œuvres seront bientôt dans la collection de la Pléiade, a
porté la négritude et voulu rendre compte des vibrations de l’Afrique grâce à
l’usage de la langue française. De même, je ne suis pas sûr que Aimé Césaire
se déclarerait un auteur européen, si marqué soit-il par la littérature
européenne. Certains veulent être de la famille, d’autres utilisent une langue
européenne pour exposer les réalités d’un autre continent. Mais cela aussi,
c’est une démarche d’Européen, après tout.

M. O’HARA, Royaume-Uni : M. Beasley-Murray a cité une opinion


du professeur Gordon qui est pour le moins originale. Il va de soi que les
géants de la littérature anglaise ne sont pas appréciés seulement parce qu’ils
ont écrit en anglais, mais parce qu’ils offrent des points de vue, des valeurs à
nous transmettre, qui transcendent le cadre local. Tout auteur s’inscrit dans un
contexte, mais il s’inscrit aussi dans une grande tradition qui le précède et
l’influence, celle des auteurs antiques puis des grands auteurs européens. Il
s’en imprègne et y réagit, car les valeurs ne sont pas figées, elles sont reprises,
éclairées par ceux qui suivent. Ainsi évolue la littérature. Certes, il y a une
littérature nationaliste, Kipling par exemple. Mais même Kipling était ouvert à
des influences extérieures. Dans la littérature anglaise contemporaine, les
Antillais ont apporté leurs valeurs et leurs influences, ainsi que de jeunes
auteurs du sous-continent indien, qui y vivent mais contribuent pleinement au
corpus de la littérature de langue anglaise. On a parlé de diaspora : la diaspora
anglaise a peut-être été plus sensible que d’autres aux influences des lieux où
elle s’est établie. À l’inverse, les Bengladeshis de Brick Lane témoignent de
l’influence d’une autre diaspora sur la littérature anglaise.
- 32 -

M. Andrew McINTOSH, Royaume-Uni : Il me semble que la


discussion s’attarde trop sur l’époque des États-nations ; celle-ci est passée,
l’histoire s’est poursuivie. Deux phénomènes ont eu lieu en même temps, à
savoir l’opposition d’États-nations aux anciens empires et la possibilité
d’interactions croissantes de diverses langues. Avant les États nationaux, la
littérature restait le privilège d’un petit nombre de gens sans vrais liens
nationaux, qui voyageaient, et qui pratiquaient le latin l’arabe, le sanscrit ou le
grec plutôt qu’une langue nationale particulière. Aujourd’hui, nous disposons
de littératures dans bien plus de langues, grâce à l’éducation et aux voyages, et
cette situation est définitive. On ne reviendra jamais à la domination d’une
grande langue culturelle, les littératures écrites continueront à l’être dans les
langues nationales, et c’est très bien ainsi. On va aller simplement vers une
idée européenne, mais cela ne modifiera pas cette situation.

M. Thomas OTTMER : On a parlé d’importation, d’exportation


aussi. M Fontaine envisage d’exporter son manuel dans plusieurs pays. Mais
dans quelle langue ?

M. José FREIRE ANTUNES, Portugal : Si j’ai demandé comment


on envisageait de structurer un enseignement de la littérature européenne, c’est
que je suis assez d’accord avec M. Beasley-Murray. Une chose est de dire
qu’il existe une littérature européenne, une autre d’essayer d’européaniser la
littérature. Léopold Sédar Senghor a apporté la négritude à la littérature
française. Peut-être ne se considère-t-il pas comme un écrivain européen, mais
il en est bien un, car il a aussi apporté à l’Afrique des valeurs européennes
comme la démocratie, le désir d’indépendance. Peut-on vraiment dissocier les
choses, parler d’inclusion et d’exclusion ?

Dire cela, ce n’est pas faire preuve de scepticisme envers l’Europe.


Mais qui est-elle ? Une jeune femme, dit l’un ; une vieille dame, dit l’autre.
L’Europe a apporté au monde bien des choses comme la lutte pour les droits
civiques, la lutte, pendant des siècles, contre l’idée que le pouvoir soit la
propriété d’une minorité. Aujourd’hui, d’autres minorités contestent l’apport
européen. Elles instrumentalisent l’idée de Dieu pour nous annihiler.
Aujourd’hui, deux conceptions de la vie s’opposent clairement, celle qui
instrumentalise ainsi le divin et l’autre qui tend à l’européanisation. On peut
bien parler d’un choc de civilisations, car le mariage de la vie et de la mort ne
peut être fécond.

Mme Cecilia KEAVENEY, Irlande : En Irlande, nous faisons des


recensions de la musique de notre pays, mais beaucoup de gens n’ont pas chez
eux de collection de musique classique, ils ne s’intéressent qu’à la pop music.
En tant qu’enseignante, j’essaye de promouvoir une éducation musicale chez
les enfants. C’est difficile, également pour des questions de moyens dont nous
reparlerons peut-être. Mais cela me conduit à la question : comment amener
- 33 -

les gens à la littérature ? Et si nous nous dotons d’un programme


d’enseignement de la littérature européenne, quelles sont les priorités ? En
Irlande, les programmes donnent priorité à l’intégration nationale. Et
l’Europe ? A mes yeux, c’est une vieille dame, mais une vieille dame qui aime
danser. Dans notre pays, où l’on a toujours préféré l’intégration, quand on
parle de programme de littérature européenne, la question est de savoir
comment comprendre ce qu’est l’Europe nouvelle – je ne suis même pas sûre
que l’on sache ce qu’est la nouvelle Irlande. L’européanisation est sans doute
une façon de se sortir de problèmes politiques, mais j’ai du mal à la définir.

M. José Manuel FAJARDO : Puisque l’on parle de diaspora,


j’évoquerai tout naturellement celle de l’espagnol en Amérique latine, avec
toutes ses influences en retour. Personnellement, je me sens plus fils de Garcia
Marquez que de certains auteurs espagnols. Chaque langue a sa mémoire, son
monde, ses références, Senghor pour les uns, Garcia Marquez pour les autres.
Ce que je veux apporter au débat, c’est plutôt l’idée qu’il faut proposer à nos
concitoyens, et surtout aux jeunes, un espace de débat et de rencontres. La
littérature européenne ne doit pas être un catalogue, avec des critères
obligatoires pour différencier qui est européen et qui ne l’est pas. Son
enseignement doit offrir un espace de rencontres pour aborder de grands sujets
et de grandes œuvres. Il n’est pas question de définir un seul programme, il
doit être adapté dans chaque pays, en fonction de son histoire et de ses
évolutions littéraires.

L’Europe est en train de se construire contre une mémoire terrible.


Nous nous faisons donneurs de leçons ; je pense que, champions mondiaux du
massacre, nous devrions nous montrer plus humbles. C’est en raison de ce
passé guerrier – et de ses prolongements encore aujourd’hui – que nous
devons instaurer un espace de rencontres. Depuis toujours, la littérature en a
offert un ; il doit rester ouvert, et ne pas s’enfermer dans un canon. Si l’on me
pardonne cette comparaison très profane, une équipe de football européenne a
des joueurs d’Afrique et d’Asie. Et le mouvement des idées ne s’arrête jamais,
il est en contact avec d’autres cultures, dans une intégration qui peut être
conflictuelle. Il faut en tenir compte et éviter de geler la littérature européenne
dans l’espace ou dans le temps.

M. Guy FONTAINE : Pour ce qui est de l’exportation de notre


manuel, il est sorti en septembre et il est en cours de traduction en Pologne et
au Portugal ; la Lettonie a aussi acheté les droits.

À propos de l’enseignement de la littérature européenne en Irlande, je


dirai que, bien sûr, le jeune Irlandais doit apprendre sa littérature et son
histoire. Mais par exemple, notre manuel consacre quatre ou cinq pages à
Swift avant les trois ou quatre pages consacrées à Voltaire. On tirera profit à
les lire à la suite. Autre idée : en 1922, année où Joyce écrit Ulysse, Proust
- 34 -

meurt, Pirandello écrit son Henri IV, Germaine Acremant vient de publier Ces
dames aux chapeaux verts. Les mettre en perspective est une autre façon
d’aborder les œuvres littéraires.

M. Tim BEASLEY-MURRAY : Le débat est fascinant mais il me


paraît parfois un peu absurde. Si l’on dit que l’on peut faire figurer la diaspora
anglaise dans la littérature européenne, à l’évidence, cela ne concerne pas
seulement le Nigeria mais aussi les États-Unis.

En fait, quand on essaie de voir quoi mettre dans la littérature, on se


heurte à de nombreuses questions. Faut-il par exemple faire figurer parmi la
littérature britannique des années 1980 Salman Rushdie, ancien élève
d’Oxford marqué par notre littérature, mais dont les origines renvoient aussi à
l’effondrement de l’empire britannique ? On le voit, ce qui a été jadis construit
commence à se désintégrer. En fait, nous nous trouvons face à un espace
ouvert de rencontres qui est la littérature, quelle soit mondiale, européenne ou
autre.

Le cas de l’Irlande est passionnant car elle a été confrontée à ces


questions de manière très concrète. C’est un pays où auparavant une grande
partie de la population émigrait et où désormais on immigre. Il faut intégrer
ces arrivants dans un projet civil. En fait, en fonction des circonstances
locales, il faudrait réécrire une identité nationale et une identité littéraire en
tenant compte non seulement de la division entre le Nord et le Sud mais aussi
du fait que l’identité de ce pays est plurielle.

Mais on traite de cas pratiques d’Europe occidentale alors que je suis


expert de l’Europe de l’Est… Des sociétés comme la Slovaquie ou la
Macédoine se dotent d’une identité à travers la littérature, tout en cherchant à
faire partie d’une famille de nations. Que doit-on y enseigner ? Faut-il
construire des canons nationaux ou se concentrer sur l’aspect européen de la
littérature ? En République tchèque, les écrivains les plus européens sont aussi
les plus grands auteurs nationaux. En réalité, les points forts de ces nations et
ceux de l’Europe sont les mêmes.

M. le PRÉSIDENT : Merci à tous. Je vous propose de passer


immédiatement à notre deuxième table ronde.
- 35 -

FACILITER L’ACCÈS À TOUTES LES LITTÉRATURES


EUROPÉENNES

Mme Ippolita AVALLI, romancière et poète italienne : Je suis très


honorée d’avoir été invité à m’exprimer, en tant qu’écrivaine italienne et
européenne, sur un terme particulièrement pertinent : l’accès et l’enseignement
de la littérature européenne, en particulier de celles qui sont le moins
diffusées.

Sous des formes variées, la littérature crée un monde imaginaire


capable d’interagir avec le monde réel. Elle nous permet de connaître la
culture particulière dont elle est l’expression ainsi que des existences
inconnues, différentes de la nôtre. Flaubert disait que si un écrivain a dans
l’idée de réaliser une œuvre universelle, il n’arrivera nulle part. Au contraire,
un écrivain doit partir de lui-même. Plus il parvient à donner vie à ses propres
spécificités humaines et culturelles, plus il est à même de se rapprocher de
l’autre comme de se rapprocher de l’universalité.

C’est pourquoi je suis convaincue que nous devons créer les


conditions d’un accès plus facile et plus familier aux différentes littératures
nationales, afin non seulement d’augmenter le potentiel et les capacités des
individus mais aussi de développer une identité culturelle commune aux
Européens.

Littérature et langue ne sont pas une seule et même chose. Du côté


linguistique, on assiste depuis un certain temps à un processus qui semble une
forme de signal d’alarme et qui doit nous inciter à mener une véritable
réflexion : le pragmatisme, les échanges commerciaux, les technologies, les
facilités de déplacement, les flux d’informations ont eu pour conséquence la
création d’une langue hybride, sorte d’anglo-américain qui suffit à peine pour
que les procédures soient menées à bien mais qui risque de mettre au rebut
toutes les autres langues européennes et d’en faire des langues minoritaires et
accessoires. Cet hybride est né dans les aéroports, lieux de rencontres
fortuites, qui permettent de partager un destin commun l’espace de quelques
heures. Cette langue s’étend grâce à l’Internet et la musique. Ce sont surtout
les jeunes qui l’ont adoptée massivement parce qu’ils sont à même d’utiliser
cette langue souple, qui les rassure, qui leur permet un minimum de
communication, qui leur évite de se sentir gênés quand ils ne parlent pas très
bien. Il s’agit donc d’une langue qui risque en tant que telle de produire
bientôt sa propre littérature. Ce mouvement vivant provoque un véritable
raz-de-marée et il serait donc politiquement insensé et historiquement erroné
- 36 -

d’essayer d’y mettre fin. D’ailleurs, pourquoi s’y opposer : c’est une véritable
force qui naît du désir légitime d’être compris, d’échanger sur un pied
d’égalité et de se sentir partie intégrante d’une communauté. Et nous savons
combien la communication a transformé qualitativement les rapports au
savoir.

Si parler une langue commune revêt une importance politique


énorme, l’hypothèse de l’avènement d’une langue unique, qui serait par la
force des choses hégémonique, constitue un scénario inimaginable d’un strict
point de vue culturel. Je m’inquiète des conséquences que cela pourrait avoir.
Pourtant, cette évolution est peut-être inévitable. Il est possible que nous
vivions demain dans un monde où l’on ne parlera plus que trois ou quatre
langues, mais où un auteur traduit en anglais verra le nombre de ses lecteurs
augmenter de façon spectaculaire. Nos langues européennes ne sont-elles pas
dignes de survivre ? Cela dépendra surtout d’une volonté politique qui
s’exprime dès aujourd’hui.

Les langues des littératures européennes passent par l’éducation : il


faut enseigner les langues en milieu scolaire dès le plus jeune âge afin de
rendre nos enfants bilingues pour qu’ils puissent non seulement utiliser les
Playstation mais aussi lire les fables et les œuvres de la littérature européenne.
Une seule strophe de poésie donne accès à des univers tout entiers. Créons
chez les jeunes la curiosité ainsi que la proximité qui confère un sentiment
d’appartenance. Donnons leur les modèles et les outils nécessaires pour
apprécier et découvrir les autres pays de l’Union. Il ne faut pas attendre qu’ils
expriment la volonté d’aller étudier dans un autre pays, il faut insister sur
l’apprentissage de la lecture. La lecture est un plaisir mais aussi une nécessité :
pour bien parler et bien écrire il faut bien lire et pour communiquer dans ce
monde compétitif, il faut disposer de l’écrit.

Comment venir en aide à la littérature ? Celui qui écrit place quelque


chose là où il y aurait eu un vide. Un roman, un récit ne sont pas seulement
des représentations fidèles à la réalité qui les a inspirés, ils ont leur propre
structure, leur autonomie, ils sont un modèle de vie et de comportement. Le
bassin de la littérature des pays de l’Union est riche, incroyablement riche en
modèles de vie. La production des auteurs de ce bassin constitue un capital
immense qui doit faire changer les choses.

Je souhaite dire quelques mots de la situation en Italie.

Sur PartBase, qui est l’une des pages principales institutionnelles du


site Internet officiel de l’Union dédié à la plateforme européenne des
programmes de recherche des partenaires de la communauté, sept langues
disposent d’un lien actif : l’anglais, le français, l’allemand et l’espagnol,
auxquelles on a ajouté le finnois, le danois et le néerlandais. Mais le lien
- 37 -

italien n’est pas encore actif, pas plus que le lien portugais. Cela tient à une
défaillance de nous-mêmes, Italiens, et je lance ici un appel solennel aux
hommes politiques de mon pays pour qu’ils renoncent à leurs luttes intestines
et pour qu’ils approuvent les réformes qui mettront enfin notre pays en phase
avec l’Europe. Il ne s’agit pas seulement de débattre de la sécurité, du
bien-être ou de la réforme du système électoral ou de savoir s’il faut adopter
un modèle allemand ou un modèle espagnol. Il faut tout simplement rappeler à
tous, jeunes ou moins jeunes, que nous ne pouvons savoir où nous allons si
nous oublions nos racines et notre histoire. C’est ce que nous fûmes qui définit
ce que nous sommes. Nul parmi nous ne doute de la grandeur de notre
patrimoine linguistique et culturel. Mais il ne suffit pas de créer et de penser si
les actes ne suivent pas. C’est à Palerme, avec l’école sicilienne, qu’est née la
poésie moderne ; on doit à Giotto la perspective ; le code Romain est encore
en usage aujourd’hui ; c’est en italien que fut écrite la plus grande œuvre
poétique occidentale, La Divine Comédie ; la Renaissance a révolutionné l’art
de la peinture ; l’Italie détient 65 % des œuvres d’art du monde ; sa florissante
tradition dans le domaine de l’opéra a fait que, pendant longtemps,
l’apprentissage de l’italien était obligatoire pour obtenir un diplôme d’un
conservatoire américain ; nous avons des prix Nobel, des écrivains, des
peintres, des musiciens, des intellectuels. Pourtant, dans l’imaginaire collectif,
nous sommes le pays de la pizza, de la mode, des Ferrari, de la coupe du
monde de football, des vacances et de la mafia… Quel dommage qu’alors que
les statistiques montrent une recrudescence de l’intérêt pour l’enseignement de
notre langue, à Florence et ailleurs on ferme les écoles de langue dans
l’indifférence la plus totale des pouvoirs publics.

Et que dire de la façon dont on traite nos traducteurs ? Montale disait


que, pour traduire une poésie, il faut être soi-même poète. Nous avons
d’excellents traducteurs, mais ils sont rares parce que l’on encourage trop peu
l’étude des langues, parce qu’on traite mal leur enseignement, parce qu’on
paie mal les traducteurs qui sont en fait des médiateurs du sens, qui jouent en
tant que tels un rôle fondamental, qui ont une responsabilité énorme et qui
doivent être soutenus et mis en valeur.

Il faudrait que ce colloque débouche sur des programmes qui prennent


soin de la biodiversité des littératures des langues européennes, en particulier
des plus faibles parce que moins diffusées. Nous devons élaborer de nouvelles
stratégies, avoir la force et l’autorité nécessaires pour les faire approuver dans
des enceintes institutionnelles. Souvent, quand je lis un auteur étranger, je
regrette de ne pas trouver le texte original sur la page en vis-à-vis. Pourquoi le
fait-on pour les poèmes et non pour les romans ? Cela serait certes onéreux,
mais on pourrait peut-être se contenter du premier chapitre. Au moins
aurait-on ainsi une saveur, un parfum, un peu comme lorsqu’on part en voyage
et que l’on fait des photographies auxquelles on associe ensuite des souvenirs
qui donnent envie de retourner sur place.
- 38 -

Si, comme le dit Cioran, une langue est un lieu que l’on habite, j’aime
à penser aux littératures européennes comme si elles étaient autant de maisons
avec chacune son propre caractère, sa propre forme, ses spécificités. Je les
imagine au creux de cette vallée qu’on appelle l’Europe et je suis heureuse de
penser que ceux qui les habitent ont dans la poche les clés de toutes les
autres !

M. Valentine CUNNINGHAM, Professeur de langue et littérature


anglaise, Université d’Oxford : On m’a demandé de traiter de l’enseignement
de la littérature britannique.

Si, dans mon pays, cette discipline s’appelle tout simplement


« anglais », il me semble que l’enseignement doit aussi avoir pour objectif de
maintenir en vie la littérature, car il s’agit bien d’une activité vivante.

Je n’ai pas une interprétation étroite du fait littéraire et de ce que l’on


enseigne dans les écoles et dans les universités britanniques. Pour moi, la
littérature est un processus de grande envergure et de longue haleine. Il faut
donc faire passer aux étudiants les idées de la synchronicité du fait littéraire,
de son évolution chronologique, de son caractère dynamique et vivant, ainsi
que de sa dimension européenne.

L’objectif de l’enseignement est bien évidemment de former un


lecteur, vif et critique, des écrits contemporains dans leur grande diversité,
mais qui connaisse aussi la tradition de la littérature britannique et qui
n’oublie jamais la scène européenne. T. S. Eliot, bien qu’il fût Américain,
disait que le poète doit écrire avec « en lui l’esprit d’Europe ». Cet esprit
devrait aussi animer le lecteur idéal.

La littérature britannique est une affaire transnationale :


essentiellement anglaise, elle inclut aussi la littérature irlandaise, écossaise et
galloise ; elle s’inspire des migrations, des invasions, des incursions sur notre
territoire et dans notre conscience culturelle ; elle est française et espagnole,
classique et moderne. C’est une littérature d’assimilation, africaine,
américaine, antillaise, polonaise.

Lorsque je suis allé voter pour le référendum d’adhésion du


Royaume-Uni à l’Union européenne, j’avais deux choses présentes à l’esprit.
Je me demandais d’abord si j’aurais du vin français meilleur marché et mon
vœu n’a hélas pas été exaucé… Mais je pensais aussi à la correspondance de
Milton avec ses amis en Italie et je lui ai en quelque sorte rendu hommage en
votant « oui ».

Pour en venir plus spécifiquement à l’enseignement de la littérature, il


est frappant de constater qu’il n’existe pas chez nous de littérature comparée
- 39 -

dans les écoles mais qu’elle est aussi pratiquement absente de l’université, si
ce n’est pour ce que l’on appelle les langues modernes. Or, ceux qui
s’intéressent à ces langues au niveau du baccalauréat sont rares : de moins en
moins d’élèves choisissent d’étudier le russe, l’espagnol, l’allemand, l’italien.
Quelques uns s’intéressent encore au français, mais le portugais, le suédois et
bien d’autres langues n’ont pratiquement aucun adepte. L’enseignement des
langues est ainsi en train de disparaître de nos écoles, tout comme ont
pratiquement disparu le grec et le latin. On parle ainsi aujourd’hui de lycéens
« monolingues ».

