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La

Revue
Socialiste
38
La Morale
2e trimestre
en questions 2010
2 Sommaire

Introduction

Alain Bergounioux,
Un devoir de morale ? ……………………………………………………………… p. 5

Le dossier

Patrick Savidan,
Morale et politique …………………………………………………………………… p. 11

Philippe Chanial,
Le socialisme intégral de Benoît Malon comme morale
et religion de la solidarité ………………………………………………………… p. 15

Christophe Prochasson,
Le socialisme oublié : aperçus sur le socialisme moral de la fin de siècle …… p. 21

Vincent Duclert,
Charles Péguy : le socialisme, la morale et la politique ………………………… p. 27

François de Singly,
Pour une « morale démocratique ou libérale-démocratique » ………………… p. 35

Irène Théry,
Bioéthique : la crise du « modèle français » ……………………………………… p. 41

Gaëtan Gorce,
Légiférer sur la vie ou comment illustrer le life-policy ? ……………………… p. 49

Ruwen Ogien,
Sortir Kant de nos têtes …………………………………………………………… p. 55

Janine Mossuz-Lavau,
La gauche, la droite et l’argent …………………………………………………… p. 59

Jean Baubérot,
Les défis de la morale laïque ……………………………………………………… p. 65
Sommaire 3

Éric Agrikoliansky,
Militantisme et « engagement moral » …………………………………………… p. 71

Jean-Pierre Dupuy,
Le souci de l’avenir ………………………………………………………………… p. 75

Polémique

Danièle Linhart,
Ce que devient le travail moderne ………………………………………………… p. 81

Grand texte

Albert Camus,
L’homme révolté, 1951 ………………………………………………………………… p. 89

À propos de… Anne Salmon, Moraliser le capitalisme ?, 2009

Roger Godino,
Moraliser par la régulation ………………………………………………………… p. 95

Marc Deluzet,
Humaniser le capitalisme …………………………………………………………… p. 99

Anne Salmon,
Capitalisme et démocratie ……………………………………………………… p. 103

Actualités internationales

Renaud Dehousse,
L’Union européenne après Lisbonne …………………………………………… p. 109

Jean-Jacques Kourliandsky,
Brésil, les années Lula (2003-2010) …………………………………………… p. 115
Denis Lefebvre
1969
et la rénovation socialiste
1969 est une année décisive dans le processus de
rénovation du socialisme français initié en 1963 par le
Parti socialiste de l’époque, la SFIO, avec des temps
forts, des moments de doute et d’affrontements.
Tout part d’Alfortville avec la naissance – certes
douloureuse – du Parti socialiste, sur fond de tensions
entre les différentes familles de la gauche française,
accentuées par des divisions autour d’une élection
présidentielle aux résultats catastrophiques.
Cet essai revient sur les enjeux véritables de cette
année 1969, occultée dans la mémoire collective des
socialistes français par le congrès d’Epinay en 1971,
moment mythifié à l’excès, et brosse une fresque des
forces en présence. Rien ne manque ici : petites phrases
vengeresses, déclarations tonitruantes, rodomontades,
trahisons, rancœurs, mais aussi espoir(s), quête
d’unité.
Denis Lefebvre est secrétaire général de l’OURS, Office
universitaire de recherche socialiste. Depuis son Guy
Mollet le mal aimé (Plon, 1992), il a publié de nombreux
ouvrages sur l’histoire du socialisme contemporain dont,
en 2008, Le Socialisme pour les Nuls (First, en
collaboration avec Alain Bergounioux).
96 pages - Ft : 14 x 20,5 cm - Prix public : 11 e - ISBN : 978-2-916333-56-4

BON DE COMMANDE
A retourner sous enveloppe affranchie à : ENCYCLOPÉDIE DU SOCIALISME, 12, CITÉ MALESHERBES 75009 PARIS

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Ci-joint mon règlement de la somme de …………… Euros à l’ordre de Encyclopédie du socialisme

DATE : SIGNATURE :
Alain Bergounioux
est directeur de La Revue socialiste

Un devoir de morale ?

L a notion de morale n’est pas d’un


usage aisé chez les socialistes dès que
l’on veut dépasser les banalités d’usage. Cela
ainsi une redoutable confusion entre les fins et les
moyens. Les socialistes, historiquement, se sont re-
trouvés dans une position intermédiaire, critiques
tient, bien sûr, à ce que celle-ci a été (est ?) de la « morale bourgeoise », dans ce qu’elle portait
une arme favorite de la droite conservatrice. de conservatisme et d’hypocrisie, mais héritiers
Tout le monde à gauche se dresse contre la également de la « morale républicaine », qui n’était
menace d’un « ordre moral », évocateur de évidemment pas sans liens avec la première…
celui des conservateurs des années 1870 et La définition et la portée d’une morale humaniste
plus encore de celui du régime de Vichy, tous a ainsi souvent prêté à débat entre socialistes.
les deux fortement cléricaux. Les évolutions intervenues depuis les années
1960 – pour l’essentiel – ont encore compliqué la
Cela vient aussi – ce qui est moins dit – de l’in-
fluence, plus ou moins affirmée, du marxisme dans
la pensée de la gauche qui n’entendait de vérité
morale que prise dans une situation concrète et
Les partis communistes ont développé
faisait de la moralité un élément de l’idéologie une morale propre, opposée à « la morale
bourgeoise. Les partis communistes ont néanmoins bourgeoise » – « Leur morale et la nôtre »,
développé une morale propre, opposée à « la morale disait le Trotski de la Révolution d’octobre –
bourgeoise » – « Leur morale et la nôtre », disait le mais ils l’ont toujours subordonnée aux
Trotski de la Révolution d’octobre –, mais ils l’ont « intérêts de classe » du prolétariat, donc, aux
toujours subordonnée aux « intérêts de classe » du intérêts de parti, amenant ainsi une redoutable
prolétariat, donc, aux intérêts de parti, amenant confusion entre les fins et les moyens.
6 Un devoir de morale ?

situation. La force des revendications individua- minimale de la morale, juste ce qui nous permet
listes, en effet, encouragées par l’amélioration des de vivre ensemble dans un pluralisme assumé des
conditions de vie, a fait de la liberté de choix des valeurs ? Devons-nous nous reposer seulement sur
individus un principe dominant des sociétés. Les la loi, qui n’a le droit d’interdire que les actions
combats pour élargir les libertés individuelles, en nuisibles à la société ? Le débat n’est pas neuf. Il
matière de sexualité, en matière culturelle, ont est même consubstantiel à notre modernité. Parler
été le plus souvent portés par les socialistes et la de « progrès moral » fait toujours courir le risque
gauche – beaucoup plus que par la droite qui a d’intolérance, de conformisme, voire de bigoterie…
mené nombre de batailles d’arrière-garde, comme
le débat sur le Pacs l’a encore montré en 1998. La
liberté d’une société des individus, en même temps,
a créé une tendance à séparer, de plus en plus, ce
qui est de l’ordre de la morale privée, laissée au Devons-nous nous en tenir à une conception
libre choix des individus, de ce qui est de l’ordre minimale de la morale, juste ce qui nous
de la morale collective, entendue comme relevant permet de vivre ensemble dans un pluralisme
assumé des valeurs ? Devons-nous nous reposer
principalement du domaine de la loi. Les partis
seulement sur la loi, qui n’a le droit d’interdire
politiques « généralistes », donc de gouverne-
que les actions nuisibles à la société ? Le débat
ment, délégitimés partiellement pour statuer sur n’est pas neuf. Il est même consubstantiel à
les questions de morale (ou qui se sont ressentis notre modernité. Parler de « progrès moral »
comme tels) ont pris dès lors l’habitude de quitter fait toujours courir le risque d’intolérance, de
ce terrain difficile, confortés, qui plus est, en ce conformisme, voire de bigoterie…
sens, par le primat de l’économie dans les politi-
ques gouvernementales. Cela est vrai pour le Parti
socialiste français, mais également pour les autres
partis européens socialistes, sociaux-démocrates
ou travaillistes. La réflexion sur ce que peut être Mais, avant de statuer, nous devrions également
une vision nouvelle de la vie en société a tendu tenir compte du contexte dans lequel nous vivons
à céder la place à une invocation aux « valeurs » aujourd’hui. Les progrès continus vers la liberté
– les problèmes (certes difficiles avec l’avancée des individuelle de choix de vie ont aussi un prix,
sciences) concernant la naissance, la sexualité, la l’incertitude est notre lot quotidien dans nos vies
mort étant de manière euphémistique, qualifiés, le personnelles et professionnelles. Un auteur comme
plus souvent, de « question de société ». Zygmunt Bauman, qui s’interroge sur les condi-
Il y a de bons arguments pour s’en tenir là. La dif- tions de possibilité d’une éthique dans une société
ficulté, voire l’impossibilité où nous sommes de devenue « liquide1 », met l’accent sur l’importance
trancher entre les différentes conceptions que se également de la cohésion pour l’équilibre même de
font les individus et les groupes, de ce que doit nos sociétés. Cette interrogation recoupe le débat
être une « société bonne », incite à fixer des limites clef de la philosophie politique anglo-saxonne
précises à l’ambition politique. Les déceptions en- entre les « libéraux », qui pensent qu’il ne doit
traînées par les mécomptes des grandes idéologies y avoir que des individus libres et égaux en droit,
politiques du XIXe siècle et du XXe siècle, la perte comme John Rawls et les « communautariens »,
d’autorité des religions pour une grande majorité comme Charles Taylor ou Michael Walzer, qui re-
des populations, même pour les croyants dès qu’il connaissent les identités particulières. Notre mo-
est question de morale, pèsent en ce sens. Devons- dernité, en effet, est faite de paradoxes. Plus notre
nous, cependant, nous en tenir à une conception société est complexe, plus la demande de solu-
LA REVUE SOCIALISTE N° 38 - 2E TRIMESTRE 2010
Introduction 7

tions simples est forte, plus la perspective devient Longtemps le socialisme a porté un message
globale, plus le local demeure attractif, plus nos culturel et éthique qui légitimait en profondeur
vies sont structurées par l’incertitude, plus nous ses politiques. Il suffit de relire Jean Jaurès et
avons besoin de défendre quelque chose… Nous Léon Blum pour se le rappeler. Ils ont su rejeter
combattons pour des sociétés libres, mais nous ce qu’il y avait de faux dans le matérialisme,
voulons aussi des sociétés démocratiques. Long- qu’il soit d’inspiration libérale ou marxiste…
temps le socialisme a porté un message culturel De la crise actuelle du socialisme européen, il y
a plusieurs causes, mais l’une d’entre elles est
et éthique qui légitimait en profondeur ses politi-
la perte d’un sens moral, historique, culturel
ques. Il suffit de relire Jean Jaurès et Léon Blum
pour ses politiques.
pour se le rappeler. Ils ont su rejeter ce qu’il y avait
de faux dans le matérialisme, qu’il soit d’inspira-
tion libérale ou marxiste… De la crise actuelle du
socialisme européen, il y a plusieurs causes, mais
l’une d’entre elles est la perte d’un sens moral, his- restaurer la vérité, la bienveillance, la réciprocité
torique, culturel pour ses politiques. Non qu’il ne entre les femmes et les hommes.
soit pas présent dans les engagements et les moti- C’est le débat que ce numéro de La Revue socialiste
vations militants. Mais il n’est plus suffisamment veut rouvrir explicitement. Les conclusions ne se
explicite. Or, pour créer (recréer ?) des liens de laisseront pas résumer simplement dans un texte.
solidarité, il faut clairement exposer ce que doit Elles sont là seulement pour nous aider à distinguer
être le « bien commun ». C’est une condition pour entre ce qui est et ce qui doit être.

1 : Zygmunt Bauman, L’éthique a-t-elle une chance dans un monde de consommateurs ?, Climats, Paris, 2010.
Le Dossier
Patrick Savidan
est directeur de la revue Raison publique
et professeur de philosophie à l’université de Poitiers

Morale et politique

L a morale et la politique font-elles bon


ménage ? Au nom du réalisme poli-
tique, tout particulièrement dans le domaine
Schmitt, ce juriste allemand qui n’hésita pas
à mettre son talent au service de l’appareil
nazi pendant la Seconde Guerre mondiale.
des relations internationales, on a parfois
défendu et il arrive que l’on défende encore, Cette séparation du moral et du politique ne s’est
bien que plus sourdement, la nécessité de pas seulement déployée sous les auspices d’un tel
s’affranchir de préoccupations morales. On réalisme guerrier. Au XXe siècle, s’est affirmé un
décrète alors, arborant à l’occasion une réfé- libéralisme politique épris de tolérance et, pour
rence incertaine à la pensée de Machiavel, cette raison même, déterminé à ne pas empiéter sur
les dangers auxquels nous exposerait la les libertés individuelles qui s’expriment à travers
sensiblerie de ces belles âmes (les bleeding les choix de vie que doivent pouvoir accomplir les
heart liberals de la langue anglo-améri- citoyens. Cette idée, dont on pourrait souligner
caine), toujours promptes à s’offusquer des les mérites en s’appuyant sur des penseurs aussi
violences ou des libertés prises avec la loi différents que le philosophe allemand de la fin du
alors même que le contexte exigerait d’y voir XVIIIe siècle Emmanuel Kant ou que l’écrivain,
des moyens nécessaires. La politique, ce n’est penseur et homme politique français Benjamin
pas la morale. La politique, c’est la gestion Constant, souligne la nécessité pour l’État de ne
d’intérêts qui s’entrechoquent. C’est la pas se mêler de ce qui ne le regarde pas, à savoir :
continuation de la guerre, mais par d’autres de la vie privée des gens, de la manière que chacun
moyens, pourrions-nous dire en pensant à la peut avoir de viser une certaine représentation du
définition du politique à partir de l’opposi- bonheur pour lui-même et pour ceux dont il a la
tion ami/ennemi que proposa le fameux Carl charge.
12 Morale et politique

La force publique doit lutter contre l’injustice chose, d’un point de vue social, que d’être condamné
et faire respecter le droit, prévenir les torts parce qu’on a enfreint la loi et de l’être parce qu’on
et s’assurer du bon fonctionnement des méca- aura eu un comportement, des tendances, des agisse-
nismes rétributifs, mais elle ne doit en aucun ments jugés « immoraux ». La politique permet une
cas édicter une « politique de la vie bonne ». prise de distance que la morale abolit. Et peut-être
On dira en ce sens que l’État doit demeurer pourrons-nous obtenir, par le simple respect de ce
neutre sur le plan des valeurs, et on dénoncera qui est juste, des résultats socialement plus satisfai-
les inconséquences liberticides d’un paterna-
sants que ceux auxquels nous porterait la recherche
lisme politique qui se piquerait, pour employer
d’une conception du Bien commune à l’ensemble de
une formule de Rousseau,
de « changer la nature humaine ».
la société. Reconnaissons donc qu’il peut y avoir un
avantage certain à ne pas confondre un acte illégal
et un acte immoral.
Pourtant n’y a-t-il pas quelque naïveté à penser que
l’on puisse ainsi dissocier le moral du politique ?
La force publique doit lutter contre l’injustice et La justice elle-même n’est-elle pas d’ailleurs une
faire respecter le droit, prévenir les torts et s’as- notion placée depuis la plus ancienne antiquité
surer du bon fonctionnement des mécanismes rétri- au rang des vertus ? Sans aller jusqu’à rejouer la
butifs, mais elle ne doit en aucun cas édicter une sempiternelle (mais toujours édifiante) tragédie du
« politique de la vie bonne ». On dira en ce sens conflit entre Antigone et Créon, on perçoit bien ce
que l’État doit demeurer neutre sur le plan des que peut avoir d’artificiel le coup de scalpel qui,
valeurs, et on dénoncera les inconséquences liber- selon les circonstances de temps et de lieux, tran-
ticides d’un paternalisme politique qui se pique- chera dans le vif des mœurs pour déterminer ce
rait, pour employer une formule de Rousseau, de qui (y) relève de la morale et ce qui appartient au
« changer la nature humaine ». Au fond, il importe politique. Les féministes qui durent batailler ferme
peu ici que cet abstentionnisme moral du gouverne- pour établir qu’au sein du couple et de la famille se
ment et de ses services se justifie par la volonté de posent des problèmes appelant des solutions politi-
préserver – dans le respect des droits d’autrui – la ques le savent bien. De même, comment imaginer
liberté individuelle ou qu’il parte du principe qu’il que les lois bioéthiques puissent, dans les phases
est dangereux de confier un pouvoir aussi exorbi- d’élaboration et dans leur contenu, faire abstraction
tant à un État quel qu’il soit (il lui est déjà bien
difficile de prendre en charge l’intérêt de tous, qu’il
se garde donc de se soucier de l’intérêt de chacun).
Peu importe, car le résultat est le même : le respect
du pluralisme – et on pourra, si l’on veut, mettre la N’y a-t-il pas quelque naïveté à penser que l’on
puisse ainsi dissocier le moral du politique ? La
laïcité (et la critique que l’on en fait en France) au
justice elle-même n’est-elle pas d’ailleurs une
service de cette cause – impose au politique de ne
notion placée depuis la plus ancienne antiquité
pas interférer dans les choix moraux des individus, au rang des vertus ? Sans aller jusqu’à rejouer
autrement dit de tenir à distance de l’espace public la sempiternelle (mais toujours édifiante)
toutes considérations d’ordre moral. tragédie du conflit entre Antigone et Créon,
Fort bien. L’affaire paraît entendue. Les siècles on perçoit bien ce que peut avoir d’artificiel
passés nous ont donné l’exemple d’entreprises poli- le coup de scalpel qui, selon les circonstances
tiques ou théologico-politiques qui débouchèrent, de temps et de lieux, tranchera dans le vif des
au nom d’une « moralité » de circonstances, sur les mœurs pour déterminer ce qui (y) relève de la
pires atrocités. On sait aussi que ce n’est pas la même morale et ce qui appartient au politique.
LA REVUE SOCIALISTE N° 38 - 2E TRIMESTRE 2010
Le Dossier 13

de toute dimension morale, alors même qu’elles La séparation de la morale et du politique n’est
entreprennent de dire les conditions légitimes de pas le point de départ de la politique, mais
la naissance, de la mort et de la vie ? Sur ces ques- doit faire, dans sa définition même, l’objet du
tions, les individus n’ont-ils pas des vues différentes débat public. Faire la part des choses entre
selon l’arrière-plan culturel et moral plus ou moins ce qui relève de la morale collective et ce qui
conscient et cohérent qu’ils mobilisent ? appartient à la morale de chacun, ça ne saurait
Le reconnaître, ce n’est pas faire le jeu du conserva- être la base d’un programme politique, mais
c’est un point de méthode qu’il serait coûteux
tisme. Discuter des valeurs ouvre sur la possibilité
pour la réflexion politique de négliger.
de les réviser et l’on sait que le recours aux valeurs
peut servir de levier pour la critique de l’ordre
et des désordres existants. La compréhension la
plus « flexible » du droit, chère au doyen Carbon-
nier, montre bien que la loi a toujours un train de morale. La façon d’appréhender la charge d’élu, le
retard sur les innovations morales (il parlait alors type de moyens que l’on s’autorise dans la conquête
de la possibilité du divorce, comme nous pourrions et l’exercice du pouvoir, engagent ce qu’il faut bien
aujourd’hui parler de l’adoption homoparentale). appeler des vertus. On n’attend pas des politiques
Dire qu’il y a inévitablement de la morale dans le à cet égard qu’ils atteignent on ne sait quelle figure
politique, ce n’est pas non plus sombrer dans un de la sainteté, mais qu’ils acceptent au moins de
moralisme dont l’individualisme le plus radical porter le poids des contraintes que leur impose une
serait seul préservé : décider que, pour ce qui le simple forme de décence.
concerne, il n’appartient qu’à l’individu de tran- On le voit, la séparation et la confusion du moral et
cher, c’est aussi défendre une position morale. du politique sont les figures inversées d’une même
On ne peut séparer complètement la morale de la facilité coupable. Si la politique s’abstient de verser
politique, cela signifie-t-il pour autant qu’il faille dans une exaspérante moraline et qu’elle reste atta-
les confondre ? Certes, non. Une morale ne suffit chée à la protection des libertés morales, elle peut
pas à faire une politique. Une politique a pour objet alors se constituer en cadre de délibération et de
de rendre possible et bénéfique la coopération entre confrontation qui doit pouvoir permettre de déter-
les membres d’une société. Elle doit donc prendre miner les valeurs morales susceptibles d’être prises
en charge la question des intérêts légitimes, sans en compte dans l’organisation de la vie collective.
imaginer pouvoir tout faire plier devant les séduc- La séparation de la morale et du politique n’est pas
tions d’une seule conception du Bien ou d’un seul le point de départ de la politique, mais doit faire,
système de valeurs. Inversement, elle ne peut se dans sa définition même, l’objet du débat public.
penser hors champs au regard de la morale. C’est Faire la part des choses entre ce qui relève de la
vrai parce qu’une politique se doit de défendre morale collective et ce qui appartient à la morale de
des valeurs (la solidarité, la liberté, etc.), ça l’est chacun, ça ne saurait être la base d’un programme
aussi parce que la manière de faire de la poli- politique, mais c’est un point de méthode qu’il serait
tique comporte incontestablement une dimension coûteux pour la réflexion politique de négliger.
Philippe Chanial
est maître de conférences en sociologie à l’université Paris-Dauphine
et secrétaire général de la Revue du MAUSS. Il a notamment écrit
Justice, don et association. La délicate essence de la démocratie,
La Découverte, Paris, 2002

« Le socialisme n’est pas seulement la justice économique


et la transformation sociale, il est aussi la régénération mentale,
la rénovation intégrale de l’humanité progressive,
entrant dans un cycle nouveau de civilisation supérieure »
Benoît Malon, Le socialisme intégral

Le socialisme intégral de Benoît Malon


comme morale et religion de la solidarité

L’ œuvre de Benoît Malon (1841-1893),


comme le rôle que joua ce militant
ouvrier au sein du mouvement socialiste, sont
synthèse didactique pour un lectorat d’abord
militant et populaire, elle est marquée par un
éclectisme tel qu’il put être nommé le « [Victor]
aujourd’hui presque oubliés. Son nom reste Cousin du socialisme ». Cet éclectisme tant
au mieux attaché à la revue qu’il (re)fonda
en 1885, La Revue socialiste, ou au mot
d’ordre, souvent mal compris, qui donna
le titre à son dernier ouvrage, inachevé, Le L’œuvre de ce fils de très modestes journaliers
socialisme intégral1 (1890). du Forez, « véritable héros prolétarien »
(Blum), est celle d’un pur autodidacte. Souvent
Bien des raisons peuvent expliquer cette recon- compilatoire, dans son souci de synthèse
naissance très relative. L’œuvre de ce fils de très didactique pour un lectorat d’abord militant et
modestes journaliers du Forez, « véritable héros populaire, elle est marquée par un éclectisme
prolétarien » (Blum), est celle d’un pur autodi- tel qu’il put être nommé
dacte. Souvent compilatoire, dans son souci de le « [Victor] Cousin du socialisme ».
16 Le socialisme intégral de Benoît Malon comme morale et religion de la solidarité

doctrinal que militant lui a été, en son temps, tion, les sinuosités par lesquelles les innombra-
sévèrement reproché. La prose d’autodidacte à la bles ramifications d’un même fleuve allaient vers
Malon n’est-elle pas, suggérait le sorélien Édouard le même océan, vers la même justice définitive »4.
Berth « une manière de cuistre ingénu » ? Et son Blum, quant à lui, restera durablement attaché au
parcours politique, presque erratique, une forme socialisme intégral de Malon, notamment lorsqu’il
d’opportunisme, typique, pour les guesdistes, de rédige, pendant la seconde guerre, sa profession
ces « malonistes et malhonnêtes », ces « indépen- de foi en faveur d’un socialisme démocratique et
dants polychromes du socialisme sentimental » humaniste, publiée en 1945 sous le titre À l’échelle
(Lafargue) ? Mais peut-être la sévérité des critiques humaine. Il en radicalise même, dans cet ouvrage,
dont Malon fut l’objet est-elle proportionnelle à sa dimension spirituelle et morale : « (Le socia-
l’influence discrète mais durable que sa personne lisme intégral) n’est nullement une religion puis-
et que son œuvre ont exercé sur le mouvement qu’il n’a ni dogmes, ni rites, ni sacerdoces, mais
socialiste2. Si cette influence est attestée, c’est donc il appelle, et il peut satisfaire le besoin religieux,
que l’éclectisme malonien révélait une force et une puisqu’il enseigne une sagesse et une vertu, qu’il
signification bien plus profondes que celles que ses habitue la conscience au scrupule, qu’il enseigne
adversaires lui accordaient. En effet, le socialisme, à trouver dans un idéal le mobile et la récom-
pour Malon, est en quelque sorte plus que le socia- pense des actions personnelles, puisque la forme
lisme. « Idée-force » qui parcourt l’histoire, il est d’assentiment qu’il recueille permet le sacrifice et
« l’aboutissement synthétique de toutes les activités ressemble à une foi »5.
progressives de l’humanité »3, le prolongement de Si cette dimension morale voire religieuse, avant la
ce mouvement continu de la vie universelle, régi publication de sa Morale sociale puis de son Socia-
pour Malon par la loi de justice. L’éclectisme malo- lisme intégral, n’apparaît qu’en creux, elle était déjà
nien, son inlassable quête de synthèse théorique et au cœur de l’inspiration qui animait les militants
pratique révèlent ainsi une singulière philosophie français de la première Internationale. Pour eux, le
de l’histoire, une métaphysique de la solidarité et mouvement socialiste ne saurait se borner à satis-
de l’humanité qui le rapproche bien davantage de faire les intérêts de la classe ouvrière. Sa mission
Leroux que du matérialisme de Marx. était autrement plus ambitieuse. Tous considéraient

L’œuvre de régénération morale


du socialisme
« Si vous voulez tirer des entrailles de la
Cette profondeur métaphysique, Jaurès comme situation actuelle et jeter vivante, dans les
Blum l’avaient parfaitement perçue. Ainsi le premier larges réalités de l’histoire, une civilisation
soulignait, en conclusion de sa thèse latine sur les supérieure, il faut répandre à flots les
sentiments de bonté et de justice dans l’arène
origines du socialisme allemand, combien « dans le
obscurée et brûlante des conflits individuels.
Socialisme intégral tracé par Benoît Malon, le socia-
Seulement de cette combinaison des justes
lisme n’apparaît pas comme une étroite faction, mais intérêts en souffrance et des idéalisations
comme l’humanité elle-même ». Vingt ans plus tard, altruistes se dégagera une force dynamique
il saluait, dans son discours prononcé au nom de la suffisante pour briser les cercles de fer de
SFIO lors de l’inauguration du monument à Malon au l’égoïsme pratique qui barre la route aux
Père Lachaise en 1913, sa capacité à « surprendre justices nouvelles invoquées, attendues
dans le mouvement des partis, des classes, dans le par tous les opprimés, par tous les exploités
mouvement des idées, dans le mouvement de l’ac- et par tous les souffrants. »
LA REVUE SOCIALISTE N° 38 - 2E TRIMESTRE 2010
Le Dossier 17

alors que la classe ouvrière était l’agent privilégié


de la régénération civique et morale d’une société Au-delà de l’intérêt, même
corrompue et sans idéal6. Plus de vingt plus tard, de classe, ou le culte de la justice
dans son Socialisme intégral, Malon trace au socia-
lisme la même feuille de route, tout en en précisant « C’est l’intérêt qui mène le monde. Votre intérêt
le chemin : « Si vous voulez tirer des entrailles de à vous – c’est là votre supériorité sur les bourgeois
la situation actuelle et jeter vivante, dans les larges qui n’ont que des intérêts individuels, opposés au
réalités de l’histoire, une civilisation supérieure, il bien général, – votre intérêt à vous est un intérêt
faut répandre à flots les sentiments de bonté et de de classe (...) Vous ne devez pas avoir d’autres
justice dans l’arène obscurée et brûlante des conflits mobiles que vos intérêts de classe : Justice, Droit,
individuels. Seulement de cette combinaison des Liberté, Égalité, Fraternité, blagues bourgeoises
justes intérêts en souffrance et des idéalisations que tout cela ! Vous êtes exploités, vous ne voulez
altruistes se dégagera une force dynamique suffi- plus l’être : voilà votre Droit et votre Justice »10.
sante pour briser les cercles de fer de l’égoïsme Tel est, selon Malon, le discours que les disciples
pratique qui barre la route aux justices nouvelles de Marx tiennent aux ouvriers. Face aux illusions
invoquées, attendues par tous les opprimés, par tous persistantes du « spiritualisme chrétien » et à la
les exploités et par tous les souffrants. Or ce qui violence continue de l’iniquité économique, un
est vrai des moyens l’est de même du but ; le socia- tel raisonnement n’est pas dépourvu de force de
lisme n’est pas seulement la justice économique et conviction. De plus, l’intérêt de classe ne cons-
la transformation sociale, il est aussi la régénéra- titue pas un intérêt égoïste, puisque l’affranchis-
tion mentale, la rénovation intégrale de l’humanité sement du prolétariat profitera à l’Humanité toute
progressive, entrant dans un cycle nouveau de civi- entière.
lisation supérieure »7. Néanmoins, pour Malon, affirmer que seul l’intérêt
Cette œuvre de régénération, qui définit la fin mène le monde et n’envisager la révolution sociale
morale du socialisme, suppose donc de mobiliser que sous l’angle des avantages matériels, conduit
d’autres forces que celles de l’intérêt, mais aussi de à rétrécir gravement la question sociale. La tâche
la violence. « On a parlé très savamment, souligne du socialisme ne saurait se réduire à donner cons-
Malon en associant à dessein ces deux notions, cience aux prolétaires de leur intérêt de classe.
d’intérêt bien entendu, de lutte des classes ; de Proposer ainsi de rayer du vocabulaire du socia-
ces mobiles il faut tenir grand compte, mais en se lisme le culte du droit, de la justice, de l’amour
disant bien qu’ils ne sont pas les seuls »8. En effet, ardent de l’humanité, l’esprit d’abnégation, de
ce ne sont pas seulement les forces productives qui, dévouement voire de sacrifice, les considérer
à travers les révolutions nécessaires des modes de comme de « pures blagues », conduit justement
production et la confrontation violente des intérêts à l’amputer de sa dimension la plus précieuse,
de classes, mettent en mouvement l’histoire des sa dimension morale. C’est donc à tort que les
hommes. Le mouvement de l’histoire pour Malon est collectivistes français de toutes obédiences « se
tout autant animé par ces forces morales, affectives bornent aux revendications économiques, et ne se
ou sentimentales qui la traversent. L’avènement du rattachent à aucune conception nouvelle du devoir,
socialisme ne saurait donc se déduire mécanique- se privant ainsi d’une force morale et attractive
ment de l’implacable et impeccable dialectique considérable »11. En effet, donnant l’exemple des
historique prônée par le marxisme, cette « école grandes révolutions religieuses et de la Révolution
historico-fataliste allemande », comme la nommera française, les masses, pour Malon, ne se passion-
son proche collaborateur et futur directeur de la nent jamais pour des intérêts purement économi-
revue, Gustave Rouanet9. ques.
18 Le socialisme intégral de Benoît Malon comme morale et religion de la solidarité

