AMÉNAGEMENT

La syntaxe spatiale : une théorie des

pratiques sociales de l’espace
Chaque ville ou chaque type de ville a une morphologie qui lui est propre et qu’il est facile, avec un peu
d’habitude, de « lire » sur une carte. Les auteurs anglo-saxons ont voulu relever le défi d’ériger en discipline
scientifique cette lecture intuitive et ont créé pour ce faire le concept de « space syntax ».

développés par le Space Syntax l’introduction de son ouvrage, The

Laboratory (SSL). Si elle est très en
vogue au Royaume-Uni et aux
États-Unis, la syntaxe spatiale est
restée jusqu’à présent, si ce n’est
inconnue, du moins inutilisée en
Figure 1 - France. Ceci pourrait bientôt chan-
De haut en bas, ger grâce au projet Configuration
spatiale et mixité sociale urbaine,
analyse axiale
proposé par le SSL et récemment
de Florence, Bruxelles,
sélectionné par le Plan urbain
Munich, Francfort construction et architecture du
au milieu du XIXe siècle ministère de l’équipement (PUCA).
©Georgia Institute of Technology
Nous connaissons tous l’in-
fluence que la mobilité exerce sur
certaines fonctions urbaines, en
particulier sur celles qui sont basées
sur les échanges. Nous savons éga-
lement, par expérience, que l’es-
pace urbain est le creuset de ces
activités, et que si elles s’y répartis-
sent de manière hétérogène en for-
mant des systèmes polarisés,
Common Language of Space, « il
n’existe pas de langage formel pour
décrire de manière rigoureuse et cohé-
rente la différence entre une forme de
complexité urbaine et une autre. Si l’on
ne peut contrôler la variable de com-
plexité spatiale, on ne peut en mesurer
les effets. Du coup, on préfère éviter ce
sujet. La recherche sur la syntaxe spa-
tiale urbaine a pour but de combler ce
manque en s’attaquant d’abord à un
problème de description : comment
décrire la complexité physique d’une
ville avec la rigueur et la cohérence per-
mettant de l’utiliser comme varia-
ble ? »2
Formes de l’espace
et relations sociales
Les travaux menés par les cher-
cheurs du SSL ont donné naissance

