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SÉNAT
SESSION ORDINAIRE DE 2007-2008
RAPPORT D’INFORMATION
FAIT
Sénateur.
(1) Cette délégation est composée de : M. Denis Badré, Mme Josette Durrieu, MM. Francis
Grignon, Jacques Legendre, Jean-Pierre Masseret et Philippe Nachbar, délégués titulaires ; MM. Laurent
Béteille, Jean-Guy Branger, Michel Dreyfus-Schmidt, Jean-François Le Grand, Yves Pozzo di Borgo et
Roland Ries, délégués suppléants.
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SOMMAIRE
Pages
OUVERTURE
Ouverture des travaux par M. Jacques LEGENDRE Ancien ministre, Sénateur,
Président de la Commission de la Culture, de la Science et de l’Éducation du Conseil de
l’Europe ................................................................................................................................................... 7
TRADUCTION ...................................................................................................................................... 47
Message
de M. Christian PONCELET,
Président du Sénat de la République française
Je suis sûr que vos échanges sur ces sujets, et sur d’autres, seront
fructueux.
Je forme les vœux les plus sincères pour le succès de votre rencontre
et de vos travaux, en espérant que vous garderez de votre passage au Sénat un
excellent souvenir et que vous serez ainsi incités à y revenir. »
-7-
OUVERTURE
Nous avons aussi voulu éviter une injustice. Nous souhaitons que les
chefs d’oeuvre, au moins des littératures européennes, soient portés à la
connaissance du maximum d’Européens. Bien évidemment des noms viennent
à l’esprit : Cervantès, Dante, Voltaire, Tolstoï, Goethe, Shakespeare. Mais les
langues de moindre diffusion ont aussi produit des chefs d’œuvre. Comment
les traduire, comment les éditer ? Les nouvelles technologies de la
communication doivent nous aider. Comment ? Où en sommes nous ?
que les péripéties vécues par les personnages du roman ou les métaphores du
poète se prêtent à des interprétations multiples.
pourquoi il faut encourager la lecture par tous les moyens – y compris celle de
livres que le critique professionnel considère avec condescendance, sinon
avec mépris, depuis Les trois mousquetaires jusqu’à Harry Potter : non
seulement ces romans populaires ont amené à la lecture des millions
d’adolescents, mais de plus ils leur ont permis de se construire une première
image cohérente du monde, que, rassurons-nous, les lectures suivantes
amèneront à nuancer et à complexifier.
On voit qu’il s’agit là d’une ambition bien plus forte que celle qui est
proposée dans l’enseignement scolaire. Les changements qu’elle implique
auraient du reste des conséquences immédiates sur leurs débouchés. L’objet
de la littérature étant la condition humaine même, celui qui la lit et la
comprend deviendra, non un spécialiste en analyse littéraire, mais un
connaisseur de l’être humain. Quelle meilleure introduction à la
compréhension des conduites et des passions humaines qu’une immersion
dans l’œuvre des grands écrivains qui s’emploient à cette tâche depuis des
millénaires ? Et, du coup : quelle meilleure préparation aux multiples
professions ayant trait aux rapports entre hommes, au comportement des
individus et des groupes ? Si l’on entend ainsi la littérature et si l’on oriente
ainsi son enseignement, quelle aide plus précieuse pourrait trouver le futur
étudiant en droit ou en sciences politiques, le futur travailleur social ou
intervenant en psychothérapie, le futur historien ou sociologue ? Avoir comme
professeurs Shakespeare et Sophocle, Dostoïevski et Proust, n’est-ce pas
profiter d’un enseignement exceptionnel ? Et ne voit-on pas qu’un futur
médecin, en vue de l’exercice de son métier, aurait plus à apprendre de ces
mêmes professeurs que des concours mathématiques qui déterminent
aujourd’hui sa destinée ? Les études littéraires trouveraient ainsi leur place
au sein des humanités, à côté de l’histoire et de la philosophie, toutes ces
disciplines faisant progresser la pensée à travers l’étude du passé, constitué
tant par les œuvres que par les doctrines, par les événements politiques que
par les mutations sociales, par la vie des peuples comme par celle des
individus.
œuvres du passé dans le grand dialogue entre les hommes, engagé depuis la
nuit des temps et dont chacun d’entre nous participe encore. « C’est dans cette
communication inépuisable, victorieuse des lieux et des temps, que s’affirme
la portée universelle de la littérature », écrivait le grand historien de la
littérature Paul Bénichou.
Dans les pays des Balkans, comme dans les pays méditerranéens, ou
en Europe de l’Ouest, ces langues poursuivent leur évolution millénaire,
porteuse de l’identité des peuples qui les parlent : c’est le propos de la
romancière Ipollita Avalli, des professeurs Cunningham et Bechstein.
Ce sont ces héritages, ces parrainages, ces lignages, que veut mettre
en évidence Lettres Européennes, Manuel d’Histoire de la Littérature
Européenne. Pourquoi refuser à la pédagogie de la littérature ce qui est non
seulement admis mais considéré comme indispensable dans le domaine de la
culture musicale ou picturale par exemple ? Les hasards de la vie font que
j’habite en face de l’Angleterre : je ne puis imaginer d’aller chez un ami
britannique dont la discothèque serait uniquement constituée d’œuvres de
Dowland, de Purcell, d’Elgar, et de Britten. Même chose pour un Français qui
n’écouterait que du Lully, du Couperin, du Berlioz et du Maurice Ravel. Le
cas de figure ne se rencontre pas, parce que l’imprégnation musicale et
l’imprégnation picturale en Europe ne sont pas ethnocentriques.
Parce que, face aux guerres séculaires, la Culture a été depuis des
siècles le territoire de la première identité européenne. Un territoire qui avec
sa diversité de langues et d’écritures a su créer un réservoir d’idées, de projets
et de rêves communs. C’est la raison pour laquelle, au-delà des langues et des
nationalités, nous pouvons bien énoncer l’existence d’une littérature
européenne que va plus loin que la littérature comparée, parce qu’il ne s’agit
pas seulement de coïncidences, mais de véritables sujets partagés. On peut
parler de littérature européenne de la même façon qu’on parle d’une littérature
latino-américaine qui s’exprime en plusieurs langues dans une vingtaine de
pays d’Amérique latine, même si la langue espagnole et la langue portugaise
sont majoritaires. Mais cette diversité des langues n’empêche pas que chaque
pays possède sa propre littérature étudiée de manière singulière dans son pays
respectif. Nous pouvons donc parler d’une littérature européenne sans qu’elle
exprime la négation des littératures nationales, mais plutôt son point de
rencontre complémentaire et vivant. Il suffît d’énumérer certains de ses sujets
communs pour bien comprendre à quel point la littérature européenne est une
réalité, car il s’agit de thèmes et d’idées qui sont apparus à des époques
historiques distinctes, en montrant comment les liens culturels européens sont
un phénomène permanent.
