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Revue de Sciences
humaines
Numéro 11 (2006)
L’engagement
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Alice Béja
Au-delà de l’engagement : la
transfiguration du politique par la
fiction
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Référence électronique
Alice Béja, « Au-delà de l’engagement : la transfiguration du politique par la fiction », Tracés. Revue de Sciences
humaines [en ligne], 11 | 2006, mis en ligne le 11 février 2008. URL : http://traces.revues.org/index240.html
DOI : en cours d'attribution
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Au-delà de l’engagement : la transfiguration du politique par la fiction
permettrait d’avoir un regard critique sur l’engagement tel qu’il a été conçu et com-
menté en France ?
La fortune critique de la notion d’engagement, qui dépasse largement le cadre
restreint des œuvres de Sartre, nécessite une mise en perspective et une définition
préalables. Le « J’accuse », publié par émile Zola dans L’Aurore du 13 janvier 1898, est
souvent désigné comme le premier acte d’un « intellectuel engagé », ce moment où :
« un agent, utilisant et mettant en jeu le prestige et la compétence acquis dans
un domaine d’activité spécifique et limité (littérature, philosophie, sciences, etc.)
s’autorise de cette compétence qu’on lui reconnaît pour produire des avis à caractère
général et intervenir dans le débat sociopolitique. » 5
Cependant, il nous semble important de faire une distinction entre l’engagement de
Zola dans « J’accuse » et celui de Sartre par exemple, dans Les chemins de la liberté.
Dans un cas, un écrivain renommé sort de sa fonction, et s’autorise une prise de
position, une action politique, sur une question précise, en l’occurrence une affaire
judiciaire. L’engagement est ici un « sortir de soi », une excentricité garantie par (dont
le gage est) la notoriété de la personne qui se l’autorise. En ce qui concerne Sartre, et
plus généralement les œuvres dites de « littérature engagée », l’engagement est interne
à l’œuvre, il est central à la démarche même de l’écrivain. L’engagement a donc un
statut ambigu, car il peut concerner un écrivain sans pour autant s’appliquer, pour
parler en termes bourdieusiens, au champ littéraire en tant que tel. Nous préférons
pour cette raison n’appliquer le terme d’engagement littéraire qu’à la pratique tex-
tuelle en elle-même, aux œuvres de fiction faisant montre, d’une manière ou d’une
autre, de préoccupations politiques. Dans le cadre de cette approche,
« l’engagement implique [...] une réflexion de l’écrivain sur les rapports qu’entre-
tient la littérature avec le politique (et la société en général) et sur les moyens spéci-
fiques dont il dispose pour inscrire le politique dans son œuvre. » 6
Cette centralité accordée à l’engagement par les écrivains qui s’en réclament pose
cependant un certain nombre de problèmes. En effet, le rapport entre fiction et
politique ne va pas de soi, et l’on a souvent dénoncé la médiocrité de certaines œuvres
cataloguées comme engagées, et dont le message semblait être transmis au détriment
de la qualité littéraire.
Les écrivains dits « engagés » sont donc guettés par l’écueil de l’idéologie.
L’idéologie fait-elle alors disparaître le politique, et faut-il juger que les œuvres
engagées sont définitivement vouées aux gémonies de la littérature ? Il serait trop
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. Fredric Jameson, The Political Unconscious; Narrative As a Socially Symbolic Act, Ithaca, Cornell
University Press, 1981.
. Philippe Hamon, Texte et Idéologie, Paris, PUF, 1997, p. 9.