L’auteur :
Laurent Perrin,
architecte-urbaniste,
IAURIF
1. Bill Hillier, cofondateur du Space Syntax Labo-
ratory avec Julienne Hanson, enseigne la morpho-
logie architecturale et urbaine à la Bartlett School
of Graduate Studies, University College of London
(UCL), dont il est également directeur. Trois labo-
ratoires y travaillent dans des champs très com-
plémentaires de la modélisation de l’espace bâti :
le Space Syntax Laboratory (www.spacesyntaxla-
boratory.org), le Center for Advanced Spatial
A
pparue au Royaume-
U n i , l a syntaxe spatiale
veut être une discipline à
l’interface entre la morphologie
mathématique et les sciences
sociales, dont le champ d’investiga-
tion concerne les relations dyna-
miques entre les fonctions socioé-
conomiques et la « configuration »
de l’espace public, depuis l’échelle
du bâtiment jusqu’à celle de la ville.
Les espaces publics sont matériali-
sés par le graphe des voies et places
d’une ville, ou par les espaces de
circulation d’un bâtiment. La topolo-
gie -ou configuration spatiale- de ce
graphe lui confère des propriétés
d’intégration ou de ségrégation, qui
se révèlent déterminantes pour le
mouvement et que permettent de
mesurer les outils de modélisation
Analysis (www.casa.ucl.ac.uk) et le Virtual Reality
Center (www.vr.ucl.ac.uk).
2.www.spacesyntax.com
3. Selon le titre de l’ouvrage publié par Bill Hillier
et Julienne Hanson The Social Logic of Space,
Cambridge University Press, 198).
4. Expression reprise par Bill Hillier dans le titre du
chapitre 4 de son livre Space is the Machine
(Cambridge University Press, 1996)
linéaires, groupés, etc., ce n’est
jamais le résultat du hasard. Nous
savons donc à peu près décrire les
processus qui gouvernent la distri-
bution des activités dans une ville,
mais ce que nous ne savons pas,
c’est mesurer avec précision les
liens qui unissent la forme de l’es-
pace urbain aux fonctions socioéco-
nomiques qui s’y déroulent. Si nous
disposions d’outils d’analyse de la
forme de l’espace construit et de
modèles d’interprétation adéquats,
nous pourrions sûrement mieux
énoncer les lois qui gouvernent le
fonctionnement des villes. Ainsi,
nous pourrions « prédire » avec plus
de certitude la manière dont les
aménagements que nous projetons
fonctionneront et, ce faisant, éviter
peut-être de répéter certaines des
erreurs qui ont jalonné l’histoire de
l’urbanisme. Vaste programme ! Il
s’agit en effet d’un défi d’une rare
complexité, auquel de nombreux
architectes et urbanistes se sont
attelés, sans pour autant sortir du
semi-empirisme qui caractérisait
jusqu’à présent ces disciplines.
Comme l’écrit Bill Hillier1 dans
à une théorie qui décrit les liens
unissant les formes de l’espace
construit à toutes les échelles, et la
nature des relations sociales qui s’y
déploient. Cette théorie, qui cherche
à unifier les acquis de disciplines
aussi diverses que les mathéma-
tiques, l’économie, l’architecture et
la géographie humaine, postule
qu’il existe une « logique sociale de
l’espace »3. En soi, un tel postulat n’a
rien de révolutionnaire, puisqu’il est
conforme à ce que nous enseigne
notre intuition ! Cependant, en s’at-
tachant à formaliser de manière
rigoureuse (et validée par l’observa-
tion) les processus cognitifs par les-
quels les hommes se déplacent
dans l’espace qu’ils construisent,
cette théorie a révélé le rôle central
joué dans la morphogenèse
urbaine par « l’économie du mouve-
ment »4.
Le mouvement des personnes est
en effet le vecteur de la plupart des
activités sociales qui sont l’apanage
de la cité ; il est facilité ou entravé
par la structure de l’espace public
qui joue tour à tour un rôle d’attrac-
teur ou de répulseur. Toute modifi-

