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Maxime BENOÎT-JEANNIN

PASSION, CRISE ET RUPTURE CHEZ HENRY DE GROUX,


À TRAVERS SON JOURNAL

(Léon Bloy, Henry de Groux et Octave Mirbeau au temps de


l’Affaire Dreyfus)

À la date du 28 mai 1900, Léon Bloy, se trouvant encore pour une


quinzaine de jours au Danemark, annonce par lettre à Henry de Groux
son retour imminent à Paris. Puis il poursuit : « J’ai reçu de vous un
numéro du Journal, où Mirbeau1 parlait très médiocrement d’une vieille
femme assassinée »2. Or Bloy, tout à son horreur du Danemark, ne peut
s’en laisser conter par Mirbeau, qui a fait paraître, en effet, dans la
publication susnommée, une nouvelle inspirée des exploits du célèbre
criminel Pranzini, « L’Assassin », déjà donnée avec des variantes au Gil
Blas, le 22 mars 1887, sous le titre « L’Assassin de la rue Montaigne »3
Histoire de damer le pion à Mirbeau, et pour mieux édifier de Groux sur la
noirceur ineffable des « luthériens », Bloy raconte alors un épouvantable
fait-divers danois à son correspondant parisien4. En ignorant tout le
reste, on pourrait penser que ces histoires de crimes, qu’elles soient
sorties de la plume de Mirbeau ou de celle de Bloy, ont quelque peu
contribué à lui brouiller l’entendement. Car, dès le début de Quatre ans
de captivité à Cochons-sur-Marne (1900-1904), Bloy nous révèle la
rupture irrémédiable intervenue entre De Groux et lui5. Que s’est-il passé
? À leur retour d’exil, Bloy et sa famille – quatre personnes dont ses deux
filles – ont été hébergés quatre jours à Paris par Henry de Groux. Dans la
nuit du 18 au 19 juin – « la nuit de Waterloo ! » souligne Bloy, pour qui il
n’y a pas de hasard – , de Groux les chasse sans explications, ce qui
plongera l’écrivain dans la stupeur et l’affliction. Jusqu’ici, les lecteurs de
Bloy se perdaient en conjectures, se demandant ce qui avait bien pu
motiver l’attitude passablement étrange et en tout cas peu charitable du

1 Grand lecteur de journaux, Léon Bloy suivait attentivement les critiques littéraires de Mirbeau qui
l’avait spécialement gâté lors de la parution de La Femme pauvre, son deuxième roman. Voir Octave
Mirbeau, Combats littéraires, présentation de Pierre Michel et Jean-François Nivet, L’Âge d’Homme,
Lausanne, 2006.
2 Mon journal, Dix-sept mois en Danemark (1896-1900), in Journal, t. I, édition de Pierre Glaudes,
collection “Bouquins”, Robert Laffont, Paris, 1999.
3 Octave Mirbeau, Contes cruels, présentation de Pierre Michel et Jean-François Nivet, Librairie
Séguier, Paris, 1990, t. I, pp. 323-327.
4 Léon Bloy, op. cit.
5 Ibid.
peintre, que le diariste avait hébergé et soigné pendant de nombreux
mois les années précédentes, dans les conditions de précarité que l’on
devine. Marié, père d’une petite fille, de Groux partage la misère du
mendiant ingrat. La publication inespérée de son journal 6 vient éclairer la
personnalité particulière de cet artiste isolé et qui le restera toute sa vie.
Disons-le tout net, le plus fou des deux n’est point celui qu’on pense. En
effet, on peut lire, en date du 15 juin 1900, Bloy, sa femme et leurs
enfants étant à peine installés chez le peintre, que ce dernier est de plus
en plus persuadé que la malheureuse Jeanne Bloy a formé le projet, non
seulement de l’assassiner, lui, mais de tuer Marie de Groux et la petite
Elisabeth. De plus, Bloy, qu’il admire malgré tout, le saurait et ne ferait
rien pour s’y opposer. Une angoisse indicible ne cessant de peser sur lui
durant ce laps de temps, de Groux s’en sort comme il peut en expulsant
trois jours plus tard l’écrivain et sa famille. Le 18 juin, il envoie une lettre
extravagante où il menace Bloy de rétorsions au cas où celui-ci
s’obstinerait à essayer de renouer avec lui.
De toute évidence, de Groux a été victime d’une crise de démence
où, reconnaissons-le, ce conte de Mirbeau, aussi cruel soit-il, n’a pas dû
jouer un grand rôle. L’épisode lamentable que met en scène l’imagination
délirante d’un artiste a été surtout favorisé par l’atmosphère spéciale qui
règne en cette fin de siècle, et particulièrement autour de Léon Bloy et de
sa femme, jouets d’un mysticisme que les catholiques positivistes ne
comprennent plus, d’où les déboires du mendiant ingrat auprès du
monde des croyants. D’autre part, trop souvent, que ce soit chez
l’écrivain ou l’artiste, la misère matérielle est extrême. Il faut trouver
sans relâche des expédients pour simplement survivre. Les limites sont
depuis longtemps dépassées. On ne peut pas penser que ces tensions et
ces débordements n’aient pas eu un sévère retentissement sur un
psychisme déjà lui-même fragilisé. Bloy, à la date du 12 mai 1900 7, note
d’ailleurs : « Lettre folle d’Henry de Groux. Par une sorte de prodige, il
m’écrit trois pages pour ne Rien me dire, sinon que sa vie est
mystérieuse. » Mais auparavant, on a pu constater leurs fêlures. Ainsi
Bloy, le 12 août 18978 : « Apparition imprévue d’Henry de Groux, ayant
laissé sa femme je ne sais où et revenant d’un lieu dont il paraît lui-
même incertain. On l’installe comme on peut. Sa présence ramène un
peu de désordre. Le pauvre diable va-t-il se remettre à nous faire
souffrir ? » Puis, en septembre, le 99 : « La présence d’Henry de Groux,