C’est précisément à Prague que Hasek a créé son brave soldat Chvéïk,
moderne relecture de la figure de Sancho Panza et de celle du picaro, et ce
personnage du picaro a laissé aussi, dans toute l’Europe, une trace de la
sagesse populaire dans le difficile art de survivre, malgré toutes le horreurs de
la guerre et de la misère. Le Lazarillo de Tormes, en Espagne, Les aventures
de Simplicius Simplicisimus, de Grimmelshausen, en Allemagne, le Candide
de Voltaire, en France, ou le dit brave soldat Chvéïk, dans l’ancienne
Tchécoslovaquie, ont exprimé la simplicité et l’esprit malin que forment les
caractères extrêmes de ce type de personnage.
Les Tchèques, les Polonais, les Hongrois, les Slovaques et les autres
peuples de l’ancien bloc de l’Est se sentent maintenant réintégrés à l’Europe
d’où le communisme les avait exclus. Ce sentiment d’avoir été injustement
exclu a été dépeint de façon poignante par Milan Kundera dans L’occident
kidnappé, un essai qui a été à l’origine du mouvement des intellectuels
dissidents des années 1980. L’image de la culture et de l’européanité de
l’Europe centrale que donne Kundera a été créée par opposition à celle
déformée d’une Russie reléguée en Asie, zone barbare de non civilisation à la
source d’une horreur sans limite. Le plaidoyer de Kundera pour que la culture
tchèque soit à nouveau incluse en Europe n’est rendu rhétoriquement possible
que par l’exclusion de la Russie.
Nombreux sont ceux qui ont une identité complexe. M. Fajardo, par
exemple, est-il davantage Espagnol ou davantage Européen ? Je souhaite donc
que l’on revienne sur la question de l’identité multiple et des nouvelles
identités. Elle intéresse en particulier les jeunes, qui créent des communautés,
notamment sur Internet, et qui parfois font partie d’une communauté
aujourd’hui et d’une autre demain
Nous avons des identités plurielles, par définition. C’est plus vrai
encore pour les jeunes de nos villes. Les Bengalis de deuxième génération
dont je parlais se considèrent comme des habitants de Brick Lane. Nos
identités, nationale et supranationale, cohabitent.
meurt, Pirandello écrit son Henri IV, Germaine Acremant vient de publier Ces
dames aux chapeaux verts. Les mettre en perspective est une autre façon
d’aborder les œuvres littéraires.
d’essayer d’y mettre fin. D’ailleurs, pourquoi s’y opposer : c’est une véritable
force qui naît du désir légitime d’être compris, d’échanger sur un pied
d’égalité et de se sentir partie intégrante d’une communauté. Et nous savons
combien la communication a transformé qualitativement les rapports au
savoir.
italien n’est pas encore actif, pas plus que le lien portugais. Cela tient à une
défaillance de nous-mêmes, Italiens, et je lance ici un appel solennel aux
hommes politiques de mon pays pour qu’ils renoncent à leurs luttes intestines
et pour qu’ils approuvent les réformes qui mettront enfin notre pays en phase
avec l’Europe. Il ne s’agit pas seulement de débattre de la sécurité, du
bien-être ou de la réforme du système électoral ou de savoir s’il faut adopter
un modèle allemand ou un modèle espagnol. Il faut tout simplement rappeler à
tous, jeunes ou moins jeunes, que nous ne pouvons savoir où nous allons si
nous oublions nos racines et notre histoire. C’est ce que nous fûmes qui définit
ce que nous sommes. Nul parmi nous ne doute de la grandeur de notre
patrimoine linguistique et culturel. Mais il ne suffit pas de créer et de penser si
les actes ne suivent pas. C’est à Palerme, avec l’école sicilienne, qu’est née la
poésie moderne ; on doit à Giotto la perspective ; le code Romain est encore
en usage aujourd’hui ; c’est en italien que fut écrite la plus grande œuvre
poétique occidentale, La Divine Comédie ; la Renaissance a révolutionné l’art
de la peinture ; l’Italie détient 65 % des œuvres d’art du monde ; sa florissante
tradition dans le domaine de l’opéra a fait que, pendant longtemps,
l’apprentissage de l’italien était obligatoire pour obtenir un diplôme d’un
conservatoire américain ; nous avons des prix Nobel, des écrivains, des
peintres, des musiciens, des intellectuels. Pourtant, dans l’imaginaire collectif,
nous sommes le pays de la pizza, de la mode, des Ferrari, de la coupe du
monde de football, des vacances et de la mafia… Quel dommage qu’alors que
les statistiques montrent une recrudescence de l’intérêt pour l’enseignement de
notre langue, à Florence et ailleurs on ferme les écoles de langue dans
l’indifférence la plus totale des pouvoirs publics.
Si, comme le dit Cioran, une langue est un lieu que l’on habite, j’aime
à penser aux littératures européennes comme si elles étaient autant de maisons
avec chacune son propre caractère, sa propre forme, ses spécificités. Je les
imagine au creux de cette vallée qu’on appelle l’Europe et je suis heureuse de
penser que ceux qui les habitent ont dans la poche les clés de toutes les
autres !
dans les écoles mais qu’elle est aussi pratiquement absente de l’université, si
ce n’est pour ce que l’on appelle les langues modernes. Or, ceux qui
s’intéressent à ces langues au niveau du baccalauréat sont rares : de moins en
moins d’élèves choisissent d’étudier le russe, l’espagnol, l’allemand, l’italien.
Quelques uns s’intéressent encore au français, mais le portugais, le suédois et
bien d’autres langues n’ont pratiquement aucun adepte. L’enseignement des
langues est ainsi en train de disparaître de nos écoles, tout comme ont
pratiquement disparu le grec et le latin. On parle ainsi aujourd’hui de lycéens
« monolingues ».
Il est toutefois inquiétant que les œuvres les plus anciennes soient
délaissées. C’est vrai en particulier dans les écoles et dans les lycées où l’on
étudie essentiellement des auteurs modernes et où les élèves n’ont jamais lu
Milton, Defoe, Swift et même Dickens. La commission des programmes
n’impose en fait que l’étude d’une pièce de Shakespeare. Dans ces conditions,
le canon littéraire des élèves et leur sens de l’histoire sont singulièrement
parcellaires et il est frustrant d’enseigner l’anglais dans les écoles. Cette perte
du sens de l’histoire fait aussi perdre de vue le caractère multiculturel du passé
du Royaume-Uni. Dans les universités, on tente ensuite de combler ce déficit,
mais c’est très difficile.