Malon prolonge ainsi dans cet ouvrage son travail de


La morale sociale ou le mystère synthèse doctrinal, synthèse du socialisme utopique
de l’évolution universelle et du marxisme, de l’idéalisme révolutionnaire et
du matérialisme historique. Mais il le fait dans un
C’est dans cette perspective que son ouvrage que cadre plus vaste et plus ambitieux, en cherchant à
nous avons récemment réédité, La morale sociale, percer le « mystère de l’évolution universelle » et à
doit être lu12. Il s’agit rien de moins que de donner donner « sa démonstration scientifique à la loi de la
un fondement résolument moral, sentimental – et solidarité, qui est à l’ordre moral et social ce que la
résolument évolutionniste – au socialisme pour loi de l’attraction est à l’ordre physique »14.
mieux compléter, voire même dépasser, le maté- Ce livre est tout entier consacré à démontrer que
rialisme de Marx ou du moins de ses épigones. Si, le socialisme doit reposer sur le sentiment social
comme il ne cessera de le rappeler, « le socialisme qui lie l’homme à l’homme, bref sur la sympathie
de cette fin de siècle puise toutes ses théories posi- pour tout ce qui vit. Résolument évolutionniste,
tives, à l’exception de la systématisation de la lutte La Morale sociale, passant en revue, parfois péni-
des classes, et presque toutes ses positions criti- blement, le développement de la morale sous ses
ques des théoriciens français de la première moitié formes religieuses, philosophiques, matérialistes
du XIXe siècle », c’est avant tout parce que ces et panthéistes, montre comment, à chaque période
positions critiques, la tradition socialiste française, historique, réciprocité, altruisme et sociabilité
a su les fonder aussi, sur « la plus irrésistible force progressent, combien le « frisson vivifiant de la
révolutionnaire », le sentiment, sur le « culte de la sympathie universelle » s’y diffuse jusqu’à cette
justice, de l’amour ardent de l’humanité, l’esprit « ère altruiste », prophétisée par Herbert Spencer,
d’abnégation, de dévouement ». Bref, comme il y mais dont la morale socialiste constitue pour Malon
insiste dans La Morale sociale, alors qu’aujourd’hui le véritable point d’aboutissement. Cette évolution,
la prédication de la Révolution sociale n’est envi- implicitement retracée par Malon dans sa présenta-
sagée que sous l’angle des avantages matériels, tion successive des morales religieuses, idéalistes,
« les socialistes utopiques l’avaient bien compris, matérialistes et panthéistes, suppose tout d’abord
eux, que les questions morales sont inséparables la sécularisation de la morale – d’où sa défense
des questions sociales »13. En cherchant, à l’instar du matérialisme contre le moralisme religieux et
de Jaurès, à dégager de la réalité même de l’évo- notamment son dogme de la corruption humaine
lution historique, le souffle de l’idéalisme moral, originelle15. Mais elle conduit aussi à sa socialisa-
tion – la légitime quête du bonheur personnel ou de
l’intérêt individuel dépassant progressivement l’ho-
rizon borné du chacun pour soi pour se confondre
Résolument évolutionniste, La Morale sociale, progressivement avec celle du bonheur collectif ou
passant en revue, parfois péniblement,
de l’intérêt social.
le développement de la morale sous ses formes
religieuses, philosophiques, matérialistes
et panthéistes, montre, comment à chaque L’association ou les « anneaux
période historique, réciprocité, altruisme et
sociabilité progressent, combien le « frisson sans fin de la sociabilité »
vivifiant de la sympathie universelle »
s’y diffuse jusqu’à cette « ère altruiste », En identifiant moralité et sociabilité, Malon vise
prophétisée par Herbert Spencer, mais dont à développer une sociologie, voire une anthropo-
la morale socialiste constitue pour Malon le logie, de la morale. En effet, la question essentielle
véritable point d’aboutissement. n’est pas tant de définir la morale que d’expliquer
LA REVUE SOCIALISTE N° 38 - 2E TRIMESTRE 2010
Le Dossier 19

D’une façon générale, c’est bien le marxisme, ou Leroux, et des fourieristes, comme Considérant,
un temps du moins, qui a vaincu sur le définir le progrès de l’humanité comme le progrès
champ de bataille doctrinal. Ce qui fut ainsi de la solidarité sociale, bref le progrès de l’associa-
perdu, c’est cette inspiration métaphysique si tion auquel s’identifie pour chacun d’entre eux le
singulière au socialisme français, inspiration socialisme. Et c’est alors que se réalisera la phase
dont Malon fut le passeur et le grand ultime de l’humanité, cette « ère de l’altruisme »
intégrateur, et Jaurès et Blum les héritiers. Or – celle du « vivre pour autrui » comtien et de la
n’est-ce pas cette inspiration qui a su donner,
« sympathie universelle » schopenhauerienne – à
chez eux comme chez Malon,
l’avènement de laquelle le socialisme doit « sans
une force au socialisme réformiste que nous
avons aujourd’hui perdue ?
cesse et avec foi » œuvrer. Et comme Malon le souli-
gnera dans son Précis de socialisme, telle est bien
la signification morale du collectivisme. Dès lors
que la vie matérielle sera assurée à tous et par tous,
les appétits égoïstes des hommes, comme l’annon-
comment sont nées et se sont développées les çaient déjà Fourier et Considérant, n’auront plus de
notions morales de l’humanité. Or, suggère Malon, raisons d’être et « la sociabilité aura des anneaux
« il y a germe de moralité dès qu’il y a récipro- sans fin »16.
cité ». En ce sens, la morale est avant tout un fait Malon a-t-il pour autant réussi, dans sa Morale
social, résultant de la densité et de la qualité des sociale, à dégager durablement un autre fonde-
relations sociales, bref du « perfectionnement de ment au socialisme, alternatif au marxisme ? D’une
l’association » entre les hommes. Telle est son hypo- façon générale, c’est bien le marxisme, un temps
thèse majeure : l’association est le principe de la du moins, qui a vaincu sur le champ de bataille
morale ; la nécessité de l’association est « mère non doctrinal. Ce qui fut ainsi perdu, c’est cette inspi-
seulement de la moralité mais encore du dévelop- ration métaphysique si singulière au socialisme
pement de l’humanité ». L’évolution qui a conduit français, inspiration dont Malon fut le passeur et le
progressivement à l’homme doit en effet être conçue grand intégrateur, et Jaurès et Blum les héritiers. Or
comme un processus de perfectionnement et d’élar- n’est-ce pas cette inspiration qui a su donner, chez
gissement des formes de l’association humaine et, eux comme chez Malon, une force au socialisme
donc à travers lui, des sentiments de sympathie réformiste que nous avons aujourd’hui perdue ?
que l’homme porte à ses semblables. « Sans asso- Adossé à cette métaphysique panthéiste, l’éclec-
ciation, l’homme ne serait pas né », affirme Malon. tisme militant et doctrinal de Malon prend une toute
En effet, son humanité, il la doit à ces liens que les autre signification et une toute autre profondeur.
hommes ont noués pour s’entraider et coopérer dans Aussi a-t-il peut-être d’abord appris aux socialistes
cette lutte pour la vie qu’il aurait été bien incapable qu’il n’y a de réformisme conséquent, c’est-à-dire
de soutenir seul. C’est par ces liens d’association résolument pragmatique et expérimental, sans ce
qu’il a appris à compter avec autrui, à s’imposer un sens de l’infini et de l’universelle liaison de toutes
ensemble d’obligations, un système de conventions, choses, que la sollicitude sociale, au principe de
bref une morale qui s’est ensuite cristallisée en reli- la morale sociale, suppose la plus vaste sympathie
gions, en lois, en institutions, etc. pour le monde et que le progrès humain n’est qu’un
Malon peut ainsi, prolongeant et actualisant la fragment, précieux et fragile, de l’immense évolu-
science sociale des saint-simoniens, comme Bazard tion de la vie.

1. En France, la Société des amis de Benoît Malon, créée à l’occasion du centenaire de la mort de Malon, a initié, grâce
à ses colloques et ses bulletins, un travail précieux. Voir notamment la publication du colloque de 1999, Du Forez à
20 Le socialisme intégral de Benoît Malon comme morale et religion de la solidarité

La Revue Socialiste. Benoît Malon (1841-1893), Publications de l’université de Saint-Etienne, 2000. Pour une étude
synthétique de la tradition du socialisme moral dont Malon fut une figure essentielle, je me permets de renvoyer à mon
récent ouvrage, La délicate essence du socialisme, Le Bord de l’eau édition, Paris, 2009, ainsi qu’à mon introduction à
la réédition de sa Morale sociale, Le Bord de l’eau édition, Paris, 2007.
2. Cette influence inquiétait d’ailleurs Engels qui, apprenant que Jaurès louait Le socialisme intégral dans sa thèse latine
sur Les origines du socialisme allemand, écrivait à Laura, fille de Marx et épouse de Lafargue : « Normalien et ami de
Malon, quel est le pire ? » Friedrich Engels, Paul et Laura Lafargue, Correspondance, Éditions sociales, t.III, le 14 mars
1893. Plus généralement, comme en témoigna Blum, nombreux en effet sont ceux qui, jusqu’à l’entre-deux guerre, vinrent
au socialisme non par la lecture du Capital mais par celle de son Socialisme intégral.
3. Le socialisme intégral, vol.1, Alcan, 1890, p.1
4. Publié dans La Revue socialiste (désormais RS), n°2, 1913, pp.546-548.
5. Blum peut alors en conclure : « Le socialisme ne doit plus s’appliquer qu’à l’apostolat, à la conquête spirituelle. Il doit
revenir, comme l’a fait précisément l’Église dans les crises où le souci des intérêts temporels avaient trop dangereuse-
ment obscurci l’objet de sa mission, à la pureté de l’inspiration primitive » (Gallimard, réed. 1971, p.177)
6. Cette mission régénératrice de la classe ouvrière est parfaitement exprimée dans ce mémoire de défense, rédigé par
Malon en 1870, lors de l’un des multiples procès (et séjours à Sainte-Pélagie) que lui valut son engagement au sein
de l’Internationale : « Une classe qui n’a pas encore paru sur la scène du monde que pour accomplir quelques grandes
justices sociales et qui a été l’opprimée de toutes les époques et de tous les règnes, la classe du travail prétend apporter
un élément de régénération, il serait sage à vous de la laisser remplir son œuvre d’équité. Lorsqu’une classe a perdu la
supériorité morale qui l’a faite dominante, elle doit se hâter de s’effacer (…) Que la bourgeoisie comprenne donc que,
puisque ses aspirations ne sont pas assez vastes pour embrasser les besoins de l’époque, elle n’a qu’à se confondre dans
la jeune classe, qui apporte une régénération plus profonde ; l’égalité et la solidarité par la liberté » (Procès de l’AIT,
Paris, 1870, réed EDHIS, Paris, 1968, p.165).
7. Op. cit., pp.448-449, je souligne.
8. Précis de socialisme, Alcan, 1892, p.187.
9. « Le matérialisme économique de Marx », in RS, n°1, 1887, p.396. Jaurès, dans son éloge funèbre à Malon écrit dans
le même sens : « L’histoire sociale ne se réduisait pas pour lui à une série de coups de théâtre économiques, à la décou-
verte de l’Amérique, à la première apparition de la machine. Les révolutions ne s’expliquaient pas toutes entières par des
déplacements d’intérêts liés à des changements de milieu (…) Voilà pourquoi il a essayé de surprendre tout le long de
l’histoire, le frémissement de tous les esprits, et, dans l’obscure forêt humaine, le frisson de toutes les feuilles sous les
grands souffles incertains d’espérance et de justice » (« La mort de Malon », in RS, n°106, 1893, pp.412-413).
10. Précis de socialisme, p.148.
11. « Collectivisme et socialisme », in RS n°6, juillet-décembre 1887, pp.337-354
12. Cet ouvrage fut d’abord publié en quatorze épisodes dans La Revue socialiste en 1885 et 1886, puis, sous forme de
livre aux éditions de La Revue socialiste en 1886. Il fut réédité au lendemain de sa mort, en 1895, avec une importante
préface de Jaurès et une biographie de son ami écrivain Léon Cladel (Librairie de La Revue Socialiste/V.Giard & E.Brière
ed., Paris).
13. Op. cit., p. 364.
14. « La question morale et le socialisme », op.cit., p. 184.
15. Ce qui frappe le lecteur dans son exposé, parfois laborieux, de ces différentes morales religieuses et profanes, c’est
l’attachement, voire la fascination de Malon pour les conceptions panthéistes du monde, qu’il s’agisse du védisme ou
mieux encore du bouddhisme, du confucianisme et du taoïsme, mais aussi du panthéisme antique, notamment pythago-
ricien et stoïcien, du naturalisme mystique de la Renaissance (Giordano Bruno et Campanella), de la tradition déiste
chrétienne ou de la philosophie de Spinoza. Jaurès, qui partage avec Malon cette même métaphysique de l’unité de
l’être, le souligne bien dans éloge prononcé à ses obsèques : « Il répétait volontiers, et surtout dans ses derniers livres,
que la conception panthéistique du monde n’était pas épuisée, qu’elle n’avait pas dit son dernier mot et qu’en ce sens
l’imagination religieuse de l’humanité pourrait se déployer encore » (op.cit., p.412). Son initiation maçonnique et son
intérêt pour la théosophie constituent vraisemblablement l’une des sources, parmi d‘autres, de cette inspiration panthé-
iste.
16. Précis de socialisme, p. 330.

LA REVUE SOCIALISTE N° 38 - 2E TRIMESTRE 2010


Christophe Prochasson
est historien et directeur d’études
à l’École des Hautes Études en sciences sociales (EHESS)

Le socialisme oublié : aperçus


sur le socialisme moral de la fin de siècle
(Frédéric Rauh, Charles Andler,
Jean Jaurès et quelques autres)

A lors que les républicains ne firent


jamais mystère de la dimension morale
de leur idéal, l’inscrivant dans la chair de la
pant de constater que l’historiographie française
les ait à ce point mal traités. Leurs noms – Benoît
Malon, Gustave Rouanet, Eugène Fournière,
devise républicaine, il en alla tout autrement Albert Thomas, etc. – sont parfois connus comme
chez les socialistes, apparemment plus avares animateurs de revues (La Revue socialiste, la toute
de confessions morales. Adossés aux seules première !) ou figures de second plan, mais leurs
vertus de la science dont ils armèrent leur écrits ont été relégués dans l’arrière-cour de l’his-
critique du capitalisme, n’usant de l’indigna-
tion qu’à la façon dont les combattants agitent
l’étendard de leur cause, ils traitèrent le plus
souvent la morale avec mépris, l’accablèrent Dans les dernières décennies du XIXe siècle et les
de sarcasmes, la réduisant, dans le sillage de premières années du siècle suivant, quelques
théoriciens œuvrèrent à donner au socialisme
Marx et de ses épigones, à l’état d’une « farce
l’armature morale qui lui faisait tant défaut. Il
bourgeoise ».
est frappant de constater que l’historiographie
française les ait à ce point mal traités. Leurs
Faut-il pourtant s’en tenir à ce constat ? Les quel- noms – Benoît Malon, Gustave Rouanet, Eugène
ques pages qui suivent voudraient en tout cas Fournière, Albert Thomas, etc. – sont parfois
le nuancer par la mise au jour d’un « socialisme connus comme animateurs de revues
oublié ». Dans les dernières décennies du XIXe siècle (La Revue socialiste, la toute première !) ou
et les premières années du siècle suivant, quelques figures de second plan, mais leurs écrits ont
théoriciens oeuvrèrent à donner au socialisme l’ar- été relégués dans l’arrière-cour de l’histoire
mature morale qui lui faisait tant défaut. Il est frap- intellectuelle du socialisme français.
22 Le socialisme oublié : aperçus sur le socialisme moral de la fin de siècle

toire intellectuelle du socialisme français. Ils n’ont ment philosophique, il consacra plusieurs travaux à
donné lieu à des rééditions et à des commentaires cette dernière en même temps qu’il fréquentait les
que très récemment1. À l’heure où le socialisme laboratoires des scientifiques, notamment celui de
européen se cherche de nouvelles voies, il n’est pas son collègue de la faculté des sciences de Toulouse,
indifférent de relever ce renouveau d’intérêt pour le physicien Henri Bouasse3. En 1903, il publia
des auteurs dont la mémoire avait été effacée par l’un de ses livres les plus importants, L’expérience
une orthodoxie plus encline à célébrer les « révo- morale. Cet ouvrage, qui défend une conception
lutionnaires », d’ailleurs incapables de mener à de la morale dégagée de la métaphysique comme
bien la moindre révolution, que les « réformistes », des lois de la sociologie, est à même de passer pour
encombrés d’une mauvaise réputation et contrariés une contribution originale à la définition philoso-
dans l’application de leur « réformisme ». phique d’une morale socialiste, encore que Rauh
Deux intellectuels, Frédéric Rauh et Charles se défendît de vouloir en quoi que ce soit dessiner
Andler, méritent aussi l’attention de qui se penche les contours d’un nouvel Évangile, fût-il socialiste :
sur le socialisme moral de la fin du siècle que ne « le contenu et la forme de la pensée morale ne
représente pas à elle seule la grande voie de Charles sont pas déterminables a priori, mais seulement
Péguy. On verra que ces deux anciens élèves par l’expérience morale »4. Tel est le cœur de la
de l’École normale s’accordent avec une petite thèse défendue par Rauh qui le conduit à tout un
musique socialiste que l’on aurait tort de ne pas ensemble de considérations à même de fournir des
souhaiter réentendre et à laquelle ils apportèrent fondements éthiques au socialisme. Car pour Rauh,
leur timbre particulier. Parmi la petite phalange de c’est à tort que ce qu’il désigne comme le « socia-
théoriciens socialistes tournés vers la morale, l’un lisme moderne », soit tous les dérivés plus ou
d’entre eux mérite une mention spéciale parce qu’il moins fidèles du socialisme de Marx, a été flétri par
est sans doute l’un des plus oubliés. Philosophe ses adversaires comme la « doctrine du ventre » :
discret et méconnu, oncle du turbulent écrivain « Cela est inexact car le socialisme économique
Léon Werth, Frédéric Rauh, si l’on en croit nombre n’est pour Marx lui-même qu’un moyen nécessaire
de témoignages, semble avoir disposé d’une écoute pour la socialisation des biens supérieurs. » De
attentive auprès de plusieurs socialistes français Marx, Rauh propose d’ailleurs une lecture moins
de la fin du XIXe siècle. Personnalité morale autant sèche et plus généreuse que celle mise en avant par
que philosophe de la morale, Rauh est décrit en ses adversaires voire parfois par l’auteur du Capital
ces termes par son ami Émile Berr, le fondateur lui-même : « La théorie de Marx traduit donc dans
de la Revue de synthèse, à laquelle il collabora la langue une conscience claire et, quoi qu’il en ait
comme tous les penseurs de ce temps désireux de dit et pensé, dans une langue morale et juridique,
nouer ensemble toutes les sciences morales : « Le
professeur, l’Écrivain, l’homme public ne faisait
qu’un en lui avec l’homme privé. À ce chercheur
professionnel de vérité, on peut rendre ce témoi-
Dreyfusard ardent durant l’Affaire, Rauh
gnage qu’il n’a jamais menti. »2 Jaurès lui-même n’oublie pas qu’une expérience singulière peut
fut attentif à ce grand intellectuel, né en 1861 et déboucher sur des leçons d’ordre général.
précocement disparu en 1909, qui avait lui aussi La montée en généralité, dirait-on
enseigné à Toulouse et avec lequel il sympathisa. pompeusement aujourd’hui, d’une injustice
Rauh fut socialiste à sa manière mais dans l’esprit personnelle, celle dont le capitaine Dreyfus
d’une doctrine qui devait accueillir tout à la fois les avait été la victime, fit de l’affaire Dreyfus
exigences de la science et celles de la morale. Ayant une affaire universelle en élevant les droits de
rencontré l’œuvre de Spinoza dans son chemine- l’homme contre la Raison d’État.
LA REVUE SOCIALISTE N° 38 - 2E TRIMESTRE 2010
Le Dossier 23

des relations dont l’habitude nous dissimule la Rauh s’est toujours tenu au seuil du socialisme
nature et qu’à cause de cela l’économie politique militant. Ce n’est le cas ni de Benoît Malon
orthodoxe exprime en langage des choses. Par là ni d’Eugène Fournière qui à eux deux
Marx réveille, inquiète la conscience morale que représentent également assez bien une version
l’économiste orthodoxe rassure en lui persuadant morale du socialisme mise en coupe réglée
que la misère, le profit, le chômage, etc. sont des par les marxistes. L’un de ces derniers, Paul
nécessités naturelles. »5 Lafargue, n’épargnait pas ses sarcasmes
à l’égard de ces « indépendants polychromes
Dreyfusard ardent durant l’Affaire, Rauh n’oublie
du socialisme sentimental ».
pas qu’une expérience singulière peut débou-
cher sur des leçons d’ordre général. La montée en
généralité, dirait-on pompeusement aujourd’hui,
d’une injustice personnelle, celle dont le capitaine
Dreyfus avait été la victime, fit de l’affaire Dreyfus vouloir le bien social pour le faire. Ainsi tient-il en
une affaire universelle en élevant les droits de défiance, sans les nommer plus distinctement, les
l’homme contre la Raison d’État. Rauh l’affirme hommes et les partis « continuellement violents »9,
en 1903 dans des termes très proches de ceux que dont il exclut cependant Marx auquel il rend curieu-
Jaurès avait lui-même utilisés cinq ans plus tôt sement hommage comme éveilleur d’une conscience
aux fins de justifier la mobilisation des socialistes morale que l’économie orthodoxe avait assoupie en
en faveur de Dreyfus : « Lire dans sa souffrance, persuadant les dominés « que la misère, le profit, le
dans celle de sa classe ou de sa race, la souf- chômage, etc. sont des nécessités naturelles. »10 Ce
france humaine, c’est, comme le savant, lire dans qui fait la supériorité morale de certains hommes
un cas-type, une loi. »6 Dans Les Preuves, Jaurès est leur « attitude impersonnelle », c’est-à-dire leur
avait soutenu, pour sa part, que Dreyfus se trouvait désintéressement. Cette conception éthique éloigne
« dépouillé par l’excès même du malheur de tout Rauh de toute espèce de moralisme. Ainsi admet-il
caractère de classe ; il n’est plus que l’humanité que l’on puisse être « aristocrate de tempérament »
elle-même au plus haut degré de misère et de déses- et « démocrate par principe ». On est alors enclin
poir qu’on puisse imaginer. »7 Jaurès était d’ailleurs à manifester ses sentiments démocratiques dans
ici fidèle à lui-même. Dans la préface critique qu’il le « courant de la vie sociale » comme dans les
avait donnée à la deuxième édition d’un ouvrage de moments où s’énoncent publiquement les concep-
Benoît Malon, La Morale sociale, il avait souligné tions auxquelles on se dit attaché. Mais il arrive que
qu’en s’engageant dans le combat socialiste, les la nature reprenne le dessus et le tempérament aris-
militants ignoraient s’ils se mobilisaient « pour tocratique surgit alors au milieu de la geste démo-
eux-mêmes, ou pour leurs camarades, ou pour leurs cratique : « Tel fut certainement Lasalle, l’agitateur
enfants, ou pour les enfants de leurs enfants. » Les socialiste, démocrate par conviction, grand seigneur
travailleurs eux-mêmes, ajoutait-il, ne luttaient par sa vie et ses mœurs » 11. Et la liste est bien loin
point pour eux, « personnellement », mais pour tous d’être close. Combien de socialistes, pris la main
en oeuvrant à l’émergence d’une société nouvelle8. dans le sac, en contradiction flagrante avec leur
Leur « égoïsme » de classe n’était en rien compa- morale politique et les grands principes auxquels ils
rable à la coalition d’intérêts que représentait le se disent attachés ? Mais aux yeux de Rauh, il est
syndicat de la bourgeoisie, mais une solidarité qui inutile de s’indigner face à de tels cas : on ne peut
donnait naissance au dévouement voire au sacrifice changer l’homme avant de renverser les bases de la
de soi. Pour Jaurès, le socialisme est évidemment société sur lesquelles prospèrent ses agissements.
une doctrine morale. Chez Rauh, l’acte moral, ne Rauh s’est toujours tenu au seuil du socialisme mili-
réside pas dans les intentions. Il ne suffit pas de tant. Ce n’est le cas ni de Benoît Malon ni d’Eugène
24 Le socialisme oublié : aperçus sur le socialisme moral de la fin de siècle

Fournière qui à eux deux représentent également À l’inverse de Marx, Andler soutient que
assez bien une version morale du socialisme mise en « la superstructure mentale et morale des
coupe réglée par les marxistes. L’un de ces derniers, sociétés est non seulement active, mais
Paul Lafargue, n’épargnait pas ses sarcasmes à décisive ». Selon lui, l’« émancipation future
l’égard de ces « indépendants polychromes du est affaire de sentiment fraternel, de volonté
socialisme sentimental »12. Le premier, né dans une éclairée et d’énergie matériellement armée. »
famille rurale de grande pauvreté, fut un militant Comme Malon et Fournière, il se distingue
d’autres auteurs contemporains engagés dans
socialiste de la première heure, l’un des principaux
la même démarche – songeons à Georges
dirigeants de la Première Internationale. Durant la
Sorel – par sa volonté normative.
Commune, il fut élu membre de son Conseil. Auto-
didacte, il se dota d’une solide culture historique
et théorique, combinant Marx et Proudhon, qu’il
ramassa dans son œuvre de référence : Le Socia-
lisme intégral (1891). Le second, Eugène Fournière, différence de Rauh, Charles Andler se préoccupa
fut son disciple le plus fidèle, issu comme lui d’un beaucoup de doctrine socialiste. C’est ici qu’il nous
humble milieu, passé par le marxisme guesdiste intéresse. Grand lecteur des penseurs socialistes
avant de rallier le socialisme dit « possibiliste », de la première moitié du XIXe siècle, passé par la
n’ayant suivi qu’une brève scolarité qui le conduisit lecture du philosophe anarchiste, Max Stirner, pour
à tout apprendre par lui-même. L’œuvre de Four- lequel l’immoralisme est libérateur puisqu’il affran-
nière est sans doute moins accomplie et moins chit les individus de toutes les idoles politiques, reli-
fournie que celle de Malon. Auteur de nombreux gieuses ou morales, excellent connaisseur des écrits
articles, publiés notamment dans La Revue socialiste de Marx, dont il fut, pour le Manifeste communiste,
qu’il dirigea durant plusieurs années, il ne livra à la l’un des traducteurs, Andler n’est pas sans partager
postérité qu’un livre de doctrine vraiment original, quelques idées avec Malon et tous ceux qui se livrè-
l’Essai sur l’individualisme (1901), qui annonce rent à la même époque à une lecture critique de
l’avènement du socialisme comme l’assomption d’un Marx. À l’inverse de ce dernier, Andler soutient que
idéal moral supérieur. Il n’en reste pas moins que « la superstructure mentale et morale des sociétés
les deux œuvres convergent dans un même souci est non seulement active, mais décisive ». Selon
de charpenter le socialisme par la définition d’une lui, l’« émancipation future est affaire de sentiment
morale. fraternel, de volonté éclairée et d’énergie matériel-
Le profil sociologique d’Andler, cas sur lequel je clos lement armée. »13 Comme Malon et Fournière, il se
cette brève évocation, s’apparente davantage à celui distingue d’autres auteurs contemporains engagés
de Frédéric Rauh qu’à ceux de Malon et de Four- dans la même démarche – songeons à Georges
nière. Normalien et philosophe comme lui, encore Sorel – par sa volonté normative. Une conférence
que les péripéties de sa trajectoire universitaire prononcée en juin 1910, éditée sous forme de
firent d’Andler un professeur de civilisation germa- brochure l’année suivante, La Civilisation socialiste,
nique et non de philosophie, celui-ci se distingue en témoigne. Ce texte, qui ne rencontra pas l’écho
cependant de Rauh par un engagement socialiste escompté par son auteur, n’en constitue pas moins
plus tangible. Toujours en dissidence, il n’en fut l’une des contributions majeures à la philosophie
pas moins membre de partis socialistes, du Parti morale du socialisme. S’y composent efficacement
ouvrier socialiste révolutionnaire que dirigeait l’an- une sensibilité libertaire, d’évidents ferments de
cien communard, Jean Allemane, au Parti socialiste nietzschéisme, puisqu’Andler se consacrait depuis
SFIO qu’il quitta après la Première Guerre mondiale, les années 1890 à l’édification d’un grand œuvre sur
en état de grande dissidence. Mais plus encore, à la Nietzsche qu’il ne commença à publier que dans les
LA REVUE SOCIALISTE N° 38 - 2E TRIMESTRE 2010
Le Dossier 25

années 1920, et une critique morale du capitalisme, sera cette moralité nouvelle ? « C’est une moralité
état social où triomphe, selon lui, la loi d’airain du non seulement de la joie au travail, comme celle
mensonge sous toutes ses formes. « Être socialiste, de la démocratie occidentale, mais une moralité de
affirme-t-il, c’est avoir passé par une régénération la profusion intérieure, de l’absolue prodigalité de
intérieure totale, et par une reconstruction de tout soi ; une moralité de la joie de produire, non pour
l’esprit. »14 La « régénération » de la civilisation sa subsistance, mais pour embellir la vie de tous les
entrée en décadence était déjà au programme de la hommes. C’est une moralité de désintéressement,
Première Internationale, dont Andler est bel et bien ascétique au besoin en temps de crise, comme est la
un paradoxal et assez inattendu héritier, au même moralité du savant. »16 Au cœur de la morale andlé-
titre que Malon avec lequel il partage bien des idées. rienne, gît un travail émancipateur qui, bien loin
Les grands mots égrenés tout au long de la conférence d’aliéner, libère l’homme en soumettant les forces
sont « loyauté », « raison », « beauté », « honnê- de la nature à sa volonté créatrice.
teté », même lorsqu’il s’agit de plaider pour un art Sans doute l’univers politique et culturel au sein
social nouveau qui devra proscrire les truquages duquel ce socialisme se déploya nous est-il bien
du stuc, les mensonges du linoléum, du celluloïd et éloigné. Mais ne pourrait-on pas en dire tout autant
du bois plaqué, pour leur préférer l’authenticité du d’autres héritages pourtant bel et bien encore
métal, du cuir, de l’os et de l’ivoire. Car la révolu- admis par le socialisme contemporain ? Il est peut-
tion civilisationnelle à laquelle appelle Andler est être au moins un enseignement à tirer de l’évoca-
tout aussi esthétique qu’éthique, elle est l’une parce tion qui précède et dont tous ceux qui cherchent à
que l’autre. Si le socialisme n’était qu’une façon de réanimer le « grand cadavre à la renverse » de la
redistribuer les richesses, même plus équitable- gauche européenne pourraient tirer quelque profit.
ment, il ne se distinguerait en rien du projet démo- Le socialisme ne peut plus se définir comme le
cratique. Il lui faut davantage : « Le socialisme est prolongement naturel de la démocratie, pas plus
la naissance en chacun de nous d’une vie plus riche qu’il ne peut se réduire au seul état d’une solution
qui se répand sur les autres. »15 Et de quelle nature économique mise en œuvre par de bons experts,
fussent-ils « de gauche », comme il est devenu
impossible de le penser comme un au-delà histo-
rique. Ce que tous ces auteurs, aujourd’hui recou-
verts d’une pellicule de poussière, défendent,
La révolution civilisationnelle à laquelle
chacun à leur manière, est que l’idée socialiste s’in-
appelle Andler est tout aussi esthétique
qu’éthique, elle est l’une parce que l’autre. Si le vente chaque jour, en chacun de ceux qui veulent
socialisme n’était qu’une façon de redistribuer la faire socialement advenir. Elle s’épanouit dans
les richesses, même plus équitablement, il ne se les comportements individuels, reliés les uns aux
distinguerait en rien du projet démocratique. autres par une même morale où le souci du collectif
Il lui faut davantage : « Le socialisme est la l’emporte sur les intérêts particuliers et les petites
naissance en chacun de nous d’une vie plus vanités. En ce sens, ces moralistes nous lancent un
riche qui se répand sur les autres. » défi : le socialisme sera moral ou ne sera pas.