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Au-delà de l’engagement : la transfiguration du politique par la fiction
ou les intentions secrètes de l’auteur, autrement dit que l’idéologie n’est pas à recher-
cher dans une absence ou une ellipse, mais se loge dans des foyers normatifs qui
peuvent être mis en évidence par l’analyse. Ces foyers normatifs peuvent renvoyer à
un personnage – la figure du héros est particulièrement féconde à cet égard (qu’il soit
le personnage focalisateur, comme dans La chute, ou le personnage le plus focalisé,
Gatsby dans Gatsby le magnifique) – et, plus généralement, l’effet-idéologie passe
par ce que le critique nomme un « discours d’escorte » 9, qui évalue le savoir-faire,
savoir-dire, savoir-vivre des différents personnages en référence à des normes précises,
et peut indifféremment être assumé par un narrateur comme par un personnage de
l’énoncé. Citons deux exemples donnés par Philippe Hamon, le premier montrant
un jugement porté sur le savoir-dire, le second sur le savoir-faire :
« M. Homais parlait arome, ozmazôme, suc et gélatine d’une façon à éblouir »
(extrait de Madame Bovary, nous soulignons). 10
« Il s’appliqua aux marquottages. [...] Avec quel soin il ajustait les deux libers » (extrait
de Bouvard et Pécuchet, nous soulignons). 11
Les passages soulignés correspondent au discours d’escorte, dont on voit bien qu’il
tisse une sorte de toile de valeurs autours des différents personnages, de leurs actions
et de leurs discours.
La contrainte idéologique se manifeste donc par un système de représentation
dans le texte de fiction, voire par une forme toute entière qui peut contraindre la
lecture, mais on se rend bien compte que ses manifestations sont diverses, et ne se
limitent pas à la littérature engagée, ou même à la littérature d’engagement. Qu’en
est-il alors du politique, par rapport à cette idéologie tentaculaire qui se glisse dans
chaque anfractuosité de la fiction ? Il convient tout d’abord, à titre de préambule, de
distinguer le politique de la politique (qui ne sera pas ici notre objet). Cette dernière
peut être définie comme la vie politique, régie par des institutions, par un système
d’élections et de partis qui maintient la structure de la société. Le politique est plus
complexe, dans la mesure où il n’est pas directement lié à un cadre institutionnel,
mais davantage à la vie en communauté (sans pour autant se confondre avec le
social). Nous en resterons donc à une définition, certes partielle mais néanmoins
claire, qui fait du politique « l’espace entre les hommes » 12, où s’exerce leur liberté.
Le politique devient alors l’art du vivre ensemble, et, s’il vise à l’établissement de
certaines règles, il ne les prend pas pour acquises.
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13. Hannah Arendt, Qu’est-ce que la politique ?, Paris, Seuil, 1995, p. 65.
1 4. Ibid., p. 71.
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Au-delà de l’engagement : la transfiguration du politique par la fiction
Il s’agit donc à présent de voir si l’on peut trouver d’autres outils d’analyse que
l’engagement pour rendre compte des rapports entre fiction et politique. La cri-
tique française, à cet égard, est souvent trop marquée par la thématique de l’engage-
ment pour s’en détacher autrement que par une remise en question radicale, opérée
notamment par les structuralistes. Aux états-Unis en revanche, si l’engagement a
effectivement influencé toute une génération de chercheurs, il n’est cependant pas
une référence universelle, et l’on assiste en ce moment à une réélaboration de la
réflexion sur le politique en littérature qui prend ses distances par rapport à l’pproche
marxisante prônée notamment par les cultural studies (en particulier à travers les écrits
d’Allan Wald). En d’autres termes, il ne s’agit plus de réfléchir à partir des affiliations
de tel ou tel écrivain au parti communiste ou à d’autres organisations de gauche,
mais de se demander, à l’aune des textes, s’il n’existe pas certaines caractéristiques
communes aux œuvres dites « protestataires ». John Stauffer, actuellement professeur
à Harvard, travaille sur la question de la littérature protestataire (protest literature) et
élabore trois critères pour en tracer les contours :
« La littérature protestataire emploie trois stratégies rhétoriques dans sa quête pour
convertir le public. Les deux premières sont l’empathie et la volonté de choquer.
L’empathie est au cœur de toute réforme humanitaire, et la littérature protestataire
encourage ses lecteurs à participer aux émotions des victimes, à “sentir leur douleur”.