Il en va logiquement de même à l’université : celles qui enseignent les


langues étrangères ont du mal à recruter des étudiants. À Oxford, on enseigne
le latin au niveau débutant, ce qui signifie que l’on ne trouve personne qui ait
déjà étudié cette langue !

Pourtant, 15 000 élèves s’inscrivent chaque année en littérature


anglaise et c’est le sujet qui intéresse le plus les élèves. On a toutefois constaté
cette année pour la première fois une diminution des inscrits en cours
d’anglais à Oxford. On observe également une féminisation de cette filière,
dans laquelle les jeunes filles sont aujourd’hui près de 75 %. On en vient ainsi
à ouvrir des collèges qui leur sont destinés à Oxford et à Cambridge. Les
jeunes hommes, en particulier noirs et métis, sont de facto exclus de ces
études.

Au sein de l’enseignement de la littérature, les possibilités sont


extrêmement nombreuses. En 2004, on comptait 170 auteurs dont l’étude était
obligatoire. Dans les plus anciennes universités, on enseigne un très grand
nombre d’auteurs et on étudie la littérature française ainsi que la traduction en
anglais d’œuvres étrangères.

Il est toutefois inquiétant que les œuvres les plus anciennes soient
délaissées. C’est vrai en particulier dans les écoles et dans les lycées où l’on
étudie essentiellement des auteurs modernes et où les élèves n’ont jamais lu
Milton, Defoe, Swift et même Dickens. La commission des programmes
n’impose en fait que l’étude d’une pièce de Shakespeare. Dans ces conditions,
le canon littéraire des élèves et leur sens de l’histoire sont singulièrement
parcellaires et il est frustrant d’enseigner l’anglais dans les écoles. Cette perte
du sens de l’histoire fait aussi perdre de vue le caractère multiculturel du passé
du Royaume-Uni. Dans les universités, on tente ensuite de combler ce déficit,
mais c’est très difficile.

Dans les écoles comme dans les universités, on constate également


que la poésie est menacée par la prééminence des œuvres de fiction et des
pièces de théâtre. Le XVIIIe siècle a à peu près disparu de l’enseignement. On
constate en revanche une véritable obsession pour la littérature de la Première
- 40 -

guerre mondiale aux dépens de figures plus classiques. Au niveau


universitaire, à part quelques vieilles universités anglaises et écossaises,
l’enseignement de la littérature est en régression. Dans les établissements les
plus récents, on peine à donner une idée d’une certaine continuité littéraire. En
fait, la littérature américaine envahit tout ce qu’on appelle les english courses.
C’est l’effet de la mondialisation, mais on devrait plutôt appeler celle-ci la
« nord-américanisation » ;

D’autre part, lorsqu’on lit encore, on se contente de plus en plus


d’extraits, de photocopies, mais pas de livres. S’il y a des conseils à donner
pour faire une éducation littéraire c’est, de grâce, de lire des livres entiers. On
vend de plus en plus d’ouvrages, certes, notamment grâce aux clubs de livres
qui fleurissent dans toutes les villes. Mais que vend-on ? Plus du tout de
poésie, en tout cas un tout petit nombre de poètes. On vend des ouvrages
d’informatique, de cuisine, de jardinage, de sports. De plus en plus de gens
lisent aussi, mais ils lisent sur Internet. Les bibliothèques publiques sont
devenues des centres de ressources médias, dans lesquelles les livres tiennent
une place secondaire. Quand aux clubs d’achat de livres, ils ont comme
membres des dames bourgeoises, d’un certain âge, et blanches.

M. le PRESIDENT : Cette description devrait en interpeller plus


d’un.

Mme Jutta BECHSTEIN-MAINHAGU, Directrice du bureau de


liaison littéraire du Goethe Institut de Bordeaux : Je suis un peu confuse,
après ces exposés, de représenter une littérature nationale, plus exactement un
centre culturel national, le Goethe Institut. J’ai eu l’impression que tous les
instituts nationaux devraient se transformer en instituts européens – en dehors
de notre continent, ce serait d’ailleurs une idée intéressante. Le Goethe
Institut, par exemple ce sont 140 établissements, dans 81 pays, qui assurent
des cours de langue, des manifestations culturelles et mettent à disposition des
bibliothèques publiques.

Mon propos se place sur un plan très pratique. Le Goethe Institut est
passé d’une politique de bibliothèques à une politique de promotion de la
littérature de langue allemande dans tout l’espace francophone, en recourant
aux nouvelles technologies de l’information, en favorisant la présence
d’auteurs allemands, en jouant un rôle de médiateur. C’est ainsi que je dirige
un bureau de liaison littéraire à Bordeaux, qui organise des manifestations en
France pour donner accès à cette culture de langue allemande.

Ce que je constate, c’est que la France traduit beaucoup, plus que le


monde anglophone ne le fait, assurément ; que la littérature de langue
allemande est très présente et qu’il y a une grande demande à son égard. Il y a
quelques décennies, ce sont de grandes manifestations qui jouaient un rôle
- 41 -

déterminant, par exemple de grandes expositions qui mettaient en valeur un


courant artistique. Dans les années 1970, avec l’exposition Caspar David
Friedrich, on découvrit le romantisme, le rêve, l’inconscient, dans une Europe
où la psychanalyse jouait un rôle majeur ; ce fut un atout pour la littérature
romantique allemande. Puis ce fut l’exposition Paris-Berlin 1900-1933, qui
déplaça le projecteur sur la littérature des années 1920, le cinéma, la poésie, le
théâtre expressionnistes. L’exposition sur Vienne, l’apocalypse joyeuse mit sur
le devant de la scène sa modernité et le grand roman austro-hongrois. Le
public français a donc été familiarisé de façon assez approfondie avec la
littérature allemande. Au milieu des années 1980, c’était l’une des plus
prisées, et le cinéma apportait sa contribution avec des films comme le
Tambour de Völker Schlöndorf. Peut-être la division politique de l’Allemagne
n’y était-elle pas étrangère : « Nous aimons tellement l’Allemagne » disait
François Mauriac « que nous sommes heureux d’en avoir deux ». Puis, après la
chute du Mur de Berlin, l’Allemagne devint en quelque sorte moins exotique.
Les écrivains semblaient avoir perdu cette dimension de l’introspection, du
sérieux proprement allemands, s’être affranchis du poids de l’histoire.

J’ai réalisé une enquête pour le Goethe Institut auprès des éditeurs,
traducteurs et journalistes, pour savoir comment était perçue la littérature
allemande, comment était faite sa promotion et quelles étaient les possibilités.
J’ai été frappée par le nombre de résidences d’écrivains qui séjournent en un
lieu pour un ou deux mois, animent des ateliers de traduction, d’écriture, des
rencontres avec des auteurs ou avec le public, les étudiants. Les éditeurs m’ont
dit : « recommandez-nous de bons livres, et nous les publierons ; mais
aidez-nous aussi à financer la traduction et la diffusion des livres ».

Le Goethe Institut diffuse un bulletin littéraire à 250 médiateurs de


tout l’espace francophone et a un portail Internet en français. Il subventionne
des traductions, collabore à des festivals, des salons, des résidences d’artistes,
pour que les auteurs allemands soient le plus présent possible. Le rôle le plus
important revient certainement aux bibliothécaires. En 2001, lorsque
l’Allemagne était l’invitée d’honneur du Salon du livre, a été diffusée une liste
des 50 livres qui constitueraient une bibliothèque idéale. Nous avons beaucoup
de demandes d’informations complémentaires, pas seulement sur l’actualité,
mais aussi sur les écrivains classiques et ceux du XXe siècle. Nous avons
fourni de très nombreuses listes aux bibliothèques, qui l’apprécient. Nous
avons conçu une exposition littéraire sur les auteurs qui peut être empruntée
par les bibliothèques et les établissements scolaires. Mais les éditeurs et les
bibliothécaires sont aussi heureux d’apprendre qu’il y a une littérature
allemande d’accès facile pour le grand public, notamment de jeunes femmes
écrivains qui se comparent aux jeunes femmes auteurs en France. Les listes
thématiques, par exemple sur Berlin ou sur la seconde guerre mondiale,
reçoivent aussi un très bon accueil des bibliothécaires et des documentalistes.
- 42 -

Le portail la clé des langues du ministère de l’Éducation nationale nous a


demandé une contribution régulière sur la littérature allemande.

Comme le dit Milan Kundera, la littérature européenne est une


contribution majeure à l’histoire universelle par la place qu’elle accorde à
l’individu et à ce qu’il appelle « le paradis imaginaire des individus ». C’est
une belle définition de l’Europe.

M. le PRESIDENT : Nous avions invité Milan Kundera. Il lui était


impossible de venir et il le regrettait – tout comme nous. Nous regrettons
également l’absence de Luan Starova, écrivain et critique littéraire
macédonien, car nous souhaitions faire place à des langues européennes moins
parlées, et qui n’en ont pas moins produit des chefs d’œuvre de la littérature.
Nous avons bien à l’esprit l’égale dignité et l’égale importance de toutes les
langues et toutes les littératures d’Europe.

Mme Rose-Marie FRANCOIS : Je remercie Mme Avalli d’être


intervenue dans la magnifique langue italienne. Elle a regretté que celle-ci ne
soit pas utilisée sur le site Internet officiel de l’Union dédié à la plateforme
européenne des programmes de recherche des partenaires de la communauté.
C’est l’effet d’une distinction entre petites et grandes langues. Quand
cessera-t-on de les classer en fonction de leur nombre de locuteurs ? Là où il y
a une grande littérature, il ne peut y avoir de petite langue. Je me souviens
avoir entendu il y a 25 ans à Louvain – Leuven –, une italienne dire que la
meilleure façon d’être polyglotte, c’est d’abord de parler sa langue maternelle
de telle façon que les allochtones puissent la comprendre. C’est ce que
Mme Avalli vient de faire, et nous l’en remercions.

M. Markku LAUKKANEN, Finlande : Je suis heureux que l’on ait


parlé des bibliothèques. Comment préparer leur avenir face à la concurrence
des médias, et comment amener les jeunes à les fréquenter ? Même sur le plan
financier, il peut y avoir des choix à faire, par exemple entre investir dans les
bibliothèques ou dans la santé. Comment décider ? Les bibliothèques
publiques devraient être des lieux de vie ouverts à tous sept jours sur sept et
vingt-quatre heures sur vingt-quatre afin de remplir des objectifs et
d’organiser des manifestations culturelles qui ne soient pas limités à leur objet
premier.

Mme Régine FRIEDERICI : Je dirige le Goethe Institut de Paris et


je regrette vivement que les bibliothèques publiques, à Paris, Londres ou
Berlin, offrent aussi peu de littérature européenne, dans la langue d’origine et
même en traduction. Récemment, la bibliothèque du Goethe Institut a dû se
débarrasser d’une partie de son stock d’ouvrages littéraires. J’ai désespérément
cherché une bibliothèque publique à Paris qui puisse prendre une partie de ce
fonds. En vain. Pourtant je connais beaucoup de bibliothèques publiques à
- 43 -

Paris et en Île-de-France où, à part des méthodes de langue et des traductions


d’un auteur de romans à succès, on n’offre pas de littérature allemande. Les
bibliothèques devraient jouer un rôle plus important pour faire connaître la
littérature européenne, celle des pays voisins.

M. Josef JARAB : Je comprends bien l’intention du Conseil de


l’Europe, qui est de renforcer chez tous la conscience que l’ouverture à de
nouveaux membres de la famille est une nécessité. L’intention est magnifique,
sa réalisation difficile. J’y reviendrai dans ma communication sur
l’enseignement.

Mme Bechstein-Mainhagu suggérait que l’Allemagne avait perdu de


son « exotisme » à la chute du Mur. Je dirai que c’est toute l’Europe de l’Est
qui a vécu cela. À l’époque du rideau de fer, en Tchéquie, on était plus
européen que les Européens de l’Ouest, qui étaient libres de l’être. Il importait
alors de nous identifier à la littérature anglaise, allemande, française, pour
surmonter le totalitarisme ou, selon le mot de Kundera, la barbarie, et non à la
littérature russe, si magnifique soit-elle, et que nous avons toujours bien
distinguée du régime soviétique. L’action que mène l’Institut Goethe pour
faire connaître une littérature nationale en Europe n’est en rien contradictoire
avec le fait de renforcer la conscience d’appartenir à une culture européenne
au-delà de sa culture nationale. À l’inverse, les États-Unis ont pratiquement
abandonné le soutien à la diffusion de la littérature américaine en Europe de
l’Est depuis la chute du Mur. C’est une erreur, car il faut offrir sa littérature
nationale en partage.

M. Thomas OTTMER : En Allemagne, des traductions sont


proposées et mon fils a ainsi eu l’occasion d’étudier des auteurs français.
M. Cunningham pourrait-il nous dire si, dans les cours d’anglais donnés en
Angleterre, on présente aussi les auteurs d’autres pays ?

Mme Ippolita AVALLI : La difficulté à laquelle nous nous heurtons


est considérable car, de tous les points de vue, on est vraiment dans une
période de mutation.

Cela a été justement souligné : connaître de façon approfondie notre


propre langue est une façon de pouvoir mieux communiquer aussi avec les
littératures et avec les langues des autres. Nous, qui sommes d’un certain âge,
avons étudié la littérature sur la base d’une certaine idée de la culture.
Aujourd’hui, nous craignons de perdre quelque chose : que nos langues soient
moins parlées, qu’on ne nous reconnaisse pas dans nos rapports avec les autres
qui parlent une autre langue, que notre identité disparaisse. Il y a là un
problème d’identité qui va bien au-delà de la littérature. Or, nous devrions
bien davantage penser à ce que nous allons gagner.
- 44 -

L’Angleterre, la France, les États-Unis surtout, sont depuis bien


longtemps des terres d’immigration. En Italie, ce phénomène est nouveau et
nous sommes confrontés à l’arrivée de personnes qui ne parlent pas l’italien.
Or, même s’il est douloureux pour moi de le reconnaître, les Italiens
eux-mêmes parlent mal leur langue et la lecture n’est pas vraiment leur fort.
On pourrait dire que nous avons plus d’écrivains que de lecteurs… Mais on ne
saurait oublier que, pour pouvoir écrire, il faut savoir lire : c’est en lisant que
l’on apprend.

À Rome, la municipalité de gauche a beaucoup fait en faveur des


bibliothèques, par exemple en créant des cercles de lecture où les lecteurs
peuvent décerner des prix aux écrivains. Cela va tout à fait dans le bon sens
car il faut susciter la demande : plus elle sera forte, plus on consacrera
d’argent à la lecture, plus les institutions seront disposées à financer les
initiatives favorables à l’amélioration du produit littéraire.

Je souhaite moi aussi que l’on puisse trouver dans les bibliothèques
des livres dans leur langue originale. Je l’ai dit, le goût et la saveur de la
langue sont très importants. Lire un livre, c’est un peu comme effleurer le
corps de celui qui l’a écrit. L’œuvre est vivante, elle a un visage, une odeur,
un son, une musicalité. Ce qui est magnifique, lorsqu’on lit, c’est qu’on se
retrouve dans des littératures complètement différentes des nôtres, tout
simplement parce que c’est un autre être humain qui s’adresse à nous.

M. Valentine CUNNINGHAM : Les bibliothèques sont menacées.


Mes propres étudiants n’ont plus besoin d’y aller : il leur suffit de se connecter
sur Internet pour consulter des bases de données et des articles érudits.
Dominées par les nouveaux médias, les bibliothèques publiques sont ainsi en
train de disparaître et leurs fonds d’archives se réduisent comme peau de
chagrin. Très souvent, elles vendent leurs collections ou même les jettent : à
Londres, on a versé des vieux livres dans les bennes à ordures et les étudiants
sont venus y récupérer des éditions rares. L’université de Constance avait des
collections formidables, notamment en littérature anglaise, issues pour partie
d’anciennes bibliothèques ouvrières. Tout ceci n’existe plus, c’est déplorable.

Le British Council a fermé plusieurs de ses instituts en Europe


occidentale. On voit beaucoup d’étudiants abandonner la littérature anglaise
pour se mettre à étudier les médias.

On a évoqué les lacunes de l’enseignement des grands classiques dans


nos écoles. Comment s’en étonner quand on sait qu’un éditeur a récemment
offert aux bibliothèques des écoles publiques une collection de 50 ouvrages
classiques et qu’un grand nombre d’entre elles ont refusé, par manque de
place, ou faute d’en avoir l’usage…
- 45 -

Je réponds à M. Ottmer : on n’étudie pratiquement pas d’auteurs non


anglophones dans notre pays et très peu d’œuvres européennes sont traduites.
On étudie parfois en traduction le vieux gaëlique irlandais, mais c’est très rare.
Il y a aussi très peu de cours d’interprétation critique. Seules les universités de
premier plan incitent à la lecture d’ouvrages pertinents dans un contexte de
littérature comparée.

Mme Jutta BECHSTEIN-MAINHAGU : Malheureusement,


l’Angleterre semble avoir inspiré tous nos instituts culturels et le Goethe
Institut a aussi réduit ses bibliothèques.

L’Allemagne était jadis le pays des bibliothèques, aujourd’hui on


trouve dans la presse des faire-part de décès ! Les bibliothèques allemandes,
qui faisaient rêver les étudiants et les enseignants français, ont éliminé des
millions d’ouvrages.

La France fait exception, les représentants du ministère de la culture


dans les régions étant même obligés de freiner les ardeurs des maires de
petites communes, qui veulent tous avoir une grande bibliothèque et des
manifestations culturelles. On constate un véritable engouement pour la
lecture et pour tout ce qui y a trait comme les cercles ou les comptes rendus de
lectures. Il est merveilleux que l’on soit encore porté de la sorte par la
littérature.

M. le PRÉSIDENT : Je puis en effet témoigner, en tant qu’élu local


français, que nous avons en ce moment de nombreuses demandes de
construction de bibliothèque dans les villages. Je m’en réjouis car je suis
horrifié à l’idée que l’on puisse jeter des livres.

Voilà qui m’ouvre des pistes de préconisation pour mon futur rapport.
Il me faudra en particulier rappeler le rôle des bibliothèques publiques et dire
que l’Internet est une chose mais que le contact physique avec le livre, qui
n’est pas seulement le privilège de notre génération, reste extrêmement
important.

Mais nous en reparlerons cet après-midi, en particulier avec le


directeur-adjoint de la Bibliothèque nationale de France, et nous verrons
comment les nouvelles technologies peuvent favoriser la diffusion des œuvres
de la littérature européenne dans son ensemble.

Merci à tous ceux qui ont participé à nos débats de ce matin.


- 47 -

TRADUCTION

M. le PRÉSIDENT : Nous reprenons nos travaux par une nouvelle


table ronde, qui nous permettra d’entendre deux spécialistes de la traduction.

Mme Maryla LAURENT, Présidente du « Réseau universitaire


Lettres Européennes » traductrice littéraire et traductologue, Université
Charles de Gaulle, Lille 3 : La question de la traduction est fondamentale et
elle est d’ailleurs apparue dès ce matin plus qu’en filigrane.

Au cours des trente dernières années, les programmes scolaires


européens ont favorisé l’apprentissage des langues vivantes, en fait le plus
souvent de l’anglais, d’abord pour savoir demander son chemin dans le
« tube », ensuite pour pouvoir discuter des marges bénéficiaires.
Paradoxalement, l’exercice de la traduction – le thème et la version scolaires
en France – s’est vu progressivement restreint jusqu’à devenir quasi inexistant
pour la version des langues anciennes ou celle des textes de grande littérature.
Certains chercheurs, tel Daniel Heller-Roazen, nous pensent ainsi entrés dans
un « millénaire monoglotte ».

Tout se passe comme si nous avions oublié que, lorsqu’en 1812


Marie-Claude-Frédéric Vaultier, parlant de la traduction dans le système
d’études, en rappelait les mérites réels : « des signes nouveaux apportent avec
eux des idées nouvelles ; l’étude d’une grammaire étrangère éclaircit, par la
comparaison, toutes les obscurités de la grammaire nationale : une lutte sans
cesse renouvelée contre des termes et des tours donnés amène, avec l’habitude
de s’exprimer avec précision, celle de varier les formes du style… ».
Autrement dit essayer de comprendre une littérature étrangère revient à
prendre une distance avec sa propre langue, avec ses propres pensées, donc à
renforcer en même temps sa langue, sa culture et, au-delà, son identité.

Vouloir saisir les idées, les sentiments, les émotions qu’une langue
étrangère exprime ouvre l’aventure d’un nouvel imaginaire, parfois totalement
inconnu, impensable dans la langue que nous parlons depuis toujours. Avoir à
communiquer cet imaginaire à ceux qui ne connaissent pas la langue
étrangère, le traduire dans notre langue, est, dès lors, une entreprise qui exige
un savoir-faire d’autant plus élaboré que le texte est celui d’une grande œuvre
littéraire. À cela, nos systèmes éducatifs ne préparent pas.

