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CULTURE GÉNÉRALE
Dans sa fonction moderne, telle que l’a instituée le rôle du Panthéon dédié par
la Convention, puis, après des péripéties, par la Troisième République, aux grands
hommes, la création du grand homme marque une rupture avec l’Ancien Régime.
Dans la société d’Ancien Régime, le « Grand », c’est, dans la monarchie espagnole,
le membre de cette partie la plus ancienne et la plus prestigieuse de l’ordre nobiliaire.
Dans un monde où l’accès aux fonctions politiques et militaires est réservé à un
ordre, et où la notion de « d’artiste » n’a pas encore acquis le prestige que lui
confèrera par la suite le romantisme, la voie d’une reconnaissance émergerait, elle
demeurerait subordonnée au sacré dont l’Eglise a le monopole.
Le grand homme est donc un produit de la France moderne : s’il a gagné droit à
la reconnaissance de la patrie, c’est en raison de la contribution de ses talents à
l’intérêt général, et non, ainsi que l’exprime Beaumarchais dans Le mariage de
Figaro, parce qu’ « il s’est donné la peine de naître ». Aussi, qu’il soit homme de
lettres, comme Voltaire et Rousseau, précocement panthéonisés, ou militaire,
comme les généraux révolutionnaires, le grand homme est souvent un bourgeois. Il
s’oppose au « grand seigneur méchant homme » dont se plaint Sganarelle dans le
Don Juan de Molière : les grands hommes le sont non par leur naissance, mais par
« leurs vertus et leurs talents », expression consacrée par la Déclaration des droits
de l’homme et du citoyen (article VI) : parce que seules les qualités intrinsèques des
individus déterminent leur accès à la « dignité » qu’est le statut de « grand homme »,
il y a là une notion tout à fait post-révolutionnaire.
Pour autant, il semble que cette érosion du mythe du grand homme traduise
une défiance de l’esprit démocratique à son égard. Tout en ayant contribué à
célébrer le culte des grands hommes, la tradition républicaine a été marquée par les
dangers que fait peser le mythe de l’homme providentiel, qui finit par renverser (ou
vouloir renverser) les institutions républicaines, qu’il s’agisse de Napoléon
Bonaparte, du général « Revanche » Boulanger ou du Maréchal Pétain. Il est
symptomatique de cette peur de la personnalisation du pouvoir que les
parlementaires, en 1920 après avoir proclamé que Clemenceau avait « bien mérité
de la Patrie », ne l’aient pas élu à la Présidence, en appliquant l’adage que
Clemenceau lui-même avait formulé pour le choix du chef de l’Etat : prendre « le plus
bête ». La figure du grand homme est toujours suspecte de créer un unanimisme
trompeur, et l’enthousiasme collectif peut traduire une aliénation des masses
apolitiques.
Le mythe à cet égard fait l’objet d’une contestation scientifique. La théorie du
grand homme suppose en effet un pouvoir de la volonté individuelle, une action des
forces psychiques, qui fait abstraction des forces historiques et des mouvements
collectifs. Déjà, Michelot, dans son Histoire de la Révolution Française, affirmait que,
de bout en bout, elle n’avait « qu’un héros : le peuple ». Par la suite, l’école des
Annales, autour de Lucien Febure et March Bloch, a remis en cause la conception de
l’histoire qui sous-tend le mythe du grand homme, une histoire-bataille de rois et de
princes, d’où les peuples sont absents. Dans ce refus de l’histoire héroïque, il y a une
posture scientifique dénonçant « l’illusion du politique » qu’implique une telle
croyance dans la volonté et l’individu, et une posture idéologique : il faut intégrer le
rôle historique des classes populaires, des dominés (et aussi, pour les théoriciens de
History, les femmes, absentes de « l’histoire des hommes »). Le déclin du mythe du
grand homme traduit donc un « désenchantement » idéologique et intellectuel à
l’égard de la figure « magique » du « chef charismatique » décrit par Weber
(Sociologie des Religions), auquel s’identifiait le grand homme.
Dans les sociétés où le grand homme n’est plus appelé à jouer sa fonction
fédératrice, doivent être élaborées de nouvelles formes de rassemblement de la
collectivité.
Dans le même temps, les ritualités mémorielles sont marquées par une
dépersonnalisation qui témoigne de la défiance envers le mythe du grand homme.
Dès l’entre-deux-guerres, la mémoire rendue au Soldat inconnu et aux morts de la
guerre, étudiée par Antoine Prost, constituait une inflexion : les « grands hommes »,
ce ne sont pas forcément tel ou tel général, mais les millions de morts « anonymes ».
Il est révélateur que le grand homme ait été concurrencé par « le juste » : le juste n’a
pas nécessairement joué un rôle considéré comme de premier plan, mais il a, à sa
modeste échelle, contribué à l’humanité. Une mémoire « d’anonymes » succède à
une mémoire de « puissants ». L’attribution par le mémorial de Yad Vasham du titre
de « juste » à un village, le Chambon-sur-Lignon, pour son rôle dans le sauvetage de
juifs persécutés pendant la guerre, illustre ce déplacement de l’objet de la
reconnaissance collective.
L’évolution des pratiques mémorielles révèle également une évolution dans la
valeur attribuée au souvenir : tourné dans le culte du grand homme, dans la
célébration d’un individu qui est aussi celle de la collectivité, il devient le rappel,
beaucoup moins gratifiant pour le moi social, des souffrances infligées par des
membres d’une collectivité à d’autres membres de cette même société. On ne
célèbre plus un héros conquérant, mais des victimes brisées par l’histoire.
Le culte des grands hommes est indissociable de la construction des Etats-Nations
et du monde qui suit l’Ancien Régime. Plaçant la collectivité sous la filiation d’une
succession historique, il vise à la rassembler derrière le service de la patrie, incarné,
presque dans un sens religieux, dans le grand homme. Si la République a pu
recourir à ce culte pour fondre l’unité nationale dans la France post-révolutionnaire,
le déclin de la foi politique dans le grand homme traduit un scepticisme à l’égard d’un
mythe susceptible de fonder une dérive personnelle du pouvoir, et qui fait abstraction
du rôle des peuples dans l’histoire. L’individualisme, en défaisant le lien social, loin
de s’opposer à l’émergence de « grands hommes », ouvre la voie à une optation des
« masses apolitiques » (Hannah Arendt) par des hommes aspirant qu’ rang d’homme
providentiel. La croyance dans l’intérêt général doit donc s’opposer à une telle
dérive, tandis que le déplacement des pratiques mémorielles collectives vers les
anonymes, les justes et les victimes constitue l’achèvement de la démocratisation de
la gloire officielle qu’avait initié, en son temps, le culte des grands hommes