La volonté de choquer outrage, agite, et fait naître le désir de guérir la société de
ses maux. La troisième caractéristique de la littérature protestataire est l’ “action
symbolique”, pour emprunter un terme à Kenneth Burke. L’action symbolique
implique une indétermination du sens, une riche ambiguïté, une ouverture du texte
qui dépasse les intentions de l’auteur. Elle invite le lecteur au dialogue, au débat et
à l’interprétation. Elle pointe du doigt la différence entre ce qu’un auteur montre
et ce qu’il laisse voir. Elle empêche la littérature protestataire de devenir publi-
cité, propagande, dont le but est strictement téléologique. Les publicités envoient
un message clair, cherchent à convertir leur public, et sont dépourvues de l’émer-
veillement qui caractérise l’expérience esthétique. L’action symbolique produit des
symboles ouverts, donne au texte subtilité et nuances, et fait naître chez le lecteur
l’émerveillement et une crainte mêlée d’admiration. » 15
15. Stauffer John, préface au recueil de textes Protest Literature, ed. Zoe Trodd, Cambridge, John
Harvard Press, à paraître en septembre 2006. « Protest literature employs three rhetorical strategies
in the quest to convert audiences. The first two are empathy and shock value. Empathy is central to
all humanitarian reform, and protest literature encourages its readers to participate in the feelings of
the victims, to “feel their pain.” Shock value inspires outrage, agitation, and a desire to correct social
ills. The third characteristic of protest literature is “symbolic action,” to borrow a term from Kenneth
Burke. Symbolic action implies indeterminacy of meaning, rich ambiguity, and open-endedness
in the text, which goes beyond the author’s intent. It invites dialogue, debate, and interpretation
among readers. It points to a distinction between what an author displays and what he betrays.
It prevents protest literature from becoming an advertisement, or propaganda, whose purpose is
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strictly teleological. Advertisements send a clear message, seek to convert their audiences, and typi-
cally lack the sense of wonder that is part of an aesthetic experience. Symbolic action produces open-
ended symbols, giving the text subtlety and nuance, encouraging a sense of wonder and awe in the
reader. »
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Au-delà de l’engagement : la transfiguration du politique par la fiction
16. John Dos Passos, La grosse galette, in USA, Paris, Gallimard, 2002, p. 1150.
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« arpente les rues et arpente les rues en interrogeant les enseignes de Coca-Cola
les réclames de Lucky Strike les étiquettes dans les vitrines les bribes de conver-
sation surprises en passant les fragments de journaux déchirés les manchettes
d’hier émergeant des boîtes à ordures
pour trouver une série de chiffres une formule pour agir une adresse dont tu ne te
souviens pas bien dont tu as oublié le numéro de la rue peut-être à Brooklyn un
train qui part pour quelque part la sirène d’un vapeur qui te vrille les oreilles une
offre d’emploi tracée à la craie à la porte d’une agence
agir gaire il y a autre chose à faire dans la vie qu’arpenter désespérément les rues
dépêche-toi le perdant agis… fais. » 17
L’apparence de la structure est respectée : il y a un titre, des paragraphes, une pro-
gression tout au long du passage (le personnage finit par faire un discours, puis
retourne à son errance dans les rues). Cependant, le rythme de l’écriture, l’absence de
ponctuation et de majuscules, créent un texte particulier, ouvert à l’interprétation (le
lecteur peut couper les phrases où bon lui semble, c’est à lui de déterminer la respira-
tion), des images qui se suivent et s’entrechoquent, tels les différents morceaux d’un
kaléidoscope. On trouve chez Dos Passos un mélange entre le principe mécanique
et le principe de vie, à l’œuvre dans tous ses romans, et qui peut-être leur donne leur
force singulière, car ils parviennent à dépasser les cadres narratifs qu’ils s’imposent,
notamment par le style, le rythme et la composition.