1. On se reportera notamment à l’entreprise des éditions du Bord de l’eau, plus particulièrement à la collection dirigée
par Vincent Peillon, « Bibliothèque républicaine ». Voir ici même l’article de Philippe Chanial consacré à Benoît Malon.
2. Henri Berr, « Frédéric Rauh (1861-1909) », Revue de synthèse, Tome XVIII-1, février 1909, p.16.
3. Anne Rasmussen, « Critique du progrès, « crise de la science » : débats et représentations du tournant du siècle »,
Mil neuf cent. Revue d’histoire intellectuelle, n° 14, 1996, p.98.
26 Le socialisme oublié : aperçus sur le socialisme moral de la fin de siècle

4. Frédéric Rauh, L’expérience morale, Paris, Alcan, 1926, p.87 (j’utilise ici la troisième édition de cet ouvrage).
5. Ibid., p.127.
6. Ibid., p.59.
7. Jean Jaurès, Les Preuves. Affaire Dreyfus, La Découverte, Paris, 1998, préface de Jean-Denis Bredin, introduction de
Madeleine Rebérioux, notes de Vincent Duclert, p.48 (première édition : 1898).
8. Id. préface à Benoît Malon, La Morale sociale, Giard et Brière, Paris, 1895, cité dans Benoît Malon, La Morale sociale.
Morale socialiste et politique réformiste, Le Bord de l’eau, Paris, 2007. Présentation de Philippe Chanial, p.376.
9. Frédéric Rauh, L’expérience morale, op.cit., p.41.
10. Ibid., p.127.
11. Ibid., p.94.
12. Cité par Philippe Chanial dans Benoît Malon, La Morale sociale…, op.cit., p.10.
13. Charles Andler, « Frédéric Engels : Fragment d’une étude sur la Décomposition du Marxisme », Revue socialiste,
janvier-juin 1914, pp.167-168.
14. Id., La Civilisation socialiste, Lormont, Le Bord de l’eau, 2010. Présentation de Christophe Prochasson, p.11
(première édition : 1911).
15. Ibid., p.31.
16. Ibid., pp.37-38.

LA REVUE SOCIALISTE N° 38 - 2E TRIMESTRE 2010


Vincent Duclert
est historien et professeur agrégé à l’EHESS.
Il a récemment écrit La gauche devant l’histoire.
À la reconquête d’une conscience politique,
Le Seuil, Paris, 2009

Charles Péguy : le socialisme,


la morale et la politique

O n n’imagine guère le poète catho-


lique, âme de la France de Jeanne
d’Arc, résolu au sacrifice final devant l’en-
habilité, en recevrait une telle force, une telle pros-
périté organique et moléculaire, constitutionnelle,
histologique, un tel renforcement, un tel accroisse-
nemi allemand, comme s’inscrivant naturel- ment, un tel assainissement de tous les ordres de
lement dans un dossier sur le socialisme et sa force que non seulement il marcherait à la tête
la morale. Mais Charles Péguy (1873-1914) des peuples, mais qu’il n’aurait plus rien à redouter
eut plusieurs vies, et sa jeunesse se déroula jamais, ni dans le présent ni dans l’avenir, ni de
dans la passion du socialisme, à la lumière ses concurrents économiques, industriels, commer-
d’un événement qui marqua toute sa courte ciaux, ni de ses concurrents militaires. »1 En 1910
existence, l’affaire Dreyfus. ce rêve d’un socialisme libérateur avait échoué. La
nostalgie n’en était que plus prononcée.
Notre Jeunesse publiée en juillet 1910 en réponse De cet échec, Charles Péguy en faisait porter avec
à la très désabusée Apologie pour notre passé de force la responsabilité sur Jean Jaurès. Du socia-
Daniel Halévy, rappela avec force ce socialisme lisme de Péguy en effet, on retient surtout son anti-
pour lequel Péguy et ses amis avaient combattu au jauressisme qui s’acheva dans une grande violence
tournant du siècle : « Il est évident qu’il était, qu’il verbale à l’encontre du leader de la SFIO et de son
faisait un assainissement de la nation et du peuple, pari de la paix alors que l’Europe marchait vers la
un renforcement encore inconnu, une prospérité, guerre. Dans un récent numéro des Cahiers Jaurès,
une floraison, une fructification. [...] Nous avions Géraldi Leroy, spécialiste de Péguy et bon connais-
déjà la certitude, que nous avons, que le peuple qui seur de Jaurès, a tenté un essai réussi de synthèse
entrerait le premier dans cette voie, qui aurait cet de l’histoire croisée des deux intellectuels2, depuis
honneur, qui aurait ce courage, et en un sens cette leur rencontre pendant l’affaire Dreyfus jusqu’à
28 Charles Péguy : le socialisme, la morale et la politique

Les principales critiques de Péguy tenaient Dans « Courrier de Russie 3 », Charles Péguy
à des choix plus politiques de Jaurès, comme raconta en effet sa dernière rencontre avec Jaurès,
le soutien au Bloc des Gauches (1902-1905) « pendant les quelques mois qu’il préparait ce
ou la décision de faire l’unité des socialistes journal qu’est devenu L’Humanité ». Péguy ne l’avait
(1905). Des choix qui n’engageaient pas pas revu depuis qu’il était redevenu député, en mai
nécessairement les principes premiers du 1902. Jaurès était venu à l’imprimerie le rencontrer.
socialisme jaurésien et qui ne faisaient pas Il n’était pas là. Le lendemain, Péguy s’était rendu
automatiquement de Jaurès l’égal d’un Jules
chez lui. Il avait trouvé « un tout autre homme.
Guesde. Péguy lui reprocha surtout d’avoir
Vieilli, changé, on ne sait combien. Cette dernière
renoncé à ce qu’il avait été, un socialiste ayant
défendu la démocratie, et avec succès comme
entrevue fut sinistre. » Jaurès prononça quelques
l’attesta le combat dreyfusard. paroles de circonstances que Péguy jugea aussi
sévèrement. « Je n’avais jamais rien vu ni personne
d’aussi triste, d’aussi désolant, d’aussi désolé que
cet optimisme professionnel ». Il ne voulut pas
aborder les raisons profondes de sa démarche en se
leur mort tragique, à quelques semaines d’inter- rendant à l’imprimerie. Péguy échoua à les lui faire
valle, au début de la Grande Guerre. Leur principal dire. Il ne put que saisir un sentiment d’une profonde
sujet d’accord, puis de désaccord, fut le socialisme. tristesse4. La rencontre des deux intellectuels qui
Il n’est pas certain qu’intellectuellement ils aient comptaient tant l’un pour l’autre fut un échec. Elle
été si éloignés même si la question de la social- fut la dernière. Au pied de la statue de La Fayette,
démocratie allemande et de sa capacité à s’opposer Péguy se souvint qu’il lui tendit une perche : « J’ai
au bellicisme allemand s’imposa comme une diver- autour de moi, ou enfin il y a aux cahiers un certain
gence de fond. Mais les principales critiques de nombre de jeunes que vous pourriez y faire entrer.
Péguy tenaient surtout à des choix plus politiques Ils ne sont point célèbres. Ils ne courent point après
de Jaurès, comme le soutien au Bloc des Gauches la gloire. Mais ils sont sérieux. Et ils ont la vertu qui
(1902-1905) ou la décision de faire l’unité des est devenue la plus rare dans les temps modernes :
socialistes (1905). Des choix qui n’engageaient pas la fidélité. Ce n’est point par la fidélité que brillent
nécessairement les principes premiers du socia- ceux qui vous entourent ». Jaurès sembla ne pas
lisme jaurésien et qui ne faisaient pas automati- comprendre, répondant seulement sur l’aspect tech-
quement de Jaurès l’égal d’un Jules Guesde, figure nique, écartant la dimension intellectuelle qu’in-
de tout temps répulsive pour Péguy, incarnation de troduisait Péguy : « Vous savez bien ce que c’est !
la trahison du socialisme par ses « chefs ». Avec J’ai mon personnel plein avant de commencer. Il est
Jaurès, ce fut différent. Péguy lui reprocha surtout
d’avoir renoncé à ce qu’il avait été, un socia-
liste ayant défendu la démocratie, et avec succès
comme l’attesta le combat dreyfusard. Un texte
Ce que Péguy voulut retenir de cette dernière
capital, publié dans les Cahiers de la Quinzaine le rencontre, ce fut la mélancolie de Jaurès,
19 novembre 1905, nous éclaire sur les vertus sa conscience « de quitter à jamais un pays
passées de Jaurès pour Péguy, c’est-à-dire sur la où il avait eu quelque bonheur, et quelque
conception d’un socialisme démocratique. Selon tranquillité de conscience, avant d’entrer dans
Péguy encore, Jaurès regrettait son éloignement des les marais de la politique, dans les marécages,
temps fondateurs. Pour le directeur des Cahiers, dans les plaines saumâtres, un dernier regard,
Jaurès était venu, d’une certaine manière, le lui une santé dernière, un dernier voyage aux
dire. anciens pays de la véritable amitié. »
LA REVUE SOCIALISTE N° 38 - 2E TRIMESTRE 2010
Le Dossier 29

plus facile d’avoir des collaborateurs que de trouver « On peut dire que si l’affaire Dreyfus n’avait
des commanditaires ! » 5 pas éclaté, le socialisme français pouvait
Ce que Péguy voulut alors retenir de cette dernière continuer à traîner une existence invertébrée.
rencontre, ce fut la mélancolie de Jaurès, sa cons- Un assez grand nombre d’hommes, qui
cience « de quitter à jamais un pays où il avait avaient et qui ont sur la vie des idées à peu
eu quelque bonheur, et quelque tranquillité de près opposées, auraient continué à voisiner
conscience, avant d’entrer dans les marais de la ensemble sous la commodité des mêmes
formules. Mais l’affaire Dreyfus mit les hommes
politique, dans les marécages, dans les plaines
de toutes les formules, et même ceux qui
saumâtres, un dernier regard, une santé dernière,
n’avaient aucune formule,
un dernier voyage aux anciens pays de la véri- en face d’une réalité critique. »
table amitié. » Pour Péguy, Jaurès avait été dans
ce passé « un Jaurès des brumes claires et dorées
des commencements de l’automne ». Sachant qu’il
allait quitter ce monde, il venait revoir une dernière l’humanité, au moins la valeur morale d’une guerre
fois celui qui en avait avec lui été le témoin et l’ac- et sans doute la valeur morale d’une révolution
teur, et qui allait le juger sans complaisance, en tant même, a déterminé parmi les socialistes français,
que citoyen. Le mot revint aussi bien pour définir une crise intérieure très grave, à conséquences
la position présente de Péguy 6 que pour rappeler lointaines. [...] On peut dire que si l’affaire Dreyfus
le socialiste qu’avait été Jaurès. « Pour la dernière n’avait pas éclaté, le socialisme français pouvait
fois il quittait la vie libre, la vie honnête, la vie de continuer à traîner une existence invertébrée.
plein air du simple citoyen : pour la dernière fois, et Un assez grand nombre d’hommes, qui avaient et
irrévocablement, il allait plonger, faire le plongeon qui ont sur la vie des idées à peu près opposées,
dans la politique. Il était frappé d’une grande tris- auraient continué à voisiner ensemble sous la
tesse. Il assistait à sa propre déchéance. Et comme commodité des mêmes formules. Mais l’affaire
il est naturellement éloquent, dans son cœur il se Dreyfus mit les hommes de toutes les formules, et
plaignait fort éloquemment. »7 Péguy voyait un même ceux qui n’avaient aucune formule, en face
renoncement dans cette évolution. La mélancolie d’une réalité critique. » 8 En ce sens, toute réflexion
des anciens socialistes dreyfusards ne pouvait sur l’événement, toute recherche sur son histoire
être alors que très profonde. « Il est certain que contribuaient à en ranimer l’importance. En ce sens
ces deux hommes, Herr et Jaurès, ne doivent point aussi, la mémoire de l’affaire Dreyfus ne cesse de
considérer sans une grande mélancolie ce qu’ils ont prendre figure d’exemple pour les socialistes et la
fait de leur puissance et de leur autorité morale. Ils gauche entière 9. Outre que la connaissance de son
avaient autour d’eux un peuple de citoyens. Ils ont histoire apparaît comme un devoir politique, l’évé-
derrière eux une escouade maigre de petits journa- nement rappelle opportunément qu’il est possible
listes candidats surambitieux ». de surmonter un traumatisme à la fois national et
Afin de juger Jaurès et son évolution comme socia- doctrinaire par le choix de la vérité et du courage.
liste, Charles Péguy s’était donné une référence Dans un texte de 1898 écrit au lendemain de la
absolue à travers un événement fondateur, l’affaire condamnation d’Émile Zola le 23 février et jamais
Dreyfus. Dans ses articles de La Revue blanche de publié du vivant de Charles Péguy, celui-ci déga-
l’été 1899, il analysa l’événement comme un révé- geait, contre la majorité des socialistes, le devoir
lateur de la crise du socialisme mais aussi comme présent de la minorité qu’il voulait collectivement
la révélation de ses principes les plus hauts. incarner : « Nous donnerons au peuple un autre
« L’affaire Dreyfus, qui a pris une telle place dans enseignement que l’enseignement de haine ou de
l’histoire du monde, qui aura dans l’histoire de lâcheté ; nous ne serons jamais [...] les courtisans
30 Charles Péguy : le socialisme, la morale et la politique

de la foule, mais nous irons droit au vrai peuple listes, ont défendu les bourgeois qui violaient ces
et nous lui enseignerons que les socialistes doivent droits. [...] Telle est sur ces trois hommes la redou-
toujours marcher pour l’entier recouvrement de la table vérité : ils ont choisi le moment décisif pour
justice [...] 10 ». trahir leur parti, et, ce qui est beaucoup plus grave,
L’affaire Dreyfus était, pour Charles Péguy, un pour trahir l’humanité. » 12
événement sans équivalent. Pour cette raison, elle
intéressait fondamentalement la construction de
la « cité socialiste » à laquelle le jeune écrivain
et militant dreyfusard consacrait toute son énergie « Les chefs [Vaillant, Lafargue et Guesde]
depuis l’un de ses premiers articles, dans La Revue n’ont pas voulu que le socialisme français
socialiste, le 15 août 189711. La lutte contre la défendît les droits de l’homme et du citoyen,
violence nationaliste et la défense des valeurs de parce que l’homme était un bourgeois, défendu
justice et de liberté se doublaient d’une exigence par des bourgeois [...]. Pour n’avoir pas
de vérité pour le socialisme lui-même. Sous l’in- défendu les droits de l’homme, les chefs,
fluence de Lucien Herr et de Charles Andler, deux qui se croyaient socialistes, ont défendu les
maîtres à penser du socialisme normalien, Charles bourgeois qui violaient ces droits. [...]
Péguy avait adhéré au groupe des étudiants collec- Telle est sur ces trois hommes la redoutable
tivistes alors qu’il était encore élève à la rue d’Ulm. vérité : ils ont choisi le moment décisif pour
En 1897, il avait même débuté une brève collabo- trahir leur parti, et, ce qui est beaucoup plus
ration à La Revue socialiste. Son engagement très grave, pour trahir l’humanité. »
précoce dans l’Affaire se concrétisa par son action
en faveur des premières pétitions des intellectuels
lancées le 14 janvier 1898 – le lendemain de « J’ac-
cuse... ! » –, par les batailles de rue qu’il conduisit Dans ses trois articles de l’été 1899 dans La Revue
avec la Ligue démocratique des écoles contre les blanche, Charles Péguy constata la « crise du parti
bandes nationalistes, et par les articles définitifs socialiste ». Instruisant le procès du dogmatisme,
qu’il publia alors dans La Revue blanche. Déclarant il souligne l’impossibilité présente du socialisme
le 21 janvier 1898 vouloir « marcher droit », reje- de fonder une politique de la justice qu’il se devait
tant les parlementaires « soi-disant socialistes » pourtant, afin de rester fidèle à son inspiration
qui ne voulaient pas s’engager pour Dreyfus, s’en- démocratique et sa fraternité humaine. Seul l’en-
gageant à « sauver d’eux l’idéal socialiste », il gagement dreyfusiste avait permis de faire émerger
dressa à plusieurs reprises l’acte d’accusation des cette vérité, et de ramener les socialistes dans la
« autoritaires, des chefs, de Vaillant, de Lafargue voie d’une tradition : « Ils avaient seulement en eux,
et de Guesde ». « Les chefs n’ont pas voulu que le avec cette passion de la vérité, avec cette passion
socialisme français défendît les droits de l’homme de la justice, un certain nombre d’autres sentiments
et du citoyen, parce que l’homme était un bourgeois, vénérables qui ne sont pas inventés d’aujourd’hui :
défendu par des bourgeois [...] : il ne fallait pas le courage, la bonté, la simple humanité »13. Le
se mêler aux bourgeois courageux, aux bourgeois fossé s’élargit encore davantage avec les organisa-
justes, aux bourgeois humains ; les chefs n’ont pas tions socialistes lorsque ces dernières décident, au
voulu que le socialisme français défendît les droits congrès de 1899, de contrôler la presse du mouve-
de la personne humaine, parce que la personne était ment. Péguy refuse ce qu’il considère comme « une
celle d’un bourgeois. [...] Aussi qu’est-il arrivé ? tentative d’établissement d’une vérité officielle
Ce qui devait arriver. Pour n’avoir pas défendu les échappant à la contestation et par là comme une
droits de l’homme, les chefs, qui se croyaient socia- négation de l’essence du combat dreyfusiste »14.
LA REVUE SOCIALISTE N° 38 - 2E TRIMESTRE 2010
Le Dossier 31

Il accélère alors le lancement des Cahiers de la les complicités françaises et la responsabilité du


Quinzaine dont le premier numéro voit le jour le monde civilisé, « il n’en fut rien 19 » et les Armé-
5 janvier 1900. La revue va se révéler une expé- niens furent massacrés, écrivit Charles Péguy. Il
rience de connaissance autant que de militance. parlait en 1899, au début de la deuxième partie de
Péguy y affirme sa conviction intacte d’un socialisme « L’Affaire Dreyfus et la crise du parti socialiste »,
romantique et idéal, intransigeant avec la vérité, et il rapprochait les deux événements, le renonce-
défendant la liberté contre l’État et la justice contre ment français devant les grands massacres et l’avè-
la politique. Resté toujours minoritaire, ce courant nement d’une « catholicité de la justice 20 ». L’un
critique et libéral qu’incarna Charles Péguy – mais et l’autre étaient indissolublement liés. La faillite
aussi à leur manière Lucien Herr, Charles Andler de la conscience humaine en 1896 avait préparé
ou même à sa façon Bernard Lazare – permit cepen- l’éveil d’une « opinion publique universelle » en
dant au socialisme français de ne pas « continuer à 1898. Jaurès faisait le lien entre les deux événe-
traîner une existence invertébrée » et d’affronter, à ments et Péguy le disait.
certains moments, les défis de l’histoire. Alors que l’affaire Dreyfus n’avait pas encore publi-
Cette mise en demeure de se déprendre de l’idéo- quement éclaté et que les « affaires d’Orient » et
logie – qui avait conduit les chefs socialistes à s’abs- autres scandales du temps nourrissaient sa réflexion,
tenir dans l’affaire Dreyfus – et d’affronter toute Charles Péguy avait défini la mission du socialisme.
l’histoire – qui caractérisa les socialistes dreyfu- Au-delà du contenu propre de la « cité socialiste »,
sards –, Charles Péguy ne l’avait pas en 1898. L’un l’idéal tracé définit le socialisme à travers l’idée
de ses premiers articles de La Revue socialiste, qui d’une utopie nécessaire qui retrouvât les valeurs du
étaient aussi ses premiers écrits alors qu’il n’avait monde civilisé et les principes premiers de démo-
que vingt-quatre ans, portaient sur « les affaires cratie. L’usage du terme « cité » n’était du reste pas
d’Orient ». Il s’agissait d’un commentaire libre sur anodin, de la même manière qu’en 1905 il utilisa
l’ouvrage de l’historien Victor Bérard, La Politique le terme « citoyen » pour dépeindre le socialiste
du sultan15, ayant entraîné, entre 1894 et 1896, authentique qu’avait été Jean Jaurès. Et il souligna
le massacre dans l’empire ottoman de trois cent combien la liberté s’attachait à la solidarité. « [Le
mille arméniens par l’armée d’Abdul-Hamit II 16. socialisme] établira entre et pour tous les citoyens
Devant « la conspiration du silence » qui s’installa une fraternité, une solidarité réelle et vivante ; une
en France, alors que « le gouvernement tint le pays justice, une égalité réelle et vivante ; une liberté
dans l’ignorance ou faussa les nouvelles », Charles
Péguy avait défini le devoir des socialistes : « Ils
feront voir que de tels massacres, et les guerres
qui s’ensuivent, sont non seulement possibles et Comme le remarquera Raymond Aron par
probables, mais nécessaires selon le régime indivi- la suite, « il n’y a pas tous les jours une
dualiste, à cause de la concurrence internationale, affaire Dreyfus qui autorise à invoquer la
vérité contre l’erreur ». Il reste néanmoins
encore plus âpre s’il se peut et plus mauvaise que
que le monde est fréquemment empli de
la concurrence interindividuelle ». Il ajouta qu’il
grands massacres, et même de génocides très
fallait « dire la vérité » aux Français, les détromper contemporains (Rwanda 1994). Il reste surtout
sur l’alliance avec la Russie, une alliance respon- que l’histoire est une expérience permanente
sable de l’inaction de la France dans les « affaires pour les socialistes : elle les ramène vers des
d’Orient » mais qui faussait sa vocation à la choix éthiques qui posent, au-delà de leur
justice17. En dépit du « discours formidable 18 » de attachement à la République, la question de
Jean Jaurès à la Chambre dénonçant le 3 novembre leur rapport à la liberté, à la justice et à la
1896, en compagnie du catholique Denys Cochin, vérité. C’est-à-dire la démocratie.
32 Charles Péguy : le socialisme, la morale et la politique

réelle, au lieu d’une fraternité fictive ; d’une justice une réalité à cette ambition. Le fait que cette défini-
fictive ; d’une liberté fictive. Il amortira autant que tion théorique ait été forgée dans un double combat
possible les à-coups individuels. Dans la société historique, dont l’issue fut négative pour le premier
présente on laisse les malheurs individuels tomber – les grands massacres arméniens –, victorieuse
de tout leur poids sur ceux des citoyens qui se trou- pour le second – l’affaire Dreyfus –, donne un prix
vent au droit, et qui souvent en sont écrasés. » singulier à ce socialisme d’essence démocratique.
On lit rarement l’œuvre de Charles Péguy comme Certes, comme le remarquera Raymond Aron par la
celle d’un socialiste. Et si on considère son socia- suite, « il n’y a pas tous les jours une affaire Dreyfus
lisme, on le réduit généralement à sa querelle avec qui autorise à invoquer la vérité contre l’erreur 21 ».
Jaurès qui n’est pas vu, de surcroît, à son avan- Il reste néanmoins que le monde est fréquemment
tage. La récupération du nationalisme contre le empli de grands massacres, et même de génocides
leader de la SFIO peut même apparaître comme très contemporains (Rwanda 1994). Il reste surtout
une faute définitive de Charles Péguy. Pourtant, que l’histoire est une expérience permanente pour
comme nous l’avons montré, il existe une pensée les socialistes : elle les ramène vers des choix éthi-
du socialisme chez Charles Péguy qui s’inscrit ques qui posent, au-delà de leur attachement à la
dans la longue tradition intellectuelle de cons- République, la question de leur rapport à la liberté,
truction d’une social-démocratie en France. Un à la justice et à la vérité. C’est-à-dire la démocratie.
projet, on le sait, jamais réalisé et dont l’échec ne On comprend pourquoi nombre de socialistes se
cesse de peser sur la gauche française. Ses efforts sont défiés de l’histoire et ont préféré le confort
récurrents de redéfinition seraient même toujours d’une vulgate marxiste. Mais l’enseignement du
voués à l’échec puisque cette histoire est, au mieux socialisme de Charles Péguy ne vaut pas seulement
minorée, au pire ignorée. Péguy va plus loin que de pour le passé. En interrogeant le présent, il condi-
simples déclarations de principes puisqu’il donne tionne l’avenir.

1. Charles Péguy, Notre Jeunesse [1910], Gallimard, coll. « Folio », Paris, 1993.
2. Géraldi Leroy, « Péguy-Jaurès : bref essai de synthèse », Cahier Jaurès, n°192, avril-juin 2009, pp. 51-64.
3. Charles Péguy, « Courrier de Russie », Cahiers de la Quinzaine, 19 novembre 1905, réédité in Œuvres en prose
complètes, tome II, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, 1988, pp. 72-86.
4. « Je croyais qu’il avait quelque chose à me dire. Il n’avait rien. […] Il sortit. Je l’accompagnai pourtant. Nous allâmes
à pied. […] Au moment de le quitter, je sentis bien que ce serait la dernière fois. Un mouvement profond, presque un
remords, fit que je ne pouvais pas le quitter ainsi. […] Une dernière poignée de main. Il monta, lourd, écroulé, dans ce
fiacre baladeur. Je ne l’ai jamais revu depuis. Je n’ai donc jamais su pourquoi, la veille, après un long intervalle et sans
crier gare, il était venu me voir à l’imprimerie. » (art. cit., pp. 77-78).
5. Ibid.
6. « C’est qu’étant simple citoyen j’ai le recul nécessaire. Situé dans le simple peuple, je vis comme tout le monde, beau-
coup de mouvements que les grands ne voient pas » (ibid., pp. 76-77)
7. Ibid., p. 78.
8. Nous soulignons. Charles Péguy, « La crise du Parti socialiste et l’affaire Dreyfus », dans La Revue blanche, 15 juillet
1899 (et 15 août 1899), réédité in Œuvres en prose complètes, tome I, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade »,
Paris, 1987, pp. 217-218 et p. 224.
9. Nous nous permettons de renvoyer à notre article « L’affaire Dreyfus et la gauche » in Jean-Jacques Becker et Gilles
Candar (dir.) Histoire des Gauches en France, vol. 2, La Découverte, coll. « L’espace de l’histoire », Paris, 2004, pp. 199-
214.
10. Charles Péguy, « L’épreuve », in Œuvres en prose complètes, tome I, op. cit., p. 55.
11. Charles Péguy, « De la cité socialiste », La Revue socialiste, n°152, 15 août 1897, réédité in ibid., pp. 34-39 [sous le
pseudonyme de Pierre Deloire].

