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SC : Dans les années 40-50 vous avez travaillé prof. Bunge, comme
physicien puis sans délaissé cette discipline vous êtes passé à la philosophie.
Vous avez toujours essayé d’élaborer une vision ou interprétation réaliste de
la physique moderne. Pourriez-vous, pour commencer, expliquer comment
ce passage s’est-il fait?
Mario Bunge : Bon. En vérité c’est l’inverse qui s’est passé. C'est-à-dire que
quand j’étais élève au secondaire, je me suis intéressé à la philosophie et en
particulier à la philosophie de la physique. Je me suis rendu compte que pour
faire une philosophie de la physique, il fallait connaitre cette physique et
c’est pourquoi je l’ai étudié plutôt que d’étudier la philosophie. Je suis alors
devenu professeur titulaire de physique, spécialisé en physique quantique
relativiste et non-relativiste. Ma thèse, en effet, portait sur la mécanique
quantique relativiste.
Quant à la philosophie, je l’ai étudié pour mon propre compte. J’ai même,
pendant la dernière année de la guerre, publié la revue Minerva qui était
dédiée à la critique de la philosophie irrationaliste importée de l’Allemagne
et qui avait envahi la France - première victime de cette philosophie, de
l’existentialisme, de la phénoménologie etc. Donc, j’ai lu beaucoup de livres
philosophiques pour mon propre compte et j’ai publié quelques articles à ce
sujet.
Mais quand j’ai terminé mon livre, je me suis rendu compte qu’il restait
toute une série de problèmes philosophiques non résolus. Par exemple, le
problème de la signification, le problème de la vérité partielle qui sont des
problèmes sémantiques. J’ai pris, alors, conscience de la nécessité de
construire une sémantique de la science qui n’existait pas encore. Et puis il
fallait aussi une ontologie de la science, c’est-à-dire une théorie générale des
choses, une sorte de métaphysique, mais une métaphysique à la page.
En résumé, voulez-vous dire que les gens qui ont travaillé sur la philosophie
du langage n’ont voulu voir dans la plupart des problèmes que des
problèmes formels, des problèmes de langage et ils n’étaient pas intéressés
de savoir s’il existait au-delà du langage une réalité? Voilà le premier point.
C’est un peu technique. En tout cas je propose des outils pour analyser, pour
identifier les référents d’une théorie scientifique quelconque et aussi pour
voir qu’elle est son sens. C’est assez technique car c’est une branche de la
philosophie exacte, c’est-à-dire pas une branche de la philosophie « à la
Française » qui est presque complètement littéraire et antiscientifique. C’est
une philosophie faite à l’aide d’outils mathématiques et pas seulement
logiques comme l’algèbre abstraite, la topologie etc. C'est-à-dire que ce n’est
pas une philosophie de la mathématique mais une philosophie
mathématique.
Non, pas du tout. C’est une interprétation complètement erronée, ce qui est
démontrable. Pour déduire le principe de Heisenberg – qui n’est donc pas un
principe puisqu’on le déduit, c’est un théorème – il faut faire appel à un
Hamiltonien complètement arbitraire. Il peut même s’agir de l’opérateur qui
représente l’énergie d’une particule complètement isolée. La déduction est
donc complètement générale et c’est seulement dans les explications
didactiques qu’on fait recours à l’appareil de mesure; mais ce sont des
exemples, des applications non suggérés par la physique mais par la
philosophie positiviste. Or précisément, comme je le disais, la déduction des
relations d’incertitudes est complètement générale.
Entendez-vous par générale tous les objets même ceux qui ne sont pas
microphysiques?
Mais elle est dans un état très spécial. Comment pour vous passe-t-on du
niveau quantique à notre niveau habituel des sens?
Et même si nous n’existons pas, elle continuera à exister selon vous. Nous
essayons d’étudier cette réalité et le problème qui s’est posé, le plus avec la
théorie quantique, est que la majorité de ses fondateurs étaient des
positivistes et ils ont coloré, selon vous, la théorie par leurs interprétations
positivistes. Ainsi, pour vous, toute une génération de physiciens n’a appris
de cette physique que l’interprétation philosophique positiviste.