Le code de déontologie des traducteurs littéraires prévoit que l’on ne


traduise que vers sa langue maternelle. Or, la liste est longue des langues
- 48 -

européennes qu’aucun Français, aucun Anglais, aucun Espagnol, etc, ne


connaît suffisamment pour pouvoir en traduire la littérature. Combien de
langues étrangères ne sont pas enseignées, pas même dans nos universités ?

Pourtant, entre apprendre une langue étrangère et la traduire, un long


travail est nécessaire, des techniques sont à acquérir, des prises de conscience
sont à faire.

En 1995, Antoine Berman, un des plus éminents traductologues, a


attiré l’attention sur les deux principales déformations que subit un texte
littéraire traduit. La première fait intervenir la linguistique pour expliquer ce
qui est possibles entre la langue source et ce qui l’est plus difficilement dans la
langue cible. C’est en fait ce dont il était question ce matin lorsque nous
parlions des non Européens écrivant dans des langue européennes. Il y a bien
évidemment des différences, par exemple entre un pays où il y a des falaises et
un autre où il n’y en a pas et où il n’y a donc pas de mot pour les décrire. Dans
une approche cartésienne stricte, c’est à de tels niveaux que les déformations
peuvent intervenir.

Les autres déformations, qui nous intéressent plus encore quand nous
évoquons la traduction littéraire, procèdent de l’analyse au sens
psychanalytique du terme, et affectent la pensée de l’auteur ainsi que ce qui
chez lui est fort éloigné de ce que nous pensons, c’est-à-dire de la culture
d’accueil. Pour Berman, il y a là quelque chose de largement inconscient, qui
subit des forces qui s’exercent sur l’œuvre originale lors de son passage vers
l’ailleurs étranger.

L’une des déformations fréquemment subies par un texte littéraire est


due à l’ethnocentrisme, d’ailleurs compris positivement. Comme l’explique
Antoine Berman, « une langue cultivée résiste à la commotion de la
traduction ». Or, en littérature, une traduction ethnocentrique conduit à
estomper l’imaginaire de l’autre et, tel Procruste, à égaliser ce qui dépasse les
cadres de la culture d’accueil, celle que cet imaginaire doit précisément
enrichir de ses différences. Voilà qui nous ramène à Senghor et à Rushdie : il
est très important que les traductions ne les ethnocentrisent pas, c’est-à-dire
qu’elles ne gomment pas leurs différences profondes, culturelles, affectives,
mémorielles.

Le traducteur doit donc être formé à acquérir une éthique


rigoureusement interculturelle et être conscient du fait que son travail
contribue à établir une coopération interculturelle stable et à long terme. Le
respect de l’autre, de sa littérature par une traduction juste – donc une
diffusion vers l’ailleurs qui équivaut à une reconnaissance – limite les
souffrances provoquées par des relations non égalitaires entre les hommes.
Comme l’a dit magnifiquement M. Todorov, c’est la littérature qui exprime
- 49 -

l’homme. Tout chef d’oeuvre littéraire témoigne de la complexité de


l’existence humaine et exprime sa richesse de multiples manières. Aussi
convient-il toujours de travailler à une déperdition minimale de la polylogie
dans le passage d’une langue à l’autre.

Il faut donc, en traductologie, interroger la relation entre la culture


émettrice de l’œuvre et celle qui l’accueille. Or, dans ce domaine, nous restons
encore trop souvent les héritiers des divisions politiques européennes passées.
Une relation dominé/dominant est présente dans le legs mental des histoires
littéraires. Les armées d’occupation se sont toujours prévalues de porter la
culture aux peuples qu’elles opprimaient, au mépris de la leur. Une Europe qui
n’est plus celle des empires coloniaux doit se défaire de ses impérialismes
culturels d’hier. Encore faut-il qu’elle en soit culturellement consciente.

Plus près de nous, dans une Europe divisée par le Rideau de fer, le
Comité central des pays de communisme réel sélectionnait les auteurs
autorisés à être traduits et publiés à l’étranger. Les critères littéraires
intervenaient de façon secondaire dans les listes proposées aux éditeurs
français, anglais, etc. Pire, l’ethnocentrisme interne du bloc soviétique
russophile fait que, aujourd’hui encore, les traductions d’auteurs comme le
Géorgien Tchaboua Amiredjibi, le Letton Imants Ziedonis, le Lituanien
Justinas Marcinkevicius, l’Ukrainien Yuri Andrukhovych, l’Arménien Berdj
Zeytountsian, l’Azerbaïdjanais Anar Rzaev, restent rares dans les langues dites
« dominantes ». Leur présence « occidentale » n’a rien de commun avec celle
des auteurs de langue russe. Voilà une affaire d’hier dont l’Europe
d’aujourd’hui doit absolument sortir. Milan Kundera ne s’inquiète-t-il pas de
la place qu’aurait eue Franz Kafka s’il n’avait écrit en allemand ? Il s’agit
désormais non pas de « civiliser » les autres, mais d’offrir à chacun un ancrage
littéraire, en respectant la mémoire et les références de l’autre.

La stabilité de l’Europe que nous espérons au XXIe siècle passe par


cette reconnaissance des valeurs et de l’imaginaire véhiculés par le patrimoine
littéraire de chaque langue. Sortir des mauvais héritages politiques, humiliants
pour un certain nombre de nations européennes, exige toute la vigilance du
monde intellectuel et politique. L’association Les Lettres Européennes, dont je
suis actuellement la présidente, s’y emploie depuis plusieurs décennies. Cela
consiste à sensibiliser le lecteur de demain au moins à l’existence d’auteurs
dans les pays proches. Grâce aux moyens modernes de communication, des
enseignants ont noué des liens à l’autre bout de l’Europe et leurs élèves voient
ainsi qu’il y a des auteurs importants dans chaque langue et dans chaque
littérature.

En 1990, l’Assemblée parlementaire avait déjà adopté une


recommandation demandant notamment au Comité des Ministres de créer un
fonds européen pour la traduction littéraire, en faveur notamment, pour
- 50 -

reprendre l’expression heureuse du président Legendre, des langues


européennes « de moindre diffusion », qui méritent d’être encouragées.

Il faut nous inquiéter des résultats de cette recommandation et nous


soucier également d’un enseignement de la traduction. Il y a des efforts, ici et
là, pour créer des écoles de traducteurs, mais ils sont vraiment très insuffisants
étant donné les besoins de la littérature et des éditeurs. J’ai été membre des
commissions de recrutement des Journaux officiels de Bruxelles et il nous
était difficile de trouver des traducteurs pour certaines langues ; la situation est
plus difficile encore pour la traduction littéraire.

Il est important d’aider l’enseignement dans tous les pays européens


de toutes les langues européennes. Il n’est pas imaginable que tout Européen
connaisse toutes les langues parlées en Europe, mais il est indispensable que,
dans chaque pays européen, certains individus connaissent les langues
considérées comme les moins parlées pour être en mesure d’en devenir les
hérauts dans leur culture originelle.

Enfin, il est important d’aider à la formation d’une génération


nouvelle de traducteurs soucieux d’une éthique interculturelle et non
ethnocentrique.

Mme ElĪbieta SKIBINSKA, traductologue, Université de


Wroclaw : Dans le programme de cette rencontre, j’interviens à double titre :
en tant que spécialiste de cette science récente qu’est la traductologie, mais
également parce que, depuis un an, je coordonne l’équipe universitaire qui
prépare la version polonaise de l’ouvrage Lettres Européennes, Manuel
d’Histoire de la Littérature Européenne. Mon intervention sera le reflet de
cette double activité.

Je partirai de l’expérience que mon équipe et moi avons vécue avec le


Manuel d’Histoire de la Littérature Européenne. Les concepteurs et les
auteurs de celui-ci ont jugé naturel et nécessaire – à juste titre – d’introduire
dans leurs articles de nombreuses citations empruntées aux œuvres des auteurs
qui ont jalonné l’histoire de la littérature de leur pays – et celle de l’Europe.

En Pologne – et, je pense, partout ailleurs – lorsque l’on rencontre


une citation dans un texte à traduire, il est de rigueur de recourir à la
traduction polonaise de l’ouvrage original pour en extraire les phrases relevées
par l’auteur de l’article en cours de traduction. Chaque traducteur de mon
équipe de l’Institut de philologie romane de Wrocáaw a donc dressé une liste
d’œuvres dont il fallait consulter la version polonaise pour y chercher la
citation requise. Cette démarche, très simple en apparence, est vite devenue un
de nos problèmes majeurs, l’un de ceux qui ont considérablement ralenti et
compliqué le travail sur l’édition polonaise du Manuel d’Histoire de la
- 51 -

Littérature Européenne. En effet, une fois dépouillés les catalogues des plus
importantes bibliothèques polonaises, dont la Bibliothèque nationale, force
nous a été de constater, non sans étonnement, que parmi les œuvres citées dans
Lettres Européennes, et donc considérées par les spécialistes de leur pays et de
leur époque, auteurs des chapitres respectifs de l’ouvrage, comme essentielles
ou représentatives d’un phénomène, certaines n’ont pas été traduites en
polonais. Il ne s’agissait pas des écrits d’auteurs peu connus globalement,
confinés dans une de ces langues que l’on dit « petites » parce que parlées par
de trop rares personnes aux périphéries de l’Europe. Non. Nous avons
constaté, par exemple, l’absence d’auteurs espagnols tel José de Espronceda,
Duc de Rivas ou Lara. Pour d’autres auteurs, abondamment traduits en
polonais dès l’origine, c’est l’oeuvre dont provenait la citation recherchée qui
a été laissée de côté, jamais traduite. Nous avons été confrontés à cette réalité
surprenante avec des citations d’Alfred de Musset ou de Victor Hugo,
Wordsworth, Camǀes, Luis de Góngora, Giambattista Marino, Thomas
Hobbes, Hieronymus Van Alphen, Walter Scott, Mary Shelley, Ilja Erenburg...
Je tiens à souligner qu’il s’agit de certaines oeuvres d’auteurs qui, par ailleurs,
sont connus des lecteurs polonais : on a toujours traduit rapidement et
beaucoup en Pologne.

Ces difficultés rencontrées par les traducteurs n’étonnent pas la


traductologue que je suis également. Il est, malheureusement, établi que la
communication interculturelle qui se fait par le biais de la traduction est loin
d’être symétrique, égalitaire et équitable. Au contraire, cette communication
obéit à des facteurs de nature autre que linguistique, littéraire, artistique...
Comme l’observent les chercheurs se situant dans le courant sociologique de
la traductologie, la traduction ne peut être traitée que comme un « échange
inégal » qui se situe dans un espace de relations internationales avec des
rapports de force – ni simples, ni égalitaires – entre les pays, leurs cultures et
leurs langues. Ainsi y a-t-il des langues et cultures « importatrices », celles
vers lesquelles on traduit beaucoup, mais dont on traduit moins – tel est le cas
de la langue polonaise... D’autre part, il y a les langues et cultures dites
« exportatrices », dont on traduit beaucoup, mais vers lesquelles ont traduit
relativement peu comme l’anglais, le français... Nous savons aussi que « le
choix de traduire tel ou tel texte, et d’en laisser d’autres, de valeur égale ou
supérieure, dans le domaine de l’intraduit, ne se fait pas nécessairement en
fonction de la place dudit texte au sein de sa propre culture, mais plutôt selon
le système de valeurs ou d’aspirations de la culture d’arrivée ». Ceci
s’applique aussi bien aux cultures exportatrices qu’importatrices.

La culture polonaise appartient à ces dernières et sa position dans le


champ littéraire ou culturel international fait que la traduction y a toujours
joué un rôle important. Les œuvres traduites ont toujours été nombreuses et
valorisées. En conséquence, la profession de traducteur, en particulier celle de
traducteur littéraire, s’en est trouvée considérée comme relativement
- 52 -

prestigieuse. L’absence des traductions de certaines oeuvres importantes,


comme l’a révélé notre travail sur la traduction de l’histoire de la littérature
européenne, prouve que même une culture importatrice ne traduit pas – ne
peut pas traduire – tout. Cette absence soulève une autre question, très
sérieuse, celle de l’accessibilité aux œuvres européennes majeures dans les
langues qui traduisent moins les littératures étrangères.

Dans le cadre de ce colloque, dont le but est débattre de


l’enseignement européen des lettres européennes – lettres créées en plus d’une
vingtaine de langues – cette question évolue pour devenir une interrogation
autrement importante, concernant la constitution d’un fonds commun, d’une
liste de lectures requises pour tous les Européens – et donc accessibles, grâce à
la traduction, dans toutes les langues parlées en Europe. Pour le dire de façon
très simple : quelles sont les oeuvres qu’un Européen devrait avoir lues pour
être Européen, avoir une identité européenne ? C’est la version élargie de la
question que se posent dans tout pays les spécialistes responsables de la
constitution d’une liste des lectures scolaires obligatoires pour tous les
niveaux lors des réformes scolaires.

Le débat polonais à ce sujet, au printemps dernier, a eu des échos


internationaux : la présence-absence de Gombrowicz sur cette liste suscita de
vifs débats et émois.

Si un auteur peut susciter des polémiques vigoureuses dans un pays,


on imagine facilement les difficultés qui peuvent naître lors de la constitution
d’un canon littéraire commun pour tous les pays de l’Europe. Faut-il y inclure
Balzac et Dickens ? Et pourquoi pas Prus et Perez Galdos ? Shakespeare et
Racine ? Et pourquoi pas Gogol et MroĪek ? Kundera à côté ou à la place de
Kafka ? De tels choix laissent toujours un sentiment d’inassouvissement, de
manque, de frustration. La consultation des anthologies des littératures
européennes, telles que Mémoires d’Europe publiée par Gallimard en 1993, en
donne un avant-goût.

Les jeunes Polonais qui quittent l’école ont connu Homère, Sophocle,
Pétrarque, Dante, Cervantès, Shakespeare, Molière, Goethe, Balzac, Stendhal,
Verlaine, Camus, mais aussi Andersen, Tolkien, Lewis, Sempé et Goscinny,
Astrid Lindgren, Tove Jansson… Les œuvres de ces auteurs, lues dans leur
intégralité pour certaines, par pages choisies pour d’autres, constituent un
fonds sur lequel on peut observer l’apport des auteurs polonais. Mais elles
constituent aussi une passerelle permettant à un jeune Polonais de parler de
Tartuffe, Rastignac ou Julien Sorel avec son camarade français. Celui-ci ne
sait cependant rien de Pan Tadeusz ou Ferdydurke, des Paysans ou de La
vallée de l’Issa, absents (même sous forme de résumé ou d’extrait) des listes
d’œuvres lues dans les écoles françaises.
- 53 -

Imaginons cependant – comme dans la belle chanson de John


Lennon – qu’un tel canon littéraire européen voie le jour. Pour que les œuvres
qu’il proposera puissent être lues dans tous les pays de l’Europe, il faudra
qu’elles soient accessibles dans les langues parlées dans ces pays. Ceci veut
dire que certaines œuvres appartenant de fait au patrimoine européen, doivent
être traduites dans certaines langues pour la première fois, mais aussi que des
traductions existantes doivent être revues.

Je reviens à l’expérience de la traduction des Lettres Européennes et


au problème des citations. J’ai déjà évoqué l’absence de traduction pour
certaines œuvres. Une autre facette du problème a été la non conformité de la
traduction polonaise du passage recherché par rapport à celui contenu dans le
texte français. Le recours à l’original a permis de constater plus d’une fois que
le traducteur de l’une ou l’autre version a pris des libertés créatrices qui ont
infléchi le message véhiculé par l’original. Dans d’autres cas, il s’agit du
phénomène bien connu du « vieillissement » des traductions. Dès le
XVIIe siècle, Charles Sorel disait déjà que « [...] c’est le privilège de la
traduction de pouvoir être réitérée dans tous les siècles, pour refaire les
livres, selon la mode qui court » ; peu de temps après lui, Voltaire exhortait
Madame Dacier : « il faut écrire pour son temps, et non pour les temps
passés ». Les théoriciens contemporains de la traduction le disent dans un
discours de leur temps : « Toute traduction est historique, toute retraduction
l’est aussi. Ni l’une ni l’autre ne sont séparables de la culture, de l’idéologie,
de la littérature, dans une société donnée, à un moment de l’histoire donné ».

« Écrire pour son temps » veut dire penser au public auquel les
nouvelles traductions, ou les traductions revues, s’adressent : le public de
l’époque de la mondialisation, de l’Internet, de la communication multimédia
et d’une nouvelle façon de percevoir le temps et son écoulement. Un défi
essentiel...

Bien sûr, tout n’est pas à retraduire : il y a des traductions qui sont
devenues un élément du patrimoine littéraire, comme la Bible de King James
ou Dworzanin de àukasz Górnicki ; il y a des traductions qui demandent
simplement à être revues ou commentées. Il reste cependant que le rôle des
traducteurs, dans ce cheminement vers une République Européenne des
Lettres, ou une Europe littéraire unie respectueuse des spécificités de ses
composantes, est d’une importance capitale.

M. le PRESIDENT : Nous passons aux questions sur la traduction.

M. Tim BEASLEY-MURRAY : Bien entendu, sur le fond, on ne


peut qu’être d’accord avec une grande partie de ce qui a été dit. La traduction
est nécessaire. Mais la vraie question est plutôt de savoir si elle est suffisante.
Le projet de traduire des auteurs essentiels dans d’autres langues européennes
- 54 -

pose problème. Cela rend les cultures accessibles, et permet par exemple de
faire connaître le naturalisme polonais en France. Mais la concentration sur les
œuvres traduites rendra du même coup le reste de la littérature polonaise
inaccessible. Les éditeurs slovaques insistent pour que nous publiions une
anthologie de la littérature de leur pays en anglais. Mais à mes yeux, les
anthologies sont une catastrophe. C’est en quelque sorte une bande annonce de
la littérature, et cela ne sert à rien. Ce qu’il faut plutôt, comme on l’a suggéré,
c’est éduquer une génération d’étudiants qui auront une connaissance
accomplie d’une langue et d’une littérature et en imprégneront l’université.
C’est difficile, certes car les langues sont de moins en moins étudiées. Mais si
l’on veut créer une culture européenne commune, il faut que des jeunes
polonais apprennent le français, des jeunes danois le hongrois etc. C’est plus
important que la traduction, qui est nécessaire mais pas suffisante.

Mme Rose-Marie FRANCOIS : S’agissant de la formation de


traducteurs littéraires, et dans la lignée de la réflexion d’Antoine Berman, je
voudrais apporter modestement ma pierre. Sur un plan déontologique, on ne
traduit que vers sa propre langue. Et les poètes doivent être traduits par
d’autres poètes. Mais il n’y a pas assez de poètes polyglottes en Europe pour
le faire sans aide. Traduire de la poésie, c’est rendre des idées, mais surtout un
rythme, une musique, une écriture qui est née du subconscient. Il n’y a pas de
traduction littéraire d’un poème. Dès lors, comment faire ? Au fil des années,
et de mon expérience, j’ai mis au point une méthode de traduction de la poésie
qui est triangulaire. Je l’ai expérimentée du français vers le letton et du letton
vers le français. Elle a fait l’objet de deux communications, non encore
publiées, dans des colloques à Liège et à Riga. Elle permet de traduire en
collaboration avec les auteurs eux-mêmes et des intermédiaires, qui ne
traduisent surtout pas, mais ont un rôle spécifique – on peut leur assigner une
dizaine de tâches. Il serait bon de dispenser ce genre de formation dans les
centres de traduction littéraire en Europe.

Mme Christine MUTTONEN, Autriche : Il faut avoir des stratégies


pour faciliter l’accès à la littérature produite par des plus petits pays et donc
renforcer les efforts de traduction littéraire. Dans cet esprit, je signale un
projet, en cours de signature à Pula, qui a été lancé par des organisations à but
non lucratif, et que soutient le ministère autrichien de l’Éducation. Il s’agit de
transmettre la littérature contemporaine des pays de langue allemande,
Allemagne, Autriche et Suisse, et celle de l’ensemble des pays des Balkans.
L’objectif est politique, historique, culturel, afin de contribuer à l’avenir de
l’Europe en resserrant les liens des nations entre elles. Il est principalement de
promouvoir la traduction littéraire. Celle-ci est importante en soi, mais il faut
la placer dans une approche d’intégration, ou de médiation, donc de
communication entre l’espace germanophone et le pays du Sud-Est européen,
mais aussi entre ces pays eux-mêmes, qui pourront ainsi se connaître mieux les
uns les autres en même temps qu’ils connaîtront mieux la littérature
- 55 -

allemande. Le projet mérite donc qu’on le soutienne. Il fait une place


particulière à la littérature pour les enfants. Les livres ont été sélectionnés par
des spécialistes sur place. Le projet s’accompagne de manifestations comme
des soirées de lecture ou des séances de discussion. Les partenaires sont les
ministères allemand et autrichien de l’Éducation, la fondation Pro Helvetica et
la fondation Samuel de Berlin. Il s’agit d’un projet de longe haleine, prévu sur
cinq ans.

Mme José ENSCH : Je souhaite saluer les deux interventions que


nous avons entendues et que j’ai admirées. J’étais professeur à l’époque où
une poétesse polonaise a reçu le prix Nobel, et je crois que l’étais la seule dans
mon entourage à posséder un exemplaire de Polnische Lyrik, duquel je me suis
empressée de faire des reproductions et des traductions afin de la faire
connaître. À propos de traduction, ces dames nous ont donné des pierres
précieuses. Je n’ai à y ajouter que mes petits cailloux.

