Sie sind auf Seite 1von 34

1

e
Croissance et développement au XX siècle

Introduction : mise au point sur les concepts

• Définir la croissance

La définition du concept de « croissance économique » est complexe.


On peut donner de la croissance une définition quantitative.
« On peut la définir comme un accroissement durable de la population et du produit par tête »
Simon Kuznets
On peut aussi en donner une définition qualitative.
« C’est un processus complexe d’évolution en longue durée »
Fernand Braudel
« Processus de destruction créatrice qui révolutionne incessamment de l’intérieur la structure
économique en détruisant continuellement des éléments vieillis et en créant continuellement
des éléments neufs »
J. Schumpeter
« La croissance économique moderne, c’est l’extension d’un système de production – au sens
large du terme – reposant sur l’application toujours plus poussée de la science, c’est-à-dire un
système organisé des connaissances contrôlées »
Simon Kuznets
La croissance économique correspond à « l’augmentation soutenue pendant un ou plusieurs
périodes longues d’un indicateur de dimension, pour une nation, le produit global net ».
François Perroux

La croissance n’est pas le développement : le développement est un phénomène plus large


que la croissance, qui l’inclut. C’est un phénomène plus qualitatif (même s’il ne faut pas s’en
tenir à une stricte appréciation quantitative de la croissance), qui recouvre aussi les
transformations de l’environnement social nécessaires à la croissance.
« Le développement est la combinaison des changements mentaux et sociaux d’une population
qui la rend apte à faire croître, cumulativement et durablement, son produit réel global ».
François Perroux
Le concept de croissance correspond à l’aspect quantitatif et global d’une évolution économique
saisie sur le long terme, alors que l’idée de développement se réfère à une norme extérieure,
qui est l’état économique et social du pays, du groupe de pays ou de la région, considéré
comme le plus développé. La notion de « développement » s’inscrit par conséquent dans une
vision finaliste de l’histoire.

L’analyse de la croissance doit être distinguée de celle des fluctuations économiques.


Depuis les travaux de Robert Solow, on distingue nettement la croissance, phénomène
tendanciel de long terme, et les fluctuations économiques qui correspondent à des variations
conjoncturelles. « Croissance » et « fluctuations économiques » sont donc deux objets d’étude
distincts. Les méthodes pour analyser la première et les secondes diffèrent. Par exemple, les
théories de la croissance accordent une place importante aux phénomènes démographiques ou
à l’influence du progrès techniques car ce sont des facteurs qui exercent une influence de long
terme. En revanche, les politiques économiques conjoncturelles relèvent davantage des débats
sur les fluctuations économiques.

La croissance n’est pas l’expansion économique. On parle d’expansion pour désigner un


phénomène plus restreint, conjoncturel et réversible donc. Or la spécificité de la croissance
économique depuis 1800 et les débuts de la Révolution industrielle, c’est que c’est un processus
irréversible.
« On ne saurait comparer la révolution industrielle de la fin du XVIIIe siècle et de la première
moitié du XIXe siècle aux transformations progressives ou brusques des siècles antérieurs. Cela
tient à son caractère : elle est trop complexe et trop générale. Elle a signifié, sur une grande
échelle, la substitution de la machine à l’effort humain, en imposant l’usine au détriment de
l’atelier, elle a radicalement, et dans la plupart des secteurs de production, changé les rapports
2
entre l’homme et l’outil, entre le possesseur de cet outil et ses utilisateurs. Elle a été marquée
par un accroissement effarant de la production. […] Elle a permis une accélération sans
précédent des transports et des échanges. […] Résultat et inspiratrice tout à la fois d’une
économie sans frontière, la révolution industrielle a exigé aussi un remaniement complet des
habitudes monétaires et du crédit. […] Aucune autre époque, dans un laps de temps aussi court
– quelques dizaines d’années, deux ou trois générations d’hommes – n’avait auparavant été
témoin d’un aussi totale transformation des structures profondes ».
Roland Marx, La Révolution industrielle en Grande-Bretagne, Paris, Colin, 1970.

On peut décliner le concept de croissance :


→ Croissance équilibrée : croissance qui met en mouvement tous les secteurs à la fois, dans
une progression assez régulière, qui mise sur la demande, qui valorise le rôle du marché
national, moteur principal du développement.
→ Croissance déséquilibrée : croissance qui fait tout partir d’un secteur privilégié et dont le
mouvement se transmet aux autres.
→ Croissance extensive ou intensive : la première résulte de l’augmentation des facteurs –
hommes, capital… – mis en œuvre, alors que la seconde est obtenue par meilleure utilisation
des facteurs de production.
La croissance est dite extensive quand le produit réel croît proportionnellement à l’emploi des
facteurs de production, c’est-à-dire sans progrès tangible dans la productivité des facteurs. En
revanche, l’amélioration durable de la productivité des facteurs de production permet la
réalisation d’une croissance intensive. Dans ce cas, le progrès technique joue un rôle majeur.
L’évolution du progrès technique peut être un fait exogène à l’économie (par exemple, la
technologie est importée ou le progrès technique évolue selon un rythme qui lui est spécifique)
ou le résultat de l’activité économique elle-même (par exemple, la corrélation entre les
dépenses de recherche-développement, l’innovation et l’augmentation de la productivité).
→ Croissance arithmétique : 1,2, 3, 4…
→ Croissance exponentielle : 1, 2, 4, 8…
→ Croissance libérale / interventionniste : selon le degré d’action, d’intervention du
gouvernement en matière économique.

NB : Croissance économique et crise ne sont pas antinomiques. Ainsi, entre 1974 et 1999, alors
qu’on caractérise cette période comme une période de crise, la croissance de production est
plus importante que lors du XIXe siècle.
Dans le même ordre d’idée, il ne faut pas confondre croissance faible et baisse de la production.
Ainsi, si l’on parle de « crise » pour caractériser à la fois les années 1930 et les années 1970, la
nature de ces « crises » est tout à fait différente. Pendant les années 1930, la croissance était
négative (baisse de la production, donc de la richesse créée) alors que pendant les années 1970
et les décennies suivantes, la croissance est parfois très faible, mais reste toujours positive.

• Mesurer la croissance

On peut évaluer la croissance à différents niveaux :


→ au niveau des ensembles larges et complexes formés par une nation, une région ou une
institution supranationale, grâce aux indicateurs que sont le produit intérieur brut (PIB) ou
le produit national brut (PNB).
→ ou au niveau des ensembles réduits et homogènes que sont les secteurs d’activité,
grâce à la valeur ajoutée agrégée, dont l’évolution, exprimée en volume, inclut les
corrections liées aux variations des prix.

La croissance dépend de l’augmentation des capacités de production. Son analyse passe donc
par l’étude des facteurs économiques qui conditionnent le processus de production. En effet, le
produit peut augmenter en volume avec ou sans modification de la productivité physique des
facteurs utilisés.
Notons que la croissance peut être exprimée en monnaie courante (au prix du marché) ou en
monnaie constante (après avoir tenu compte des variations de prix).
3
Comme toujours, il faut appréhender avec précaution ces indicateurs statistiques. Ainsi, quand
les pratiques de marché noir ou d’économie immergée (souterraine) se généralisent dans une
économie (capitaliste ou socialiste), la mesure d’une évolution de taux de croissance n’est plus
possible. Ainsi en France, l’économie souterraine représenterait environ 4 % du PIB, mais dans
les ex-pays du bloc soviétique elle atteindrait 30 du PIB.
De même, il est difficile de se faire une idée réelle de la croissance de certains pays dits « en
développement » car leurs structures économiques présentent encore certains archaïsmes
(pratiques de production et de consommation hors marché comme le troc, l’auto-
consommation…) qui gênent la mesure.
Enfin, toute comparaison internationale entre différents taux de croissance doit être menée avec
précaution car le calcul du PNB varie considérablement d’un pays à l’autre. Dans les pays ex-
socialistes, une partie des services n’était ainsi pas prise en compte (activités commerciales,
spectacles, médecins, avocats, etc.). Or ces services représentent jusqu’à 30 % du produit
national dans la définition occidentale. Attention, donc, aux comparaisons trop hâtives.

On dispose aussi d’indicateurs de développement qui, au contraire des outils de mesure de la


croissance, sont relatifs. En effet, toutes les sociétés humaines se développent, mais chacune à
son rythme. Une société ne peut être jugée comme sous-développée que par rapport à la norme
des pays considérés comme développés. Le concept de développement contient ainsi l’idée de
croissance, mais il la dépasse. Il se réfère à l’évolution positive d’un ensemble complexe et
renvoie aux transformations des structures économiques qui se réalisent parallèlement à
l’expansion de la productivité. Il met au premier plan l’idée de niveau de vie et de bien-être. Le
niveau de vie est évalué à partir du revenu par habitant. Celui-ci peut être exprimé en monnaie
locale ou en une monnaie internationale comme le dollar. Dans les deux cas, son analyse
nécessite la prise en considération de la progression du pouvoir d’achat du revenu national.
Pour effectuer des comparaisons internationales pertinentes, on calcule le pouvoir d’achat de
l’unité monétaire de référence pour chaque pays (parités du pouvoir d’achat) et l’on exprime le
revenu par habitant en dollars. Mais le revenu par habitant ne suffit pas, à lui seul, à déterminer
la dynamique de développement. Des informations qualitatives fournies par des indicateurs de
structures économiques, comme la part de l’industrie dans le PIB, le taux de salarisation de la
population active, le taux d’ouverture de l’économie ou la structure de la répartition des
revenus, sont indispensables pour mener une analyse satisfaisante du développement, faute de
quoi le développement est vite réduit à la croissance du PIB.

Quel est exactement le rôle de la croissance dans le développement ?


Les deux notions, de « croissance » et de « développement » sont liées : les modifications
structurelles qui surgissent durant le processus du développement se présentent à la fois
comme les conditions inéluctables de la croissance économique et comme la conséquence de
celle-ci. En effet, comme le développement repose en grande partie sur l’augmentation de la
productivité et l’accroissement du revenu par habitant au niveau de l’ensemble économique
complexe, cette augmentation de productivité est elle-même déterminée par des phénomènes
de croissance au niveau de sous-ensembles et de secteurs spécifiques. Mais la diffusion de cette
croissance au sein du tissu social est très dépendante des spécificités de chaque société.

• Le cadre chronologique et géographique de notre étude

Il est assez difficile de concevoir le XXe siècle économique comme une unité. Généralement, on
fait commencer ce siècle en 1918, pour les raisons géopolitiques qu’on imagine, mais on
pourrait aussi bien le faire débuter en 1880 si l’on s’en tenait à l’analyse des structures
industrielles occidentales.
Bien sûr, nous concentrerons l’essentiel de notre regard sur l’Europe occidentale et les États-
Unis. Il s’agit d’appréhender le développement du capitalisme, ce qui exclut par définition les
pays de l’ancien bloc de l’Est. Les pays dits « en développement » ne sont pas non plus
concernés par la question de la croissance économique pour la période en question.
Si nous allons être amené ici distinguer différentes périodes de croissance économique à
l’échelle du siècle, il faut bien reconnaître que l’exercice est largement arbitraire, quoi que
nécessaire pour nous permettre d’appréhender les spécificités de telle ou telle époque.

I. Les croissances économiques : faits et facteurs


4

Cette première partie se concentre pour l’essentiel sur les aspects quantitatifs de la croissance.

A. Les axes de la croissance économique dans la longue période

1. Le cycle des révolutions industrielles


À partir de 1880, les axes de la croissance du XIX e siècle se modifient : on quitte la 1e révolution
industrielle pour entrer progressivement dans la 2e. L’essentiel des évolutions qui se produisent
de la première à la cinquième révolution industrielle est résumé dans le tableau joint (cf.
dossier documentaire).

2. Les innovations au cœur de l’économie


Les innovations correspondent à l’application industrielle et commerciale d’une invention. Alors
qu’une invention peut rester dans les cartons, une innovation est une invention qui connaît un
succès économique, et c’est en ce sens qu’elle est le moteur de l’activité. Le processus
d’innovation se situe donc en aval de l’invention. Donc le personnage clé n’est pas l’inventeur,
mais l’innovateur, i.e. l’entrepreneur, qui a su porter l’invention et la transformer en succès
commercial par sa vision, sa vision, son aptitude à la prise de risque et à la gestion des
ressources humaines et financières.

Recherche fondamentale → Découverte fondamentale → Recherche appliquée → Invention →


Innovation
prototype

développement

production et commercialisation

C’est un concept clé chez Schumpeter (cf. fiche sur cet auteur).

Selon des travaux empiriques, on estime que la moitié au moins de la croissance vient du
progrès technique dans les pays développés. Mais il est toutefois difficile de séparer l’influence
des divers facteurs de croissance, dans la mesure où le progrès technique est incorporé en
grande partie à travers l’amélioration de la « qualité » des facteurs de production (travail plus
qualifié, machines plus performantes).
Inversement, l’accumulation du capital dépend de l’innovation qui permet de surmonter la loi
des rendements décroissants (l’investissement, qui est en fait une acquisition de capital, est
stimulé par l’innovation : le processus de destruction créatrice cher à Schumpeter, induit un
vieillissement des équipements et nécessite donc leur remplacement par des équipements
neufs). Enfin, le progrès technique résulte en grande partie d’investissements dans la recherche
ou le marketing.
(cf. dossier documentaire)

3. Principe de diffusion des innovations


La diffusion des innovations s’effectue selon une courbe en S (cf. dossier documentaire) et
passe donc par 5 phases : d’abord son lancement suivi d’une période de croissance, puis un
temps de maturité, de saturation et enfin un déclin, alors qu’une nouvelle innovation se
substitue à la précédente.
(cf. dossier documentaire : les 40 innovations qui ont changé le monde)
Ce même principe selon lequel une innovation chasse l’autre se retrouve dans la succession des
infrastructures de transport dominantes (cf. dossier documentaire) : on passe d’une première
période pendant laquelle le transport fluvial (canaux) est roi (mi-XVII e à mi-XVIIIe siècle), puis le
relai est pris par le chemin de fer à partir de 1835, avant que routes et autoroutes ne s’imposent
(post G2). Aujourd’hui, ce sont les transports aériens qui sont en pleine expansion (toutefois
ponctuellement remise en cause par les crises pétrolières, mais il n’est qu’à voir l’importance
5
accordée au lancement du gros porteur A380 par Airbus).
Même effet de « vagues » pour ce qui concerne l’énergie (cf. dossier documentaire).

B. Les données chiffrées

1. La croissance de la production
Pour l’économiste Maddison1, la production par habitant augmenterait de 0,2 % de 1400 à 1820
dans les pays développés (Europe de l’Ouest, Amérique du Nord). Ces chiffres sont discutables :
ils sont calculés sur la base d’hypothèses, donc de choix intellectuels qu’on peut récuser, mais
on va s’en tenir à ceux-là pour évaluer l’ampleur du changement qui s’amorce à compter de
l’entrée dans l’ère industrielle. Même très faible, cette croissance permet cependant aux pays
occidentaux de dépasser la Chine, qui fait initialement partie des pays développés (la croissance
y est en effet quasi nulle jusqu’au milieu du XXe siècle).
À partir du milieu du XIXe siècle, cette croissance s’accélère, et ce jusqu’au milieu du XXe siècle
(de l’ordre de 1,2 % l’an). Puis, enter 1950 et 1974, un nouveau palier est franchi : la croissance
atteint en moyenne 2,8 % annuel).
On peut donc distinguer 2 ruptures fortes :
- à la fin du XVIIIe siècle (chapitre précédent)
- après la G2
Dans les deux cas, la croissance augmente, et ce de manière relativement durable.
À première vue, ces écarts de chiffre peuvent paraître assez faible, voire négligeables. Il faut
donc s’entendre sur la signification concrète de ce point de croissance supplémentaire entre
1820 et 1950 par rapport à la longue période précédente. À un rythme annuel de croissance de
1 %, un siècle de croissance signifie la multiplication de la valeur initiale par 2, et un taux de 2 %
entraine un coefficient multiplicateur de 3.

Un taux de croissance se transforme en coefficient multiplicateur et inversement selon le


tableau suivant (à faire au tableau pour faire la démonstration avec la période des Trente
Glorieuses):

Taux de Taux en + ou - 12 Coefficient


croissance décimales multiplicateu
en % r
12 % 0,12 + ou + 1 1,12
120 % 1,2 + ou + 1 2,2
- 10 % - 0,1 + ou - 1 0,9
1 % l’an 1 + ou - 1 2
soit 100 %
pendant 100
ans
5,4 % l’an 0,65 + ou - 1 1,65.
soit 64,8 %
en 12 ans

Le cas français est particulièrement frappant : entre 1961 et 1973, la croissance du PIB est de
5,4 % l’an, soit un coefficient multiplicateur associé de 1,72.
Cette croissance de la production ne se fait bien sûr par de manière homogène dans tous les
secteurs (cf. dossier documentaire). On assiste à une baisse nette de l’importance de
l’agriculture dans les économies des pays développés (c’est particulièrement spectaculaire au
Japon, et cela donne une bonne idée de la rapidité du décollage économique de cette puissance
asiatique). Globalement, la part de l’agriculture dans la production de richesse nationale baisse
unanimement dans tous les pays développés. Les choses sont moins nettes dans le secteur
industriel, mais là encore le recul est unanime. En revanche, les services décollent très
nettement, au moins depuis 1960.

1Maddison, L’économie mondiale (1820-1992), 1991.