C’est ça.
Exactement.
Qu’elle est alors, pour vous, la place de l’homme dans cette réalité?
L’homme se distingue des autres animaux par son cerveau, par sa société.
Mais nous sommes des animaux et nous nous distinguons des autres
animaux parce que nous avons par exemple la zoologie, nous avons des
institutions que nous bâtissons et détruisons constamment, ce que les
animaux n’ont pas. Mais, il ne faut pas oublier que nous avons des émotions
et des perceptions très semblables à celles des autres animaux. C’est pour
cela qu’il faut étudier notre vie mentale de la même façon que nous étudions
la vie mentale des autres animaux. À ce propos, je me suis beaucoup
intéressé à la psychologie et j’ai écrit sur le problème « âme-corps » les
livres « The mind-body problem » et « The philosophy of psychology ».
Bon. Je suis, pour ma part, moniste et matérialiste. Donc, pour moi, les
processus mentaux sont des processus cérébraux qui se produisent dans la
partie plastique du cerveau, c’est-à-dire dans la partie du cerveau où les
connexions entre les neurones sont variables avec le temps. Elles sont
plastiques mais non élastiques, elles ne sont pas rigides. Donc la vie mentale
est une réalité qu’il faut expliquer à travers la neurophysiologie. Il n’est pas
question de nier la psychologie, mais il est question d’expliquer les
découvertes de la psychologie par des mécanismes cérébraux. C’est donc
une position bien matérialiste. D’ailleurs ma philosophie n’est pas seulement
réaliste du point de vue gnoséologique mais aussi matérialiste du point de
vue ontologique. Mais c’est un matérialisme émergent et non dialectique. Je
ne crois pas, pour ma part, à la dialectique.
Et la seconde est qu’elle est matérielle, car on peut dire comme Platon que
c’est une idée.
Platon était dualiste, pour lui les choses matérielles sont des copies
imparfaites des idées.
C’est différent. Il s’agit d’une relation entre deux systèmes matériels. Mais
dans le cas de Platon, les idées préexistent avant et sont complètement
indépendantes de la matière. Mais ne faisons pas ici de l’histoire de la
philosophie car on pourrait réinterpréter Platon de plusieurs façons.
La question est de savoir qu’elle est la nature de cette réalité. Il ne suffit pas
de dire que la réalité existe, il faut préciser qu’elle est sa nature. Pour
Berkeley et Mach par exemple, la réalité matérielle n’existe pas, seules
existent des sensations : « Être c’est percevoir ou être perçu ». Les choses
sont complètement différentes pour un réaliste qui est aussi matérialiste.
Non ce n’est pas une résultante. C’est précisément la façon de penser des
dualistes et des marxistes qui sont dualistes sans le savoir! Ils disent que la
pensée est un produit des processus matériels, c’est de l’épiphénoménisme.
Pour moi, penser est une activité cérébrale.
C’est ce que je visais par ce que j’ai dit, car on peut toujours dire qu’en
fabriquant ce crayon on le produit…
Mais une fois le crayon produit, il reste, tandis que la pensée ne reste pas.
Une fois que vous cessez de penser, il n’y a plus de pensées…
Puisque tous les penseurs reconnaissent que leur point de départ est une
supposition adoptée et qui peut plus ou moins concorder avec ce qu’on
connait, on dirait qu’en définitif la réalité ne sera jamais connue…
Bon. L’éthique que je suis entrain de construire est une éthique qui d’abord
n’est pas autoritaire mais repose sur l’expérience et la raison.
Deuxièmement, elle s’appui sur une théorie des valeurs, qui est d’abord une
axiologie puis une morale. Or, qu’elles sont les sources de valeurs? Je
reconnais trois sources : Biologique, psychologique/mentale et sociale.
