Beruflich Dokumente
Kultur Dokumente
Han Ryner est le pseudonyme purement visuel de Henri Ner, né en 1861 à Nemours
(Algérie), mort en 1938 à Paris. Complètement ignoré des histoires littéraires, il est pourtant
l'auteur d'une cinquantaine d'ouvrages2, dans des genres très différents – du roman naturaliste
(La Folie de misère, 1895) à l'anticipation (Les Surhommes, 1929), en passant par l'étude
psychologique (L'Humeur inquiète, 1894), la fiction historique (Les Mains de Dieu, 1917), la
biographie romancée (L'Ingénieux hidalgo Miguel Cervantès, 1926) –, et sous des formes non
moins variées : romans, comme on vient de le voir, dialogues (Les Chrétiens et les
philosophes, 1906), drames (Le Manoeuvre, 1931), poèmes (Les Chants du divorce, 1892),
essais (La Sagesse qui rit, 1928)... Mais c'est dans la forme brève qu'il excelle, ce qui justifie
son titre de « Prince des Conteurs », décerné en 1912 suite à un référendum organisé par
L'Intransigeant. Ainsi ses ouvrages les plus originaux – sinon les meilleurs – sont
probablement Les Voyages de Psychodore (1903), Les Paraboles cyniques (1913) et Songes
perdus (1929), recueils de contes symboliques dans lesquels l'auteur met ses conceptions
philosophiques en images. Car Han Ryner est philosophe autant qu'écrivain.
Plus proche de l'esprit de finesse que de celui de géométrie, très loin du philosophe à
système bâtissant de complexes édifices à base de définitions et d'axiomes cimentés de
logique, il explore, dans le domaine métaphysique, une pensée volontairement mouvante et
imprécise, poétique, qui peut rappeler certaines spiritualités orientales. Mais c'est son éthique
qui marqua ses contemporains : Ryner réinvestit en effet la figure du sage antique3, ce
philosophe qui cherche le vrai, le bien, le beau, non seulement dans la réflexion, mais aussi
dans sa vie, pour accéder au bonheur. Il sera ainsi parfois surnommé « le Socrate
contemporain4 », et l'on ne s'étonnera pas de le voir puiser aux sources antiques des
1
Pas complètement, puisque son roman Le Père Diogène a été réédité au printemps 2007, aux éditions
Premières Pierres, et que la société des Amis de Han Ryner existe toujours (Siège : Les Amis de Han Ryner c/o
Mme Suzanne Simon - 10, boulevard Carnot - 93250 Villemonble / Contact : Daniel Lérault -
daniel.lerault@wanadoo.fr). Je remercie d’ailleurs vivement Daniel Lérault pour l’aide apportée dans la
documentation.
2
La bibliographie de référence, qui reste cependant à mettre à jour, est celle établie par Hem Day dans
Han Ryner 1861-1938 – Visage d'un centenaire (éd. Pensée & Action, 1963). Pour un panorama rapide, mais
exhaustif, on pourra consulter un Survol de l'œuvre rynérienne, sur mon blog (http://hanryner.over-blog.fr/).
3
Sur la philosophie antique comme manière de vivre, cf. Qu'est-ce que la philosophie antique ? de Pierre
Hadot (Folio Gallimard), lecture aisée et riches perspectives.
4
Une réécriture des dialogues socratiques, que Ryner s'amuse à faire rapporter, non par Platon, mais par
conceptions cyniques5, épicuriennes et stoïciennes.
Ces influences nourriront son individualisme, individualisme qui ne vise pas au
déploiement de la puissance du « moi » dans le monde – que Ryner appelle l'
« individualisme de la volonté de puissance », en référence à Nietszche –, mais plutôt à la
construction et au raffinement d'un « moi » originairement chaotique, pour en faire une
harmonie conciliant cœur et esprit : ce que Ryner nomme « individualisme de la volonté
d'harmonie6 ». Cet individualisme, s'il passe forcément par des temps de retour sur soi, ne
saurait pourtant être un égoïsme. Le « don de soi » sera en effet d'autant plus efficace que le
« moi » aura été harmonisé. Il y a dans l'individualisme rynérien un côté « fraterniste », qui ne
sera d'ailleurs pas forcément du goût d'autres individualistes, tel Georges Palante7, qui par
ailleurs appréciait Ryner.