2Le passage de la gauche vers la droite se fait en ajoutant + 1 et de la droite vers la gauche en ajoutant -
1.
6
2. Le travail
Avec le capital, c’est un des deux principaux facteurs de production.

Rappel : Production annuelle = Quantité annuelle de travail x Productivité horaire


Quantité annuelle de travail = Niveau de l’emploi x Durée annuel du travail

La production annuelle d’un pays est égale au produit de la quantité annuelle de travail mesurée
en heures de travail par la production par travail.
La quantité annuelle horaire du travail est elle-même le produit du niveau de l’emploi par la
durée annuel du travail.
Chiffrons ces différents facteurs : le tableau suivant indique le nombre d’emplois en millions.

• Quantité annuelle de travail = Niveau de l’emploi x Durée annuel du travail

Nombre d’emplois (en millions)


(d’après Madison, L’économie mondiale (1820-1992), 1991)

États-Unis France Allemagne Japon


1870 14,7 17,8 10,3 18,7
1987 114,2 21,7 27,1 59,1

Dans l’ensemble des pays étudiés, la croissance des emplois exprimée en millions est très forte :
particulièrement forte pour les États-Unis, relativement forte pour l’Allemagne et le Japon, plus
modérée pour la France. Notons que cette augmentation du nombre d’emplois dans ces
différents pays doit être pondérée de la hausse globale de la population que connaissent ces
pays. Cette réserve étant faite, il n’en demeure pas moins que, de manière générale, il y a eu
croissance de l’emploi au XXe siècle.
Notons cependant que l’évolution de la durée annuelle du travail est inverse : elle a fortement
diminué (de près de 3 000 heures en 1870 dans ces quatre pays, elle a été réduite de près de la
moitié et se situé autour de 1600 heures annuelles partout (entrée dans la société de loisirs)
sauf au Japon (toujours plus de 2000 heures en 1987).

Durée annuelle du travail (en heures par travailleur)

1870 1890 1913 1929 1938 1950 1960 1973 1988 1996
États-Unis 2964 2789 2605 2342 2062 1267 1785 1717 1604 1951
Japon 2945 2770 2588 2364 2391 2166 2318 2093 2020 1998
Allemagne 2941 2765 2584 2284 2316 2316 2081 1804 1623 1578
France 2945 2770 2588 2297 1848 1926 1919 1771 1543 1645
Angleterre 2984 2807 2624 2286 2267 1958 1913 1688 1552 1732

Si on transforme ces chiffres en données hebdomadaires on obtient le tableau suivant.

Durée hebdomadaire du travail (en heures par travailleur)

1870 1890 1913 1929 1938 1950 1960 1973 1988 1996
États-Unis 57 53,6 50,1 42,1 39,6 35,9 34,3 33 30,8 37,5
Japon 56,6 53,3 49,7 45,5 45,9 41,6 44,6 40,2 38,8 38,4
Allemagne 56,5 53,2 49,7 43,9 44,5 44,5 40 1804 34,7 30,3
France 56,6 53,3 49,7 44,2 35,5 37 36,9 34 29,7 31,6
Angleterre 57,4 53,9 50,4 43,9 43,6 37,6 36,8 32,5 29,8 33,3

Hypothèses explicative : un plus grand nombre de personnes travaillent moins, donc on a peut-
être partagé le travail (ce qui est l’objectif de la loi sur les 35 heures en France). De nouvelles
catégories de population sont entrées sur le marché du travail, notamment les femmes.
Certaines catégories de population qui vivaient sans travailler (rentiers) n’existent plus.

• Production annuelle = Quantité annuelle de travail x Productivité horaire


7

La productivité horaire a fortement augmenté dans les 4 pays de 1870 à 1987 : elle a été
multipliée par 36 au Japon, 19 en France, 18 en Allemagne, 11 aux États-Unis. Donc on constate
un rattrapage des États-Unis par les autres pays.
Dans les 4 pays cités (France, Allemagne, États-Unis et Japon), l’évolution de la productivité
connaît 2 inflexions :
- la première au début des années 1950 (nette accélération par rapport à la période
précédente, d’où une forte croissance)
- la seconde au milieu des années 1970 (rupture marquée par une décélération et une
moindre croissance de la productivité par rapport à la période 1950-1973)
Le ralentissement des gains de productivité semble durable.

Productivité horaire du travail


(d’après Madison, L’économie mondiale (1820-1992), 1991)
États- France Allemagn Japon
Unis e
1960- 2,5 5,25 5,25 9
1973
1973- 1 3,25 2,2 3
1989

3. Le capital
L’accumulation du capital physique est créatrice de ressources et de richesse directement et
indirectement :
- directement car le niveau du capital influe positivement sur le niveau de la production
- indirectement car l’accumulation du capital physique permet un progrès technique
incorporé dans les équipements, les machines
Donc il est intéressant d’analyser la productivité du capital et son évolution.

Comment évolue la quantité de capital ? On l’observe par personne employée (cela reflète bien
le caractère capitalistique de la production : ce n’est pas le nombre de travailleurs qui joue, mais
bien le capital investit par travailleur).

Évolution du capital (hors logement) par personne employée (en milliers de $ au prix américain
de 1985)
(d’après Madison, L’économie mondiale (1820-1992), 1991)

États- France Allemagn Japon


Unis e
1890 16 ND 9,5 1,5
1913 35 10 13 2
1950 48 15 16 6,5
1973 71 43 55 33
1987 85 81 89 79

La productivité du capital, c’est-à-dire le rapport entre le PIB annuel et le stock du capital, est
relativement stable aux États-Unis alors qu’elle a diminué en Allemagne et en France, et encore
plus fortement au Japon.

Productivité du capital
(d’après Madison, L’économie mondiale (1820-1992), 1991)

États- France Allemagn Japon


Unis e
1890 0,47 ND 0,43 1,11
1913 0,34 0,62 0,45 1
1950 0,43 0,59 0,47 0,55
8
1973 0,47 0,55 0,42 0,59
1987 0,43 0,42 0,33 0,36

4. La productivité globale des facteurs de production


Au vu des productivités du travail et du capital, il semble nécessaire d’analyser la productivité
en considérant à la fois le travail et le capital. La somme des deux productivités pose un
problème statistique délicat : on n’additionne pas facilement du travail et du capital. Il faut pour
cela avancer diverses hypothèses économiques très complexes.
Maddison calcule cependant un facteur de production global en pondérant les 3 composants
(travail pour 70 %, capital hors logement pour 23 % et capital logement pour 7 %). La
productivité globale est ici ce qui est l’apport des 3 composantes réunies au-delà de leur
croissance quantitative propre (cf. dossier documentaire).
Notons que l’évolution du PIB a connu la même allure dans les 4 pays, mais ce mouvement ne
s’explique pas entièrement par l’évolution globale des facteurs de production. Ainsi, il y a un
ralentissement de la productivité globale des facteurs, qui aboutit à une quasi stagnation aux
États-Unis depuis 1973, alors que Japon, France et Allemagne conservent une productivité
globale en hausse d’environ 1 %.
Comment expliquer un tel ralentissement ? Il peut y avoir une raison statistique, les erreurs
s’accumulant au niveau de ce résidu. Mais, sans doute, la cause se trouve du côté des facteurs
de production autres que le capital et le travail, i.e. des caractéristiques concernant la
technologie. Pourtant, depuis le XIXe siècle, les innovations technologiques n’ont jamais été aussi
fortes. Il y a donc là un paradoxe, que les théories de la croissance vont peut-être permettre
d’éclairer.

C. Les croissances économiques nationales

Après une première période de croissance réelle enter 1880 et 1914, et une fois les dégâts
consécutifs à la Première Guerre mondiale amortis, les grandes économies capitalistes
connaissent, entre 1922et 1929, des croissances économiques qui n’ont rien à envier à ce
qu’elles connaîtront pendant les Trente Glorieuses. Les champions de la période sont la France
(5,8 % l’an), l’Allemagne (5,7 %) et le Japon (6,5 %). Suivent les États-Unis (4,8 %) et le
Royaume Uni (2,7 %).

1. Le cas de la Grande Bretagne : une crise spécifiquement britannique

• Entre 1880 et 1919


Poursuite de la croissance économique amorcée dès la fin du XVIIIe siècle, même si la Grande
Bretagne abandonne sa position de leader du monde industrialisé au profit des États-Unis. Le
pays paie par ailleurs un lourd tribut à la Première Guerre mondiale.

• 1920-1929 : une période de crise


Cette crise, spécifique du cas britannique, a 3 origines : sociale, industrielle et financière.
Le malaise social est permanent dans le pays durant toute la décennie :
- revendication d’augmentations de salaires pour faire face à l’inflation (une période
d’austérité salariale accompagne la réévaluation de la livre sterling)
- monté du chômage à partir de 1919 (déjà 2,5 millions de chômeurs à l’époque)
- crise en 1920-1921
Grève très dure en 1926-1927. Mais la situation de l’emploi ne s’améliore guère : en 1928, on
compte 29 % de chômeurs dans le secteur minier, 15 % dans le textile, 28 % dans les
constructions navales.
La crise industrielle se manifeste par des difficultés sectorielles nombreuses.
Coût élevé du charbon (mécanisation insuffisante et coût d’extraction élevé) qui devient donc de
moins en moins compétitif, d’où une chute des exportations anglaises.
Insuffisante concentration économique et technique dans le textile.
Baisse de la production d’acier pour des raisons comparables à celles qui handicapent le secteur
minier (coûts de production).
Donc baisse générale des exportations britanniques.
La Grande Bretagne, amoindrie sur le plan industriel, tente de résister sur le plan monétaire et
financier. Les britanniques n’acceptent pas la dévaluation de leur monnaie par rapport à sa
9
parité historique de 1914

La parité de la livre sterling


1913 1 £ = 4,86
$
1920 1 £ = 3,44
$
1921 1 £ = 3,65
$

En 1918, le comité Cunliffe a préconisé un rapide retour du pays au système de l’étalon or.

L’étalon or est un régime monétaire dans lequel la monnaie est convertible en or à un prix fixe
(la convertibilité de chaque monnaie en or à un cours déterminé). Si l’Angleterre est pleinement
en régime d’étalon or dès 1821, ce n’est qu'au tournant des années 1870 que la plupart des
grands pays passent du bimétallisme (qui établit la conversion des monnaies en or et en argent)
au monométallisme (qui limite l’étalon monétaire à l’or). L’or, dans le gold standard, est la clé de
l’équilibre extérieur des différentes nations.
Caractéristiques :
- Définition de l’unité monétaire nationale par un certain poids d’or
- Convertibilité de la monnaie en or assurée par l’institut d’émission
- Libre circulation de l’or entre les différents pays
Le système de l'étalon-or a fonctionné de 1879 à 1914. Issu de l’échec du système bimétallique,
il ne survivra pas à la crise économique et financière créée par la première guerre mondiale,
même si la GB tente régulièrement d’y revenir.
Le système étalon or a facilité le règlement des échanges internationaux jusqu’en 1914.
En1922, on assiste à l’instauration du système de l’étalon change-or (la monnaie nationale n’est
plus convertible en or mais elle peut être échangée à un taux fixe, en une ou plusieurs devises
pouvant elles-mêmes être converties contre de l’or à un taux déterminé).
1925 = promulgation du Gold Standard Act, à l’initiative de Churchill, rétablissant la
convertibilité de la livre à sa parité d’avant-guerre, mais il ne s’agit en fait que d’une
convertibilité en lingots.
En conséquence, la livre retrouve son ancienne parité par rapport au billet vert entre 1926 et
1931. D’un point de vue strictement monétaire, le pays retrouve donc sa suprématie financière.
Mais les conséquences financières de cette décision ne sont pas positives du tout : l’économie
réelle britannique est sacrifiée sur l’autel de la monnaie (une monnaie forte gêne en effet les
exportations, cela grève encore avantage la compétitivité des productions britanniques).

Mise au point sur les politiques monétaires :


Lorsqu’une monnaie est maintenue dans un régime de change fixe, il arrive que le taux de
change défini par les autorités monétaires ne soit pas tenable sur le moyen et long terme. Dans
le cadre d’un régime de change, les autorités monétaires s’engagent en effet à assurer la
conversion de la monnaie contre la monnaie de référence : elles disposent pour cela de réserves
de change, mais si la demande de monnaie étrangère est trop forte (cas où les marchés
financiers échangent la monnaie nationale contre la monnaie étrangère), ces réserves de
change ne suffisent pas et la banque centrale doit suspendre la conversion de la monnaie, et
dévaluer.
Les autorités monétaires pratiquent souvent des dévaluations préventives pour éviter de perdre
toutes leurs réserves de change.
Une dévaluation consiste alors à modifier, à la baisse, la parité officielle d'une monnaie par
rapport à une autre monnaie de référence.
La dévaluation peut être un instrument de la politique économique dans le but de relancer la
croissance économique, par la relance des exportations et le rééquilibrage de la balance
commerciale. Cependant, de telles dévaluations n'ont souvent qu'un effet positif à court et
moyen terme : elles doivent alors souvent être rééditées, tant que les déséquilibres
économiques fondamentaux n'auront pas été résolus, ou que la confiance dans la monnaie ne
sera pas revenue.
À la suite d'une dévaluation, la balance commerciale suit généralement une évolution en Courbe
en J : dégradation initiale, puis amélioration.
10

Avec cette mesure, les gouvernements espèrent augmenter la compétitivité économique (c’est
strictement l’inverse de la politique britannique dans la période 1920-1929). Les effets
prévisibles sont de deux natures :
- d’abord une baisse de la valeur de la monnaie nationale engendrant une hausse du prix des
importations et une baisse du prix des exportations (comme les volumes échangés ne
s’adaptent qu’à moyen terme, on assiste dans un premier temps à une dégradation de la
balance commerciale car E<I, c’est l’effet prix)
- puis, à moyen terme, la baisse des prix à l’exportation permettant une hausse du volume des
ventes, tandis que la hausse du prix des importations finit par les décourager, on note une
amélioration de la balance commerciale (c’est l’effet quantité)
Ces effets contradictoires sont mis en lumière par le principe de la courbe en J : la dévaluation
provoque une courte dégradation du solde de la balance commerciale (effet prix), avant de
permettre une amélioration d'une plus grande ampleur (effet quantité).

• 1945-1974 : « Trente Glorieuses » en demi-teinte


Le Royaume Uni se distingue alors des autres pays capitalistes par la faiblesse de son taux de
croissance économique, et plus encore par son faible dynamisme industriel. Le pays prend
même un important retard économique dans les années 1950-1960. Mais le déclin industriel
britannique est un phénomène ancien, qui remonte bien avant 1945 (cf. la succession
des révolutions industrielles dans le dossier documentaire). Quelles sont les raisons de ce
déclin ?
On l’impute communément au comportement des chefs d’entreprise, peu optimistes, qui
auraient en conséquence insuffisamment recouru à l’endettement en se contentant de
l’autofinancement. Les investissements productifs ont donc été insuffisants, d’où le déclin,
d’autant plus que l’industrialisation ancienne nécessitait un important effort de modernisation et
de reconversion (tissu industriel du tout début du XIXe siècle, l’industrialisation précoce de la
Grande Bretagne finit finalement par lui poser, faute d’avoir su se moderniser à temps).
Mais les entrepreneurs ne sont pas les seuls responsables. L’État est intervenu avec maladresse
dans l’économie. La politique anglaise du Welfare, lancée à partir des années 1940, a exigé
un effort de financement très important, d’où une très forte augmentation des prélèvements
obligatoires. Dans les années 1980 Margaret Thatcher fera d’ailleurs de leur réduction l’un de
ses principaux chevaux de bataille. Les syndicats sont alors très puissants, et mènent une
politique agressive pour défendre, à tout prix, les emplois existants, même au détriment de la
rentabilité des entreprises. Ils disposent en effet de droits importants pour y parvenir (monopole
d’embauche par exemple), et peuvent donc mener des grèves à répétition et de longue durée.
Par ailleurs, comme dans l’entre-deux-guerres, l’État n’accepte pas l’affaiblissement la
valeur extérieure de sa monnaie, et tente même un bref retour à la convertibilité or de la
livre en 1947. Malgré les dévaluations de 1949 et de 1967, son économie doit supporter les
méfaits d’une monnaie très largement surévaluée. Avec les faiblesses de l’appareil de
production, cette politique monétaire extérieure est responsable de l’adoption d’une politique
économie conjoncturelle (économie dite du stop and go), cohérente par rapport aux objectifs
retenus, mais dont les effets sont très préjudiciables sur la croissance économique de long
terme. Cette politique est pratiquée de manière quasi permanente entre 1950 et 1972. À partir
de cette date, le gouvernement britannique finit par accepter de laisser flotter sa monnaie.
Mais en dépit de ces difficultés structurelles, il ne faut pas oublier les progrès accomplis
par l’activité économique britannique entre 1945 et 1974, et les tentatives conjointes de
modernisation de la société. La théorisation, puis la mise en œuvre du Welfare est un
événement majeur dans l’histoire contemporaine du monde occidentale. En 1942, William
Beveridge (cf. dossier documentaire) publie un premier rapport dans lequel il recommande la
mise en place rapide d’un système de moderne de sécurité sociale. Selon lui, un État moderne
11
doit chercher à libérer l’homme du besoin en lui garantissant une sécurité de revenus et ne le
prémunissant contre un certain nombre de risques (maladie, accidents du travail, maternité et
vieillesse). Pour y parvenir, il faut édifier un système global et cohérent qui doit être général,
unifié, uniforme et décentralisé (pour faciliter sa gestion par l’administration). Dans un deuxième
essai sur le même sujet, Beveridge ajoute le risque de chômage aux précédents.