LA REVUE SOCIALISTE N° 38 - 2E TRIMESTRE 2010


Le Dossier 33

12. Charles Péguy, « L’Affaire Dreyfus et la Crise du parti socialiste », La Revue blanche, 15 septembre 1899, réédité in
ibid., p. 231.
13. Ibid., p. 215.
14. Géraldi Leroy, Dictionnaire des intellectuels français, Le Seuil, nouvelle édition, Paris, p. 1062. Cette déception de
Charles Péguy concernant le manque de démocratie interne chez les socialistes « avait été précédée par une autre au
début du congrès quand les guesdistes voulurent s’opposer à l’admission de la presse » (voir, de Géraldi Leroy également,
« Péguy-Jaurès : bref essai de synthèse », art. cit., p. 54).
15. Victor Bérard, La politique du sultan, préface d’Ernest Lavisse, Calmann-Lévy, Paris, 1897.
16. Charles Péguy, « À propos des affaires d’Orient », La Revue socialiste, n°147, 15 mars 1897, réédité in Œuvres en
prose complètes, tome I, op. cit., pp. 18-22 [sous le pseudonyme de Pierre Deloire]. Aujourd’hui, on estime à deux cent
mille le nombre des victimes des grands massacres arméniens auquel il faut ajouter cent mille décès par suite de la famine
et de la dislocation des familles.
17. « À propos des affaires d’Orient », art. cit., p. 21.
18. Cité par Géraldi Leroy, « Péguy-Jaurès : bref essai de synthèse », art. cit., p. 52. Précisons que Charles Péguy publia en
1899, à la Librairie Bellais qu’il dirigeait, le volume Action socialiste de Jean Jaurès où figurait le discours du 3 novembre
(pp. 449-471). En 2006, nous avons édité ce discours et d’autres textes, sous le titre général : Jean Jaurès, Il faut sauver
les Arméniens, Mille et une nuits, Paris, 80 p.
19. Charles Péguy, « L’Affaire Dreyfus et la Crise du parti socialiste », in Œuvres en prose complètes, tome I, op. cit.
p. 227.
20. Ibid., p. 230.
21. Raymond Aron, « La politique économique du Front populaire », Revue de métaphysique et de morale, n°4, novembre
1937, réédité in Raymond Aron 1905-1983, dossier de la revue Commentaire, n°28, hiver 1985, p. 312.
Dessin de Dobritz, extrait de l’ouvrage Encre à la mer, Éditions Emma Floré, Pau, 2005.
François de Singly
est sociologue à l’université Paris Descartes
et auteur, notamment, de L’individualisme est un humanisme,
Aube, Paris, 2009

Pour une « morale démocratique


ou libérale-démocratique »

L a Revue socialiste : On a tendance


à penser que la gauche socialiste
oscille entre deux positions, une position que
raison d’être. Celle-ci renvoie toujours à une défini-
tion externe, c’est-à-dire qu’elle est le produit d’une
instance morale. Le modèle de Ruwen Ogien est
je qualifierais de libérale, qui consisterait à donc un modèle parfaitement asocial. La question
considérer que tout est permis dans la sphère qui se pose est la suivante : si on revendique cette
privée et notamment dans les rapports entre notion de dignité tout en refusant de la lier à une
les sexes à partir du moment où il y a consen- forme de transcendance religieuse, est-il vraiment
tement, et une position peut-être un peu plus légitime que tous collectivement nous définissions
récente que l’on retrouve par exemple dans des limites à la liberté ? Si je reprends votre ques-
la dénonciation de la marchandisation du tion, je dirais donc plutôt que la gauche socialiste
corps au nom de la préservation de la dignité hésite entre liberté et limites – la dénonciation de
humaine. Validez-vous ce schéma ? la marchandisation appartenant évidemment au
François de Singly : Un philosophe, Ruwen second ensemble. Pour moi qui me définis comme
Ogien, tenant de l’« éthique minimale » incarne un individualiste – au sens du programme de la
la première tendance. Il définit un modèle « pur ». philosophie des Lumières, dessinant le modèle de
Pour lui l’éthique est toujours relationnelle dans l’individu autonome – et non comme un libéral, je
la mesure où, dans la relation à l’autre, nous nous ne désapprouve pas l’idée qu’on puisse, au terme
trouvons dans l’obligation de tenir compte de sa d’une discussion collective, définir des règles
liberté. Mais lorsque nous agissons vis-à-vis de communes qui représentent une entrave à la liberté
nous même, le seul critère qui importe étant notre individuelle. À ce niveau je suis proche d’un philo-
propre liberté, nous ne nous situons plus dans une sophe comme Alain Renaut pour lequel il existe
logique éthique et la notion de dignité n’a pas de deux définitions de la liberté dans la pensée indi-
36 Pour une « morale démocratique ou libérale-démocratique »

Ce qui nous guette avec la réapparition du mot pense pas que la notion de dignité soit définie de
« moral » dans les discours, c’est le danger manière univoque une fois pour toutes. La notion
d’une soumission à des règles venues de consentement doit elle-même faire l’objet d’un
d’en haut. C’est ce phénomène que l’on observe débat et d’une délibération collective. Peut-être
dans les débats sur l’éducation que ce que nous tolérons aujourd’hui ne le sera
avec la thématique du retour à l’autorité. plus demain, le collectif peut changer ses règles,
Après une période de déconstruction libérale sa morale. On pourrait évoquer, dans l’après 68,
type mai 68, tout l’enjeu est certes
certains excès « communautaires » qui ne sont plus
de réinventer des règles, mais selon des
acceptées aujourd’hui. Si les limites sont définies
modalités nouvelles, plus démocratiques.
socialement, elles changent et changeront, cela ne
constitue pas pour autant, contrairement à certains
arguments, à les dévaloriser à moins d’avoir une
conception a-historique des règles, des normes et
vidualiste. Dans la première, je suis libre, si je de la morale. Le harcèlement sexuel est aussi un
n’obéis pas à des règles. La seconde est une pensée très bon exemple. Il y a encore quelques années,
de l’autonomie qui renvoie à une liberté avec des ce qui est aujourd’hui condamné par la loi n’était
règles, mais des règles à l’élaboration desquelles absolument pas considéré comme une pratique
je participe. Ce qui nous guette avec la réappa- contraire à la dignité humaine.
rition du mot « moral » dans les discours, c’est le
danger d’une soumission à des règles venues d’en L. R. S. : La dignité ne renvoie donc pas à
haut. C’est ce phénomène que l’on observe dans l’universel ?
les débats sur l’éducation avec la thématique du F. d. S. : C’est délicat de le dire de manière aussi
retour à l’autorité. Après une période de décons- tranchée. A ma connaissance, il existe deux défi-
truction libérale type mai 68, tout l’enjeu est certes nitions de « l’éthique minimale ». Celle d’Ogien
de réinventer des règles, mais selon des modalités dont je viens de parler, et celle de Michael Walzer
nouvelles, plus démocratiques. qui, pour être précis, parle de « morale minimale ».
Or la définition de ce dernier diverge largement,
L. R. S. : Le problème vient de la défini- selon moi, de celle du premier. Dans cette seconde
tion que l’on donne du consentement. Pour version, la question de l’universel reste posée. Pour
les tenants de la liberté, le consentement comprendre ce qu’il nous dit, prenons un exemple :
semble facile à prouver. Pour ceux qui, pour les programmes télé sont mondiaux. Nous n’avons
reprendre votre terminologie, prônent l’ins- aucun rapport d’aucune sorte avec Haïti, et pourtant
tauration de limites, il est parfois difficile, nous sommes émus en voyant les images des consé-
voire impossible à prouver. Dans le domaine
de la prostitution, pour beaucoup, le consen-
tement est impensable et celle ou celui qui
l’émet vit dans l’illusion de la liberté.
Je ne pense pas que la notion de dignité soit
F. d. S. : Prenons l’exemple des enfants. Si un définie de manière univoque une fois pour
adulte a une relation sexuelle avec un enfant dont toutes. La notion de consentement
la caractéristique, socialement reconnue, est qu’il doit elle-même faire l’objet d’un débat
n’a pas le pouvoir sur lui-même, il porte atteinte et d’une délibération collective. Peut-être
à sa dignité. Si l’on considère qu’un enfant ne que ce que nous tolérons aujourd’hui
peut pas dire « oui », alors c’est bien qu’il existe ne le sera plus demain, le collectif
une définition de la dignité. Pour autant, je ne peut changer ses règles, sa morale.
LA REVUE SOCIALISTE N° 38 - 2E TRIMESTRE 2010
Le Dossier 37

quences du tremblement de terre. Cette émotion est Je suis sensible à l’un des arguments de
le signe de la présence en chacun de nous d’une libéraux, tels que Ruwen Ogien : en quoi est-
« morale minimale ». Dans mon livre L’individua- ce plus condamnable de vendre une prestation
lisme est un humanisme, j’explique le fait que l’in- sexuelle que de vendre une prestation
dividualisme est pluriel. En nous coexistent trois intellectuelle ? En quoi est-ce plus choquant
« soi » distincts : le moi, siège de ma singularité ; d’être prostituée que d’être nègre dans la
l’être l’humain, celui qui partage sa « commune littérature ? Pourquoi le corps dispose-t-il d’un
statut supérieur à celui de l’esprit ? Pourquoi
humanité » avec autrui ; et l’être raisonnable.
est-ce le corps qui nous donne la mesure du
C’est ce deuxième soi qui correspond à la compas-
respect ou du non respect de la dignité ?
sion chez Walzer. Dans ce registre-là, il n’est plus
question de règles collectivement élaborées, nous
sommes dans l’universel. Vous voyez à quel point
les deux définitions sont éloignées l’une de l’autre.
Mais ce qui est significatif, c’est que dans les deux années 1970 », une sorte de « retour de
cas, le minimal est préféré au maximal… balancier » s’est produite, au cours des années
Pour revenir sur la formulation que j’ai proposée 1990 environ, sur la question des moeurs ?
au début de l’entretien en terme de clivage liberté/ Je prends l’exemple de la prostitution et de
limites, je pense donc qu’il y aurait une sorte de la Suède. Dans les années 1970, la Suède
gradation qui irait du modèle asocial défendu était connue comme le pays de la pornogra-
par Ruwen Ogien à une modèle où les relations phie joyeuse – à juste titre ou non. Et puis en
sociales sont fondamentales dans la mesure où 2000, une loi a été votée pour criminaliser les
les entraves à la liberté ne trouvent leur légitimité clients dans le but d’éradiquer la prostitution
que dans une discussion collective fondée sur la définie par ailleurs comme une violence faite
Raison. Entre les deux, se trouve ce registre de aux femmes. Des enquêtes commandées par
la compassion qui lui aussi suppose des limites le gouvernement et menées sur les clients les
qu’une sorte d’intuition universelle nous impose. ont faits apparaître comme des déviants que
J’adhère au modèle de l’éthique de la discussion, la société a le devoir de soigner. Que s’est-il
à condition de bien préciser ce que j’entends par passé selon vous ?
là. Je souhaite apporter des nuances au modèle F. d. S. : Dans tous les domaines relatifs à la
élaboré par Jürgen Habermas, trop abstrait. L’ap- morale, à l’éducation, aux formes de vie privée,
profondissement démocratique qu’il décrit suppose le même mouvement de balancier se répète. Lors-
que chaque participant au débat abandonne ses qu’une période est, au bout d’un certain temps,
intérêts et se dépouille de son expérience. Nous perçue comme répressive, un tournant se produit,
sommes proches de l’idéal du modèle républicain à avec la volonté de « casser les murs ». C’est le sens
la française. À ce modèle, on peut préférer celui de de 1968. Survient un troisième temps, ici dans les
la « démocratie participative » au sens où les règles années 1990, celui pour la majorité de « repenser
communes doivent être élaborées en commun au les murs » pendant qu’un certain nombre de
cours d’une discussion raisonnée sans pour autant personnes tentent de revenir à la première période
que les participants ne renoncent à leur identité. et que d’autres cherchent à approfondir la logique
Au fond, je pense être le défenseur d’une « morale de déconstruction de la seconde période. Le tableau
démocratique ou libérale-démocratique ». est confus. Mais ce qui me semble important de
préciser, c’est qu’à chaque fois que dans la pensée
L. R. S. : Ne pensez-vous pas qu’après 1968 démocratique un mur est détruit, on en voit un
et la fameuse « parenthèse enchantée des nouveau apparaître : les questions sur la procréa-
38 Pour une « morale démocratique ou libérale-démocratique »

tion en sont l’illustration parfaite. Et une fois que J’ai le droit d’imposer ce que je veux à mon
l’on a réglé une discrimination, il en surgit une corps, à condition que je puisse revenir en
autre. Je pense à la défense des transsexuels, ou à arrière si j’en éprouve le besoin. Par exemple,
la pensée Queer. si je prends des drogues qui détruisent
A propos de la prostitution, je voudrais vous faire objectivement mon cerveau, l’État est légitime
part d’un embarras théorique. Je suis sensible à pour les interdire puisque leur consommation
l’un des arguments de libéraux, tels que Ruwen rend impossible mon jugement. Nous nous
trouvons dans le cas du paradoxe de la liberté
Ogien : en quoi est-ce plus condamnable de vendre
qui se nierait puisqu’à un moment donné, je ne
une prestation sexuelle que de vendre une presta-
pourrais plus être dans la capacité de penser et
tion intellectuelle ? En quoi est-ce plus choquant dire quoi que ce soit.
d’être prostituée que d’être nègre dans la littéra-
ture ? Pourquoi le corps dispose-t-il d’un statut
supérieur à celui de l’esprit ? Pourquoi est-ce
le corps qui nous donne la mesure du respect ou
du non respect de la dignité ? Prenons un autre L. R. S. : L’État peut donc intervenir pour
exemple : si la fidélité conjugale est une valeur « protéger les individus contre eux-mêmes ».
à laquelle on se réfère, en quoi est-ce plus grave Mais à partir de quel moment est-il légitime
d’avoir des relations sexuelles avec une autre qu’il s’immisce dans le déroulement de leur
personne en couchant avec elle plutôt qu’en lui vie privée?
envoyant un texto ou un mail ? On rencontre le F. d. S. : Je pense que le critère (ou en tous cas un
même embarras avec la violence. Est-ce que tout des critères les plus importants) à retenir est celui
est violence ? Quel est le statut des insultes au de la réversibilité : j’ai le droit d’imposer ce que je
sein du couple ? La violence symbolique est-elle veux à mon corps, à condition que je puisse revenir
aussi grave que la violence physique ? Vous vous en arrière si j’en éprouve le besoin. Par exemple, si
souvenez des positions de certaines féministes des je prends des drogues qui détruisent objectivement
années 1970 : un mari qui embrasse est pire qu’un mon cerveau, l’État est légitime pour les interdire
mari qui frappe car il masque mieux la domination puisque leur consommation rend impossible mon
masculine. Je pense qu’il n’y a pas équivalence, jugement. Nous nous trouvons dans le cas du para-
que la violence physique est plus grave, même si je doxe de la liberté qui se nierait puisqu’à un moment
connais les arguments relatifs à la violence symbo- donné, je ne pourrais plus être dans la capacité de
lique. Il existe en effet un certain consensus sur le penser et dire quoi que ce soit. Cela signifie à l’in-
statut de la violence physique, mais pour autant verse que l’État doit permettre le suicide assisté
quel est son système de légitimité ? Puisque dans lorsque le malade se trouve dans des conditions de
les sociétés modernes, on ne peut plus se cacher dégradations telles qu’on n’a plus aucune chance
derrière l’Église et ses préceptes, ce consensus de voir son état s’améliorer.
signifie qu’il existe bien une réponse intrinsèque à Dans le domaine des relations privées, d’autres
la question sur le statut du corps. Et cette réponse questions font débat. Dans un colloque sur l’éthique
justifie que la question du corps bénéficie d’un trai- clinique, j’ai récemment été confronté à la question
tement spécifique à l’intérieur de la réflexion sur les suivante : « jusqu’à quel âge peut-on être parent ? »
règles morales : il faut fixer des limites à la liberté Les réponses varient beaucoup. La règle minimale
individuelle dans ce domaine, non seulement au implicite est que les parents doivent pouvoir rester
sein d’une communauté, non seulement dans une vivants au moins jusqu’à ce que leurs enfants aient
relation inter individuelle mais aussi dans son atteint l’âge de 20 ans. Alors compte-tenu de l’évo-
rapport à soi-même. lution de l’espérance de vie, pourquoi ne pas être
LA REVUE SOCIALISTE N° 38 - 2E TRIMESTRE 2010
Le Dossier 39

parent à 60 ans ? A côté de ce point de vue assez comme la sociologue féministe Christine Delphy,
radical, il y a évidemment ceux qui s’en remettent s’opposaient à la loi au nom précisément de la liber-
à la nature : au-delà de 45 ans environ, il n’est plus té et de la primauté du consentement individuel.
possible pour une femme de devenir mère. Dans C’est en vertu de ce principe que j’avais défendu
ce débat, et dans tant d’autres, j’entends souvent la même position. Après réflexion, je ne suis pas
une réaction qui me choque : « pourquoi respecter du tout sûr d’avoir eu raison. À un moment donné,
cette règle puisqu’elle aura changé dans trente une société, non pas en référence à une tradition
ans ? ». Oui elle peut être modifiée, les règles défi- nationale, en l’espèce à 1905, mais à l’issue d’une
nies collectivement évoluent. Ceux qui utilisent discussion argumentée à l’instant « t » peut consi-
cet argument se fondent toujours sur le fait que dérer qu’il est indispensable de pouvoir regarder le
puisque la règle est conditionnelle, elle est « arbi- visage de l’autre, de lui serrer la main pour vivre
traire ». Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron ensemble… On peut décider à tout moment qu’il
dans La Reproduction sont en partie à l’origine de est nécessaire de redéfinir des règles, sans être
ce type de réflexion : toute la pédagogie, tout le inhibé par les logiques à l’œuvre dans les décen-
savoir est arbitraire au sens où il est situé socia- nies précédentes.
lement, reflétant pour une part les intérêts des Les divisions au sujet de la prostitution et plus
dominants. Malgré cela ils n’ont jamais appelé à globalement le débat sur la marchandisation du
« casser l’école ». Le social, c’est par nature de corps témoignent bien de ces tensions. Nous avons
l’arbitraire puisqu’il est en permanence redéfini. évoqué précédemment la notion de « morale mini-
Mais dans La Reproduction, Bourdieu et Passeron male » et évoqué la question de l’universel. Nous
associaient à « arbitraire » « nécessaire ». Ceux sommes d’accord pour dire qu’un certain nombre
qui contestent les règles adoptées sur ces questions de règles nous surplombent. Soit elles sont négo-
très sensibles que sont les questions relatives au ciées et collectivement adoptées, soit elles sont
privé parlent de l’arbitraire mais oublient le néces- le fruit d’une forme de transcendance humaine,
saire… Je suis donc favorable à ce que la morale comme cette compassion chez Michael Walzer qui
soit l’objet de luttes pour sa définition, mais non à s’impose. Pour les féministes essentialistes comme
ce que ces luttes imposent une absence de règles Sylviane Agacinsky, l’universel, c’est paradoxale-
ou de normes (sinon quelle vie commune est-elle ment la différence, en l’occurrence la différence
possible ?). des sexes. C’est probablement une des raisons de
l’importance accordée par elle et par d’autres à
L. R. S. : Quel regard portez-vous sur le la question de l’intégrité corporelle puisque c’est
mouvement féministe contemporain ? fondamentalement là que réside l’identité. À l’op-
F. d. S. : Le féminisme est lui aussi traversé par la posé, des féministes universalistes, comme Élisa-
tension liberté/limites. Souvenez-vous de l’affaire beth Badinter par exemple, abordent ces questions
du voile. Pour beaucoup, le voile était inacceptable de prostitution, gestation pour autrui, etc. d’une
au nom de la lutte contre l’oppression des femmes toute autre manière, dans la mesure où la différence
et la loi était justifiée. Quelques-unes cependant, des sexes ne prime pas.
Gilles Bon-Maury
familles en miettes
Procréation médicalement assistée, gestation pour
autrui, homoparentalité, etc. Il est temps de réviser
la définition politique, sociale et juridique du projet
familial. Les réalités vécues doivent prévaloir sur
les vérités biologiques. Les idées politiques doivent
dominer les réflexes et les traditions.
Aujourd’hui, un projet familial peut reposer
sur plusieurs adultes, dont certains seulement
s’engagent dans une responsabilité parentale. Les
autres s’inscrivent dans l’histoire familiale, en s’y
investissant moins, à travers la contribution délimitée
d’une grossesse ou d’un don de gamètes.
De nouvelles représentations sociales émergent sur ce
qu’est un parent, ce qu’est un géniteur, ce qu’est une
gestatrice. Ensemble, autour de l’enfant, les parents,
les géniteurs et la gestatrice forment une famille.
Gilles Bon-Maury est président d’HES (Homosexualités
et Socialisme). Il a publié en 2008 Lesbiennes, Gays, Bis,
Trans. Aimable clientèle, sur le marketing électoral de
Nicolas Sarkozy.
104 pages - Ft : 11 x 16 cm - Prix public : 6 e - ISBN : 978-2-916333-59-5 - Vendu en librairie - Diffusion Dilisco

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À retourner sous enveloppe affranchie à : GRAFFIC DIFFUSION, 62, rue Monsieur Le Prince 75006 Paris

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Ci-joint mon règlement de la somme de …………… Euros par chèque à l’ordre de GRAFFIC Diffusion
DATE : SIGNATURE :
Irène Théry
est sociologue et directrice d’études à l’EHESS

Bioéthique :
la crise du « modèle français »

J e me propose ici d’exposer quelques


réflexions sur la bioéthique à partir
d’un cas précis, particulièrement éclairant :
la filiation ». Ces malentendus témoignent d’une
caractéristique importante du changement dans les
valeurs communes en général : il remet en cause
celui de l’anonymat des dons de gamètes dans non pas seulement une certaine idée du bien ou du
l’Assistance médicale à la procréation (AMP). juste, mais une certaine organisation conceptuelle
Je commencerai par expliquer pourquoi on permettant de se représenter les relations sociales
aurait pu s’attendre à ce que la revendica- qui sont sous nos yeux. On ne peut pas « voir » le
tion d’un droit d’accéder à leurs origines, changement des valeurs et des mœurs si on s’obs-
telle qu’elle a été énoncée par tout un tine à le lire avec des lunettes conceptuelles héri-
ensemble d’enfants nés de ces dons et devenus tées du passé.
aujourd’hui de jeunes adultes, rencontre très
facilement l’adhésion. Puisqu’il n’en est rien,
je montrerai que ce cas est très intéressant Accès aux origines : un droit
pour une réflexion générale sur le droit et la qui aurait dû aller de soi
morale, car ici tous les obstacles rencontrés
relèvent du malentendu. Au début de l’AMP, il y a plus de quarante ans, les
seuls dons proposés étaient les dons de sperme. La
Littéralement, les opposants à l’accès aux origines logique était alors celle du secret. Il s’agissait de
n’entendent pas ce qui leur est dit et ils substi- pallier une stérilité masculine de façon telle que le
tuent à l’observation tranquille des faits un paquet mari puisse passer pour le géniteur de l’enfant. Un
d’inquiétudes fantasmées, condensées désormais appariement avec le donneur par le groupe sanguin,
dans l’expression-repoussoir de « biologisation de la couleur de la peau, des yeux et des cheveux,
42 Bioéthique : la crise du « modèle français »

Au début de l’AMP, il y a plus de quarante ans, (le genre du don exigerait un article à lui seul),
les seuls dons proposés étaient les dons de soulignons les deux traits qui témoignent d’une
sperme. La logique était alors celle du secret. première prise de distance avec le modèle initial.
Il s’agissait de pallier une stérilité masculine D’une part, les médecins et les psychologues des
de façon telle que le mari puisse passer pour le Centres d’études et de conservation des œufs et du
géniteur de l’enfant. Un appariement avec le sperme (CECOS) ont été les premiers à s’inquiéter
donneur par le groupe sanguin, la couleur de la des effets délétères des « secrets de famille » et ont
peau, des yeux et des cheveux, venait parfaire
commencé dès les années 1980 à conseiller aux
l’illusion. Ce modèle n’avait troublé personne
parents de ne pas s’enfermer dans le silence. Celui-
à l’époque, car il venait s’inscrire dans une
longue tradition.
ci, en effet, n’est pas un simple non-dit : il entretient
une fausse croyance chez l’enfant sur l’identité de
son géniteur. D’autre part les juristes, conscients
de la fragilité d’un montage instituant une pseudo-
filiation charnelle, ont cherché à lui accorder une
venait parfaire l’illusion. Ce modèle n’avait troublé certaine spécificité dans les lois de bioéthique de
personne à l’époque, car il venait s’inscrire dans une 1994, en imposant que le père qui a sollicité le don
longue tradition. C’est en effet une pratique immé- ne puisse en aucun cas se dédire ultérieurement de
moriale des couples, en cas de stérilité du mari, que sa paternité en invoquant l’argument de la biologie
de recourir aux services discrets d’un amant, puis après s’être fondé au départ sur celui de la volonté.
d’attribuer l’enfant au mari grâce à la présomption Cependant, cette création juridique est restée à
« Pater is est quem nuptiae demonstrant » – le père mi-chemin de l’institution d’une filiation véritable-
est celui que les noces désignent. Cette présomption ment adaptée à l’engendrement avec tiers donneur.
– qui est bel et bien une présomption d’engendre- L’acte par lequel les parents s’engagent devant le
ment – avait autrefois une force singulière car elle juge ou le notaire est nécessaire pour que l’AMP
participait d’un ordre social, moral et sexuel matri- commence, mais le document reste secret, acces-
monial, conçu pour protéger la « paix des familles » sible à eux seuls. Rien ne les empêche de décider
(légitimes) et garantir les maris, sinon contre la nais- d’un commun accord de l’oublier, par exemple pour
sance d’enfants adultérins, du moins contre la possi- « libérer » l’homme d’une paternité qui viendrait à
bilité que la femme adultère puisse espérer, en cas lui peser en cas de séparation du couple.
de séparation, faire attribuer à son « complice » l’en- Dans ce contexte, le « modèle français » de bioé-
fant né de ses œuvres. L’héritage de cette approche thique constitué au début des années 1970 et
matrimoniale et patriarcale a servi, sans forcément entériné ensuite par la loi est un obstacle à toute
qu’on en ait conscience, à établir le modèle initial évolution car il a lié solennellement deux grandes
de l’AMP avec tiers donneur selon la logique « ni vu valeurs, anonymat et gratuité, en les présentant
ni connu ». Il a commencé de se lézarder lorsqu’on a comme un tout insécable, sur le modèle du don
perçu que, par une étrange ironie de l’histoire, il était de sang. Or, cette assimilation au don de sang,
contemporain des débuts du démariage, et en parti- qui fut très importante il y a quarante ans pour
culier de la mise en cause de la primauté de la pater- donner toute sa dignité à une activité médicale que
nité légitime sur la paternité illégitime par la grande les conservateurs d’alors fustigeaient comme une
loi de 1972 sur la filiation. Il s’est accentué avec sorte d’« adultère », pose deux grands problèmes.
l’apparition des dons féminins, dons d’ovocytes, puis Premièrement, on a oublié que le don de gamètes,
dons de gestation dans les pays qui l’autorisent. à la différence du don de sang, engage un troisième
Sans pouvoir entrer ici dans l’étude du boulever- protagoniste : l’enfant. Or rien n’autorise à présup-
sement majeur qu’est la féminisation des dons poser que l’anonymat du donneur, si commode
LA REVUE SOCIALISTE N° 38 - 2E TRIMESTRE 2010
Le Dossier 43

pour les adultes qui veulent « oublier le don », d’autant plus que, loin d’en rester à la psychologie,
sera bénéfique pour l’enfant. Son intérêt comme ils ont parlé le langage de la justice. On les avait
personne juridique peut donc légitimement être constitués, sans même y prendre garde, comme une
distingué de celui des donneurs et des receveurs, catégorie d’enfants radicalement « à part » de tous
ce qui oblige à affronter ce problème (quitte à les autres, les seuls qui par hypothèse, à jamais, du
élaborer, à partir de l’enfant, une conception diffé- seul fait de la loi, ne puissent pas obtenir de réponse
rente de l’intérêt de tous les protagonistes du don). à la question : à qui dois-je d’être né ? Comprenant
Deuxièmement, on a présupposé que la gratuité qu’au regard des Droits de l’homme, il est indéfen-
suppose nécessairement l’anonymat. Mais on peut dable qu’une administration s’organise pour détenir
penser à l’inverse que cet anonymat, qui entretient des informations secrètes sur des personnes,
la logique du « ni vu ni connu », favorise l’usage du encloses dans des dossiers auxquels on leur interdit
donneur comme un simple « moyen » et les trafics l’accès, de très nombreux pays démocratiques ont
financiers qui vont avec, plutôt que l’éducation de levé le principe d’« anonymisation » des donneurs
tous à la responsabilité. Du coup, il est impossible qu’ils avaient au préalable organisé. Ce faisant,
d’avoir en France un débat raisonné sur l’argent, ils ont engagé une dynamique sociale allant bien
comme si la moindre compensation monétaire pour au-delà de la levée d’un cache sur un nom. Ils ont
un don était la porte ouverte à la marchandisation manifesté une volonté d’assumer le changement et
généralisée. La question est aujourd’hui posée d’instituer, pour la société tout entière, cette nouvelle
pour les dons d’ovocytes. Le rôle tutélaire que se façon de faire des enfants, en cessant de la dissimuler
donne l’institution médicale française, en présen- comme si elle était immorale, et en refusant de conti-
tant le « sas » d’anonymat qu’elle organise comme nuer à considérer les donneurs comme de simples
le seul garant de la moralité des dons, entretient instruments. Quiconque se rend sur le site Internet
une vision caricaturale de la société civile comme de la HFEA, la Haute autorité britannique régis-
un espace évidemment sauvage où les individus se sant l’AMP, aperçoit dès la page d’accueil la place,
comportent inévitablement les uns envers les autres le respect, la considération accordés à ce rôle social
comme des loups et des brebis. C’est la définition de donneur d’engendrement, qu’on s’obstine chez
même du paternalisme. nous à repousser dans l’ombre comme s’il était par
De là l’hypothèse annoncée en début d’article. On définition une transgression et un danger pour l’in-
aurait pu s’attendre à ce que la revendication d’un tégrité symbolique de la société.
droit aux origines soit d’emblée très bien accueillie Nous aussi, nous aurions pu commencer par écouter
quand les premiers enfants nés de dons ont grandi les revendications des enfants, dans un contexte où
et commencé à expliquer leurs difficultés. Et cela chacun se réclame de leur intérêt. Nous en saisir
pour reconsidérer vraiment le vieux modèle du
« ni vu ni connu » qui liait l’anonymat au secret.
Décider de susbtituer, à l’entre-deux actuel, un
nouveau modèle de responsabilité. Affirmer à travers
Le rôle tutélaire que se donne l’institution
médicale française, en présentant le « sas »
nos institutions qu’il n’y a rien de honteux, bien au
d’anonymat qu’elle organise comme le seul contraire, à organiser des dons d’engendrement
garant de la moralité des dons, entretient une sous responsabilité médicale. Reconnaître, enfin,
vision caricaturale de la société civile comme que la société doit garantir aux enfants qui nais-
un espace évidemment sauvage où les individus sent de l’AMP qu’ils ne seront plus transformés en
se comportent inévitablement les uns envers les passagers clandestins d’une conception désuète de
autres comme des loups et des brebis. C’est la la filiation. La revendication d’accès aux origines
définition même du paternalisme. aurait dû logiquement être bien accueillie, surtout
44 Bioéthique : la crise du « modèle français »

