Durkheim constate que le développement de la division du travail n’est
pas sans poser de problèmes même si ceux-ci ne doivent être que transitoires puisqu’ils sont caractéristiques du passage de la solidarité mécanique à la solidarité organique . En particulier , Durkheim constate , à la fin du XIX° , un développement de tendances anomiques . Toute la difficulté est que dans l’œuvre durkheimienne , on constate 2 définitions différentes de l’anomie :
• la première se trouve dans son livre « La division du
travail social » : l’anomie y caractérise une situation où : « la division du travail ne produit pas la solidarité car les relations des organes ne sont pas réglementées , c’est-à-dire que les organes entre lesquels le travail est divisé ne sont pas suffisamment en contact ou bien que ce contact n’est pas suffisamment prolongé pour produire les relations nécessaires au bon fonctionnement des sociétés différenciées » ( Durkheim ) . On se rend compte ici que Durkheim s’interroge sur les effets pervers engendrés par la division du travail , en particulier sur la montée de l’individualisme . • la seconde, dans son livre « Le suicide » , l’anomie renvoie toujours aux défauts de règle sociale mais l’accent est désormais placé sur le fait que les passions issues du processus d’individuation ne sont plus contenues par les règles morales et que les individus en pâtissent . L’individu souffre alors du mal de l’infini que l’anomie apporte partout avec elle .En effet , Durkheim constate que les passions individuelles sont illimitées , qu ’elles ne connaissent pas de bornes . L’individu risque donc d’émettre des désirs irréalisables , qu’il ne pourra satisfaire . Ceci engendrera un sentiment d’insatisfaction , une déception que Durkheim compare à un abîme sans fond que rien ne saurait combler . Ce sentiment est le signe de l’affaiblissement des capacités de régulation de la société qui se produit à des époques où le système moral en vigueur depuis des siècles est ébranlé , ne répond plus aux conditions nouvelles de l’existence humaine , sans qu’un nouveau système se soit encore formé pour remplacer celui qui est condamné . C’est ce qui caractérise l’époque à laquelle vit Durkheim et en particulier la sphère dans laquelle se développe la division du travail . Durkheim écrit ainsi : « il y a une sphère de la vie sociale où l’anomie est actuellement à l’état chronique ,c’est le monde du commerce et de l’industrie » L’augmentation des suicides est d’autant plus important à la fin du XIX° siècle que la division du travail développe des tendances individualistes , favorisant ainsi le suicide égoïste : l’homme est d’autant plus exposé à se tuer qu’il est plus détaché de toute collectivité , qu’il vit davantage en égoïste . L’homme tient d’autant moins à lui qu’il ne tient qu’à lui . Inversement , selon Durkheim , l’homme se tue d’autant moins qu’il a plus à penser à autre chose qu’à lui-même , c’est-à-dire aux autres .Durkheim peut donc établir une relation entre le taux de suicide et le repli sur soi de l’individu c’est-à-dire le défaut d’intégration sociale .
B -LE DEFAUT D’INTEGRATION SOCIALE ET DE REGLES
COLLECTIVES .
R.Nisbet considère que l’objet du livre de la DTS est de démontrer que la
division du travail favorise l’intégration de l’individu à la société , sans que le corps social ait besoin de recourir à la contrainte , comme cela était le cas dans les sociétés caractérisées par la solidarité mécanique .
Une fois explicitées les conséquences bénéfiques de la division du travail ,
Durkheim se demande comment établir les bases de la cohésion sociale afin que l’individualisme résultant de la division du travail n’entraîne pas l’éclatement du corps social . La réponse se trouve dans la capacité que la collectivité possède d’imposer des règles collectives qui sont à l’origine de la cohésion sociale . Mais encore faut-il que ces règles reposent sur un consensus Ceci conduit , une fois de plus , Durkheim à s’opposer aux économistes libéraux quand il se penche sur la question de l’autorité , de la réglementation et de la liberté .
• selon les libéraux , il faut mettre au premier plan la liberté et
limiter au maximum les règles collectives qui entraveraient l’action , le libre arbitre des individus . • Durkheim , au contraire , considère que le laisser-faire conduirait à imposer la loi du plus fort . En effet , contrairement à ce qu’affirment les libéraux , la liberté n’est pas naturelle : « elle est elle-même le produit d’une réglementation . » Pour imposer cette réglementation , il est nécessaire qu’une puissance morale respectable soit capable de l’édicter aux individus . Or , « la seule personne morale qui soit au-dessus des personnalités particulières est celle que forme la collectivité . » Durkheim peut donc en conclure que l’absence de solidarité entre les individus ne résulte pas de l’imposition d’un trop grand nombre de règles mais au contraire d’une absence ou d’une insuffisance de réglementations qui peut déboucher sur un état d’anomie . Toute la difficulté est alors de forger des règles qui repose sur le consensus social . Dès lors que ce n’est plus le cas , les règles peuvent faire plus de mal que de bien et même : « parfois ce sont ces règles même qui sont la cause du mal » . Durkheim prend en particulier l’exemple de l’opposition existant entre les classes sociales : l’organisation de la société en classes est réglementée , mais ce n’est pas consensuel ; les classes inférieures considérant qu’elles sont injustement maintenues en bas de la hiérarchie sociale , elles aspirent à s’élever mais pour y arriver , elles doivent remettre en cause le « rôle qui leur est dévolu par la coutume ou par la loi » . Ceci donne lieu à la lutte des classes qui selon Durkheim est une forme pathologique .