Le rapport Beveridge (1942)


En résumé, le rapport Beveridge propose :
- une politique de relance de type keynésien, par laquelle l’Etat assurerait le plein-emploi
(objectif prioritaire par rapport à la défense de la monnaie) et qui permettrait de financer les
dépenses sociales (par la croissance, mais aussi par l’impôt) ;
- un système de sécurité sociale, protégeant chaque individu « du berceau à la tombe » contre 5
fléaux : la misère, la maladie, l’oisiveté, l’ignorance, le taudis. Le Welfare State doit donc
intervenir pour tempérer les inégalités, il n’est plus question de s’en remettre à la simple
charité, au paternalisme et à l’assistance privée.
Concrètement, le plan Beveridge définit trois principes essentiels qui conditionnent la mise en
place d’un système de sécurité sociale :
1. Universalité : il s’agit de rompre avec la logique traditionnelle des assurances sociales qui
s’adressaient aux seuls travailleurs pour assurer la protection de toute la population ; il s’agit en
outre de couvrir tous les risques sociaux par un système complet de protection ;
2. Unité : ce principe se traduit par le caractère unique de l’organisation du système, à savoir
qu’une cotisation unique doit être versée à un système unifié d’assurances nationales, sauf pour
les allocations familiales financées sur fonds publics, et les accidents du travail ; la gestion de
cet ensemble doit être confiée à l’administration publique, sous la responsabilité d’un ministère
de la Sécurité sociale ;
3. Intégration : le rapport se prononce pour une intégration des différentes formes de protection
(épargne, assistance) dans l’assurance ; ce système rapproche ainsi assurance et assistance, en
fondant la protection sur de véritables droits objectifs que l’individu peut faire valoir à tout
moment.

Entre 1946 et 1951, les britanniques (comme les français) nationalisent les secteurs vitaux de
l’économie, pour accélérer et sécuriser la relance de l’économie après la Deuxième Guerre
mondiale. Sont concernés : la Banque d’Angleterre, les mines, la sidérurgie, le gaz et
l’électricité, l’aviation civile, les transports routiers, les télécommunications. Dès le début, cette
politique de nationalisation est critiquée par les conservateurs, et certains de ces domaines
retournent donc assez rapidement à la privatisation (la sidérurgie en 1953, les transports
routiers en 1956). Entre 1964 et 1970, la Grande Bretagne tente même l’expérience d’une
planification économique souple, reposant sur des prévisions à moyen terme, mais qui reste de
fit bien moins ambitieuse que la planification française contemporaine.
Entre 1961 et 1967, la Grande Bretagne tente de rejoindre la CEE, mais elle échoue par deux
fois, en raison de l’intransigeance du Général de Gaulle mais aussi des profondes incertitudes
qui affectent son économie entre 1950 et 1970. N’oublions pas de mentionner certaines
divergences d’analyse avec les pays du continent (notamment sur les questions de politique
atlantique à l’égard des États-Unis, de construction européenne, et de relations avec le Tiers-
Monde). La Grande Bretagne refuse le tarif extérieur (aux frontières du marché commun, on
applique un régime douanier homogène) et la PAC, et souhaite conserver des relations
économiques préférentielles avec les pays du Commonwealth.

2. L’Allemagne

• Entre 1880 et 1919


Le décollage de l’industrie allemande est bien amorcé à la fin du XIXe siècle, mais la Première
Guerre mondiale brise net cette envolée.

• Le drame des années 1920


La situation de l’Allemagne se caractérise par un contraste tout à fait frappant entre sa situation
monétaire et financière catastrophique au début des années 1920, et le renforcement continuel
de sa puissance productive. Dans le domaine de la production, le redressement allemand est en
effet rapide, malgré la défaite. Dès 1922, la production d’acier retrouve le niveau atteint en
12
1913. Mais sur le plan monétaire, le pays traverse un tourmente monétaire mémorable, qui
marque durablement les esprits (grande angoisse persistante des Allemands par rapport à
l’inflation et la dévaluation de la monnaie).
Comment l’Allemagne se trouve-t-elle happée dans la spirale de l’inflation ? Comme ses voisins,
l’Allemagne connaît une inflation pendant la période de guerre. Mais à l’issue du conflit, elle se
voit imposer le versement de réparations de guerre énormes (132 milliards de marks or). Le
pays est incapable de faire face à ses remboursements : il aurait fallu que les recettes
d’exportation soient très importantes, de même que les prélèvements obligatoires sur les
populations. La confiance s’effondre, et le mark chute donc sur le marché des changes,
connaissant une dépréciation accélérée dès 1919 (mais encore plus après 1921, date de la
fixation définitive du montant des réparations dues).
La dévaluation va à une vitesse croissante, jusqu’à la réforme monétaire du 15 novembre 1923.
Quelques jours avait son entrée en vigueur, l’Allemagne connaît encore les effets de la
dépréciation vertigineuse de sa monnaie. Les prix changent pratiquement d’une heure à l’autre,
les timbres ne son plus imprimés et les employés de postes doivent en inscrire la valeur du
moment à la main. Le 1er novembre, la livre de pain valait 260 milliards de marks, la livre de
sucre 250 milliards, la livre de viande 3,2 billions. Le salaire journalier d’un ouvrier qualifié à
Berlin approche les 3 billions. L’année 1923 reste dans les esprits comme « l’année inhumaine ».

Conséquences de cette dévaluation sans équivalent historique (ou presque) :


- La demande extérieure de produits allemands est artificiellement dopée par
l’accroissement de la valeur des monnaies étrangères par rapport au mark, au point que
les produits se raréfient sur le marché intérieur (on préfère mobiliser toutes les ressources
en vue de leur exportation).
- Cette raréfaction des produits sur le marché intérieur est encore accrue par le fait que
l’Allemagne a entrepris de payer une partie des réparations dues en nature.
- De plus, les consommateurs dépensent pour se débarrasser de cette monnaie qui ne
cesse de perdre de son pouvoir d’achat (le mark finit par perdre tout intérêt comme
réserve de valeur, on préfère ne pas le conserver, mieux vaut l’échanger au plus vite
contre des marchandises qui font presque figure de placement).
- Enfin, les importations deviennent très chères du fait de la dévaluation de la monnaie
nationale, et donc on ne peut plus alimenter le marché intérieur par ce biais.
-
Le déficit budgétaire de l’Etat se creuse considérablement : il ne parvient pas à maîtriser ses
dépenses, qui sont par ailleurs grevées par les réparations, et se refuse à accroître ses rentrées
fiscales pour ne pas rendre la situation encore plus explosive. Tous les ingrédients d’une
situation inflationniste explosive sont réunis. Pour faire face à l’augmentation des prix, la
circulation fiduciaire est augmentée dans des proportions astronomiques (l’Etat fait fonctionner
sa réserve la planche à billet) :
1280 milliards de marks en circulation fin 1922
5517 milliards en mars 1923
17 291 milliards en juin 1923
28 228 815 milliards en septembre 1923
Les détenteurs de marks s’empressent de les vendre, d’où un effondrement spectaculaire du
taux de change du mark :

La parité du deutsch mark


1918 8 DM = 1 $
1919 48.5 DM = 1 $
13
Début 1920 100 DM = 1 $
Fin 1921 184 DM = 1 $
Fin 1922 7350 DM = 1 $
Août 1923 4.6 millions de DM = 1
$
Septembre 100 millions de DM =
1923 1$
Décembre 4200 millions de DM =
1923 1$

Pour faire face à ce désastre, l’Allemagne doit créer une unité monétaire provisoire, le
RentenMark puis ReichMark.
Parallèlement, en 1924, une complète remise en ordre des finances publiques est opérée, avec
accroissement des recettes et réduction des dépenses. La banque centrale (Reicksbank) est
alors organisée.
Le pays bénéficie également, la même année, des aménagements prévus par le plan Dawes (24
juillet 1924). Ce plan définit un arrangement sur la question des réparations dues par
l’Allemagne et veut lutter contre l’hyperinflation. Conçu par un groupe d’experts financiers
présidé par Charles G. Dawes, il est mis au point sous l’initiative des gouvernements américains
et anglais. Ce plan intérieur doit veiller au maintien de l’équilibre financier allemand. Il s’agit de
prélever par l’impôt les sommes nécessaires au paiement des réparations de guerre (à raison de
1 à 2,5 milliards de marks-or par an, pendant un nombre d’annuités indéfini) sans compromettre
le budget. Les Alliés assurent le transfert de ces sommes. Pour éviter tout retour à l'inflation, on
crée une banque d'État qui ne pourra émettre que sous le contrôle du commissaire étranger. Les
chemins de fer et l'industrie servent de gages pour le service des obligations. Les annuités
successives seront calculées en fonction d'un indice de prospérité que l'on espère appelé à
progresser (d’abord peu élevées, à la mesure de la situation catastrophique de l’économie
allemande, puis de plus en plus élevées). Ce plan est un succès et, en 1929, la surveillance
financière de l’Allemagne par les vainqueurs fut abolie et le total des réparations définitivement
fixé (à la baisse) par le plan Young.
Cette période d’hyper-inflation a de profondes conséquences. Certes, elle a profité aux
entreprises (portées par la forte demande étrangère en produits allemands à prix cassés par le
jeu des changes), mais elle a ruiné les possesseurs de titres de créances, et elle a fortement
discrédité la politique de Weimar.
Malgré tout, l’Allemagne continue de se renforcer sur le plan industriel : la concentration
progresse, de même que la cartellisation malgré un contrôle étroit de l’Etat, par le biais de son
Tribunal des cartels. Certains Konzerns sont condamnés, d’autres en revanche sont encouragés
car jugés bénéfique à l’économie nationale. En 1930, l’Allemagne compte plus de 2000 cartels
(contre seulement 400 en 1905). L’Allemagne a retrouvé sa puissance industrielle d’avant-
guerre dès le milieu des années 1920, en dépit de ses déboires monétaires.

• 1945-1974
La période nazie constitue une parenthèse sur laquelle on ne s’arrête pas ici.
On reprend donc l’analyse dans l’immédiat après-guerre. Comme pour le Japon, l’expression de
« miracle économique » a été utilisée avec raison pour qualifier ce qui correspond aux Trente
Glorieuses françaises, miracle qui s’épanouit dans le contexte d’un nouvel Etat né de la scission
de l’Allemagne en 1949.
En juin 1948, une loi monétaire est votée dans le cadre du plan de redressement imposé par les
Américains, le plan Dodge, qui cherche essentiellement à éviter un retour à l’hyper-inflation en
cette difficile période d’après-guerre (mauvais souvenir des années 1920). Une nouvelle banque
centrale est créée, et placée au chevet de la monnaie (la Bundesbank), de même qu’une
nouvelle unité monétaire (le deutsche mark). Dans le même temps, la circulation fiduciaire,
jugée excessive, est réduite grâce à un échange des anciens billets contre de nouveaux (sur la
base d’un rapport de 1 pour 15.4), l’échange étant par ailleurs limité à 70 DM. En septembre
1949, le deutsche mark est redéfini, après d’importantes dévaluations. Ensuite, une politique
monétaire rigoureuse parvient à rétablir la confiance à l’intérieur du pays et parmi les milieux
financiers internationaux.
La RFA est très fortement soutenue par les Etats occidentaux. Les barrières douanières établies
entre les différentes zones de RFA par les autorités d’occupation profitent du plan Marshall
14
(comme dans les autres pays d’Europe de l’Ouest).
A partir de 1947, le plan Marshall est une arme économique utilisée par les Américains pour
combattre le communisme. Il correspond au côté économique de la doctrine Truman du
containment (endiguement). L'idée est que la misère fait le lit du communisme, le plan Marshall
permet donc à la fois de combattre le communisme et de convertir l'économie de guerre
américaine en économie de paix. nécessaires. Par le plan Marshall les Américains entendent
rallier l'Europe. L'aide financière est assorti de conditions d'achat de produits américains.
L'U.R.S.S. s'oppose à ce projet et empêche les pays de l'Europe de l'Est de bénéficier de ce plan.
Par exemple, le plan Marshall d'abord accepté en Tchécoslovaquie par le gouvernement doit être
refusé sous la pression de Moscou. En revanche 17 pays qui acceptent cette aide créent en 1948
l'Organisation Européenne de Coopération Économique (O.E.C.E. qui deviendra O.C.D.E. :
Organisation de Coordination et de Développement Économique). En mai 1949 est créé la R.F.A.
Un ancien résistant à Hitler, le démocrate chrétien Konrad Adenauer en devient le premier
chancelier. Il ancre solidement la R.F.A. dans le camp de l'ouest et accepte le plan Marshall. Le
plan Marshall permet aussi d'effectuer des pressions sur les alliés des États-Unis. Ainsi, les
Américains menacent les Pays-Bas de suspendre le plan si ceux-ci n'accordent pas
l'indépendance à l'Indonésie (chose faite en 1949).

De plus, jusqu’en août 1961 et à la construction du mur de Berlin, la RFA bénéficie des apports
extérieurs d’une main-d’œuvre venue d’Europe centrale. Le relais est pris ensuite par des
travailleurs venus d’Europe du Sud (leur nombre est décuplé entre 1960 et 1972). La main
d’œuvre allemande montre par ailleurs une profonde envie de relever le pays au plus vite,
d’effacer les traces de la période totalitaire. En résultent une ardeur au travail qui, doublé de
l’esprit d’organisation et de discipline qui caractérise ces travailleurs, bénéficie à la situation
économique.
Soutenus par les alliés, les chrétiens démocrates de la CDU proposent au peuple allemand un
modèle de société original, prenant appui à la fois sur le libéralisme économique et sur
l’ouverture sociale. Konrad Adenauer (chancelier chrétien démocrate de 1949 à 1963) puis
Ludwig Erhard (chancelier chrétien démocrate en 1963-1966), et enfin Willy Brandt (chancelier
social-démocrate pour la période 1966-1974) incarnent cette volonté de reconstruction de
l’Allemagne, sur le plan intérieur comme extérieur (participation de la RFA à la construction
européenne dès les années 1950 : membre de la CECA en 1951, puis de la CEE dès 1957).
Ce nouveau modèle relève de l’économie sociale de marché. Dans les entreprises, il repose sur
le principe de la cogestion, instituée par la loi du 12 mai 1951, qui reconnaît le capital et le
travail comme 2 facteurs de production d’importance équivalente et tâche donc de les associer
dans les prises de décision au sein des entreprises. Cela se traduit par la mise en place d’un
conseil de surveillance composé de représentants des détenteurs du capital (des actionnaires) et
des travailleurs. La cogestion prévue est paritaire dans les entreprises de plus de 1000 salariés.
Elle bénéficie du soutien du grand syndicat national, reconstitué en 1949, le DGB (Deutsche
Gewerkschaftsbund).
En 1957, le droit de grève est limité, notamment par la réglementation très stricte du préavis.
Priorité absolue est donnée à la négociation, plutôt qu’au conflit.
Par la suite, la RFA confirme l’orientation résolument libérale de sa politique économique, en
conformité avec les thèses défendues dès les années 1930 par les économistes de l’école de
Fribourg (autour de la figure de Walter Eucken) : elle refuse les nationalisations comme la
planification, le contrôle des prix et des salaires, l’encadrement du crédit. Mais les objectifs de
progrès et d’égalité sociale ne sont cependant pas oubliés. Si nécessaire, la priorité est donnée à
la lutte contre l’inflation (c’est le cas au milieu des années 1960, au risque de provoquer une
sévère récession). Ce système est qualifié d’ordolibéralisme. Cette conception économique qui
rejette le matérialisme hédoniste des libéraux mais aussi l’évolutionniste du marxisme. Selon la
théorie ordolibérale, l'État a pour responsabilité de créer un cadre légal et institutionnel à
l'économie, et de maintenir un niveau sain de concurrence « libre et non faussée » via des
mesures en accord avec les lois du marché. En effet, si l'État ne prend pas des mesures
anticipées pour encourager la concurrence, les entreprises donneront naissance à des
monopoles. Cela aura pour conséquence de détourner les avantages économiques offerts par le
marché, et peut-être à terme de saper la démocratie, le pouvoir économique étant capable de
se transformer en pouvoir politique. L’État a donc un rôle d'« ordonnateur ».
D'après Stephen Padgett, un pilier central de l’ordolibéralisme est une « division du travail »
clairement définie entre acteurs de la gestion économique :
15
- la politique monétaire est sous la responsabilité d’une banque centrale à l’abri du pouvoir
politique, dévouée à la stabilité monétaire et à une faible inflation, mais toutefois sous le
contrôle de la « communauté socio-économique » (les partenaires sociaux) au niveau des
banques centrales régionales (Landeszentralbank)
- la politique budgétaire, équilibrée, appartient au gouvernement,
- la fixation des salaires et des conditions de travail est partagée entre les employeurs et
les syndicats.
L’un des atours majeurs de l’économie allemande après 1950 réside dans la forte concentration
de son appareil productif. Les accords de Postdam (1945) et le plan Morgenthau (mars 1946) ont
prévu une déconcentration autoritaire de l’industrie allemande (démantèlement de l’industrie
lourde et des Konzerns et cartels trop impliqués dans le soutien à la politique nazie, comme
Krupp, Thyssen, BASF), dont le but est d’empêcher toutes velléités belliqueuses à venir en
Allemagne. Mais ces derniers parviennent par la suite à se reconstituer et la RFA est l’un des
pays capitalistes où la concentration économique est la plus forte. Elle reconstitue rapidement
son potentiel de production industriel (notamment grâce à la dynamique impulsée par la
construction européenne). Dès les premières réévaluations du mark, en mars 1961 puis en
octobre 1969, la réalité du relèvement économique et politique allemande apparaît aux yeux de
la communauté internationale.