Comme Octave Mirbeau, Han Ryner s’éleva contre les « Idoles Sociales » – État,
Armée, Justice, Église, etc. Il défendit des réfractaires, soutint des essais de « milieux libres »,
écrivit de très nombreux articles dans une multitude de journaux et de petites revues, fit
d’innombrables conférences…8 Anarchiste par son refus tant de commander que d’obéir, il se
distingue de la plupart des libertaires de l’époque par son scepticisme envers l’action sociale
et sa non-violence avant la lettre9.
Non-violent par les actes, Ryner n’a cependant pas toujours été très doux dans ses
écrits, comme on va pouvoir le constater.
Installé depuis 1895 dans la capitale, Henri Ner10 y occupe un poste de répétiteur au
lycée Louis-le-Grand. Il fréquente le Félibrige de Paris et les milieux littéraires méridionaux.
Il se lie ainsi d'amitié avec Paul Redonnel, secrétaire de rédaction de La Plume. C'est dans
cette illustre revue qu'en 1897 Ner publie son feuilleton littéraire du Massacre des
Amazones11. Son but : vingt ans après Barbey d'Aurevilly12, étudier les « bas-bleus », ces
femmes qui se piquent d'écrire « comme des hommes ». La donnée de base, plus ou moins
explicite : la femme et l'homme ont des intelligences bien dissemblables, par conséquent il y a
son ennemi Anthisthène (précurseur ou fondateur de l'école cynique), paraît en 1922 sous le titre : Les Véritables
entretiens de Socrate.
5
On sait que le cynisme antique, dénomination d'une école philosophique qui prône, entre autres, une
éthique de la volonté et une vie conforme à la nature, et par conséquent un mépris des conventions sociales, n'a
pas grand-chose à voir avec le cynisme moderne étalé par quiconque se croit en droit d'écraser autrui pour
parvenir à ses fins. Cf. par exemple Cynismes, portrait du philosophe en chien, de Michel Onfray, ou Les
Cyniques grecs, fragments et témoignages, compilation de Léonce Paquet, tous deux au Livre de Poche. Pierre
Michel a d'ailleurs montré dans quelle mesure on pouvait considérer Mirbeau comme un continuateur des
Cyniques antiques (« Mirbeau le cynique », Dix-neuf / Vingt, n° 10, septembre 2002).
6
Cf. le Petit manuel individualiste (1905), Le Subjectivisme (1909), ainsi que les conférences Petite
causerie sur la sagesse et Des diverses sortes d'individualisme (toutes deux prononcées en 1921) et l'article
« Individualisme (Anarchisme-harmonique) » de l'Encyclopédie anarchiste (1925-1933). Tous ces textes sont
disponibles sur http://hanryner.over-blog.fr/.
7
« Je n'admire pas tout dans cet individualisme ; je n'en aime pas toute la mystique fraternitaire. », écrit
G. Palante dans sa chronique du 15 janvier 1923 au Mercure de France. Cf. le site
http://www.georgespalante.net/.
8
Cf. Louis Simon, Un individualiste dans le social : Han Ryner, Éd. Syndicalistes, 1973. Louis Simon
était le gendre de Han Ryner, et l’animateur des Cahiers des Amis de Han Ryner de 1939 à 1980.
9
En 1904, alors que Gandhi n’a pas encore adopté sa méthode du satyagraha (protestation non-violente),
Ryner écrit Les Pacifiques, utopie dans laquelle les Atlantes sont arrivés à un genre de société anarchiste par un
véritable mouvement non-violent de désobéissance civile. Ironie tragique, ce roman ne paraîtra qu’en 1914…
10
Henri Ner ne prit pour pseudonyme Han Ryner qu'en 1898.
11
C’est cependant dans le n° 49 du 20 avril 1897 de Demain, revue dont Ner était le rédacteur en chef,
que débuta le Massacre. Demain cessa de paraître deux mois plus tard, et le Massacre fut repris dans La Plume
le 1er novembre.