L’exemple de John Dos Passos est donc éclairant lorsque l’on analyse les rapports
entre fiction et politique. à travers l’analyse de ses textes, on voit bien qu’idéologie
et politique se combinent plutôt qu’ils ne s’excluent, et que des voix alternatives
peuvent se faire jour malgré une structure omniprésente. L’emploi de documents
authentiques, la multiplicité des modes de narration, déjouent dans une certaine
mesure la concentration normative de certains passages. L’intervention de Sacco
et Vanzetti dans le texte lui-même, le rythme débordant des passages de l’« Œil
Caméra » éludent toute interprétation univoque (on peut noter par exemple que
toutes les biographies d’hommes de gauche incluses dans la trilogie se terminent
par des échecs). L’engagement ne suffit par conséquent pas à rendre compte d’un
texte aussi riche et aussi polyphonique que la trilogie USA. Par ailleurs, la littérature
protestataire, si elle offre un chapeau pratique pour regrouper un certain nombre
d’œuvres, n’aide pas à les analyser dans leur singularité. Nous proposons donc un
autre outil, pour analyser les œuvres de Dos Passos (mais qui pourrait être étendu à
d’autres auteurs), que nous avons décidé de nommer la transfiguration du politique
par la fiction. Le choix de ce terme fortement connoté n’est pas anodin. En effet, si
l’on reprend précisément l’épisode de la transfiguration de Jésus sur le Mont Thabor,
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dans l’évangile selon Saint Luc, on remarque que cette transfiguration s’opère en
deux temps : la prière en premier lieu, moment de joie et d’émotion pour les apôtres,
puis l’intervention divine, qui fait naître la peur et conclut la révélation. Ces étapes
correspondent à un double mouvement : d’une part la révélation lumineuse, de
l’autre la nuée et le secret. Cette double dimension de la transfiguration reflète toute
l’ambiguïté du statut de Jésus, à la fois dieu et homme. La transfiguration se fait dans
un premier temps de l’intérieur, par la prière, puis par l’intervention divine.
Pour en revenir à notre raisonnement, on voit donc que l’imposition d’un sens,
d’une révélation venue d’en haut n’exclut pas l’émergence de voix singulières. Les
deux niveaux d’analyse sont complémentaires et non exclusifs, et le terme de trans-
figuration permet de les regrouper, ce que ne fait pas l’engagement, trop axé sur la
volonté de l’auteur. Il est donc possible d’aller au-delà de l’engagement, en partant
des textes eux-mêmes, y compris de textes qui à première vue ne rentrent pas dans la
catégorie des « œuvres engagées », pour voir en quoi une certaine forme de politique
se fait jour à travers la fiction. La distinction entre idéologie et politique, préalable
nécessaire à toute étude de cette question, montre que les deux sont toujours asso-
ciés dans le mouvement du texte. Aucune œuvre n’est totalement débarrassée du
« discours d’escorte », mais parfois cette escorte s’égare, et laisse du champ au convoi
principal.
Le fait de s’interroger sur les autres théorisations du rapport entre fiction et
politique permet de revenir avec un regard critique sur la perspective française et
de voir en quoi, si l’engagement est précieux pour rendre compte d’une certaine
époque, il montre vite ses limites. La transfiguration du politique par la fiction est
un essai de réponse, le début d’une réflexion qui doit se déployer sur ce terrain miné,
toujours sujet aux prises de positions extrêmes, qu’est le politique quand il fraye
avec la littérature. Retour à Roland Barthes, qui exprime bien cette interrogation
nécessaire :
« C’est donc ici que notre enquête doit commencer, dans ce moment où les écri-
vains [...], définis et rassemblés par les opinions qu’ils professent, les mots d’ordre
qu’ils défendent, les manifestes qu’ils signent, les congrès auxquels ils assistent et les
revues dans lesquelles ils publient, s’effacent pourtant devant leur œuvre, imposent le
silence à leur personne et laissent apparaître derrière eux la littérature dans sa soli-
tude et son énigme, debout sous le regard véritable de l’Histoire. » 18
Alice Béja
(ENS LSH)
abeja@ens-lsh.fr
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Bibliographie
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