dans un pays qui avait déjà su entendre la quête des sation de la filiation ». C’est la formulation savante
enfants adoptés ou nés sous X, et créer en 2002 le de l’argument populaire : « Qui voudrait entendre
Conseil national pour l’accès aux origines person- un inconnu sonner à sa porte et lui dire coucou,
nelles (CNAOP). Il n’en a rien été. papa ? » ou (version symétrique) « Qui voudrait
entendre son propre enfant lui dire t’es pas mon
père ? ». Mais qui parle de transformer le donneur
en parent ? Ce qui est manifestement inaudible à
Le cœur de la défense du statu quo légal est
l’ensemble de leurs adversaires est que ces enfants
résumé dans l’accusation de vouloir imposer n’ont jamais remis en cause leur filiation. Tout au
une « biologisation de la filiation ». contraire, ils ne cessent de répéter qu’ils ont déjà
C’est la formulation savante de l’argument des parents, qu’ils les aiment, qu’ils n’ont aucune
populaire : « Qui voudrait entendre un inconnu intention d’en changer. Ils revendiquent autre
sonner à sa porte et lui dire coucou, papa ? » chose, en plus, qui n’est pas du tout un lien de
ou (version symétrique) « Qui voudrait filiation, et qui n’emporte ni droits ni devoirs fami-
entendre son propre enfant lui dire t’es pas liaux. La simple possibilité d’un nom, d’un visage,
mon père ? ». Mais qui parle de transformer peut-être d’une rencontre, d’une conversation... Le
le donneur en parent ? fait de redonner son identité de « personne » à ce
troisième personnage aujourd’hui transformé par
l’anonymat en matériau interchangeable. En un
mot, le droit de se réapproprier la part effacée de
leur propre histoire. Celui de remettre au centre
Controverses et malentendus : de leur identité de fils ou de fille cela même qui
le mythe d’une « biologisation a été organisé à la demande de leurs parents pour
de la filiation » qu’ils puissent venir au monde et qu’il est absurde
de chercher à dénier quand on vit au XXIe siècle :
Après deux ans de débat, on peut constater un engendrement avec tiers donneur, avec tous ses
qu’aucun des rapports officiels publiés dans le protagonistes.
cadre de la rénovation des lois de bioéthique n’a Il suffit, pour comprendre où gît le malentendu de
proposé de lever l’anonymat, au sens où tant de nos se tourner vers les pays qui ont levé l’anonymat.
pays voisins l’ont déjà fait. Soit on a simplement Non seulement aucun de ces pays n’a transformé
refusé (rapport Leonetti), soit on s’est réfugié dans le donneur en parent, mais ils ont fait très exacte-
la prétendue solution médiane que serait la commu-
nication de données « non identifiantes » (rapport
du Conseil d’État), comme si on avait déjà oublié
les récits des enfants adoptés, décrivant naguère la
Faire un don d’engendrement, c’est par
perversité de ces employés qui tournaient les pages
définition contribuer à ce que d’autres puissent
de leur dossier devant eux en leur distillant ici et là
devenir parents. Solliciter et recevoir ce don,
quelques « renseignement non identifiants »… c’est par définition s’engager à devenir les
Je me pencherai ici uniquement sur un fait : aucun parents du futur nouveau-né, avec tout ce que
des arguments mobilisés contre la levée de l’ano- cela implique comme devoir de l’élever, de
nymat ne prend en compte ce qui est dit par les l’éduquer, de l’accompagner dans la vie
enfants pour défendre leurs droits. en poursuivant avec lui au fil du temps
Le cœur de la défense du statu quo légal est résumé les liens idéalement inconditionnels
dans l’accusation de vouloir imposer une « biologi- et indissolubles de la filiation.
LA REVUE SOCIALISTE N° 38 - 2E TRIMESTRE 2010
Le Dossier 45

ment le contraire. Tous ces pays ont conforté insti- malentendu est encore redoublé par l’accusation
tutionnellement les places respectives de donneurs de vouloir imposer à tous la levée de l’anonymat,
et de receveurs d’engendrement, en prenant appui au mépris de nombreux enfants nés d’IAD (insé-
sur le sens humain que revêt une action intention- mination artificielle avec sperme de donneur) très
nelle. Faire un don d’engendrement, c’est par défi- heureux comme ils sont et qui n’éprouvent aucun
nition contribuer à ce que d’autres puissent devenir besoin d’en connaître davantage sur leur propre
parents. Solliciter et recevoir ce don, c’est par histoire. On touche ici à la polémique, car non
définition s’engager à devenir les parents du futur seulement aucune loi n’est rétroactive, mais la
nouveau-né, avec tout ce que cela implique comme revendication d’accès aux origines est en France,
devoir de l’élever, de l’éduquer, de l’accompagner comme ailleurs, celle d’une possibilité offerte et non
dans la vie en poursuivant avec lui au fil du temps d’une obligation imposée. Demander de pouvoir
les liens idéalement inconditionnels et indissolu- accéder à sa majorité, si on le souhaite, à l’identité
bles de la filiation. La véritable différence entre les de son donneur, ne creuse pas le moindre conflit
partisans du statu quo légal et ceux qui veulent lever entre les enfants nés de dons, mais au contraire les
l’anonymat est claire. Les premiers sont restés atta- rassemble par-delà leur façons respectives de cons-
chés à l’ancienne logique du « ou », pour laquelle il truire leur identité narrative.
y a forcément rivalité pour une seule place, celle de
père/géniteur qu’instituait autrefois la présomption
de paternité légitime. Les seconds pensent désor-
mais en termes de pluralité et de complémentarité La prégnance et la rigidité de constructions
ordonnée des places de donneur et de parent, dans conceptuelles comme l’alternative entre deux
une logique du « et » assez assurée institutionnel- sortes de parents, le « biologique »
lement pour que personne ne menace personne. et le « psychologique » (dit aussi parent
Sans pouvoir entrer ici dans le détail des contro- « social »), sont telles que cette alternative
verses, complétons l’analyse de ce premier grand obligée a envahi tout le débat bioéthique,
malentendu par un deuxième, plus particulier. au risque d’obérer la simple description
On accuse aussi ces enfants de vouloir imposer le de ce qui est sous les yeux.
règne de la transparence biologique généralisée,
comme si l’accès aux origines était le droit pour tout
enfant de contrôler la vie sexuelle de ses parents et
d’exiger de connaître ses véritables géniteurs. Là
encore, le malentendu est total. Le point de départ
de la revendication des enfants issus d’AMP n’est
Les faits et les valeurs : réarticuler
pas l’inconnu, c’est tout au contraire le connu : c’est réflexion bioéthique et analyse
le fait qu’une personne parfaitement identifiée par des métamorphoses de la parenté
une administration soit anonymisée volontairement
par celle-ci, qui s’érige ainsi en détenteur du secret Quelle conclusion générale peut-on tirer de ces
d’une identité. Le sentiment de scandale que crée malentendus ? Je crois qu’ils témoignent de façon
cet interdit légal d’accéder à une information dispo- exemplaire non pas d’un conflit social au sens clas-
nible n’a rien à voir avec le sentiment de manque sique (comme cela aurait pu être le cas si des gens
ou de perte que peut créer chez l’enfant aban- avaient effectivement demandé que le donneur soit
donné le fait qu’aucune trace ne témoigne plus de considéré comme le « vrai père »), mais d’autre
celle qui s’est évanouie dans l’ombre après l’avoir chose : de l’extrême difficulté avec laquelle notre
déposé quelque part. Enfin pour clore le tout, ce société parvient à percevoir le rapport étroit qui
46 Bioéthique : la crise du « modèle français »

existe entre les dilemmes rencontrés en bioéthique, Dans le domaine de la filiation, on a vu ainsi se
singulièrement en AMP, et les profonds change- déployer tout d’abord dans la période 1960-1990
ments en cours dans le domaine de la parenté. La un premier moment d’édification d’une unité inédite
prégnance et la rigidité de constructions concep- de la filiation, marquant la fin d’un monde entière-
tuelles comme l’alternative entre deux sortes de ment ordonné par l’opposition entre l’honneur de la
parents, le « biologique » et le « psychologique » filiation légitime et la honte de la filiation illégitime.
(dit aussi parent « social »), sont telles que cette Les grandes valeurs communes qui fondent l’unité
alternative obligée a envahi tout le débat bioéthique, de « la » filiation contemporaine étant désormais
au risque d’obérer la simple description de ce qui acquises, il devient possible et nécessaire d’instituer
est sous les yeux. Il est tout à fait remarquable qu’on en son sein une pluralité signifiante. C’est à partir
ne se soit pas encore avisé qu’on tourne en rond à du moment où des spécialistes venus de diverses
la recherche désespérée d’une sorte de fondement disciplines ont réuni leurs forces il y a déjà près de
ultime du « vrai parent », alors que les gens concrets quinze ans pour penser ce phénomène nouveau des
dont on parle ont, par leur choix même de recourir à « pluriparentalités », que l’on a commencé à perce-
l’AMP avec tiers donneur, décidé de lier en un seul voir l’importance sociale et morale de tous ces cas
projet parental les deux valeurs qu’on prétend les plus où il y a plus d’un homme et d’une femme en position
opposées : la valeur extrême accordée à la procréa- parentale dans la vie d’un enfant, que ce soit dans
tion charnelle, et la valeur extrême accordée à la son engendrement (AMP avec tiers donneur), dans sa
possibilité de devenir parent sans procréer… Ainsi biographie (cas des enfants abandonnés puis adoptés
un même processus d’« engendrement », avec sa plénièrement) ou dans l’organisation quotidienne de
double dimension physique et intentionnelle, peut la famille (recompositions familiales après divorce).
lier celui qui procrée et celui qui ne procrée pas en On s’était efforcé dans les années 1960 et 1970
un seul couple parental, cependant que le donneur d’assimiler le plus possible ces diverses configura-
(ou la donneuse) d’engendrement, quel que soit son tions à un seul et unique modèle, « un seul père, une
rôle dans la procréation, accorde lui aussi sens et seule mère, pas un de moins pas un de plus », qui est
valeur à ce qu’il fait et apprend à vivre son acte en réalité un modèle non pas biologique mais matri-
comme ne construisant pas un lien paternel (ou monial de filiation. La nouveauté de ces dernières
même maternel) à l’enfant. décennies est le mouvement très puissant qui s’est
C’est pourquoi il importe toujours de rappeler qu’en amorcé pour en finir avec cette logique assimilatio-
matière de lien humain, il n’y a pas de sens à séparer
le monde en faits et en valeurs : ils sont intriqués.
Les faits sociaux sont d’abord des actions et des
relations chargées de sens et référées à des valeurs.
L’idée que nous serions entrés désormais dans un L’enjeu n’est rien moins que d’instituer la
diversité des modalités de la filiation au sein
univers démocratique où par définition le monde
d’un droit de la famille renouvelé, à la fois
commun des valeurs aurait laissé place à la collec-
commun et pluraliste. C’est dans ce cadre
tion des incommensurables valeurs individuelles est pluriparental que les familles homoparentales,
d’une grande naïveté. Le droit le montre, partager qui ont des formes très diverses, pourront
des grandes valeurs communes de référence est être intégrées paisiblement au droit commun
la condition même de la vie sociale, et donc dans de l’engendrement, de l’AMP, de l’adoption et
nos sociétés individualistes la condition même du de la recomposition familiale, en étant enfin
pluralisme, de la liberté de conscience, de la tolé- considérées par notre droit de la filiation et
rance, de l’autonomie et de la diversité heureuse des nos institutions sociales comme ce qu’elles sont
modes de vie. déjà : des familles comme les autres.
LA REVUE SOCIALISTE N° 38 - 2E TRIMESTRE 2010
Le Dossier 47

niste, sortir de l’ombre les personnages effacés et voulons redonner vie à ce modèle, servir vraiment
les événements déniés, non par goût d’une transpa- les grandes valeurs humanistes et démocratiques
rence à la big brother, mais par refus d’une histoire dont il se réclame, et penser notre place dans la
maquillée pour la seule raison qu’elle était vue circulation du monde contemporain au lieu de nous
comme « déviante » par rapport au modèle unique réfugier dans une sorte de protectionnisme apeuré,
de référence. L’enjeu n’est rien moins que d’insti- il est impératif de nous ouvrir à une conception des
tuer la diversité des modalités de la filiation au sein valeurs communes plus respectueuse des individus
d’un droit de la famille renouvelé, à la fois commun qui forment la société civile, plus attentive à la vie
et pluraliste. C’est dans ce cadre pluriparental que concrète des liens sociaux, plus consciente enfin
les familles homoparentales, qui ont des formes de l’enracinement très profond des métamorphoses
très diverses, pourront être intégrées paisiblement contemporaines de la parenté dans la dynamique
au droit commun de l’engendrement, de l’AMP, de démocratique.
l’adoption et de la recomposition familiale, en étant C’est à ce prix que nous pourrons tenter de combler
enfin considérées par notre droit de la filiation et nos la fracture générationnelle qui se creuse aujourd’hui
institutions sociales comme ce qu’elles sont déjà : entre des soixantenaires qui monopolisent le
des familles comme les autres. discours des grandes valeurs, et des trentenaires
accusés par les premiers de n’avoir plus pour morale
que celle du sujet-roi, du marché, du désir et du
Conclusion chacun pour soi. Les jeunes couples, de sexe opposé
ou de même sexe, qui recourent à l’Assistance
À partir de là, je plaiderai pour une approche à la médicale à la procréation y compris au-delà de nos
fois moins enclavée et moins morcelée du débat frontières, ne sont pas ces « touristes procréatifs »
sur l’Assistance médicale à la procréation. Il n’est que l’on fustige sans même les avoir rencontrés par
pas raisonnable de continuer à le découper en le recours vulgaire à une expression volontaire-
une « liste » de questions éthiques issues d’une ment insultante, faite pour rappeler le « tourisme
liste de changements techniques, sauf à accepter sexuel ». Ils ont tous eu des dilemmes moraux, ils
de faire perdurer une conception tutélaire de la les ont tranchés en général après mure réflexion,
morale procréative, sous l’égide de la bioméde- avec de fortes et belles raisons et un immense espoir
cine. L’extraordinaire frilosité dont témoignent les en la vie. Ils sont en train d’inventer sous nos yeux,
rapports officiels qui se sont succédé depuis quel- et on peut l’espérer avec nous, quel que soit notre
ques mois en témoigne, la crise du « modèle fran- âge, les chemins de la morale commune et plurielle
çais » de bioéthique est désormais patente. Si nous de demain.
Dessin de Dobritz, extrait de l’ouvrage La philosophie sans complexe, Hugo et Cie, Paris, 2009.
Gaëtan Gorce
est député de la Nièvre

Légiférer sur la vie


ou comment illustrer le life-policy ?

A chaque fait divers dramatique, comme


celui qui a touché la famille Humbert
et le docteur Chaussoy, l’opinion s’ébroue,
d’un tiers mettant fin à la vie d’un malade à la
demande expresse de celui-ci. Notre société peut-
elle admettre de ne plus qualifier de meurtre le fait
s’émeut puis s’emballe ; soulignant, d’ailleurs, de tuer, accompli par un médecin ou un parent,
le décalage relevé par le Comité national lorsqu’il s’exécute à la demande d’un malade qui
d’éthique en son temps, entre le droit et la le sollicite ? Cette difficulté tient au fait que ce que
pratique, les règles et la réalité. Pourtant, s’il la conscience peut, à un moment donné et dans un
est un sujet qui devrait être abordé en dehors contexte particulier, juger légitime, la société elle,
de tout excès, loin de toute passion, c’est bien semble ne pouvoir explicitement, le reconnaître !
celui de l'euthanasie, qui met en mouvement Et si cette question est douloureuse, c’est justement
de grands principes qui se heurtent et même parce qu’elle suscite une confrontation irréductible
se contredisent. entre deux légitimités concurrentes. Ma conviction
est que la solution ne peut alors venir que de la
À s’en tenir à la définition que Littré donne de volonté de dépasser cette contradiction, par une
l’euthanasie, conforme à l’étymologie, il n’y aurait approche pragmatique, humaniste, qui cherche à
pourtant pas matière à tant de déchirement. Au un problème essentiellement humain une solution
sens strict, l’euthanasie n’est rien d’autre qu’une d’abord humaine.
« mort douce, sans souffrance ». Qui pourrait Chacun dans notre société se fait une idée diffé-
ne pas la souhaiter pour lui-même ou celles et rente de la vie et de la mort. N’est-ce pas là d’abord
ceux qui lui sont chers ? La difficulté est bien que joue notre liberté de conscience ? Mais à s’en
aujourd’hui d’une autre nature : elle tient au fait tenir uniquement aux principes, comment ne pas
que l’on entend désormais par euthanasie, l’acte voir que s’opposent alors deux légitimités irrécon-
50 Légiférer sur la vie ou comment illustrer le life-policy ?

Au-delà des philosophies religieuses, la doctrine société d’aujourd’hui, celui du droit inaliénable de
juridique nous enseigne que la prohibition du l’homme sur son corps et sur sa vie, comme prolon-
meurtre n’est pas établie dans l’unique intérêt gement de la liberté individuelle consacrée par la
des personnes qu’elle concerne et protège, déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen.
mais aussi dans l’intérêt direct de l’État qui Chaque homme, chaque femme doit pouvoir décider
doit conserver en vie des citoyens à la fois du moment et des conditions de sa mort, en particu-
producteurs de légitimité politique et de lier dans le souci de préserver sa dignité, assimilée
richesse économique. Légaliser ou dépénaliser
à sa pleine lucidité, à sa libre raison, non altérée
l’euthanasie serait par conséquent enfreindre
par la souffrance ou la déchéance psychologique
un tabou, ouvrir une brèche qui pourrait
ensuite autoriser toutes les dérives.
ou physique. C’est Jankélévitch qui s’écrit : « La
liberté est toujours au-dessus de la vie ! », faisant
écho au Montaigne des Essais pour qui « le Sage vit
tant qu’il doit et non pas tant qu’il peut… la plus
volontaire mort, c’est la plus belle. La vie dépend
ciliables que la réalité doit conduire à relativiser. de la volonté d’autrui ; la mort, de la nôtre… vivre
Pour les uns, l’euthanasie, telle que nous l’avons c’est être esclave si la liberté de mourir fait défaut ».
définie, porte atteinte à la valeur sacrée, à la valeur Dès lors comment refuser à un malade de mettre
absolue de la vie. Soit que celle-ci trouve son fin à ses jours et, s’il le faut, comment lui refuser
origine dans une puissance transcendante et ne assistance ?
nous appartienne pas ; soit qu’elle constitue la base Affirmés ainsi dans leur masse compacte, dans
même de toute société et que celle-ci soit fondée à leur intégrité brute, ces deux principes sont sans
retirer à l’individu le droit d’en disposer pour des nul doute inconciliables et même irréconciliables.
motifs d’ordre public. Au-delà des philosophies Bien que, l’un et l’autre, sous le poids de la vie
religieuses, la doctrine juridique nous enseigne et des réalités, aient été progressivement battus
que la prohibition du meurtre n’est pas établie dans en brèche, peu à peu érodés par le ressac des
l’unique intérêt des personnes qu’elle concerne et évènements ou de l’évolution des opinions. Ainsi,
protège, mais aussi dans l’intérêt direct de l’État la loi a-t-elle été amenée, sans remettre en cause
qui doit conserver en vie des citoyens à la fois le principe sacré et absolu du respect de la vie,
producteurs de légitimité politique et de richesse à introduire des éléments nouveaux, inspirés des
économique. Légaliser ou dépénaliser l’euthanasie droits de la personne ou de la simple compassion.
serait par conséquent enfreindre un tabou, ouvrir Chacun s’accorde ainsi à considérer, y compris les
une brèche qui pourrait ensuite autoriser toutes Églises, qu’il n’y aurait aucune légitimité pour un
les dérives. Ce serait saper le fondement même médecin à maintenir à toute force en vie un malade
de la société, que d’admettre que celle-ci puisse sans espoir de guérison. Le Code de déontologie
autoriser, même de manière limitative et encadrée, médicale, comme la législation depuis 2004, stig-
dans des circonstances très particulières, l’acte de matisent « l’obstination déraisonnable » et le juge
tuer. Autoriser celui-ci, au-delà des cas de légitime admettra qu’un médecin n’a pas commis de faute
défense ou du fait de guerre, reviendrait à encou- en s’abstenant d’engager ou de poursuivre un trai-
rager une pratique et lever un interdit qui ferait tement inutile. De même, la loi du 4 mars 2002
que la liste des exceptions pourrait sans cesse s’al- a introduit la notion de « droit » du malade, à
longer : après les malades incurables, pourquoi pas commencer par celui de refuser directement ou par
les déments, les séniles et les handicapés ? le biais d’une personne référente, les traitements
À ce même principe s’en oppose un second doué qui lui sont prodigués. Le développement des soins
d’une même force et d’un réel impact dans la palliatifs a montré également combien la demande
LA REVUE SOCIALISTE N° 38 - 2E TRIMESTRE 2010
Le Dossier 51

de mort pouvait diminuer dès lors que la souffrance 70 % des décès dans notre pays (environ 500 000
elle-même était réduite par plus d’attention et de par an) ont lieu désormais non plus à domicile mais
chaleur humaine ou par un traitement spécifique. à l’hôpital. Et si beaucoup de nos concitoyens ont
La question de la vulnérabilité du malade, enfin, le sentiment d’être expropriés de leur mort, d’en
n’est-elle pas sans poser de délicats problèmes perdre en quelque sorte la maîtrise, c’est que la
quant à l’expression de la volonté du patient censé mort n’est plus un phénomène familial ou social,
justifier l’euthanasie ? La loi ne fait-elle d’ailleurs mais un évènement qui se produit dans un envi-
pas ouvertement obstacle à l’automutilation, appor- ronnement extérieur et presque étranger. C’est
tant la démonstration que le malade doit aussi parce que nos contemporains ont aujourd’hui la
parfois être protégé contre lui-même ? vision d’une mort déshumanisée, d’un corps livré à
Au total, n’est-ce pas là la démonstration que la la souffrance mais aussi aux techniques obstinées,
solution doit être recherchée non dans l’applica- qu’ils veulent retrouver, par le droit de choisir et
tion d’un principe absolu (droit de choisir sa mort de demander leur mort, la maîtrise de celle-ci.
ou respect sacré de la vie), mais à partir d’une Mais partir des réalités, c’est aussi admettre le
approche pragmatique, en partant des réalités et peu de fiabilité des définitions, des classifications
en recherchant des solutions inspirées simple- généralement admises. Ainsi, entend-on le corps
ment par le souci d’humanité ? Et n’est-on pas médical continuer parfois à distinguer, comme
là au cœur de ce que Giddens a appelé « poli- l’Académie de Médecine, l’euthanasie passive qui
tique de la vie », c’est-à-dire une politique qui serait acceptable, de l’euthanasie active, insuppor-
s’appuie non sur une approche idéologique mais table, parce qu’elle impliquerait un acte positif, un
sur l’expérience vécue de celles et ceux qui sont geste volontaire de la part du médecin. Mais dans
concernés ? Et c’est cette difficulté à appréhender la pratique, la décision de l’équipe médicale, en
cette dimension nouvelle de politique qui explique réanimation par exemple, de suspendre la respi-
tout aussi bien les déclarations de Jean-Pierre ration artificielle n’implique-t-elle pas en réalité
Raffarin, s’opposant à toute intervention de la loi l’acte de débrancher le patient ? Ne suppose-t-elle
dans ce domaine, que les oukases adressés au pas un accompagnement par une sédation destinée
Parlement par les partisans de la dépénalisation. à ne pas laisser le patient s’étouffer ou d’en avoir
Partir des réalités c’est d’abord partir d’un fait, la pleine conscience ? Où, par conséquent, fixer la
celui de la médicalisation croissante de la mort : limite ? La vraie distinction n’est-elle pas dès lors
plutôt entre l’euthanasie volontaire, souhaitée par
le malade, comme par la famille, et l’euthanasie
involontaire, clandestine, pratiquée à la seule
initiative du corps médical ? Partir des réalités,
Au total, n’est-ce pas là la démonstration c’est en effet savoir que chaque année dans notre
que la solution doit être recherchée non dans
pays 150 000 euthanasies de cette nature sont
l’application d’un principe absolu (droit de
pratiquées, c’est-à-dire 150 000 décisions d’anti-
choisir sa mort ou respect sacré de la vie),
mais à partir d’une approche pragmatique, ciper le décès du patient, ce qui relativise, on en
en partant des réalités et en recherchant des conviendra, les déclarations de principe sur l’in-
solutions inspirées simplement par le souci supportable transgression que représenterait la
d’humanité ? Et n’est-on pas là au cœur de ce légalisation de telles pratiques qui ne reviendrait
que Giddens a appelé « politique de la vie », en fait qu’à sortir celles-ci de la clandestinité et à
c’est-à-dire une politique qui s’appuie non sur les encadrer par des règles connues de tous. Partir
une approche idéologique mais sur l’expérience des réalités, c’est enfin et surtout comprendre et
vécue de celles et ceux qui sont concernés ? admettre que cette question de la vie a pénétré le
52 Légiférer sur la vie ou comment illustrer le life-policy ?