Je suis une amie depuis des décennies de Gisèle Prassinos. Avec son
mari, Pierre Fridas, ils ont traduit les romans de Kazantzakis mais, avant cela,
ils s’étaient essayés à traduire ses poèmes. Mais devant des phrases comme
« l’âme humaine tâte le sein de Dieu », ils avaient été obligés de lui dire que
c’était impossible en français.

Autre exemple : une amie journaliste a organisé il y a quelques


années un colloque pour les « petites » langues. Je dois dire que nous nous
sommes vraiment sentis très petits, en butte, sinon au mépris, du moins à une
certaine condescendance : le luxembourgeois, au fond, n’est qu’un dialecte
germanique, même si on se plaît aussi à parler de francique mosellan. Pour ma
part, on me dit poète, et j’ai traduit différents ouvrages de Paul Celan, à titre
d’exercice. Le dictionnaire que j’ai utilisé à cet effet a, si j’ose dire, volé en
éclats : je me suis rendu compte que, pour être un traducteur correct, il fallait
une formation littéraire avant d’avoir une formation de traducteur
universitaire. On ne peut pas épouser le dictus d’un poète, sa mélodie, ses
sentiments, sans l’épouser parfaitement. Je n’en étais pas capable ; je vous
félicite, mesdames, de l’être, et je vous en remercie.

Si je peux encore apporter un dernier petit caillou, c’est pour vous


parler de cette amie vietnamienne qui effectuait des traductions de sa langue
au mot à mot. Nous avons parlé à l’infini du mot « eau ».

Mme Ipollita AVALLI : Pour apporter un petit caillou à mon tour, je


me souviens du premier livre que j’ai publié et qu’on voulait traduire en
allemand C’était un texte haut en couleurs, utilisant beaucoup l’argot. La
traductrice allemande disait qu’elle ne pourrait jamais rendre cette musicalité,
la sonorité de cet argot. Grâce à l’éditeur, je l’ai fait venir un mois à Rome, et
nous avons vécu une vie de bâton de chaise, de bars en massages, afin qu’elle
- 56 -

vive le texte écrit, et lui donne son vrai sens. Elle a effectivement réécrit
l’ensemble de l’ouvrage à la suite de cette expérience, et on me dit que c’est
une traduction merveilleuse. Mais les traducteurs n’ont guère le temps de
s’imprégner ainsi à fond d’un texte : leur travail est peu payé, ils ne peuvent se
consacrer entièrement à un auteur, mais en servent plusieurs qui n’ont rien de
commun ; il leur est pratiquement impossible de se familiariser à ce point avec
la personnalité de l’auteur. Il faut les aider et il y a beaucoup à faire en ce
domaine. La traduction aboutie peut être une nouvelle œuvre, une réécriture,
dans laquelle l’auteur ne se reconnaît pas forcément, mais qu’il accepte.

M. José Manuel FAJARDO : Alors que nous insistons sur le rôle de


la traduction pour la connaissance de la littérature européenne, nous ne devons
pas oublier à quel point elle est mal payée. Les institutions accordent des aides
pour la traduction aux maisons d’édition, mais pas directement aux traducteurs
et nous devons donc impérativement réfléchir aux moyens concrets de les
soutenir.

Mme Maryla LAURENT : Les traducteurs et les éditeurs


s’accordent sur la nécessité d’un soutien financier à la traduction, notamment à
la traduction littéraire, qui est la plus déconsidérée de toutes, d’un point de vue
financier.

J’ai été particulièrement émue d’entendre cette grande poétesse qu’est


José Ensch nous parler de ses « petits cailloux ».

Mme Avalli a raison de parler de « nouvelle écriture », car c’est bien


ce qu’est la traduction. C’est pourquoi, depuis une trentaine d’années, la
traductologie fait l’objet d’une réflexion en profondeur. La traduction est un
métier fort ancien, mais nous travaillons à tout ce qui était jusqu’ici
inconscient. Ainsi, pour que la nouvelle écriture respecte la première, on a
besoin de sensibilité plus que de technique.

Les nouvelles technologies peuvent être un complément heureux de la


traduction. À l’Université de Lille, nous avons publié un cd-rom sur la
littérature des Lemkoviens, qui utilisent une langue slave très peu connue.
Nous avons ainsi pu non seulement donner une version traduite de leur poésie,
mais aussi la faire entendre. Car il est très important de pouvoir entendre la
musique d’une langue, même quand on ne la comprend pas. Lire Dante et
l’écouter, ce n’est pas la même chose. La traduction ne doit pas faire perdre la
musique de la langue et l’accompagner de belles pages lues dans la langue
d’origine permet aux langues de communiquer aussi d’un point de vue
musical.

La traduction est un exercice difficile, surtout pour les langues : nous


essayons de mettre en place des techniques mais elles font courir le risque
- 57 -

d’une perte du maillage inconscient des mots. Voilà ce qui rend nécessaire de
travailler encore et toujours aux traductions.

Mme ElĪbieta SKIBIēSKA : Dans Les Lettres Persanes de


Montesquieu, rencontrant un traducteur qui travaille depuis vingt ans à une
nouvelle traduction d’Horace, un géomètre l’apostrophe en ces termes :
« Quoi ! Monsieur, il y a vingt ans que vous ne pensez pas ! Vous parlez pour
les autres, et ils pensent pour vous ! ».

Ne retrouve-t-on pas là nos questions sur le statut du traducteur, dont


on ne reconnaît pas le travail à sa juste valeur ? Or, il produit un autre texte,
très spécial, qui n’a jamais existé jusque là et qui a un lien très fort avec le
texte original. Il se crée ainsi une dialectique du même et de l’autre : le texte
autre doit remplacer aussi fidèlement que possible le texte premier pour ceux
qui ne peuvent le lire dans sa langue originale.

On a d’ailleurs évoqué la possibilité ou l’impossibilité d’atteindre


l’identité en poésie : il y aura toujours quelqu’un pour trouver à redire à une
traduction que son auteur avait jugée parfaite. Cet auteur lui-même observera
une imperfection quelque temps plus tard. Paul Ricœur parlait du « deuil de la
traduction parfaite » : elle n’existe pas car la traduction est toujours à refaire.
On touche ici à la question sensible de l’évaluation de la traduction et de ses
critères, qui pourrait à elle seule faire l’objet de plusieurs colloques…

Traduire est-il suffisant ? Il y a forcément une sélection des œuvres,


car on ne peut pas tout traduire et dans toutes les langues. Sur quels critères
l’opérer ? C’est le problème auquel sont confrontés les auteurs d’anthologies
d’œuvres européennes. Je me suis ruée sur celle qu’a publiée Gallimard en
1993 pour voir quelles œuvres avaient été retenues pour représenter la
littérature polonaise. J’y ai trouvé un poème de Krasicki que l’histoire
littéraire de la Pologne ne considère pas comme représentatif de son œuvre. De
même, on trouve surtout en France l’œuvre en prose de Czeslaw Milosz ainsi
qu’une petite anthologie de poèmes qui n’est absolument pas représentative de
sa production poétique alors que c’est surtout cette dernière qui lui valu le prix
Nobel. On donne de la sorte une vision faussée des autres littératures.

M. le PRÉSIDENT : Nous devons avoir à l’esprit que l’Europe peut


soit devenir un espace où une seule langue sera utilisée comme langue de
communication, soit demeurer une terre de diversité culturelle et linguistique.
Cela, on ne peut pas se contenter de le revendiquer, il faut pousser nos jeunes
à apprendre au moins deux autres langues que celle de leur pays. C’est ainsi
seulement qu’ils pourront « goûter » à certaines œuvres de l’esprit dans leur
langue mère. C’est aussi ainsi que l’Europe restera un territoire où la
traduction aura tout son prix, à travers sa légitime rémunération, mais aussi à
- 58 -

travers son utilité pour accéder aux œuvres des langues que l’on n’aura pas
apprises.

Moi, qui me suis battu à l’UNESCO pour l’adoption d’une charte sur
la diversité culturelle, je suis persuadé que nous avons besoin de traducteurs
respectés et de traductions de qualité.
- 59 -

PÉDAGOGIE

L’enseignement de littérature(s)
Identification des canons littéraires
Littératures nationale, linguistique et du monde
Doctorats européens

M. le PRÉSIDENT : Nous en venons à notre avant-dernière table


ronde, qui est consacrée à la pédagogie.

Mme Martine DE CLERCQ, Chaire de littérature européenne,


Katholieke Universiteit, Brussel : Merci de m’avoir invitée à présenter
quelques idées liées à mon expérience de plus de trente ans d’enseignement de
la littérature européenne à Bruxelles.

La littérature européenne est tellement vaste que, de toute façon, le


titre de l’ouvrage d’Annick Benoit-Dusausoy et de Guy Fontaine, Lettres
européennes (Manuel d’histoire de la littérature européenne) convient mieux
à l’approche d’un concept qui pourrait circonscrire une notion « d’identité
européenne ».

C’est dans L’art du roman de Milan Kundera que j’ai trouvé une
définition qui nous a aidés à trouver un chemin : « le romancier n’est ni
historien, ni prophète mais un explorateur de l’existence », dont le
cheminement se retrouve dans les histoires – « the stories » – que les auteurs
nous présentent. Cette idée se rapproche de ce qu’un auteur belge
francophone, Pierre Mertens, a écrit dans L’agent double : « Plus il
fictionnalise plus il exprime le vrai ».

Pour Kundera, « l’essence précieuse de l’individualisme européen se


trouve comme ancrée dans un reliquaire, dans l’histoire du roman, dans la
sagesse du roman ». Pour lui, Don Quichote s’est mis en route dans un espace
ouvert. Les premiers romans sont des voyages à travers le monde. Au début du
roman Jacques le Fataliste et son maître, nous découvrons deux héros au
milieu du chemin ; nous ne savons pas d’où ils viennent, ni où ils vont. Ils se
trouvent dans un temps illimité et dans un espace sans frontières, au milieu
d’une Europe pour laquelle l’avenir n’a pas de fin. Un demi-siècle après
Diderot apparaît Balzac, pour lequel l’horizon a disparu comme un paysage
derrière les institutions et qui s’est mis dans le train qu’on appelle l’Histoire :
« Le roman fait concurrence à l’état civil ».
- 60 -

Mais quelle est cette Europe anno 2007 ? Comment répondre aux
questions que Derrida s’est posées dans L’autre cap : « Quelle imminence ?
Quelque chose d’unique est en cours en Europe, dans ce qui s’appelle encore
L’Europe même si on ne sait plus très bien ce qui s’appelle ainsi. À quel
concept, en effet, à quel individu réel, à quelle entité singulière assigner ce
nom aujourd’hui ? Qui en dessinera les frontières? »

L’œuvre de Claudio Magris m’a inspirée. Il est à la recherche d’une


définition de frontières. Pour lui, elles sont toujours doubles, inévitables,
fluides, nécessaires, parce que sans frontières il n’y a pas de différence, de
diversité, d’identité. Son œuvre est une quête d’identité ; cette œuvre
elle-même est difficile à être définie selon les démarcations traditionnelles,
mais peut être caractérisée comme une « faction » (« facts and fiction », faits
et fiction), dans laquelle Trieste et le Café San Marco sont décrits comme des
espaces frontaliers entre différentes cultures, langues et peuples dans
Microcosmes (1997) : « Le San Marco est un vrai café, banlieue de l’Histoire
authentifiée par la fidélité conservatrice et le pluralisme libéral de ses
habitués… Le café est un des lieux de l’écriture… La plume est une lance qui
blesse et qui guérit… Écrire, c’est savoir qu’on n’est plus dans la Terre
promise… mais continuer opiniâtrement à cheminer dans sa direction… Assis
au café, on est en voyage. »

Ce motif du voyage, on le retrouve à chaque instant dans le manuel


Lettres européennes : comme métaphore, introduisant les différents chapitres
comme « Un tour d’Europe », se penchant sur les grandes épopées, sur les
récits de voyages imaginaires qui deviennent des quêtes du type mystique, sur
l’écriture qui se déploie comme voyage à travers l’histoire de la renommée,
une écriture qui se creuse comme une descente dans les silences de l’âme,
comme pèlerinage, comme genre littéraire, comme roman picaresque où les
paroles de Céline dans Voyage au bout de la nuit résonnent : « Voyager, c’est
bien utile, ça fait travailler l’imagination »… Notre voyage à nous est
entièrement imaginaire. Voila sa force ! « L’imagination au pouvoir !», offrant
le grand tour, le mouvement des idées, le panorama de la littérature
européenne avec de nombreuses pérégrinations.

Quand on voudrait définir le roman contemporain, on pense à la


‘métafiction’, aux formes ‘d’intertextualité’, aux formes hybrides, à la
« faction » et on pourrait mentionner une « French Connection » : Dans
Flaubert’s Parrot Julian Barnes, auteur britannique, s’est penché sur la
biographie de Flaubert et, dans A History of the World in 10 ½ Chapters sur la
relation entre les faits et la fiction : « We can study files for decades, but every
so often we are tempted to throw up our hands and declare that history is
merely another literary genre, the past is autobiographical fiction pretending
to be a parliamentary report ». Nous apprenons également que, pour pouvoir
comprendre une situation, nous avons besoin de l’imagination : « How do you
- 61 -

turn catastrophe into art ? We have to understand it, of course, this


catastrophe; to understand it, we have to imagine it, so we need the
imaginative arts. »

Marguerite Yourcenar, l’auteur des Archives du Nord, dans une


oeuvre moins connue, Les yeux ouverts, établit une fois de plus la relation
entre l’histoire, le passé et la mémoire : « Quand on parle de l’amour du
passé, il faut faire attention, c’est de l’amour de la vie qu’il s’agit ; la vie est
beaucoup plus au passé qu’au présent… Je vais de l’avant, c’est tout. Mais
tout voyage, toute aventure (au sens vrai du mot : ce qui arrive) se double
d’une exploration intérieure. Il en est de ce que nous faisons et de ce que nous
pensons comme de la courbe extérieure et de la courbe intérieure d’un vase :
l’un modèle l’autre ».

En guise de conclusion, je soulignerai l’importance des articles


rédigés par Henk Pröpper dans Dromen van Europa, que l’on pourrait traduire
par « Rêves d’Europe », ou « Rêver de l’Europe ». Les deux interprétations
sont valables : quels ont été les rêves d’Europe et quels sont ceux à venir ?
Pour lui, l’identité européenne est plus qu’une union économique, c’est une
attitude, une conduite de vie. Pour comprendre l’Europe, il faut, comme
Enzensberger l’a déjà fait, se tourner vers la périphérie, vers la Turquie par
exemple et lire un roman d’Orhan Pamuk. C’est là qu’on découvre les
fractures, les couches, les strates, les déchirures de notre histoire qui peuvent
nous aider à établir ce qu’on est devenu et ce qu’on pourrait devenir, dans
nombre de ses romans, tels Snow ou Istanbul, mais surtout dans son œuvre
récente Other Colours (2007), où l’on trouve des essais sur la littérature et
culture européennes – Sterne, Dostoïevski, Gide, Nabokov, Llosa, Rushdie –
entrelacés par des réflexions autobiographiques et des analyses politiques.

Dans un recueil Europe. A Beautiful Idea ; Nexus 42, A. Byatt nous


donne son témoignage : « Comment suis-je devenue une Européenne ? En
lisant Balzac, Proust, Mann et tant d’autres auteurs canonisés afin de pouvoir
écrire moi-même un roman qui s’exerce en même temps à plusieurs niveaux,
qui construit une trame dans laquelle l’histoire de la pensée et le réseau des
références culturelles soient établies ». En tant que présidente du jury du
premier prix littéraire de l’Union européenne, en 1990, elle a découvert une
forme narrative importante dans l’oeuvre d’auteurs tels que Kadaré, Saramago,
Magris, Eco, mais également Nooteboom. Pour ce dernier, « l’Europe forme
une gigantesque toile d’araignée de références croisées ». Il explore cette
vaste toile dans le recueil L’enlèvement d’Europe, où il met en scène l’homme
européen par excellence, le cosmopolite qu’il est, essayant de conserver en lui
une certaine unité tout en s’ouvrant à toutes les différences. Il évoque ses
lectures, les tableaux découverts dans des musées, tout ce qui forme l’étoffe
physique et métaphysique de l’être.
- 62 -

Jusqu’au 20 janvier 2008, se tient à Bruxelles, dans le contexte


d’Europalia, une exposition intitulée « Le Grand Atelier, Chemins de l’Art en
Europe (Ve-XVIIIe siècle) », qui explore tout ce qui nous unit, mais qui montre
également toutes les richesses des diversités culturelles. Pour moi, le manuel
Lettres européennes est comme un immense atelier, qui nous offre un tour
d’horizon, des phares d’un collectif culturel, comme bases d’un avenir
commun où les jeunes de demain peuvent se trouver.

M. le PRÉSIDENT : Nous avions bien évidemment invité Claudio


Magris mais il n’a pu se libérer. Nous aurions pourtant aimé qu’il nous dise
comment il voit tous ces problèmes depuis son café de Trieste…

M. Josef JAěAB, Professeur de littérature, Université d’Olomouc :


Nous avons déjà abouti aujourd’hui à un résultat en plaçant le débat sur la
littérature en Europe dans un contexte social.

Ayant exercé les deux fonctions, je sais combien les hommes


politiques voient les questions d’éducation différemment des enseignants, en
particulier parce que les premiers raisonnent en termes de cycles. Ceux qui
voient au-delà sont dignes d’admiration.

On a dit que Kafka n’aurait pas été aussi connu s’il avait écrit en
tchèque, mais ne pourrait-on aussi considérer que Milan Kundera, que l’on a
cité à plusieurs reprises, aurait eu moins de succès s’il n’avait pas vécu à
Paris ? Je suis simplement heureux qu’il soit considéré à la fois comme un
auteur tchèque représentatif et comme un auteur européen. Mais il est d’autres
auteurs dont l’apport est indéniable. Qui choisir et qui exclure si nous voulons
donner un condensé de la littérature de notre pays ? Qui doit faire la
sélection ? Dans la pratique, aucune autorité n’est à même de décider quels
seront les canons, c’est pourquoi je m’oppose à ce qu’on en élabore.

Nous ne nous efforçons pas de créer une littérature européenne : elle


existe déjà. Consacrons plutôt nos forces à amener les Européens à lire !

C’est l’expérience qui fait l’histoire de l’humanité et M. Todorov a


souligné que la littérature nous donne les moyens d’interpréter notre
expérience. Dans ce cadre, la culture est plus importante que l’économie et la
politique. Quant à la littérature, elle donne du sens à l’expression, mais aussi à
notre existence et à notre vie car la langue nous permet de comprendre ce qui
s’est passé jusqu’à présent et d’envisager le futur.

La littérature essaye de donner plus de sens, plus de profondeur au


langage que celle que nous lui donnons d’ordinaire. L’écrivain est celui qui y
parvient. Et c’est en utilisant les contraintes du langage, comme l’a dit
Tzvetan Todorov, qu’il le fait. En développant le sens de la lecture, on
- 63 -

développera donc aussi la connaissance de l’humanisme. C’est une des raisons


importantes pour lesquelles la littérature doit s’inscrire dans les programmes
d’éducation.

Dès lors, comment enseigner la littérature, quelle littérature


enseigner, et quel est le lien entre cet enseignement et la culture humaniste ?

Il n’y a pas de réponses simples à ces questions. Bien des choses


dépendent de l’époque, du contexte historique. On ne s’étonnera pas que, dans
les époques de renouveau des mouvements nationalistes ainsi que dans les
états nouvellement créés, la littérature devienne un produit culturel qui sert les
efforts d’affirmation d’une identité. C’est toujours le cas, par exemple en
Macédoine de nos jours. C’est alors une manifestation de patriotisme, une
illustration de cette indépendance qu’on désire tant ou qu’on vient d’obtenir.
Ensuite, l’imitation des grandes littératures ou des grands auteurs des autres
littératures traduit la tentative, en général pas trop réussie, de sortir du piège
du provincialisme national. Ainsi, à l’époque romantique se tourna-t-on vers
Walter Scott. Néanmoins, un grand poète romantique comme Karel Macha sut
prouver qu’il était capable non seulement de produire une œuvre qui faisait
sens pour la communauté tchèque, mais aussi pour l’humanité tout entière.
C’est là, dira-t-on, une situation qui prévalait au siècle dernier ou même avant.
Mais un héritage de ce genre, avec les limites qu’il induit, se retrouve encore
dans un certain nombre d’écoles européennes, même de haute érudition.
Milan Kundera avait raison de se révolter contre « le nationalisme de
l’université » – c’est-à-dire un enseignement de la littérature comme discipline
philologique étroitement liée à une langue particulière, sans référence aux
littératures étrangères. À l’université, c’est ce qu’il nous faut dépasser.
Kundera recommandait d’enseigner la littérature comme le développement de
genres littéraires dans toute l’Europe, dans le monde occidental et même
au-delà. Mais cela pose le problème de lire et d’enseigner des textes qui ne
sont pas en langue originale, mais des traductions toujours un peu en décalage.
Kundera lui-même, s’étant mis à écrire en français, avait la prudence de
refuser que personne ne le traduise en tchèque. Il n’avait confiance qu’en
lui-même et voulait être son propre traducteur. Évidemment, ce n’est pas
vraiment là le moyen de résoudre le problème de la traduction !

