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Publié par Decroissance info, le mardi 3 mars 2009

Quelques mots sur un point de vue qui me semble assez original et pas très connu,
celui de l’anthropologue américain Paul Radin [1] (1883-1959), éminent spécialiste
des Indiens Winnebago. Un point de vue qui, par certains aspects, rejoint la théorie
institutionnaliste de la monnaie qui a été abordée dans un fil de discussion du forum
concernant la monnaie selon Orléan . Je tenterai de faire aussi le rapprochement avec
ce que l’économiste François Fourquet nomme la théorie nominale de la valeur.

À propos de quelques approches nominalistes de la valeur,


par Bernard Pasobrola

Dans son essai sur le monde primitif, Paul Radin établit une distinction assez subtile entre
possession et propriété. La possession signifie simplement le contrôle physique d’une chose
sans statut, d’un objet qui ne peut donner lieu à aucune transaction à moins d’avoir été
préalablement transformé en propriété. Certaines choses ne peuvent être que des possessions :
la nourriture, les articles et outils indispensables pour se la procurer, les vêtements que l’on
porte ou la maison dans laquelle on vit. Ce « minimum irréductible » est dû à chaque membre
de la communauté, en toutes circonstances, et le groupe doit faire en sorte de le lui assurer.

D’autres biens - chevaux, parures, ornements etc. - , sont des propriétés. La propriété permet
d’utiliser toutes les potentialités de l’objet, en dehors des restrictions qui lui seraient
éventuellement attachées. Elle offre en particulier la possibilité de transférer l’objet à
quelqu’un d’autre. Cependant, écrit Radin « jamais le propriétaire n’a le droit, dans un
transfert, de liquider définitivement tous les droits attachés à un objet ». On verra en quoi cela
consiste et pourquoi cette idée est importante.

La notion de « propriété » implique certaines obligations : a) qu’elle soit authentifiée et


validée par un titre : un nom, une chanson, une légende racontant l’origine de l’objet, etc. ; b)
qu’elle ait un usage effectif établi par la coutume ; c) et qu’elle soit donc transmissible,
caractère que le propriétaire a d’ailleurs l’obligation de favoriser.

« Il faut que quelque chose bouge, affirme Radin ; ce quelque chose doit bouger par rapport à
certains points et doit également bouger dans une certaine direction. Ce quelque chose qui
bouge est la propriété. » Un bien en excédent ne constitue pas réellement une propriété car il
ne possède pas de titre qui le rendrait propre au transfert ; l’excédent est donc distribué
rapidement et réparti comme on le fait pour la nourriture. Le mouvement de la propriété, en
revanche, obéit à un flux cyclique et circulaire qui peut être très long, mais la propriété revient
au bout d’un certain temps à soi ou à son clan, son village ou sa tribu (potlatch, kula, etc.).

Toute propriété doit être continuellement en mouvement. La valeur de la propriété s’accroît


en passant d’une personne à l’autre, mais cet accroissement de valeur ne signifie pas que son
prix augmente ou qu’on puisse réaliser un profit au cours du transfert. La seule chose qui
augmente, en fait, c’est le prestige attaché à l’objet. La richesse ne pouvant servir à s’assurer
le pouvoir, elle ne peut être qu’un instrument de renforcement du lien social.

Ce phénomène traduit-il une propension à la générosité inhérente aux peuples primitifs


comme cela a été souvent dit ? Radin conteste ce point de vue. Pour lui, il n’y a pas de « don à
titre gratuit » (sic), pas de transfert qui impliquerait une valeur attachée à l’objet. « Même
dans les endroits où s’est développée une "monnaie d’échange", écrit-il, cette monnaie
d’échange comporte des particularités tout à fait différentiables de celles que nous attachons à
l’idée d’argent. Ce qui a de la valeur, ce n’est pas l’article qui passe d’une personne à l’autre,
mais les personnes par lesquelles il passe et l’acte même du passage avec toutes ses
complications, primaires et secondaires ».

