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Amos Daragon,

porteur de masques
BRYAN PERRO
Dans la série Amos Daragon :

Amos Daragon, la clé de Braha, roman, 2003.

Amos Daragon, le crépuscule des dieux, roman,


2003.

À paraître en octobre 2003 :

Amos Daragon 4 Amos Daragon,


Amos Daragon 5 porteur de masques
Romans pour adultes chez le même éditeur :

Pourquoi j’ai tué mon père, roman, 2002.

Marmotte, roman, réédition, 2002 ; première


édition, 1998, Éditions des Glanures.

Mon frère de la planète des fruits, roman, 2001.


Les Éditions des Intouchables bénéficient du soutien financier de
la SODEC, du Programme de crédits d’impôt du gouvernement
du Québec, du PADIÉ et sont inscrites au Programme de subven-
tion globale du Conseil des Arts du Canada.
Prologue
LES ÉDITIONS DES INTOUCHABLES
1463, boulevard Saint-Joseph Est
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Téléphone : (514) 526-0770 On trouve, dans les plus anciennes légendes
Télécopieur : (514) 529-7780 de ce monde, l’histoire des masques de puis-
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sance. Ces masques, qui ont une valeur inesti-
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mable et sont porteurs de la magie sacrée des
DISTRIBUTION : PROLOGUE éléments, seraient donnés à des humains ayant
1650, boulevard Lionel-Bertrand beaucoup de cœur et d’esprit. Il existe quatre
Boisbriand, Québec masques, celui de la terre, celui de l’air, celui
J7H 1N7 du feu et celui de l’eau, et seize pierres de puis-
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sance qui servent à alimenter les masques
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d’une puissante magie. Dans l’éternel combat
Impression : Quebecor entre le bien et le mal, entre le jour et la nuit,
Infographie : PageXpress entre les dieux des mondes positifs et ceux des
Illustration de la couverture : Jacques Lamontagne mondes négatifs, la tâche de ces élus serait de
Maquette de la couverture : François Vaillancourt rétablir l’équilibre de ces forces.
Amos Daragon, fils d’Urban et de Frilla
Dépôt légal : 2003
Bibliothèque nationale du Québec
Daragon, fut choisi pour accomplir cette mis-
Bibliothèque nationale du Canada sion. Dès sa naissance, son destin fut écrit, par
la Dame blanche, en lettres d’or dans la grande
© Les Éditions des Intouchables, 2003 histoire des héros éternels. Celle-ci, déesse
Tous droits réservés pour tous pays suprême du monde, attendait patiemment le
jour de sa révélation.
ISBN 2-89549-083-X à 0,99 $ ; 2-89549-084-8 à 8,95 $

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La baie des cavernes

Le royaume d’Omain était un endroit


magnifique. On y trouvait une petite ville aux
rues bien ordonnées, surplombées par un
château de pierres sombres. De hautes mon-
tagnes aux sommets toujours enneigés encer-
claient la cité. Une large et longue rivière, qui
prenait sa source dans les neiges éternelles,
descendait les versants en cascades pour cou-
ler directement jusqu’au centre de la ville,
dans la vallée.
Il y avait, à Omain, un petit port de
pêcheurs rempli de frêles embarcations aux
couleurs éclatantes. Lorsque le silence de la
nuit tombait sur le marché aux poissons, tous
les citoyens s’endormaient au son des vagues
de l’océan. Chaque matin, c’est en suivant la
rivière que des dizaines de pêcheurs levaient la
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voile triangulaire de leur bateau de bois pour une fois par an, au printemps, le port d’Omain.
aller jeter lignes et filets dans l’anse. En plus d’être laid à faire peur, Édonf avait,
Les rues d’Omain étaient en terre battue. disait-on, un cerveau de la taille d’un têtard.
On s’y promenait uniquement à pied et à dos Au coin du feu, les aînés racontaient aux
d’âne. Tous les habitants de la ville étaient enfants les incroyables bêtises de leur sei-
pauvres, à l’exception du seigneur Édonf qui gneur. Ces légendes, amplifiées par le temps et
habitait le château. Celui-ci régnait en maître transformées par l’habileté des conteurs, fai-
sur ce coin de paradis et obligeait chaque saient les délices des petits et des grands.
famille à verser d’énormes redevances pour la Ainsi, à Omain, tout le monde connaissait
gestion du royaume. Tous les mois, à la pleine l’histoire de Yack le Troubadour qui, de pas-
lune, la garde personnelle du seigneur descen- sage dans la ville pour y présenter des specta-
dait en ville afin d’y encaisser l’argent des cles avec sa troupe de saltimbanques, s’était
impôts. fait passer auprès d’Édonf pour un célèbre
Si un citoyen était incapable de payer, il était docteur. Pendant près d’un mois, Yack avait
immédiatement jeté dans une cage de fer pour fait avaler au seigneur de la crotte de mouton
être exposé aux regards de tous, en plein centre enrobée de sucre afin de guérir sa mémoire
du marché. Sans nourriture et sans eau, subis- défaillante. Depuis, on racontait qu’Édonf
sant le froid ou la chaleur et les moustiques, le avait complètement retrouvé ses facultés et
malheureux pouvait rester là plusieurs jours, n’oublierait jamais le faux docteur ni, surtout,
voire plusieurs semaines. Les habitants de la le goût de la crotte de mouton. Voilà pourquoi
ville savaient qu’un séjour dans la cage se termi- les vieux conteurs d’Omain disaient aux
nait souvent par la mort du prisonnier. Aussi gamins que ceux d’entre eux qui oubliaient
s’efforçaient-ils de régler scrupuleusement leurs trop souvent d’obéir à leurs parents devraient
redevances au seigneur. goûter, un jour, au médicament de Yack. Après
Édonf était gros comme une baleine. Avec avoir écouté ce récit, les enfants de la contrée
ses yeux exorbités, sa grande bouche et sa avaient toujours une excellente mémoire.
peau pleine de boutons et toujours huileuse, il
ressemblait à s’y méprendre à un de ces * * *
énormes crapauds de mer qui envahissaient