3. Les Etats-Unis

• 1880-1919
Décollage économique amorcé. Dès la fin du XIXe siècle, les États-Unis sont en passe de
s’imposer en tête des puissances industrialisées du monde.

• 1920-1929
La puissance économique du pays est éclatante, mais les chiffres de production records
atteints et les forts taux de croissance enregistrés ne parviennent pas à masquer un certain
nombre de faiblesses structurelles.
En apparence, les États-Unis connaissent une période faste en 1919-1929 :
le produit national augmente de + 25 %,
la production de + 90 %.
les cours boursiers sont multipliés par 3
Seule la crise de 1920-1921 constitue une période moins favorable.
Le début des années 1920 marque l’entrée des États-Unis dans la production de masse :
produits standardisés, réalisés grâce à une mécanisation poussée, à l’utilisation rationnelle de la
main-d’œuvre, et destinée à une commercialisation à grande échelle. A la faveur de cette
production de masse, la concentration industrielle progresse encore, et la puissance des trusts
est plus éclatante que jamais.
Les industriels ont organisé la production, mais ils ont surtout rationalisé la gestion des
ressources humaines. C’est Henry Ford qui dans son ouvrage Ma vie et mon œuvre (1925) se fait
le défenseur d’une politique de haut salaire destinée à motiver les ouvriers et à soutenir la
consommation. C’est ce qu’on appelle le fordisme.

Dès le milieu des années 1920, on parle de fordisme dans le monde entier. Il s’agit
alors d’un terme utilisé principalement dans le champ de l’organisation de la production, au
même titre que le taylorisme. Le dirigeant communiste italien Antonio Gramsci élargit cependant
la perspective, en 1934, en mettant en rapport les changements introduits dans l’organisation
de la production par Henry Ford et ceux qui se produisent dans l’ensemble de la société
américaine, sur le plan de la famille et des mœurs (libéralisation : n’oublions pas que l’entre-
deux-guerres voit émerger un certain nombre de revendications féministes, autour de la figure
de la « garçonne »), dans le sens d’une libéralisation que Gramsci appelle de ses vœux.
Aujourd’hui cependant, quand on parle de fordisme, on fait surtout référence au sens donné à ce
terme par les économistes de l’école dite de la régulation, à la fin des années 1970, suite en
particulier aux travaux de Michel Aglietta sur l’économie des Etats-Unis (Régulation et crises du
capitalisme, 1976). Pour les économistes de la régulation, le fordisme désigne le régime
d’accumulation qui, dans le monde occidental, a permis la période de forte croissance qu’on a
appelée les Trente Glorieuses (de 1945 à 1975 environ).
Il s’agit d’un mode de régulation de l’économie qui associait
16
les méthodes mises au point par Henry Ford pour permettre la production de masse et à
bas prix de produits
industriels,
+ les mécanismes de négociation sociale qui garantissaient que les gains de productivité
ainsi réalisés étaient
redistribués aux salariés, ce qui permettait de maintenir la demande globale (le salarié
devenant consommateur).
Cette négociation se déroulait sous la tutelle d’un Etat qui avait tiré les leçons de la crise de
1929 et n’hésitait plus à soutenir cette demande dès qu’elle donnait des signes de faiblesse,
selon les préceptes de John Maynard Keynes. Etats et partenaires sociaux développaient
parallèlement des systèmes sophistiqués de sécurité sociale permettant de limiter l’incertitude
sur l’avenir et de développer une sécurité propice, elle aussi, au développement de la
consommation aux dépens de l’épargne (plus besoin de se mettre à l’abri d’un éventuel coup
dur).
Henry Ford lui-même n’était absolument pas « fordiste », au sens donné à ce terme par les
régulationnistes : farouche adversaire du syndicalisme et de l’Etat providence, cet admirateur
passionné d’Adolf Hitler serait probablement étonné – et furieux – de voir à quoi on accole
aujourd'hui son nom...
Au moment même où les régulationnistes « inventent » le fordisme, celui-ci est entré dans une
crise profonde : les ouvriers spécialisés refusent le taylorisme dans les usines et font chuter la
productivité ; les mécanismes de négociation sociale perdent leur efficacité et l’inflation
s’emballe ; les mécanismes globaux de protection sociale ont du mal à répondre au désir
d’individualisation que manifestent de plus en plus les citoyens des pays développés... Les
cercles vertueux du fordisme triomphant se sont mués en cercles vicieux.
Les mesures prises depuis pour tenter de surmonter cette crise – dérégulation, libéralisation du
commerce et des flux financiers – rendent illusoire tout retour en arrière : le succès du fordisme
était en effet largement conditionné à une relative fermeture des économies nationales et à leur
maîtrise par chacun des Etats. Depuis vingt ans, on s’interroge donc sur le « postfordisme » ; on
cherche ce que pourrait être un mode de régulation de l’économie susceptible de lui faire
retrouver le chemin d’une croissance forte et durable. A la fin des années 19990, certains
croyaient l’avoir trouvé avec la « nouvelle économie » et le capitalisme actionnarial. L’explosion
de la bulle high-tech et les multiples affaires Enron, Worldcom, Vivendi, etc. ont montré que la
relève n’était sans doute pas à chercher de ce côté-là.

Le marché américain atteint des dimensions considérables en termes de consommations en


cette période 1920-1929 : il y circule 26,5 millions de voitures (1,5 millions en France, moins de
700 000 en Allemagne).
Alors que les États-Unis représentent seulement 6% de la population mondiale, ils consomment
75 % du caoutchouc, 65 % de la soie et 25 % du sucre…
Mais il y a de nombreuses ombres au tableau.
- Si certains industriels pratiquent effectivement une politique de hauts salaires, cela ne
concerne en fait qu’une frange réduite de la population. Les inégalités de revenus sont très
fortes : en 1929, 5 % de la population possède 1/3 des revenus individuels. En 1928, le sous-
emploi touche dès plus de 1,6 millions d’américains.
- L’agriculture est en crise permanente dans les années 1920, en raison de la
concurrence retrouvée des produits européennes, de conditions climatiques défavorables à la fin
des années 1920 (le Dust Bowl, une série de tempêtes de poussières, véritable catastrophe
écologique qui touche la région des grandes plaines et s’accompagne de terribles sécheresses),
ainsi que de l’endettement excessif des fermiers. Cela entraîne le phénomène dit « des
ciseaux » : la baisse des prix agricoles se poursuit et les rend très inférieurs aux prix industriels,
qui eux se maintiennent. En conséquence, le pouvoir d’achat et le niveau de vie des agriculteurs
est compromis.
- Les situations sont contrastées dans l’industrie. Il ne faut pas se fier à des indicateurs
généraux, portant sur l’ensemble de la production industrielle, et qui masquent des évolutions
sectorielles inquiétantes (textile, cuir, chaussure, papier). Les secteurs moteurs de l’époque sont
l’automobile, le bâtiment, l’électricité. Et ils connaissent un premier ralentissement dès les
années 1927-1928. Si on note dès la fin des années 1920 le fléchissement des prix de certaines
productions industrielles, ces symptômes ne sont pas pris au sérieux, et simplement considérés
comme des signes ponctuels de retournement de conjoncture. Mais la production industrielle
17
amorce un réel repli en juin 1929.
- Les structures bancaires sont fragiles : cela n’est pas une nouveauté, mais la situation
s’aggrave du fait des opérations risquées auxquelles se livrent certains établissement financiers.
Les banques américaines très spécialisées pratiquement facilement la transformation des
échéances (quand on est endetté auprès d’une banque, on doit rembourser son dû dans un délai
déterminé, mais dans le secteur bancaire américain, on peut jouer facilement sur cette durée,
soit en remboursant précocement si on dispose de liquidités soudaines, soit en reportant le délai
final de remboursement. Une telle flexibilité encourage les financiers à pratiquer une spéculation
qui prend bientôt un tour malsain. Spéculer consiste à acheter ou vendre, généralement en
bourse, une certaine quantité d’une marchandise, d’un actif financier, etc. dans l’espoir que son
prix évoluera par la suite de façon à procurer un gain monétaire, tout en acceptant le risque de
perdre de l’argent si l’évolution est contraire aux espoirs.
[En émettant des obligations, l’Etat et les entreprises privées ne font que demander qu’on leur
prête des capitaux à long terme en général pour une durée moyenne d’au moins 7 ans. En
achetant ces obligations, les épargnants et les investisseurs fournissent à l’Etat et aux
entreprises les capitaux dont ils ont besoin. Cependant, ces épargnants et investisseurs ne sont
pas forcément disposée à bloquer leur épargne sur une longue période. L’idéal pour ces
épargnants est de pouvoir récupérer leurs fonds à tout moment. Ils peuvent par conséquent
revendre leurs titres sur le marché boursier auprès d’autres épargnants. C’est pourquoi la
bourse est explicitement organisée pour transformer les échéances à long terme en échéances à
court terme, et rendre ainsi possible la rencontre de l’offre et la demande]
Bientôt, le cours boursier atteint des niveaux très élevés, sans rapport avec la valeur réelle des
sociétés cotées, et dépasse dans sa progression l’accroissement des profits. Entre janvier et
septembre 1929, du fait de l’augmentation des cours de la bourse, la capitalisation de Wall
Street passe de 67 milliards de dollars à 89 milliards. C’est la surchauffe. Une première crise
boursière passagère s’est produite en juin 1928. La seconde en octobre 1929 aura un tout autre
retentissement.

• 1945-1974
Entre 1945 et 1974, ce qui caractérise le mieux ce pays, ce n’est pas tant la vigueur de son
taux de croissance que sa position d’économie dominante incontestable au sein du
monde occidental. Outre les aspects militaires, diplomatiques et culturels, cette domination
est à la fois économique, commerciale, financière et monétaire.
La dimension la plus visible de la domination économique américaine réside dans ses
immenses capacités de production. Après la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis font
figure de super-producteur.
Leur puissance agricole est évidente. Ils sont par ailleurs sont devenus, à l’époque, le nouvel
atelier du monde.
- Dans l’agriculture, au début des années 1970, ce pays occupe le premier rang
mondial pour de nombreuses productions, le maïs (45 % de la production mondiale), le
coton (25 %), la viande de bœuf (20 %) et le deuxième pour le blé (12 %). Bien que producteur
lui-même (Floride), le pays n’est dépendant de l’extérieur que pour les produits tropicaux. Au-
delà des facteurs naturels, cette puissance productive est surtout liée à une forte productivité du
travail agricole. Toujours au début des années 1970, les actifs de ce secteur ne représentent
plus que 6 % de la population active. Dans les années 1960, un agriculteur américain satisfait
par son travail l’équivalent des besoins alimentaires de plus de 30 personnes (en France, en
1968, d’après les calculs de Jean Fourastié, un agriculteur ne nourrissait qu’entre 16 et 17
personnes).
- Dans l’industrie, la puissance américaine n’est pas moins éclatante. Dans les années
1960, les États-Unis réalisent environ 50 % de la production de biens de consommation
durables des pays occidentaux, et cette proportion atteint 70 % pour les biens
d’équipement destinés aux entreprises et aux administrations publiques.
Mais le facteur le plus important de la domination industrielle américaine à cette époque :
l’avance technologique et technique. Le gap technologique entre le Nouveau et le Vieux
Continent est alors éclatant. Cette avance est évidente dans des secteurs comme l’informatique,
la chimie, l’aéronautique et l’industrie spatiale. En particulier, les produits industriels fabriqués
aux Etats-Unis incorporent des dépenses importantes de recherche-développement
consacrées à l’amélioration technique et à la conception des produits. Après la Seconde Guerre
mondiale, ces dépenses ont augmenté environ trois fois plus vite que le PNB. Dans les années
18
1960, elles représentent 3,3 % du PNB américain contre 2 % en moyenne en Europe.
Entre 1950 et 1970, apparition d’une multitude de produits nouveaux qui consacre la toute-
puissance des géants de l’industrie : Boeing, Lockheed, Mac Donnell-Douglas dans la
construction aéronautique, IBM (International Business Machines), Honeywell dans
l’informatique, General Electric dans l’électronique et les appareils électriques, Westinghouse
pour les centrales atomiques, etc.
Cette puissance productive ne doit pas uniquement à la créativité des ingénieurs et des
techniciens. Elle repose aussi sur l’étendue du marché intérieur américain. La demande
des ménages est en forte augmentation après 1950, soutenue par l’augmentation des salaires
réels, le développement du crédit à la consommation et à l’équipement des entreprises,
l’augmentation de la demande publique à travers les dépenses pour la défense, la conquête
spatiale (crédits de la NASA), l’équipement local et fédéral, les programmes sociaux des années
1960.
Le marché intérieur est efficacement protégé contre les importations étrangères.
L’arsenal protectionniste hérité des décennies précédentes est maintenu :
- le Buy American Act (1933) peut être utilisé par l’État pour donner la préférence, dans ses
commandes, à des produits américains
- le recours au principe de l’American Selling Price permet un calcul des droits de douane
plus pénalisant pour les importations car les prix intérieurs constituent la référence (les
droits de douane empêchent donc d’importer des produits dont les prix seraient plus
intéressants que la production nationale équivalente. C’est seulement sous Kennedy
(Trade Expansion Act, 1962) que sont envisagées de substantielles réductions tarifaires
dans le cadre des négociations commerciales multilatérales (Kennedy Round dans les
années 1960, Tokyo Round dans les années 1970, deux cycles de négociations au sein du
General Agreement on Tariffs and Trade (GATT), en français Accord général sur les tarifs
douaniers et le commerce, signé le 30 octobre 1947 par 23 pays, pour harmoniser les
politiques douanières des parties signataires).
Bien qu’ayant des taux d’ouverture aux échanges internationaux réduits — ce qui confirme le
rôle du marché intérieur et le recours au protectionnisme — la part des États-Unis dans les
exportations mondiales de produits manufacturés atteint des proportions très élevées. Alors que
la propension moyenne à exporter (exportations/PIB) n’est que de 5,3 % entre 1961 et 1970, la
propension correspondante à l’importation étant alors de 4,7 %, les États-Unis s’assurent une
part substantielle des échanges mondiaux de marchandises : 25 % juste après 1945, 19 % en
1955, 13,6 % en 1973. Au début des années 1990, elle est encore supérieure à 12 %.
La domination financière américaine se manifeste par le volume des investissements
réalisés à l’étranger. Dans les années 1950, les Américains réalisent environ 80 % du total
mondial de ceux-ci. Il s’agit aussi bien d’investissements directs, c’est-à-dire conduisant à une
prise de contrôle sur des entreprises et des productions étrangères, que d’investissements de
portefeuille effectués à des fins de placement. Au milieu des années 1960, la domination
américaine dans ce domaine n’est plus aussi complète mais la proportion s’élève encore à près
de 60 %, dont les deux tiers constitués d’investissements directs. La puissance américaine
s’exerce de ce fait par l’accroissement du nombre et du poids financier des filiales des firmes
multinationales originaires de ce pays. C’est l’époque où des sociétés comme IBM, LiT, Ford,
Burroughs, General Motors, Mobil Ou, Union Carbide, etc., partent à la conquête du monde et
viennent concurrencer les producteurs européens ou d’autres continents sur leurs propres
marchés. Parfois le phénomène porte sur des secteurs d’activité entiers : l’informatique en
constitue un parfait exemple. En France, l’offensive américaine et le retard technologique
national sont à l’origine, au milieu des années 1960, du lancement du Plan calcul (plan
gouvernemental français lancé en 1967 par le général De Gaulle sur l’impulsion de Michel
Debré, destiné à assurer l’indépendance du pays en matière de gros ordinateurs) et de la
création de la CII (Compagnie Internationale pour l’Informatique).
L’investissement international prolonge un phénomène de concentration déjà très poussé à
l’échelle intérieure. Dans les années 1960, 43 % des salariés américains sont employés dans des
établissements de plus de 1 000 salariés, seulement 26 % dans des établissements de moins de
50 salariés.
L’évolution de l’orientation géographique des investissements à l’étranger est
représentative d’une stratégie de conquête des marchés extérieurs et de la volonté de
s’implanter dans des zones de fort développement.
En 1946, 34,7 % d’entre eux prenaient la direction du Canada, 43 % celle de l’Amérique
19
Latine et 13,8 % celle de l’Europe.
En 1972, ces trois proportions sont respectivement de 26,9 %, 18 % et 32,9 %, ce qui
signifie une réorientation des investissements extérieurs du continent américain vers le
Vieux Continent
La domination monétaire vient s’ajouter aux précédentes : elle s’exerce inconditionnellement
dans le monde des accords de Bretton Woods (1944) jusqu’à ceux de Washington (1971).
Reconnue officiellement par la conférence de Bretton Woods de juillet 1944, la prééminence du
dollar est éclatante. Cette conférence adopte les vues des représentants des États-Unis (plan
White, préféré au plan Keynes proposé par les Britanniques). Les pays participant à la
conférence veulent tirer la leçon des années 1930. Dans les accords conclu (compromis entre les
États-Unis et le Royaume Uni), les États-Unis ont un objectif fondamental : éviter la reproduction
des désordres internationaux de l’entre-deux-guerres qui ont résulté de l’instabilité des taux de
change. Ils sont donc favorables à la fixité des changes, alors que les britanniques sont
favorables à des changes ajustables.
C’est l’époque, du moins jusqu’au début des années 1960, où le $ est considéré aussi bon que
l’or. Cette monnaie constitue, parallèlement à l’or, l’étalon effectif du nouveau Gold Exchange
Standard, système monétaire international en vigueur de 1944 à 1973 (1976 officiellement ; cf.
tome IL). A la fin des années 1960, même quand la suprématie du $ commence d’être mise en
cause, les États-Unis parviennent encore à exercer leur pouvoir. C’est l’époque du dollar roi, et
de la « fringale de dollars » (dollar glup), jusqu’en 1958. Puis la situation se dégrade
progressivement jusqu’en 1971. Dès 1959, certains pays (dont la France) demandent la
conversion de leurs encaisses en dollar en or. On parle d’hémorragie de l’or, c’est le signe d’une
baisse de confiance dans le dollar, et le stock d’or américain diminue de plus en plus. Après
diverses mesures palliatives demeurées sans grand effet, les accords de Washington (1971)
imposent l’inconvertibilité de fait du dollar voulue par le gouvernement américain : le président
Nixon décide de suspendre la convertibilité du dollar en or (elle ne sera plus jamais rétablie de
fait) et de dévaluer le dollar. C’est la fin du système de Bretton Woods.