En fait, Radin conteste la vision échangiste de Malinowski quand ce dernier écrit que
« l’obligation d’une personne est inévitablement le privilège d’une autre ; que les services
rendus sont des bienfaits reçus ; que les dons et présents offerts d’un côté peuvent être
réclamés de l’autre ». Pour Radin, cela revient à considérer le problème de l’échange sous un
angle « purement formaliste et mystico-mécanique ». Il veut donc se démarquer de
Malinowski - et aussi de Mauss qui, selon lui, « ne fait qu’effleurer la réponse correcte dan
son célèbre Essai sur le don ».

Car à ses yeux, ce type de jugement sur l’échange primitif personnalise trop la question, fait
référence à un face-à-face entre deux acteurs qui n’existe pas dans ces sociétés. Radin
s’oppose à une vision qui lui semble trop statique et propose une analyse essentiellement
dynamique de la richesse. A l’extérieur du champ centré sur l’individu, celui du « minimum
irréductible », le transfert de biens n’est pas basé sur la réciprocité - le don et le contre don, ou
l’équilibre entre échangistes -, mais obéit à un phénomène dynamique qui est celui de la
propriété, un « mécanisme grâce auquel certaines relations fixes entre individus deviennent
perceptibles et sont authentifiées. »

Les critiques qu’il adresse au point de vue de Malinowski et de Mauss sur l’échange sont très
différentes de celles qu’Alain Testart a formulées à ce sujet. Testart [2] reproche à Mauss de
ne pas faire la différence entre les échanges cérémoniels sans contrepartie qui méritent, eux,
d’être appelés « dons », et ceux où la contrepartie est exigible et qui appartiennent, pour lui,
au domaine de l’« échange non marchand » (voir ce débat sur l’échange dans le forum).

Alors que pour Radin, finalement, ces sociétés-là ne pratiquent pas l’échange, qu’il soit
marchand ou non marchand, effectué à titre gratuit ou monnayé. Elles organisent le
mouvement des biens. Disons, en extrapolant un peu, qu’au moyen du rite, le discours du
droit organise la circulation de la richesse matérielle un peu à la manière dont il organise la
circulation des corps par la réglementation exogamique. Et, toujours en extrapolant, que le
résultat n’est pas forcément, dans un cas comme dans l’autre, tout à fait égalitaire.

Mais encore faut-il voir que cette « richesse » ne correspond pas à ce que nous entendons
généralement par ce terme. Les primitifs acquièrent des biens sans valeur intrinsèque ; la seule
valeur qu’on leur reconnaît provient du « titre » de ces biens, de leur histoire et souvent de
leur usage compliqué. Rien, ici, de comparable à la bizarre créature à deux têtes - valeur
d’usage et valeur d’échange - que nous appelons « marchandise » [3]. Pour nos sauvages, la
richesse est substantielle, ce sont des choses réelles, mais la valeur attribuée à ces choses est
purement symbolique ; c’est une mesure, une qualité qui met les choses dans un rapport de
grandeur entre elles (tel objet a plus de valeur que tel autre), mais qui n’est pas elle-même une
substance quantifiable [4].

Leur conception de la richesse semble très éloignée de celle des civilisés. Mais il n’est peut-
être pas inutile de creuser un peu plus la question.

Qu’appelle-t-on richesse dans nos sociétés ? Il semble évident à première vue que la richesse
de la France, par exemple, et c’est ainsi que l’ont formulée Boisguilbert ou les physiocrates au
XVIIIe siècle, correspond à sa production nationale. Et, sur la scène mondiale, chaque nation
est riche de la part qu’elle constitue de la richesse mondiale. Ces deux points de vue, l’un
interne, l’autre externe, sont complémentaires car la puissance sur la scène mondiale renforce
le capital intérieur de chaque nation, et ainsi de suite.

