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11 janvier 2010
Introduction
Depuis la fin de la deuxième guerre mondiale, des musulmans de plus en plus
nombreux sont partis vivre et travailler dans les pays occidentaux, encouragés par les autorités
de ces pays, qui avaient un gigantesque besoin de main-d'oeuvre pour reconstruire tout ce que
la guerre avait détruit. La majorité d'entre eux n'était partie du pays d'origine qu'à titre
temporaire, mais nombreux furent ceux qui restèrent à titre définitif dans ces pays où ils
avaient passé l'essentiel de leur vie, fondé des familles et préparé leur avenir. Aujourd'hui, ces
immigrés et leurs descendants se comptent par dizaines de millions en Europe et en Amérique.
Ils sont confrontés à des questions existentielles d'une extrême complexité.
Par exemple, doivent-ils se considérer comme des musulmans vivant « comme en terre
d'exil » dans les pays occidentaux (ces régions qualifiées dans le passé de « dar al harb »
(régions de guerre), repliés sur eux-mêmes au sein de communautés musulmanes, préservant
le mode de vie islamique, les coutumes et traditions des terres d'origine de leurs ancêtres ?
Doivent-ils revendiquer l'application de la charia aux membres des communautés musulmanes
des pays occidentaux, pour ce qui concerne les questions de statut personnel telles que le
mariage, le divorce, l'héritage, etc... (comme cela se fait depuis des siècles dans certains pays
asiatiques tels que l'Inde, qui compte plus de 140 millions de musulmans ?).
Ou bien ces immigrés (et leurs enfants nés en terre d'Occident en particulier) doivent-
ils s'intégrer à la population de leur propre pays natal, se soumettre aux lois nationales, et en
accepter l'application même quand elles sont incompatibles avec les règles du droit musulman
?
Dans un ouvrage publié en automne 2009, intitulé « Mon intime conviction », (1)
Tariq Ramadan analyse ces questions, et formule des propositions pour faire avancer le débat
dont elles font régulièrement l'objet.
Un penseur musulman fortement médiatisé
Cet intellectuel musulman, né en Suisse de parents égyptiens, et élevé à la fois dans la
culture occidentale et dans la culture égyptienne et arabe de ses parents a, a priori, de précieux
atouts pour comprendre les différents points de vue qui se confrontent, dans toute leur
complexité, qu'il s'agisse de ceux des communautés musulmanes immigrées, des groupes
fondamentalistes, ou des communautés et politiciens occidentaux. En effet, son père
enseignait la charia dans une université anglaise, (2) alors que sa mère était la fille de Hassan
al Banna, le fondateur des Frères Musulmans, (3) et la nièce de Gamal al Banna, un penseur
musulman progressiste connu.
De fait, depuis 20 ans, Ramadan écrit avec une grande régularité force livres et
articles sur les questions de l'identité religieuse et citoyenne des Européens musulmans. (4 à
8) C'est un conférencier apprécié tant dans les pays arabes que dans les pays occidentaux, et
un habitué des plateaux de TV des grandes chaînes, où il apparaît pour promouvoir ses
derniers ouvrages ou pour participer à des débats sur la place et l'avenir de l'islam et des
communautés musulmanes dans les pays occidentaux. Ramadan anime également des
enseignements relatifs à l'islam et à la culture musulmane dans des universités aussi
prestigieuses que l'université d'Oxford en Grand-Bretagne ou celle de Rotterdam aux Pays-
Bas.
Poète ou végétarien ?
Contrairement à beaucoup de fils d'immigrés, Ramadan n'a pas une mentalité
d'immigré, ou d'exilé dans son pays natal. Il est Suisse et parfaitement heureux de sa situation.
C'est un « Européen musulman » qui se sent bien dans sa peau, bien dans son environnement,
bien dans sa double culture (occidentale et islamique) ou dans sa triple culture (francophone,
anglophone et arabe).