12
Le livre s’ouvre sur cette épigraphe de Barbey, tirée des Bas-Bleus (1878) : « La première punition de
ces jalouses du génie des hommes a été de perdre le leur... La seconde a été de n'avoir plus le moindre droit aux
ménagements respectueux qu'on doit à la femme. Vous entendez, Mesdames ? Quand on a osé se faire amazone,
on ne doit pas craindre les massacres sur le Thermodon » [allusion à l'une des aventures d'Hercule].
des « livres d'hommes » et des « livres de femmes », et quiconque, homme ou femme,
tenterait d'écrire un livre ne correspondant pas à son sexe ferait forcément un mauvais livre.
Opinion que l'on qualifierait aujourd'hui – et à bon droit – de sexiste... mais qui à l'époque
devait être très largement partagée. Quoi qu'il en soit, Le Massacre des Amazones porte bien
son nom : c'est une œuvre violente, portée par une virtuosité polémique certaine, mêlant des
analyses percutantes et argumentées à d'injustes raccourcis. Et pas loin de deux cents femmes
écrivains font les frais de la bataille.
On se doute donc que Mirbeau n'est pas directement estourbi au Massacre des
Amazones : c'est sa femme Alice, auteure d'un roman intitulé Mademoiselle Pomme, qui prend
les coups de massue. Mais le gourdin atteint Octave au passage. On donne ici l'intégralité du
passage concernant Alice Regnault. Il s'inscrit dans le chapitre XI13, intitulé « Quelques
parasites ». Ryner prévient en début de chapitre : « Il y a deux sortes d'esprits parasites qui
avouent : les cabotins et les professeurs. » Puis, quelques lignes après : « Mais si la cabotine,
cette double réceptivité [en tant que femme et en tant que comédien], essaie de produire, elle
se manifeste prodigieusement pauvre, et banale, et impersonnelle. Les plus grands exploits de
ce perroquet sont de répéter dans un ordre un peu différent les phrases qu'on lui apprit. »
L'étude sur Regnault est encadrée de celles consacrées à Sarah Bernhardt et à Louise France14.
Voici donc pour Mme Mirbeau :
13
Publié dans La Plume du 15 septembre 1898.
14
Créatrice au Grand-Guignol du rôle de la vieille dans Vieux ménages, de Mirbeau, elle reste surtout
l’interprète éternelle de la Mère Ubu, dans la pièce d’Alfred Jarry Ubu Roi.
15
Victor Cherbuliez (1829-1899) et Georges Ohnet (1848-1918), soit deux symboles de la platitude et de
la banalité. Quant au critique Francisque Sarcey, Mirbeau qualifia son « gros bon sens » de « caca » (« Une
visite à Sarcey », Le Journal, 2 janvier 1898).
16
Paru en 1886 chez Ollendorff.
mesquinerie injurieuse de ce Calvaire qui est une taupinée17 ?
Han Ryner, Le Massacre des Amazones, p. 174-176 (éd. Chamuel).
Avec des malices délicieuses, M. Gide reproche à un article d'Octave Mirbeau quelque
tout petit détail d'une vérité nuancée insuffisamment, quelque toute petite inexactitude,
qui est surtout un moyen de grossissement et d'accélération de la pensée. Là, et ailleurs
aussi — je crois que je n'adresse pas à M. Gide un mince éloge —, il me fait songer à La
Bruyère corrigeant Tartuffe en Onuphre28. Mais La Bruyère, fin polisseur de statuettes, a
tort de blâmer le moins fini et le moins élégant des statues, et il eût été bien incapable de
dresser la cariatide, un peu lourde sans doute, qui supporte une action. Mirbeau, malgré
quelque génie, n'est pas Molière ; mais, si Molière faisait des articles pour nos
journaux29, soyez certains qu'il les ferait mauvais. Le vrai crime de Mirbeau, c'est de
consentir à la cage étroite et de se condamner, pour faire tomber les gros sous, à des
tours de souplesse, lui qui est vigoureux et a besoin d'espace. Son infamie est d'autant
plus grande qu'il n'a ni la pauvre excuse de la faim, ni même l'excuse ridicule de la gêne.
Je le hais, ce Mirbeau, qui me force à admirer la puissance de son esprit et à mépriser
l'ignominie de son âme.
Han Ryner, Prostitués, pp. 63-64.