C’est par une définition de la richesse que commence le Capital de Marx : « La richesse des
sociétés dans lesquelles règne le mode de production capitaliste s’annonce comme une
« immense accumulation de marchandises. » (Capital, I, 1) Comment définir la valeur d’une
marchandise ? Par sa « valeur d’échange » qui correspond à la « proportion dans laquelle des
valeurs d’usage d’espèce différente s’échangent l’une contre l’autre. » Et comment mesurer la
grandeur de la valeur d’une marchandise ? Par la quantité de substance « créatrice de valeur »
contenue en lui, la quantité de travail. Et Marx conclut : « Nous connaissons maintenant la
substance de la valeur : c’est le travail. Nous connaissons la mesure de sa quantité : c’est la
durée du travail. » Mesurer la richesse revient à évaluer la quantité de valeur créée par
l’activité humaine, elle-même dépendante de la quantité de travail consacrée à la produire.
Car pour Marx comme pour les économistes classiques, la valeur, c’est la richesse elle-même.

Marx défend ici ce que François Fourquet nomme : la théorie substantielle de la valeur [5].
Les primitifs dont on parlait plus haut et qui établissaient une distinction entre valeur et
richesse, François Fourquet les qualifierait de partisans de la théorie nominale de la valeur.
Certes, nos sauvages n’attribuaient à l’objet aucune valeur en soi, sa valeur étant liée aux êtres
par lesquels il transitait. Pour les civilisés, l’objet est anonyme et a acquis une valeur en soi,
indépendamment des êtres qui le manipulent. La différence est de taille, mais le point
commun, c’est que pour nos civilisés nominalistes comme pour nos sauvages, la valeur n’est
pas une substance ; elle est une qualité mesurant un rapport entre plusieurs biens. Il ne peut y
avoir de « quantité de valeur » (comme dit Ricardo, Marx, etc.) puisque la valeur est déjà une
mesure, celle de la richesse. On n’applique pas une mesure à la même mesure : on ne parlera
pas de la grandeur d’une grandeur, de la pesanteur de la pesanteur.

La richesse globale produite par une nation en un an n’est donc pas égale à la quantité de
travail dépensée pour la produire, mais elle est égale au montant global des marchandises
vendues par cette nation sur le marché mondial durant la période. Le processus endogène de
création de valeur par le travail selon la tradition classique est remplacé par une conception
monétaire : le jeu de l’offre et la demande sur le marché mondial. On se contrefiche du temps
que vos viticulteurs ont passé à transformer du jus de raisin en alcool, le litre de vin coûtera le
prix que le marché lui attribuera.
Selon Fourquet, la richesse ne se définit pas comme pour Marx par une « immense
accumulation de marchandises ». Elle est plutôt assimilable à la puissance d’une nation et aux
flux que cette nation fait circuler dans les réseaux mondiaux. C’est par la circulation que la
richesse acquiert sa force, un peu comme chez nos sauvages de tout à l’heure. Et la nation la
plus riche n’est pas celle qui produit le plus (temps de travail), mais celle qui achète le plus.

On voit que cette théorie nominale de la valeur rejoint par certains aspects l’analyse d’Orléan
et sa théorie institutionnaliste de la monnaie [6]. L’équivalence n’est pas une affaire de valeur
ni de temps de travail, ce n’est qu’une affaire de monnaie. Orléan écrit : « Dans la situation
marchande ordinaire, aucune ambiguïté n’existe quant à la détermination de la valeur : elle
fait l’objet d’un accord unanime de tout le groupe. Cette définition universellement admise,
c’est ce qu’on appelle la monnaie. [...] Contrairement aux approches instrumentales, nous ne
pensons pas que le langage des prix soit un voile cachant une réalité signifiante enfouie,
antérieure à la monnaie, à savoir les rapports de valeur. » [7]

Pour Fourquet aussi bien que pour Orléan, la théorie de la valeur-travail est une pure fiction.
Monnaie et valeur constituent une seule et même réalité [8]. Au fondement de l’économie se
trouve la circulation : a) de la monnaie fétiche constituant à la fois un équivalent concret et
l’expression d’un rapport social pour l’un ; b) des flux mercantiles sur les réseaux mondiaux
pour l’autre. Dans les deux cas, c’est, comme chez nos sauvages, le mouvement qui
« sacralise » et augmente la valeur de ce qui circule.