quotidien des familles à travers certes le vieillisse- loi, la jurisprudence allemande, plus restrictive
ment de notre société, mais aussi les progrès des que la législation danoise précise néanmoins que,
technologies médicales, en particulier de réanima- je cite, « l’interruption de soins médicaux inten-
tion, et aussi des traitements de suivi. Il s’agit donc sifs visant uniquement à prolonger la vie, est licite,
d’une question qui, à un moment ou un autre, peut voire obligatoire, lorsque le patient est d’accord, la
concerner chacun d’entre nous. souffrance insupportable, l’agonie commencée et le
décès prévisible à court terme », conséquence du
droit d’autodétermination garantie par la loi fonda-
mentale. La Cour Fédérale Suprême permet même
Partir des réalités, c’est comprendre et qu’une telle euthanasie puisse être pratiquée sur
admettre que cette question de la vie a un malade inconscient en se fondant sur sa volonté
pénétré le quotidien des familles à travers présumée. Au Royaume-Uni, la Chambre des Lords
certes le vieillissement de notre société, mais a pris un arrêt voisin, le 9 février 1993, pour un
aussi les progrès des technologies médicales, patient dans un état végétatif persistant depuis
en particulier de réanimation, et aussi des quatre ans. Se faisant, ces pays ont amorcé une
traitements de suivi. Il s’agit donc d’une évolution que la France devrait pouvoir prendre à
question qui, à un moment ou un autre, peut
son compte en rattachant au refus de l’acharnement
concerner chacun d’entre nous.
thérapeutique la décision d’interrompre la vie pour
des malades en fin de vie et sans espoir de guérison,
pour autant que des conditions particulières d’in-
formation, de collégialité et de transparence soient
Quelles sont, dès lors, les solutions respectées. D’autres pays sont même allés jusqu’à
possibles ? légaliser ou plutôt dépénaliser l’euthanasie volon-
taire, c’est le cas de l’État américain de l’Oregon,
Ces simples rappels montrent que des solutions ne des Pays-Bas, et depuis 2002 de la Belgique. Dans
peuvent être trouvées que si elles sont inspirées ces deux derniers pays, la demande répétée du
par le sentiment d’humanité, c’est-à-dire par la malade, victime d’une souffrance insupportable doit
volonté de permettre ce que la conscience absout être prise en compte dès lors qu’il se trouve dans
ou même juge légitime quitte à apporter une excep- une situation médicale sans issue. Le médecin doit
tion à d’autres principes jugés jusqu’alors intangi- prendre l’avis d’un confrère. Et il doit également
bles. Cette réalité est d’ailleurs si complexe, qu’elle rendre compte de sa décision et de la procédure
impose la modestie, l’humilité, dans les préconisa- qui a été suivie à une commission de déontologie
tions qu’il est possible de faire. chargée de vérifier que la loi a bien été respectée.
Plusieurs pays se sont déjà avancés dans cette Contrairement à ce qui est dit, ici ou là, la législa-
voie, allant plus ou moins loin selon leur culture. tion française a, à son tour, amorcé un changement
Ainsi, le Danemark, comme plusieurs cantons pour ouvrir une voie originale : le droit reconnu au
suisses, la moitié des États australiens et tous les malade en fin de vie d’obtenir l’interruption d’un
États américains ont-ils adopté des lois reconnais- traitement qui le maintient en vie et l’obligation
sant à chacun le droit d’exprimer par avance son pour le médecin de l’accompagner alors par des
refus de tout acharnement thérapeutique. La loi soins palliatifs. Votée à l’unanimité par l’Assem-
danoise sur l’exercice de la profession médicale blée nationale et publiée le 22 avril 2004, cette loi
va jusqu’à permettre au médecin de ne pas main- est malheureusement trop mal connue. Largement
tenir en vie un malade incapable d’exprimer sa approuvée par le milieu médical, elle a soulevé
volonté et condamné à brève échéance ; faute de des objections ou des critiques que j’estime, pour
LA REVUE SOCIALISTE N° 38 - 2E TRIMESTRE 2010
Le Dossier 53

ma part, le plus souvent irrecevables. Ainsi, a-t-on loi. Une bonne loi restera une « loi morte » si elle se
parlé d’ « hypocrisie » alors qu’il s’agit bien d’une heurte à l’hostilité du corps médical, à l’incompré-
volonté claire de rester au bord du Rubicon, d’ap- hension d’une partie des familles et à l’opposition
porter une solution permettant de résoudre 98 % frontale d’une fraction de l’opinion. Ainsi, plutôt que
des situations sans pour autant dépénaliser l’eutha- de proclamer « un droit à mourir » qui marquerait
nasie. Faut-il aller plus loin ? Oui, si l’on veut bien la victoire d’une philosophie sur une autre, préfè-
considérer d’abord le chemin parcouru, évaluer les rerais-je le principe d’une exception, c’est-à-dire
conséquences de cette loi nouvelle et ne pas céder la possibilité offerte à l’équipe médicale de trans-
à une quelconque passion. Non, s’il s’agit de s’af- gresser l’interdiction de l’euthanasie lorsque ne
fronter, au mépris de la simple décence. s’offre à elle, avec l’accord et à la demande expresse
du patient en fin de vie, aucun autre moyen pour
le soulager. Ainsi, irait-t-on progressivement non
vers l’affirmation d’un droit mais vers une véritable
liberté de choix. C’est en quelque sorte ce à quoi
La législation française a, à son tour, amorcé
sont arrivés nos amis néerlandais qui, après avoir
un changement pour ouvrir une voie originale :
le droit reconnu au malade en fin de vie dépénalisé l’euthanasie, ont introduit dans leur
d’obtenir l’interruption d’un traitement qui le législation, une formule proche de la législation
maintient en vie et l’obligation pour le médecin française et ont vu les malades passer progressive-
de l’accompagner alors par des soins palliatifs. ment de l’une à l’autre, en fonction de leurs convic-
Votée à l’unanimité par l’Assemblée nationale tions ou de leur situation personnelle, familiale, de
et publiée le 22 avril 2004, cette loi est ce qui leur restait encore de leur projet de vie...
malheureusement trop mal connue. Largement C’est paradoxalement cette « banalisation » qui
approuvée par le milieu médical, elle a soulevé signera la victoire du politique ; elle tiendra non
des objections ou des critiques que j’estime, pas tant dans le triomphe d’une thèse sur une autre,
pour ma part, le plus souvent irrecevables. mais dans la capacité démontrée par ceux qui ont la
responsabilité de faire la loi, de transcender leurs
différences pour servir le bien public. Et la poli-
tique distinguera alors non pas tant deux convic-
Le progrès accompli par la loi de 2004 réside d’abord tions distinctes que deux méthodes, deux manières
dans le consensus qu’elle a permis de dégager. Il d’écouter et de comprendre les autres. Que la ques-
ne s’agit pas là de faire l’éloge du compromis mais, tion de l’euthanasie soit l’un des exemples les plus
bien au contraire, de rappeler qu’il est indispen- manifestes de ce que peut être une politique de
sable en pareille situation de créer les conditions la vie n’est pas le moindre paradoxe de ce dossier
d’une application effective et respectueuse de la complexe.
Dessin de Dobritz, extrait de l’ouvrage Management. Le placard a horreur du vide, Éditions Bruno Leprince, Paris, 2010.
Ruwen Ogien
est philosophe
Il a récemment écrit La vie, la mort, l’État. Le débat bioéthique,
Grasset, Paris, 2009

Sortir Kant de nos têtes

P our des raisons qui ne sont pas toutes


purement philosophiques, Kant est
devenu (ou redevenu) la référence ultime dans
La morale laïque républicaine était d’inspiration
kantienne.4 Les progressistes d’aujourd’hui doivent-
ils se féliciter de ce retour à Kant ? Doivent-ils se
les débats publics relatifs aux questions dites réjouir de la place majestueuse qui est donnée, dans
« éthiques »1. Peut-on encore imaginer une le débat public, à la notion kantienne de dignité de
discussion sur les mères porteuses, l’eutha- la personne humaine ? C’est loin d’être évident.
nasie, l’expérimentation sur les embryons,
le clonage, l’assistance sexuelle aux handi-
capés, qui ne tournerait pas autour des trois Symétrie morale
slogans inspirés par sa pensée : il ne faut pas
« instrumentaliser » la personne humaine, la Chez Kant, la symétrie morale entre ce que nous
traiter comme un « simple moyen », et porter faisons aux autres et à nous-mêmes est complète.
atteinte à sa « dignité » ? 2 Non, bien sûr. Pratiquement, elle s’exprime dans l’identité de trai-
tement moral du suicide et du meurtre. Ainsi, pour
Même la critique marxiste de la marchandisation, évoquer un débat qui nous préoccupe aujourd’hui,
c’est-à-dire de la commercialisation de biens qui, même s’il était possible d’interpréter l’aide médicale
de l’avis à peu près général, devrait échapper à active à mourir comme une forme de suicide, un
l’échange contre de l’argent (le corps humain, ses kantien devrait la juger moralement inacceptable,
« produits », ses organes, etc.) est revenue dans le tout simplement parce que, pour lui, le suicide
débat public sous des habits kantiens, en tant que est moralement inacceptable. Qu’est-ce qui justifie
refus catégorique de tout ce qui pourrait ressembler cette symétrie morale pour Kant ? Elle est dérivée
à une atteinte à la dignité de la personne humaine.3 de l’idée que nous sommes des personnes et non
56 Sortir Kant de nos têtes

Même la critique marxiste de la même si ce que vous faites est le résultat d’une
marchandisation, c’est-à-dire de la décision qui tient compte de toutes les contraintes
commercialisation de biens qui, de l’avis à auxquelles vous êtes confrontés dans votre vie. Car
peu près général, devrait échapper à l’échange c’est contraire à votre dignité ».
contre de l’argent (le corps humain, ses
« produits », ses organes, etc.) est revenue
dans le débat public sous des habits kantiens, L’appel à l’idée de dignité humaine
en tant que refus catégorique de tout ce qui est moralement et politiquement
pourrait ressembler à une atteinte à la dignité
de la personne humaine. douteux

La notion de dignité humaine est-elle indispen-


sable pour régler notre rapport moral aux autres ?
des animaux ou des choses. En tant que personnes, Est-elle utilisée de façon légitime pour régler le
nous ne pouvons pas être traités simplement comme rapport moral à soi ? Je ne le pense pas. Pour ce qui
des moyens mais toujours en même temps comme concerne le rapport aux autres, il existe un principe
des fins. Et ce principe vaut aussi bien pour le de non nuisance qui exige de ne pas porter atteinte
rapport à soi que pour le rapport aux autres. à leurs droits fondamentaux (ne pas les torturer, les
déporter, les priver de leurs biens, ne pas surveiller
leur vie privée, les faire souffrir inutilement, leur
Rapport à l’autre ôter la vie sans raison impérieuse, etc.).6 Ce prin-
cipe de non nuisance aux autres n’est-il pas suffi-
Pour Kant, du fait que nous sommes des personnes sant ? N’est-il pas évident par lui-même ? Pourquoi
et non des bêtes, personne ne peut nous tuer gratui- serait-il nécessaire de le justifier ? Pourquoi serait-
tement, nous utiliser pour notre chair, nos poils, nos il nécessaire d’ajouter que, s’il ne faut pas nuire
dents, nous manger, jeter nos restes à la poubelle, aux autres, c’est pour éviter de porter atteinte à leur
etc. Et du fait que nous sommes des personnes et dignité ? On voit bien ce qu’il y a d’horrible dans le
non des choses, personne ne peut nous vendre, nous fait de gazer des handicapés mentaux. On comprend
acheter, nous mettre en location ou nous détruire bien que c’est violer tous leurs droits. À quoi sert-
lorsque nous ne servons plus à rien, comme un il d’ajouter que c’est « contraire à leur dignité » ?
vieux matelas ou des chaussettes trouées. À rien, du point de vue éthique. C’est même une
affirmation dangereuse à certains égards. Pour-
quoi ? Eh bien, parce que supposer que la référence
Rapport à soi à la dignité humaine est nécessaire pour justifier
des droits, c’est, en réalité, affaiblir ces droits.
Mais c’est dans le rapport à soi que la notion C’est laisser croire qu’ils ne sont pas évidents par
kantienne de dignité intervient de la façon la plus eux-mêmes. C’est suggérer qu’ils sont bâtis sur du
significative. On l’a vu, en France, au cours des sable. C’est juger qu’ils ont besoin d’être « fondés »
débats relatifs au « lancer de nains », à la gestation sur une valeur, la dignité humaine, qui serait, donc
pour autrui, à l’assistance sexuelle aux handicapés, plus solide que ces droits.
ou au suicide assisté.5 Dans tous les cas, les suppor- Dans le rapport à soi-même, il faut se méfier encore
teurs de la dignité humaine ont proclamé : « Non plus de l’appel à la notion de dignité humaine.
Mesdames, non Messieurs, vous n’avez pas le droit Lorsqu’il vise à régler le rapport à soi, cet appel est
moral de le faire, même si en le faisant vous ne paternaliste, car il entend à nous protéger de nous-
causez aucun tort direct et intentionnel aux autres, mêmes comme si nous étions des enfants turbulents
LA REVUE SOCIALISTE N° 38 - 2E TRIMESTRE 2010
Le Dossier 57

et irresponsables, incapables de savoir par nous- mement acheté ou vendu et ce qui ne peut l’être en
mêmes ce qui est bien pour nous. Il peut servir à aucun cas. Est-il contraire à la dignité humaine de
justifier la pénalisation de toutes sortes d’actions et demander une rémunération en échange de la mise à
de relations dans le domaine sexuel ou celui de la la disposition d’autrui de son image ou de ses décou-
procréation, de la gestation pour autrui aux rela- vertes scientifiques ? Pourquoi serait-il contraire à
tions sadomasochistes entre adultes consentants en la dignité humaine de vendre ses capacités à donner
passant par le travail sexuel. Il n’est pas très éton- du plaisir sexuel ou à porter un enfant d’une autre et
nant que ce soient des institutions paternalistes non de vendre ses capacités athlétiques, sa patience,
comme l’Église, des partis politiques conserva- son habileté, ses connaissances ou son intelligence ?
teurs, ou des penseurs puritains ou moralistes, qui Il n’y a pas de réponses à ces questions qui fassent
multiplient les références à la dignité humaine. l’unanimité. Ce qui est sûr, en tout cas, c’est que
le débat public sur les « dérives mercantiles qui
portent atteinte à la dignité humaine » se déroule
dans la plus grande confusion.
Est-il contraire à la dignité humaine de Pensez aux arguments en faveur du contrôle de la
demander une rémunération en échange de diffusion des œuvres sur Internet. Parmi ceux qui
la mise à la disposition d’autrui de son image défendent un contrôle légal, avec des sanctions
ou de ses découvertes scientifiques ? Pourquoi pénales sérieuses pour les contrevenants, certains le
serait-il contraire à la dignité humaine de font au nom de la guerre contre l’« ordre marchand »
vendre ses capacités à donner du plaisir qui dominerait la planète. En même temps, ils trou-
sexuel ou à porter un enfant d’une autre et vent parfaitement légitime que les artistes soient
non de vendre ses capacités athlétiques, sa payés pour leurs œuvres au prix du marché, au nom
patience, son habileté, ses connaissances ou d’un « droit d’auteur » qui serait sacré et intan-
son intelligence ? Il n’y a pas de réponses à ces gible.7 Il y a probablement une cohérence, mais elle
questions qui fassent l’unanimité.
est difficile à saisir. En ce qui concerne la mise à
la disposition d’autrui de parties de son corps (rein,
lobe de foie, etc.) ou de produits de son corps (sang,
sperme, ovocytes, etc.), le refus d’envisager toute
forme de rémunération par crainte de l’atteinte à
L’appel à l’idée de dignité humaine la dignité humaine en raison des dérives mercan-
n’aide pas à éclairer le débat public tiles possibles est souvent irréfléchi. Il y a, en effet,
beaucoup d’argent qui circule dans ces activités
L’appel à l’idée de dignité humaine n’est pas seule- pour payer le personnel soignant et administratif, la
ment moralement et politiquement douteux. Il est peu
susceptible de faire progresser le débat public, car il
est source de confusions et non de clarté. Il permet
de justifier des causes parfaitement contradictoires, Lorsqu’on suit certains débats publics de
comme le montre le débat autour de l’euthanasie. Au plus près, ceux qui concernent les lois de
nom de la dignité humaine, on peut aussi bien justi- bioéthique par exemple, on s’aperçoit que
fier l’interdiction d’aider activement à mourir des l’appel à la dignité de la personne humaine et
patients souffrants et incurables que le contraire. la dénonciation, dérivée de la marchandisation
Par ailleurs, en dépit de ses prétentions, l’appel à du corps humain, servent surtout à justifier
l’idée de dignité humaine ne permet pas de faire un l’exclusion de certaines innovations normatives
tri suffisamment précis entre ce qui peut être légiti- dans les affaires familiales ou sexuelles.
58 Sortir Kant de nos têtes

maintenance des locaux et des instruments techni- position répressives, en réalité, ce sont souvent des
ques, la recherche et les laboratoires pharmaceuti- engagements conservateurs ou religieux, la volonté
ques, etc. Personne ne semble penser que c’est une de protéger à tout prix la famille « normale », c’est-
expression ignoble de la « marchandisation » du à-dire jeune, féconde et hétérosexuelle. Ce que
monde. Le seul qui n’aurait pas le droit moral d’être signifie « dignité de la personne humaine », ce n’est
payé ou compensé pour sa participation au processus rien d’autre, dans ce cas, que « supériorité morale
thérapeutique serait le donneur. Pourquoi ? d’une certaine forme de normalité ».

Dans le débat public d’aujourd’hui, la notion


Qui profite de l’appel à la « dignité kantienne de dignité de la personne humaine est
de la personne humaine » plutôt utilisée de façon paternaliste, non pour
régler le rapport aux autres mais pour protéger les
et de la dénonciation dérivée gens d’eux-mêmes. Contrairement à ce qu’on pour-
de la « marchandisation rait penser, elle ne sert pas à renforcer nos droits
du corps humain » ? fondamentaux mais à les affaiblir. Elle ne sert
pas à étendre nos libertés individuelles mais à les
Lorsqu’on suit certains débats publics de plus près, limiter. Chaque fois qu’on propose une innovation
ceux qui concernent les lois de bioéthique par en matière de sexualité ou de procréation (comme
exemple, on s’aperçoit que l’appel à la dignité de la l’assistance sexuelle aux handicapés ou la gestation
personne humaine et la dénonciation dérivée de la pour autrui), on vous jette à la figure l’argument de
marchandisation du corps humain, servent surtout à l’atteinte à la dignité humaine et son dérivé, l’ar-
justifier l’exclusion de certaines innovations norma- gument de la marchandisation. On présente ces
tives dans les affaires familiales ou sexuelles. Ainsi, arguments comme les derniers remparts de la civi-
on invoque la protection de la dignité humaine ou lisation contre la barbarie. Mais ce sont, en réalité,
le refus de toute dérive mercantile pour justifier le des idées répressives, qui finissent par nous inter-
refus de légaliser la gestation pour autrui ou d’ac- dire d’envisager toute utopie sexuelle ou sociale. Il
corder aux femmes dites « âgées » et aux couples me semble que pour voir les choses autrement, pour
gays des droits d’accès à l’assistance médicale à retrouver le goût de ces utopies, il faudrait nous
la procréation. Mais ce qui oriente ces prises de libérer de Kant et non sacraliser sa pensée.

1. Frédérique Dreifuss-Neitter, « Le principe cardinal est le respect de la dignité de la personne humaine », propos re-
cueillis par Anne Chemin et Cécile Prieur, in Le Monde, 10 juin 2009.
2. Ces slogans sont dérivés du fameux impératif « Agis de telle sorte que tu traites l’humanité aussi bien dans ta
personne que dans celle de tout autre toujours en même temps comme une fin et jamais simplement comme un moyen »
(Emmanuel Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs (1785), trad. Victor Delbos revue par Alexandre Philon-
kenko, Paris, Vrin, 1982, p. 106).
3. Voir, entre autres, Sylviane Agacinski, Corps en miettes, Flammarion, 2009.
4. Charles Renouvier, Petit traité de morale à l’usage des écoles primaires laïques (1879), réédition présentée par
Marie-Claude Blais, INRP, 2003.
5. Hélène Thomas, « Du lancer de nain comme canon de l’indignité. Le fondement éthique de l’État social », Raisons
politiques, n° 6, 2002, pp. 37-52.
6. John Stuart Mill, De la liberté, 1859, trad. Fabrice Pataut, Pocket, Paris, 1990.
7. Cf, la lettre signée en mai 2009 par Michel Piccoli, Juliette Gréco, Pierre Arditi et quelques autres artistes qui se
réclament de la gauche, pour condamner la décision du PS de ne pas soutenir la loi dite « Hadopi ».

LA REVUE SOCIALISTE N° 38 - 2E TRIMESTRE 2010


Janine Mossuz-Lavau
est directrice de recherche au Cevipof (CNRS/Sciences Po).
Elle est notamment l’auteur de L’argent et nous,
La Martinière, Paris, 2007

La gauche, la droite et l’argent

L’ argent fait-il le bonheur ? La ques-


tion est souvent posée. Et les
réponses diffèrent, la plus connue étant celle
fiscal aux salaires des grands patrons, du mot
d’ordre « travailler plus pour gagner plus » à l’in-
dulgence promise aux évadés fiscaux, sans parler
de Jules Renard : « Si l’argent ne fait pas le du verdict de Jacques Séguéla, selon lequel « si
bonheur, (…) rendez-le ! »1. À l’opposé, Arnold l’on n’a pas une Rolex à 50 ans, on a raté sa vie »,
Schwarzenegger constate : « Je possède l’argent a été plus que jamais porté aux nues. Alors
aujourd’hui 50 millions de dollars et je ne suis que les inégalités sociales sont criantes et que,
pas plus heureux que lorsque j’en avais 48 ». dans la cinquième puissance du monde, en 2007,
Comme Spike Milligan, on peut aussi penser 4,2 millions de personnes vivent sous le seuil de
que, si l’argent ne fait pas le bonheur, il rend pauvreté de 757 euros mensuels (si on prend comme
sans doute le malheur « plus sympa »2. base 50 % du niveau de vie médian), 8 millions
sous celui de 908 euros (si l’on le calcule sur la
base de 60 % de ce niveau médian). Avec la crise
Entre le « bling-bling » et la crise devenue sociale, le chômage a connu une envolée
et la précarité s’est accrue. Nos concitoyens sont
Depuis 2007, l’argent est plus que jamais sur le de plus en plus nombreux à se demander non plus
devant de la scène, à la fois parce qu’il s’exhibe à comment ils vont finir le mois mais comment ils
l’envi dans certains lieux et parce qu’il fait cruel- vont le commencer. Et dans les entreprises en passe
lement défaut dans d’autres, suscitant ainsi des de délocaliser, les salariés victimes de la recherche
protestations croissantes. Dès le soir de l’élection de profits doivent s’en prendre parfois violemment
de Nicolas Sarkozy, le « bling-bling » a été sacré roi à des directions déclarant bien sûr qu’elles ne
et ce trait ne s’est pas atténué depuis. Du bouclier peuvent pas faire autrement.
60 La gauche, la droite et l’argent

La question de l’argent, « nerf de la guerre », est Éditions de la Martinière). J’ai réalisé cent cinq
plus d’actualité que jamais. Toutefois, elle n’est pas histoires de vies auprès d’hommes et de femmes de
traitée de la même manière à droite et à gauche. tous âges, toutes régions et tous milieux sociaux (du
Dans les politiques menées ou proposées, c’est Rmiste au médecin, du très pauvre au très riche,
l’évidence, mais aussi, ce qui est moins connu, du squatter au grand propriétaire, etc.). Le discours
dans l’esprit des électeurs. En France, on n’en- que l’on tient sur l’argent change sans conteste
tretient pas la même relation avec les espèces lorsque l’on passe de la droite à la gauche.
sonnantes et de plus en plus trébuchantes, on
n’en a pas la même image, on n’en parle pas de
manière identique. N’oublions pas que « Fauchon Les électeurs de droite et l’argent
en pauvre se dit Ed »3. Quelques mots ici sur la
droite et la gauche dont on nous serine depuis des À droite, tout d’abord, « il faut gagner de l’ar-
années qu’elles ne diffèrent plus guère. Il est exact gent ». C’est un objectif affiché notamment par des
qu’aujourd’hui 67% des Français n’ont confiance ni jeunes qui déclarent sans ambages « aimer » l’ar-
dans l’une ni dans l’autre pour gouverner le pays gent. Mot que je n’ai pas entendu à gauche. Mais
(Baromètre de la confiance politique du Cevipof, en même temps qu’ils expriment leur envie d’ar-
réalisé par la Sofres en décembre 2009). Mais eux- gent, les « droitiers » de mon enquête ne laissent
mêmes savent parfaitement se classer sur un axe pas entendre que celui-ci devrait leur tomber du
gauche-droite : ils sont 24,5 % à se situer à gauche, ciel, leur être par exemple fourni par la généra-
19,4 % à se positionner à droite (15,6 % au centre tion précédente. Ils insistent sur le fait qu’ils sont
et 37,8 % ni à droite ni à gauche). Et les valeurs et prêts à travailler encore plus, à se défoncer même,
visions du monde qu’ils défendent se distinguent pour obtenir plus. Ils sont sur la ligne : tout travail
très sensiblement. mérite salaire. Une femme de 36 ans déclare : « Je
Dans cette configuration d’opinions et d’attitudes, suis pour l’enrichissement personnel, pour que
la conception de l’argent revêt une place impor- chacun ait ce qu’il mérite selon ses valeurs ou son
tante. Cela ressort clairement d’une enquête quali- âpreté au travail ». Ils déplorent donc qu’on puisse
tative que j’ai effectuée en 2004-2005 et qui m’a freiner le déploiement de leur activité et, dans cette
permis d’écrire L’argent et nous4 (paru en 2007 aux logique, critiquent abondamment les 35 heures. De
même qu’ils mettent en cause les fonctionnaires car
« si vous dîtes qu’ils auront le même salaire, qu’ils
travaillent ou pas, ils ne vont pas être rentables ».
Ils protestent contre les impôts qui viennent amputer
À droite, tout d’abord, « il faut gagner de des sommes durement gagnées et selon eux bien
l’argent ». C’est un objectif affiché notamment méritées. Parmi mes interviewés riches, certains
par des jeunes qui déclarent sans ambages
d’ailleurs caressent le rêve d’aller s’installer dans
« aimer » l’argent. Mot que je n’ai pas entendu
un autre pays qui les pressureraient moins.
à gauche. Mais en même temps qu’ils expriment
À droite, la philosophie de l’histoire, c’est « quand
leur envie d’argent, les « droitiers » de mon
enquête ne laissent pas entendre que celui- on veut, on peut ». D’où, point central de cette
ci devrait leur tomber du ciel, leur être par conviction politique, le refus de ce que les amou-
exemple fourni par la génération précédente. reux de l’argent appellent l’assistanat. Qui consiste
Ils insistent sur le fait qu’ils sont prêts à à prendre à ceux qui ont beaucoup travaillé pour
travailler encore plus, à se défoncer même, le donner à ceux qui ne s’en sortent pas. Mais qui
pour obtenir plus. Ils sont sur la ligne : tout ne s’en sortent pas, à leurs yeux, parce que rien
travail mérite salaire. ne les y incite, parce qu’on leur donne de l’argent
LA REVUE SOCIALISTE N° 38 - 2E TRIMESTRE 2010
Le Dossier 61

sans contrepartie, parce qu’on les a installés « dans L’argent, à gauche, on en a besoin
un système qui pousse à la fainéantise » (Kevin, et l’on souhaite satisfaire ses envies.
25 ans, agriculteur). Pour certains, cela constitue On apprécie les biens qu’il peut procurer.
une véritable injustice, pénalisant ceux qui se Mais en disant vouloir en posséder assez
donnent à fond. Qui sont dans la culture de la gagne pour ne pas être obligé de s’en préoccuper
et d’ailleurs de la consommation « qui fait marcher constamment. Le trait commun peut se résumer
le commerce ». Et qui, pour quelques-uns, pointent ainsi : en avoir suffisamment pour ne pas être
contraint d’y penser sans cesse.
le plus gros obstacle rencontré en France par cette
culture de la gagne : la jalousie envers ceux qui
réussissent. « J’aime l’argent, déclare l’un d’eux.
On en a besoin pour vivre heureux. C’est dommage
d’être obligés de se cacher et j’aimerais vraiment d’affirmer qu’à gauche on ne s’intéresse pas à l’ar-
que la France prenne conscience qu’il faut réussir gent. À gauche, on en a besoin et l’on souhaite satis-
et avoir de l’argent, et non pas jalouser ceux qui faire ses envies. On apprécie les biens qu’il peut
réussissent ». Pour illustrer cette jalousie qu’il sent procurer. Mais en disant vouloir en posséder assez
monter de partout, il raconte l’histoire de son jeune pour ne pas être obligé de s’en préoccuper cons-
frère (22 ans) qui gagne 3 000 euros par mois dans tamment. Le trait commun peut se résumer ainsi :
l’entreprise de leur père et s’est offert une Porsche : en avoir suffisamment pour ne pas être contraint d’y
« Eh bien, écoutez, la Porsche, tous les trois mois, penser sans cesse. Donc ne pas le sacraliser, ne pas
il y a quelqu’un qui fait le tour avec une clé et qui être obsédé par le souci d’en accumuler toujours
raie toute la peinture (…). Et tout son salaire passe plus. Ainsi note une professeure : « L’argent, c’est
dans sa Porsche parce que tous les trois mois, il nécessaire pour vivre, se nourrir, avoir des loisirs.
est obligé de la faire repeindre entièrement ». Mais après, j’en fais pas une valeur, je ne voue pas
Au total, à droite, on considère que les efforts sont un culte à l’argent ». L’argent doit donc rester à sa
toujours récompensés et que ceux qui n’ont pas place. C’est un moyen, non une fin. Certains vont
d’argent en portent la responsabilité. plus loin et considèrent que « l’argent, ça pourrit
les mentalités des personnes ». Dans la course à
l’argent, on voit aussi un effet d’imposition par la
Les électeurs de gauche et l’argent société de conduites consuméristes qui ne devraient
pas exister, en tout cas pas avec cette prégnance. La
À gauche, le ton et le raisonnement changent. conséquence de cette « imposition » étant double.
Dans cette famille politique, on n’a pas le même En premier lieu, elle pousse à travailler plus pour
culte de l’argent. Et les personnes de gauche tenter d’avoir des rentrées supplémentaires. Et tous
interrogées signalent d’emblée qu’elles se distin- ne sont pas prêts à le faire. Car cela supposerait
guent de la droite sur ce terrain. Par des considé- de se livrer à des activités qui leur déplaisent, qui
rations comme « la droite, c’est les gens riches, les brimeraient dans leur besoin d’épanouissement
et la gauche c’est, enfin, pas les pauvres, mais personnel. Ou, aux yeux de quelques-uns, qui
les gens avec un petit revenu et moi je suis une contribueraient d’abord à enrichir des patrons. En
simple ouvrière », ou « je pense qu’à droite, ça second lieu, la vie à crédit, imposée par la course
veut faire de la thune. Etre à gauche, c’est avoir à la consommation, a de lourdes conséquences
un rapport à l’argent très distant, ne pas vouloir en pour les emprunteurs : on ne peut plus faire grève
faire. Les grands patrons sont plus à droite qu’à à cause des traites à honorer. Difficile de dire à son
gauche » (Hélène, 34 ans, secrétaire à l’université). banquier que, si le compte n’y est pas, c’est la faute
Il ne s’agit pas ici de verser dans l’angélisme et à la grève. Les salariés ne sont pas les seuls à être
62 La gauche, la droite et l’argent

prisonniers de ce système. Marc, 52 ans, évoque à laquelle elles aspirent, l’argent ne doit pas être
lui aussi tous les crédits à rembourser : « On dit capté par ceux qui en ont plus que ce dont ils ont
que l’artisan est libre et moi j’ai toujours trouvé que besoin pour vivre, parce qu’ils sont bien nés ou plus
non, que l’artisan, il appartient au banquier ». Il chanceux ou plus talentueux. Il doit bénéficier aussi
ajoute : « La droite, ça reste quand même : protéger à ceux qui n’ont pas la possibilité de se procurer
les intérêts des riches ». eux-mêmes le nécessaire. Ce qui ne les conduit pas
à un discours de rejet de l’argent puisque ce qu’elles
veulent avant tout, c’est ne pas être contraintes d’y
penser jour et nuit. Mais elles n’oublient pas pour
À gauche, le premier credo demeure celui de la autant ceux qui ne peuvent s’offrir ce luxe et ne
réduction des inégalités sociales, qui passe jettent surtout pas la pierre à ceux qui dépendent
par la redistribution, la solidarité. de l’État-Providence. Enfin, une autre exigence
Là où il y a à droite une levée de boucliers s’exprime à gauche : on refuse qu’une personne soit
contre « l’assistanat », on défend au contraire,
jugée à l’aune de ce qu’elle gagne. Qu’on évalue sa
à gauche, tout ce qui est réuni sous le terme
valeur en fonction de ses biens. En d’autres termes,
magique de « social ». Pour Claire, 40 ans,
secrétaire administrative, le social on n’est pas prêt à poser la question : « Combien tu
qui lui est cher réside dans « tout ce qui est vaux ? » que les Américains formulent ainsi quand
amélioration de la vie, les aides ». ils interrogent sur leur salaire ceux qu’ils viennent
Basile, 33 ans, cadreur au chômage, croit « à de rencontrer. L’être humain a bien d’autres atouts
l’éducation pour tous, gratuite, la fac gratuite, et caractéristiques que son compte en banque. Pour
la Sécu, les services sociaux ». les proches de la gauche interrogés ici en tout cas.