Sur le plan des évolutions conjoncturelles, plusieurs périodes fortes ressortent.


L’immédiat après-guerre est la période du Pair Deal. Il s’agit de résoudre, malgré l’entrée rapide
dans la Guerre froide, les problèmes de reconversion soulevés par le passage d’une économie
de guerre à une activité plus normale.
L’Employment Act de 1946 prévoit des accords avec les syndicats pour limiter les conflits
sociaux. La référence au plein-emploi apparaît. La loi Taft-Liartley (1947) règlemente le droit de
grève et contrôle l’activité syndicale. Une politique de relance est menée à partir de 1948 pour
favoriser la croissance intérieure. L’économie américaine bénéficie aussi des dépenses militaires
liées à la Guerre froide et à l’utilisation par les pays européens de l’aide Marshall.
L’arrivée au pouvoir des démocrates dans les années 1960, avec John F. Kennedy (1961-1963)
puis Lyndon B. Johnson (1963-1968) est l’occasion de projets ambitieux. Ils tentent de
s’attaquer, par une augmentation des dépenses budgétaires et des réductions d’impôts, à la
pauvreté, aux inégalités, à la ségrégation raciale. En 1964, L. Johnson lance la politique de la
Grande société (Great Society). Elle s’appuie sur de nombreuses lois sociales dans les domaines
de l’assistance médicale, du logement, de l’éducation, de la protection du consommateur. En
particulier, deux régimes publics d’assurance maladie sont instaurés : le Medicare (1965) en
faveur des personnes de plus de 65 ans, et le Medicaid (1967) destiné à favoriser l’accès aux
soins des nécessiteux. Ces dispositifs n’ont pas empêché un développement des assurances
privées dans le domaine de la protection sociale en direction des personnes non couvertes —
notamment les actifs de moins de 65 ans — par les aides publiques.
Rendue en partie responsable de la montée de l’inflation qui se manifeste dans la deuxième
moitié des années 1960 cette politique sera limitée à partir de 1969 sous Richard NIXON. Ce
dernier ne sera pas capable d’enrayer l’inflation, ni la dépréciation du dollar et le ralentissement
de la croissance.
Malgré ces éléments de domination, l’économie américaine manifeste aussi des
faiblesses. Bien que disposant de ressources intérieures considérables, le recours à des
approvisionnements extérieurs devient de plus en plus fréquent, soit parce que les besoins
croissent plus vite que les capacités de production, soit du fait de la volonté de conserver des
stocks stratégiques évitant d’aller jusqu’à un épuisement complet des ressources nationales
(surtout pour le pétrole, le fer, le zinc, l’étain, la bauxite). Les investissements à l’étranger
démultiplient la puissance du capitalisme américain mais ils ne vont pas sans poser de
20
problèmes. Les sorties de capitaux contribuent à l’accroissement du déficit de la balance des
paiements du pays. Celui-ci commence à devenir préoccupant dès la fin des années 1950. Il le
devient encore plus au cours de la décennie suivante quand l’inflation américaine vient fragiliser
davantage le $. Entre 1950 et 1970, les États-Unis sont obligés de recourir de plus en plus
fortement à des emprunts à l’étranger ou à des subventions pour financer leurs investissements
extérieurs (à hauteur de 41 % sur l’ensemble de la période).
Les grands problèmes de société menacent la stabilité du pays. Les États-Unis doivent
affronter, au cours des années 1960, des crises ouvertes qui débouchent sur de grandes
manifestations et des violences dans les grandes villes. Le problème noir est le plus connu,
dénoncé par des leaders charismatiques : Martin Luther-King (1929-1968), Malcom X., Stockeley
Carmichael. Les inégalités sociales sont croissantes. Selon une enquête de 1967, la pauvreté
frappe alors 45 % des familles noires. Certaines racines du grand mouvement contestataire qui
va toucher l’Europe à la fin des années 1960, se trouvent aux États-Unis (cf. les écrits d’un
auteur comme Herbert Marcuse, L’Homme unidimensionnel, 1964).

Marcuse propose dans son Homme unidimensionnel une critique du monde moderne qui
emporte à la fois le capitalisme et le communisme soviétique, basée sur la constatation, dans les
deux systèmes, de l’augmentation des formes de répression sociale (qu’elle soit d’ordre privé ou
public). Ainsi, la tendance, dans les pays supposément marxistes, à la bureaucratisation était,
pour Marcuse, tout aussi opposée à la liberté que dans les pays occidentaux.
Il avance que ce qu’il appelle la « société industrielle avancée » crée des besoins illusoires (false
needs) qui permettent d’intégrer les individus au système de production et de consommation
par le truchement des mass media, de la publicité et de la morale. La conséquence en est un
univers de pensée et de comportement « unidimensionnel », au sein duquel l’esprit critique ou
les comportements antisystémiques sont progressivement écartés. A l’encontre de ce climat
ambiant, Marcuse se fait le champion d'une « négation intégrale » (great refusal), seule
opposition adéquate aux méthodes de contrôles de la pensée en cours. Une grande partie de
l’ouvrage consiste en une défense de cette « pensée négative » comme force de fracture contre
le système positiviste.
Marcuse rend également compte de l’intégration de la classe ouvrière industrielle dans la
société capitaliste et des nouvelles formes de la stabilisation du capitalisme, remettant ainsi en
question les postulats marxistes d’une nécessaire crise du capitalisme et révolution
prolétarienne. Contrastant avec la doctrine orthodoxe marxiste, Marcuse met de surcroît en
valeur la force non-intégrée des minorités, des outsiders, et des intelligentsias radicales, dans
l’espoir de nourrir la pensée critique d’opposition.

Le prestige américain se trouve terni par l’enlisement dans la guerre du Vietnam (1964-1973)
même si la conquête de l’espace est une retentissante réussite (premier homme sur la lune en
1969). Aux revers militaires en Asie s’ajoute un courant anti-américaniste et anti-impérialiste
très virulent à l’époque, y compris dans certains pays occidentaux.

Tout cela n’empêche pas les États-Unis de continuer à exercer une certaine fascination sur le
monde occidental. L’american way of life est copié dans bien des pays, que ce soit à travers la
consommation automobile, l’architecture et l’urbanisation, les loisirs, les modes, la musique. Il
est impossible de bien comprendre cette époque sans mesurer la portée du modèle américain.

4. La France

• 1880-1920
La France s’est engagée dans le processus d’industrialisation même si on ne peut pas à
proprement parler de « take off » la concernant. Il n’en demeure pas moins qu’elle a pris le
tournant de la révolution industrielle. Deux décennies de réelles prospérité économique en
1850-1860n avec une grande importance du secteur des travaux publics : on passe de 3000 km
de chemin de fer en France en 1850 à 17 500 km en 1870 + entreprise du canal de Suez,
inauguré en 1869. Le pays compte un certain nombre de régions industrielles dynamiques, et il
a su s’adapter à la nouveauté énergétique que constitue l’électricité.
Mais entre 1873 et 1896, le pays traverse une période de dépression économique. La période de
crise rompt avec le développement relativement continu de l’activité économique depuis le
début du XIXe siècle en remettant en cause les mécanismes du marché. Ceux ci étaient rendus
21
possibles jusqu’alors par la multitude des structures de petites et moyennes tailles et l’absence
d’organisation salariales. La naissance des syndicats et le développement des très grandes
firmes ont compromis cet équilibre en rigidifiant les variables du marché : les prix et les salaires.
Les grandes banques d’affaire venaient de connaître un développement sans précédent, leur
inexpérience contribuant à l’irrationalité financière et à l’apparition de bulles spéculatives est à
l’origine des krachs. Quelques années plus tôt certains établissements bancaires importants
avaient déjà fait faillite comme le Crédit mobilier des frères Pereire en 1867, tandis qu’un
premier black Friday (11 mai 1866) avait secoué la Bourse de Londres.
La crise se renforce ensuite au début des années 1880. La spéculation sur les chemins de fer en
France provoque un krach en 1882, entraînant de nouveau la disparition de certaines banques
d’affaires.
La crise économique touche particulièrement l’agriculture, les industries du lin et du bois et les
industries alimentaires. Dans l’agriculture les prix chutent fortement. Pourtant la crise est d'une
ampleur limitée. Le revenu par tête continue de croitre pendant cette période, plus rapidement
que durant la première moitié du siècle, grâce a la diminution des prix des produits importés.
L’industrie connait d’abord de sérieuses difficultés, mais les années 1880 sont globalement une
phase d’expansion.
La dépression des années 1880 se déroule dans un contexte de libéralisme économique, mais
pas de libre-échange, du fait de la forte concurrence exercée par les pays neufs sur les marchés
mondiaux. Les producteurs agricoles européens ne sont pas assez compétitifs pour faire face à
la concurrence des fermiers canadiens et américains et aux importations de viande en
provenance d’Australie et de Nouvelle-Zélande, d’où la mise en place de politiques
protectionnistes.
Suite à la dépression, la France connaît jusqu’à la Première Guerre mondiale une période alors
inédite de croissance, qui sera a posteriori qualifiée de « Belle Époque » aux lendemains de la
Grande Guerre.
Le retournement de la tendance économique est difficile à dater avec précision, la date de 1896
est généralement retenue parce qu’elle correspond au retour de la hausse des prix. Ainsi d’après
Edmond Malinvaud, le rythme de croissance (taux annuel moyen) du produit industriel passe de
1,6 % sur la période 1870-1896 à 2,4 % sur la période 1896-1913.
L’essor industriel est en partie lié aux innovations technologiques, dont l’exemple par excellence
est l’automobile, secteur apparu au tournant des deux siècles et pour lequel la France devient le
second producteur mondial. Si c’est à cette époque qu’apparaissent les grands noms de cette
industrie comme Peugeot, Berliet ou Renault, le secteur reste très dispersé (peu concentré) : on
compte ainsi 155 constructeurs automobiles en 1914. Si l’innovation date du début de la
période, c’est à la fin qu’elle connaît son véritable boum : 45 000 automobiles sont produites par
an alors que seules 107 000 sont immatriculées. La France développe aussi précocement
d’autres industries nouvelles, comme l’aéronautique ou le cinéma.
Parmi les secteurs industriels encore récents, l’électricité connaît aussi un essor important à
cette époque : sa consommation est multipliée par cinq entre 1900 et 1913. Liées à l’électricité,
se développent d’ailleurs certaines industries métallurgiques (l’aluminium, dont la production
décuple entre 1900 et 1913) et chimiques. Les industries traditionnelles profitent aussi de la
conjoncture : la métallurgie voit ses débouchés élargis par les nouvelles industries et se
développe particulièrement en Lorraine.
Signes du dynamisme économique, les expositions universelles de 1889 et de 1900 mettent
l’économie française à l’honneur. La réalisation de la tour Eiffel à l’occasion de celle de 1889
n’est qu’une des nombreuses manifestations des évolutions que peut connaître une ville comme
Paris à l’époque : l’électricité, les bus, les automobiles (et en particulier les taxis) apparaissent à
cette époque.
L’agriculture, secteur où la croissance passe d’après J.-C. Toutain d’un taux annuel moyen de 0,1
% entre 1860 et 1890 à un taux de 0,9 % entre 1890 et 1913, profite aussi de l’expansion
économique.

• 1920-1929
Toutes proportions gardées, bien que dans le camp des vainqueurs de 1918, la France se trouve
dans une situation économique qui rappelle celle de l’Allemagne. C’est un pays en proie à
l’instabilité monétaire et aux déséquilibres financiers, subissant les conséquences sociales de
l’inflation et appelé à consentir un sérieux effort de rigueur et de stabilisation. Cela ne doit
pourtant pas dissimuler le réel mouvement de modernisation et de croissance qui s’opère au
22
sein de son appareil productif.

- De grosses difficultés financières


La guerre a été à l’origine de graves déséquilibres économiques. L’État a beaucoup dépensé
pour financer la Première Guerre mondiale. La guerre devait être courte : l’ampleur des
dépenses n’avait pas été prévue. Aussi, les solutions choisies ne furent pas toujours les
meilleures, sans compter, pendant près de trois ans, le refus de recourir à l’impôt sur le revenu.
Les dépenses prévues pour cette guerre courte étaient évaluées à 20 milliards de francs (le
budget pour 1914 est de 5 milliards). Les dépenses totales liées à la guerre s'élevèrent à 140
milliards de francs. Seuls 15 % sont couverts par l’impôt (dont l’impôt sur le revenu voté en
1914 et appliqué en 1916-1917). On eut d’abord recours à l’augmentation de la masse
monétaire. En 1914, il y avait 6 milliards de francs en circulation ; en 1919 25,5 milliards. En
parallèle, la Banque de France utilisa le stock d’or pour couvrir les premières dépenses. La
couverture d’une monnaie gagée sur l’or diminua donc fortement, d’où une importante
dévaluation du F et une inflation conséquente.
Une autre solution pour couvrir les frais de guerre fut les emprunts : auprès de la population
française sous forme de bons de la défense (75 milliards à court terme, mais toujours
renouvelés) et 25 milliards en emprunts à long terme. Il y eut aussi des emprunts à l'étranger :
40 milliards à la Grande-Bretagne et aux États-Unis. Tout cela entraîna une hausse de l’inflation,
une perte de capital pour la population française et procura un moyen de pression économico-
politique à cette même population avec les bons de la Défense, mais aussi aux États-Unis et à la
Grande-Bretagne au moment de la négociation de paix.
L’Allemagne, considérée comme responsable de la Première Guerre mondiale, a été condamnée
à payer des réparations aux vainqueurs. La France comptait sur les réparations pour équilibrer
son budget. L’État finançait la reconstruction et les indemnisations des victimes avec un artifice
comptable : les dépenses engagées étaient équilibrées dans le budget par la création d’une
rentrée fictive, prenant en compte les réparations à venir. C’est ce qui a donné l’expression
« L’Allemagne paiera ». Raymond Poincaré, président du Conseil, qui voulait une application
intégrale du traité de Versailles, considérait que l’Allemagne faisait tout pour ne pas payer en
menant une politique de surinflation. Pour obtenir le paiement, Poincaré décida l’occupation de
la Ruhr — région la plus riche d’Allemagne — à partir de janvier 1923 pour aller chercher « un
gage productif ». Le gouvernement allemand décida la résistance passive. Cela créa dans le
pays une hyperinflation. Mais la France était isolée diplomatiquement et sa monnaie fut
attaquée sur les marchés mondiaux par les États-Unis, la Grande-Bretagne et l’Allemagne.
Cette spéculation entraîna la défaite électorale de Poincaré. Il appliqua en effet des solutions
draconiennes, qui sauvèrent le franc. Sous la direction du banquier Raymond Philippe, à l’origine
de la formation du comité des experts, il fut considéré comme un magicien financier grâce à ce
« Verdun financier » (la bataille de Verdun étant une victoire française), mais les décrets-lois de
rigueur (impôts augmentés de 20 % et économies publiques) entraînèrent le mécontentement
de la population et la victoire électorale du Cartel des gauches.
Il fut cependant impossible au Cartel des gauches, pour des raisons économiques et financières,
d’appliquer une véritable politique de gauche. Le Cartel avait affirmé sa volonté d’un retour à
une laïcité intégrale. Les nombreuses manifestations catholiques furent soutenues par la droite
et l’extrême-droite, ainsi que par la hiérarchie catholique. Les journaux catholiques
demandèrent à leurs lecteurs de ne plus souscrire aux emprunts d’État, voire de ne pas
renouveler leurs bons du Trésor (souvent d’anciens bons de la Défense à 3 mois, toujours
renouvelés jusque là).
Le Président du Conseil Édouard Herriot dut faire marche arrière et céder à la pression
financière. La droite avait découvert le point faible du gouvernement et allait en profiter. Pour
financer sa politique, et couvrir les frais liés à la Première Guerre mondiale, le gouvernement
n’avait pas assez avec les emprunts et les bons. Il faisait donc (depuis très longtemps) appel à la
Banque de France pour qu’elle lui fît des avances sur recettes : le gouvernement touchait le
montant des impôts en avance, et remboursait ensuite la Banque de France. Celle-ci avait
toujours accepté, et avait toujours accepté aussi le dépassement du montant maximal fixé : le
plafond des avances. La politique économique du Cartel des Gauches, insuffisamment
rigoureuse à un moment où le pays est déjà miné par l’inflation et par la faiblesse du Franc,
aggrave donc la situation. Le gouvernement d’Édouard Herriot est incapable d’instaurer l’impôt
sur le capital et ne maîtrise pas la situation budgétaire. La circulation fiduciaire croît rapidement
et cette politique laxiste débouche sur une augmentation des prix de 85 % sous le Cartel. Elle
23
dégénère en crise monétaire ouverte en juillet 1926 du fait de l’opposition des milieux de droite
et du « mur de l’argent » qui spécule contre le Franc.
La Banque de France était en effet à l’époque encore une banque privée dirigée par les milieux
d’affaires et financiers (200 actionnaires, appartenant aux 200 plus riches familles de France),
très opposés au Cartel. Le 10 avril 1925 la Banque de France annonça que le Cartel avait crevé
le plafond.
Herriot dit que le Cartel s’était heurté au « Mur d’Argent » et toute la gauche critiqua les 200
familles. Le gouvernement Herriot tomba. Ce fut la première fois dans l’histoire de France qu’un
gouvernement tomba sur un problème financier. L’importance politique des milieux d'affaires
était à nouveau prouvée.

