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TROISIEME EPREUVE D’ADMISSIBILITE

DU CONCOURS EXTERNE D’ENTREE A L’ENA 2005

CULTURE GÉNÉRALE

Sujet : Y a t-il encore des grands Hommes ?

A l ‘exaltation de l’héroïsme guerrier et de l’hommage rendu à ceux qui étaient


tombés au champ d’honneur pour la France, Bardanu, le « héros » du Voyage au
bout de la nuit, opposait la réaction de ses « tripes », entièrement tournée vers la
survie, en face de laquelle les honneurs militaires et le sacrifice pour la Patrie
apparaissaient bien dérisoires. Il y avait là une affirmation provocante, mais nette et
sincère, d’un primat absolu accordé au sort individuel, et d’une indifférence radicale
pour les entreprises collectives et la gloire.
Il y aurait, dans cette manifestation d’un individualisme nihiliste, matière à
alimenter une déploration pessimiste, volontiers marquée par le thème de la
décadence, sur le déclin de l’altruisme ou de l’esprit de sacrifice, et l’éloge de la
médiocrité, dans une société égoïste, égalitaire et privée de transcendance – ou,
autrement dit : une société où il n’y aurait plus de place pour les grands hommes.
Le grand homme est défini par la croyance collective dans son caractère
extraordinaire, qui le place au-dessus de la mêlée, croyances qui peuvent être
extériorisée par des pratiques collectives, tendant à démontrer, selon la formule
inscrite au frontispice de Panthéon, la reconnaissance de la Patrie. Selon que l’on
place l’accent sur les qualités supposées du grand homme, ou de façon plus critique
à l’égard de l’essentialisme qui sous-tend la notion, sur la reconnaissance du statut
de grand homme et ses manifestations, la perspective est différente : dans un cas,
est en cause la capacité d’une société moderne à susciter les vertus civiques et
l’excellence ; dans l’autre, c’est l’évolution des croyances et pratiques par lesquelles
la société construit son unité qui est en jeu.
Mais, en tout état de cause, parce que la fonction du grand homme est de
dépasser son individu et de s’extraire de la collectivité en se dévouant à son service,
pour incarner dans sa personne une valeur autour de laquelle se rassemble la
collectivité, le devenir de la notion de grand homme pose la question des modes de
fabrication de l’unité du corps social.
Figure moderne autour de laquelle est organisé un culte mémoriel, le grand
homme opère une identification entre sa personne et une mission historique (I). Le
déclin de l’usage politique de la notion traduit une défiance de l’esprit démocratique à
l’égard d’un mythe suspect, et appelle de nouvelles formes de rassemblement de la
collectivité (II).
I. FIGURE MODERNE AUTOUR DE LAQUELLE EST ORGANISE UN CULTE MEMORIEL, LE GRAND
HOMME OPERE UNE IDENTIFICATION ENTRE SA PERSONNE ET UNE MISSION HISTORIQUE

Figure issue de la modernité, le grand homme est l’objet de pratiques culturelles


visant à affirmer une continuité historique.

Dans sa fonction moderne, telle que l’a instituée le rôle du Panthéon dédié par
la Convention, puis, après des péripéties, par la Troisième République, aux grands
hommes, la création du grand homme marque une rupture avec l’Ancien Régime.
Dans la société d’Ancien Régime, le « Grand », c’est, dans la monarchie espagnole,
le membre de cette partie la plus ancienne et la plus prestigieuse de l’ordre nobiliaire.
Dans un monde où l’accès aux fonctions politiques et militaires est réservé à un
ordre, et où la notion de « d’artiste » n’a pas encore acquis le prestige que lui
confèrera par la suite le romantisme, la voie d’une reconnaissance émergerait, elle
demeurerait subordonnée au sacré dont l’Eglise a le monopole.
Le grand homme est donc un produit de la France moderne : s’il a gagné droit à
la reconnaissance de la patrie, c’est en raison de la contribution de ses talents à
l’intérêt général, et non, ainsi que l’exprime Beaumarchais dans Le mariage de
Figaro, parce qu’ « il s’est donné la peine de naître ». Aussi, qu’il soit homme de
lettres, comme Voltaire et Rousseau, précocement panthéonisés, ou militaire,
comme les généraux révolutionnaires, le grand homme est souvent un bourgeois. Il
s’oppose au « grand seigneur méchant homme » dont se plaint Sganarelle dans le
Don Juan de Molière : les grands hommes le sont non par leur naissance, mais par
« leurs vertus et leurs talents », expression consacrée par la Déclaration des droits
de l’homme et du citoyen (article VI) : parce que seules les qualités intrinsèques des
individus déterminent leur accès à la « dignité » qu’est le statut de « grand homme »,
il y a là une notion tout à fait post-révolutionnaire.