Mon propos se place sur un plan très pratique. Le Goethe Institut est
passé d’une politique de bibliothèques à une politique de promotion de la
littérature de langue allemande dans tout l’espace francophone, en recourant
aux nouvelles technologies de l’information, en favorisant la présence
d’auteurs allemands, en jouant un rôle de médiateur. C’est ainsi que je dirige
un bureau de liaison littéraire à Bordeaux, qui organise des manifestations en
France pour donner accès à cette culture de langue allemande.
J’ai réalisé une enquête pour le Goethe Institut auprès des éditeurs,
traducteurs et journalistes, pour savoir comment était perçue la littérature
allemande, comment était faite sa promotion et quelles étaient les possibilités.
J’ai été frappée par le nombre de résidences d’écrivains qui séjournent en un
lieu pour un ou deux mois, animent des ateliers de traduction, d’écriture, des
rencontres avec des auteurs ou avec le public, les étudiants. Les éditeurs m’ont
dit : « recommandez-nous de bons livres, et nous les publierons ; mais
aidez-nous aussi à financer la traduction et la diffusion des livres ».
Je souhaite moi aussi que l’on puisse trouver dans les bibliothèques
des livres dans leur langue originale. Je l’ai dit, le goût et la saveur de la
langue sont très importants. Lire un livre, c’est un peu comme effleurer le
corps de celui qui l’a écrit. L’œuvre est vivante, elle a un visage, une odeur,
un son, une musicalité. Ce qui est magnifique, lorsqu’on lit, c’est qu’on se
retrouve dans des littératures complètement différentes des nôtres, tout
simplement parce que c’est un autre être humain qui s’adresse à nous.
Voilà qui m’ouvre des pistes de préconisation pour mon futur rapport.
Il me faudra en particulier rappeler le rôle des bibliothèques publiques et dire
que l’Internet est une chose mais que le contact physique avec le livre, qui
n’est pas seulement le privilège de notre génération, reste extrêmement
important.
TRADUCTION
Vouloir saisir les idées, les sentiments, les émotions qu’une langue
étrangère exprime ouvre l’aventure d’un nouvel imaginaire, parfois totalement
inconnu, impensable dans la langue que nous parlons depuis toujours. Avoir à
communiquer cet imaginaire à ceux qui ne connaissent pas la langue
étrangère, le traduire dans notre langue, est, dès lors, une entreprise qui exige
un savoir-faire d’autant plus élaboré que le texte est celui d’une grande œuvre
littéraire. À cela, nos systèmes éducatifs ne préparent pas.
Les autres déformations, qui nous intéressent plus encore quand nous
évoquons la traduction littéraire, procèdent de l’analyse au sens
psychanalytique du terme, et affectent la pensée de l’auteur ainsi que ce qui
chez lui est fort éloigné de ce que nous pensons, c’est-à-dire de la culture
d’accueil. Pour Berman, il y a là quelque chose de largement inconscient, qui
subit des forces qui s’exercent sur l’œuvre originale lors de son passage vers
l’ailleurs étranger.
Plus près de nous, dans une Europe divisée par le Rideau de fer, le
Comité central des pays de communisme réel sélectionnait les auteurs
autorisés à être traduits et publiés à l’étranger. Les critères littéraires
intervenaient de façon secondaire dans les listes proposées aux éditeurs
français, anglais, etc. Pire, l’ethnocentrisme interne du bloc soviétique
russophile fait que, aujourd’hui encore, les traductions d’auteurs comme le
Géorgien Tchaboua Amiredjibi, le Letton Imants Ziedonis, le Lituanien
Justinas Marcinkevicius, l’Ukrainien Yuri Andrukhovych, l’Arménien Berdj
Zeytountsian, l’Azerbaïdjanais Anar Rzaev, restent rares dans les langues dites
« dominantes ». Leur présence « occidentale » n’a rien de commun avec celle
des auteurs de langue russe. Voilà une affaire d’hier dont l’Europe
d’aujourd’hui doit absolument sortir. Milan Kundera ne s’inquiète-t-il pas de
la place qu’aurait eue Franz Kafka s’il n’avait écrit en allemand ? Il s’agit
désormais non pas de « civiliser » les autres, mais d’offrir à chacun un ancrage
littéraire, en respectant la mémoire et les références de l’autre.
Littérature Européenne. En effet, une fois dépouillés les catalogues des plus
importantes bibliothèques polonaises, dont la Bibliothèque nationale, force
nous a été de constater, non sans étonnement, que parmi les œuvres citées dans
Lettres Européennes, et donc considérées par les spécialistes de leur pays et de
leur époque, auteurs des chapitres respectifs de l’ouvrage, comme essentielles
ou représentatives d’un phénomène, certaines n’ont pas été traduites en
polonais. Il ne s’agissait pas des écrits d’auteurs peu connus globalement,
confinés dans une de ces langues que l’on dit « petites » parce que parlées par
de trop rares personnes aux périphéries de l’Europe. Non. Nous avons
constaté, par exemple, l’absence d’auteurs espagnols tel José de Espronceda,
Duc de Rivas ou Lara. Pour d’autres auteurs, abondamment traduits en
polonais dès l’origine, c’est l’oeuvre dont provenait la citation recherchée qui
a été laissée de côté, jamais traduite. Nous avons été confrontés à cette réalité
surprenante avec des citations d’Alfred de Musset ou de Victor Hugo,
Wordsworth, Camǀes, Luis de Góngora, Giambattista Marino, Thomas
Hobbes, Hieronymus Van Alphen, Walter Scott, Mary Shelley, Ilja Erenburg...
Je tiens à souligner qu’il s’agit de certaines oeuvres d’auteurs qui, par ailleurs,
sont connus des lecteurs polonais : on a toujours traduit rapidement et
beaucoup en Pologne.
Les jeunes Polonais qui quittent l’école ont connu Homère, Sophocle,
Pétrarque, Dante, Cervantès, Shakespeare, Molière, Goethe, Balzac, Stendhal,
Verlaine, Camus, mais aussi Andersen, Tolkien, Lewis, Sempé et Goscinny,
Astrid Lindgren, Tove Jansson… Les œuvres de ces auteurs, lues dans leur
intégralité pour certaines, par pages choisies pour d’autres, constituent un
fonds sur lequel on peut observer l’apport des auteurs polonais. Mais elles
constituent aussi une passerelle permettant à un jeune Polonais de parler de
Tartuffe, Rastignac ou Julien Sorel avec son camarade français. Celui-ci ne
sait cependant rien de Pan Tadeusz ou Ferdydurke, des Paysans ou de La
vallée de l’Issa, absents (même sous forme de résumé ou d’extrait) des listes
d’œuvres lues dans les écoles françaises.