« Mur de l’argent » (réflexion sur la question de la « financiarisation » de l’économie)


Un regard sur l’histoire du capitalisme nous montre que les économies occidentales ont connu
par le passé, notamment dans la seconde moitié du XIX e siècle, des périodes de grande mobilité
internationale de capitaux. Les conflits entre pouvoir financier et pouvoir politique émaillent
également l’histoire des sociétés occidentales.
On peut se référer à l’expérience française des années 1924-1926 avec le Cartel des gauches.
C’est à cette époque que l’expression du « Mur de l’argent » a été pour la première fois utilisée
en France pour caractériser les conflits entre le pouvoir politique et le pouvoir financier. Cette
confrontation a en effet provoqué la défaite du pouvoir politique à deux reprises, par la chute
des gouvernements Herriot (avril 1925) et Caillaux (juillet 1926). Cette expression a été
également abondamment employée durant les années 1930, et plus particulièrement durant les
années 1936-1938, sous le front populaire qui devait finalement mettre un terme à ces conflits
répétés en modifiant le statut de la Banque de France.
Ce qui mérite de retenir notre intérêt ici, ce sont les modalités précises de cette confrontation.
Sous le Cartel des gauches, l’endettement de l’Etat avait pris la forme d’une détention de bons
du Trésor massive par les banques. C’est en raison de cette détention que le gouvernement
s’est retrouvé progressivement à leur merci. Cette situation devait provoquer les célèbres heurts
d’E. Herriot avec ce qu’il dénonçait, à l’époque, comme étant le mur de l’argent. Précisons un
peu plus le nœud du conflit. La faiblesse du Trésor vis-à-vis des banques trouvait, à l’époque, sa
source en partie dans le fait qu’il existait, non des mises aux enchères des bons du Trésor, mais
des négociations directes avec les banques. A l’époque, certains ont dit que les banques avaient
pratiqué un « chantage » sur le gouvernement en jouant sur les quantités de bons qu’elles
pensaient souscrire, cherchant par là une hausse significative de leur rémunération.
La leçon que l’on peut tirer de ces évènements, propres à l’histoire de France, est
particulièrement instructive. Dès que des banques, notamment les plus importantes, sont
capables de s’organiser entre elles, de former un « marché interbancaire », où les négociations
se mènent de gré à gré, leur puissance est littéralement décuplée. Cette force se manifeste tout
d’abord par rapport au banquier central dont les actions en matière de fixation de taux d’intérêt
ou de réglage de la liquidité deviennent largement subordonnées. Cette puissance se traduit
ensuite sur l’économie réelle par les mouvements de capitaux que les banquiers sont en position
de générer (fuite à l’étranger, spéculation sur la monnaie nationale). Enfin, les enjeux sont
parfois si considérables que cette finance concentrée et organisée n’hésite pas à chercher la
confrontation avec le pouvoir politique dès que ses intérêts vitaux lui paraissent être menacés
(par des mesures fiscales, par exemple).

Le Cartel agonisa pendant presque un an. Pendant ce temps, la crise financière se creusait. La £,
dopée par le retour à la convertibilité-or et par les forts taux d’intérêt anglais, le $, atteignent
des cours records (cf. supra).

Poincaré fut rappelé. Il devint président du Conseil et ministre des Finances. Accédant au
pouvoir en juillet 1926, Raymond Poincaré doit mener une énergique politique d’assainissement
financier, reposant sur des mesures budgétaires et monétaires et visant à stabiliser la valeur
extérieure du F. Sa politique économique (augmentation des impôts et rationalisation de
l’administration), toujours inspirée par Raymond Philippe, ramena la confiance et éloigna le
danger du remboursement des bons. Pour éviter le retour d’un tel danger, on décida la création
de caisses d’amortissement chargées de la gestion de la dette de l’État, financées par des taxes
sur le tabac et des loteries. Le franc se rétablit sur les marchés des changes et passe de 243 F
pour 1 £en juillet 1926 à 122 F pour 1 £ en décembre 1926. La loi du 25 juin 1928 stabilise la
24
valeur du F.
L’idée du gouvernement et de la Banque de France était de stabiliser la monnaie à 120 francs
pour 1£ et de restaurer la convertibilité en or (objectif presque atteint donc). Plutôt qu’une
politique de revalorisation longue et coûteuse (les problèmes de la Grande-Bretagne ayant choisi
cette solution pour ramener la convertibilité de la livre en or en faisaient un modèle-repoussoir),
on fit le choix de la dévaluation. On attendit cependant la victoire électorale de Poincaré aux
élections de 1928. Le franc Poincaré fut alors mis en place. Il valait 1/5 e du franc germinal. Cette
dévaluation permit la conquête de marchés extérieurs, mais mit fin à l’illusion d'un retour à la
Belle Époque.

- Mais une industrie prospère


Pendant que le pays se dépêtre dans ces difficultés monétaires et financières, l’industrie connaît
une période particulièrement faste. La guerre a vu s opérer certaines modifications structurelles
qui s’amplifient au cours des années 1920. Entre 1914 et 1918, la production industrielle a
stagné à cause des destructions et de l’occupation militaire d’une partie du territoire.
Cependant, le poids relatif des secteurs industriels s’est modifié : alors que la production
métallurgique s’est accrue de 53 %, celle de la chimie de 16 %, les industries traditionnelles ont
vu leur production reculer (- 33 % pour l’industrie alimentaire, - 15 % pour le textile). Au début
des années 1920, comme dans de nombreux autres pays, la production piétine, mais à partir de
1924 l’industrie française connaît une croissance annuelle de 5 %, la plus rapide de tous les pays
industriels, excepté le Japon. Entre 1924 et 1929, le produit industriel augmente de 40 %. Il en
est de même pour la productivité du travail : elle s’accroît de 5 à 6 % par an contre un gain
annuel de 2 % au XIXe siècle (4,9 % entre 1949 et 1974). Les progressions les plus spectaculaires
concernent le charbon, l’acier, l’électricité, l’automobile. D’une manière générale, les industries
lourdes progressent plus vite que les industries de biens de consommation. Seul, le textile ne
parvient pas à retrouver son niveau de production d’avant-guerre. Ce secteur, qui était demeuré
le premier durant tout le XIXe siècle, voit sa part relative dans le total de la production
industrielle se réduire de 16 % en 1913 à11,5 % en 1929.
Sur le plan des structures industrielles, la France connaît un net mouvement de modernisation et
de concentration.
→ Modernisation : visible à travers la diffusion du travail à la chaîne dans les usines de
construction automobile. La productivité s’accroît notablement dans la sidérurgie,
l’aéronautique.
→ Concentration : limitée avant 1914, se manifeste à travers la constitution de puissantes
sociétés industrielles. Des fusions ou rapprochements de sociétés sont réalisés (constitution en
1928 de Rhône-Poulenc par fusion entre la Société chimique des usines du Rhône et Poulenc
Frères, constitution d’Alsthom). Des situations d’oligopoles s’affirment dans les secteurs, de
l’aluminium (Pechiney et Ugine), de la chimie (Kuhlmann, Saint-Gobain, Air Liquide, Pechiney),
de l’automobile (dès la fin des années 1920, Renault, Citroën et Peugeot réalisent les deux tiers
de la production nationale), de l’électricité (CGE > Thomson). La stratégie conglomérale est
parfois présente, notamment chez Saint-Gobain. Bien que la France demeure très
majoritairement un pays de petites unités de production, la concentration technique progresse à
cette époque. Alors que la part dans l’emploi industriel des établissements de moins de 50
salariés recule, elle progresse de 11,8 % en 1906 à 16,3 % en 1931 dans les établissements de
100 à 500 salariés et de 10,8 % à 18 % dans ceux de plus de 500 salariés.
Pour tenter de mieux comprendre la gravité de la crise de 1929, on a souvent insisté sur le
caractère artificiel de la croissance des années 1920. Une étude attentive de cette époque
montre que les États-Unis sont loin d’être le seul pays confronté à cette époque à un contraste
marqué entre, d’une part des manifestations évidentes de prospérité, une marche accélérée à la
modernité, d’autre part des faiblesses économiques structurelles aussi nombreuses que
profondes. S’il faut se garder d’opposer trop radicalement l’avant et l’après 1929, il est clair que
l’accumulation des difficultés et l’extension de la crise qui se manifestent à partir de cette date
sont imputables à un état général de fragilité des économies occidentales.

• 1945-1974
Bien que souvent utilisée pour décrire la situation des économies occidentales durant les trente
années qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale, l’expression « Trente Glorieuses » a été
inventée par Jean Fourastié par référence au cas français. C’est donc l’étude de ce pays qui
permet le mieux d’en saisir le sens et la portée. Depuis plus de vingt ans, l’accumulation des
25
difficultés économiques a été telle que l’évocation des Trente Glorieuses, telle celle d’un âge
d’or, a sans doute de quoi faire rêver. Mais l’expression évocatrice, mais en même temps qu’elle
déforme la réalité. Si les Trente Glorieuses ont effectivement vu la France passer de l’état de
pays semi-industrialisé, en relative léthargie, à celui de pays moderne vite confronté aux
mutations liées à l’ère post-industrielle, elles ont été également marquées par des incertitudes
et des déséquilibres chroniques. Il faut donc se garder de percevoir cette période de manière
triomphaliste et nostalgique, en feignant d’oublier les problèmes qui émaillèrent son histoire.

- Le sens de l’expression « Trente Glorieuses »


Apparue dans l’ouvrage de J. Fourastié Les Trente glorieuses ou la Révolution invisible de 1945 â
1973 (1979), cette expression renvoie très précisément à 1’époque glorieuse, au cours de
laquelle la France réalise ce que l’auteur avait appelé, dès 1949, le « Grand espoir du XXe
siècle ». Au XVIIIe siècle, le recul des famines avait laissé entrevoir aux populations un sort
meilleur. À partir de 1830, l’idée de progrès avait commencé de faire son chemin dans les
mentalités. Ces transformations n’étaient que le prélude à un changement plus radical, celui par
lequel le progrès scientifique, par le biais de l’élévation de la productivité, permet une
modification en profondeur de la structure des activités et de la population active laquelle
provoque à son tour une élévation décisive du niveau de vie du peuple, c’est-à-dire de son
aisance matérielle, liée à l’importance de ses revenus et de sa consommation. Son genre de vie,
à travers la nature des professions, la durée du travail, la dimension et le confort de l’habitat, le
niveau d’enseignement reçu, l’hygiène, la durée de la vie moyenne, tous éléments qualitatifs, en
est profondément modifié. La France a accompli entre 1946 et 1975 une véritable révolution
silencieuse mais profonde qui a fait d’un pays plutôt retardataire une nation moderne. Si cette
révolution fut silencieuse dans son processus et dans son déroulement, ses effets n’en furent
pas moins indiscutables, ainsi qu’en témoignent les résultats comparatifs des recensements de
1946 et de 1975.

La France de 1946 et la France de 1975 (Source : d’après J. Fourastié, Les Trente Glorieuses,
Livre de Poche, 1979, p.36.)

1946 1975
Population totale 40,5 52,6
(millions)
Population active 20,5 21,8
(millions)
Rapport inactifs/actifs 0,98 1, 41
Nombre d’adolescents de 650 4 000
plus de 14 ans
poursuivant des études
(milliers)
Durée hebdomadaire 42 37,5
moyenne du travail
(heures, pour 50
semaines)
Nombre de logements 450 4 000
construits au cours des 7
années
précédentes (milliers)
Nombre de voitures 1 000 15 300
particulières en
circulation (milliers)
Durée de vie moyenne 61,9 69,1
des hommes (années)
Durée de vie moyenne 67,4 77
des femmes (années)
Revenu national réel 87 320
moyen par tête (1938 =
indice 100)
26

Le processus essentiel de cette révolution a résidé dans l’élévation de la production nationale


par tête d’actif. C’est elle qui a permis l’augmentation des salaires réels et celle, consécutive, du
niveau de vie. Parti de 38 (en indice) vers 1929-1935, le revenu national réel par tête d’habitant
se situe aux indices 90 en 1933 (+ 136,8 %) et 100 en 1938 (+ 163,2 %). Dès 1970, ce revenu
par tête connaît un nouvel accroissement de forte amplitude : +170 % entre 1938 et 1970.
Aboutissement d’un processus enclenché il y a deux siècles au moins, moment inédit et unique
dans notre histoire nationale, les Trente Glorieuses sont pourtant une période relativement
brève et, au moment où l’auteur écrit, déjà révolue. La troisième partie de l’ouvrage explique
que cette fin prématurée était prévisible du fait des limites qui s’imposent à un progrès
économique indéfini. Théoricien de la croissance, J. Fourastié en a cependant une vision
pessimiste, du moins sous sa forme industrielle. Il estime qu’un rythme de croissance très
rapide ne saurait subsister. La fin des temps faciles (titre de l’un des derniers chapitres de son
livre) s’explique tant par des causes mondiales (relative rareté de l’énergie et des matières
premières, industrialisation accélérée de certains pays du tiers monde, désorganisation du
commerce mondial et du système monétaire international au tournant des années 1970) que
nationales (coûts salariaux élevés eu égard aux gains de productivité ; fragilité du commerce
extérieur due au déficit énergétique, à la forte élasticité de la demande intérieure, à la
concurrence à l’exportation ; protection excessive de l’activité économique ; climat social et
politique conduisant à privilégier le court terme par rapport au long terme).

- Les facteurs de la croissance française


Sur la longue durée, la période des Trente Glorieuses tranche avec la lenteur de la croissance
économique française au cours du XIXe siècle sans oublier le précédent historique que
représente l’emballement de l’activité économique intervenu entre 1923 et 1927-1929. Plus que
les potentialités de croissance, ce sont les facteurs susceptibles d’en expliquer la durée qui
doivent être privilégiés ici. Quatre d’entre eux, au moins, semblent avoir joué un rôle
déterminant :
- la croissance démographique liée au baby-boom
- la planification et, d’une manière plus générale, l’effort de modernisation de l’économie
entrepris à partir de 1945
- les grandes réformes de structures décidées et conduites entre la Libération et le début des
années 1970
- l’ouverture internationale dans le cadre de la CECA puis du Marché commun.

→ Sur la base de son territoire actuel, la France comptait 39,6 millions d’habitants en 1941, soit
sensiblement le même nombre qu’en 1881 (39,2 millions) et seulement 4,5 millions d’habitants
de plus qu’un siècle plus tôt. En l’espace de trente ans, de 1941 à1971, la France s’est accrue de
11,6 millions de personnes, soit, en chiffres absolus, autant qu’entre 1791 et 1941.
Même s’il est difficile d’évaluer avec précision les retombées de cet accroissement
démographique exceptionnel, il a constitué un puissant facteur de croissance économique. Les
demandes de biens de consommation adressées à l’appareil productif, tant individuelles que
collectives, se sont accrues. L’augmentation de la population active disponible pour l’activité a
permis de pourvoir aux emplois suscités par les nouvelles demandes et la diversification des
activités. Plus net dans le secteur tertiaire (1,9 million d’emplois supplémentaires dans les
services marchands entre 1955 et 1970, 0,6 million dans les services non marchands), ce
phénomène a touché également l’industrie (+ 650 000 emplois). L’économie a bénéficié de
l’effet général du rajeunissement de la population, porteur de projets à long terme, facteur de
renouvellement des forces vives du pays et des besoins. Ce dynamisme démographique fut
toutefois insuffisant, du fait des décalages chronologiques, par rapport aux besoins en main
d’œuvre de l’après-guerre.
Dès 1945, la France dut organiser une politique d’accueil, avec la mise en place de l’Office
National de l’Immigration. De 1946 à 1954, 325 000 entrées officielles de travailleurs immigrés
sont enregistrées, elles s’élèvent à 1 150 000 entre 1954 et 1962, 420 000 entre 1963 et 1965,
631 000 entre 1972 et 1975.