Dans les pays communistes comme le fut la Tchécoslovaquie,


enseigner la littérature occidentale pouvait devenir une sorte d’activité de
comploteur, de politique alternative. Personnellement, j’enseignais la
littérature anglo-américaine comme dans une sorte de prison. J’ai d’ailleurs eu
la surprise de constater que ce n’était pas plus facile de l’enseigner après 1990,
dans un monde désormais plus libre. Ce qui était auparavant un instrument
politique pour lutter contre un ennemi inconnu devenait un objectif qui n’avait
plus de lien avec la défense de la démocratie ; il devenait plus difficile de
choisir les auteurs. Auparavant, il fallait huit à dix ans pour qu’une traduction
- 64 -

tchèque ou slovaque d’une œuvre soit publiée. Lorsqu’elle l’était, des queues
se formaient dès quatre heures du matin devant les librairies qui la mettaient
en vente. Ce fut le cas pour la traduction de Catcher in the Rye. La littérature
était donc une politique alternative. Est-ce que cela devrait être le cas en
Europe ? Pourquoi pas, mais comment ? Le sens en était de rendre la
littérature plus proche aux enseignants et de leur faire ainsi comprendre
qu’au-delà de nos différences, nous avons beaucoup de points communs.

Dans un monde désormais plus libre, et dans certaines zones de


l’Europe, nous constatons la création de canons littéraires. Dans les pays
totalitaires, on en décidait selon des critères idéologiques ; dans les pays
occidentaux, ces canons souffraient parfois de ce que l’on mettait trop l’accent
sur les grandes œuvres. Dans son dernier ouvrage, Edouard Saïd faisait
observer que les canons fossilisés ne servaient plus l’humanisme, en raison de
trop peu d’ouverture au monde. Dans cette définition de canons littéraires, il y
a aussi toujours un jeu de pouvoir. Il importe beaucoup de savoir à la fois ne
pas mettre au rebut des valeurs qui ont eu de l’importance pour des
générations qui nous ont précédés, et en même temps d’être suffisamment
ouvert au changement. La présentation des œuvres parues ces cinq ou six
dernières années ne remplacera pas une anthologie des grands auteurs
américains ; elle ne peut que s’y ajouter.

Il y a sans nul doute un espace pour sensibiliser les Européens à leur


patrimoine commun. L’Europe a été longtemps divisée et, dans notre partie de
l’Europe, on essaye de rattraper le retard en lisant et en traduisant. En
revanche, nos auteurs sont désormais moins en vue que lorsqu’ils étaient
emprisonnés.

À mon sens, l’essence de l’humanisme consiste à comprendre


l’histoire humaine comme un processus continu de définition de soi, d’examen
de soi, et d’analyse de soi, prenant en compte à la fois le présent et le passé. Et
lire, comme apprendre à lire en donnant du sens à ce qu’on lit, nous aide à
nous comprendre et à devenir des êtres humains et des citoyens du monde.

M. Peter SCHNYDER, directeur, Institut d’étude en langues et


littératures européennes : Il nous faut concrétiser l’européanisation évidente
de la culture et de la littérature par leur enseignement : tel est le sens de mon
propos. Au fil des interventions s’est en effet dégagé un consensus sur les
valeurs. Mais il faut franchir une étape supplémentaire pour faire exister un
espace culturel et littéraire. Comment y parvenir ? On a parlé d’Europe en
évoquant un pluriel ou des singuliers – on retrouve les deux dans le manuel de
M. Fontaine et de Mme Benoit. Accès à la littérature et compréhension sont
les deux aspects de la démarche. Mais la liberté doit s’accompagner d’une
nouvelle identité. À partir du moment où nous parlons d’une Europe qui existe
déjà, il faut forger de nouvelles mentalités et se mettre d’accord sur la façon
- 65 -

d’organiser l’enseignement. Il ne s’agit pas de placer la barre trop haut, ni de


maintenir coûte que coûte une vision universaliste. Or, un certain nombre de
faits existent dans l’espace européen et il s’agit maintenant de leur donner une
forme stable, abordable comme matière d’enseignement.

Le contexte idéologique et politique va souvent à l’encontre de cette


volonté sur le plan littéraire. Il faudrait faire de la littérature une nouvelle
valeur qui permettrait de renoncer aux idéologies qui font obstacle à
l’européanisation et qui empêchent la création d’un patrimoine culturel
européen commun. Ce patrimoine, précieux, est trop souvent négligé. Il y a
lieu de concrétiser des canons littéraires, sans prétendre les inscrire dans le
marbre. Il faut que la société le désire. Comme le souligne le manuel de
Benoit – Fontaine, le projet européen consiste en la création d’identités et de
valeurs qui ne sont pas invariables – il serait d’ailleurs regrettable qu’elles le
soient. Mais il faut en définir le corpus, un corpus ; de nouvelles pourront
venir s’y adjoindre par la suite. L’essentiel, c’est de commencer !

Les éléments nationaux qui s’ajoutent créent une valeur nouvelle, on


l’a dit, supérieure à leur simple addition. Au fil de l’histoire européenne, se
sont succédé des mouvements très différents, qui ont influencé l’ensemble de
la littérature, du classicisme au surréalisme. Il en est né une pensée
européenne. De même, en peinture et en musique, les éléments nationaux se
chevauchent. Ce qui nous importe est de savoir comment, dans
l’enseignement, on peut familiariser les élèves avec cette grande diversité. Il y
faut un soutien politique et, ici, nous avons besoin de vous, Mesdames,
Messieurs du Conseil de l’Europe.

C’est le plus souvent pour des obstacles politiques que cette œuvre ne
se réalise pas. Certes, on peut parler de Voltaire et de Goethe. Mais il faut un
nouvel espace d’enseignement, et le politique peut y contribuer. Je dirige un
institut de recherches sur les langues et littératures européennes. Nous
organisons des congrès, européens cela va de soi. Mais je déplore que les
étudiants qui y participent ne soient pas prêts à comprendre la dimension
européenne. Comment le feraient-ils puisqu’ils n’ont pas appris à le faire ? Il
est donc essentiel de ne pas oublier cette dimension, et de la mettre en
pratique, sans tarder.

Sans nous montrer trop exigeants, encore une fois, dans notre volonté
d’européaniser l’enseignement, nous pouvons parvenir à un consensus et créer
une discipline d’enseignement de la littérature européenne, par exemple une
heure par semaine. Comme le dit Goethe, « ce que tu as hérité de tes pères,
acquiers-le pour le posséder ». Et cet Européen convaincu disait aussi que qui
ne parle pas de langue étrangère ne possède pas sa propre langue. Cela ne
vaut-il pas aussi pour la connaissance d’une littérature qui devient tous les
jours un peu plus européenne ?
- 67 -

L’AIDE À LA DIFFUSION :
L’APPORT DES NOUVELLES TECHNOLOGIES

Édition et nouvelles technologies


Prix littéraires

M. le PRESIDENT : Après avoir ainsi complété notre réflexion,


nous allons, dans la suite des interventions, passer aux aides à la diffusion et à
l’apport des nouvelles technologies. Je donne d’abord la parole à Mme Vera
Michalski, directrice des éditions Noir sur Blanc.

Mme Vera MICHALSKI, Directrice des Editions Noir sur Blanc :


C’est en tant qu’éditrice plus que de directrice d’une maison d’édition que
j’interviens. Après toutes les considérations convaincantes qui ont été
présentées, je le ferai d’un point de vue plus pratique, m’étant attachée depuis
une vingtaine d’années à la diffusion de la littérature européenne, d’une part
dans l’espace francophone, d’autre part en Pologne. Sans être spécialiste de
littérature, et bien qu’assez éloignée des travaux universitaires, je plaide
fermement pour la défense de la littérature européenne, et je déplore l’absence
de tout enseignement en cette matière. Il est regrettable que les élèves ne
découvrent que leur littérature nationale. Il leur manque ainsi un instrument
essentiel de compréhension de l’Europe : leur horizon culturel en est borné.

Les éditions Noir sur Blanc ont été fondées il y a une vingtaine
d’années par mon mari Jan Michalski et par moi-même. Nous avions
l’impression de porter l’Europe en nous. Lui, polonais, homme de l’autre
Europe, celle de derrière le Rideau de fer, considérait qu’il y avait là un
accident de l’histoire et qu’il fallait travailler à la compréhension de l’Europe
comme identité. Pour citer un extrait de notre premier catalogue en 1986, nous
voulions « donner à connaître au monde francophone la richesse de la
production intellectuelle des pays de l’autre Europe ». En parlant de
production intellectuelle, nous voulions ne pas nous limiter aux belles lettres,
mais englober cette non fiction, tout le Sachbuch des Allemands, qu’une
frontière d’ailleurs ténue sépare parfois de la littérature.

Le premier livre que nous avons publié, Proust contre la déchéance


de Joseph Czapski, est emblématique d’une certaine conception de l’Europe de
la culture. Peintre remarquable, issu d’une famille austro-polonaise, Joseph
Czapski a passé une partie de sa jeunesse à Saint-Petersbourg, puis s’est établi
à Paris pour y étudier la peinture. Convalescent après une crise de typhus, il
- 68 -

s’est plongé dans la lecture de Proust. Lorsqu’il a été interné pendant la guerre
dans le camp d’officiers de Starobielsk, sous couvert d’enseigner le français à
ses codétenus, il donnait en fait des conférences sur Proust. Comme il l’écrit,
« Il fallait voir ces hommes, dans le froid mordant et la faim au ventre,
écouter religieusement les épisodes de la vie de Swann », tels qu’il les relatait
sans notes, parce qu’il avait intégré Proust au point de pouvoir en parler dans
un langage simple à des non spécialistes de littérature.

Nous avons publié des récits, des documents, des témoignages où il


était souvent question de ces livres auxquels, au milieu des atrocités, les gens
pouvaient se raccrocher comme à une branche les sauvant de la noyade.

Nous nous sommes consacrés dans un premier temps aux livres issus
de Russie et de Pologne, qu’il s’agisse de classiques – nous avons ainsi publié
la première traduction en vers de Pan Tadeusz, qui donne selon moi la vraie
mélodie du texte de Mickiewicz – ou de nouveaux talents, dont la voix pouvait
heurter nos canons de la beauté.

À ce propos, je m’insurge contre cette notion de « canon » : les


éditeurs doivent pouvoir rester ouverts à des coups de cœur, à des
appréciations subjectives et leur liberté est essentielle pour permettre
l’émergence de nouveaux talents.

Nous avons par la suite étendu notre activité à d’autres langues


d’Europe. Surtout, nous avons ouvert en 1990 à Varsovie la branche polonaise
des éditions Noir sur Blanc, afin, dans une démarche inverse, de faire
connaître à la Pologne, qui dispose d’une forte tradition de traduction, de
nouveaux auteurs français, espagnols et américains, car nous ne souhaitions
toujours pas nous limiter à des régions ou à des genres littéraires. Nous avons
aussi traduit des romans policiers, dont certains considèrent qu’ils
appartiennent à un genre mineur, mais qui apprennent des choses sur les autres
pays.

Si je tentais, après vingt ans, de faire le bilan de notre activité sur le


front du dialogue interculturel, je rappellerai que cette maison d’édition est
née en Suisse, qu’elle a essaimé en France puis en Pologne ; qu’elle a été à
l’origine d’un petit groupe indépendant européen ; qu’avec d’autres maisons
d’édition en France et en Pologne, elle joue un rôle de pépinière de talents
littéraires français, que nous faisons ensuite découvrir en Pologne. Plus de
vingt langues sont représentées dans notre catalogue : on y trouve des auteurs
de langue lettone, russe, anglaise, hébreu, française, polonaise, ukrainienne,
serbe, italienne, allemande, bulgare, roumaine, espagnole, tchèque, hongroise,
estonienne, albanaise. À l’origine, notre démarche était de donner à connaître
toutes les composantes de la culture des pays d’Europe de l’Est, ce qui a pu
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nous amener à publier un auteur écrivant en hébreu sur la Cracovie


d’avant-guerre ou un autre écrivant en anglais un essai sur un auteur tchèque.

Je conclurai par une anecdote sur les références culturelles. Éditer un


livre, c’est aussi le présenter, donc s’intéresser à sa couverture. Au moment de
publier en Pologne Al Morir Don Quijote, où Andrés Trapiello imagine une
suite à Don Quichotte, le graphiste m’a proposé une scène de manoir polonais,
au motif qu’il s’agissait pour lui d’un endroit où Don Quichotte aurait pu aller.
On mesure là le chemin qu’il nous reste à parcourir pour parvenir à des
références culturelles communes...

M. Arnaud BEAUFORT, Directeur Général Adjoint, Bibliothèque


Nationale de France : La Bibliothèque nationale de France (BNF) prépare sa
mutation numérique depuis dix ans et cette mutation s’est accélérée ces deux
dernières années. Elle est tout à fait indispensable compte tenu de l’évolution
tant de la production éditoriale que des usages qui sont désormais
massivement Internet, chaque internaute tendant à devenir un éditeur en
puissance. Pour une institution de mémoire comme la BNF, chargée de
conserver le patrimoine collectif, il est donc de première nécessité de se
tourner résolument vers Internet.

À la suite de certaines annonces de l’opérateur américain Google,


Jean-Marcel Jeanneney, ancien directeur de la BNF, a pris conscience que la
dynamique européenne devait s’incarner dans le domaine culturel. Quoi de
mieux qu’un projet pour cela ? C’est ainsi qu’est née la bibliothèque
numérique européenne. Un prototype intitulé Europeana a ainsi été ouvert en
mars dernier et le projet est aujourd’hui largement développé : l’Union
européenne finance la fondation EDL (European Digital Library), une équipe
a été constituée ; Mme Descamps a relayé l’initiative au niveau politique et
l’on cherche désormais le nom de la future bibliothèque, dont il est
particulièrement judicieux qu’elle soit située au niveau européen.

Pour sa part, la BNF est très présente dans les projets TEL-plus et
EDLnet, qui accompagnent le projet européen, en particulier sur l’accueil des
contenus sous droits dans les portails de bibliothèques.

Il a été récemment annoncé que la BNF intensifiait le rythme auquel


elle numérise, passant de 5 000 à 6 000 à 100 000 documents par an. Nous
serons ainsi à 400 000 documents à la fin 2010. La numérisation de la presse
fait aussi l’objet d’importants investissements publics, en particulier du Sénat.
Les collections spécialisées relèvent également du projet de bibliothèque. Le
portail http://gallica2.bnf.fr est ainsi destiné à montrer l’ensemble des
collections libres de droit. Le « né numérique » et les fichiers éditeurs sont
aussi concernés puisque la BNF est missionnée depuis un an pour opérer le
dépôt légal de l’Internet et qu’une collecte régulière est effectuée.
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Cette diffusion en ligne apporte un meilleur rayonnement. La


reconstitution collaborative de corpus est particulièrement intéressante, en
termes d’approche scientifique des contenus, pour des collections réparties
entre plusieurs bibliothèques et pour lesquelles certains numéros manquent
dans l’une d’entre elles. Nous avons ainsi reçu hier la visite de représentants
de la bibliothèque de Berlin pour initier un projet franco-allemand relatif aux
journaux de tranchées.

Le Web 2.0 facilitera l’appropriation des contenus. Les fiches de


lecture permettront de créer et de faire vivre des communautés d’internautes.
Des parcours pourront également être prévus tandis que la pédagogie sera
renforcée.

Tout ceci a aussi un impact sur la francophonie et un portail consacré


plus spécifiquement à la presse sera créé l’an prochain au Québec.

Gallica2 propose, en plus de la recherche plein texte, des recherches


affinées par auteur, par langue, par pays d’origine et par bibliothèque
propriétaire des œuvres, tout à fait intéressantes dans une perspective
européenne.

À chaque étape de la numérisation, nous nous préoccupons bien


évidemment de la préservation numérique.

Les infrastructures développées par la BNF ont vocation à être


ouvertes à d’autres, l’esprit de partage s’imposant au regard du coût
faramineux de telles opérations.

Nous sommes particulièrement attentifs à la non exclusivité : offrir la


plus grande accessibilité au contenu, c’est veiller à ce que, quels que soient le
partenaire et le financeur, les contenus numériques restent bien accessibles à
tous, c’est-à-dire à tous les moteurs, à tous les laboratoires de recherche, à
toutes les industries de la langue.

S’agissant de ces dernières, l’impact de tels projets sur le


développement d’un tissu européen de PME est considérable. Dans ce secteur
en plein essor, nous avons besoin de corpus très larges et de contenus ouverts
pour que les entreprises européennes du savoir, de la connaissance et de
l’information se développent dans les domaines de la traduction, de
l’indexation et de la recherche en langage naturel. Je pense en particulier au
travail sur la connectivité entre les documents et entre les acteurs, sur les
moteurs de recherche, sur les moteurs de traduction, sur l’interprétation de la
langue parlée. Il me paraît important d’insister sur ce point à l’occasion de ce
colloque organisé par le Conseil de l’Europe.
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Bien évidemment, cette diffusion sur les réseaux doit associer


l’édition sous droits : on ne peut pas imaginer une bibliothèque dont le fonds
s’arrêterait en 1920. Il faut donc réfléchir à un portail qui signale l’existence
d’œuvres aujourd’hui commercialisées. Pour cela, la BNF a lancé une
expérimentation qui sera présentée au Salon du livre 2008 et qui a été pensée
en partenariat avec tous les acteurs de la chaîne du livre.

M. Alain ABSIRE, Prix Fémina, écrivain français, président de la


Société des Gens de Lettres : Ce colloque ne porte pas seulement sur les
littératures européennes mais aussi sur leur enseignement. S’il a été jusqu’ici
beaucoup question de l’Université, nous devons avoir présent à l’esprit que la
littérature européenne, ce sont d’abord les écoles, les collèges et lycées.
L’université est un lieu de perfectionnement mais elle n’est pas accessible à
tous.

Tzvetan Todorov se demandait ce matin ce que peut la littérature ;


pour ma part, il me semble qu’au niveau européen elle a beaucoup à faire.

On a parlé de l’acquisition d’un langage hybride ou d’un langage


commun, mais il faudrait d’abord s’intéresser tout simplement à l’acquisition
d’un langage... Les écrivains qui, comme moi, ont l’occasion de rencontrer des
jeunes en milieu scolaire, constatent qu’ils ont de très importantes difficultés
sur ce plan, à tel point que l’on pourrait davantage parler de langages tribaux
que de langages communs. Peut-être est-ce un effet pervers des blogs et de
l’écriture phonétique mais il faut d’abord que nous nous préoccupions de la
possibilité qu’ont les jeunes générations de communiquer non pas seulement
entre elles, mais aussi au sein de leur pays et au niveau européen. Car il n’y a
de mémoire collective que véhiculée par un langage commun et c’est aussi le
rôle de l’enseignement des littératures européennes.

S’agissant toujours de l’enseignement en milieu scolaire, au cours du


débat, je me suis demandé si, plutôt que de partir du patrimoine, dont je ne
conteste en rien la grande importance, nous ne ferions pas mieux de partir du
contemporain. J’ai d’ailleurs été quelque peu choqué quand M. Fajardo a
affirmé que « la création est le problème des écrivains ». Pas du tout ! Si les
écrivains eux-mêmes adoptent cette position, la littérature est mal partie…
Avec l’Internet, avec la facilitation des échanges, avec le fait que l’on n’a
jamais autant lu et autant écrit – même si c’est très mal –, la création par
l’écrit est plus que jamais fondamentale. Il ne faut donc surtout pas que nous,
intellectuels et créateurs, nous réfugions derrière un concept élitiste.

Ce qui est intéressant pour l’enseignement, c’est de s’intéresser aux


littératures européennes « in vivo », c’est-à-dire à la littérature qui se fait et
qui permet aux jeunes de brusquement se reconnaître au travers de l’œuvre
écrite et, du fait même de cette reconnaissance, de se rendre compte que cette
- 72 -

ouverture vers soi-même, vers sa propre réalité, est aussi une ouverture vers
des valeurs collectives qui font aujourd’hui tant défaut. Nous avons tous vécu
douloureusement l’incendie en France, il y a quelques semaines, d’une
bibliothèque par des jeunes de banlieue. Cela confirme à quel point ce sujet est
fondamental.

La littérature, l’imagination, la possibilité d’imaginer, c’est l’action,


c’est-à-dire le contraire de cette passivité que la prédominance de l’image
immédiate établit comme une règle. Tous les Européens sont confrontés à ce
remplacement du sens par l’image.

La bibliothèque numérique européenne, c’est le bon côté de cette


mutation. Mais nous voyons bien à travers tout cela, ainsi qu’avec
l’expérience de Google, que c’est toute une architecture qu’il faut redessiner.
La bibliothèque numérique européenne a des fonctions de conservation et de
consultation. C’est une chance historique et même bien plus : des centaines
de milliers de livres, dont beaucoup étaient inaccessibles ou quasiment oubliés
– la durée de vie moyenne d’un livre en librairie n’excédant pas trois mois –,
vont ainsi pouvoir renaître. C’est une chance extraordinaire pour les
littératures et pour les langages.