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C’est dans ce royaume qu’Amos Daragon comme un esclave et lui en demandait tou-
avait vu le jour. Son père et sa mère étaient des jours davantage. Les dernières années avaient
artisans qui avaient passé de longues années à été particulièrement éprouvantes pour Urban,
voyager de pays en pays, à la recherche d’un car son maître s’était mis à lui donner des
coin idéal pour s’établir. Lorsqu’ils avaient coups de bâton pour le forcer à travailler plus
découvert le magnifique royaume d’Omain, vite. Le seigneur d’Omain prenait un grand
ils avaient décidé de s’y installer avec la certi- plaisir à battre Urban et celui-ci, prisonnier de
tude qu’ils y demeureraient jusqu’à la fin de sa dette, n’avait pas d’autre choix que de subir
leurs jours. sa tyrannie. Tous les jours, c’est la tête basse et
Ces braves gens avaient cependant com- les membres meurtris que le père d’Amos ren-
mis une grave erreur en construisant une trait à la maison. Étant donné qu’il n’avait pas
petite chaumière à l’orée de la forêt, non loin assez d’argent pour fuir le royaume ni assez de
de la cité, sur les terres mêmes du seigneur force pour affronter Édonf et s’en affranchir,
Édonf, sans son autorisation. Lorsque celui-ci tous les matins Urban quittait le foyer en
avait appris la nouvelle, il avait envoyé ses larmes et revenait ensanglanté tous les soirs.
hommes leur rendre visite avec l’ordre de les La famille Daragon était certainement la
soumettre au supplice de la cage et de brûler plus pauvre du village et sa chaumière, la plus
leur maison. En échange de leur vie et des petite d’entre toutes. Les murs étaient faits de
arbres qu’ils avaient coupés pour construire troncs d’arbres dégrossis à la hache et couchés
les murs de leur maisonnette, Urban Daragon les uns sur les autres. Pour conserver la chaleur
avait proposé au seigneur de travailler gratui- du foyer, Urban Daragon avait calfeutré avec de
tement pour lui et de s’acquitter ainsi de sa la tourbe et du foin les petites ouvertures lais-
dette. Édonf avait accepté. Douze années déjà sées par les irrégularités du bois. Le toit de paille
s’étaient écoulées depuis ce funeste jour, et le avait une excellente imperméabilité, et la grosse
père d’Amos payait toujours, à la sueur de son cheminée de pierre, énorme en comparaison de
front, son erreur passée. la taille de la maison, semblait être le seul élé-
Après tout ce temps au service du seigneur, ment de la construction qui fût véritablement
Urban faisait pitié à voir. Il avait beaucoup mai- solide. Un petit jardin fleuri, peu ensoleillé à
gri et dépérissait à vue d’œil. Édonf le traitait cause des arbres immenses qui l’entouraient, et