6 Henry de Groux. 1866-1930, Journal, sous la direction de Pierre Rapetti et Pierre Wat. Sources,
Editions Kimé, Institut national d’histoire de l’art, INHA, Paris, 2007, 326 pages, dont 33 illustrations de
l’œuvre et de l’artiste.
7 Léon Bloy, op. cit.
8 Ibidem.
9 Ibid.
venu avant-hier, produit son effet ordinaire. Trouble, paralysie, incapacité
de travail, impuissance de me ressaisir. Amitié à faire peur. » Bloy ne
s’explique pas davantage. Sans doute n’ose-t-il pas dévoiler ce qui le
hante. Autre grave motif, le plus dirimant : l’incompréhension
intellectuelle qui règne désormais entre le peintre et son mentor. De
Groux s’est émancipé de l’influence de Bloy. Il est devenu dreyfusard,
admirateur de Zola, ce qui ne peut que désoler l’écrivain. Mais Bloy
n’anticipe pas la fin brutale de leur amitié. S’il avait eu accès aux écrits
intimes du peintre, il aurait cependant pu être averti par ce paragraphe
du 25 septembre 1899 : « “L’Affaire entre décidément en sommeil”.
Quelle honte cet “apaisement” !… Enfin, j’en prends très mal mon parti,
me consolant comme je peux de voir enfin éclater l’affaire Bloy 10. » Ce
qui revient à dire qu’il se prépare à régler son compte à Bloy en
l’accusant de complicité d’assassinat. Le diariste revient, le 10 décembre
190111 , dans une lettre à Rachilde, sur leur rupture : « Si donc il y a de la
folie dans son cas, ce n’est certainement pas une folie très innocente ni
très sympathique. Comme je sais qu’il y a en outre, là-dedans, beaucoup
de Dreyfus, beaucoup de Zola, beaucoup de cul et beaucoup d’absinthe,
vous ne trouverez pas étonnant que je me sois réfugié dans le mépris,
après avoir grandement souffert. Croiriez-vous, Rachilde12 , qu’il en était
venu à soupçonner que je me livrais à des pratiques religieuses pour que
Dreyfus fût maintenu à l’île du Diable ! » Sans l’attribuer nommément à
Bloy, de Groux avait noté cette surprenante réplique : « Vous savez que,
si je vais à la messe et si je communie tous les matins, d’après
Clemenceau, c’est pour que Dreyfus demeure à l’île du Diable, et que si
le Pape est au Vatican, c’est également pour cela ? » (Journal, 28
novembre 1898) En 1898 précisément, la crise couvait, Bloy notant le 27
juillet13 : « Lu dans L’Aurore un entrefilet disant que de Groux a lllustré
d’un portrait de Zola la brochure d’un jeune porc glorifiant le vieux pour
avoir fait la guerre au catholicisme… Envoyé la coupure à de Groux avec
ceci : “Joli ! Tout s’explique. Devenu l’ami et le collaborateur de ces
crapules, pourquoi viendrez-vous chez moi ?” » De son côté, de Groux,
dans son propre journal : « […] j’apprends que Bloy, sa femme et sa fille
sont venus déjeuner à la maison. Je m’en aperçois avant qu’on n’ait rien
dit : les portraits de Zola accrochés au mur sont retournés. J’apprends
qu’il s’est emporté de nouveau contre le portrait de Wagner accroché au
mur également et qui a selon lui “une tête d’avoué”, d’avoué sordide !
De la part de Bloy, je puis nettement m’attendre à tout ! »