C - LES REMEDES PRECONISEES PAR DURKHEIM .
Durkheim envisage 2 types de remèdes principaux :
1- la solution corporative (19 p 391)
P.Steiner écrit : « Si les anciennes institutions ( Etat , religion , famille ) ne
peuvent plus jouer pleinement leur rôle socialisateur dans la société à solidarité organique , il faut résolument se tourner vers la création de nouvelles formes sociales . Dans cette perspective et à un moment où l’organisation du monde industriel et ouvrier n’en est qu’à ses premiers balbutiements , Durkheim propose de créer des groupements professionnels ou corporations , ces groupes réunissant ouvriers et patrons dans les différents branches du commerce et de l’industrie . » Selon Durkheim, ces corporations présenteraient de nombreux avantages :
- Elles sont adaptées à l’état de la société de la fin du XIX° qui voit
s’accroître considérablement la place tenue par l’activité économique, alors que cette sphère d’activité se situe en dehors du cadre d’intervention de l’Etat , de la religion et de la famille .
- Le groupement professionnel peut jouer un rôle intégrateur , car
presque toute la vie de l’individu est occupée par l’activité professionnelle . L’action corporatiste se fait ainsi sentir sur tout le détail des occupations des individus qui grâce à elle sont orientées dans un sens collectif .
- le groupement professionnel , en organisant la vie économique ,
permettra de faire émerger un accord sur la répartition des richesses et donc de faire apparaître : « cette loi de justice distributive si urgente » qui rendra légitime la nouvelle structure hiérarchique qui s’est mise progressivement en place au cours du XIX° . On mesure ici à quel point la problématique durkheimienne est éloignée de celle de Marx . En effet , Marx considère que , structurellement , ce qui caractérise la société capitaliste , c’est l’antagonisme de classes , qui ne disparaîtra qu’avec la révolution et l’instauration d’un régime socialiste . Dès lors , selon les marxistes , un régime corporatiste ne résout aucun problème . Au contraire , Durkheim , pensant que l’opposition de classes résultant d’un défaut de coopération peut préconiser comme solution le développement de corporations professionnelles instituant des règles . Il faut néanmoins être prudent et ne pas assimiler les corporations préconisées par Durkheim avec celles développées par les Etats fascistes en Europe au XX° ( Italie de Mussolini , Allemagne nazie, ... )
2 - le culte de l’individu , nouveau sacré ?
Durkheim constate que plus les sociétés deviennent volumineuses , moins
les traditions prescrivent les modalités de l’action humaine . « On s’achemine ainsi peu à peu vers un état qui est presque atteint dès maintenant et où les membres d’un même groupe social n’auront plus rien de commun entre eux que leur qualité d’hommes , que les attributs constitutifs de la personne humaine en général . ( ... ) . Dès lors , la communion des esprits ne peut plus se faire sur des rites et des préjugés définis , puisque rites et préjugés sont emportés par le cours des choses , par suite il ne reste plus rien que les hommes puissent aimer et honorer en commun , si ce n’est l’homme lui-même . Voilà comment l’homme est devenu un Dieu pour l’homme et pourquoi il ne peut plus sans se mentir à soi-même se faire d’autres dieux . Et comme chacun de nous incarne quelque chose de l’humanité , chaque conscience individuelle a en elle quelque chose de divin et se trouve ainsi marquée d’un caractère qui la rend sacré et inviolable aux autres . Tout l’individualisme est là et c’est là ce qui en fait la doctrine nécessaire . ( ... ) Ainsi , l’individualiste qui défend les droits de l’individu , défend du même coup les intérêts vitaux de la société , car il empêche qu’on appauvrisse criminellement cette dernière réserve d’idées et de sentiments collectifs qui sont l’âme même de la nation . » ( Durkheim , « La science sociale et l’action » ) Conclusion : Durkheim considère donc que dans les sociétés caractérisées par la société organique le seul dénominateur commun qui demeure , qui lie les hommes est la qualité d’homme . Dès lors la personne humaine devient sacrée ( on éprouve moins le besoin de recourir à la religion ) car faire disparaître un homme c’est appauvrir l’ensemble de la collectivité ( les sanctions les plus lourdes frappent désormais non plus les blasphèmes à l’encontre de la religion comme au Moyen-Age , les atteintes au droit de la propriété mais les atteintes à la personne humaine ) .
CONCLUSION :
L’étude de la division du travail nous montre qu’un même sujet peut être appréhendé de manière très différente par des auteurs qui peuvent arriver à des conclusions contradictoires :
• les économistes libéraux ont une vision strictement
économique de la division du travail dont les effets idylliques permettent de justifier l’absence de toute intervention sur la société. • Marx, tout en étant d’accord avec les classiques sur les bienfaits de la division du travail du point de vue de l’efficacité économique, remet en cause son application dans le cadre d’un système capitaliste qu’il considère comme fondamentalement injuste et donc condamné à terme. • Durkheim occupe une position intermédiaire, il constate les effets bénéfiques de la division du travail en ne se limitant pas à la sphère matérielle mais en en montrant toute la complexité sociale. En revanche, il se refuse à tout optimisme béat (les libéraux ) ou à tout pessimisme hors de propos ( les marxistes ) pour préconiser une politique de réforme sociale renforçant la solidarité .