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un minuscule bâtiment ressemblant vaguement doucement le bout de sa perche muni du
à une grange complétaient le tableau. nœud vers l’animal. Sans bruit, Amos passait
La chaumière par elle-même était toute rapidement le piège autour du cou de l’oiseau
petite. Une table de bois, trois chaises et un lit et tirait aussitôt sur la corde. Il ramenait sou-
superposé en constituaient l’unique mobilier. vent, de cette façon, le dîner de la famille.
La cheminée occupait la presque totalité du Le jeune garçon avait appris à écouter la
mur est. Une marmite était toujours suspen- nature, à se fondre dans les fougères et à mar-
due au-dessus du feu à l’aide d’une crémail- cher dans les bois sans que personne
lère. Vivre en ces lieux était pour la famille n’entende le moindre bruit. Il connaissait les
Daragon une lutte permanente contre la cha- arbres, les meilleurs endroits pour trouver des
leur ou le froid, mais aussi contre la faim et la petits fruits sauvages et pistait, à l’âge de douze
pauvreté. ans, toutes les bêtes de la forêt. Quelquefois,
Obligé depuis son plus jeune âge à se pendant la saison froide, il parvenait même à
débrouiller avec les moyens du bord, Amos repérer des truffes, ces délicieux champignons
avait acquis de nombreux talents. Il chassait le souterrains qui poussent au pied des chênes.
faisan et le lièvre dans la forêt, pêchait avec La forêt n’avait plus aucun secret pour lui.
une canne de fortune dans la rivière et ramas- Mais Amos était profondément malheu-
sait des coquillages et des crustacés sur la côte reux. Tous les jours, il voyait son père souffrir
océane. Grâce à lui, la famille réussissait à sur- et sa mère sombrer peu à peu dans une rési-
vivre tant bien que mal, même si certains gnation malsaine. Ses parents, continuellement
jours il n’y avait pas grand-chose sur la table. sans le sou, se disputaient souvent. Le couple
Au fil du temps, Amos avait mis au point s’était enlisé dans la misère du quotidien et
une technique presque infaillible pour captu- n’avait même plus l’espoir de s’en sortir. Plus
rer les oiseaux sauvages comestibles. Au bout jeunes, Urban et Frilla faisaient sans cesse des
d’une longue perche en forme de « Y », il lais- projets de voyages, voulant à tout prix préser-
sait glisser une corde dont l’extrémité était ver leur bonheur et leur liberté. Leurs yeux
dotée d’un nœud coulant. Il lui suffisait de autrefois pétillants ne reflétaient plus mainte-
repérer une perdrix, par exemple, de demeu- nant que tristesse et fatigue. Amos rêvait tous les
rer à bonne distance de sa proie et d’avancer soirs qu’il sauvait ses parents en leur donnant

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une meilleure vie. Urban et Frilla étant trop accélérant le pas sur le chemin du retour, il
pauvres pour l’envoyer à l’école, le jeune gar- serait rentré chez lui avant la fin de l’après-
çon rêvait aussi d’un tuteur capable de mieux midi comme il l’avait promis à son père.
lui faire comprendre le monde, de répondre à La baie des cavernes était un endroit où les
ses questions et de lui conseiller des lectures. vagues, au fil du temps et au gré des marées,
Toutes les nuits, Amos Daragon s’endormait avaient érodé la pierre pour y creuser des grot-
dans l’espoir que la journée suivante lui appor- tes, des bassins et d’impressionnantes sculp-
terait une nouvelle vie. tures. Amos avait découvert ce coin par hasard
et en revenait toujours avec une grande quan-
* * * tité de crabes et de moules, mais la grande dis-
tance à parcourir pour l’atteindre l’empêchait
Par une splendide matinée d’été, Amos se de s’y rendre plus régulièrement. Avec un
rendit sur la côte pour ramasser des moules grand récipient plein à ras bords dans chaque
ou encore débusquer quelques crabes. Il suivit main, le retour à la chaumière n’était jamais
son trajet habituel, mais sans grand succès. Sa chose aisée.
maigre récolte, contenue dans un de ses deux Après deux heures de marche, le jeune gar-
seaux en bois, ne suffirait pas à nourrir trois çon arriva enfin à la baie des cavernes. Épuisé,
personnes. « Bon ! se dit-il, pour l’instant, je il s’assit sur la plage de galets et contempla le
pense avoir épuisé toutes les ressources de spectacle de la nature. La marée était basse et
cette partie de la côte. Il est encore tôt et le les immenses sculptures taillées par l’océan
soleil brille ! Je vais voir ce que je peux trouver trônaient sur la baie comme des géants pétri-
plus loin, sur un autre rivage. » fiés. Partout sur la falaise, Amos pouvait aper-
Amos songea d’abord à se diriger vers le cevoir des trous béants, creusés par des
nord, un endroit qu’il connaissait peu, mais milliers d’années de marées, de vagues et de
soudain il pensa à la baie des cavernes. Celle- tempêtes. Le vent frais du large caressait sa
ci se situait à une bonne distance de l’endroit peau brune et son nez brûlé par le soleil, déjà
où il se trouvait, en direction du sud, mais, haut dans le ciel.
pour y être allé plusieurs fois, le garçon savait « Allez, Amos, au travail maintenant ! » se
qu’en ne traînant pas trop sur place et en dit-il.