32 études foncières — n° 93, septembre-octobre 2001


cation substantielle de la maille de
voirie ou des modes de déplace-
ments finit ainsi par produire des
structures « émergentes », selon des
processus plus ou moins stochas-
tiques : nouvelles centralités com-
merciales, quartiers en déclin ou au
contraire renaissants, développe-
ments périurbains linéaires, etc.
Ceci montre bien le pouvoir dont
dispose l’urbaniste et la nécessité
qu’il a de bien comprendre cette
mécanique complexe, cette syntaxe
spatiale, pour aménager des
espaces qui correspondront effecti-
vement à leurs fonctions.
Appliquant la théorie des
graphes, de manière originale par
rapport aux approches françaises
(par exemple, celle de la RATP), les
outils de la syntaxe spatiale permet-
tent de calculer l’indice de configu-
ration “global“ ou “local“ d’un
réseau de voirie, selon que l’on
prend en compte l’échelle d’une
ville, ou d’un quartier. Grâce à cette
mesure et à d’autres statistiques
géo-référencées (valeurs foncières,
occupation du sol, actes de délin-
quance, etc.), il est possible de
mesurer les corrélations entre l’inté-
gration d’une voie ou d’un quartier
et son potentiel d’accueil pour cer-
taines fonctions, de consolidation
ou de déclin, de sécurité ou d’insé-
curité, de pollution atmosphérique,
etc. La majorité des études de cas
effectuées par le SSL ont mis en
lumière des corrélations très signifi-
catives entre la configuration spa-
tiale, les flux piétonniers et ces
variables socioéconomiques.
Comment fonctionnent ces
outils ? Axman ou Spatialist, par
exemple, analysent la topologie du
graphe formé par les rues et calcu-
lent pour chacune d’elles la somme
des voies intermédiaires qu’il faut
emprunter pour la relier à toutes les
autres. Cette somme correspond à
l’indice de configuration global de
la rue (aussi appelée « distance de
complexité ») : plus elle est faible,
mieux elle sera intégrée ou connec-
tée au réseau (il s’agit généralement
de la rue la plus longue et la plus
fréquemment intersectée, qui
s’avère souvent être une artère
commerciale). À l’inverse, la somme
la plus élevée correspond à la rue la
plus ségrégée, c’est-à-dire la moins
bien connectée au réseau. L’indice
de configuration d’un réseau de voi-
rie est représenté sur une carte
« axiale » par un gradient de couleur
allant du rouge (= intégration maxi-
male) au bleu (= ségrégation maxi-
male)5.
D’autres outils tels que DepthMap
études foncières — n° 93, septembre-octobre 2001
servent à reconstituer un graphe de
visibilité de l’espace et à en mesurer
la configuration, de la même
manière que précédemment. Ils uti-
lisent pour cela des techniques de
calcul du champ de vision, à partir
de cellules carrées de la taille d’un
homme. La superposition des
champs de vision en chaque point
permet de dériver une mesure de
l’intégration ou de la ségrégation
“visuelle“ de chaque espace. Leur
application concerne plutôt les bâti-
ments ou les espaces publics de
taille restreinte (cf. figure 3).
Outils d’analyse de la
morphologie de l’espace
Comme le fait remarquer Bill Hil-
lier, « personne, dans le domaine de la
morphologie de l’espace, ne développe
à la fois la science et les outils qui la ser-
vent. C’est une des raisons qui nous a
poussé à avoir un laboratoire de
recherche qui fonctionne également
sur une base commerciale. Cela permet
de générer constamment des nou-
veaux sujets d’investigation, de nou-
veaux projets, de nouvelles bases de
données. Cela nous apporte instanta-
nément un retour de la part des utilisa-
teurs de nos outils ou de nos services. »6
Même si la syntaxe spatiale n’est
pas la réponse « absolue » à toutes
les questions urbaines, en particu-
lier à celles qui n’ont aucun lien
avec la mobilité, même si elle
semble davantage applicable à des
centres où l’on se déplace facile-
ment à pied qu’à des lointaines
banlieues où l’usage de la voiture
est la règle, même si elle n’est pas
dépourvue de limites (la contrainte
exercée sur les déplacements par le
relief est encore peu ou pas prise en
compte), il n’en reste pas moins
qu’elle propose un cadre théorique
et méthodologique très intéressant
pour étudier la forme des villes et
concevoir des projets d’urbanisme
qui soient plus en phase avec les
pratiques sociales de l’espace.
Figure 3 -
Analyse du graphe de
visibilité d’un étage
du magasin Harrod’s
de Londres
© SSL-Bartlett School of Graduate
Studies
5. Alain Chiaradia, chercheur au Space Syntax
Laboratory propose la définition suivante, tirée
des écrits de Bill Hillier et Julienne Hanson :
« La carte axiale mesure une distance topologi-
que qui peut être interprétée de la façon sui-
vante : de l'espace où nous nous trouvons, nous vo
yons d'autres espaces. Ces espaces sont des espa
ces reliés par une relation visible et "perfor-
mable". Ces espaces ont une distance topolo-
gique, ou profondeur, de 1. Ils sont visibles et nou
s pouvons nous déplacer en leur direction sans av
oir à utiliser notre mémoire ou notre imagina-
tion ou toute autre capacité (demander son che-
min, consulter une carte, un plan). Avec des desti-
nations invisibles, cette relation est plus complexe.
Elles ont une profondeur supérieure à 1, un nomb
AMÉNAGEMENT
Figure 2 -
Carte axiale représentant la
configuration globale de
Londres, dans la partie déli-
mitée par les périphériques
nord et sud. Oxford Street y
apparaît comme l’artère la
mieux intégrée de ce sys-
tème urbain
©SSL-Bartlett School of Graduate Studies
re de changements de direction supérieur à 1. La
profondeur est liée à la complexité du chemine-
ment que nous devons conceptualiser, à travers la
configuration spatiale. En calculant la relation de
chaque espace (voie) à tous les autres espaces (vo
ies), l'analyse axiale attribue à chaque voie la so
mme de toutes les profondeurs depuis cette voie à
toutes les autres voies. Autrement dit l'ordina-
teur calcule le nombre de changements de direc-
tion depuis chaque voie jusqu'à toutes les autres v
oies. Cette somme est spécifique à chaque seg-
ment et en relation à toute la configuration. »
6. Laurent Perrin : « La syntaxe spatiale : un outil
d’analyse et de conception de projets à l’usage
des architectes et des urbanistes. » (urb.AO, n°3,
mars 2001).
33
 La syntaxe spatiale, outil de prédiction des loyers
de bureaux : le cas de Berlin après la réunification