Ramadan refuse de jouer à ces jeux réducteurs, où il s'agit de dire clairement et sans
nuance... (sans ambiguïté !), si l'on est d'abord musulman, ou d'abord Européen. D'après lui, la
question n'a pas de sens. « Dans l'ordre religieux et philosophique, celui qui donne sens à la
vie, l'être humain est d'abord athée, bouddhiste, juif, chrétien et musulman : son passeport, sa
nationalité ne répondent pas à la question existentielle. Quand il faut voter pour un candidat,
l'individu a une identité citoyenne, et il est d'abord un Américain, un Italien, un Français ou un
Britannique s'engageant dans les affaires de son pays. Selon l'ordre ou le champ d'activité,
l'individu a donc d'abord telle ou telle identité, sans que cela soit contradictoire. » (9) A titre
d'illustration, il explique qu'un poète végétarien interviendra, dans un cercle de poésie, en sa
qualité de poète, mais s'identifiera ensuite comme un végétarien, quand il passera à table.
Ramadan va encore plus loin dans la définition de son identité personnelle. « Depuis
longtemps, je répète aux musulmans et à mes concitoyens que je suis suisse de nationalité,
égyptien de mémoire, musulman de religion, européen de culture, universaliste de principe,
marocain et mauricien d'adoption. » (10)
Pour Ramadan la société multiculturelle est un fait. Il ne s'agit plus d'être pour ou
contre, mais de faire avec. «Le défi de la diversité exige des solutions pratiques et impose aux
citoyens, aux intellectuels comme aux représentants religieux, de développer un esprit critique
et nuancé, toujours ouvert à l'évolution, à l'analyse et, bien sûr, à l'autocritique. Faire entendre
ses propres exigences tout en sachant écouter l'autre, concevoir le compromis tout en refusant
la compromission, affronter les certitudes ancrées et les esprits rigides ou dogmatiques dans
tous les camps, et surtout parmi sa famille culturelle et religieuse : tout cela n'est pas facile et
exige temps, patience, empathie et détermination. » (11)
Un médiateur entre les univers occidental et islamique
Ramadan explique qu'il s'intéresse à ces questions depuis plus de deux décennies,
essayant de « construire des ponts, d'expliquer et de faire mieux comprendre l'islam au monde
musulman autant qu'à l'Occident ».
Il se voit dans le rôle de médiateur entre les univers occidental et islamique, entre leurs
cultures et leurs croyances religieuses respectives. Il assume pleinement sa religion
musulmane et sa culture occidentale, et affirme que « les valeurs et les espoirs communs sont
plus essentiels et plus nombreux que les différences. » Son objectif est « de montrer,
théoriquement autant que pratiquement, que l'on peut être tout à la fois pleinement musulman
et occidental et que, au-delà de nos différences apparentes, nous partageons beaucoup de
valeurs à partir desquelles le « vivre ensemble » est possible dans nos sociétés pluralistes,
multiculturelles, et où coexistent plusieurs religions. » (12)
Un message, il le sait bien, « difficile à faire entendre en ces temps de débats
passionnés, où les voix se confondent et la surdité se généralise. » (13)
« Un médiateur, » explique-t-il, « est un pont, et un pont n'appartient jamais à une
seule rive. Il est toujours un peu trop de « l'autre côté », toujours soupçonné de « double »
loyauté. Ainsi, j'étais toujours « un peu trop occidentalisé » pour certains musulmans, et « un
peu trop musulman » pour quelques Occidentaux. Des deux côtés de la rivière, le médiateur
doit donc prouver sa pleine appartenance. Lorsque la passion et l'émotivité l'emportent et
colonisent les débats, l'intervention nuancée, critique et autocritique, devient suspecte, et la
nuance est vite perçue comme de l'ambiguïté. Le médiateur se voit l'objet de projections qui
sont parfois dues à une longue histoire, à des contentieux et des traumas profonds. Rien n'est
simple : vous vous faites des « ennemis » des deux côtés, et l'on vous traite parfois de traître
ou de « vendu », voire de manipulateur adepte du « double discours ». (14)
Mais, Ramadan ne se décourage pas pour autant. Il est bien décidé, plus que jamais, à
continuer son action, dans le but d'ébranler les certitudes qu'il faut remettre en question, de
replacer dans leur propre perspective certaines croyances, de confronter les préjugés, et de
remettre en cause les conclusions simplistes, d'où qu'elles viennent. Il est encouragé dans son
action, du fait qu'il voit poindre de nouvelles dynamiques, de plus en plus de femmes et
d'hommes « refusant la polarisation, les simplifications, les manipulations et les exclusions »
et bien décidés à construire l'avenir, « sans naïveté, mais avec confiance et détermination ».