→ Une meilleure perception des enjeux économiques, une nouvelle manière de définir des
objectifs et de prévoir des moyens appropriés sont apparues à partir de 1945. Les Trente
Glorieuses, coïncident chronologiquement avec ce qui est considéré aujourd’hui, avec le recul,
27
comme 1’âge d’or — du Ier au Ve Plan — de la planification française. Créée par le décret du 3
janvier 1946, celle-ci a conservé dans notre pays un caractère indicatif, c’est-à-dire
essentiellement une mission d’orientation et d’encadrement, non d’intervention directe, de
l’effort d’équipement et de modernisation entrepris par la Nation. Disposant de moyens humains
et financiers propres mais limités, quelques dizaines de fonctionnaires, elle a joué un rôle
incitatif et prévisionnel à l’égard de l’activité économique. Les premiers plans français, dominés
par les personnalités de deux de ses Commissaires généraux, Jean Monnet (de 1946 à 1952) et
Pierre Massé (de 1959 à 1966), ont permis de définir des priorités, de dégager les lignes
directrices du développement économique futur et de mieux coordonner les décisions politiques.
Ces plans ont surtout permis de communiquer un esprit nouveau, favorable à l’idée de
modernisation, et surtout d’y faire adhérer la population.
Le Ie Plan (1947-1953, ou Plan Monnet) fut destiné à lutter contre les situations de crise et de
pénurie liées aux désordres dont souffrait l’économie française au lendemain de la guerre. Plan
de modernisation et d’équipement, il eut pour objectifs l’élévation du niveau de vie de la
population, l’amélioration des conditions de l’habitat et de la vie collective, la reconstitution des
outillages et des équipements publics et privés endommagés ou détruits pendant la guerre.
Affectés d’objectifs quantitatifs de production, six secteurs prioritaires furent retenus : charbon,
électricité, ciment, machines agricoles, transports, sidérurgie. Ce plan avait but de favoriser les
consommations intermédiaires indispensables à l’appareil de production et de reconstituer les
industries de base.
Le IIe Plan (1954-1957) a comporté à la fois des objectifs quantitatifs et des objectifs de
développement (équilibres économiques généraux, organisation des marchés, développement
des industries de biens de consommation). L’accent fut mis sur les notions de productivité, de
qualité des produits, de formation et de reconversion professionnelle ainsi que sur l’effort de
recherche scientifique et technique. Les investissements collectifs (logements, écoles, hôpitaux)
furent multipliés. Les objectifs prévus (+ 25 % de produit national, + 30 % de production
industrielle) furent dépassés.
Le IIIe Plan (1957-1961), le dernier à être qualifié de modernisation et d’équipement, eut comme
objectifs la recherche d’une forte croissance dans le cadre de l’ouverture européenne, le
rééquilibrage de la balance des paiements et la stabilité monétaire ainsi que l’insertion
professionnelle des jeunes. Son application fut rapidement contrariée par la situation politique et
financière délicate des débuts de la IVe République (plan de rigueur, dévaluation du F, création
du nouveau franc, guerre d’Algérie). Un plan intérimaire (1960-1961) le remplaça avec un
objectif de forte croissance économique. À partir de 1962, donnant lieu désormais à un vote du
Parlement, la planification reçut pour mission l’orientation de l’expansion économique et du
progrès social. Elle se fit plus indicative que par le passé, plus macro-économique aussi, tout en
devenant, selon la fameuse expression du général de Gaulle, « 1’ardente obligation de la Nation.
Le IVe Plan de développement économique et social (1962-1965) a eu pour priorités les
équipements collectifs (Éducation nationale, santé, logement), le développement régional
(actions en faveur des régions en retard), l’aménagement du territoire, la recherche d’un
meilleur partage des fruits de la croissance (objectifs d’évolution du SMIG et des prestations
sociales).
Le Ve Plan de développement économique et social (1966-1970) a été centré sur la compétitivité
des entreprises afin de garantir l’indépendance nationale et l’avenir de l’expansion. La priorité
est alors allée au renforcement des structures industrielles (constitution de groupes de taille
internationale, les fers de lance.) et au développement des secteurs de pointe (ex. :
l’aéronautique). Des normes indicatives sont apparues concernant la progression des prix et
celle des salaires.
Le VIe Plan de développement économique et social (1971-1975), le dernier avant que la
planification ne souffre d’un moindre intérêt du fait de l’entrée dans une période de crise
économique, fut orienté autour de la recherche d’une croissance rapide et compétitive face à la
concurrence internationale, la priorité au développement industriel et l’amélioration du cadre de
vie.
Pierre Massé (Le Plan ou l’Anti-hasard, 1965) a donné un vibrant plaidoyer en faveur de la
planification française, montrant au passage l’étendue de ses avantages. Sorte de troisième
voie, entre la régulation par le marché et la régulation autoritaire pratiquée alors dans les pays
de l’Est, cette planification souple est parvenue à concilier l’attachement à la liberté et à
l’initiative individuelle avec l’acceptation entre les différents partenaires économiques d’une
orientation commune de développement. Ces avantages ont été nombreux. Elle a apporté une
28
conscience du développement, à un moment où les facteurs initiaux de celui-ci (aide américaine,
excédents de main-d’œuvre, faiblesse des salaires) risquaient de s’essouffler et où il fallait
maintenir l’idéal de la croissance dans la conscience collective. Elle a accru le degré de
cohérence des décisions de l’État, en facilitant les arbitrages budgétaires, en permettant de
résoudre plus facilement certains problèmes techniques, notamment en matière de tarification
publique (EDF, SNCF), en faisant mieux percevoir les conséquences néfastes à long terme de
certaines décisions prises dans l’urgence, tel le blocage des prix. Elle a permis, plus
efficacement que ne l’auraient fait les seuls mécanismes de marché, d’orienter les décisions des
entreprises publiques et privées. Cela a été net pour les investissements à très long terme. Les
investissements collectifs (complexes sidérurgiques, canaux, tunnels...), pour lesquels les
indicateurs de rareté que constituent les prix n’existent pas, en ont été facilités. La planification
a constitué une sorte d’étude de marché géante utilisable par les entreprises, réduisant d’autant
l’incertitude relative à l’évolution future des débouchés.
Moins connues que le Commissariat général du Plan, les Commissions de Modernisation du Plan
et les Missions de Productivité, ont renforcé l’efficacité de la planification. Constituées de chefs
d’entreprise, de cadres et d’ouvriers, les secondes ont permis aux Français d’aller découvrir sur
place, à partir de 1949, les méthodes utilisées dans les usines américaines. Robert Boyer voit
dans l’industrie française l’une des meilleures copies du fordisme. Les premières ont
puissamment contribué à diffuser et à faire partager entre les milieux de la haute fonction
publique, du patronat et des syndicats, les impératifs de modernisation et d’élévation de la
productivité.

→ Entre 1945 et 1974, la France a entrepris de profondes réformes de structures, pas seulement
durant les années de la Libération. Dans l’immédiat après-guerre, certaines mesures ont
concerné directement l’appareil de production. En premier lieu, il s’agit bien évidemment des
nationalisations des années 1945 et suivantes (charbonnages, gaz et électricité, banques,
assurances, transports). Celles-ci ont facilité l’effort d’équipement et de modernisation dans des
secteurs bénéficiant par ailleurs d’importants investissements publics. À cet égard, le rôle de
l’aide Marshall semble avoir été déterminant. Entre 1948 et 1952, la France a reçu des États-
Unis plus de 2,6 milliards de $, permettant, entre autres, le financement de plus du tiers des
investissements d’EDF, de 60 % de ceux des Charbonnages de France. Denis Woronoff (Histoire
de l’industrie en France, 1994) estime que le Plan Marshall a été l’irremplaçable démarreur de
l’investissement, pour les deux secteurs précédents comme dans la sidérurgie. Les années 1960
ont été marquées, elles aussi, par un puissant mouvement de réformes. Tous les grands
secteurs de l’activité ont été concernés: l’agriculture (loi d’orientation de 1960), l’industrie
(renforcement ou constitution de grands groupes français entre 1965 et 1971 : Pechiney Ugine-
Kuhlmann, Creusot-Loire, Saint-Gobain-Pont-à-Mousson, Aérospatiale, Elf-Erap), la banque
(décrets de 1966-1967, cf. chap. III; constitution de la Banque Nationale de Paris), l’assurance
(regroupement des compagnies nationalisées au sein des Assurances Générales de France, du
Groupe des Assurances Nationales ou de l’Union des Assurances à Paris).
Certaines réformes n’ont pas visé directement l’appareil de production mais elles ont fortement
contribué à l’apparition ou au maintien d’un climat social favorable à la croissance, du moins à
préserver la cohésion sociale quand celle-ci était menacée. Ce fut le cas de la création de la
Sécurité sociale (ordonnance d’octobre 1945), de celle des comités d’entreprise (ordonnance de
février 1945), plus tard de la création du salaire minimum (SMIG, 1950, devenu le SMIC en
1970), de l’introduction de la participation des salariés aux fruits de l’expansion des entreprises
(ordonnance de 1967) ou de l’instauration des sections syndicales d’entreprise (loi de décembre
1968). En relation avec les nationalisations, il faut rappeler la dimension sociale d’une
expérience comme celle de la Régie Renault. Souvent considérée comme une sorte de
laboratoire de la politique sociale française, la Régie a été durant les « Trente Glorieuses » à
l’origine de nombreuses avancées importantes, comme l’extension de la durée des congés
payés (accord de 1955 sur les trois semaines, de 1962 sur les quatre semaines), l’augmentation
des salaires, l’amélioration des conditions de travail. Renault a également été une des premières
grandes entreprises à participer à la politique d’aménagement du territoire en multipliant, à
partir des années 1950, ses implantations en province (Le Mans, Caen, Flins, Cléon,
Sandouville,...).

→ La France a pris part, dès ses débuts, à la construction européenne en y jouant un rôle
fondateur et actif. Elle a fait partie de la Communauté Européenne du Charbon et de l’Acier
29
(CECA) dès 1951, après l’appel historique lancé le 9 mai 1950 par Robert Schuman, et de la
Communauté Économique Européenne (CEE) dès 1957. Au cours des « Trente glorieuses », le
commerce extérieur en a été profondément et durablement modifié, de même que la
croissance.
L’une des tendances les plus connues concerne l’accroissement du degré d’ouverture du pays
aux échanges internationaux. Celui-ci s’est sensiblement accru en cours de période. Entre 1951
et 1955, le montant des exportations était égal à 11,6 % de celui du PIB, il fut de 12,4 % entre
1956 et 1960, 13,3 % entre 1961 et 1968 et 15,6 % entre 1969 et 1973 (16,9 % en 1974,
environ 23 % aujourd’hui). Du côté des importations, le rapport correspondant est passé pour les
mêmes périodes de 10,4 % à 11,4 %, puis 12,5 % et 15,2 % (19,6 % en 1974, environ 22 %
actuellement). Cette tendance apparente à l’accroissement de l’ouverture extérieure ne
constitue en réalité pour l’essentiel qu’un phénomène de rattrapage après la profonde crise des
échanges extérieurs français durant les années 1930 et l’immédiat après-guerre.
En $ constants, le commerce extérieur français s’élevait à 3 milliards en 1913 et à 4,3 milliards
en 1929. Il n’était plus que de 1,8 milliard en 1946 et de 3,6 milliards en 1950. Le phénomène
majeur a surtout été la réorientation géographique des échanges. Après avoir pratiqué une
politique de repli en direction de son Empire colonial durant ces périodes de difficulté, à partir du
début des années 1950 la France a reporté ses échanges extérieurs en direction de ses
partenaires de la CECA et de la CEE. En 1952, 20 % des importations françaises provenaient des
pays de la Communauté européenne; cette proportion a atteint 49 % en 1969 et 48 % en 1974.
Aux mêmes dates, respectivement, les exportations françaises destinées à ces pays ont
représenté 24 %, 43 % puis 54 % du total de nos ventes à l’étranger. En 1994, à l’égard de
l’Union européenne à 12 ces rapports sont tous deux de l’ordre de 60 %. Ce sont ces chiffres qui
traduisent sans doute le mieux l’impact de la construction européenne sur nos échanges
extérieurs.
Les retombées de cette nouvelle structure des échanges sont difficiles à mesurer avec précision
vu la diversité des facteurs de la croissance. La théorie économique des unions douanières et
autres formes d’intégration économique régionale (J. Viner) aide cependant à mieux comprendre
la nature des mécanismes de transmission susceptibles de s’établir entre la croissance des
échanges extérieurs à la croissance économique.

Théorie des unions douanières


D’après cette théorie, une organisation comme la CEE a eu des effets sur la production et sur la
consommation. À l’égard de la production, la suppression des barrières douanières et des autres
entraves intérieures crée des trafics nouveaux (effet dit de « création de flux »). Dans chaque
économie, pour des produits différents d’un pays à l’autre, des productions domestiques
deviennent moins compétitives que des importations, libérées de taxes et de droits d’entrée,
provenant de pays partenaires. S’il y a sacrifice de certaines productions domestiques, l’appareil
de production national peut escompter bénéficier en retour des demandes nouvelles issues des
pays partenaires.
La CEE a également eu pour effet de provoquer des effets inverses (effet dit de « détournement
de flux ») profitables à certains des pays membres de la Communauté mais préjudiciables à
l’échelle mondiale. Quand le Royaume-Uni a adhéré à la CEE (1972), en application des principes
de la politique agricole commune il a été contraint de réduire certaines de ses importations en
provenance du Commonwealth pour accroître ses approvisionnements auprès de ses nouveaux
partenaires européens. Des phénomènes semblables se sont produits lors des adhésions
ultérieures de la Grèce, du Portugal et de l’Espagne.
À l’égard de la consommation, l’abandon du protectionnisme fait que des produits fabriqués par
des pays partenaires deviennent compétitifs par rapport à des produits domestiques. Les
consommateurs nationaux peuvent donc se procurer davantage de biens à meilleur prix.
Globalement, à l’intérieur de la zone, les marches de biens de consommation s’en trouvent
accrus, ce qui offre des débouchés supplémentaires aux entreprises des pays membres, à des
pays tiers éventuellement. On parle à ce propos d’ « effet de surplus ». C’est celui-là que l’on
évoque implicitement quand on parle du marché de 375 millions d’habitants de l’Europe des 15.
L’importance de ce surplus est quand même susceptible d’être limitée par le rapport qui existe
entre les prix communautaires et les prix mondiaux. Si les seconds sont inférieurs aux premiers,
c’est le cas de l’agriculture européenne, la protection communautaire aura pour effet de
renchérir les prix des produits en obligeant les consommateurs à acheter des produits
communautaires mais plus onéreux. L’effet de surplus en sera alors amoindri.
30
Ces mécanismes justifient le parallèle souvent établi entre la construction économique
européenne, la croissance du commerce extérieur et la croissance économique. Compte tenu du
degré de complémentarité qui existait dès le départ entre les économies d’Europe occidentale
on peut toutefois se demander dans quelle mesure la création de la CEE a réellement accru un
volume d’échanges intra-communautaires voué de toute manière à s’accroître.