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« Écrire pour son temps » veut dire penser au public auquel les
nouvelles traductions, ou les traductions revues, s’adressent : le public de
l’époque de la mondialisation, de l’Internet, de la communication multimédia
et d’une nouvelle façon de percevoir le temps et son écoulement. Un défi
essentiel...
Bien sûr, tout n’est pas à retraduire : il y a des traductions qui sont
devenues un élément du patrimoine littéraire, comme la Bible de King James
ou Dworzanin de àukasz Górnicki ; il y a des traductions qui demandent
simplement à être revues ou commentées. Il reste cependant que le rôle des
traducteurs, dans ce cheminement vers une République Européenne des
Lettres, ou une Europe littéraire unie respectueuse des spécificités de ses
composantes, est d’une importance capitale.
pose problème. Cela rend les cultures accessibles, et permet par exemple de
faire connaître le naturalisme polonais en France. Mais la concentration sur les
œuvres traduites rendra du même coup le reste de la littérature polonaise
inaccessible. Les éditeurs slovaques insistent pour que nous publiions une
anthologie de la littérature de leur pays en anglais. Mais à mes yeux, les
anthologies sont une catastrophe. C’est en quelque sorte une bande annonce de
la littérature, et cela ne sert à rien. Ce qu’il faut plutôt, comme on l’a suggéré,
c’est éduquer une génération d’étudiants qui auront une connaissance
accomplie d’une langue et d’une littérature et en imprégneront l’université.
C’est difficile, certes car les langues sont de moins en moins étudiées. Mais si
l’on veut créer une culture européenne commune, il faut que des jeunes
polonais apprennent le français, des jeunes danois le hongrois etc. C’est plus
important que la traduction, qui est nécessaire mais pas suffisante.
Je suis une amie depuis des décennies de Gisèle Prassinos. Avec son
mari, Pierre Fridas, ils ont traduit les romans de Kazantzakis mais, avant cela,
ils s’étaient essayés à traduire ses poèmes. Mais devant des phrases comme
« l’âme humaine tâte le sein de Dieu », ils avaient été obligés de lui dire que
c’était impossible en français.
vive le texte écrit, et lui donne son vrai sens. Elle a effectivement réécrit
l’ensemble de l’ouvrage à la suite de cette expérience, et on me dit que c’est
une traduction merveilleuse. Mais les traducteurs n’ont guère le temps de
s’imprégner ainsi à fond d’un texte : leur travail est peu payé, ils ne peuvent se
consacrer entièrement à un auteur, mais en servent plusieurs qui n’ont rien de
commun ; il leur est pratiquement impossible de se familiariser à ce point avec
la personnalité de l’auteur. Il faut les aider et il y a beaucoup à faire en ce
domaine. La traduction aboutie peut être une nouvelle œuvre, une réécriture,
dans laquelle l’auteur ne se reconnaît pas forcément, mais qu’il accepte.
d’une perte du maillage inconscient des mots. Voilà ce qui rend nécessaire de
travailler encore et toujours aux traductions.
travers son utilité pour accéder aux œuvres des langues que l’on n’aura pas
apprises.
Moi, qui me suis battu à l’UNESCO pour l’adoption d’une charte sur
la diversité culturelle, je suis persuadé que nous avons besoin de traducteurs
respectés et de traductions de qualité.
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PÉDAGOGIE
L’enseignement de littérature(s)
Identification des canons littéraires
Littératures nationale, linguistique et du monde
Doctorats européens
C’est dans L’art du roman de Milan Kundera que j’ai trouvé une
définition qui nous a aidés à trouver un chemin : « le romancier n’est ni
historien, ni prophète mais un explorateur de l’existence », dont le
cheminement se retrouve dans les histoires – « the stories » – que les auteurs
nous présentent. Cette idée se rapproche de ce qu’un auteur belge
francophone, Pierre Mertens, a écrit dans L’agent double : « Plus il
fictionnalise plus il exprime le vrai ».
Mais quelle est cette Europe anno 2007 ? Comment répondre aux
questions que Derrida s’est posées dans L’autre cap : « Quelle imminence ?
Quelque chose d’unique est en cours en Europe, dans ce qui s’appelle encore
L’Europe même si on ne sait plus très bien ce qui s’appelle ainsi. À quel
concept, en effet, à quel individu réel, à quelle entité singulière assigner ce
nom aujourd’hui ? Qui en dessinera les frontières? »
On a dit que Kafka n’aurait pas été aussi connu s’il avait écrit en
tchèque, mais ne pourrait-on aussi considérer que Milan Kundera, que l’on a
cité à plusieurs reprises, aurait eu moins de succès s’il n’avait pas vécu à
Paris ? Je suis simplement heureux qu’il soit considéré à la fois comme un
auteur tchèque représentatif et comme un auteur européen. Mais il est d’autres
auteurs dont l’apport est indéniable. Qui choisir et qui exclure si nous voulons
donner un condensé de la littérature de notre pays ? Qui doit faire la
sélection ? Dans la pratique, aucune autorité n’est à même de décider quels
seront les canons, c’est pourquoi je m’oppose à ce qu’on en élabore.
tchèque ou slovaque d’une œuvre soit publiée. Lorsqu’elle l’était, des queues
se formaient dès quatre heures du matin devant les librairies qui la mettaient
en vente. Ce fut le cas pour la traduction de Catcher in the Rye. La littérature
était donc une politique alternative. Est-ce que cela devrait être le cas en
Europe ? Pourquoi pas, mais comment ? Le sens en était de rendre la
littérature plus proche aux enseignants et de leur faire ainsi comprendre
qu’au-delà de nos différences, nous avons beaucoup de points communs.
C’est le plus souvent pour des obstacles politiques que cette œuvre ne
se réalise pas. Certes, on peut parler de Voltaire et de Goethe. Mais il faut un
nouvel espace d’enseignement, et le politique peut y contribuer. Je dirige un
institut de recherches sur les langues et littératures européennes. Nous
organisons des congrès, européens cela va de soi. Mais je déplore que les
étudiants qui y participent ne soient pas prêts à comprendre la dimension
européenne. Comment le feraient-ils puisqu’ils n’ont pas appris à le faire ? Il
est donc essentiel de ne pas oublier cette dimension, et de la mettre en
pratique, sans tarder.
