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TRAVAIL DE SÉMINAIRE
Construction identitaire, le cas des Balkans
"L'homme n'appartient ni à sa langue, ni à sa race:
il n'appartient qu'à lui-même, car c'est un être libre, c'est un être moral"
(E. Renan, Préface aux discours et conférences, 1876)
Les paroles de cette chanson, qui présentent dans les différentes versions une
forte coloration locale et des divergences de sens considérables, sont l'élément qui
permet à chacun d'affirmer avec aplomb son droit de propriété culturelle sur
cette chanson. Cette affirmation se fait parfois, comme le montre le film, de
manière émotionnelle, violente, voire ouvertement xénophobe. Il ne s'agit pas
d'un cas isolé: comme j'ai pu moi-même le constater en voyageant dans les
Balkans, l'affirmation identitaire se fait bien souvent avec une vigueur teintée
d'une virulente intolérance. Ce sentiment, manipulé avec soin par certains
démagogues, comme Slobodan Milo!evi", a d'ailleurs connu son expression la plus
forte et la plus tragique lors des guerres qui ont déchiré les Balkans dans les
années 1990.
Bien que le présent travail porte avant tout sur les Balkans, je m'appuierai de
manière plus large sur des exemples tirés des territoires ayant appartenu à
l'empire ottoman et à l'empire habsbourgeois, qui se partageaient la région
jusqu'au début du 20e siècle.
1 Il se pourrait même que cette chanson soit présente dans des pays du Moyen-Orient.
Voir <http://www.imdb.com/title/tt0387926/>: "In some later interviews in Bulgarian
media Mrs Adela Peeva said that Iranian and Lebanese colleagues who saw the film
confirmed that this song also exists in their countries. There is a speculation that it may
have been originally a Jewish song carried all over the area by the Jewish migrations –
'because it sounds most impressive when performed on a certain type of Jewish flute'."
1
différents peuples. Je me contenterai de citer trois exemples: le roi Matthias
Corvin, le prince Marko, et l'épopée Hasanaginica.
2
Il y a ainsi plusieurs Églises orthodoxes autocéphales dans les Balkans: le
Patriarcat de Serbie, le Patriarcat de Roumanie, le Patriarcat de Bulgarie,
l'Église de Grèce et l'Église d'Albanie. Outre ces Églises reconnues appartenant à
la communauté orthodoxe5, il existe des Églises non reconnues dans des
territoires disputés6. En Macédoine s'affrontent ainsi depuis 1967 l'Église
macédonienne, non reconnue par les autres Églises, mais qui dispose d'un large
soutien populaire, et le Patriarcat de Serbie, qui a créé en Macédoine un exarchat
nommé Église autonome d'Ohrid. Une situation semblable existe au Monténégro
depuis 1990, et l'indépendance du pays en 2006 a ravivé les tensions entre
l'Église du Monténégro et le Patriarcat de Serbie.
5 Voir <http://fr.wikipedia.org/wiki/Liste_des_%C3%89glises_orthodoxes>.
6 Voir <http://fr.wikipedia.org/wiki/Liste_des_%C3%A9glises_orthodoxes>.
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Pour se démarquer des oppresseurs autrichiens ou turcs, les intellectuels slaves
empruntent à leurs confrères d'Europe centrale, et notamment d'Allemagne, les
thèmes de la "libération" et de l'"émancipation" nationale chers aux romantiques.
On va ainsi assister à toute une série de mouvements de "renaissance nationale",
de la Bohème à la Bulgarie, à mesure que les populations s'émancipent de la
tutelle autrichienne ou du joug ottoman.