Pour conclure

Par ailleurs, à gauche, le premier credo demeure La relation à l’argent inscrit une vraie différence
celui de la réduction des inégalités sociales, qui entre les deux pôles de l’échiquier politique,
passe par la redistribution, la solidarité. Là où il confirmée d’ailleurs par les études quantitatives.
y a à droite une levée de boucliers contre « l’assis- Celle du Cevipof portant sur la probité publique
tanat », on défend au contraire, à gauche, tout ce (2006) montrait que le mot « argent » évoquait alors
qui est réuni sous le terme magique de « social ». quelque chose de « très positif » pour 34,5 % des
Pour Claire, 40 ans, secrétaire administrative, le interviewés « plutôt de droite » mais pour 22 ,5 %
social qui lui est cher réside dans « tout ce qui est seulement de ceux qui se déclaraient « plutôt de
amélioration de la vie, les aides ». Basile, 33 ans, gauche ». De même, 43,8 % des premiers contre
cadreur au chômage, croit « à l’éducation pour 31,9 % des seconds estimaient « très positif »
tous, gratuite, la fac gratuite, la Sécu, les services le terme « ambition ». Et ils étaient respective-
sociaux ». On insiste sur la solidarité, l’entraide, ment 44,6 % et 25,2 % à considérer comme « très
l’attention à apporter aux « petites gens ». La positif » le mot « entreprise ». Face à l’idée reçue
nécessité de faire « un peu plus pour le monde selon laquelle il n’y aurait plus guère de diffé-
des travailleurs, un peu moins pour le profiteur, les rence entre la droite et la gauche, il convient donc
gros, le capital ». Selon les personnes de gauche, il de souligner une évidence : entre eux et nous se
est indispensable de prélever l’argent là où il est, dresse une conception assez différente de l’État.
c’est-à-dire chez ceux qui en gagnent beaucoup, Pour eux, à droite, un chacun pour soi où un supposé
pour donner aux plus dépourvus. Dans la société mérite justifie tout, qu’il soit dû à la naissance, à
LA REVUE SOCIALISTE N° 38 - 2E TRIMESTRE 2010
Le Dossier 63

la chance, à des talents qui ne sont pas toujours qui est là pour ceux qui rencontrent des difficultés,
distribués au hasard. Et qui perpétuent un monde pour se préoccuper des plus démunis et assurer en
des petits et des gros, cantonnant un nombre crois- conséquence des services publics accessibles à
sant d’individus dans la plus grande précarité. Pour tous. Et réduire à l’évidence les inégalités sociales.
nous, à gauche, la défense de l’État-Providence Dans le rapport à l’argent, au niveau des citoyens,
qui ne doit laisser personne sur le bord du chemin, la summa divisio inscrit sans conteste sa marque.

1 : Jules Renard, Journal, Gallimard, Paris, 1935, p.697.


2 : In Jean-Loup Chiflet, So irresistible !, J’ai Lu, Paris, 2007, p.61 pour Arnold Schwarzenegger, p.58 pour Spike Milligan.
3 : Jean-Louis Fournier, Les mots des riches. Les mots des pauvres, Éditions Anne Carrière, Paris, 2004, p.37.
4 : Janine Mossuz-Lavau, L’argent et nous, La Martinière, Paris, 2007.
Jean Baubérot
est professeur émérite de la chaire « Histoire et sociologie des laïcités »
à l’École Pratique des Hautes Études, auteur notamment des « Que sais-je ? »
aux PUF, Histoire de la laïcité en France (5e édition, 2010)
et Les laïcités dans le monde (2e édition, 2009)

Les défis de la morale laïque

L a question de la morale laïque est


souvent escamotée aujourd’hui. Pour
certains cette expression fleure bon la Troi-
Chacun se souvient des déclarations tonitruantes de
Nicolas Sarkozy, quand il a été intronisé chanoine
d’honneur du Latran, en décembre 2007. Le prési-
sième République, avec sa petite phrase de dent français avait choqué une grande partie de nos
morale que l’écolier écrivait pieusement compatriotes en affirmant : « Dans la transmission
chaque matin.1 La laïcité serait, aujourd’hui, des valeurs et dans l’apprentissage entre le bien
uniquement un ensemble de règles juridi- et le mal, l’instituteur ne pourra jamais remplacer
ques. Le pluralisme moral constituerait la le curé ou le pasteur, même s’il est important qu’il
base même de la démocratie, en France s’en rapproche, parce qu’il lui manquera toujours
comme dans d’autres pays. L’enseignant, la radicalité du sacrifice de sa vie et le charisme
devant respecter la diversité conviction- d’un engagement porté par l’espérance. » Et un peu
nelle de ses élèves devrait donc s’abstenir avant le président avait déclaré : « S’il existe incon-
d’aborder le sujet. Mais sortie par la porte, testablement une morale humaine indépendante de
la morale laïque rentre par la fenêtre et des la morale religieuse, la République a intérêt à ce
expressions de « règles du vivre-ensemble » qu’il existe aussi une réflexion morale inspirée de
ou « d’éducation à la citoyenneté » sont, convictions religieuses. D’abord parce que la morale
en fait, une manière indirecte d’en parler. laïque risque toujours de s’épuiser ou de se changer
Il n’est pas inutile d’aborder directement en fanatisme quand elle n’est pas adossée à une
cette question et d’indiquer quelques défis espérance qui comble l’aspiration à l’infini. Ensuite
d’aujourd’hui. et surtout parce qu’une morale dépourvue de liens
avec la transcendance est davantage exposée aux
66 Les défis de la morale laïque

« S’il existe incontestablement une morale gner l’asymétrie structurelle qui existe entre la
humaine indépendante de la morale religieuse, morale laïque et les morales convictionnelles3. Le
la République a intérêt à ce qu’il existe aussi singulier s’impose pour désigner la première et le
une réflexion morale inspirée de convictions pluriel pour les secondes. En effet, nous ne sommes
religieuses. D’abord parce que la morale laïque plus au Moyen-Âge, avec la fameuse distinction
risque toujours de s’épuiser ou de se changer entre « pouvoir temporel » et « pouvoir spirituel ».
en fanatisme quand elle n’est pas adossée Dés la fin du XVIIe, John Locke, le premier grand
à une espérance qui comble l’aspiration à
théoricien de la séparation État-Églises, indique
l’infini. Ensuite et surtout parce qu’une morale
que, contrairement à l’État qui comporte un aspect
dépourvue de liens avec la transcendance
est davantage exposée aux contingences
coercitif, l’Église doit être une association « volon-
historiques et finalement à la facilité. » taire », où on entre et dont on sort librement, ce qui
(Nicolas Sarkozy, Discours de Latran, la rend forcément plurielle.4 La nature et la fonc-
20 décembre 2008) tion d’une morale laïque et de morales conviction-
nelles sont donc différentes. La morale laïque n’est
évidemment pas la morale des « sans religion », elle
est la morale partagée de toute société dont le lien
social ne comporte aucune dimension religieuse
contingences historiques et finalement à la facilité. » obligatoire5. Elle doit donc rester neutre face aux
Il serait, naturellement, fort intéressant de reprendre, « transcendances » et son lien avec la « contin-
terme à terme, ces affirmations, ainsi d’ailleurs que gence historique » qui semble la fragiliser cons-
le reste de son discours pour en démonter l’orienta- titue en fait sa force, car il lui permet de changer
tion idéologique, et les contrevérités historiques et plus facilement que des morales convictionnelles.
philosophiques. Ayant déjà effectué ce travail dans « Une morale laïque, écrit le philosophe belge Guy
un ouvrage2, je me bornerai ici à relever l’incon- Haarscher, [doit permettre] à des individus qui
gruité globale du propos pour mieux clarifier, par pensent différemment à propos du sens ultime de la
contraste, le rapport actuel de la morale laïque aux vie [et de bien d’autres choses encore. J. B.] de se
morales religieuses et/ou convictionnelles. rassembler dans une communauté de citoyens. » Il
faut donc soigneusement éviter le danger de « l’ar-
rimage de la laïcité à une tradition particulière, se
Morale laïque et morales prétendant universelle, comme l’athéisme (…) ou
convictionnelles à l’inverse la sainte alliance des confessions. »6

Deux structures argumentatives forment le soubas-


sement de la prise de position présidentielle : d’une
part il existe deux morales (« la morale laïque »
et la « morale religieuse »), mises sur le même La « morale de l’instituteur » ne peut donc
plan ; d’autre part, la « morale religieuse » cons- en aucun cas être mise sur le même plan que
titue le modèle à suivre pour la « morale laïque ». celle du « curé », du « pasteur » (du rabbin,
de l’imam, du franc-maçon, de l’humaniste,…).
Ce modèle est aussi son horizon inatteignable : la
Elle ne doit pas lui être comparée,
morale laïque de « l’instituteur » pourra (et doit) « se
car elle n’est pas comparable : vu son rôle,
rapprocher » de la morale religieuse, mais elle ne
il est heureux pour la démocratie qu’il lui
saura jamais aussi bien « transmettre des valeurs ». manque « la radicalité du sacrifice »
Cela dans le contexte d’une vision intemporelle du et le « charisme d’un engagement » (pour
« bien » et du « mal ». Il faut donc d’abord souli- reprendre les propos sarkoziens).
LA REVUE SOCIALISTE N° 38 - 2E TRIMESTRE 2010
Le Dossier 67

La morale laïque, les valeurs, les principes partagés chose de similaire ; un soignant qui partagerait leur
ne peuvent donc impliquer un système moral qui opinion morale peut même légalement faire objec-
serait complet. Seules des sociétés à tendance tota- tion de conscience et refuser de pratiquer un acte
litaires (qu’il s’agisse de théocratie ou d’athéisme d’avortement. Tout cela fait partie des droits des
d’État) ont tenté de faire croire qu’une morale morales convictionnelles, si désagréable que ce soit
publique devait et pouvait répondre à toutes les pour d’autres personnes. En revanche, la séparation
aspirations des humains. La « morale de l’institu- des normes morales de certaines religions et de la
teur » ne peut donc en aucun cas être mise sur le loi, a constitué un progrès dans la laïcisation de la
même plan que celle du « curé », du « pasteur » morale publique et, naturellement, les opposants à
(du rabbin, de l’imam, du franc-maçon, de l’huma- l’avortement commettent un délit s’ils gênent, par
niste,…). Elle ne doit pas lui être comparée, car elle des dégradations ou d’autres manières de faire, la
n’est pas comparable : vu son rôle, il est heureux liberté de pouvoir avorter. Les morales conviction-
pour la démocratie qu’il lui manque « la radicalité nelles sont « sans obligation ni sanction », pour
du sacrifice » et le « charisme d’un engagement » reprendre l’expression de Bergson. Toute volonté
(pour reprendre les propos sarkoziens). hégémonique de l’une d’entre elles serait du cléri-
Une morale suppose toujours un maître de morale. calisme et devrait être dénoncée comme tel. À ce
C’est pourquoi la morale laïque assume d’être sujet, on peut d’ailleurs s’interroger sur le blocage
une morale trouée. « La révolution démocratique de la laïcisation des mœurs depuis le retour de la
moderne », écrit Claude Lefort, suppose une « muta- droite au pouvoir en 2002. Rappelons que, chez nos
tion : point de pouvoir lié à un corps. Le pouvoir voisins belges, par exemple, le mariage homosexuel
apparaît comme un lieu vide et ceux qui l’exercent et l’euthanasie sont légalisés.
comme de simples mortels. »7 Et Myriam Revault
d’Allonnes renchérit : « Ils ne sont que dépositaires
de l’autorité publique » et « ne s’investit pas en eux
la Loi – celle de Dieu ou celle de la Nature –, ils ne L’expression des convictions fait partie de la
détiennent pas le savoir dernier de l’ordre du monde dynamique de la société civile. Aucune Église
et de l’ordre social. »8 C’est pourquoi la morale ni autre groupement convictionnel ne peut
laïque, morale horizontale et fondement éthique du surplomber cette société, mais la laïcité induit
lien politique, comporte l’exigence de laisser libre- que tous peuvent participer à ses libres débats,
ment s’exprimer des morales d’un autre ordre, des notamment éthiques. Les républicains, à la
morales convictionnelles (verticales, même quand fin du XIXe siècle et au début du XXe ont, dans
leur contenu n’est pas « religieux ») et de respecter un même mouvement, créé la morale laïque
leur choix fondamentaux, à partir du moment où et voté la liberté de la presse, de réunion, de
ils ne portent pas atteintes aux droits d’autrui. colportage, syndicale, d’association et séparé
Cela même quand ces morales prônent des valeurs Églises et État. Cet ensemble est cohérent.
divergentes des valeurs majoritaires, et qui peuvent
heurter certains. Prenons l’exemple de l’Interrup-
tion volontaire de grossesse (IVG). Une vision laïque
de la morale a été au fondement du combat des L’expression des convictions fait partie de la dyna-
femmes, relayé politiquement par Simone Veil, pour mique de la société civile. Aucune Église ni autre
donner aux femmes une liberté – responsabilité en groupement convictionnel ne peut surplomber cette
la matière. Ceci indiqué, un prêcheur a tout à fait le société, mais la laïcité induit que tous peuvent parti-
droit de dire que l’avortement est un « meurtre », un ciper à ses libres débats, notamment éthiques. Les
philosophe ou un essayiste peuvent écrire quelque républicains, à la fin du XIXe siècle et au début du
68 Les défis de la morale laïque

XXe ont, dans un même mouvement, créé la morale La laïcité doit être capable de porter un
laïque et voté la liberté de la presse, de réunion, regard critique sur elle-même. Le stéréotype
de colportage, syndicale, d’association et séparé de la « femme soumise au cléricalisme » a
Églises et État. Cet ensemble est cohérent. François constitué longtemps un alibi pour refuser la
Mitterrand a porté une nouvelle pierre en donnant pleine citoyenneté aux femmes. Et la sociabilité
le droit aux étrangers d’être responsables d’asso- laïque, essentiellement masculine pendant
ciations et en créant le Conseil consultatif national de nombreuses décennies, a contribué au
retard français en matière de responsabilités
d’Éthique, où des représentants des grandes « sensi-
politiques confiées aux femmes.
bilités spirituelles » (du catholicisme à l’humanisme
séculier, en passant par des minorités religieuses)
débattent avec d’autres personnalités issues de la
société civile. Ainsi les morales convictionnelles
peuvent participer à la réflexion dynamique de la idéale » dont Durkheim indique qu’elle fait partie
morale laïque, sans jamais imposer un point de vue de la « société réelle » : « Une société n’est pas
particulier. Insister sur les « racines essentielle- seulement constituée par la masse des individus
ment chrétiennes de la France », au contraire, nous qui la compose, par le sol qu’ils occupent, par les
tourne d’abord vers le passé, et ensuite privilégie choses dont ils se servent, par les mouvements
une famille de pensée de façon indue. qu’ils accomplissent, écrit le fondateur de la socio-
logie en France, mais avant tout par l’idée qu’elle
se fait d’elle-même. »9 Cette « idée » est une force
La morale laïque comme morale sociale dans la mesure où elle, et elle seule, légitime
partagée les combats (souvent longs, difficiles, aux réussites
partielles) menés pour la concrétiser hic et nunc.
La morale laïque se fonde sur un certain nombre de Prenons un exemple très actuel : le Préambule de
principes qui ont souvent valeur constitutionnelle et la Constitution indique que « la loi garantit à la
elle tente de les faire vivre dans la société, en tenant femme dans tous les domaines des droits égaux à
compte du contexte. En France, ces fondements ont ceux de l’homme ». Voilà un élément de la « société
d’abord été inscrits dans la « Déclaration des droits idéale » française de ces dernières décennies, qui
de l’homme et du citoyen » (1789). Ensuite, ils ont longtemps n’en a nullement fait partie. Sous la
été actualisés et complétés par l’ajout de « prin- Révolution française, Olympe de Gouges l’a appris
cipes particulièrement nécessaires à notre temps », à ses dépens. Auteure de la « Déclaration des droits
dans le Préambule des Constitutions de 1946 et de la femme et de la citoyenne »10, elle y avait écrit :
de 1958. Au Canada, il s’agira de la « Charte des « Une femme a le droit de monter à l’échafaud, elle
droits et libertés », adoptée en 1982, qui a valeur doit avoir le droit de monter à la tribune ». On lui
constitutionnelle. Etc. refusa effectivement la tribune, mais on lui imposa
J’ai utilisé l’expression de « morale partagée » l’échafaud et elle fut guillotinée. Pendant un siècle
alors que, le plus souvent, on parle de « morale (1848-1944), le « suffrage universel » fut en fait
commune » ou de « valeurs communes ». Je le fais exclusivement masculin11, et les luttes de certaines
pour attirer l’attention sur un aspect dialectique de femmes pour obtenir le droit de vote ne reçurent
la morale laïque. Dans la morale partagée, il existe que fort tardivement une légitimité républicaine.
du consensus et du dissensus. Du consensus, car il La morale laïque de la Troisième République joue
s’agit effectivement de ce qui doit être « commun » d’ailleurs sur l’ambivalence du mot « homme » (être
à tous les habitants d’un pays, et qui, si cela était humain/être masculin) pour masquer la question de
toujours et partout respecté, formerait la « société l’égalité homme-femme, alors même qu’elle mettait
LA REVUE SOCIALISTE N° 38 - 2E TRIMESTRE 2010
Le Dossier 69

au premier plan la « dignité » de l’être humain12. questions sur les évidences communes et faire
On n’en est heureusement plus là aujourd’hui. preuve d’inventivité par rapport aux idées morales
Mais cela signifie que le changement possible de établies. Bien sûr l’inventivité morale s’effectue à
représentation constitue une caractéristique struc- ses risques et périls. Personne n’est infaillible en la
turelle de la morale laïque. Et, sur ce point comme matière. Le dissensus est nécessaire. La différence
sur d’autres, ce changement est advenu grâce à des d’interprétation des principes communs14, le débat
opinions qui, au départ, furent très minoritaires et sans concession, mais sans « terrorisme intellec-
socialement considérées comme fort peu légitimes. tuel » de bas étage (souvent, d’ailleurs, manifes-
L’évidence sociale était de réserver le politique aux tant un anti intellectualisme primaire), la prise en
hommes. La laïcité doit d’ailleurs être capable de compte de démarches de connaissance (sciences
porter un regard critique sur elle-même. Le stéréo- sociales comme autres sciences)15 sont essentiels à
type de la « femme soumise au cléricalisme » a la morale laïque. Faute de cela, elle se sacralise et
constitué longtemps un alibi pour refuser la pleine transforme ses principes en « dogmes » de « reli-
citoyenneté aux femmes13. Et la sociabilité laïque, gion civile », selon la perspective (et les formules)
essentiellement masculine pendant de nombreuses de Jean-Jacques Rousseau. Ce dernier, à la fin du
décennies, a contribué au retard français en Contrat social « convertit le lien politique en lien à
matière de responsabilités politiques confiées aux forme religieuse (…) colmatant ainsi le vide que, au
femmes. La leçon doit être retenue et un partisan contraire, une théorie de la laïcité se garde bien de
de la morale laïque doit savoir se projeter dans remplir et dont elle s’efforce de laisser la vacance
l’avenir (et non se préoccuper perpétuellement visible. »16
des « racines » !). L’interrogation essentielle est : Le sociologue Robert Bellah17 explique que la
comment nos valeurs morales, les priorités que religion civile peut prendre deux formes : soit la
nous donnons à certains combats éthiques par référence à un Dieu déconfessionnalisé, qui donne
rapport à d’autres, l’application (souvent diffé- une légitimation transcendante au lien politique (et
renciée) que nous en faisons,… sera jugée dans tente ainsi de clore le débat), soit une sacralisation
un siècle ? Reprocher à Jules Ferry d’avoir été de la République, et de ses valeurs, par elle-même,
colonialiste, selon les « idées de son temps » (par transcendance séculière qui joue un rôle tout à
exemple), ne sert qu’à se donner bonne conscience fait analogue à la forme plus explicitement reli-
si nous ne savons pas, nous même, nous poser des gieuse de religion civile. Cette première forme est
typique de la religion civile américaine, la seconde,
en revanche, taraude la République française,
comme Olivier Ihl18 l’a bien montré. Elle se fonde
sur une approche idéologique de l’émancipation,
Le sociologue Robert Bellah explique que la où certains s’estiment déjà émancipés, libérés, et
religion civile peut prendre deux formes : soit
veulent imposer aux autres leur itinéraire émanci-
la référence à un Dieu déconfessionnalisé, qui
pateur. Cela revient à s’ériger en maître de morale,
donne une légitimation transcendante au lien
politique (et tente ainsi de clore le débat), soit
et donc adopter une démarche convictionnelle,
une sacralisation de la République, et de ses légitime à ce niveau, mais qui transforme la laïcité
valeurs, par elle-même, transcendance séculière en religion civile, quand elle prétend relever de la
qui joue un rôle tout à fait analogue à la forme morale laïque. La réflexivité nécessaire de la morale
plus explicitement religieuse de religion civile. laïque induit un « républicanisme critique », pour
Cette première forme est typique de la religion reprendre l’expression de Cécile Laborde qui lutte
civile américaine, la seconde, en revanche, contre toute forme de « domination »19. Et cette
taraude la République française. démarche n’est jamais achevée puisqu’elle accom-
70 Les défis de la morale laïque

pagne les changements sociaux et que les domi- en situation, donc en mouvement. Bref, loin de
nations d’hier ne sont pas nécessairement les plus constituer une nostalgie du passé républicain, la
puissantes aujourd’hui et ne le seront nécessaire- morale laïque est projet d’avenir. Elle a, à ce titre,
ment pas demain. La morale laïque est une morale de beaux jours devant elle.

1. Plusieurs ouvrages, dont mon La morale laïque contre l’Ordre moral, Seuil, Paris, 1997, et aussi L. Loeffel, La question
du fondement de la morale laïque, PUF, Paris, 2000, ainsi que A.-C. Husser et alii, Les sources de la morale laïque,
héritages croisés, ENS éditions, Paris, 2009, montrent que la morale laïque a comporté une toute autre dimension.
2. J. Baubérot, La laïcité expliquée à Nicolas Sarkozy… et à ceux qui écrivent ses discours, Albin Michel, Paris, 2008.
3. On sait que les documents internationaux comme la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme et la Conven-
tion européenne des droits de l’homme et des libertés fondamentales parlent de « religion et conviction ». Comme une
conviction peut être elle-même religieuse ou irréligieuse, j’utiliserai désormais le terme de « conviction » dans un sens
englobant.
4. M. Cranston, in Horton J. – Mendus S. (ed.), John Locke. A Letter Concerning Toleration in Focus, London – New York,
Routledge, 2004, 82s. insiste avec justesse sur cet aspect.
5. En ce sens, cette morale laïque (ou secular) existe tendanciellement dans toute démocratie, même celles qui conti-
nuent à symboliser leur identité nationale par une religion officielle. Pour prendre un exemple, en Norvège, la Cour
Suprême a indiqué, en 1983, que l’État étant l’État de tous les citoyens, sa législation, quant aux mœurs, pouvait se
trouver en désaccord avec les normes morales de l’Église nationale : cf. I. Thorson Plesner, 2008, Freedom of religion
and belief – a quest for state neutrality? University of Oslo, Oslo,100.
6. G. Haarscher, La laïcité, PUF, Paris, 3e édit. 2004.
7. C. Lefort, Essais sur le politique, Le Seuil, Paris, 1986, p. 29.
8. M. Revault d’Allonnes, Pourquoi nous n’aimons pas la démocratie, Le Seuil, Paris, 2010, p. 19.
9. E. Durkheim, Les Formes élémentaires de la vie religieuse (1912), PUF, Paris, réédité, 2008. Le « avant tout » ne doit
pas être interprété dans une perspective idéaliste : il ne s’agit pas, en effet, d’un propos qui impliquerait une représen-
tation globale de la société. Durkheim veut indiquer un paramètre qui s’avère dominant dans un fonctionnement social
précis : celui par lequel un ensemble d’individus ne sont pas juxtaposés les uns les autres, mais forment une société.
10. Réédité en 2003, Mille et Une Nuit, Paris.
11. Ce différentiel d’un siècle entre le vote des hommes et le vote des femmes est le plus important des sociétés démo-
cratiques. En général l’écart fut d’une génération (30 à 40 ans) et non d’un siècle comme en France.
12. Cf. J. Baubérot, la morale laïque contre l’ordre moral, Le Seuil, Paris, 1997.
13. J. Baubérot, L’intégrisme républicain contre la laïcité, L’Aube, La Tour d’Aigues, 2006.
14. Pour en finir avec l’exemple de l’égalité homme-femme, on peut rappeler le dissensus qui a précédé l’adoption de la
loi sur la parité. Il est heureux que l’opposition à la loi se soit librement exprimée, même si les prédictions de certaines
opposantes (E. Badinter estimait que la loi entraînerait la « sinistre cohabitation de ghettos » et, in fine, le « communau-
tarisme ». Cf. son article in Le Nouvel Observateur, 23-29/01/1997) ne se sont pas réalisées et que la loi n’a constitué
qu’une étape.
15. On constate trop souvent, dans notre pays, y compris parmi des laïques, une attitude face aux sciences sociales qui
n’est pas sans analogie avec celle des créationnistes par rapport à la théorie de l’évolution.
16. C. Kintzler, Qu’est-ce que la laïcité ?, Vrin, Paris, 2007.
17. R. N. Bellah, “Religion and the Legitimation of the American Republic”, in R. N. Bellah – Ph E. Hammond, Varieties
of Civil Religion, Harper and Row, San Francisco, 1980.
18. O. Ihl, La fête républicaine, Gallimard, Paris, 1996.
19. C. Laborde, Français, encore un effort pour être républicains, Le Seuil, Paris, 2010.