Sans nous montrer trop exigeants, encore une fois, dans notre volonté
d’européaniser l’enseignement, nous pouvons parvenir à un consensus et créer
une discipline d’enseignement de la littérature européenne, par exemple une
heure par semaine. Comme le dit Goethe, « ce que tu as hérité de tes pères,
acquiers-le pour le posséder ». Et cet Européen convaincu disait aussi que qui
ne parle pas de langue étrangère ne possède pas sa propre langue. Cela ne
vaut-il pas aussi pour la connaissance d’une littérature qui devient tous les
jours un peu plus européenne ?
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L’AIDE À LA DIFFUSION :
L’APPORT DES NOUVELLES TECHNOLOGIES
Les éditions Noir sur Blanc ont été fondées il y a une vingtaine
d’années par mon mari Jan Michalski et par moi-même. Nous avions
l’impression de porter l’Europe en nous. Lui, polonais, homme de l’autre
Europe, celle de derrière le Rideau de fer, considérait qu’il y avait là un
accident de l’histoire et qu’il fallait travailler à la compréhension de l’Europe
comme identité. Pour citer un extrait de notre premier catalogue en 1986, nous
voulions « donner à connaître au monde francophone la richesse de la
production intellectuelle des pays de l’autre Europe ». En parlant de
production intellectuelle, nous voulions ne pas nous limiter aux belles lettres,
mais englober cette non fiction, tout le Sachbuch des Allemands, qu’une
frontière d’ailleurs ténue sépare parfois de la littérature.
s’est plongé dans la lecture de Proust. Lorsqu’il a été interné pendant la guerre
dans le camp d’officiers de Starobielsk, sous couvert d’enseigner le français à
ses codétenus, il donnait en fait des conférences sur Proust. Comme il l’écrit,
« Il fallait voir ces hommes, dans le froid mordant et la faim au ventre,
écouter religieusement les épisodes de la vie de Swann », tels qu’il les relatait
sans notes, parce qu’il avait intégré Proust au point de pouvoir en parler dans
un langage simple à des non spécialistes de littérature.
Nous nous sommes consacrés dans un premier temps aux livres issus
de Russie et de Pologne, qu’il s’agisse de classiques – nous avons ainsi publié
la première traduction en vers de Pan Tadeusz, qui donne selon moi la vraie
mélodie du texte de Mickiewicz – ou de nouveaux talents, dont la voix pouvait
heurter nos canons de la beauté.
Pour sa part, la BNF est très présente dans les projets TEL-plus et
EDLnet, qui accompagnent le projet européen, en particulier sur l’accueil des
contenus sous droits dans les portails de bibliothèques.
ouverture vers soi-même, vers sa propre réalité, est aussi une ouverture vers
des valeurs collectives qui font aujourd’hui tant défaut. Nous avons tous vécu
douloureusement l’incendie en France, il y a quelques semaines, d’une
bibliothèque par des jeunes de banlieue. Cela confirme à quel point ce sujet est
fondamental.
des renvois vers des circuits de vente habituelle. Et il va bien falloir que ces
téléchargements soient rémunérés car, à défaut, tous les acteurs de la chaîne du
livre n’auront plus de quoi vivre.
Les 6 000 écrivains que regroupe notre association sont très inquiets
des extensions des exceptions au droit d’auteur. S’il est tout à fait naturel de
prévoir une exception encadrée pour l’enseignement et pour les bibliothèques,
il ne faudrait pas que, au motif qu’il serait prioritaire que tout circule
rapidement, le droit d’auteur disparaisse purement et simplement. Si l’on allait
trop loin dans cette voie, les auteurs, les éditeurs, les libraires et sans doute
aussi les bibliothécaires n’auraient plus qu’à exercer un autre métier. Il n’est
donc pas possible d’aller au-delà de la vingtaine d’exceptions qui existent
aujourd’hui au niveau européen, que nous ne contestons d’ailleurs nullement.
l’Europe sur le plan littéraire et sur celui de la pensée. C’est vrai en particulier
pour ces pays qu’on enferme dans la formule « Europe de l’Est » et dont on a
complètement évacué le passé pré-communiste, sans leur donner vraiment un
accès à un avenir européen. Il y a là une injustice flagrante et, si l’on avait eu
conscience de ce passé européen, ce genre de position aurait pu être évité.
faut puiser sans directive rigide, et il y a de quoi faire. Pour prendre un autre
exemple, l’Université de Bologne et d’autres institutions se sont engagées
dans la création d’un corpus commun européen de poésie, portant plus
précisément sur le sonnet. Il sera intéressant de voir ce que donne ce travail
expérimental, qui peut être applicable à d’autres genres.
Mais tout le monde n’a pas un accès direct aux œuvres, et les
traductions sont donc importantes. Comme l’a dit M. Jarab, il ne s’agit pas
d’inventer une littérature européenne, elle existe déjà. La tâche consiste à
rendre la littérature des autres plus accessible dans d’autres pays. Il faut donc
faciliter la traduction à tous les niveaux. Le travail de traducteur est difficile.
Outre qu’il est mal payé, il lui est difficile de reproduire exactement les
qualités de l’original. Plus il s’en écarte pour parvenir à ses fins, plus il risque
la critique. Edgar Poe traduisant Homère, c’est beau, mais ce n’est plus
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Homère. Il est vrai que la poésie pose un problème particulier – on a dit que la
poésie, c’est ce qui reste une fois la traduction achevée. Mais quelles que
soient les difficultés de leur travail, les traducteurs facilitent l’accès à la
littérature de bien des façons.
On n’a pas mentionné dans ces débats une possibilité, qui est de lire
une édition où le texte original figure en regard de la traduction : pour ceux
qui n’ont pas une connaissance assez approfondie d’une langue pour la lire
directement, cela donne quand même une autre idée de l’œuvre. Une autre
lacune m’a également frappé : on n’a pas mentionné les jeunes enfants. Ils
peuvent avoir accès à la littérature d’autres pays. Ainsi, dans le mien, les
études classiques ont du succès. Les enfants d’une dizaine d’années, passant
du primaire au secondaire, ont accès à Ésope ou font de petits projets sur ce
genre de thèmes. J’aimerais qu’on nous en dise plus sur l’accès à la littérature
à tous les âges.
Une autre question qui n’a pas été abordée est celle de la formation
des enseignants de littérature européenne. Je préfère ne pas avoir à y répondre,
car je ne souhaite pas que les programmes de littérature européenne soient
imposés par le haut. C’est aux écoles et aux enseignants associés à cet
enseignement de savoir ce qu’il convient de faire pour faire connaître au
mieux la littérature à tous les publics, de la petite enfance à l’université. Quant
à la publication d’ouvrages bilingues, avec une traduction en regard, même si
elle n’est pas possible dans toutes les combinaisons, c’est une excellente idée
sur le plan pédagogique et sur le plan linguistique.