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Rapidement, il remplit de crabes ses deux Prenant sa source tout au fond de la caverne,
seaux. Il y en avait des dizaines d’autres sur la cet épouvantable son paralysa les oiseaux qui
plage qui s’étaient fait surprendre par la marée tombèrent aussitôt raides morts.
descendante et qui cherchaient maintenant à Amos fut lui-même renversé par la force
regagner l’eau salée. Alors que le jeune de ce cri. Il s’écroula exactement comme s’il
pêcheur passait devant l’entrée d’une grotte, avait reçu un violent coup de poing. Il avait
plus large et plus haute que les autres, son instinctivement placé ses mains sur ses oreilles.
attention fut attirée par un gros corbeau noir, Par terre, en position fœtale, son cœur battait
mort sur la grève. Amos leva les yeux vers le à tout rompre. Ses jambes refusaient de bou-
ciel et vit une bonne vingtaine de ces oiseaux ger. Jamais auparavant il n’avait entendu une
voler en décrivant des cercles au-dessus de la telle chose. Ce cri semblait à la fois humain
falaise. et animal, poussé par des cordes vocales
« Ces oiseaux volent ainsi en attendant la extraordinairement puissantes.
mort prochaine d’un autre animal, pensa-t-il. Une voix charmante de femme, aux accents
Ils se nourriront des restes du cadavre. Il s’agit mélodiques et doux, sortit Amos de sa torpeur.
peut-être d’un gros poisson ou d’une baleine On aurait dit qu’une lyre, profondément
échouée près d’ici. Ce corbeau-ci, lui, n’a pas enfouie dans la grotte, s’était mise soudain à
eu de chance. Il s’est certainement brisé le cou jouer.
sur la roche. » — N’aie pas peur, jeune homme, je ne suis
Regardant attentivement autour de lui à la pas l’ennemie des humains.
recherche d’une bête agonisante, Amos vit, un Amos leva la tête et se remit sur ses pieds.
peu plus loin dans l’entrée de la grotte, trois La voix poursuivit :
autres corbeaux, ceux-là bien vivants. Leurs — Je suis dans la grotte, viens vite, je
yeux fixaient le fond de la caverne, comme t’attends. Je ne te ferai pas de mal. Je crie pour
s’ils essayaient de distinguer quelque chose chasser les oiseaux.
dans le ventre de la paroi rocheuse. Alors Le garçon s’approcha lentement de la
qu’Amos s’approchait d’eux pour tenter de cavité. La femme parlait toujours et ses mots
trouver une explication à ce mystère, un cri tintaient aux oreilles d’Amos comme une
d’une incroyable puissance se fit entendre. symphonie de clochettes.