44
Le même genre de critique a été faite par Catulle Mendès ou Jules Lemaitre, compagnie qui n’aurait
guère plu à Han Ryner, mais ni lui ni eux n’ont su goûter l’« hénaurme » de la pièce. Cf. l’introduction de Pierre
Michel à L’Épidémie, in Octave Mirbeau, Théâtre complet, Eurédit, 2003.
45
C’est-à-dire les romans comme Le Jardin des supplices, Le Journal d’une femme de chambre ou Les 21
jours d’un neurasthénique, composés par collage de textes d’origines diverses.
46
Il ne s’agit pas forcément d’une simple affirmation rhétorique, quand on sait que Ryner composa à cette
période des Dialogues de la guerre – restés inédits en volume –, dans lesquels il met en scène des
contemporains, dont certains sont des personnes réelles.
47
… et victime de l’ironie rynérienne ! Anatole ne trépassera en réalité qu’en 1924. Mais la parution en
1915 de Sur la voie glorieuse, recueil d’écrits patriotes et guerriers, fut sans doute jugée par Ryner comme la
preuve indubitable d’une mort cérébrale.
pastiches de deux styles aussi divers, j'ai renoncé au séduisant projet. J'aurais trop
souvent rencontré Molière sur mon chemin. Alceste et Philinte m'auraient trop hanté.
Mon Anatole aurait trop souvent traduit en prose le vers fameux :
Mon flegme est philosophe autant que votre bile48.
Je ne souhaite pas développer dans le présent article une comparaison approfondie des
psychologies d’Octave Mirbeau et de Han Ryner, mais je crois que l’on aurait profit à la
fonder sur l’idée suivante : nous sommes face à deux désespérés, deux pessimistes radicaux
qui, chacun à sa manière, tentèrent, dans leur vie et dans leur œuvre, de lutter contre la laideur
de leur temps, de vivre malgré la laideur de tous les temps.
Le même Desanges, qui comprit si bien Mirbeau, écrivit49 justement à propos de Ryner :
« À bien y regarder, dès ses premiers romans, M. Han Ryner manifeste son impuissance à
accepter joyeusement la vie, telle qu’elle est, avec ses petites peines, ses petits bonheurs, ses
servitudes et surtout ses bornes. Il veut rester dans la réalité, mais il ne s’y sent pas à l’aise.
On dirait qu’il n’est pas chez lui. Tout lui paraît noir, triste, désolant. De là une grande
amertume et un pessimisme profond. » N’est-ce pas aussi le cas de Mirbeau ?
Deux individualistes, deux réactions divergentes : Mirbeau boit la coupe jusqu’à la lie,
fouille de sa plume la sanie humaine, décrit noires les horreurs, dresse en baroque furieux des
personnalités chaotiques traversées de pulsions d’amour et de mort, puis cherche à se consoler
au contact de belles choses, meubles, fleurs, tableaux et belles demeures ; Ryner mène une
existence matérielle modeste mais poétise ses idées en figures de songes et, parce que malgré
tout « il veut rester dans la réalité », se bâtit, au seul endroit qui lui appartienne vraiment,
c’est-à-dire en lui-même, un clair refuge – forteresse stoïcienne entourée du jardin d’Épicure.
Et tandis que Mirbeau oblige à contempler dans toute sa laideur la société qui broie l’individu,
Ryner érige en héros le réfractaire, individu qui parvient, malgré la société, à se réaliser lui-
même en œuvre d’art.
Les hommes ont disparu, les œuvres, pour autant que nous le voulions, restent. Comme
expressions de deux individualités très différentes mais très sincères, celles d’Octave Mirbeau
et de Han Ryner méritent d’être lues et aimées.
Clémence ARNOULT
http://hanryner.overblog.fr
48
« Je prends tout doucement les hommes comme ils sont, / J'accoutume mon âme à souffrir ce qu'ils font
; / Et je crois qu'à la cour, de même qu'à la ville, / Mon flegme est philosophe autant que votre bile », déclare
Philinte (Le Misanthrope, acte I, scène I).
49
Dans La Caravane d’août 1917, rubrique « Les Vivants ». Article republié dans les Cahiers des Amis
de Han Ryner, n°77, 2e trimestre 1965, pp.6-13.