- Malgré tout, une période d’incertitude


L’évocation des grands commis de l’État modernisateurs (P. Massé, J. Monnet, auxquels on
pourrait ajouter les noms de F. Bloch-Lainé, C. Gruson, R. Marjolin et bien d’autres encore), de
1’ « âge d’or de la planification française », des taux de croissance records des « Trente
glorieuses », ne doit pas pourtant pas faire illusion. Dès le milieu des années 1960, l’auteur de
l’une des premières synthèses portant sur cette période (Jacques Guyard, Le miracle français,
1965) écrivait : « L’histoire de l’expansion économique française depuis 1945 n’a rien de
miraculeux: c’est une longue suite d’hésitations, d’erreurs, d’audaces, d’efforts ».
Alors que, rétrospectivement, nous avons aujourd’hui une vision positive et globale de cette
époque, J. Guyard distingue à l’intérieur des vingt années étudiées de nombreuses sous-
périodes, caractérisées par des déséquilibres qui constituèrent à l’époque autant défis pour les
fragiles gouvernements de la IVe République et les premiers de la Ve République.
La période de la Reconstruction (1944-1949) a vu se manifester une inflation sans précédent
depuis la Première Guerre mondiale : 60 % d’augmentation des prix par an de 1946 à 1949. Les
derniers rationnements ne disparaissent qu’en 1949. Sur le plan social, malgré les réformes
évoquées précédemment, la situation est très tendue avec les dures grèves de 1947-1948, les
désunions politiques et syndicales à gauche. L’économie française souffre d’une productivité
insuffisante et de sureffectifs dans l’artisanat, l’agriculture et le commerce. Les années 1949-
1953 font figure de période de transition. La France continue d’être confrontée à des difficultés
majeures : les premiers signes de la crise agricole avec des chutes des cours et l’accélération de
l’exode rural ; la guerre de Corée, à travers l’augmentation des coûts de production, est a
l’origine d’une recrudescence de l’inflation à laquelle le gouvernement d’Antoine Pinay (mars-
décembre 1952) s’attaque vigoureusement, au prix d’une sévère récession économique.
À l’époque on a pu craindre une évolution à 1’anglaise. Dès 1957, la France renoue avec une
croissance économique rapide mais celle-ci apparaît mal assurée. Des secteurs restent en
dehors de la prospérité ambiante : le bâtiment, les industries traditionnelles qui amorcent alors
leur déclin (textile, confection, chaussure). Face à l’apparition des nouvelles structures de la
distribution, la crise du petit commerce devient un problème politique, à l’origine du mouvement
poujadiste (1956). À partir de 1955, l’inflation s’accélère de nouveau et la balance des
paiements française devient fortement déficitaire. Sur le plan intérieur des retards inquiétants se
manifestent dans le domaine des équipements publics, notamment le logement social, les
locaux scolaires.
La période suivante (1957-1959) est avant tout marquée par l’austérité. Les gouvernements
sont confrontés à l’aggravation des déséquilibres intérieurs (budget) et extérieurs. De celui de
Félix Gaillard (novembre 1957-avril 1958) à la formation de celui de Michel Debré (janvier 1959),
la lutte contre l’inflation s’intensifie, de même qu’il est nécessaire, sous les injonctions du FMI,
de procéder de nouveau à un important réajustement monétaire (dévaluation du F de décembre
1958).
Confrontée, encore plus directement qu’au début de la précédente décennie, au problème de la
reconversion de son agriculture, la France connaît de 1960 à 1963 une nouvelle phase
d’expansion. Entre 1954 et 1962, 25 % des paysans ont quitté la terre, la surproduction agricole
aggrave la situation dans les campagnes. La pénurie de main d’œuvre liée à l’expansion est
compensée partiellement par l’appel à l’immigration (cf. supra) mais l’insuffisance de
qualification de la population active est manifeste dans les professions scientifiques, médicales
et éducatives.
La dernière période envisagée par J.Guyard (1963-1965) est dominée par l’adoption du plan de
stabilisation lancé par Valéry Giscard d’Estaing (septembre 1963). Loin de n’être qu’un nouveau
plan de lutte contre l’inflation, que la France n’est toujours pas parvenue à vaincre durablement,
cette politique contient des éléments de rupture — volonté de désengagement de l’État de la vie
économique, référence à l’équilibre budgétaire et à l’orthodoxie libérale — par rapport aux
principes qui avaient guidé l’action des pouvoirs publics depuis la Seconde Guerre mondiale.
L’auteur conclut en dénonçant les fortes inégalités sociales à l’intérieur du pays et l’insuffisante
satisfaction des besoins collectifs (manque d’hôpitaux, de lycées, d’autoroutes, d’équipements
31
locaux).
Par la suite, ni la fin des années 1960, avec le point culminant dans les tensions sociales que
constitue la crise de mai-juin 1968, la montée du chômage à partir de 1967-1968, ni le début
des années 1970, avec l’accélération de l’inflation, n’ont été épargnés de déséquilibres
profonds. La fin des Trente Glorieuses, comme celle de toutes les années qui l’ont précédée,
prouve la profonde ambiguïté d’une expression finalement aussi trompeuse que célèbre, surtout
quand cette période est analysée finement.
De la même façon, on doit s’interroger sur la portée réelle des transformations structurelles
intervenues entre 1945 et 1974. Il est par exemple courant d’affirmer que cette période aurait
vu, sous l’effet des réformes voulues par les hommes politiques et les planificateurs, un appareil
productif national, longtemps dispersé et constitué d’unités de faibles dimensions, se
restructurer, se concentrer et se moderniser. L’examen des données chiffrées engage à plus de
prudence.
La concentration technique, la plus facile à cerner statistiquement, ne semble pas, du moins
jusqu’au milieu des années 1960, avoir connu de progrès significatifs.
Ce tableau révèle une surprenante stabilité dans la répartition par tailles des unités techniques
moyennes et grandes. Une légère concentration vers les très grands établissements s’est
effectuée entre 1906 et 1936 (voir notamment le nombre moyen de salariés dans les
établissements en employant plus de i 000). Mais le phénomène ne semble pas s’être poursuivi
plus tard, ni avoir repris dans le dernier après-guerre. (...) Quelques tendances légères
apparaissent, mais, pour autant que les résultats analysés permettent d’en juger, le mouvement
ne semble pas s’être accéléré dans l’après-guerre.. Au milieu des . Trente glorieuses~ la France
continuait de marquer sérieusement le pas en matière de concentration technique par rapport à
des pays comme l’Allemagne, les États-Unis, les Pays-Bas ou la Belgique.
Sur une base statistique légèrement différente de la précédente (industrie hors BTP au lieu de
l’industrie manufacturière), les chiffres produits par D. Woronoff pour les années 1962 et 1972
font certes ressortir une légère tendance à la concentration en fin de période. Sauf pour les
établissements de moins de 20 salariés, elle n’a pourtant pas apporté de bouleversements
majeurs dans des structures qui, envisagées à une échelle globale, sont demeurées comme par
le passé très marquées par l’empreinte de la petite et moyenne industrie.
Les discours modernisateurs et planificateurs ont souvent été pris pour argent comptant. Ils ont
eu bien souvent tendance à faire prendre pour des réalités ce qui n’étaient que tendances
projetées et souhaitées, anticipations sur des progrès à venir. Une certaine circonspection à
l’égard du mythe des Trente glorieuses s’impose.

5. Le Japon

À la fin des années 1960, le monde se découvre, derrière les États-Unis et l’U.R.S.S., un
troisième Grand (R. Guillain). Il n’y a pas grand-chose à dire sur la Japon avant ce décollage
économique, particulièrement tardif. En 1968, le PNB japonais dépasse pour la première fois
celui de la R.F.A. Cette situation est l’aboutissement d’une marche au développement
économique commencée un siècle auparavant, après une première irruption remarquée sur la
scène économique internationale au moment de la Première Guerre mondiale. Le décollage
économique du Japon est donc rapide, mais pas tout à fait inattendu. Comme dans le cas de
l’Allemagne, il y a peut-être quelque exagération à reprendre l’expression, courante à l’époque,
de miracle économique. Les performances économiques japonaises réalisées entre 1950 et 1974
ne peuvent cependant laisser indifférent. La croissance annuelle moyenne est d’environ 10 %
contre 4,5 % de 1926 à 1939. Compte tenu de la situation du pays en 1945 (la bombe
atomique…), l’effort de relèvement a été exceptionnel.
En 1945, le Japon est vaincu aussi bien militairement et diplomatiquement, en capitulant et en
perdant toutes ses possessions extérieures, qu’économiquement au regard de l’ampleur des
destructions matérielles qu’il a eues à subir, dont deux villes détruites par l’arme atomique.
C’est également un pays menacé par le surpeuplement et l’inflation (plus de 300 %
d’augmentation des prix en 1945-1946). Le Japon va pourtant relever rapidement et brillamment
tous ces défis. La politique d’expansionnisme militaire des années 1930 fait place à une
recherche de puissance fondée sur la modernisation et la prospérité économiques.
Le véritable redémarrage de l’économie n’intervient qu’à partir de 1950. Dès 1954, le niveau de
production industrielle de 1939 est retrouvé et à partir de 1955, jusqu’en 1960, le Japon connaît
sa première phase de haute de croissance (Jimmu boom). Une seconde phase de croissance
32
accélérée se produit entre 1965 et 1970 (Jzanagi boom). Comme en Allemagne, le rôle des
Américains a été, ici entre 1945 et 1951, absolument décisif. Ils incitent les Japonais à effectuer
les réformes de structures nécessaires au relèvement de leur pays afin d’endiguer les progrès,
alors rapides, du communisme en Extrême-Orient.
Sous l’égide du SCAP (Supreme Command for the Allied Powers) et sous l’autorité du général
Mac Arthur, les Américains obtiennent tous les pouvoirs sur le pays en 1945. Sur le plan
économique, ils imposent de profondes réformes. La réforme agraire de 1946 favorise le partage
de la terre entre les paysans, surtout entre exploitants et propriétaires fonciers, et réduit la taille
moyenne des exploitations. La même année, certains zaibatsus sont démantelés, notamment
des holdings familiaux (Mitsui, Mitsubishi). Ces mesures n’empêcheront pas, vers le milieu des
années 1950, leur reconstitution sous forme de puissants groupes financiers aux participations
croisées. En décembre 1948, le plan Dodge japonais impose des mesures de lutte contre
l’inflation et la dévaluation du yen. La parité officielle de ce dernier est fixée à 1 $ = 360 yens.
Elle demeurera jusqu’en 1971. Sur le plan démographique, la loi eugénique de 1948 combat la
surnatalité par l’autorisation de la pratique de l’avortement et des stérilisations. Le Japon profite
également au début des années 1950, et plus tard, de la présence américaine en Asie (guerres
de Corée et du Vietnam) : de nombreuses commandes militaires et paramilitaires sont adressées
à ses usines.
En dehors de l’appui américain, des facteurs spécifiquement nationaux vont également favoriser
la très forte croissance japonaise des années 1950-1975.
Moins visible que par le passé, l’action de l’État demeure omniprésente. Elle prend parfois des
formes classiques comme le protectionnisme — contingentements d’importations, tarifs
douaniers élevés — la politique monétaire, la politique industrielle. Une planification indicative
est lancée à partir de 1951 mais son domaine d’intervention est difficile à distinguer de celui du
MITI. Les investissements directs étrangers sont étroitement contrôlés. La politique industrielle
est l’œuvre du puissant MITI (Ministry of Industrial Trade and Industry), créé en 1949. Son rôle
est essentiel, aussi bien dans le démarrage de secteurs nouveaux, par exemple celui de la
pétrochimie, que dans la mise en place des nouvelles structures industrielles, la définition des
règles nationales de concurrence, la constitution de montages financiers permettant l’apparition
de nouveaux groupes industriels. Cette action est assortie de nombreux financements publics.
Ces derniers sont d’autant plus facilement accordés par le gouvernement que les dépenses de
défense sont insignifiantes du fait du désarmement du pays. Le secteur bancaire, avec l’aval de
la banque centrale, joue un rôle complémentaire en distribuant généreusement les crédits aux
entreprises; ceux-ci sont d’autant plus indispensables que l’autofinancement est généralement
faible. Pour cela, les banques peuvent mobiliser l’épargne très abondante d’une population
obligée de mettre de l’argent de côté pour pallier l’insuffisance de la protection sociale. Le
financement d’origine bancaire est également facilité par les relations directes qui se nouent
entre les grandes banques d’affaires japonaises (Dai-Ichi, Fuji, Sanwa) et les grands groupes
industriels. En dépit de la forte inflation qui s’est manifestée au Japon dans l’après-guerre et
compte tenu du dynamisme économique du pays, le yen a rapidement fait figure de monnaie
sous-évaluée, ce dont ont très largement bénéficié les exportations japonaises jusqu’au début
des années 1970. Les accords monétaires de décembre 1971 ont conduit à une première
réévaluation du yen.
L’intervention de l’État dans l’économie au Japon ne saurait être comparée à aucune autre tant
les liens qui unissent les milieux politiques et le patronat (keidanren) sont étroits. Certains
scandales intervenus au Japon (en 1976, le Premier ministre est impliqué dans l’affaire Lockheed
; en 1988-1989, la révélation du délit d’initié de l’affaire Recruit-Cosmos provoque des
démissions en cascade dans la classe politique) ont révélé l’existence d’une véritable symbiose
entre ces deux milieux, avec des tentatives de corruption, de trafics d’influence, de
détournements de fonds publics.
L’affaire Lockheed est un scandale politico-financier qui a éclaté au Japon en 1976. Il s’agissait
d’une affaire de corruption des élites nipponnes, mêlant organisation criminelle et milieu des
affaires japonais, à la CIA. Y étaient notamment mêlés, le premier ministre de l’époque Kakuei
Tanaka qui a alors quitté ses fonctions, et Yoshio Kodama célèbre parrain de la mafia japonaise.

En fait, ce phénomène ne date pas d’aujourd’hui. Le témoignage qui suit décrit les pratiques qui
avaient déjà cours dans les années 1950-1960 :
« A côté du plan officiel, il y a la planification officieuse, définie comme un processus de
discussion permanente de l’appareil gouvernemental et des grandes affaires. C’est un processus
33
d’information et d’influences mutuelles. En échange de sa protection, l’État exige une
information incroyablement détaillée. […] Entre secteur privé et administration, il n’y a guère de
secret industriel ni de secret bancaire : la confiance règne ! Toutes les décisions importantes ne
sont prises qu’après que les comités mixtes patronat-administration ont dégagé une vue
unanime du problème considéré. Les bureaux du MITI sont véritablement doublés d’une
structure parallèle de commissions et groupes de travail, où se fait la véritable planification
industrielle ».
Christian Sautter, Japon. Le prix de la puissance, 1973.

La consommation des ménages fait aussi partie des moteurs de la croissance d’après 1950.
Comme les Européens, les Japonais se sont inspirés du mode de vie américain et sont entrés de
plain-pied dans la société de consommation. Cependant, compte tenu de l’importance de
l’épargne, elle s’élève à plus de 20 % du revenu disponible dans les années 1960, son rôle ne
doit pas être exagéré en comparaison de celui de l’investissement et des exportations. Les taux
d’investissement japonais constituent des records dans le monde occidental : 30 % du PNB dans
les années 1950, 40 % au cours de la décennie suivante. En apparence, les exportations ne
semblent pas très importantes. À l’époque du miracle, elles ne représentaient pas plus de 10 %
du PNB. Cette donnée rend imparfaitement compte du formidable dynamisme commercial dont
a fait preuve l’appareil productif japonais et l’organisation générale du commerce extérieur.
Chaque groupe industriel important possède une maison de commerce intégrée (sogo-shosha).
Cette dernière, tout en gérant les relations avec les sous-traitants, a une fonction de marketing
international visant à prospecter systématiquement les marchés étrangers. Les marques
japonaises deviennent connues des consommateurs du monde entier : Suzuki, Honda, Ioshiba,
Hitachi, Toyota, Sony,...
L’intervention de l’État et la politique des grandes firmes ne seraient rien sans les qualités du
peuple japonais. Paraphrasant Jean Bodin, il est exact de dire que la première richesse du Japon,
ce sont les hommes. Ce peuple, grâce à son système éducatif et à sa curiosité naturelle, est l’un
des plus qualifiés et des mieux informés de la terre. L’individu ne se comprend que par rapport
au groupe mais cela a favorisé dans le tempérament japonais l’acceptation des normes
collectives, l’aptitude à s’adapter, la soumission aux exigences collectives. Inscrites dans les
valeurs traditionnelles de la société japonaise, ces qualités ont été mises à profit par les
entreprises. De nombreux spécialistes du Japon estiment que le succès économique de ce pays
tient surtout à un mariage particulièrement réussi entre tradition et modernité. Le
cloisonnement du salariat japonais est sans doute un des facteurs qui, outre un relatif isolement
culturel des masses en face des grands courants idéologiques mondiaux, expliquent la faiblesse
du socialisme japonais d’avant-guerre. Mais il est, lui aussi, en étroite relation avec la survivance
du système des castes et de l’étroit cloisonnement social dont il était l’instrument. Aujourd’hui
encore, chacun a un statut, une position sociale, qui correspond à un rôle précis et à des
prérogatives fixées dans un ensemble hiérarchisé. Chaque position a des honbun, des
restrictions conventionnelles destinées à définir avec précision un rôle social, à distinguer ce qui
est permis au directeur et inaccessible au contremaître, caractéristique de l’étudiant, mais non
pas de l’employé (Hubert Brochier, Le Miracle économique japonais, 1970).

Les succès du Japon d’après 1950 doivent cependant être relativisés, car le miracle économique
présente aussi ses revers.
Les commentaires sur le Japon moderne insistent sur le degré de concentration de l’appareil de
production, la réussite des grands groupes industriels. La conséquence de ce mouvement a été
le renforcement du dualisme industriel qui s’observe entre les grandes entreprises, réalisant de
gros investissements, capables de poursuivre une stratégie internationale, proches du pouvoir
politique, et les petites entreprises, souvent réduites au rôle de sous-traitantes, versant de
faibles salaires et soumises aux fluctuations économiques. Cette situation présente l’avantage
de préserver les premières des aléas de la conjoncture mais elle a créé une société à deux
vitesses, traversée par de profondes inégalités sociales. Ces dernières se font d’autant plus
ressentir que la protection sociale est peu développée. Comme les autres pays occidentaux, le
Japon a connu des mouvements de protestation importants (grave révolte étudiante en 1968-
1969). Le commerce extérieur est un des domaines dans lesquels le Japon excelle. Exportateur
de produits manufacturés à haute valeur ajoutée, importateur de produits primaires et de
matières premières, il semble disposer d’une spécialisation internationale des plus
avantageuses. Des événements tels que les deux chocs pétroliers ou la guerre du Golfe de
34
1990-1991 ont révélé l’une des grandes faiblesses de l’économie japonaise: sa dépendance à
l’égard des approvisionnements extérieurs. C’est ainsi que le Japon importe près de 100 % du
pétrole et du minerai de fer qu’il utilise. Jusqu’en 1973, il est vrai que ce danger a été plus
potentiel que réel; par la suite, le pays a démontré une aptitude certaine à surmonter des
contraintes venues de l’extérieur. Champion de la croissance économique durant la période
étudiée, le Japon a été aussi le premier, du fait de risques trop longtemps ignorés ou négligés, à
éprouver les méfaits d’une urbanisation incontrôlée (que révèlent les fréquentes secousses
sismiques) et à subir les risques liés à un environnement insuffisamment respecté et protégé. En
1956, la maladie de Minamata, due au mercure, frappe des pêcheurs. C’est une des premières
grandes catastrophes écologiques d’origine économique du monde moderne. À l’heure où la
réussite des nouveaux pays industrialisés d’Asie du Sud-Est attire l’attention, l’expérience
passée du Japon est sans doute de nature à mieux faire entrevoir non seulement leurs marges
de développement économique futur mais aussi les limites de ce que l’on a continué d’appeler,
jusqu’au début de la présente décennie, une croissance à la japonaise.

Das könnte Ihnen auch gefallen