Mme Laure PECHER : Les livres pour jeunes enfants sont beaucoup
traduits, les adultes ont largement accès aux œuvres traduites, il apparaît donc
que les collégiens et les lycéens sont les seuls à ne pas lire de littérature
étrangère traduite.
- 81 -
CONCLUSIONS INTÉRIMAIRES
J’ai pour ma part grandi avec comme première littérature les contes
que l’on me racontait. J’ai appris à lire toute seule par l’intermédiaire des
fables animales du folklore letton, imprimées en grandes lettres dans un
abécédaire. Cette ancienne littérature orale, transcrite par écrit depuis
longtemps, demeure disponible partout sous la forme commode et familière du
livre. Mais nous avons vu cet après-midi que le livre, pas moins que la
transmission orale, se trouve dépassé dans un certain sens par les techniques
numériques modernes.
d’une littérature orale sous une forme numérisée est capable de s’attirer un
public plus grand que jamais auparavant dans l’histoire.
L’excuse que l’on entend souvent – que les ouvrages écrits dans les
‘petites’ langues sont peu connus parce qu’ils sont aussi de faible qualité –
relève de la circularité logique autant que d’un certain impérialisme culturel.
L’invocation des lois du marché est beaucoup mieux fondée. En effet, se vend
bien surtout ce qui est déjà bien connu, soit par tradition, soit par réclame.
Néanmoins, il est entendu que la qualité d’une œuvre littéraire existe en soi,
indépendamment des forces du marché ou de la quantité de gens qui l’ont lue
ou la connaissent de réputation. Le défi de la littérature européenne reconnue
comme telle est donc surtout celui de devenir aussi représentative que possible
de tout l’éventail des œuvres européennes qui existent, y compris celles qui
sont peu ou pas connues encore.
C’est pour toutes ces raisons que ce que nous avons rassemblé
aujourd’hui débouchera sur une recommandation dont nous nous efforcerons
résolument que les gouvernements européens tiennent le plus grand compte.
- 87 -
Colloque
sur l’enseignement des littératures européennes
PARLEMENTAIRES
ORATEURS PRINCIPAUX
Vera Michalski Directrice des Editions Noir sur Blanc, Paris, France
Laure Pécher éditrice, fondatrice de « Les classiques du Monde », Paris,
France
Peter Schnyder Directeur, Institut d’étude en langes et littératures
européennes, Olten, Suisse
ElĪbieta SkibiĔska traductologue, Université de Wroclaw, Pologne
Luan Starova (excusé) écrivain, critique littéraire et diplomate, Skopje,
« ex République yougoslave de Macédoine »
Tzvetan Todorov essayiste d’origine bulgare, Paris, France
Vaira VƯƷe-Freiberga Femme de lettres et ancienne Présidente de la République
de Lettonie
PARTICIPANTS
PRESSE
OBSERVATEURS
Projet de rapport
A. AVANT-PROJET DE RECOMMANDATION
2. Elle a déjà exposé sa position dans ses Recommandations sur la liberté d’expression et le rôle
de l’écrivain en Europe, 815 (1977), sur le patrimoine linguistique et littéraire en Europe, 1043
(1986), sur la traduction littéraire, 1135 (1990), sur la diversification linguistique, 1383 (1998), sur
l’année européenne des langues, 1539 (2001) et sur la place de la langue maternelle dans
l’enseignement scolaire, 1740 (2006).
5. L’Assemblée constate que des expériences transnationales positives ont été menées à bien,
notamment en matière d’enseignement de l’histoire.
7. L’Assemblée reconnaît que l’Internet est devenu un important moyen d’accès à la connaissance
et à cet égard elle salue la proposition du Parlement européen de mettre en place une bibliothèque
numérique européenne, sous la forme d’un point d’accès unique, direct et multilangue au
patrimoine culturel européen.
8.1. redonner aux jeunes l’envie de lire en promouvant l’enseignement, dans toutes les filières
de l’enseignement primaire et secondaire, du patrimoine littéraire européen, et en créant des
programmes adaptés à tous les niveaux ;
8.3. renforcer les enseignements littéraires qui sont actuellement déjà dispensés en Europe et
qui privilégient la dimension européenne ;
8.5. soutenir la traduction des textes anciens et contemporains, et notamment les chefs
d’œuvre des littératures européennes, de et vers les langues en usage en Europe avec une
attention particulière aux langues de moindre diffusion ;
8.7. mettre au point des sites informatiques sur le patrimoine de la littérature européenne où
tous les citoyens d’Europe trouveraient textes, bibliographies, histoire littéraire, parcours
pédagogiques, liens Internet.
AS/Cult (2008) 05
2. « L’Europe n’a pas réussi à penser sa littérature comme une unité historique, et je ne
cesserai de répéter que c’est là son irréparable échec intellectuel », écrit, en 2005, le
romancier tchèque Milan Kundera dans son essai Le Rideau.
3. « Que resterait-il de l’Europe, cette vieille dame au cœur fragile, si disparaissaient d’un
coup les ligaments politiques et institutionnels qui l’ont tenue depuis plus d’un demi-
siècle ? » s’interroge la critique littéraire Raphaëlle Rérolle.
4. La promotion de l’apprentissage des littératures d’Europe apparaît comme l’un des moyens
pour donner chair et verbe à ce que huit cents millions d’européens considèrent trop
souvent comme une simple ossature administrative, dotée d’un langage strictement
rhétorique et technocratique : les littératures européennes seront une discipline
d’enseignement, au sein de la famille des Sciences Humaines. Elles formeront « des
connaisseurs de la condition humaine », pour reprendre le mot de Tzvetan Todorov.
5. Mais de multiples hypothèques doivent être levées, avant d’avancer vers une didactique
citoyenne et d’oser envisager l’apprentissage des littératures d’Europe comme une école
de formation à la diversité culturelle européenne : c’est dans cette direction qu’ont
convergé les débats tenus, le 11 décembre 2007, au Sénat, à Paris, par les experts
rassemblés à l’initiative de la Commission Culture Science et Education, de l’Assemblée
Parlementaire du Conseil de l’Europe, que j’ai l’honneur de présider (voir AS/Cult 2007 xx).