C’est-à-dire, qu’une action, un processus etc. ont une valeur, si et seulement
si, elles satisfont des besoins basiques, vitaux, sociaux ou des aspirations
légitimes sans nuire à autrui. Donc les sources de valeurs sont les besoins
vitaux ou sociaux, mais pour les réaliser il faudrait quelques règles ou
normes. Pour moi, et pour d’autres je pense, c’est jouir de la vie et aider les
autres à en jouir aussi. Si on veut seulement jouir de la vie alors c’est de
l’hédonisme qui conduit à l’égoïsme. Si on veut seulement aider les autres
alors c’est de l’altruisme irréalisable. Il nous faut donc une éthique qui ne
soit, ni la philosophie du ‘playboy’ ni la morale du ‘kamikaze’, du sacrifice.
Et pour jouir de la vie et aider les autres, il faut, évidemment, être en vie.
Mais maintenant pour la première fois de l’histoire de l’humanité se pose la
question de sa survie. Cela doit être donc, notre premier souci, la première
norme. Et pour que l’humanité puisse survivre, il faut absolument arrêter la
course aux armements ainsi que la dégradation de l’environnement. Et
seulement après nous pourrons parler des détails. Si la course aux
armements et la dégradation de l’environnement continuent à la même
vitesse alors le résultat dans un demi-siècle sera l’anéantissement des
espèces et de toute la biosphère par une guerre nucléaire ou bien nous aurons
un équilibre politique instable et l’environnement sera complètement
dégradé. Il n’y aura plus de ressources renouvelables tel le pétrole qui sera
épuisé dans pas longtemps…
Cette éthique doit reconnaitre, aussi, qu’il n’y a pas seulement des droits
mais aussi des obligations ou devoirs. Chaque droit génère une obligation et
réciproquement. Un équilibre doit régner entre le droit et le devoir. Il existe
cinq types de droits parmi lesquels :
Vous êtes connu pour vos idées humanistes. Et ma dernière question est que
d’autres penseurs ou personnes, qui ne sont pas humanistes comme vous,
utiliseront les mêmes principes pour dire qu’en fin de compte puisque nous
sommes ici par hasard alors profitons de la vie au maximum et ne nous
inquiétons pas des autres, de la nature etc. Donc, il doit y avoir chez vous,
l’humaniste, un sentiment métaphysique qui nécessiterait une éthique…
Bon. L’agressivité n’est pas universelle. Ainsi, par exemple, l’agressivité est
une exception chez les tributs primitifs et les tributs les plus belliqueuses
sont pacifiques intérieurement, ce qui n’est pas le cas de nos sociétés. C’est
seulement quand il y a eu l’opportunité du profit et du pouvoir que cette
éthique, plutôt naturel des enfants, a été remplacé par l’éthique du pouvoir et
du profit. Si nous voulons la survie de l’humanité il faut remplacer nos
motifs d’actions par la réalisation de chacun et l’aide mutuelle que
préconisait Kropotkine.
Bon. J’espère que cela se fera à travers des réformes successives qui seront
imposées par l’état et l’économie et par l’état d’exploitation de la nature.
Ainsi les récents accords de désarmement nucléaire ont été imposés par
l’appauvrissement, par la crise économique des deux côtés. Je pense qu’ils
se rendront compte graduellement que c’est seulement à travers un
désarmement universel - d’abord nucléaire - qu’ils existeraient des chances
de redresser l’économie et d’arrêter l’exploitation irréfléchie des ressources
naturelles non renouvelables.
J’aimerai terminer sur mes opinions politiques. Pour moi l’idéal est une
démocratie intégrale, c’est-à-dire pas uniquement une démocratie de vote,
d’élection, mais aussi une participation plus poussée du peuple, une
participation pas uniquement dans les décisions politiques mais aussi dans la
jouissance de toutes les ressources économiques et culturelles. Pour moi,
donc, cette démocratie devrait se retrouver partout même dans les lieux de
travail et pas uniquement le jour d’élection.
Sur Mario Bunge, extrait de Wikipédia :
Mario Augusto Bunge (né en 1919 à Buenos Aires, en Argentine) est un physicien et
philosophe argentin.