Mais Fourquet va plus loin. Pour lui, le capitalisme, « c’est le nom que l’on donne à la
richesse échappée par miracle à l’avidité de l’État » au moment de l’effondrement des grands
empires (romain et carolingien). C’est donc un mythe qui masque le pouvoir réel du binôme
puissance/richesse. La science économique observe empiriquement les règles de
comportement des acteurs et s’efforce de les hypostasier, de les transformer en règles
nécessaires et susceptibles d’être analysées « scientifiquement ». On substantialise des
décisions de pouvoir et on les transforme en structures objectives.

Fourquet oppose à ce procédé de construction d’une structure-substance l’idée d’inhérence


mutuelle. « La substance (individuelle ou collective), écrit-il, est une chimère de l’esprit ;
l’être est pure relation ; il est tout entier l’ensemble des relations qui l’unissent aux autres
êtres ; si l’on enlève les relations, il ne reste plus rien. L’inhérence mutuelle se distingue de la
causalité réciproque [...] ; celle-ci suppose deux êtres déjà constitués qui se renvoient la balle
de la causalité ; l’inhérence réciproque n’est possible que parce qu’il y a déjà inhérence ;
sinon aucune substance ne pourrait rien causer. »

C’est ce point de vue, je pense, qui l’amène à considérer qu’aucun phénomène social n’est
local ; tout phénomène social est nécessairement mondial. Comme chez nos primitifs, l’avenir
de la propriété est entièrement dépendant de la capacité des biens à circuler. Si le mouvement
s’arrête ou même s’il ralentit, les croyances d’aujourd’hui feront place à un doute cruel pour
certains, mais infiniment moins pour d’autres...

[1] Le monde de l’homme primitif (Payot, 1962)

[2] Dans Critique du don, Études sur la circulation marchande (Syllepse, 2007)
[3] Le contexte de la circulation des biens n’est pas non plus le même que dans nos sociétés qui
imposent une démarcation tranchée entre collectifs humains et non humains et établit une nette
dissymétrie entre eux. Chez les primitifs, les frontières du moi et du non-moi sont autres et peuvent
fluctuer, elles aussi, à leur manière.

[4] Si on assimilait la valeur à la force picturale d’un tableau, on pourrait dire que telle œuvre est plus
forte que telle autre, sans pouvoir dire de combien. En revanche, on peut faire une offre monétaire
pour chacune des deux œuvres, sans que cela ne traduise fidèlement la relation esthétique entre elles
qui demeure indéfinissable. Mais en définitive, on attribuera bien une quantité de monnaie à cette
différence.

[5] Richesse et puissance, une généalogie de la valeur, La découverte, 1989

[6] Sans toutefois que les deux théories se recoupent complètement puisque Orléan présente encore la
valeur comme une substance.

[7] Cf. l’article : L’approche institutionnaliste de la monnaie : une introduction, André Orléan, PSE,
version du 3 avril 2007.

[8] Dans son texte Le Capital, Zambèze de non sens, Jean-Pierre Voyer résume l’affaire de cette
manière : « Aucune marchandise ne sert d’équivalent. Toute marchandise peut servir de valent - de
contrepartie. L’argent n’est pas l’équivalent général mais la contrepartie universelle. [...] Et dire d’une
marchandise qu’elle peut être un équivalent (général qui plus est) est une absurdité. En quoi quatre
mètres de boudin sont-ils équivalents à 6 francs ? Ils valent 6 francs, ils ne sont pas équivalents à 6
francs. Ils sont échangeables avec 6 francs, mais ils ne sont pas équivalent à 6 francs. Si le marchand
de boudin échange des morceaux boudin avec une bourriche d’huîtres chez son voisin, le marchand de
poisson, il coupera son boudin de façon à ce que ce lot de boudin ait le même prix que la bourriche
d’huîtres (ça en fait du boudin). Dans ce cas, et dans ce cas seulement, il est légitime de dire que le lot
de boudin et la bourriche d’huîtres sont équivalents puisqu’ils ont la même valeur. Être équivalent,
c’est avoir la même valeur, la même étiquette, et donc le même prix. C’est aussi simple que ça. Tout le
reste n’est que charabia. »

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