La langue constitue donc un point extrêmement sensible, car elle est un facteur
d'identification crucial. Il est pourtant difficile, dans le continuum dialectal allant
des Alpes à la Grèce notamment, de marquer des limites claires. Tout élément
distinctif sera accentué, et deviendra un signe de ralliement, une bannière
linguistique au service de l'identité nationale. En voici quelques exemples:
Les Slovènes sont très fiers de leur "duel", forme grammaticale entre le singulier
et le pluriel dont on trouve des vestiges dans les autres langues slaves, mais qui
reste usitée uniquement en slovène (du moins dans la variante standard et dans
certains dialectes). C'est là un marqueur clair qui contribue à différencier le
slovène du croate.
Depuis l'indépendance de leur pays, les Croates ont mené une vaste campagne
visant à différencier leur langue de ce que l'on appelait alors le "serbo-croate".
Des mots à consonance trop serbe ont été remplacés par des néologismes. De
nouveaux manuels scolaires ont bien sûr été édités. Le nettoyage linguistique a
même touché certaines œuvres étrangères, notamment celles appartenant à la
culture populaire, qui ont été retraduites. Il me semble intéressant de citer, à
titre anecdotique, la retraduction de Mickey Mouse et d'Astérix, et notamment
les noms des personnages. Le cas de l'album "Une aventure d'Astérix le Gaulois",
traduit en serbo-croate dans les années 1970, est particulièrement édifiant, parce
que ce type d'ouvrage est rempli de références culturelles. Une nouvelle
traduction croate est publiée en 1992, alors que fait rage la guerre avec le voisin
serbe, et comporte de nombreux passages clairement anti-serbes. En 1995, une
nouvelle traduction serbe sera publiée à Belgrade7.
7Pour plus détails, lire Kadric Mira, "Astérix als Grenzgänger: grenzüberschreitende
und grenzziehende Strategien in der serbokroatischen, kroatischen und serbischen
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À l'instar de la Croatie, on observe au Monténégro depuis quelques années un
mouvement visant à différencier le monténégrin du serbe. La différence
principale par rapport au serbe (qui constitue d'ailleurs un point commun avec le
croate) est la présence du son [j] avant certaines voyelles8. Cette lettre
supplémentaire justifierait ainsi la création d'une langue monténégrine.
Cependant, on ne peut pas affirmer que Podgorica mène une politique officielle
en la matière. Le flou règne par exemple quant à la désignation à donner à la
langue du pays. Pour preuve, on constatera que sur plusieurs sites internet
officiels du Monténégro (en anglais/langue du pays), la version en langue locale
est parfois appelée "serbe", "monténégrine-serbe", ou encore "monténégrine"9.
Désormais, les Bosniens appellent leur parler local "bosnien", "serbe", "croate" ou
"serbo-croate" en fonction de leur (non-)identification à l'un des trois groupes
éthnico-religieux du pays10. Ainsi à Mostar, selon que l'on se trouve d'un côté ou
l'autre du "bulevar" séparant la ville en deux, on dira parler croate ou bosnien,
alors que les parlers ne diffèrent pas plus qu'entre les rives gauche et droite de la
Seine à Paris11.
Les différences entre les nouvelles langues issues du serbo-croate, si elles sont
bien réelles, sont loin d'empêcher l'intercompréhension12. Comme nous le verrons
plus loin, une vision politique et étatique héritée du 19e siècle a fait place à de
nouvelles idées et à de nouveaux sentiments identitaires.
<http://www.mostar.ba>.
12 Pour preuve, le tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie de la Haye n'utilise
dans le cadre de son fonctionnement qu'une seule langue pour toutes ces variations,
désignée par l'acronyme "BCS" (Bosnian/Croatian/Serbian), et les documents sont
traduits par une seule équipe de traducteurs.
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La construction des identités
D'autres, inspirés par Ernest Renan, opposent à cette approche une vision plus
rationnelle, un modèle parfois perçu comme français, précisant que l'existence
d'une nation est la volonté de vivre ensemble, "un plébiscite de tous les jours". Ce
qui fait la nation, ce serait "un riche legs de souvenirs", "le culte des ancêtres",
"l'aboutissement d'un long passé d'efforts, de sacrifice et de dévouements"13. Ce
serait donc sur ces éléments symboliques et matériels que porte le plébiscite de
tous les jours.