Des dangers guettent toutefois les littératures européennes et


mondiales. Si la création n’est pas l’apanage des écrivains, il faut rappeler
qu’elle n’aboutit pas forcément à une œuvre. Le livre a besoin de
l’intermédiation d’un certain nombre d’acteurs : les auteurs ; les éditeurs, dont
les choix apportent une caution de qualité aux œuvres ; les libraires dont on
n’a pas parlé aujourd’hui et qui sont là pour défendre, pour proposer et pour
vendre – en France, nous avons fort heureusement réussi à sauvegarder notre
réseau de librairies indépendantes – ; les bibliothécaires, qui font aussi des
choix et qui sont des passeurs de livres et de culture ; les enseignants, qui sont
bien évidemment aussi des passeurs de livres et de valeurs collectives.

Mais tout ce réseau ne peut se maintenir que si l’œuvre elle-même est


respectée. Or, aujourd’hui, en dépit de toutes les chances qu’il représente,
l’Internet met l’œuvre en danger. En effet, dès qu’elle circule sur la toile, on
peut la partager, l’échanger, la triturer, la couper, l’utiliser pour autre chose,
au mépris du droit moral. L’œuvre peut ainsi s’appauvrir, devenir tout et
n’importe quoi, c’est pourquoi il est impératif de réglementer cet usage.

On a aussi parlé ce matin de cette nouvelle pratique de l’extrait,


comme s’il était lui-même une œuvre. Un adolescent, à qui je demandais s’il
avait lu Proust, m’a ainsi récemment répondu : « je l’ai regardé »…

J’en viens à la gratuité. Europeana permet la consultation mais il est


prévu une deuxième étape qui consistera à proposer des téléchargements ou
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des renvois vers des circuits de vente habituelle. Et il va bien falloir que ces
téléchargements soient rémunérés car, à défaut, tous les acteurs de la chaîne du
livre n’auront plus de quoi vivre.

Les 6 000 écrivains que regroupe notre association sont très inquiets
des extensions des exceptions au droit d’auteur. S’il est tout à fait naturel de
prévoir une exception encadrée pour l’enseignement et pour les bibliothèques,
il ne faudrait pas que, au motif qu’il serait prioritaire que tout circule
rapidement, le droit d’auteur disparaisse purement et simplement. Si l’on allait
trop loin dans cette voie, les auteurs, les éditeurs, les libraires et sans doute
aussi les bibliothécaires n’auraient plus qu’à exercer un autre métier. Il n’est
donc pas possible d’aller au-delà de la vingtaine d’exceptions qui existent
aujourd’hui au niveau européen, que nous ne contestons d’ailleurs nullement.

Enfin, pour s’initier aux littératures européennes, il serait sans doute


bon que chaque jeune apprenne deux ou trois langues. Mais pour apprendre
une langue étrangère, encore faut-il d’abord connaître la sienne. Or, pour avoir
été responsable en entreprise pendant quelques années, j’ai pu constater la
dégradation de l’expression, et donc de la langue, chez les jeunes qui
cherchaient du travail. Il faut qu’une véritable volonté politique s’exprime, et
dans ce domaine l’Europe a un rôle fondamental à jouer, plus que les États
nationaux, puisqu’il existe un droit supranational auquel tous les pays
membres se plient. Cette volonté européenne, je la discerne, je la souhaite et je
l’appelle.

Mme Laure PECHER, éditrice, fondatrice de « Les classiques du


Monde » : J’interviens à la fois en tant qu’agent littéraire d’auteurs non
francophones dans l’ensemble de l’espace européen et en tant qu’éditrice des
Classiques du Monde, une collection que nous avons créée avec d’autres
professionnels. Il s’agit bien des Classiques du Monde, non de l’Europe,
même si au départ l’accent a été mis sur l’Europe et que l’intégralité des
œuvres que nous traduisons sont européennes, car il y avait urgence de porter
à la connaissance des lecteurs francophones les grandes œuvres de référence.

Pour revenir sur un aspect qui a été évoqué, il serait dangereux


d’utiliser une littérature européenne, d’en faire comme un instrument à même
de façonner une citoyenneté européenne. Chaque fois qu’on a essayé d’utiliser
la littérature de cette façon, cela a été une catastrophe. Mais rien ne s’oppose à
ce qu’une volonté politique réelle s’appuie sur ce que la littérature et son
enseignement apportent, à savoir, comme l’a rappelé Tzvetan Todorov, la
connaissance de soi, la connaissance de l’autre et la Connaissance tout court,
ce qui, dans la conception des Lumières, est la condition de la démocratie. De
ce point de vue, les discours que l’on a entendus en France à propos du
referendum sur la Constitution européenne ou de l’élargissement de l’Europe
témoignaient d’une ignorance totale de ce que certains pays ont apporté à
- 74 -

l’Europe sur le plan littéraire et sur celui de la pensée. C’est vrai en particulier
pour ces pays qu’on enferme dans la formule « Europe de l’Est » et dont on a
complètement évacué le passé pré-communiste, sans leur donner vraiment un
accès à un avenir européen. Il y a là une injustice flagrante et, si l’on avait eu
conscience de ce passé européen, ce genre de position aurait pu être évité.

Le projet des Classiques du Monde est né d’une grande frustration.


J’ai eu la chance de faire une partie de mes études dans un cadre européen. Au
cours des discussions avec les étudiants allemands, tchèques, italiens, tout le
monde pouvait parler de littérature française ; en revanche, dès qu’on abordait
une autre littérature, j’étais de fait totalement exclue alors que les autres
étaient capables d’en parler, moi, je n’y avais pas accès. En rentrant en France,
après avoir travaillé un peu dans l’enseignement et beaucoup dans l’édition,
j’ai voulu comprendre ce manque et j’ai réalisé que ce n’était pas une fatalité.
Nous avons donc créé une association, les Classiques du Monde, et une
collection, publiée par les éditions de Zoé, qui est encore modeste mais a
vocation à grandir. Il s’agit de faire connaître les ouvrages classiques, à savoir
les ouvrages considérés comme classiques dans leur pays d’origine, et
également d’effectuer un travail de promotion et de transmission des
connaissances à l’égard des enseignants des lycées et collèges, ainsi que de
participer à des manifestations telles que celle-ci.

On a beaucoup parlé de la nécessité de mettre en commun l’héritage


littéraire européen. Cela ne peut se faire que par la traduction et l’édition, y
compris numérique, par l’enseignement et la diffusion ; ces quatre éléments
sont incontournables. Un grand mérite de ce colloque est de permettre de les
aborder tous les quatre, ce qui est rare. Pour ma part, je parlerai des projets
concrets déjà menés ou en cours d’élaboration, et des problèmes qu’ils
soulèvent, des contradictions qu’ils pointent, et qu’il ne faut pas esquiver.

D’abord, la bibliothèque numérique européenne est un projet


fabuleux, et c’est bien la première étape de la mise en commun des littératures
européennes. Mais il ne sert à rien de mettre en ligne les œuvres originales si
l’on ne peut pas les lire pour des raisons linguistiques. La traduction est donc
essentielle. Dans cette première étape, il faut se demander quels classiques
choisir et quelles traductions leur donner. Pour nous, un « classique » est une
œuvre enseignée dans son pays d’origine et qui y participe à la formation des
esprits, des intelligences, des imaginations, de l’esprit critique, y compris de la
capacité de rébellion. Mais pour le choix des traductions, l’injustice prévaut.
On se réfère en effet à deux critères, les politiques culturelles de chaque pays
et la réception des œuvres. Il faut vraiment travailler sur ces deux axes. Les
politiques culturelles varient beaucoup, en fonction, on l’a dit, du caractère
importateur ou exportateur d’un pays. Quant à traduire les œuvres en fonction
de leur réception, voilà un critère qu’aux Classiques du Monde nous avons
tout à fait abandonné. À partir du moment où une œuvre est importante dans
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un pays, il faut absolument la traduire. Il reste vrai que le classique conserve


une dimension nationale. Quelqu’un a cité tout à l’heure les sociologues
proches de Bourdieu. C’est précisément un phénomène que quelqu’un comme
Pascale Casanova a très bien mis en évidence. En France, par exemple, est
classique l’œuvre d’un auteur de nationalité française et non d’expression
française ; celle d’un Suisse restera toujours inconnue des élèves. L’inverse
n’est pas vrai. Un classique français sera un classique en Suisse et en
Belgique.

La traduction est donc une nécessité. Sa finalité ne doit pas entrer en


ligne de compte. Nous avons publié cette année dans notre collection Karel
Hynek Macha, ce grand auteur tchèque auquel il a déjà été fait allusion à
plusieurs reprises, et dont un poème seulement était traduit jusque là. Lors
d’une présentation, son traducteur, Xavier Galmiche, a observé que Macha
avait eu connaissance des grandes épopées historiques anglo-saxonnes par le
biais des traductions polonaises du XIXe siècle. On voit ainsi que le chemin et
la postérité des traductions sont parfois insoupçonnés. Ils ne peuvent être
anticipés ou prédits.

Reste la question de la mise en commun de ces traductions. C’est le


rôle de l’édition. Il faut aujourd’hui apprendre à dissocier le support papier du
texte. Les anglo-saxons distinguent les deux fonctions de editor et publisher,
tandis qu’en France, on ignore le travail de l’éditeur proprement dit, qui
consiste, avant de faire un livre, à assurer ce qu’on appelle le pré-presse, à
savoir le choix du traducteur, le travail sur la traduction, la correction, la mise
en forme impeccable, avant même la fabrication et l’impression. Le texte ainsi
mis en forme peut circuler indépendamment du support papier. Ce serait très
bien d’y parvenir, car cela accroîtrait la diffusion. Mais, l’autre question est
alors de savoir qui va payer le travail accompli par l’éditeur, et souvent ignoré,
qui va payer les traducteurs qui bénéficient du même statut que les auteurs, à
savoir le droit d’auteur. Comment mettre ces traductions en commun ? Quel
espace créer pour cela ? Tout cela reste à voir.

Enfin, il y a l’enseignement. Je tiens à signaler un projet lancé, à


l’initiative de Eloise Brezault, par le CRDP de Paris et les Classiques du
Monde. Eloise Brezault avait mis en accès libre des « parcours littéraires
francophones » afin de fournir aux enseignants des collèges et des lycées un
outil pédagogique sur la façon d’enseigner les classiques non français, ce qui
ne figure ni dans la formation des enseignants ni dans les manuels scolaires.
Nous avons souhaité faire de même avec des parcours littéraires européens :
chaque œuvre de la collection des Classiques du Monde fait ainsi l’objet d’un
dossier pédagogique en ligne sur le site du CRDP de Paris, qui combine
analyse littéraire, présentation du contexte, ressources iconographiques,
interview du traducteur, etc. Il serait évidemment dommage d’établir un
corpus fermé d’œuvres à enseigner. Dans le champ immense des classiques, il
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faut puiser sans directive rigide, et il y a de quoi faire. Pour prendre un autre
exemple, l’Université de Bologne et d’autres institutions se sont engagées
dans la création d’un corpus commun européen de poésie, portant plus
précisément sur le sonnet. Il sera intéressant de voir ce que donne ce travail
expérimental, qui peut être applicable à d’autres genres.

La diffusion enfin ne doit pas être seulement celle de l’œuvre, mais


une diffusion de l’œuvre, de sa traduction, des outils pédagogiques,
d’appareils critiques. Il faudrait y adjoindre des travaux tels que ceux de
Guy Fontaine et Annick Benoit, Lettres Européennes par exemple, ainsi que
l’anthologie en 12 volumes du Patrimoine littéraire européen en de Jean-
Claude Polet. On rêve naturellement d’un grand portail Internet qui y serait
consacré. Mais il faut bien entendu un soutien des institutions, car ce serait un
travail colossal.

M. le PRESIDENT : Nous vous remercions de nous avoir indiqué


ces pistes.

M. José FREIRE ANTUNES, Portugal : Je souhaite d’abord poser


une question un peu provocatrice. Vingt ans après la chute du communisme et
après l’unification de l’Allemagne, n’oublions-nous pas une priorité, qui est
d’avoir une langue qui nous unit tous, comme le français fut autrefois la
langue de l’Europe ? Cela ne signifie nullement qu’il faudrait négliger notre
propre langue, mais il serait bon d’accélérer l’acquisition d’une langue qui
unit les peuples européens.

En second lieu, le Conseil de l’Europe ne devrait-il pas envisager, par


l’intermédiaire de sa commission de la Culture, d’octroyer chaque année un
prix littéraire à dimension européenne ?

M. Edward O’HARA, Royaume-Uni : J’ai trouvé ce colloque très


intéressant, en particulier cette table ronde. J’insisterai pour qu’on envisage
bien touts les aspects du sujet dans ses multiples dimensions. Certains lisent
pour les idées, d’autres pour le style, d’autres pour se cultiver : les approches
sont nombreuses. Pour l’éducateur, ce qui importe, c’est de faciliter l’accès à
la littérature et d’aider à l’apprécier de diverses façons.

Mais tout le monde n’a pas un accès direct aux œuvres, et les
traductions sont donc importantes. Comme l’a dit M. Jarab, il ne s’agit pas
d’inventer une littérature européenne, elle existe déjà. La tâche consiste à
rendre la littérature des autres plus accessible dans d’autres pays. Il faut donc
faciliter la traduction à tous les niveaux. Le travail de traducteur est difficile.
Outre qu’il est mal payé, il lui est difficile de reproduire exactement les
qualités de l’original. Plus il s’en écarte pour parvenir à ses fins, plus il risque
la critique. Edgar Poe traduisant Homère, c’est beau, mais ce n’est plus
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Homère. Il est vrai que la poésie pose un problème particulier – on a dit que la
poésie, c’est ce qui reste une fois la traduction achevée. Mais quelles que
soient les difficultés de leur travail, les traducteurs facilitent l’accès à la
littérature de bien des façons.

On n’a pas mentionné dans ces débats une possibilité, qui est de lire
une édition où le texte original figure en regard de la traduction : pour ceux
qui n’ont pas une connaissance assez approfondie d’une langue pour la lire
directement, cela donne quand même une autre idée de l’œuvre. Une autre
lacune m’a également frappé : on n’a pas mentionné les jeunes enfants. Ils
peuvent avoir accès à la littérature d’autres pays. Ainsi, dans le mien, les
études classiques ont du succès. Les enfants d’une dizaine d’années, passant
du primaire au secondaire, ont accès à Ésope ou font de petits projets sur ce
genre de thèmes. J’aimerais qu’on nous en dise plus sur l’accès à la littérature
à tous les âges.

M. José Manuel FAJARDO : Je tiens à préciser ma pensée. La


création littéraire, et non la littérature, relève des écrivains – et je n’entends
pas par là une classe intellectuelle, mais des individus qui écrivent. La
littérature est l’art le plus ouvert, puisqu’il utilise un instrument commun à
tous, le langage. La littérature, ou plutôt la communication écrite, est
aujourd’hui plus répandue que jamais, grâce à Internet. Ce développement a de
bons côtés, mais il en a de mauvais : banalité de la pensée, maladresse de
l’expression, erreurs d’orthographe et de syntaxe. Être très répandu n’est pas
en soi un gage de qualité. Reste ensuite la capacité de création littéraire.

Notre débat porte sur la possibilité d’enseigner la littérature, et c’est


bien de cette possibilité d’enseigner que je voulais parler, pas de la façon
d’écrire. De mon passé gauchiste, j’ai gardé à l’esprit l’obsession de l’élitisme,
notamment à l’université. Néanmoins, l’opinion majoritaire peut être dans
l’erreur sur les questions intellectuelles et littéraires. Qu’un homme puisse
avoir raison contre tous, Galilée nous l’a montré.

Mme Marie-Rose FRANCOIS : M. Absire a eu raison de rappeler


que les droits d’auteur sont le salaire de l’auteur. Je voudrais lui demander s’il
accepte de modifier une formule qu’il a employée, à savoir qu’avant
d’apprendre une langue étrangère il faut connaître la sienne : je dirais
volontiers « connaître les siennes ». On a en effet parlé d’Europe polyglotte.
On ne le devient pas seulement par l’apprentissage d’une langue autre, on peut
l’être dès le jardin d’enfants. Certains Belges auxquels on fait remplir un
formulaire qui leur demande quelle est leur langue maternelle hésitent parfois.
Ils se demandent pourquoi ils ne peuvent en déclarer deux. Dans le même
esprit, que des Européens puissent lire des livres bilingues, avec le texte
original et la traduction en regard, ce serait un signe encourageant.
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Mme Maryla LAURENT : Mme Michalski a terminé par une


remarque très intéressante sur le passage d’un texte de l’Espagne à la Pologne.
Pour ma part, j’ai à l’esprit une phrase de Bergson : « l’artiste repousse les
limites du réel ». Les difficultés de traduction que l’on a mentionnées, les
erreurs peut-être, sont des différences d’interprétation qui s’inscrivent dans
une tradition et nourrissent le dialogue entre littératures européennes. Dans les
travaux autour du manuel de M. Fontaine et Mme Benoit, on a souligné
comment le romantisme, commençant en Allemagne pour s’achever en
Hongrie un siècle plus tard, est resté lui-même, mais avec des interprétations,
des glissements, qui en ont fait la richesse. Ainsi, même dans les erreurs de
traduction, on enrichit la littérature européenne.

M. Alain ABSIRE : Dans mon propos, j’ai simplement repris la


distinction traditionnelle entre écrivain et écrivant. Tout n’est pas œuvre, bien
entendu, mais l’ouverture à la création par les mots est une chance pour les
auteurs et pour les littératures. Un problème aujourd’hui est de confondre tout
et n’importe quoi, l’écrit et le littéraire. Tout est écrit, grâce à Internet, et
diffusé partout. Cela pose le problème d’un langage commun. Mais il valait la
peine de préciser, comme l’a fait M. Fajardo.

S’agissant du plurilinguisme, peu de jeunes enfants ont deux langues


au départ. C’est affaire de milieu culturel, sans doute – je le crois pour ma
part. C’est aussi affaire d’immigration ; dans ce cas, c’est à l’école que peut se
développer la combinaison entre langue d’origine et langue d’apprentissage
scolaire. Il y a là un enjeu extraordinaire. Néanmoins, je crains que
l’apprentissage de deux ou trois langues dès la petite enfance ne conduise
l’individu à pratiquer des langues qui n’en sont plus, qui sont des langages.
J’ai assez l’expérience des lycées des cités, et aussi des maisons d’arrêt, pour
constater que, dans une génération plus jeune, certains ont bien deux langues,
mais l’une est en quelque sorte une langue tribale, et l’autre, la nôtre, une
langue maîtrisée de façon très approximative. Il y a là un problème qu’on ne
peut nier, même si cela ne remet pas en cause l’espoir que vous soulevez et
que je partage.

M. Josef JARAB : Si je peux me permettre de revenir sur la table


ronde précédente, je considère d’abord que, d’un point de vue politique
comme d’un point de vue pratique, le fait de discuter de ces sujets sous l’égide
du Conseil de l’Europe a une réelle importance. Certes, le Conseil de l’Europe
n’est pas une institution dont les décisions ont force de loi. Mais, s’il ne peut,
de sa propre initiative, faire créer des départements universitaires où l’on
enseignerait les « petites » langues, il peut apporter son appui à
l’enseignement des langues étrangères.

Nous essayons de maintenir une Europe multilingue, et il serait très


dommageable de n’avoir plus qu’une seule langue. Le commissaire Jan Figel
- 79 -

et la présidente du Parlement néerlandais, avec lesquels je m’en entretenais,


trouvaient effectivement que c’était coûteux de devoir payer autant
d’interprètes à la Commission et au Parlement européen, mais qu’il était
pratiquement impossible d’en diminuer le nombre, par respect pour les pays
qui ont rejoint l’Union européenne. Simplement, il serait probablement
préférable de consacrer cet argent aux universités pour renforcer le
multilinguisme, plutôt qu’à des activités d’interprétation, qui en deviendraient
dans certains cas superflus.

Une autre question qui n’a pas été abordée est celle de la formation
des enseignants de littérature européenne. Je préfère ne pas avoir à y répondre,
car je ne souhaite pas que les programmes de littérature européenne soient
imposés par le haut. C’est aux écoles et aux enseignants associés à cet
enseignement de savoir ce qu’il convient de faire pour faire connaître au
mieux la littérature à tous les publics, de la petite enfance à l’université. Quant
à la publication d’ouvrages bilingues, avec une traduction en regard, même si
elle n’est pas possible dans toutes les combinaisons, c’est une excellente idée
sur le plan pédagogique et sur le plan linguistique.

M. Arnaud BEAUFORT : On se demande souvent ce que vont


devenir les bibliothèques si tout est numérique, mais il me semble que les
bibliothécaires de demain sont appelés à être ces médiateurs, ces passeurs dont
on a parlé.

Mme Laure PECHER : Les livres pour jeunes enfants sont beaucoup
traduits, les adultes ont largement accès aux œuvres traduites, il apparaît donc
que les collégiens et les lycéens sont les seuls à ne pas lire de littérature
étrangère traduite.
- 81 -

CONCLUSIONS INTÉRIMAIRES

Mme Vaira VƮƶE-FREIBERGA, femme de lettres et ancienne


Présidente de la République de Lettonie : Mesdames et Messieurs, j’ai passé
en votre compagnie une journée passionnante, une journée entière vouée à la
littérature, avec un accent particulier sur la littérature européenne.