10 Henry de Groux, op. cit.


11 Léon Bloy, Quatre ans de captivité à Cochons-sur-Marne, loc. cit
12 Rachilde et son mari Alfred Valette étaient antidreyfusards.
13 Léon Bloy, Mon journal, op. cit.
Durant la période la plus aiguë de l’affaire Dreyfus, de Groux est
constamment sous pression, combat le chauvinisme et le militarisme
français, et se passionne pour la défense intransigeante de l’accusé et de
Zola, soupçonnant même Mirbeau – un comble ! – de tiédeur et de
mollesse. Il se demande, le 13 février 1898, si Mirbeau ne serait pas, «
décidément un faux brave14 ». Voyant Zola agressé à la sortie du Palais
de Justice, de Groux ne peut s’empêcher de se porter à son secours. Et il
note, le 12 février 1898 15 : « Sur l’aveu des horions attrapés dans la
bagarre où j’ai protégé Zola, Bloy se scandalise. Je lui déclare en outre
qu’il ne tiendrait qu’à moi, ou au premier venu, de le précipiter dans la
Seine à la sortie de chez moi en le désignant comme l’auteur d’un livre
dédié à Bazaine (Sueur de sang). […] Bloy n’y pensait guère et la
possibilité du cas l’inquiète visiblement. “Ce serait une sacrée sale mort”,
dit-il, “avec Zola” ! » Après son Christ aux outrages, qui inaugure sa
carrière en France et en Europe, de Groux peint un Zola aux outrages. La
lecture de son journal nous offre de nouveaux exemples des ravages que
put causer l’Affaire dans les milieux les plus sensibles, séparant parfois
pour toujours les meilleurs amis. On peut observer aussi les changements
de camp, les abandons de postes, les virevoltes. De Groux a tenu des
propos antisémites, ce qui ne l’empêche pas d’être dreyfusard. Et
combien d’autres ! On pense à Jules Renard. Quant à Mirbeau, il a eu lui
aussi sa période antijuive… Quoi qu’il en soit, l’expulsion du réprouvé
Bloy et de sa famille par l’autre rejeté qu’est de Groux signe la fin d’une
intense amitié littéraire et artistique entre l’écrivain français et son cadet
belge de vingt ans. La publication des écrits intimes du peintre nous
permet de suivre quasiment en alternance, bien que le journal de l’artiste
soit beaucoup plus lacunaire que celui de l’écrivain, les différents échos
de cette rupture chez les deux anciens amis et ce qu’ils apprennent l’un
de l’autre, de loin en loin, au fur et à mesure de leurs tribulations
respectives jusqu’à leurs retrouvailles en 1916, à l’initiative de de Groux.
La vie du peintre continue, cahotique, d’un pays à l’autre. Quittant son
épouse Marie pour la nièce de celle-ci, Germaine Lievens, il s’établit à
Florence en 1903 avec la jeune femme. Cette renaissance florentine ne
dure pas. Furieusement épris et violemment jaloux, il est bientôt interné
dans un hopital psychiatrique italien, San Salvi, d’où il s’évade. Il se fait
rapatrier en France, puis en Belgique, en août 1904. En date du 16
août16 , Bloy écrit : « Lu dans les feuilles l’histoire étrange d’Henry de
Groux enfermé à Florence dans un asile d’aliénés, réussissant à s’évader
[…]. Les chroniqueurs n’oublient pas de parler de Calvaire et d’Odyssée…