Ce caractère post-révolutionnaire est également démontré dans les célébrations


culturelles qui entourent les grands hommes. Le culte du grand homme s’assimile à
une « religion métaphorique » qui, dans des sociétés séoularisées, joue le rôle de la
« religion civile » préconisée par Rousseau dans Le Contrat Social pour asseoir la
démocratie. Ces pratiques culturelles se matérialisent autour des monuments élevés
du grand homme, donnant lieu, dans les débats de la Troisième République, à ce
que Mamice Agulhon a appelé la « statuomanie » dans La République au village. Le
caractère « païen » de ce qui ressemble à une religion nationale a d’ailleurs pu
heurter les Eglises, comme dans l’Allemagne wilhmienne, où l’élévation d’un
gigantesque monument à Bismarck suscita l’émotion dans les milieux catholiques. Le
choix révolutionnaire d’affecter une ancienne église au « culte » des grands
hommes, en nommant le monument « Panthéon » par référence au monument
funéraire de la dynastie des Antonins à Rome, montre ce caractère religieux. Les
« panthéonisations » de Victor Hugo en 1885 et de Jaurès en 1924 ont été l’occasion
d’importantes cérémonies permettant de refonder l’unité du camp républicain dans
un moment de sacralité.
Emergeant dans un siècle qui est celui de la Constitution de l’histoire comme
science, et de l’affirmation des Etats-Nations, le culte des grands hommes noue une
continuité historique de la Nation. A Budapest, en 1896, dans le cadre de célébration
du Millénaire de l’installation des Hongrois sur leur territoire, le monument de la Place
des Héros rassemble les pères de la Nation, depuis le prince Arpad qui menait les
tribus nomades en 896, à Louis Kossuth, le héros de la révolution de 1848 une
invocation de la continuité historique trouve sa place même dans une nation jeune ;
comme le montre le monument du Mont Rushmore, où lorsque l’histoire est faite de
ruptures : l’Histoire de France d’Ernest Lavisse illustre cette continuité, par delà les
régimes, dans la filiation des grands hommes, depuis Vercingétorix, Charlemagne,
Jeanne d’Arc (dont les trois statues parisiennes sont un bon exemple de
« statuomanie » républicaine), et Colbert, jusqu’aux héros de la France moderne.

Le culte de grand homme opère une personnification, à travers le symbole que


constitue le grand homme, d’une mission historique. La « gente » du grand homme
représente ses actions mémorables : l’iconographie nous montre ainsi, pour
Napoléon, les grands moments immortalisés par David : le sacre, l’assaut des Alpes.
Lorsque Danton est représenté en statue place de l’Odéon, c’est en action, en train
de haranguer la Convention. Parce que le grand homme est un homme d’action, sa
vie donne matière à théâtralisation, comme le montrent les drames romantiques que
sont La mort de Danton de Büchner et la trilogie Wallenstein de Frëduch Schiller.
Objet d’une dramatisation, la personne du grand homme se voit attribuer le rôle
premier dans le cours historique. Pour Hegel (La raison dans l’histoire), le grand
homme est la ruse de la raison pour laquelle l’histoire advient. Agent de l’histoire, le
grand homme acquiert vite, par un glissement idéologique, une fonction d’homme
providentiel, capable, par la vertu de ses propres qualités, de modifier le cours de
l’histoire. La notion de grand homme, dans son acceptation politique, peut être mise
au service d’une propagande tendant à remettre le destin de la notion à l’homme
providentiel qui saura atteindre les objectifs supérieurs de sa mission.
En dehors de cette acception politique particulière, le grand homme se voit
assigner une mission de contribution au progrès de l’humanité. Dès le XIXéme siècle,
le panthéon a accueilli, à côté de généraux, les hommes de lettres et les savants,
comme Arago. Les missions du Prix Nobel montrent l’amplitude des voies par
lesquelles les grands hommes sont supposés contribuer au progrès de l’humanité : la
présence des lettres, des sciences et de la paix est à cet égard révélatrice de
l’influence des Lumières sur cette conception du grand homme.
S’il y a d’autres voies que l’action politique d’être un grand homme et de
contribuer au progrès, cette consécration s’opère toujours sous la forme d’une
sacralisation. Le romantisme ressuscite et impose dans les mentalités européennes
sa conception « magique » du poète, et, au-delà, de l’auteur, du créateur. Même s’il
n’est pas au pouvoir, le grand homme se distingue par des capacités extraordinaires,
qui le placent au rang des « marges » évoqués par Victor Hugo dans Les
Contemplations, marges qui pouvant, en vertu de pouvoirs « prophétiques »,
prétendre éclairer les nations. C’est ainsi que le grand homme, même quand il est
homme de lettres, artiste, ou savant, ne peut rester en-dehors du champ politique. La
notion n’est pas étrangère à l’engagement intellectuel, et ce n’est pas un hasard si
les intellectuels panthéonisés (Victor Hugo, Zola, Arago, Malraux) se sont fait
connaître aussi pour leur investissement dans la Cité.
II. LE
DECLIN DE L’USAGE POLITIQUE DE LA NOTION TRADUIT UNE DEFIANCE DE L’ESPRIT
DEMOCRATIQUE A L’EGARD D’UN MYTHE SUSPECT, ET APPELLE DE NOUVELLES FORMES DE
RASSEMBLEMENT DE LA COLLECTIVITE