Nous avons vu que la problématique pouvait être rapprochée sous


bien des angles différents et chacun des intervenants nous a fait profiter de
l’expérience et de la sagesse acquises dans son domaine. Mais que
l’intervenant fût auteur producteur de textes, traducteur, critique littéraire,
enseignant de la littérature, lecteur ordinaire ‘consommateur’ de littérature ou
passeur de mémoire, tous sont parfaitement conscients du défi qui est celui
d’intéresser les futurs lecteurs à ce processus spécial qu’est la lecture et à ce
produit tout à fait spécial qu’est la littérature. Pour ce faire, il s’agit d’aider le
lecteur à comprendre et à apprécier les textes de valeur, de devenir conscient
de leur valeur littéraire, de l’aider dans la tâche de distinguer la graine de
l’ivraie. À mes yeux, l’enseignement de la littérature comporte une double
fonction : celle de faire ressortir la valeur ludique de la lecture, mais celle
aussi de contribuer à la formation générale d’une population instruite,
informée et porteuse d’une civilisation humaniste.

Au commencement était le verbe, c’est-à-dire le verbe vivant, la


parole en tant que moyen de contact direct entre le locuteur et son auditoire.
C’est là que se trouvent les racines profondes de la littérature, en Europe
comme partout ailleurs dans le monde. Des milliers d’années avant notre ère,
nous savons que les hommes assis autour du feu se racontaient des histoires,
des anecdotes, des fables, des contes merveilleux, qu’ils récitaient des épopées
héroïques et chantaient des chansons lyriques. Par l’intermédiaire de la pensée
symbolique, l’être humain est capable de se créer un espace mental qui est
autre que celui de la réalité physique, espace dont la parole est la clé. La
parole, le langage, le verbe vivant, cette production gazouillante mais aussi
signifiante de l’appareil articulatoire, elle est l’apanage de l’espèce humaine,
seule parmi toutes les espèces vivantes. La clé magique qu’est la parole
permet au créateur de laisser entrer l’auditeur dans le monde imaginaire de sa
création, de partager avec lui un espace qui n’est ni celui de la géographie ni
celui du pouvoir, mais un espace dans lequel il est possible de s’évader, de se
sauver, de se retrouver, de se créer et de se recréer.

Bien plus tard dans l’histoire de l’humanité est venu le moment où la


parole, éphémère comme le souffle humain, a été captée par l’écriture et fixée
- 82 -

sur un médium de transmission en matière plus ou moins durable. C’est là que


nous avons ce matin engagé le débat. Nous sommes entrés de plain-pied dans
la littérature écrite, mais si nous songeons à l’héritage littéraire du continent
européen, on ne saurait oublier que c’est bien une longue tradition orale qui a
été fixée dans les premières grandes œuvres écrites que sont l’Iliade et
l’Odyssée. J’avoue être un peu surprise que l’on n’en ait pas parlé ici, car
l’Iliade et l’Odyssée, avec le théâtre et les mythes grecs d’un côté et avec
l’Ancien et le Nouveau testament de l’autre, sont en fait deux grandes sources
profondes de la littérature européenne. Une troisième source, ce sont les
traditions populaires à l’échelle du continent, cette ‘littérature des chaumières’
remise à l’honneur par Perrot, par les frères Grimm, par Herder et les
romantiques Allemands, littérature orale, modeste et sans prétentions, mais qui
continue de nourrir de ses motifs extraordinaires et de ses archétypes puissants
la littérature écrite (et le cinéma !) jusqu’à nos jours. Qu’il s’agisse des sagas
scandinaves, des chansons de geste, des ballades celtiques ou des dainas
lettones, c’est là aussi un riche héritage littéraire auquel les jeunes ont peu
accès au cours de leurs études, mais dont on retrouve parfois les reflets au
cinéma, comme dans le cas du film courant sur Beowulf.

On l’a dit, les sources de la littérature européenne sont multiples.


Ainsi, par exemple, on peut faire remonter les fabliaux français et italiens ou
les contes de Boccace aux contes des pays arabes et plus loin aussi à leurs
origines indiennes, comme l’a montré Joseph Bédier dans un ouvrage
remarquable de la fin du XIXe siècle.

J’ai pour ma part grandi avec comme première littérature les contes
que l’on me racontait. J’ai appris à lire toute seule par l’intermédiaire des
fables animales du folklore letton, imprimées en grandes lettres dans un
abécédaire. Cette ancienne littérature orale, transcrite par écrit depuis
longtemps, demeure disponible partout sous la forme commode et familière du
livre. Mais nous avons vu cet après-midi que le livre, pas moins que la
transmission orale, se trouve dépassé dans un certain sens par les techniques
numériques modernes.

Or, il ne faut pas envisager les techniques modernes seulement


comme un remplacement pour la forme bien-aimée du livre et encore moins
comme un danger pour la littérature. Permettez-moi de citer un exemple de ma
propre expérience. Depuis les années 1960, nous avons commencé la
numérisation des dainas, chansons lyriques de la tradition orale lettonne, avec
4 200 textes des chansons du soleil. Nous avons poursuivi avec 71 000 autres
textes puis avec 200 000, puis avec un million de variantes sous forme
numérique. Ces documents ont été consultés récemment sur l’Internet par un
million d’usagers au cours d’une période d’un an. On voit là que, dans un petit
pays de 2,3 millions d’habitants (y compris des russophones), la disponibilité
- 83 -

d’une littérature orale sous une forme numérisée est capable de s’attirer un
public plus grand que jamais auparavant dans l’histoire.

Mais ce dont on a parlé ce matin, c’est surtout de la littérature au sens


d’œuvres créées par des écrivains et au sens canonique de grandes œuvres
écrites par de grands écrivains, oeuvres que tout Européen qui se considère
comme cultivé devrait connaître au moins de réputation. La transmission de la
grande littérature européenne est une chose tout à fait à part, qui est liée en
particulier à la culture individuelle de l’enfant moderne, avant qu’il ne
devienne adulte, cultivé ou inculte, selon le cas.

Le concept même de littérature européenne sous-entend l’existence


d’une aire culturelle déterminée, qui existe dans les confins d’une aire
géographique et politique. Or l’accessibilité de différentes composantes de
cette littérature est extrêmement inégale, de sorte qu’elle risque d’être
gravement compromise à moins d’appuis importants de la part des
gouvernements, des organismes supranationaux ou des organismes
philanthropiques ou non gouvernementaux. Idéalement, on aimerait voir les
meilleures œuvres produites sur le continent européen disponibles à tout
lecteur intéressé, non seulement celles écrites dans sa langue maternelle. Cela
exige la disponibilité de bonnes traductions – non seulement celles,
nombreuses déjà, qui traduisent les œuvres connues des ‘grandes’ langues aux
‘petites’, mais aussi le contraire. Combien de très bons écrivains ne sont-ils
peu ou pas connus, juste parce qu’ils écrivent dans des langues peu ou pas
connues au-delà de leurs frontières naturelles ?

L’excuse que l’on entend souvent – que les ouvrages écrits dans les
‘petites’ langues sont peu connus parce qu’ils sont aussi de faible qualité –
relève de la circularité logique autant que d’un certain impérialisme culturel.
L’invocation des lois du marché est beaucoup mieux fondée. En effet, se vend
bien surtout ce qui est déjà bien connu, soit par tradition, soit par réclame.
Néanmoins, il est entendu que la qualité d’une œuvre littéraire existe en soi,
indépendamment des forces du marché ou de la quantité de gens qui l’ont lue
ou la connaissent de réputation. Le défi de la littérature européenne reconnue
comme telle est donc surtout celui de devenir aussi représentative que possible
de tout l’éventail des œuvres européennes qui existent, y compris celles qui
sont peu ou pas connues encore.

Une littérature véritablement européenne ne peut pas se créer en se


fiant uniquement aux lois du marché, lois qui sont puissantes, mais tout de
même pas inexorables. Dans le domaine de la culture, dépendre des seules lois
du marché équivaut à renoncer à l’importance d’autres critères.

Souvent, lorsque je parcours l’Europe et que je me rends dans les


librairies de différents pays, je suis déçue d’y trouver si peu de littérature
- 84 -

locale ou européenne par rapport aux grands rayons remplis de traductions


d’ouvrages américains, y compris de livres qui prétendent être de la littérature
et qui ne le sont pas. Ce n’est pas que je sois contre la littérature américaine.
Au contraire, j’en fais moi-même une consommation régulière. Je suis contre
la présence de tant de mauvais livres par rapport à l’absence de livres qui
seraient bien meilleurs. Car il y a de mauvais auteurs tout comme il y a de
méchants poètes.

Or, lorsqu’il entre dans une librairie, le lecteur, pressé et conscient


que toute une vie ne lui suffira pas à tout lire, cherche des guides. Trop
souvent, son seul guide, c’est l’accessibilité de tel ouvrage ou tel autre sur les
étagères. Si en musique le mélomane peut être sûr que les ‘grands’ opéras sont
ceux qui sont donnés sur la scène de la Scala ou du Métropolitain, pour
identifier les bonnes œuvres littéraires nous avons besoin de quelqu’un qui
nous dise ce qui vaut la peine d’être lu et ce qui sera probablement une perte
de temps. Les spécialistes de la littérature, les critiques littéraires, les
amoureux des belles lettres doivent pouvoir se faire entendre dans la
cacophonie des besoins du monde moderne. Plus encore, ils devraient pouvoir
se faire entendre pour recommander la traduction et la publication d’ouvrages
injustement méconnus ou inaccessibles.

J’aimerais remercier le Sénat français et tous ceux qui se sont


impliqués dans la réussite de ce colloque, comme dans toutes les autres
initiatives dont nous avons entendu parler aujourd’hui. Dans tous les pays de
ce vieux continent, qui a derrière lui une histoire si longue et si sanglante,
mais qui a aussi produit tant des plus belles œuvres littéraires du monde, nous
pourrions mettre à la disposition des autres Européens les grandes œuvres qui
forment notre héritage commun. Pour ce faire, nous avons besoin de
sympathie, de solidarité – et de fonds disponibles ! C’est pour nous un devoir,
si nous nous voyons comme les habitants d’un continent de paix, de
démocratie, de tolérance, d’acceptation mutuelle, d’interactions humaines.
Dans ces conditions, l’accessibilité est particulièrement importante pour que
nous ayons tous la clé de cet édifice que sera l’Europe culturelle. Cette clé, il
faut la forger. Cet espace culturel que nous aimerions habiter ensemble, il faut
le meubler. Il sera d’autant plus riche et d’autant plus beau que des auteurs de
toutes les régions d’Europe y auront contribué, non seulement ceux qui sont
déjà connus des personnes éduquées, non seulement ceux des pays dominants
(voire impérialistes), mais aussi tous les autres. Tous les pays européens sont
terres de culture, pour peu que l’on veuille en prendre connaissance. C’est un
grand défi, nul doute, mais quand on songe aux premiers copistes des
monastères, qui n’avaient que leurs mains et leurs parchemins pour transmettre
une œuvre, on se dit que nous n’aurions aucune excuse à ne pas tirer le plus
grand profit de toutes les possibilités qui de nos jours s’offrent à nous.
- 85 -

M. le PRÉSIDENT : Il me reste à remercier celles et ceux qui ont


permis l’organisation de ce colloque et ceux qui ont participé à nos travaux.

Nous, membres de la commission de la culture de l’Assemblée


parlementaire du Conseil de l’Europe, devons être conscients que ce sujet est
au cœur de l’idée européenne et que nous devons lui donner une traduction
politique, auprès des grandes institutions européennes comme de nos
gouvernements nationaux.

Au XXIe siècle, on n’enseigne pas seulement la littérature de son pays


mais aussi celle des autres pays européens, de même que l’on s’efforce
d’amener les élèves de nos écoles à connaître bien leur langue nationale mais
aussi une ou deux autres. C’est une nécessité pour entrer de plain-pied dans la
pensée et dans la littérature des autres et de nombreux moyens sont maintenant
disponibles pour intéresser à toutes les formes de littérature, pour les mettre à
disposition.

Il ressort clairement de nos travaux qu’il ne s’agit pas d’établir un


quelconque canon littéraire européen, une liste des chefs d’œuvre qu’il serait
obligatoire d’avoir lus à l’exclusion des autres. Nous sommes dans un
domaine où chacun doit pouvoir faire des choix, mais il faut tout faire pour
donner aux Européens le bonheur d’entrer dans la pensée des autres, de sentir
qu’il y a là des vibrations que l’on aura plaisir à partager.

De même que les chefs d’État s’adressent de plus en plus souvent à


nous devant le drapeau national et le drapeau européen, nous avons en nous
l’ensemble de ces littératures venues d’Europe. Nous serons plus riches, plus
ouverts sur le monde si nous savons faire partager ce trésor commun. Oui, il y
a des racines littéraires de l’Europe, nous avons le devoir de les faire
découvrir, dans les éditions originales ainsi que grâce aux traducteurs.

Car l’Europe préservera sa diversité aussi grâce à la traduction, qui ne


représente jamais un coût excessif, mais qui nous permet de garder en vie
toutes nos langues, toutes nos littératures, de nous connaître et de nous
respecter. Il n’y a pas de petites langues, toutes peuvent nous enrichir.

C’est pour toutes ces raisons que ce que nous avons rassemblé
aujourd’hui débouchera sur une recommandation dont nous nous efforcerons
résolument que les gouvernements européens tiennent le plus grand compte.
- 87 -

Colloque
sur l’enseignement des littératures européennes

Paris, 11 décembre 2007 - 9h00 à 18h00

LISTE DES PARTICIPANTS

PARLEMENTAIRES

Jacques Legendre Président et rapporteur de la Commission, France


Baronne Hooper Vice Présidente, Royaume Uni,
Anne Brasseur Vice Présidente, Luxembourg

Walter Bartoš République tchèque


Åse Gunhild Woie Duesund Norvège
Eddie O’Hara Royaume Uni
José Freire Antunes Portugal
Raffi Hovannisian Arménie
Cecilia Keaveney Irlande
Markku Laukkanen Finlande
Maria Manuela Melo Portugal
Andrew McIntosh Royaume Uni
Christine Muttonen Autriche
Miroslava NČmcová République tchèque
Azis Pollozhani « ex République yougoslave de Macédoine »
Ioan Tundrea Roumanie
Piotr Wach Pologne
Robert Walter Royaume Uni

ORATEURS PRINCIPAUX

Alain Absire Prix Fémina, écrivain français, président de la Société des


Gens de Lettres, Paris, France
Ippolita Avalli romancière et poète, Rome, Italie
Tim Beasley-Murray Ecole des études slaves et est européennes de l’University
College London, Royaume-Uni
Arnaud Beaufort Directeur Général Adjoint, Bibliothèque nationale de
France, Paris
Jutta Bechstein-Mainhagu Directrice du bureau de liaison littéraire, Institut Goethe,
Bordeaux, France
Martine De Clercq Chaire de littérature européenne, Katholieke Universiteit
Brussel, Belgique
Valentine Cunningham Professeur de langue et littérature anglaise, Université
d’Oxford, Royaume-Uni
José Manuel Fajardo romancier et critique littéraire, Espagne
Guy Fontaine expert consultant, co-directeur du « Manuel d’histoire de la
littérature européenne », Wemaers-Cappel, France
Josef JaĜab Professeur de littérature, Université d’Olomouc,
République Tchèque
Maryla Laurent Présidente du « Réseau universitaire Lettres
Européennes »,
traductrice littéraire et traductologue, Université Charles de
Gaulle, Lille 3, France
- 88 -

Vera Michalski Directrice des Editions Noir sur Blanc, Paris, France
Laure Pécher éditrice, fondatrice de « Les classiques du Monde », Paris,
France
Peter Schnyder Directeur, Institut d’étude en langes et littératures
européennes, Olten, Suisse
ElĪbieta SkibiĔska traductologue, Université de Wroclaw, Pologne
Luan Starova (excusé) écrivain, critique littéraire et diplomate, Skopje,
« ex République yougoslave de Macédoine »
Tzvetan Todorov essayiste d’origine bulgare, Paris, France
Vaira VƯƷe-Freiberga Femme de lettres et ancienne Présidente de la République
de Lettonie

PARTICIPANTS

Annick Benoit Co-auteur du « Manuel d’Histoire de la littérature


européenne », Paris, France
Bernadette Chambert Professeur impliqué dans les échanges scolaires
européennes, Cachan, France
Claire Dossier-Carzou Ancienne secrétaire de la délégation française, Paris,
France, dont il convient de souligner le rôle éminent dans
la préparation de cette journée
Luc Devoldere Rédacteur en chef, Ons Erfdeel vzw, Rekkem, Belgique
José Ensch écrivaine, Luxembourg
Marie-Aimée Fontaine Secrétaire du réseau Lettres Européennes (Association
européenne de droit français), Paris, France
Rose-Marie François poète, philologue, romancière, rhapsode, maître de
conférence, Université de Liège, Belgique
Régine Friederici Institut Goethe, Paris, France
Françoise Gomez Inspectrice pédagogique régionale de lettres, spécialiste
de l’enseignement de la littérature européenne, Rectorat
de l’Académie de Lille, France
Hélène Melat Professeur de Russe à la Sorbonne, France
Louis Monier Photographe, spécialiste du portrait d’écrivains, Paris,
France
Timour Muhidine Ecrivain, Professeur de Turc à l’INALCO, Paris, France
Colette Nys-Mazure Ecrivain, Professeur de lettres, Tournai, Belgique
Thomas Ottmer ingénieur, traducteur, Belgique
Gérard Pfister Editeur, vice-président, Association capitale européenne
des littératures, France
Beate Podgorska Directrice, Institut polonais de Paris, France
Francine Rouby Universitaire germaniste, France
Elzbieta Sayeg Premier conseiller, Ambassade de Pologne, Paris, France
Marek Tomaszewski Professeur de Polonais, Université de Lille, France
Marius Tukaj Unesco, Spécialiste de la traduction, France

PRESSE

Stanislaw Beres Rédacteur responsable des Emissions Littéraires à la


Télévision polonaise
- 89 -

OBSERVATEURS

Yvonne Bailly chercheur et étudiant, INALCO (Institut de langue et


civilisations orientales), Paris, France
Lydia Chaize bureau de l’édition littéraire, Centre national du livre,
Ministère de la culture et de la communication, Paris,
France
Stéphane Cozette professeur agrégé de Lettres Modernes, Collège de
Flandres, Hazebrouck, France
Jacques Edward Darras poète, essayiste, traducteur, Paris, France
Marie-Joseph Delteil chef de bureau, Centre national du livre, Ministère de la
culture et de la communication, Paris, France
Wanda Dressler-Holohan chercheur, CNRS, Paris, France
Katrin Ennus étudiante, INALCO, Paris, France
Vera Feyder écrivain d’origine belge (Prix Rossel 1977), Paris, France
Sophie Jullien Directrice et webmaster, Salon de la littérature européenne
de Cognac, France
Rouja Lazarova écrivain d’origine bulgare, Paris, France
Pierre Malandain Docteur, Professeur des Universités (retraité), Paris,
France
Ardian Marashi étudiant, INALCO, Paris, France
Annick Margottet professeur de Lettres au lycée Dorian, Paris 11e, France
Magdalena Nowotna professeur polonaise, INALCO, Sceaux, France
Jean Ollivery
Tomorr Plangarica enseignant, lecteur de la langue albanaise, INALCO, Paris,
France
Claire Saint-Germain étudiante, INALCO, Paris, France
Nicole Sigal écrivain, Paris, France
Katre Talviste étudiante, INALCO, Paris, France
André van Dijk professeur de langue et littérature néerlandais, Chr.
Lyceum Veenendaal, Pays Bas
Parliamentary Assembly
Assemblée parlementaire

L’ENSEIGNEMENT DES LITTERATURES EUROPEENNES


Rapporteur : M. Jacques Legendre, France, PPE

Projet de rapport

A. AVANT-PROJET DE RECOMMANDATION

1. L’Assemblée parlementaire se préoccupe de la transmission, à tous les niveaux du système


éducatif, de la création littéraire européenne, dans sa richesse et sa diversité, qu’il s’agisse du
patrimoine écrit constitué depuis des siècles, ou de la création contemporaine. Cette
préoccupation pédagogique a fait l’objet d’un colloque au Sénat, à Paris, le 11 décembre 2007.

2. Elle a déjà exposé sa position dans ses Recommandations sur la liberté d’expression et le rôle
de l’écrivain en Europe, 815 (1977), sur le patrimoine linguistique et littéraire en Europe, 1043
(1986), sur la traduction littéraire, 1135 (1990), sur la diversification linguistique, 1383 (1998), sur
l’année européenne des langues, 1539 (2001) et sur la place de la langue maternelle dans
l’enseignement scolaire, 1740 (2006).

3. La connaissance d’une langue ne se réduit pas à sa maîtrise en tant qu’instrument de la


communication. La connaissance des grandes œuvres de la littérature enrichit la réflexion et la vie
même.

4. L’apprentissage de la littérature et de la langue maternelle joue un rôle majeur dans la


formation des scolaires à une conscience nationale. L’apprentissage d’autres langues et
littératures européennes peut contribuer à la formation à la citoyenneté européenne.

http://assembly.coe.int F – 67075 Strasbourg Cedex, e-mail: assembly@coe.int


tel : + 33 3 88 41 2000, fax + 33 3 88 41 2776
AS/Cult (2008) 05

5. L’Assemblée constate que des expériences transnationales positives ont été menées à bien,
notamment en matière d’enseignement de l’histoire.