À mon sens, ces deux visions se rejoignent cependant, car dans un cas comme
dans l'autre, "le processus de formation identitaire a consisté à déterminer le
patrimoine de chaque nation et à en diffuser le culte"14. Les nations modernes
n'ont pas été construites comme le racontent les mythes officiels, ni comme on
l'enseigne dans les manuels scolaires. Une identité nationale moderne ne
commence à voir le jour que lorsque des intellectuels, des décideurs ou des
faiseurs d'opinions (pour utiliser des termes tout à fait contemporains) décident
qu'elle existe et qu'ils entreprennent de le prouver.
Pour les intellectuels engagés de l'Empire autrichien, qui pour bon nombre
portaient des noms et des prénoms à consonance allemande, étaient
13 Renan Ernest, Qu'est-ce qu'une nation?, Mille et une nuits, Paris, 1997.
14 Thiesse Anne-Marie, La création des identités nationales, Le Seuil, Collection Univers
historique, Paris, 1999, p. 12.
15 Ibid, p. 14.
6
germanophones et ne parlaient que mal la langue qu'ils entendaient sanctifier, il
s'agit avant tout d'un choix idéologique et politique. Certains prennent un
patronyme, à la russe, d'autres slavisent leur nom et leur prénom16. C'est là la
marque d'un choix délibéré, celui d'œuvrer à la promotion d'une langue et d'une
culture, et de participer à la construction d'une identité.
Nombreux sont les ancêtres à qui l'on confie un rôle fondateur. C'est ainsi que
dans la mythologie nationale tchèque par exemple, la première dynastie du pays
aurait été fondée au début du 12e siècle par un simple laboureur, P%emysl, choisi
par la reine Libu!e, fondatrice de Prague, pour devenir son mari. Pour les
Croates, c'est le roi Tomislav (mort en 928) qui remplit cette fonction.
Les batailles sont bien entendu propices à la création de mythes, non seulement
quand il s'agit de victoires, mais aussi de défaites. C'est ainsi que pour les Serbes,
la défaite de Kosovo polje (le champ des merles) contre l'armée ottomane, le 28
juin 1389, est devenue le symbole de l'héroïsme et du courage de leurs
combattants et donc l'expression de leur nation. Cela représente aussi
l'oppression des chrétiens des Balkans pendant plusieurs siècles. C'est
notamment pour cette raison que les nationalistes serbes sont extrêmement
attachés au Kosovo17.
Pour montrer à quel point ces identités sont le fruit de savantes constructions, il
me semble intéressant de citer deux exemples de constructions ratées, et qui ne
semblent donc pas "aller de soi".
16 À titre d'exemple, Ludwig von Gay se fait appeler Ljudevit Gaj, Ignaz Fuchs traduit
son nom en Vatroslav Lisinski, Jakob Frass devient Stanko Vras.
17 Il faut par ailleurs noter que le siège honoraire du Patriarcat de Serbie est situé à Pe",
au Kosovo.
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scientifiques tchèques. Ce n'est toutefois qu'à partir des années 1850 que
l'authenticité des manuscrits est mise en cause. S'en suivra une longue
polémique très animée, qui ne sera conclue qu'à la fin des années 1880,
notamment grâce à Tomá! Garrigue Masaryk, qui revendique le droit à l'analyse
scientifique et contribue à prouver que ces manuscrits ne sont qu'une
contrefaçon18.