fallu contrôler cet effet de conjonc-

ture, en calculant l’écart du loyer
« effectif » par rapport à la valeur
moyenne des loyers à la date de
démarrage du bail (c’est-à-dire la
valeur résiduelle obtenue par
régression linéaire des loyers par la
date, dénommée « loyer-emplace-
ment »).
Les données spatiales recueillies
pour cette étude (emplacement des
immeubles de bureaux, indices de
configuration globaux et locaux
avant et après la chute du mur,
Figure 4 - etc…) ont ensuite été intégrées
Carte des loyers- dans un SIG afin de cartographier
leur évolution spatio-temporelle et
emplacements
mesurer leur corrélation avec la
1991-1997
©Jake Desyllas-UCL
variable loyer-emplacement.
L'étude a montré que l’évolution
des loyers de bureaux au cours de
cette période, est directement corré-

D ans le cadre de son doctorat à

l’University College of London
(UCL), Jake Desyllas a mené une
recherche sur l’influence exercée
par la structure spatiale de Berlin
sur le marché des bureaux, après la
chute du mur (entre 1991 et 1997).
Son but était de tester les outils de
la syntaxe spatiale et d’évaluer leur
pertinence pour la prédiction géo-
graphique des loyers de bureaux.
Berlin s'avère être un cas d'école
pour ce genre d'analyse, dans la
mesure où sa partition après la
seconde guerre mondiale puis sa
réunification après 1990 ont eu des
répercussions considérables sur la
morphologie de sa trame viaire (la
même remarque s'appliquant
d'ailleurs à la plupart des villes divi-
sées). L'évolution très marquée des
Figure 5 -
modes d'occupation des sols et des
Cartes d’intégration
valeurs immobilières, dans la
globale de Berlin
avant (gauche)
et après (droite) la
réunification
© Jake Desyllas-UCL
période du boom immobilier qui
s'est emparé de Berlin après la
chute du mur, a donc pu être com-
parée à celle du réseau de voirie et
de l'accessibilité des différentes par-
ties de la ville.
Un échantillon de 412 baux7 dis-
tribués de part et d’autre du mur a
été analysé par régressions mul-
tiples, pour déterminer les variables
les plus significatives dans la varia-
tion des niveaux de loyers observés.
Des quatre variables non spatiales
(mois de démarrage du bail, durée,
surface occupée, qualité du bâti-
ment), c’est la première qui s’est
avérée de très loin la plus influente
sur les loyers « effectifs » (headline
rents, exprimés en DM constants par
rapport à 1991), avec un coefficient
de corrélation de –0,5928.
Pour mesurer l’effet de la struc-
ture urbaine sur les loyers, il a donc
lée au déplacement vers l’est de l'in-
dice d'intégration globale depuis
l'ancien centre de Berlin Ouest, vers
le secteur de Stadtmitte (la Frie-
drichstaße en particulier). La redistri-
bution du marché de bureaux est
donc fortement liée à l'indice d'inté-
gration, et ceci est particulièrement
patent dans des secteurs qui étaient
périphériques à l'époque où Berlin
était divisée, tels que Potsdamer
Platz ou la partie ouest de Frie-
drichstaße.
En parallèle, Jake Desyllas s’est
aussi intéressé à l’évolution de la
configuration spatiale de Berlin,
depuis le XVIIe siècle, dans une
perspective de comparaison histo-
rique. Sur le plan graphique, elle
s'est traduite par une animation dia-
chronique de cartes axiales très
spectaculaire9. ■

7. Fournis par la société Jones Lang

Wootton Berlin.
8. Ce qui est cohérent avec le fait que le
niveau moyen des loyers de bureaux a
été divisé par deux sur cette période par
suite du ralentissement économique et
d’une surproduction de bureaux (plus de
9,5 millions de m2 ont été livrés entre
1991 et 1997).
9.www.spacesyntax.com/index1.html

34 études foncières — n° 93, septembre-octobre 2001