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— Ne crains rien. Je me méfie des oiseaux authentique sirène. Ses longs cheveux avaient
car ils sont fouineurs et grossiers. Ce sont des la couleur pâle du reflet d’un coucher de soleil
espions et ils aiment beaucoup trop manger sur l’océan. Fortement musclée, elle portait sur
du poisson pour que je leur fasse confiance. son torse une armure de coquillages ressem-
Quand tu me verras, tu comprendras ce que je blant aux cottes de mailles utilisées par les
veux dire. Je te répète que je ne fais pas de mal hommes de guerre. Entre l’armure et la peau
aux hommes. Maintenant, viens vite, mon de la sirène, Amos crut voir un vêtement tissé
temps est compté. d’algues. Ses ongles étaient longs et pointus.
Dans l’obscurité, en se dirigeant à tâtons Une énorme queue de poisson, massive et large,
vers l’endroit d’où provenait la voix, Amos terminait son impressionnante silhouette. Près
pénétrait plus profondément dans la grotte. d’elle était posée une arme. C’était un trident en
Tout à coup, une douce lumière bleue enve- ivoire, probablement sculpté dans une corne de
loppa le sol et les parois rugueuses des murs. narval et orné de coraux rouge pâle. La sirène
De petites flaques d’eau brillaient. Toute dit en souriant:
l’humidité de la caverne scintillait. C’était — Je vois la peur dans tes yeux. Ne sois pas
magnifique. Chacune des gouttes avait sa effrayé. Je sais que les créatures de ma race ont
propre teinte de bleu. Cette lumière envahis- mauvaise réputation chez les humains. Vos
sait l’intérieur de la grotte en donnant à Amos légendes racontent que nous, les sirènes, aimons
l’impression d’avancer sur un fluide en mou- charmer les marins pour ensuite les entraîner
vement. Puis la voix reprit : au fond des mers. Tu dois savoir que c’est faux.
— C’est beau, n’est-ce pas ? Ceci est la Ce sont les Merriens qui agissent ainsi. Ces
lumière de mon peuple. Chez moi, tout le créatures ressemblent physiquement aux
monde peut, par sa seule volonté, faire jaillir sirènes, mais elles sont d’une laideur repous-
la lumière de l’eau salée. Retourne-toi, je suis sante. Les Merriens utilisent leur voix pour
ici, tout près. envoûter les hommes et les attirer dans des
En apercevant la créature, Amos dut pren- pièges mortels. Ils dévorent ensuite leurs victi-
dre son courage à deux mains pour ne pas mes, pillent les cargaisons et font naître des
s’enfuir. Devant ses yeux, couchée par terre tempêtes où sombrent les navires pour s’en faire
dans une petite nappe d’eau, se trouvait une des demeures dans les profondeurs de l’océan.

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Amos remarqua, pendant que la sirène Le jeune garçon sortit rapidement de la
parlait, de larges entailles dans son armure. Il grotte. Au moment où il se couvrait les oreilles
l’interrompit pour demander : de ses deux mains, il entendit un bruit sourd
— Vous êtes blessée ? Je peux sûrement et macabre. Un chant langoureux, chargé de
vous aider, laissez-moi aller dans la forêt, je souffrance et de mélancolie, retentit dans
connais des plantes qui pourraient vous guérir. toute la baie et fit vibrer la terre autour de lui.
La sirène sourit tendrement. Des pierres commencèrent à tomber çà et là,
— Tu es gentil, jeune homme. Malheureu- puis, dans un vacarme terrifiant, la caverne où
sement, je suis condamnée à mourir très pro- se trouvait la sirène s’écroula violemment.
chainement. Au cours d’un affrontement avec Lorsque tout fut terminé, un silence profond
les Merriens, mes organes ont été gravement envahit les lieux.
touchés et la plaie est très profonde. Chez moi, Comme il remontait la falaise, le trident
sous les flots de l’océan, la guerre contre ces d’ivoire sous un bras et un seau rempli de cra-
êtres maléfiques fait rage depuis quelques jours. bes dans chaque main, Amos se retourna pour
Maintenant, prends cette pierre blanche et dès contempler l’endroit une dernière fois. Ins-
que tu le pourras, rends-toi chez Gwenfadrille tinctivement, il savait que plus jamais il ne
dans le bois de Tarkasis. Tu diras à la reine que reverrait la baie des cavernes. Sous ses yeux,
son amie Crivannia, princesse des eaux, est des centaines de sirènes, la tête hors de l’eau,
morte et que son royaume est tombé aux mains observaient de loin le tombeau de la prin-
de ses ennemis. Dis-lui aussi que je t’ai choisi cesse. C’est à quelques lieues de là, alors qu’il
comme porteur de masques. Elle comprendra marchait vers sa demeure, qu’Amos entendit
et agira en conséquence. Jure-moi, sur ta vie, un chant funéraire porté par le vent. Un
que tu accompliras cette mission. chœur de sirènes rendait un dernier hom-
Sans réfléchir, Amos jura sur sa vie. mage à la souveraine Crivannia.
— Sauve-toi vite. Cours et bouche-toi les
oreilles. Une princesse des eaux qui meurt
quitte ce monde avec fracas. Allez, va. Que la
force des éléments accompagne chacun de tes
pas ! Prends aussi le trident, il te sera utile.

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Le seigneur Édonf,
la soupe aux pierres
et les chevaux

Amos arriva chez lui en fin d’après-midi.