(15)
Notes et références
Conclusion
En dévoilant son « intime conviction », Tariq Ramadan avait-il l'intention d'écrire un
véritable « guide du musulman perplexe en pays d'Occident » ? Le fait est qu'il s'est attaqué
tour à tour à chacune des grandes questions auxquelles les musulmans vivant dans les pays
occidentaux sont quotidiennement confrontés. Il n'a pas hésité à décortiquer tous les sujets, y
compris ceux qui fâchent. C'est le professeur Ramadan qui parle, et il fait méthodiquement le
tour de chaque question, en l'éclairant dans ses différents aspects, coiffant tour à tour ses
casquettes de sociologue, de politologue, d'historien ou de philosophe.
Ramadan s'adresse en priorité aux nouvelles générations de musulmans nés et élevés
dans les pays occidentaux, dont ils sont des citoyens à part entière. Il observe, à leur intention,
qu'ils ne sont pas en « terre d'exil » dans les pays occidentaux, et n'ont pas à regretter que
leurs ancêtres aient quitté leur terre d'origine. Ils doivent se sentir chez eux, bien dans leur
peau, bien dans leur environnement, dans les pays où ils sont nés. Ils doivent y vivre, et
participer pleinement à la vie commune, à la vie institutionnelle et politique, non pas avec un
référentiel de « minoritaire » (un concept vide de sens, à son avis), mais comme tout citoyen
du pays, à l'égal de ceux qui font partie de ce qu'on appelle la « majorité » de la population.
S'adressant à l'ensemble des membres de la communauté musulmane, Ramadan
explique ce que c'est qu'être un Occidental musulman, les défis que la communauté
musulmane doit relever, et la manière dont certains des problèmes peuvent être abordés. La
sécularisation et la laïcité garantissent aux musulmans le libre exercice de leur culte. Pour tout
le reste, les musulmans sont des citoyens comme les autres, qui doivent obéïr aux lois
nationales, aimer leur pays, participer à son développement en y préparant leur propre avenir,
en fonction de leurs aspirations individuelles, et au mieux de leurs capacités.
Le message central de Ramadan, c'est qu'il ne suffit pas aux musulmans de se plaindre
de leur condition actuelle, et de vouloir un avenir meilleur pour eux-mêmes et pour leur
communauté, pour que les changements se produisent. Ils doivent participer de manière active
à la solution des problèmes qui se posent à eux, après les avoir bien analysés dans tous leurs
aspects.
Ramadan adresse également, tout au long de l'ouvrage, un message aux citoyens des
sociétés occidentales, expliquant qu'ils ont besoin, pour leur part, de réviser en profondeur le
regard et les jugements qu'ils portent sur les musulmans qui vivent en terre d'Europe ou
d'Amérique. Ils doivent, en particulier, apprendre à faire la part des choses, et cesser d'
« islamiser », par exemple, les problèmes sociaux. Les gouvernements occidentaux doivent
accepter de traiter sur le plan politique des questions telles que le chômage ou la
marginalisation sociale, qui n'ont rien à voir avec la religion, et tout à voir avec les politiques
étatiques. « L'Occident, en même temps qu'un dialogue avec « l'autre », doit engager un
dialogue avec lui-même – sérieux, profond et constructif. » (38)
Notes et références