6. La mise en place, dans tous les états membres du Conseil de l’Europe, d’une pédagogie
novatrice de la littérature, tenant compte de sa dimension européenne n’a pas pour finalité
l’enseignement d’un canon supranational « eurocentrique » se substituant à un
enseignement souvent ethnocentrique de la littérature/ langue maternelle.
c) prendre en compte les pratiques pédagogiques existantes, dans chacun des pays
concernés ;
AS/Cult (2008) 05
d) encourager la traduction littéraire, tant pour le patrimoine ancien que pour la création
contemporaine ;
9. Une présentation chronologique révèle une ordonnance à peine plus claire. Tout dépend
évidemment de l’ancienneté des contacts et des interlocuteurs en présence. S’il est vain de
vouloir établir une chronologie commune, du moins peut-on distinguer dans ces processus
parfois séculaires trois phases qui ne se recouvrent pas nécessairement dans le temps. Le
fait est qu’elles sont fonction du double mouvement - expansion, puis recul - de l’Europe
dans les territoires d’outre-mer, évolution qui est loin de s’être accomplie partout au même
moment et de façon identique. La décolonisation, qui commence en 1774 (aux Etats-Unis)
et s’accélère après 1945, n’est, du reste, pas encore achevée à l’heure actuelle, en
particulier du point de vue économique.
10. La première phase pourrait être qualifiée de coloniale. Les débuts n’en sont guère
favorables aux activités littéraires. Avant d’écrire, il s’agit de vivre, de s’incruster, de tenir
bon. Une fois installés, les Blancs de la diaspora, qui s’adonnent aux belles-lettres, se
règlent sur le code en vigueur dans leur pays d’origine et qui leur est familier. Dans
l’ensemble, la production de l’Amérique du Nord avant l’indépendance demeure une
littérature provinciale, conforme, à peu de choses près, aux modèles britanniques, et l’on
constate un attachement analogue à l’exemple néerlandais en Indonésie et en Afrique du
Sud. Le colon pense selon des normes importées et son attention se fixe plus sur sa propre
classe que sur le monde de l’indigène. Il n’empêche que certains, plus clairvoyants,
dénoncent les abus du système colonial (Max Havelaar de Multatuli). Historiquement, cette
phase coïncide avec l’établissement des empires. Elle culmine - en Afrique uniquement -
avec la Conférence de Berlin de 1885, qui vit triompher l’impérialisme européen ; du reste,
cette même époque est celle d’expéditions militaires en Chine, au Tonkin, à Cuba.
11. Vient ensuite un stade de transition, aux limites imprécises, au cours duquel la croyance à
la supériorité de l’Europe est attaquée sur deux fronts, tant de l’intérieur que de l’extérieur.
Le relativisme, les doutes entretenus depuis Montaigne mènent, en fin de compte, à la
glorification de l’autre et d’un ailleurs jugés supérieurs à un Vieux Monde épuisé. Tandis
AS/Cult (2008) 05
que, parallèlement, les élites colonisées prennent conscience de leur dignité et proclament
leurs droits jusque dans la langue du conquérant.
12. C’est à la troisième phase surtout, postcoloniale, que remonte l’effet en retour qu’on a
signalé. Traduite en termes littéraires, l’indépendance politique finit par mettre fin à
l’imitation des modèles européens imposés par l’école. Des idées-forces telles que le rêve
américain, la négritude ou le « réel merveilleux » peuvent alors déployer toutes leurs
richesses. Qu’elle émane de descendants d’émigrés blancs ou de ceux de leurs anciens
sujets, cette littérature, très abondante, vient diversifier et revivifier le panthéon des langues
européennes et lui conférer des dimensions véritablement planétaires. Ce dont témoignent
depuis longtemps le roman nord-américain et, plus près de chez nous, Senghor, Naipaul,
Brink, Nadine Gordimer, Patrick White, Carpentier, et Gabriel Garcia Márquez, qu’aucun
lecteur cultivé ne saurait ignorer. L’Europe n’a, certes, pas été payée d’ingratitude. Bien au
contraire. Les caravelles de ses navigateurs et de ses soldats lui sont revenues délestées
de leurs canons, voguant au souffle de l’esprit.
II Protéger la polyphonie des langues dans lesquelles la littérature européenne est créée
15. Un autre langage globalisant apparaît avec la « génération Internet », qui voit l’écrit
proliférer - hors du livre - de façon anarchique : toute une population, au sens propre du
terme illettrée, communique dans un code purement phonétique, et s’enferme ainsi dans
un comportement tribal, imperméable aux référents culturels environnants.
16. Respectueux de la polyphonie des langues dans lesquelles ont été créées les œuvres,
l’enseignement de la littérature européenne, parce qu’il se fondera sur le respect de la
diversité linguistique, historique et culturelle, permettra d’aborder de façon transversale
l’évidence du lien commun. Pour reprendre les mots du romancier espagnol José Manuel
Fajardo : « L’enseignement de la littérature européenne deviendra un instrument
incontournable de la consolidation d’une conscience européenne. »
AS/Cult (2008) 05
III. Prendre en compte les pratiques pédagogiques existantes, dans chacun des pays
européens
17. Sous des intitulés qui peuvent sembler comparables, se profile une réalité de
l’enseignement de la littérature, bien différente d’un pays à l’autre de notre continent,
probablement parce que l’objet d’étude lui-même, la « littérature », est appréhendé
différemment : la notion de canon littéraire, par exemple, est remise en cause actuellement
aux Pays-Bas, et une récente polémique en Pologne montre combien un corpus, même
national, est difficile à établir, et combien il s’agit d’un sujet sensible et passionnel.
18. C’est donc le concept même de littérature, en amont de la finalité de l’enseignement, qu’il
faut cerner. Par ailleurs, l’enjeu est également loin d’être le même dans tous les pays, car
l’enseignement de la littérature a des liens très étroits avec le développement historique de
chaque aire concernée. Certains états européens favorisent d’autant plus l’enseignement
de la littérature nationale qu’ils redoutent l’assimilation dans une société supranationale qui
ferait disparaître les identités. C’est le cas de l’Irlande, par exemple.
19. On pourrait schématiser ainsi, du Nord au Sud, les différences qui séparent les systèmes
éducatifs des états européens : L’Europe scandinave, anglo-saxonne, germanique, via
l’enseignement de la littérature et de la langue maternelle, vise à favoriser, aujourd’hui, le
développement intellectuel de l’apprenant.
21. Le désir d’Europe, et, donc, d’une pédagogie des cultures et des littératures européennes,
sont les plus manifestes dans les pays qui se trouvaient, naguère, derrière le Rideau de
Fer : tous les auteurs « occidentaux » bannis durant la période soviétique - et même le
fonds culturel gréco-latin, largement nié de 1945 à 1981- sont considérés comme une
découverte précieuse, dont un enseignement adapté doit faire profiter la jeunesse.