À sa grande surprise, il vit que le seigneur
Édonf était là, accompagné de deux gardes.
Devant la chaumière, les parents d’Amos, tête
basse en signe de soumission, écoutaient les
paroles injurieuses du seigneur. Le gros bon-
homme, rouge de colère, menaçait de brûler la
maison. Il reprochait au couple d’avoir cultivé
des terres sans son autorisation et de chasser
dans son domaine sans vergogne. En plus, la
famille possédait un âne que le seigneur disait
être sien. On lui avait, apparemment, dérobé
cette bête dans l’enceinte même de son château.
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Sur ce point, le seigneur Édonf ne se trom- à deux mains, il se décida à agir. Pour ne pas
pait pas. Au cours d’une brève visite nocturne se brûler, le garçon s’enveloppa la main avec
au château, Amos avait enlevé l’animal pour lui un chiffon épais et saisit l’anse du gros chau-
épargner les mauvais traitements qui lui étaient dron. Sans se faire remarquer, il alla dans le
infligés. Il avait ensuite raconté à ses parents que jardin, non loin d’Édonf et de ses hommes. Il
l’âne, perdu dans les bois, l’avait suivi jusqu’à la déposa la marmite par terre, prit le bout d’une
chaumière. Évidemment, il s’était bien gardé branche morte dans sa main et commença un
d’avouer son crime. Édonf réclamait mainte- étrange rituel. En dansant, il frappait les parois
nant une grosse somme d’argent pour oublier de la marmite avec son bâton et répétait après
l’affaire, et les parents d’Amos, incapables bien chaque coup :
sûr de payer, ne savaient plus quoi dire ni quoi — Bouille, ma soupe ! Bouille !
faire. Dans sa colère, Édonf ne fit pas immédia-
Complètement affolé, Amos entra discrè- tement attention à son manège. Ce n’est qu’au
tement dans la chaumière. Il ne supportait septième ou huitième « Bouille, ma soupe !
plus de voir ses parents ainsi humiliés. Les Bouille ! » que le seigneur arrêta de fulminer
choses devaient changer pour lui et sa famille, pour regarder ce que faisait le jeune garçon.
et c’était à lui de faire quelque chose. S’il — Qu’est-ce que tu fabriques, petit sot ?
n’agissait pas maintenant, il ne le ferait jamais. lui demanda-t-il.
Mais quoi faire ? Comment fuir ce royaume — Je fais bouillir de l’eau pour le dîner,
qui était devenu pour eux un enfer ? Il regarda mon bon seigneur. Nous ferons de la soupe
autour de lui dans l’espoir de trouver une aux pierres ! répondit Amos, passablement fier
idée, une ruse qui lui permettrait d’en finir de lui.
une fois pour toutes avec Édonf. Perplexe, le seigneur regarda les parents
En attendant son retour, sa mère avait mis du garçon qui se contentèrent de sourire.
de l’eau à bouillir dans la marmite, au-dessus Ceux-ci, connaissant la vivacité d’esprit de
du feu. Frilla Daragon avait prévu de faire une leur fils, savaient qu’il mijotait autre chose que
soupe avec ce qu’allait rapporter son fils. Une de la soupe. Édonf poursuivit :
idée surgit alors dans l’esprit d’Amos. Il devait — Et par quel miracle peut-on arriver à
jouer le tout pour le tout. Prenant son courage préparer une soupe avec des pierres ?

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Amos venait de prendre un gros poisson à la marmite. Les larmes aux yeux, Édonf
son hameçon et il ne le laisserait pas s’échap- s’écria :
per. Sa ruse semblait fonctionner à merveille. — LÂCHE MA MAIN, IDIOT ! LÂCHE
— C’est très simple, cher seigneur. Avec ce MA MAIN OU JE TE FERAI PENDRE !
bâton magique, je fais bouillir l’eau de la mar- Sans comprendre pourquoi il se faisait ainsi
mite jusqu’à ce qu’elle soit assez chaude pour injurier, le pauvre homme eut droit en prime à
dissoudre de la roche. En laissant, par la suite, une solide raclée de la part de son maître. À
refroidir le mélange, on obtient un excellent grands coups de pied dans le derrière, celui-ci
velouté de pierres. Mes parents et moi ne lui fit mordre la poussière. Les parents d’Amos
mangeons que cela depuis des années. essayaient tant bien que mal de se retenir de
Édonf éclata d’un rire sonore et gras. Il rire. Avec des feuilles de différentes plantes,
releva une manche de sa chemise et, d’un Amos confectionna une compresse au seigneur.
mouvement rapide, plongea sa main dans Celui-ci, épuisé par l’aventure, se calma enfin.
l’eau pour en vérifier la température. Lorsqu’il La voix éteinte, il dit :
sentit la brûlure que la chaleur intense du — Je veux ce bâton qui fait bouillir l’eau.
liquide provoqua, sa figure devint livide et il Donnez-moi ce bâton et je vous permettrai de
retira l’extrémité de son membre en criant de cultiver les terres que vous voulez et de chas-
douleur. L’eau était effectivement bouillante. ser dans mon domaine. Je vous laisse même
La main rouge comme un homard, le seigneur l’âne !
dansait sur place en maudissant tous les dieux Amos prit un air grave. Son cœur battait à
du ciel. Ses pieds frappaient violemment la tout rompre, tellement il avait peur qu’Édonf
terre. Il hurlait : ne se rende compte qu’il était en train de se
— Vite ! vite ! de l’eau froide ! Vite ! de l’eau faire avoir, mais il n’en laissa rien paraître. Il
glacée ! se devait maintenant de mener habilement la
Un des gardes d’Édonf, qui se trouvait discussion.
dans la petite grange pour en effectuer l’ins- — Malheureusement, mon seigneur, cet
pection, accourut vers son maître afin de le objet magique appartient à ma famille depuis
secourir. Sans hésiter, il saisit son bras et, des générations. C’est notre bien le plus pré-
croyant le soulager, replongea sa main dans cieux et mes parents n’ont pas les moyens de