14 Henry de Groux, loc. cit.


15 Ibidem.
16 Léon Bloy, L’Invendable, in Journal, loc. cit.
Le malheureux se croit un artiste toujours ! Que Dieu ait pitié de sa
pauvre âme ! » À son retour en Belgique, de Groux passe pour mort
pendant plusieurs années, ce que lui apprend le critique Arsène
Alexandre lors d’une rencontre fortuite à Anvers. De Groux ressuscite
donc…
Né Henri Degroux en 1866, à Bruxelles, il est le fils du peintre belge
Charles Degroux. Mort à moins de quarante ans, ce dernier n’en a pas
moins obtenu une certaine consécration qui lui vaut d’appartenir à
l’histoire de l’art de son pays. Pour se distinguer de son père, le jeune
peintre se fait appeler Henry de Groux dès 1888, année où il signe sa
première œuvre appelée à être célèbre, Le Christ aux outrages. Sa
carrière débute par un scandale à l’exposition de la société artistique des
XX à laquelle il appartient depuis 1887. Le 16 janvier 1890, il rejette les
œuvres de Vincent Van Gogh exposées dans la même salle que les
siennes. Devant la résistance qu’on lui oppose, le 18, il s’en prend
violemment aux toiles que défendent Toulouse-Lautrec et Signac. Les XX
l’excluent. Les raisons de l’opposition de de Groux à la peinture de Van
Gogh apparaissent assez confuses et en tout cas imprudentes. Il écrit en
date du 20 septembre 189317 : « L’histoire infiniment lamentable du
pauvre Van Gogh [mort le 29 juillet 1890] avant qu’il ne devînt la proie
des lanceurs d’affaires picturaux, paraît tenir tout entière dans son séjour
parmi les psychiatres […] » Ou bien, parlant de son œuvre : « Un seul
morceau représentant des harengs sur un plat de faïence ou de grès, m’a
séduit par une chaleur de ton et une certaine verve de facture vraiment
assez heureuse, très rare dans sa production. C’est tout. »
Durant toute sa carrière, il y aura chez de Groux des refus absolus
de toute la modernité en art. S’il tient Van Gogh pour un fou, il juge
Cézanne un ignorant en peinture. Ce qu’il estime primordial, c’est le
métier. Aussi l’admire-t-il chez Degas, mais tout aussi bien chez Alfred
Stevens.
Installé à Paris dès 1891, Henry de Groux reçoit en février 1892,
son grand tableau – 393 sur 253 cm — Le Christ aux outrages, dont les
frais de transport ont été pris en charge par le roi Léopold II de Belgique.
Entreposée d’abord dans une grange, la toile, par son sujet, son style et
ses dimensions, impressionne Arsène Alexandre, journaliste de renom.
Son article, paru dans Le Figaro du 5 février attire sur place aussi bien
Puvis de Chavannes que Debussy, José-Maria de Heredia et Mallarmé.
Henry de Groux est lancé comme le peintre du Christ aux outrages. Bloy,
le mois suivant, encense de Groux – ils se connaissent depuis septembre
1891 – dans une revue confidentielle, le Saint Graal, alors qu’il destinait