Le second exemple est la création d'une langue littéraire commune pour les
peuples slaves du Sud. Au milieu du 19e siècle, les élites entendaient créer un
espace homogène pour les populations slaves, mettant en évidence des solidarités
linguistiques et culturelles. L'œuvre convergente de trois intellectuels
débouchera, au terme de négociations, sur la signature d'un accord en 1850 à
Vienne relatif à la création d'une langue littéraire, ou langue normée. Il s'agit du
Slovène Jernej Kopitar, auteur d'une grammaire slovène fondée sur les parlers
populaires, du Serbe Vuk Karad#i", qui a procédé à une réforme de l'orthographe
serbe et se base sur les méthodes de Kopitar, et du Croate Ljudevit Gaj, qui a
décidé d'adopter comme norme le dialecte stokavien, largement répandu en
Serbie et en Bosnie19. Ainsi voit le jour une langue littéraire unifiée pour l'espace
serbo-croate, la variante serbe utilisant l'alphabet cyrillique et la variante croate
l'alphabet latin20, la langue littéraire slovène restant toutefois une entité séparée.
Aujourd'hui, force est de constater que cette langue serbo-croate appartient au
passé. Elle était le fruit d'une idée étatique, et donc politique, celle de la
Yougoslavie (qui signifie "pays des Slaves du Sud"). Cette idée est définitivement
morte avec le bombardement de Dubrovnik et de Vukovar, le siège de Sarajevo, le
génocide en Bosnie, et plus récemment, la tutelle onusienne sur le Kosovo et
l'indépendance du Monténégro. Nous sommes désormais à une époque de
nouvelles idées étatiques, plus morcelées, qui appellent donc la création de
nouvelles langues.
18 B&lina Pavel, 'ornej Petr, Pokorn( Ji%í, Histoire des Pays tchèques, Éditions du Seuil,
Paris, 1995, pp. 334-5.
19 Seriot Patrick, "Inventer l’autre pour être soi : l’instrumentalisation de la linguistique
répandu en Serbie également, dans tous les domaines de la vie courante (presse,
littérature, panneaux indicateurs, publicités, documents officiels). Il n'en reste pas
moins que l'alphabet cyrillique est considéré comme une marque de serbitude, et est
donc très largement utilisé en Republika Srpska par exemple.
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Cet Autre proche et tellement familier peut ainsi devenir un objet de haine, un
objet de projection collectif de soi. Un Autre plus lointain et plus différent ne se
prêterait d'ailleurs pas à un tel exercice: si les Serbes et les Croates peuvent
éprouver une haine mutuelle, se projeter sur un peuple lointain et méconnu,
comme les Boliviens ou les Laotiens, n'aurait aucun sens.
Quel avenir pour les Balkans et ces identités nationales exclusives à fleur de
peau? Il s'agit de nations jeunes, dont l'identité reste parfois instable, vulnérable,
et doit donc s'affirmer d'autant plus. Ces identités ont été encore renforcées par
des guerres, des conflits et des tensions. Pour que les identités soient vécues et
exprimées de manière plus tolérante et moins exclusive, il faudra bien sûr du
temps, beaucoup de temps, mais aussi une approche commune face à l'histoire et
une justice pour les atrocités commises pendant les années 1990. C'est par là que
passent une réconciliation et une normalisation des relations.
La tentative de création d'un pays des Slaves du Sud, la Yougoslavie, s'est donc
soldée par un échec. En revanche, d'autres constructions identitaires du 19e
siècle, qui paraissaient à l'époque purement idéalistes, comme en Italie et en
Allemagne, sont désormais solidement ancrées dans le paysage identitaire
européen21.
Dans les Balkans, on assiste désormais à une multiplication des identités, qui
s'affirment parfois avec virulence. Ces identités seraient-elles à terme solubles
dans l'Union européenne? Une identité européenne commune pourrait-elle venir
se superposer aux identités nationales, dans les Balkans et ailleurs en Europe,
comme l'identité allemande s'est superposée aux identités bavaroise, saxonne et
prussienne, par exemple?
21 On pourra noter que ces deux pays ont d'ailleurs connu, à la première moitié du 20e
siècle, des régimes caractérisés par un nationalisme extrême.