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s’en séparer. Faites comme si vous n’aviez Tarkasis comme il l’avait promis à Crivannia,
jamais vu ce bâton. Brûlez la maison, nous la princesse des eaux.
partirons vivre ailleurs, loin de votre royaume. Sachant très bien que le seigneur n’allait
Le visage crispé par la douleur, Édonf se pas tarder à découvrir la supercherie et qu’il
redressa et sortit de sa bourse dix pièces d’or. reviendrait aussitôt, Amos trouva une nou-
— Voici ce que je t’offre pour ton bâton velle ruse. Il fit avaler à l’âne huit des dix piè-
magique. Si tu refuses cet argent, je prends ces d’or après les avoir enrobées de foin et
quand même le bâton et j’ordonnerai aussi d’une herbe laxative qui en faciliterait l’expul-
qu’on brûle votre chaumière. C’est à toi de sion par l’animal. Il raconta ensuite à ses
choisir ! Décide-toi vite, garçon, ma patience a parents son aventure à la baie des cavernes.
des limites et je t’avoue qu’elles sont presque Pour prouver la véracité de son récit, il leur
atteintes ! montra la pierre blanche et le trident que lui
La tête basse, Amos tendit l’objet au sei- avait remis la sirène. Urban et Frilla compri-
gneur. rent immédiatement l’importance de la mis-
— Que votre volonté soit faite, mais sion qui avait été confiée à leur fils. Ils en
sachez que c’est le cœur lourd que j’accepte étaient fiers. Ils l’encouragèrent donc à se
cet argent. Surtout, mon seigneur, n’oubliez rendre au bois de Tarkasis pour porter le
pas de danser autour de la marmite en répé- message de la princesse des eaux à la reine
tant la formule « Bouille, ma soupe ! Bouille ! » Gwenfadrille.
pour que l’eau atteigne son point d’ébullition. Douze longues et difficiles années s’étaient
Édonf jeta les pièces d’or par terre et, en écoulées depuis que les Daragon s’étaient ins-
saisissant le bâton, il déclara solennellement tallés dans le royaume d’Édonf, et leur instinct
avant de monter en selle : de survie les mettait maintenant devant une
— Je m’en souviendrai, je ne suis pas évidence : ce pays n’avait que misère et souf-
idiot. france à leur offrir et il était grandement
Les gardes grimpèrent à leur tour sur leur temps pour eux d’en partir. Étant donné que
monture, et les trois hommes disparurent la famille ne possédait presque rien, les
bien vite. Par la ruse, Amos venait de gagner bagages furent vite prêts. Amos dit alors à ses
l’argent nécessaire pour se rendre au bois de parents :