17 Henry de Groux, loc. cit.


son article au Figaro. Bloy croit retrouver en lui son ami Ernest Hello,
mort en 1885, leur ressemblance physique étant à ses yeux
extraordinaire. J’ai déjà évoqué l’amitié passionnée qu’il lui voue
désormais.
Après ce début foudroyant, de Groux se paie le luxe de dire non à
Joséphin Péladan qui lui offrait d’exposer au Salon de la Rose-Croix. Puis il
subit une terrible avanie lorsque Alfred Stevens, qui préside le jury de
l’exposition du Champ-de-Mars, lui refuse Le Christ au outrages. De
Groux est qualifié de « Ravachol du Champ-de-Mars ». Cependant, dans
Le Figaro, en mai 1892, le 9, paraissent un article de Mirbeau 18, « Le
Salon du Champs-de-Mars », dans lequel il est cité : « Ô brave Henry de
Groux, dont la belle œuvre ardente de passion et d’art resplendissant,
refusée sur les injonctions de M. Béraud, se morfond dans le silence
d’une salle déserte » ; et un autre de Charles Buet, à la une. Le Christ
aux outrages a donc marqué son époque.
Malgré une vie plus que difficile, comme on l’a vu, le journal du
peintre ne nous laissant presque rien ignorer de ses souffrances, de ses
défaites, comme de ses partis pris, de Groux exposera régulièrement
d’année en année, poursuivant une œuvre souvent rejetée mais trouvant
un écho plus que favorable chez les critiques de son temps, spécialement
les hommes de lettres. Verhaeren, Remy de Gourmont, Camille Mauclair,
Bloy, Mirbeau, ce n’est pas rien. Mirbeau ne marchande pas son
admiration Dès 1893, en effet, alors que de Groux n’a que vingt-sept
ans, il le tient pour « un peintre consommé […] merveilleusement habile
au jeu des couleurs ». Il le compare à un « tapissier persan », un «
imagier gothique », « avec tout d’un coup des accentuations à la
Rembrandt ». Non seulement Mirbeau rappelle qu’il a été écarté l’année
précédente de l’exposition du Champ-de-Mars, mais que « cette année
on a relégué ses tableaux dans une inaccessible salle où nul peut-être ne
les verra ». En 1902, Mirbeau reviendra sur le cas du peintre, en
racontant, dans Le Journal du 16 mars19, l’histoire de son engagement par
un père lazariste pour décorer la chapelle de la Sainte-Agonie – située «
entre la prison de la Santé et l’hôpital Sainte-Anne » – et le mauvais tour
que lui joua le chapelain, l’abbé Bernard, en modifiant ses peintures
murales dans un sens saint-sulpicien.
Wagnérien, admirateur de Delacroix et de Gustave Moreau, de
Groux demeure un incompris. Il est en butte à tous les malentendus. À
lire son journal intime, on ne peut l’absoudre complètement de ce qui lui
est arrivé en peinture. Il appartenait pleinement au mouvement

18 Octave Mirbeau, in Combats esthétiques, présentation de Pierre Michel et Jean-François Nivet,


Séguier, Paris, 1993.
19 Octave Mirbeau, loc. cit.
symboliste, certes. Ses moyens, sa vision du monde restent ceux d’un
artiste du XIXe siècle. Trop peu révolutionnaire pour subsumer son
époque, il sent, dès avant 1914, que l’art qui naît et grandit dès le début
du XXe siècle n’est pas le sien. Aussi est-il proprement dépassé. Sa
réaction est dans le rejet total, absolu. Il tient Guillaume Apollinaire pour
un « épouvantable imbécile » à « figure de domestique20 ». Quand
Apollinaire lui montre sa collection, lui affirmant que « maintenant, c’est
ça, l’art », de Groux réplique « tranquillement, si c’est ça, l’art, je n’aime
pas l’art !… C’est bien simple21 ! » On ne saurait être plus franc et plus
clair. Solitaire, parfaitement maître de sa manière et de son génie, de
Groux reste adossé, envers et contre tout, à l’époque du Christ aux
outrages. Quand il meurt en 1930 dans un hôtel de Marseille, ville où il
réside depuis 1922, son œuvre n’est pas mince. Peintre, illustrateur,
dessinateur, pastelliste, portraitiste, sculpteur, décorateur de théâtre, de
Groux a pratiqué toutes les disciplines de l’art. Et, comme il se doit, il ne
tarde pas à être oublié. Puisse son Journal, enfin édité, le faire
redécouvrir.
Que l’on ne s’attende pas à des notations autobiographiques qui
respectent la chronologie. Ce n’est pas un journal d’atelier, et c’est assez
peu peu les écrits d’un peintre. De Groux ambitionnait davantage. Il a
voulu faire œuvre littéraire et, semblable à un écrivain, dire sa vie, sa
pensée et ses fureurs. Mais les textes originaux se présentent sous une
forme tellement éclatée que les éditeurs ont préféré, pour en faciliter la
lecture, la présentation thématique. Ainsi l’on peut suivre l’artiste à
travers quatre chapitres – l’Art, la Vie, le Milieu, l’Époque –, qui sont
autant de plongées dans son existence tourmentée. Choix très utile :
Henry de Groux, par son écriture parfois maladroite, n’est pas souvent à
la hauteur de ses ambitions. Il n’en reste pas moins que ses textes
demeurent, au-delà du témoignage d’époque, un document prodigieux
d’intérêt.
Maxime BENOÎT-JEANNIN

20 En dépit d’un article très favorable publié sur son œuvre à l’occasion du Salon d’automne de 1911.
(Voir Henry de Groux 1866-1930, Journal, loc. cit)..
21 Henry de Groux, loc. cit.

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