Le déclin de l’usage politique de la notion de grand homme, interprété parfois


sous le schéma de la décadence, traduit la défiance de l’esprit démocratique à
l’égard d’un mythe suspect.

Le « désenchantement » des sociétés contemporaines à l’égard de la politique


s’accompagne de l’épuisement de la « production » de grands hommes. L’époque où
un Président du Conseil, comme Pierre Mendès-France, n’avait contre lui, selon les
sondages, que 4% de mécontents 5 mois après son arrivée au pouvoir, semble
révolue. Peut être l’émergence d’un grand homme nécessite t-elle des circonstances
exceptionnelles, et les démocraties en paix ne produiraient plus de grand homme
parce qu’elles n’en ont plus besoin. Le culte des grands hommes politiques est
concurrencé par la faveur qui s’attache désormais à d’autres personnalités comme
les sportifs, et les personnalités préférées des français, telles que révélées par les
sondages, sont toujours des hommes comme l’Abbé Pierre, et rarement des leaders
politiques.
Il existe une interprétation pessimiste, décadentiste, de cette érosion du mythe
du grand homme. L’égalitarisme de l’individualisme des sociétés modernes, dénoncé
par la tradition contre-révolutionnaire, ferait obstacle à l’excellence et aux vertus.
Dans une perspective différente, la « passion pour l’égalité » et l’individualisme sont
présentés par Tocqueville (De la démocratie en Amérique) comme une menace pour
les sociétés modernes et le lien social qu’elles supposent.

Pour autant, il semble que cette érosion du mythe du grand homme traduise
une défiance de l’esprit démocratique à son égard. Tout en ayant contribué à
célébrer le culte des grands hommes, la tradition républicaine a été marquée par les
dangers que fait peser le mythe de l’homme providentiel, qui finit par renverser (ou
vouloir renverser) les institutions républicaines, qu’il s’agisse de Napoléon
Bonaparte, du général « Revanche » Boulanger ou du Maréchal Pétain. Il est
symptomatique de cette peur de la personnalisation du pouvoir que les
parlementaires, en 1920 après avoir proclamé que Clemenceau avait « bien mérité
de la Patrie », ne l’aient pas élu à la Présidence, en appliquant l’adage que
Clemenceau lui-même avait formulé pour le choix du chef de l’Etat : prendre « le plus
bête ». La figure du grand homme est toujours suspecte de créer un unanimisme
trompeur, et l’enthousiasme collectif peut traduire une aliénation des masses
apolitiques.
Le mythe à cet égard fait l’objet d’une contestation scientifique. La théorie du
grand homme suppose en effet un pouvoir de la volonté individuelle, une action des
forces psychiques, qui fait abstraction des forces historiques et des mouvements
collectifs. Déjà, Michelot, dans son Histoire de la Révolution Française, affirmait que,
de bout en bout, elle n’avait « qu’un héros : le peuple ». Par la suite, l’école des
Annales, autour de Lucien Febure et March Bloch, a remis en cause la conception de
l’histoire qui sous-tend le mythe du grand homme, une histoire-bataille de rois et de
princes, d’où les peuples sont absents. Dans ce refus de l’histoire héroïque, il y a une
posture scientifique dénonçant « l’illusion du politique » qu’implique une telle
croyance dans la volonté et l’individu, et une posture idéologique : il faut intégrer le
rôle historique des classes populaires, des dominés (et aussi, pour les théoriciens de
History, les femmes, absentes de « l’histoire des hommes »). Le déclin du mythe du
grand homme traduit donc un « désenchantement » idéologique et intellectuel à
l’égard de la figure « magique » du « chef charismatique » décrit par Weber
(Sociologie des Religions), auquel s’identifiait le grand homme.