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— Allez à la clairière qui se trouve au pied — Âne, donne-moi de l’or ! Donne-moi
de la montagne. Je vous rejoindrai plus tard et de l’or !
j’apporterai des chevaux. Édonf et ses gardes entrèrent d’abord dans
Sans poser de questions, Urban et Frilla la chaumière. Ils en firent le tour d’un rapide
partirent aussitôt en direction du lieu de ren- coup d’œil. Puis, alors qu’ils se ruaient vers la
dez-vous fixé. Les bras chargés de bagages, ils grange, la voix de l’enfant les arrêta dans leur
marchaient sans s’inquiéter le moindrement course.
pour leur fils qu’ils laissaient derrière eux. — Approchons-nous discrètement, dit
Amos était doté d’une prodigieuse intelligence Édonf à ses gardes, nous le surprendrons.
et il saurait se protéger contre la malveillance Les trois hommes regardèrent à l’intérieur
d’Édonf. Le jeune garçon avait plus d’un tour du bâtiment en collant un œil sur l’un des
dans son sac et plus d’un sac à utiliser pour nombreux interstices des planches. Ils virent
piéger ses ennemis. Amos qui caressait les oreilles de l’âne en
Amos attendit patiemment le retour du répétant sans cesse la même phrase :
seigneur. Il en profita pour faire ses adieux à la — Donne de l’or ! Donne de l’or !
forêt qui l’avait vu naître, à sa petite chau- Soudain, ils virent l’animal lever la queue
mière et à l’âne dont il allait devoir se séparer. et déféquer. Sous leur regard incrédule, Amos
Enfin, comme il l’avait prévu, Édonf ne tarda se plaça alors derrière la bête et sortit des
pas à réapparaître avec ses deux gardes. Le excréments, une à une, exactement huit pièces
seigneur hurlait à s’en écorcher les cordes d’or. C’est le moment que choisit Édonf pour
vocales : faire irruption dans la grange. Il sortit son
— JE TE TRANCHERAI LA TÊTE, VAU- épée en menaçant le garçon :
RIEN ! JE VAIS T’OUVRIR LE VENTRE, — Petit vaurien ! Tu croyais m’avoir avec
PETIT MISÉRABLE ! JE NE FERAI QU’UNE ton faux bâton à faire bouillir l’eau ? Je me
BOUCHÉE DE TOI, VERMINE ! suis rendu ridicule devant toute ma cour, au
Calmement et sans qu’Édonf s’en aper- château. Tout à l’heure, je ne pensais à rien
çoive, Amos se rendit dans la petite grange. Il d’autre qu’à te tuer, mais maintenant j’ai une
saisit les oreilles de l’animal et, le regardant bien meilleure idée. Je te prends cet âne. J’avais
droit dans les yeux, il ordonna : déjà entendu dire, sans jamais vraiment y

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croire, que des poules magiques pouvaient — Non, s’il vous plaît, mon bon seigneur,
pondre de l’or. Mais maintenant, je sais que ne me faites pas cela, rendez-moi l’âne ! Il est
certains ânes peuvent le faire ! toute notre fortune, tout notre bien. Tuez-moi
Amos se renfrogna et répondit d’un ton mais laissez l’âne à mes parents.
sarcastique : Le seigneur le renversa d’un coup de pied
— Prenez ma fortune, prenez mon âne et et, se penchant vers lui, il lui murmura :
je souhaite que vous le fassiez galoper à vive — Vous n’avez qu’à manger de la soupe
allure vers votre château ! Ainsi, son estomac aux pierres. C’est bien ta spécialité, n’est-ce
se déréglera et il ne vous donnera plus que de pas, petit idiot ?
la crotte ! Amos regarda Édonf et ses deux gardes
Le seigneur pouffa d’un rire satisfait. s’éloigner lentement à pied avec le précieux
— Tu te crois intelligent, petite vermine ? animal. Le gros homme chantait et riait. Il
Tu viens de me donner un indice précieux qui exultait.
m’évitera de commettre une grave erreur. Fier d’avoir si bien joué la comédie, le gar-
Gardes, sortez cet âne avec le plus grand soin ! çon grimpa quelques instants plus tard sur la
Nous le ramènerons à pied au château. Lais- monture du seigneur, y attacha les brides des
sons les chevaux ici, nous reviendrons les deux autres chevaux et se rendit directement à
reprendre plus tard. Je vous suivrai en mar- la clairière au pied de la montagne, où l’atten-
chant pour m’assurer qu’aucune maladresse daient son père et sa mère.
ne mettra en péril ce bien trop précieux. Et si C’est ainsi qu’une nouvelle histoire se
la bête se soulage en chemin, j’en profiterai répandit dans le royaume d’Omain. Les vieux
pour ramasser toutes les pièces d’or qu’elle racontaient toujours la légende de Yack le
donnera. Quant à toi, vaurien, tu peux garder Troubadour, mais, désormais, les enfants vou-
ces huit pièces encore toutes chaudes ! Avec les laient aussi entendre le récit des ruses d’Amos
dix autres que je t’ai déjà données pour le Daragon, ce garçon malin qui, un jour, avait
bâton à faire bouillir l’eau, considère que je échangé un banal bout de bois contre dix pièces
paie un bon prix pour cet âne. d’or et un âne commun contre trois superbes
En reniflant, Amos supplia Édonf : chevaux!

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