6. Une conception strictement nationale de l’enseignement de la littérature doit être dépassée, et


une approche transversale du patrimoine européen devrait être proposée aux scolaires de tous
niveaux, mettant en évidence le lien commun dans le respect de la diversité culturelle.

7. L’Assemblée reconnaît que l’Internet est devenu un important moyen d’accès à la connaissance
et à cet égard elle salue la proposition du Parlement européen de mettre en place une bibliothèque
numérique européenne, sous la forme d’un point d’accès unique, direct et multilangue au
patrimoine culturel européen.

8. En conséquence l’Assemblée parlementaire recommande au Comité des Ministres


d’encourager les Etats membres et en particulier leurs instances éducatives à:

8.1. redonner aux jeunes l’envie de lire en promouvant l’enseignement, dans toutes les filières
de l’enseignement primaire et secondaire, du patrimoine littéraire européen, et en créant des
programmes adaptés à tous les niveaux ;

8.2. dispenser cet enseignement parallèlement à, et non à la place de, l’enseignement de la


littérature en langue maternelle ou de l’apprentissage des langues étrangères;

8.3. renforcer les enseignements littéraires qui sont actuellement déjà dispensés en Europe et
qui privilégient la dimension européenne ;

8.4. faire apparaître l’enseignement de la littérature européenne comme partie intégrante de la


formation à la citoyenneté européenne, au vu de la diversité culturelle, conformément à la
Convention Européenne des Droits de l’Homme, et du pluralisme linguistique de notre continent ;

8.5. soutenir la traduction des textes anciens et contemporains, et notamment les chefs
d’œuvre des littératures européennes, de et vers les langues en usage en Europe avec une
attention particulière aux langues de moindre diffusion ;

8.6. envisager la création d’anthologies et ouvrages pédagogiques de littérature européenne


adaptés aux différents niveaux et aux différentes pratiques des systèmes scolaires européens ;
AS/Cult (2008) 05

8.7. mettre au point des sites informatiques sur le patrimoine de la littérature européenne où
tous les citoyens d’Europe trouveraient textes, bibliographies, histoire littéraire, parcours
pédagogiques, liens Internet.
AS/Cult (2008) 05

A. Exposé des motifs


Par M. Jacques Legendre, France, PPE

1. Je tiens à remercier Monsieur Guy Fontaine, co-Directeur de Lettres Européennes, Manuel


Universitaire d’Histoire de la Littérature Européenne, pour sa contribution à l’élaboration du
présent rapport.

2. « L’Europe n’a pas réussi à penser sa littérature comme une unité historique, et je ne
cesserai de répéter que c’est là son irréparable échec intellectuel », écrit, en 2005, le
romancier tchèque Milan Kundera dans son essai Le Rideau.

3. « Que resterait-il de l’Europe, cette vieille dame au cœur fragile, si disparaissaient d’un
coup les ligaments politiques et institutionnels qui l’ont tenue depuis plus d’un demi-
siècle ? » s’interroge la critique littéraire Raphaëlle Rérolle.

4. La promotion de l’apprentissage des littératures d’Europe apparaît comme l’un des moyens
pour donner chair et verbe à ce que huit cents millions d’européens considèrent trop
souvent comme une simple ossature administrative, dotée d’un langage strictement
rhétorique et technocratique : les littératures européennes seront une discipline
d’enseignement, au sein de la famille des Sciences Humaines. Elles formeront « des
connaisseurs de la condition humaine », pour reprendre le mot de Tzvetan Todorov.

5. Mais de multiples hypothèques doivent être levées, avant d’avancer vers une didactique
citoyenne et d’oser envisager l’apprentissage des littératures d’Europe comme une école
de formation à la diversité culturelle européenne : c’est dans cette direction qu’ont
convergé les débats tenus, le 11 décembre 2007, au Sénat, à Paris, par les experts
rassemblés à l’initiative de la Commission Culture Science et Education, de l’Assemblée
Parlementaire du Conseil de l’Europe, que j’ai l’honneur de présider (voir AS/Cult 2007 xx).

6. La mise en place, dans tous les états membres du Conseil de l’Europe, d’une pédagogie
novatrice de la littérature, tenant compte de sa dimension européenne n’a pas pour finalité
l’enseignement d’un canon supranational « eurocentrique » se substituant à un
enseignement souvent ethnocentrique de la littérature/ langue maternelle.

7. Promouvoir l’enseignement des littératures européennes, c’est :

a) reconnaître la perméabilité de la littérature de notre continent, parallèlement à sa contribution


à la circulation mondiale des idées ;

b) protéger le pluralisme des langues dans lesquelles elle est créée ;

c) prendre en compte les pratiques pédagogiques existantes, dans chacun des pays
concernés ;
AS/Cult (2008) 05

d) encourager la traduction littéraire, tant pour le patrimoine ancien que pour la création
contemporaine ;

e) éditer et démultiplier la création littéraire, accepter le défi vertigineux des nouvelles


technologies, protéger les auteurs.
AS/Cult (2008) 05

I. Reconnaître la perméabilité de la littérature de notre continent, parallèlement à sa


contribution, à la circulation mondiale des idées

8. Géographiquement, ce sont l’Asie et l’Afrique méditerranéenne, berceau de notre culture


européenne à bien des égards, qui s’imposent comme essentiellement matricielles de la
littérature de notre continent : d’Israël et de l’Egypte ancienne à la Chine et au Japon, de
Hans Bethge, de Malraux et d’Ezra Pound, en passant par l’Inde des fables et de Kipling, et
sans oublier Floire et Blanchefleur ni les poètes arabes (d’Espagne) qui auraient pu inspirer
les troubadours provençaux. C’est surtout par le biais du lyrisme, du théâtre et du conte
que se manifeste l’influence asiatique. Quant à l’Afrique subsaharienne, l’Europe n’a pu
s’en faire qu’une idée assez superficielle avant de s’y implanter au XIXème siècle, encore
que l’esclavagisme ait intéressé les Philosophes. Plus tard, l’«art nègre » a puissamment
aidé les avant-gardes littéraires et artistiques à se libérer de la « mimesis » et à se forger
une vision neuve de la réalité. Plus récemment encore, le roman africain a connu chez
nous une vogue enviable, comme c’est encore le cas du « réel merveilleux » de l’Amérique
latine ou de la poésie de Neruda et de Paz. La réception qui leur a été réservée aux Etats-
Unis mériterait à elle seule un développement, car l’impact qu’ils ont eu s’est échelonné sur
un siècle et demi : de Poe et Melville à Baldwin et Roth. L’archipel malais et océanien,
enfin, est présent dans l’œuvre de Diderot, de Conrad et de nombreux anglophones.

9. Une présentation chronologique révèle une ordonnance à peine plus claire. Tout dépend
évidemment de l’ancienneté des contacts et des interlocuteurs en présence. S’il est vain de
vouloir établir une chronologie commune, du moins peut-on distinguer dans ces processus
parfois séculaires trois phases qui ne se recouvrent pas nécessairement dans le temps. Le
fait est qu’elles sont fonction du double mouvement - expansion, puis recul - de l’Europe
dans les territoires d’outre-mer, évolution qui est loin de s’être accomplie partout au même
moment et de façon identique. La décolonisation, qui commence en 1774 (aux Etats-Unis)
et s’accélère après 1945, n’est, du reste, pas encore achevée à l’heure actuelle, en
particulier du point de vue économique.

10. La première phase pourrait être qualifiée de coloniale. Les débuts n’en sont guère
favorables aux activités littéraires. Avant d’écrire, il s’agit de vivre, de s’incruster, de tenir
bon. Une fois installés, les Blancs de la diaspora, qui s’adonnent aux belles-lettres, se
règlent sur le code en vigueur dans leur pays d’origine et qui leur est familier. Dans
l’ensemble, la production de l’Amérique du Nord avant l’indépendance demeure une
littérature provinciale, conforme, à peu de choses près, aux modèles britanniques, et l’on
constate un attachement analogue à l’exemple néerlandais en Indonésie et en Afrique du
Sud. Le colon pense selon des normes importées et son attention se fixe plus sur sa propre
classe que sur le monde de l’indigène. Il n’empêche que certains, plus clairvoyants,
dénoncent les abus du système colonial (Max Havelaar de Multatuli). Historiquement, cette
phase coïncide avec l’établissement des empires. Elle culmine - en Afrique uniquement -
avec la Conférence de Berlin de 1885, qui vit triompher l’impérialisme européen ; du reste,
cette même époque est celle d’expéditions militaires en Chine, au Tonkin, à Cuba.

11. Vient ensuite un stade de transition, aux limites imprécises, au cours duquel la croyance à
la supériorité de l’Europe est attaquée sur deux fronts, tant de l’intérieur que de l’extérieur.
Le relativisme, les doutes entretenus depuis Montaigne mènent, en fin de compte, à la
glorification de l’autre et d’un ailleurs jugés supérieurs à un Vieux Monde épuisé. Tandis
AS/Cult (2008) 05

que, parallèlement, les élites colonisées prennent conscience de leur dignité et proclament
leurs droits jusque dans la langue du conquérant.

12. C’est à la troisième phase surtout, postcoloniale, que remonte l’effet en retour qu’on a
signalé. Traduite en termes littéraires, l’indépendance politique finit par mettre fin à
l’imitation des modèles européens imposés par l’école. Des idées-forces telles que le rêve
américain, la négritude ou le « réel merveilleux » peuvent alors déployer toutes leurs
richesses. Qu’elle émane de descendants d’émigrés blancs ou de ceux de leurs anciens
sujets, cette littérature, très abondante, vient diversifier et revivifier le panthéon des langues
européennes et lui conférer des dimensions véritablement planétaires. Ce dont témoignent
depuis longtemps le roman nord-américain et, plus près de chez nous, Senghor, Naipaul,
Brink, Nadine Gordimer, Patrick White, Carpentier, et Gabriel Garcia Márquez, qu’aucun
lecteur cultivé ne saurait ignorer. L’Europe n’a, certes, pas été payée d’ingratitude. Bien au
contraire. Les caravelles de ses navigateurs et de ses soldats lui sont revenues délestées
de leurs canons, voguant au souffle de l’esprit.

II Protéger la polyphonie des langues dans lesquelles la littérature européenne est créée

13. Parler de « littérature européenne », et évoquer la didactique d’une telle discipline, ne


revient en aucun cas à nier les littératures nationales, à fondre chacun de leurs codes
langagiers dans l’utopie meurtrière d’une langue universelle. Tous les guides des études de
toutes les universités d’Europe proposent aux étudiants qui le souhaitent une approche de
la « littérature latino-américaine ». Et la pédagogie de cette matière prend en compte toutes
les langues dans lesquelles s’écrit, aujourd’hui, la littérature d’une vingtaine de pays
d’Amérique du Sud, sans ignorer qu’y prédomine la création en portugais et en espagnol.
Pourquoi refuser au continent européen une taxinomie admise pour le continent
américain ?

14. La tentation de ne pas habiter sa langue maternelle (Conrad, Kafka, Maeterlinck,


Nabokov…), la tentation de se « débalkaniser » pour « s’européaniser » (Cioran) reste
encore aujourd’hui repérable : en 2006, à Amsterdam, lors du colloque Writing Europe
Now, l’écrivaine roumaine Simone Paupescu indiquait le conseil par elle donnée aux
étudiants qui suivent son cours d’écriture créative : « Si tu veux être connu(e), écris
directement en américain ».

15. Un autre langage globalisant apparaît avec la « génération Internet », qui voit l’écrit
proliférer - hors du livre - de façon anarchique : toute une population, au sens propre du
terme illettrée, communique dans un code purement phonétique, et s’enferme ainsi dans
un comportement tribal, imperméable aux référents culturels environnants.

16. Respectueux de la polyphonie des langues dans lesquelles ont été créées les œuvres,
l’enseignement de la littérature européenne, parce qu’il se fondera sur le respect de la
diversité linguistique, historique et culturelle, permettra d’aborder de façon transversale
l’évidence du lien commun. Pour reprendre les mots du romancier espagnol José Manuel
Fajardo : « L’enseignement de la littérature européenne deviendra un instrument
incontournable de la consolidation d’une conscience européenne. »
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III. Prendre en compte les pratiques pédagogiques existantes, dans chacun des pays
européens

17. Sous des intitulés qui peuvent sembler comparables, se profile une réalité de
l’enseignement de la littérature, bien différente d’un pays à l’autre de notre continent,
probablement parce que l’objet d’étude lui-même, la « littérature », est appréhendé
différemment : la notion de canon littéraire, par exemple, est remise en cause actuellement
aux Pays-Bas, et une récente polémique en Pologne montre combien un corpus, même
national, est difficile à établir, et combien il s’agit d’un sujet sensible et passionnel.
18. C’est donc le concept même de littérature, en amont de la finalité de l’enseignement, qu’il
faut cerner. Par ailleurs, l’enjeu est également loin d’être le même dans tous les pays, car
l’enseignement de la littérature a des liens très étroits avec le développement historique de
chaque aire concernée. Certains états européens favorisent d’autant plus l’enseignement
de la littérature nationale qu’ils redoutent l’assimilation dans une société supranationale qui
ferait disparaître les identités. C’est le cas de l’Irlande, par exemple.

19. On pourrait schématiser ainsi, du Nord au Sud, les différences qui séparent les systèmes
éducatifs des états européens : L’Europe scandinave, anglo-saxonne, germanique, via
l’enseignement de la littérature et de la langue maternelle, vise à favoriser, aujourd’hui, le
développement intellectuel de l’apprenant.

20. L’Europe méditerranéenne (France incluse) privilégie, par l’enseignement de la littérature,


la transmission d’une culture.

21. Le désir d’Europe, et, donc, d’une pédagogie des cultures et des littératures européennes,
sont les plus manifestes dans les pays qui se trouvaient, naguère, derrière le Rideau de
Fer : tous les auteurs « occidentaux » bannis durant la période soviétique - et même le
fonds culturel gréco-latin, largement nié de 1945 à 1981- sont considérés comme une
découverte précieuse, dont un enseignement adapté doit faire profiter la jeunesse.

22. A partir de ces données, on peut envisager deux conclusions : la première est que, certes,
il existe un « trésor commun » européen que l’on souhaite, dans des proportions différentes
et avec des pédagogies diverses, transmettre aux élèves. Il est donc légitime d’élaborer et
de diffuser un matériel pédagogique qui invite à la découverte de ce « trésor commun ».
(Cependant, une évolution dans l’enseignement de la littérature en Europe ne sera pas
imposée par une autorité centrale, mais encouragée, étape après étape. C’est pour cela
qu’un projet de promotion de l’enseignement de la littérature européenne doit mettre
l’accent sur un élargissement, dans chaque pays, des possibilités à l’intérieur de
l’enseignement de la littérature.)

23. La seconde est qu’il serait bon, parallèlement à cette invitation à découvrir le patrimoine
littéraire européen, d’explorer les savoirs de chaque pays en matière d’enseignement de la
littérature : entendons par là qu’il serait enrichissant pour tout professeur européen d’ouvrir
son enseignement non seulement aux littératures étrangères, mais aussi aux pratiques
pédagogiques, sans chercher à établir un palmarès quant à l’efficacité des unes et des
autres.
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IV. Encourager la traduction littéraire au plan continental, tant pour le patrimoine ancien
que pour la création contemporaine

24. Le Mur de Berlin, ce n’était pas uniquement des miradors qui veillaient sur des barbelés.
Idéologiquement, culturellement, linguistiquement, l’Europe a été divisée en profondeur. Il y
avait une véritable coupure dont la cicatrice et les séquelles persisteront dans les esprits,
les mentalités et les savoirs si l’on n’y prend garde. L’utopie serait de croire que l’élite -
savants et politiciens, écrivains souvent - qui a œuvré à la reconstruction de l’Europe est
parvenue à transmettre ses connaissances du phénomène européen, de sa culture, à des
populations privées de l’accès libre au savoir depuis 1945. Le déficit de circulation des
textes littéraires était l’un des éléments pernicieux d’une idéologie encore prégnante qui a
imposé idées et livres fallacieux. (Auteurs ou courants littéraires passés sous silence, ou
injustement magnifiés, corrélations forcées entre événements historiques et production
littéraire…)

25. A côté de ces omissions imposées par le régime marxiste, on peut repérer des carences
que seule une politique systématique de traduction dans toutes les langues européennes
pourrait combler : des auteurs majeurs essentiels comme les Espagnols Lara et
Espronceda ne sont pas traduits du tout en polonais. Et si Notre-Dame de Paris de Victor
Hugo est facilement accessible en traduction, il n’existe pas, à ce jour, de version polonaise
des Contemplations !

26. L’Europe, qui s’appelait « Occidentale » témoigne elle aussi d’une méconnaissance
regrettable d’écrits majeurs conçus en Europe dite de l’« Est » : la communication
interculturelle est loin d’être équitable entre des pays comme le Royaume-Uni ou la France
dont la littérature est largement traduite, mais vers lesquelles on traduit relativement peu,
en anglais surtout.
27. « Y a-t-il actuellement une littérature qui s’écrit à l’Est de l’Europe ? » ose se demander à
haute voix le journaliste néerlandais Michel Krielaars, à Amsterdam, lors du colloque
Writing Europe Now en 2006, pointant clairement la ligne de partage entre « grandes » et
« petites » littératures. La traduction littéraire est l’une des clefs pour que cessent d’être
minorées les œuvres écrites dans des langues « minoritaires ».

28. Adoptant le point de vue du traductologue, le Professeur Maryla Laurent va encore plus
loin : « Mon expérience de la traduction littéraire me prouve tous les jours qu’un grand
écrivain, même lu dans une mauvaise traduction, est troublant, précisément parce qu’il est
« autre », et donc ressemblant et différent. La littérature doit être écrite dans toutes les
langues y compris celles qui n’ont pas le statut de langue « officielle » et il faut travailler
aux outils pour traduire ces langues, les unes vers les autres, sans gommer les différences
spécifiques. »

V. Éditer et démultiplier la création littéraire, accepter le défi vertigineux des nouvelles


technologies, protéger les auteurs.

29. La création, d’un outil pédagogique est, certes, une avancée vers la connaissance et « le
partage, par les habitants de l’Europe, du patrimoine littéraire inestimable qui est le leur »,
AS/Cult (2008) 05

pour reprendre les termes du Professeur Peter Schnyder, mais elle nous renvoie à une
interrogation troublante :

30. Pourquoi si peu d’ouvrages de référence pour proposer à 800 millions de citoyens
européens de connaître les racines, l’histoire, et l’actualité de la production littéraire de
l’Europe où ils habitent ?
31. L’enseignement des la littératures européennes passe par la démultiplication, sur tous
supports, de la production littéraire, et par le renforcement de la chaîne d’intermédiation du
livre et de la littérature européenne (auteurs, éditeurs, libraires, bibliothécaires et
professeurs).

32. Le travail accompli, depuis la Suisse et la Pologne, par les Editions Noir sur Blanc va dans
ce sens : favoriser, par des ouvrages traduits et diffusés en français et en polonais, le
dialogue interculturel, en publiant les œuvres littéraires d’écrivains contemporains de vingt
aires linguistiques européennes différentes.

33. Les livres d’aujourd’hui parlent aux élèves d’Europe de leur propre vie. Les livres d’hier
aussi ; c’est le sens du travail que mène, entre autres, le réseau Les Classiques du Monde
en éditant les ouvrages considérés, dans leur pays d’origine, comme des classiques.

34. Rassembler ces classiques dans une grande bibliothèque numérique - et l’on songe à la
dynamique européenne insufflée par la Bibliothèque Nationale de France avec Europeana -
permet de mettre en commun et d’accéder aux grandes références culturelles et littéraires.

35. Profitant de l’effet démultiplicateur des nouvelles technologies, les initiatives pédagogiques
nationales et internationales éclosent (comme le projet de création, sous l’autorité d’un
comité d’experts européens, d’un Guide en Ligne intitulé « Théâtre ciment de l’Europe » et
de la mise en réseau, à destination des élèves européens, des festivals internationaux de
théâtre) à l’attention des professeurs de disciplines artistiques, par le Ministère Français de
l’Education Nationale ; mise en réseau, à destination des élèves européens, des
expériences théâtrales menées par le Festival international de Cluj-Napoca, en Roumanie,
le Festival Schülletheater des Länder en Allemagne.
36. L’Europe qui accepte, enfin, de réfléchir à une pédagogie systématique des littératures
européennes, en relevant le défi vertigineux des nouvelles technologies, sera respectueuse
du droit moral incessible qui protège l’essence de l’œuvre et la personnalité propre de son
auteur, qu’elle soit éditée sur support matérialisé ou non.

37. La coexistence des éditions papier et numériques apportera une plus-value à


l’enseignement de notre littérature : promouvoir l’enseignement des littératures
européennes, c’est envisager un projet global porté par une volonté politique
paneuropéenne, où s’inscrivent auteurs, éditeurs, traducteurs, bibliothèques,
établissements scolaires, professeurs de multiples disciplines, et élèves.
38. C’est à ce prix que s’estompera l’image de la Vieille Dame au cœur fragile. Et que
s’incarnera une figure mythologique, chère à tout connaisseur de notre antiquité classique :
celle de la Princesse Europe, cette jeune fille désirable.

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