Dans les sociétés où le grand homme n’est plus appelé à jouer sa fonction
fédératrice, doivent être élaborées de nouvelles formes de rassemblement de la
collectivité.

La figure du grand homme met en cause la nature du lien social. Dans le


système totalitaire, Hannah Arendt a montré que le culte de la personnalité qui fonde
le totalitarisme était le produit de « l’ère des masses », c’est à dire d’individus
désocialisés et dépolitisés. Une masse apolitique n’est qu’un signe d’échec de la
démocratie, elle est une menace en ouvrant la voie à un homme providentiel qui
saurait rassembler autour de sa personne. L’adhésion populaire à Louis-Napoléon
Bonaparte est un exemple de ce consensus factice qui réunit des masses
apolitisées, comme la paysannerie dont Marx écrit, dans le 18 brumaire de Louis-
Napoléon Bonaparte, qu’elle est comme des pommes de terre dans un sac, c’est à
dire sans conscience politique.
Prémunir la démocratie des dangers du mythe du grand homme suppose donc,
non seulement de diffuser le désenchantement défiant à l’égard des capacités
personnelles, mais aussi de trouver les voies d’un renforcement du lien social
menacé par « la rouille » qu’est selon Tocqueville l’individualisme pour les sociétés
modernes. La désaffection à l’égard de la vie politique est un danger en ce qu’elle
ouvre la voie à un retour de l’homme providentiel. Les vertus civiques, menacées par
les « incivilités », et la croyance dans l’intérêt général sont des éléments de
rassemblement de la collectivité plus sûrs que le culte des grands hommes.

Dans le même temps, les ritualités mémorielles sont marquées par une
dépersonnalisation qui témoigne de la défiance envers le mythe du grand homme.
Dès l’entre-deux-guerres, la mémoire rendue au Soldat inconnu et aux morts de la
guerre, étudiée par Antoine Prost, constituait une inflexion : les « grands hommes »,
ce ne sont pas forcément tel ou tel général, mais les millions de morts « anonymes ».
Il est révélateur que le grand homme ait été concurrencé par « le juste » : le juste n’a
pas nécessairement joué un rôle considéré comme de premier plan, mais il a, à sa
modeste échelle, contribué à l’humanité. Une mémoire « d’anonymes » succède à
une mémoire de « puissants ». L’attribution par le mémorial de Yad Vasham du titre
de « juste » à un village, le Chambon-sur-Lignon, pour son rôle dans le sauvetage de
juifs persécutés pendant la guerre, illustre ce déplacement de l’objet de la
reconnaissance collective.
L’évolution des pratiques mémorielles révèle également une évolution dans la
valeur attribuée au souvenir : tourné dans le culte du grand homme, dans la
célébration d’un individu qui est aussi celle de la collectivité, il devient le rappel,
beaucoup moins gratifiant pour le moi social, des souffrances infligées par des
membres d’une collectivité à d’autres membres de cette même société. On ne
célèbre plus un héros conquérant, mais des victimes brisées par l’histoire.
Le culte des grands hommes est indissociable de la construction des Etats-Nations
et du monde qui suit l’Ancien Régime. Plaçant la collectivité sous la filiation d’une
succession historique, il vise à la rassembler derrière le service de la patrie, incarné,
presque dans un sens religieux, dans le grand homme. Si la République a pu
recourir à ce culte pour fondre l’unité nationale dans la France post-révolutionnaire,
le déclin de la foi politique dans le grand homme traduit un scepticisme à l’égard d’un
mythe susceptible de fonder une dérive personnelle du pouvoir, et qui fait abstraction
du rôle des peuples dans l’histoire. L’individualisme, en défaisant le lien social, loin
de s’opposer à l’émergence de « grands hommes », ouvre la voie à une optation des
« masses apolitiques » (Hannah Arendt) par des hommes aspirant qu’ rang d’homme
providentiel. La croyance dans l’intérêt général doit donc s’opposer à une telle
dérive, tandis que le déplacement des pratiques mémorielles collectives vers les
anonymes, les justes et les victimes constitue l’achèvement de la démocratisation de
la gloire officielle qu’avait initié, en son temps, le culte des grands hommes

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