22. A partir de ces données, on peut envisager deux conclusions : la première est que, certes,
il existe un « trésor commun » européen que l’on souhaite, dans des proportions différentes
et avec des pédagogies diverses, transmettre aux élèves. Il est donc légitime d’élaborer et
de diffuser un matériel pédagogique qui invite à la découverte de ce « trésor commun ».
(Cependant, une évolution dans l’enseignement de la littérature en Europe ne sera pas
imposée par une autorité centrale, mais encouragée, étape après étape. C’est pour cela
qu’un projet de promotion de l’enseignement de la littérature européenne doit mettre
l’accent sur un élargissement, dans chaque pays, des possibilités à l’intérieur de
l’enseignement de la littérature.)
23. La seconde est qu’il serait bon, parallèlement à cette invitation à découvrir le patrimoine
littéraire européen, d’explorer les savoirs de chaque pays en matière d’enseignement de la
littérature : entendons par là qu’il serait enrichissant pour tout professeur européen d’ouvrir
son enseignement non seulement aux littératures étrangères, mais aussi aux pratiques
pédagogiques, sans chercher à établir un palmarès quant à l’efficacité des unes et des
autres.
AS/Cult (2008) 05
IV. Encourager la traduction littéraire au plan continental, tant pour le patrimoine ancien
que pour la création contemporaine
24. Le Mur de Berlin, ce n’était pas uniquement des miradors qui veillaient sur des barbelés.
Idéologiquement, culturellement, linguistiquement, l’Europe a été divisée en profondeur. Il y
avait une véritable coupure dont la cicatrice et les séquelles persisteront dans les esprits,
les mentalités et les savoirs si l’on n’y prend garde. L’utopie serait de croire que l’élite -
savants et politiciens, écrivains souvent - qui a œuvré à la reconstruction de l’Europe est
parvenue à transmettre ses connaissances du phénomène européen, de sa culture, à des
populations privées de l’accès libre au savoir depuis 1945. Le déficit de circulation des
textes littéraires était l’un des éléments pernicieux d’une idéologie encore prégnante qui a
imposé idées et livres fallacieux. (Auteurs ou courants littéraires passés sous silence, ou
injustement magnifiés, corrélations forcées entre événements historiques et production
littéraire…)
25. A côté de ces omissions imposées par le régime marxiste, on peut repérer des carences
que seule une politique systématique de traduction dans toutes les langues européennes
pourrait combler : des auteurs majeurs essentiels comme les Espagnols Lara et
Espronceda ne sont pas traduits du tout en polonais. Et si Notre-Dame de Paris de Victor
Hugo est facilement accessible en traduction, il n’existe pas, à ce jour, de version polonaise
des Contemplations !
26. L’Europe, qui s’appelait « Occidentale » témoigne elle aussi d’une méconnaissance
regrettable d’écrits majeurs conçus en Europe dite de l’« Est » : la communication
interculturelle est loin d’être équitable entre des pays comme le Royaume-Uni ou la France
dont la littérature est largement traduite, mais vers lesquelles on traduit relativement peu,
en anglais surtout.
27. « Y a-t-il actuellement une littérature qui s’écrit à l’Est de l’Europe ? » ose se demander à
haute voix le journaliste néerlandais Michel Krielaars, à Amsterdam, lors du colloque
Writing Europe Now en 2006, pointant clairement la ligne de partage entre « grandes » et
« petites » littératures. La traduction littéraire est l’une des clefs pour que cessent d’être
minorées les œuvres écrites dans des langues « minoritaires ».
28. Adoptant le point de vue du traductologue, le Professeur Maryla Laurent va encore plus
loin : « Mon expérience de la traduction littéraire me prouve tous les jours qu’un grand
écrivain, même lu dans une mauvaise traduction, est troublant, précisément parce qu’il est
« autre », et donc ressemblant et différent. La littérature doit être écrite dans toutes les
langues y compris celles qui n’ont pas le statut de langue « officielle » et il faut travailler
aux outils pour traduire ces langues, les unes vers les autres, sans gommer les différences
spécifiques. »
29. La création, d’un outil pédagogique est, certes, une avancée vers la connaissance et « le
partage, par les habitants de l’Europe, du patrimoine littéraire inestimable qui est le leur »,
AS/Cult (2008) 05
pour reprendre les termes du Professeur Peter Schnyder, mais elle nous renvoie à une
interrogation troublante :
30. Pourquoi si peu d’ouvrages de référence pour proposer à 800 millions de citoyens
européens de connaître les racines, l’histoire, et l’actualité de la production littéraire de
l’Europe où ils habitent ?
31. L’enseignement des la littératures européennes passe par la démultiplication, sur tous
supports, de la production littéraire, et par le renforcement de la chaîne d’intermédiation du
livre et de la littérature européenne (auteurs, éditeurs, libraires, bibliothécaires et
professeurs).
32. Le travail accompli, depuis la Suisse et la Pologne, par les Editions Noir sur Blanc va dans
ce sens : favoriser, par des ouvrages traduits et diffusés en français et en polonais, le
dialogue interculturel, en publiant les œuvres littéraires d’écrivains contemporains de vingt
aires linguistiques européennes différentes.
33. Les livres d’aujourd’hui parlent aux élèves d’Europe de leur propre vie. Les livres d’hier
aussi ; c’est le sens du travail que mène, entre autres, le réseau Les Classiques du Monde
en éditant les ouvrages considérés, dans leur pays d’origine, comme des classiques.
34. Rassembler ces classiques dans une grande bibliothèque numérique - et l’on songe à la
dynamique européenne insufflée par la Bibliothèque Nationale de France avec Europeana -
permet de mettre en commun et d’accéder aux grandes références culturelles et littéraires.
35. Profitant de l’effet démultiplicateur des nouvelles technologies, les initiatives pédagogiques
nationales et internationales éclosent (comme le projet de création, sous l’autorité d’un
comité d’experts européens, d’un Guide en Ligne intitulé « Théâtre ciment de l’Europe » et
de la mise en réseau, à destination des élèves européens, des festivals internationaux de
théâtre) à l’attention des professeurs de disciplines artistiques, par le Ministère Français de
l’Education Nationale ; mise en réseau, à destination des élèves européens, des
expériences théâtrales menées par le Festival international de Cluj-Napoca, en Roumanie,
le Festival Schülletheater des Länder en Allemagne.
36. L’Europe qui accepte, enfin, de réfléchir à une pédagogie systématique des littératures
européennes, en relevant le défi vertigineux des nouvelles technologies, sera respectueuse
du droit moral incessible qui protège l’essence de l’œuvre et la personnalité propre de son
auteur, qu’elle soit éditée sur support matérialisé ou non.