LA REVUE SOCIALISTE N° 38 - 2E TRIMESTRE 2010


Éric Agrikoliansky
est chercheur en Sciences politiques à l’université Paris IX

Militantisme et « engagement moral »

L a Revue socialiste : Au cours des


années 1990, s’est développé tout un
discours sur l’apparition de nouvelles pratiques
Ils avaient trait à la morale individuelle, la sexua-
lité, le cadre de vie, les relations interpersonnelles,
l’autonomie, l’identité… Une série de travaux euro-
militantes rompant avec celles de la sphère péens, dont on trouve en France des traces chez les
politique traditionnelle. Que pensez-vous de chercheurs qui ont travaillé autour d’Alain Touraine,
ce discours et qu’en est-il aujourd’hui ? se sont ainsi développés.
Éric Agrikoliansky : Il s’agit d’un thème assez vaste Ce modèle d’analyse a été approfondi à travers la
qui a connu un succès certain dans les années 1980 thématique de la crise du militantisme dont le livre
et 1990 dans toute une littérature qui s’était spécia-
lisée sur la découverte d’une génération de ce qu’on
a appelé les « nouveaux mouvements sociaux ».
Celle-ci constatait que les modalités de l’engage-
Au-delà de l’apparition de nouvelles formes
ment et les organisations avaient changé, qu’on était
d’organisation et de nouvelles thématiques, ces
passé du modèle d’une organisation centralisée et
analyses mettaient donc aussi en évidence le
hiérarchisée à des formes en réseaux, des sortes de déclin d’une certaine manière de faire
« nébuleuses polycéphales » sur des thématiques de la politique, sous la forme militante
nouvelles : les mots d’ordre de ces nouveaux acteurs classique, c’est-à-dire sous cette forme
politiques rompaient avec le champ des intérêts d’adhésion très durable, d’une quasi remise de
matérialistes, des défenses sectorielles, qui caracté- soi à une organisation centralisée
risaient jusque-là, selon eux, les revendications de et très structurée. Jacques Ion parle d’ailleurs
la population ouvrière en termes d’amélioration des d’un engagement « post-it »
conditions de travail et d’augmentation des salaires. pour caractériser les nouveaux militants.
72 Militantisme et « engagement moral »

de Jacques Ion La fin des militants ?1 paru en 1997 Il me semble difficile de développer une argumen-
marque l’apogée. Ces questions semblaient légi- tation en ce sens. Je pense qu’on est allé un peu
times à toute une partie de la communauté scien- trop vite dans la description d’une transformation
tifique dans la mesure où nous traversions une radicale du paysage militant, en accolant à des
période de montée de l’abstentionnisme qui a pu nouvelles thématiques ou à des nouvelles formes
être interprétée comme une manifestation du désin- d’organisation ce label de moral, alors qu’on pour-
térêt pour la politique électorale, voire de rejet. Au rait développer un discours beaucoup plus nuancé
début des années 1990, le Cevipof avait par exemple à leur égard en disant par exemple tout simplement
organisé un colloque qui s’appelait : « l’engagement que ce sont des engagements qui valorisent l’in-
militant, déclin ou mutation ? ». Au-delà de l’ap- dividuel et reposent sur d’autres mécanismes de
parition de nouvelles formes d’organisation et de construction identitaire, par exemple des logiques
nouvelles thématiques, ces analyses mettaient donc de réalisation de soi.
aussi en évidence le déclin d’une certaine manière Quoi qu’il en soit, il me semble que deux erreurs
de faire de la politique, sous la forme militante clas- ont été commises. D’abord on a surestimé le lien
sique, c’est-à-dire sous cette forme d’adhésion très qui existait entre cette aspiration supposée à la
durable, d’une quasi remise de soi à une organisa- morale et les formes d’organisation qui en déri-
tion centralisée et très structurée. Jacques Ion parle vaient. Je pense notamment aux procédures de
d’ailleurs d’un engagement « post-it » pour caracté- démocratisation qui caractérisaient ces organisa-
riser les nouveaux militants. Ils se caractériseraient tions, notamment dans la « galaxie alter ». Ensuite,
par un engagement réversible, beaucoup plus limité, on a surestimé la nouveauté de ce type de mouve-
qui prendrait des formes d’adhésion à des projets, à ment. L’un des problèmes de ce type d’analyses
des actions mieux circonscrites dans le temps, mais est de considérer le mode d’engagement au sein
qui n’impliquerait pas des processus de construc- du PCF comme l’engagement de référence, le seul
tion identitaire. Pratiquement cela signifierait que pertinent, en ignorant complètement que certes
l’on pourrait s’engager sans se reconnaître dans un le PCF a joué un rôle tout à fait majeur dans ce
groupe, comme c’était le cas auparavant notamment domaine, mais n’était pas du tout le seul modèle de
autour du mouvement ouvrier. Tous ces constats structuration de l’action collective au XXe siècle en
ont poussé dans cette période à des interrogations France. On a sous-estimé le fait que de nombreuses
autour de ce qu’on a appelé l’engagement moral, associations, de nombreux mouvements sociaux
autour de formes de mobilisation consacrées à la avaient déjà expérimenté ces formes d’organisation
défense des droits, à l’antiracisme, à des actions de polycéphales, en réseaux, plus diffuses. En outre,
solidarité, au caritatif, à l’humanitaire, etc., travaux cette thématique de la morale – schématiquement
auxquels nous avons été nombreux à participer avec
Nonna Mayer, sans pour autant adhérer à tous les
présupposés de ces analyses.
Cette thématique de la morale
L. R. S. : Plus de dix ans après, quel bilan en
– schématiquement les militants d’aujourd’hui
tirez-vous ? seraient plus moraux que les militants d’hier –
E. A. : Tout d’abord il faut être très prudent avec ce n’a pas de sens : il y aurait des mobilisations
terme d’ « engagement moral » que je ne revendique matérialistes égoïstes et des mobilisations post-
pas du tout. Il me semble très délicat à utiliser parce matérialistes altruistes ? Ce serait ignorer
qu’il a des effets performatifs évidents. En effet, si toute la dimension morale du mouvement
on parle d’engagement moral, cela signifie qu’il y ouvrier qui s’est constitué autour des valeurs
aurait des engagements amoraux ou immoraux… de solidarité par exemple.
LA REVUE SOCIALISTE N° 38 - 2E TRIMESTRE 2010
Le Dossier 73

les militants d’aujourd’hui seraient plus moraux Dans les années 1970, ils avaient été syndicalistes,
que les militants d’hier – n’a pas de sens : il y à la CFDT surtout, et militants politiques, au PS
aurait des mobilisations matérialistes égoïstes et pour le plus grand nombre. Ceux qui avaient connu
des mobilisations post-matérialistes altruistes ? Ce le PS de ces années-là avaient vécu leur passage
serait ignorer toute la dimension morale du mouve- dans cette organisation comme une aventure extrê-
ment ouvrier qui s’est constitué autour des valeurs mement exaltante. Le parti était très ouvert à leurs
de solidarité par exemple. Ce qui motivait l’engage- aspirations et ils s’étaient sentis très libres de s’en-
ment des militants dans l’entre-deux-guerres ou au gager, en n’ayant pas le sentiment d’être prisonniers
cours des années 1950-1960, ce n’était pas simple- de logiques d’appareil. Ils se situaient dans des
ment la défense des salariés. Le mouvement ouvrier positions de militants intermédiaires, c’est-à-dire
était fondé sur un processus d’identification à une de gens beaucoup plus actifs que de simples adhé-
classe dont les membres certes partageaient des rents, mais qui ont peu de responsabilités et en tout
intérêts communs, mais surtout avait un rôle histo- cas n’accèdent pas à des responsabilités électives.
rique spécifique à jouer. Ce qui, pour le coup, pour- Du fait de cette position, ils avaient très mal vécu
rait s’apparenter à une morale, c’est-à-dire à une l’arrivée au pouvoir du PS en 1981. Ils avaient vu
vision complète et globale du monde, et que l’on les logiques de fonctionnement à l’intérieur du
retrouve beaucoup plus difficilement aujourd’hui parti se transformer et une partie de l’appareil se
dans les organisations qui se développent et que couper de sa base, soit en obtenant des responsabi-
l’on classe dans cette catégorie des nouveaux lités électives, soit en étant aspirés par les cabinets
mouvements sociaux. ministériels. Même si ces phénomènes étaient sans
doute quantitativement assez faibles, ils décrivaient
L. R. S. : Pourquoi ce type d’analyse a-t-il un parti qui avait radicalement changé. La petite
rencontré un tel succès ? différence qui existait auparavant entre les quasi
E. A. : Sans doute parce qu’elle répondait aux professionnels de la politique et les militants qui
interrogations soulevées par une supposée crise de se situaient dans cette situation intermédiaire deve-
la démocratie à travers la montée de l’abstention- nait tout à coup très marquée, très flagrante. Leurs
nisme, le déclin de certaines organisations politi- pratiques en tant que militants et leur perception de
ques, les difficultés des grands partis à accueillir ce qu’était l’organisation avaient été profondément
les militants et à faire vivre une vie militante en bouleversées. Ils avaient le sentiment que l’activité
leur sein. Je pense que c’est encore le cas à l’UMP, de l’organisation était devenue beaucoup moins
au PS ou dans d’autres grandes organisations. Pour intéressante. La logique des courants qui n’était
ma part, je ne pense pas qu’il y ait de véritables objectivement pas plus forte après 1981 qu’avant
césures entre l’âge d’or communiste et ces nouveaux 1981 était décrite comme sclérosante, et exclusi-
engagements dits moraux. Des glissements et des vement tournée autour de la compétition pour le
transformations se sont produits, mais ils doivent contrôle des postes électifs. Ces gens ne sont pas
être considérés au cas par cas. J’ai travaillé sur les partis en claquant la porte du Parti socialiste, mais
militants de la Ligue des Droits de l’Homme dans en s’y investissant de moins en moins. Ils ont trouvé
les années 1990, c’est-à-dire sur ceux qui étaient dans des organisations comme la Ligue des struc-
entrés dans l’association au cours des années 1980. tures très peu centralisées. Chaque section fait ce
J’y ai observé des choses passionnantes. Je me suis qu’elle veut. La liberté d’organisation et d’action est
intéressé à ceux qui prenaient des responsabilités très grande et la question de la professionnalisation
dans les sections locales. On y trouvait des gens politique ne s’y pose pas. La Ligue n’est pas perçue
qui, pour la plupart, avaient un passé militant. Leur comme un lieu permettant d’acquérir du capital
moyenne d’âge était assez élevée (autour de 50 ans). politique que l’on pourrait faire fructifier ensuite
74 Militantisme et « engagement moral »

Les groupements de la mouvance Au niveau international, il n’existe pas d’organi-


altermondialiste fonctionnent-ils ainsi parce sation, pas de structuration forte de cette nébu-
qu’ils sont mus par une exigence morale forte leuse. Les pratiques délibératives y sont très
de la part de leurs organisateurs ou bien parce abouties, puisque ce qui prédomine, c’est la prise
qu’ils ne peuvent pas fonctionner autrement ? de décisions par consensus. On ne vote jamais.
Pour ma part, j’opte plutôt pour la seconde On se met d’accord sur ce qui est acceptable par
hypothèse. Ces pratiques démocratiques sont tous. Est-ce le fruit d’une préoccupation morale ?
simplement des manières de gérer la diversité.
Une chercheuse italienne qui s’appelle Donatella
della Porta voit dans cette nouvelle génération des
promoteurs d’« identité tolérante », dans la mesure
où leur credo serait le respect de la multi-appar-
en se présentant à des élections. Elle n’est pas tenance, l’adhésion non exclusive, la valorisation
dominée par le jeu de la compétition électorale. du débat,… Dans ce cas précis, la morale serait ici
Ces militants se sont ensuite retrouvés en situation intégrée dans le fonctionnement interne des orga-
d’interlocuteurs de leurs anciens camarades lorsque nisations. Là encore je ne suis pas sûr qu’on ait
ceux-ci avaient des responsabilités électives. Et complètement fait le tour du problème en partant
à ce moment-là, ils se sont trouvés en position de de la question de la morale. En effet, ces groupe-
pouvoir parler au nom de la morale. Doublement. ments fonctionnent-ils ainsi parce qu’ils sont mus
Non seulement au nom des droits de l’homme, mais par une exigence morale forte de la part de leurs
aussi en tant que membres d’une structure dont ils organisateurs ou bien parce qu’ils ne peuvent pas
valorisaient davantage le fonctionnement. Dans fonctionner autrement ? Pour ma part, j’opte plutôt
cette conjoncture-là, on voit donc apparaître des pour la seconde hypothèse. Nous avons mené une
formes d’engagement que l’on pourrait caractériser enquête sur le Forum social européen qui se tenait
comme morales, puisqu’il s’agit à la fois de défendre à Paris en 2003. Dans la réunion de préparation du
les droits de l’homme, c’est-à-dire de revenir aux forum se trouvaient des représentants d’organisa-
sources des valeurs républicaines, à une histoire, tions très classiques, des gens qui avaient fait toute
des combats, l’affaire Dreyfus, l’antiracisme… et en leur carrière dans des organisations syndicales
même temps de se trouver dans une organisation où et des partis politiques. Comme par magie, tout à
l’on peut militer sans en faire son métier, en tout cas, coup projetés dans l’espace de l’altermondialisme,
sans entrer dans une logique de carrière politique. ces gens qui sont l’incarnation d’organisations très
centralisées, deviendraient des parangons d’une
L. R. S. : Retrouve-t-on ce type de configura- sorte de vertu morale ? Ces pratiques démocra-
tions dans d’autres organisations ? tiques sont simplement des manières de gérer la
E. A. : Là encore les choses sont difficiles. Nous diversité. La décision au consensus ou l’organisa-
avons travaillé sur la mouvance altermondialiste tion en forme de réseaux, permet aux organisations
qui est l’archétype de ces mouvements qui favori- de contrôler tout ce qui se passe puisqu’aucune
sent une disposition morale, ici sous le mot d’ordre des résolutions n’est prise sans leur accord. Cette
« un autre monde est possible », et une morale pratique permet de construire des formes d’action
dans les pratiques, avec des règles démocratiques collective, de créer des liens nationaux et interna-
et d’auto-organisation très développées – l’absence tionaux, de faire dialoguer ensemble des gens qui
de porte-parole en est l’illustration la plus parlante. auparavant ne se parlaient pas.

1. Jacques Ion, La fin des militants, Les Éditions de l’Atelier, Paris, 1997.

LA REVUE SOCIALISTE N° 38 - 2E TRIMESTRE 2010


Jean-Pierre Dupuy
est enseignant à l’université de Stanford en Californie.
Il est notamment l’auteur de Pour un catastrophisme éclairé,
Seuil, Paris, 2002 ; nouvelle édition, coll. Points, 2009

Le souci de l’avenir

E n conclusion de son film Une vérité qui


dérange, Al Gore formule des propos
qu’un spectateur inattentif a tendance à tenir
Les responsables de Greenpeace ont trouvé un
moyen plaisant et efficace de poser la même ques-
tion, sinon de la résoudre, lors du sommet raté de
pour des lieux communs, alors qu’ils posent Copenhague sur le changement climatique. Sur des
un problème philosophique considérable : affiches géantes, ils ont vieilli de vingt ans les prin-
« Les générations futures auront vraisem- cipaux chefs de gouvernement d’aujourd’hui pour
blablement à se poser la question suivante, leur faire dire : « Il nous était possible d’éviter la
conjecture l’ancien vice-Président améri- catastrophe climatique. Mais nous n’avons rien
cain après avoir montré les conséquences fait. » Suivait l’injonction : « Agissez maintenant
dramatiques que le changement climatique et changez l’avenir. » Ici encore, je doute que les
en cours produira si l’humanité ne se mobi- participants à la rencontre, lisant cette formule,
lise pas à temps : ‘À quoi pouvaient donc bien y aient vu autre chose qu’une façon banale de
penser nos parents ? Pourquoi ne se sont-ils parler. Seuls quelques intellectuels excentriques,
pas réveillés alors qu’ils pouvaient encore je suppose, des amateurs de science-fiction peut-
le faire ?’ Cette question qu’ils nous posent, être, ont perçu l’énorme paradoxe métaphysique
c’est maintenant que nous devons l’en- que recèle l’expression « changer l’avenir ». Car
tendre. » Mais comment, dira-t-on, comment de deux choses l’une : ou l’avenir est déjà ce qu’il
donc pourrions-nous recevoir un message en sera lorsqu’il se réalisera, inscrit quelque part – sur
provenance de l’avenir ? Si ce n’est pas là le grand rouleau de Jacques le fataliste, disons –
simple licence poétique, que peut bien signi- mais alors il est impossible de le changer ; ou bien
fier cette inconcevable inversion de la flèche ce n’est pas le cas, l’avenir ne sera que lorsqu’il
du temps ? se présentera, c’est-à-dire deviendra (le) présent,
76 Le souci de l’avenir

Pour donner sens à l’idée que l’avenir pourquoi cette position est scandaleuse pour
nous regarde et nous juge maintenant, il faut toute éthique qui se réduit à une pesée des coûts
bien que, d’une façon à déterminer, l’avenir et des avantages – et le trop fameux principe de
soit dès à présent ce qu’il sera. Est-ce que précaution n’est qu’une version sophistiquée de
cela implique le fatalisme ? Faut-il en déduire cette démarche –, imaginons une urne contenant
que tout est déjà écrit d’avance ? La réponse des boules noires et blanches dans un rapport de
est négative, mais il faut beaucoup de travail deux noires pour une blanche. On tire une boule au
théorique pour s’en convaincre.
hasard, qu’on replace ensuite dans l’urne. Il s’agit de
parier sur sa couleur. Il faut évidemment parier sur
noir. Soit un nouveau tirage, il faudra encore parier
sur noir. Il faudra toujours parier sur noir, alors
mais alors il est privé de sens de vouloir le changer même que l’on anticipe que dans un tiers des cas en
maintenant. Et pourtant, cette formule a l’air de dire moyenne on est condamné à se tromper. Supposons
quelque chose, et même quelque chose de profond. qu’une boule blanche sorte et qu’on découvre donc
Mais quoi ? que l’on s’est trompé. Cette découverte a posteriori
Je pourrais multiplier les exemples. Que signifie est-elle de nature à altérer le jugement que l’on
cette prédilection pour les acrobaties métaphy- porte rétrospectivement sur la rationalité du pari
siques ? Sans doute que devant des défis aussi que l’on a fait ? Non, bien sûr, on a eu raison de
gigantesques que ceux qui pèsent sur l’avenir de choisir noir, même s’il se trouve que c’est blanc qui
l’humanité, il est impossible de ne pas poser à est sorti. Dans le domaine des paris, il n’y a pas de
nouveaux frais les grandes questions qui l’agitent rétroactivité concevable de l’information devenue
depuis l’aube des temps. Ces manières de jouer avec disponible sur le jugement de rationalité que l’on
le temps sont autant de façons de nous enjoindre de porte sur une décision passée faite en avenir incer-
donner un poids de réalité suffisant à l’avenir. Car tain ou risqué. C’est là une limitation du jugement
pour donner sens à l’idée que l’avenir nous regarde probabiliste dont on ne trouve pas l’équivalent dans
et nous juge maintenant, il faut bien que, d’une le cas du jugement moral.
façon à déterminer, l’avenir soit dès à présent ce Si le concept de fortune morale n’a pas toujours eu
qu’il sera. Est-ce que cela implique le fatalisme ? bonne presse, c’est qu’il a servi à justifier les pires
Faut-il en déduire que tout est déjà écrit d’avance ? abominations. L’avocat d’Eichmann au procès de
La réponse est négative, mais il faut beaucoup de Jérusalem disait de son client : « Il a commis ce
travail théorique pour s’en convaincre1. type de crimes qui vous valent les plus hautes déco-
Un concept controversé de la philosophie morale
peut nous y aider : celui de fortune morale. Lorsque
les conséquences d’une action que l’on envisage
d’entreprendre sont grevées d’une très forte incerti-
« Nous voici assaillis par la crainte
tude, que la nature de celle-ci interdit ou rend déri-
désintéressée pour ce qu’il adviendra
soire le calcul probabiliste des conséquences, et
longtemps après nous – mieux, par le remords
qu’on ne puisse exclure une issue catastrophique, anticipateur à son égard », écrit le philosophe
alors il n’est pas déraisonnable d’admettre que le allemand Hans Jonas, à qui nous devons
jugement à porter sur l’action ne puisse être que le concept d’éthique du futur : non pas
rétrospectif – c’est-à-dire qu’il doive prendre en l’éthique qui prévaudra dans un avenir
compte les événements postérieurs à l’action dont il indéterminé, mais bien toute éthique
était impossible de prévoir, même en probabilité, la qui érige en impératif absolu la préservation
survenue au moment d’agir. Pour bien comprendre d’un futur habitable par l’humanité.
LA REVUE SOCIALISTE N° 38 - 2E TRIMESTRE 2010
Le Dossier 77

rations si vous gagnez et vous expédient au gibet si Cette démarche éthique ne remet pas en
vous perdez. » On peut cependant raisonner ainsi : cause l’idée en soi de progrès. Elle conduit à
l’humanité prise comme sujet collectif a fait un bouleverser les fondements philosophiques
choix de développement de ses capacités virtuelles d’une certaine idée, naïve, du progrès.
qui la fait tomber sous la juridiction de la fortune Dans cette dernière, l’avenir est comme un
morale. Il se peut que son choix mène à de grandes embranchement menant à une pluralité de
catastrophes irréversibles ; il se peut qu’elle trouve chemins possibles, entre lesquels il nous est
loisible de choisir. Si un sentier mène au bord
les moyens de les éviter, de les contourner ou de
d’un précipice, qu’à cela ne tienne, on en
les dépasser. Personne ne peut dire ce qu’il en
prendra un autre. À toute menace correspond
sera. Le jugement ne pourra être que rétrospectif. une méthode pour l’éviter.
Cependant, il est possible d’anticiper, non pas le
jugement lui-même, mais le fait qu’il ne pourra être
porté que sur la base de ce que l’on saura lorsque
le voile de l’avenir sera levé. Il est donc encore
temps de faire que jamais il ne pourra être dit par la question du sens est centrale, cette irréversibilité
nos descendants : « trop tard ! », un trop tard qui est loin d’être une donnée indépassable, car c’est
signifierait qu’ils se trouvent dans une situation où l’avenir qui donne sens au passé. Sartre disait que
aucune vie humaine digne de ce nom n’est possible. tant qu’il existera des hommes, libres et respon-
« Nous voici assaillis par la crainte désintéressée sables, le sens de la Révolution française sera
pour ce qu’il adviendra longtemps après nous toujours en suspens. Si par malheur nous devions
– mieux, par le remords anticipateur à son égard », détruire toute possibilité d’un avenir vivable, c’est
écrit le philosophe allemand Hans Jonas2, à qui tout le sens de l’aventure humaine, depuis la nuit
nous devons le concept d’éthique du futur : non pas des temps, que nous réduirions à néant.
l’éthique qui prévaudra dans un avenir indéter- Cette démarche éthique ne remet pas en cause
miné, mais bien toute éthique qui érige en impé- l’idée en soi de progrès. Elle conduit à bouleverser
ratif absolu la préservation d’un futur habitable par les fondements philosophiques d’une certaine idée,
l’humanité. C’est l’anticipation de la rétroactivité naïve, du progrès. Dans cette dernière, l’avenir est
du jugement qui fonde et justifie cette forme de comme un embranchement menant à une plura-
« catastrophisme » que j’ai nommée, par goût de la lité de chemins possibles, entre lesquels il nous
provocation, le catastrophisme éclairé. La signature est loisible de choisir. Si un sentier mène au bord
formelle en est cette boucle remarquable qui rend d’un précipice, qu’à cela ne tienne, on en prendra
solidaires l’avenir et le passé. un autre. À toute menace correspond une méthode
Nous sommes ici très loin de cette autre banalité, pour l’éviter. Les produits de la technique mettent
refuge des esprits paresseux, bien qu’elle figure en péril des valeurs auxquelles nous tenons ? La
désormais dans le préambule de la Constitution technique trouvera bien un moyen de conjurer le
française : le « souci pour les générations futures ». danger. Cette métaphysique des « futurs possi-
Outre que ce souci n’a aucune vraisemblance bles » a ses lettres de noblesse philosophique. Elle
psychologique, dès lors qu’il porte sur plus de a connu de beaux jours avec l’essor de la «pros-
deux générations, il n’a jamais été possible de le pective», cette invention française que nous devons
fonder philosophiquement3. Les grands esprits qui à Gaston Berger et à Bertrand de Jouvenel, à une
ont tenté de le faire ont toujours tenu pour évidente époque où l’optimisme reconstructeur était de mise.
cette prémisse que l’avenir a besoin de nous, gens Elle n’est plus pertinente aujourd’hui. La raison en
du présent, la raison en étant l’irréversibilité du est qu’elle interdit de tenir l’avenir pour réel. Car,
temps. Dans les affaires humaines, cependant, où comme le répétaient à l’envi les prospectivistes, il
78 Le souci de l’avenir

ne peut y avoir de science de l’avenir, l’avenir n’est tation et l’étude une image de l’avenir suffisamment
pas un objet de science, car « l’avenir n’est pas optimiste pour être souhaitable et suffisamment
écrit, c’est nous qui le faisons. » crédible pour déclencher les actions qui engendre-
La brièveté de cet article m’interdit d’en dire plus. ront sa propre réalisation. » On se convainc aisé-
Je me contente en conclusion de rappeler, par une ment que cette formule ne peut trouver sens que
simple citation, que notre pays sut se donner les dans cette métaphysique du temps que j’ai tenté de
moyens collectifs de faire de l’avenir une réalité cerner, et dont elle décrit parfaitement la boucle
présente. Je veux parler du Plan et de la formule reliant le passé et l’avenir. La coordination collec-
dont usa l’un de ses plus grands serviteurs, Pierre tive s’y réalise sur une image de l’avenir capable
Massé, pour en définir le fondement philosophique. d’assurer le bouclage entre une production causale
Le Plan, dit-il un jour, « vise à obtenir par la concer- de l’avenir et son anticipation auto-réalisatrice.

1. Par exemple, celui que j’ai tenté de faire dans mon Pour un catastrophisme éclairé, Seuil, Paris, 2002 ; nouvelle
édition, coll. Points, 2009.
2. Hans Jonas, Pour une éthique du futur, Rivages poche, 1998, p. 103.
3. Témoin l’échec dans ce domaine du traité de philosophie morale et politique le plus ambitieux du vingtième siècle,
John Rawls, Théorie de la justice, Seuil, 1987 (orig., 1971).

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Polémique
Dessin de Dobritz, extrait de l’ouvrage Management. Le placard a horreur du vide, Éditions Bruno Leprince, Paris, 2010.
Danièle Linhart
est sociologue et directrice de recherches au CNRS
(CRESPPA-GTM-Paris Ouest Nanterre La Défense)
Elle a récemment écrit Travailler sans les autres ?,
Le Seuil, coll. Non Conforme, Paris, 2009

Ce que devient le travail moderne

L es modalités de la mise au travail,


notamment le type d’organisation
du travail, de gestion et de mobilisation des
doxalement, plus difficilement compatible avec ces
types d’arrangements, ce qui pourrait expliquer la
montée en puissance de cette souffrance qui sou-
salariés, influencent de façon décisive leur dainement envahit le devant de la scène du monde
rapport au travail, leur vécu du travail. Elles du travail. Le paradoxe mérite qu’on s’y arrête, car
conditionnent les formes d’adaptation au au fond il ne signifie rien d’autre que cette étran-
travail, la possibilité de le domestiquer, de se geté ; le travail appelé post-taylorien, qui se carac-
l’approprier, et de résister à ses effets les plus térise par une hiérarchie souvent moins présente,
pénibles. des organisations plus flottantes où il est nécessaire
de se débrouiller, ce travail-là paraît moins propice
Si le travail durant la période des Trente Glorieuses à l’appropriation que le travail taylorien au sein
se caractérisait par sa dureté physique, et la pénibi-
lité psychique qu’engendraient la routine, l’ennui de
tâches souvent déqualifiées, comme l’autoritarisme
Le paradoxe mérite qu’on s’y arrête, car
souvent humiliant des « petits chefs », il n’excluait
au fond il ne signifie rien d’autre que cette
pas des aménagements possibles pour rendre la vie
étrangeté ; le travail appelé post-taylorien, qui
collective plus humaine et donner du sens à ces dif- se caractérise par une hiérarchie souvent moins
ficultés, des arrangements qui permettent une cer- présente, des organisations plus flottantes où
taine appropriation du travail. Le travail moderne, il est nécessaire de se débrouiller, ce travail-
qui s’est imposé à partir des années 1980 et qui est là paraît moins propice à l’appropriation que
censé faire plus de place à l’initiative, l’autonomie le travail taylorien au sein duquel les salariés
et la responsabilisation des salariés, semble, para- parvenaient à se sentir chez eux et entre eux.
82 Ce que devient le travail moderne

duquel les salariés parvenaient à se sentir chez eux relations qui se tissent entre collègues et de leurs
et entre eux. Ce n’est pas que l’on souffre plus avec rapports avec la hiérarchie, elles se transmettent
le travail moderne, mais l’on souffre autrement, sans discussions aux plus jeunes. Ces pratiques et
d’une manière qui rend la canalisation de cette ces manières de faire s’inscrivent dans un contexte
souffrance bien plus difficile et qui, ce faisant, la bien particulier, où la culture politique est forte et
maximise. C’est que, en cours de route, le travail a souvent bien présente avec l’influence d’une idéo-
perdu de sa dimension collective : d’une expérience logie déclinée en termes de lutte de classe. Nombre
collective il est devenu une épreuve individuelle ; de ces collectifs sont portés par une mise en pers-
d’un enjeu politique, syndical, social, il s’est pective de leurs conditions de vie au travail avec les
transformé en aventure personnelle interprétée en enjeux politiques qui dominent la société d’alors.
termes moraux déclinés selon des perceptions pu- Ce qui revient à dire que pour les ouvriers, ce qui se
rement individuelles ; d’une activité en lien avec la joue au travail, est perçu comme partie intégrante,
société dans son ensemble, il se trouve réduit à une de rapports de forces, d’exploitation, et de domina-
aspiration à voir reconnus ses qualités, son mérite, tion. Le travail réel déployé par les ouvriers leur
sur un registre parfois narcissique. confère un certain contre-pouvoir car il ne dépend
que d’eux de suivre à la lettre des prescriptions qui
s’avèrent peu efficaces. Ce contre-pouvoir s’avère
Du temps du taylorisme souvent fondamental pour obtenir de la part de la
petite maîtrise, des arrangements qui rendent la vie
Malgré la parcellisation des tâches qui tend à isoler au travail moins difficile à supporter, et qui intro-
chaque salarié et à l’enfermer dans son poste de duisent des interstices de liberté et d’autonomie.
travail, les situations tayloriennes du travail se L’appropriation du travail qui se fait dans le cadre
caractérisent la plupart du temps par la présence du travail réel, intègre toutes ces dimensions : elle
de collectifs qui, bien que sans existence formelle, mêle recherche de professionnalisme (malgré la
jouent un rôle positif pour le travail et les rapports logique taylorienne qui dénie la compétence des
sociaux. Sans vouloir mythifier ces collectifs, il ouvriers), désir de se préserver et ménager, volonté
importe de rappeler qu’ils constituent un lieu pri- d’équilibrer les tâches entre collègues et d’aider les
vilégié d’élaboration de ce que les sociologues du plus vulnérables, remise en question de l’arrogance
travail, à la suite des ergonomes, ont appelé le de la hiérarchie et des cols blancs qui prétendent
travail réel par opposition au travail prescrit. C’est
en leur sein, en effet, que les salariés interprètent
les prescriptions, développent des savoirs, des
savoir-faire adaptés qui leur permettent de réaliser
leur travail avec des règles qui leur sont propres et Le lieu de travail n’est en rien un lieu coupé
de lui donner une valeur, un sens différents de ceux du reste de la société. Au contraire, il est en
dialogue permanent en quelque sorte avec
imposés par l’employeur. Les collectifs constituent
elle. La société est une véritable caisse de
un espace où s’élaborent des visions du monde et
résonance, car le travail est aussi vécu par
des aspirations à une société autre qui fasse un sort les uns et les autres comme une contribution
plus juste aux ouvriers et employés ils servent de nécessaire au fonctionnement et à l’existence
base aux actions collectives de contestation. Certes, même de la société. Et chacun tire de cette
ce ne sont pas des collectifs démocratiques : il n’est contribution une légitimation à en contester
jamais question de débattre des orientations choi- les conditions imposées dans le cadre
sies, les manières de faire et d’être naissent de la de ce capitalisme industriel taylorien
pratique, de l’expérience, du travail mais aussi des des Trente Glorieuses.
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Polémique 83

tout savoir, mais aussi positionnement syndical et De la même manière que le taylorisme
politique qui donne du sens à ce qu’endure chacun prétendait, en imposant une « organisation
au travail, et qui tisse des perspectives collectives scientifique du travail », interposer la science
pour améliorer la situation. « nécessairement neutre » entre les ouvriers et
Cette réalité fait que le lieu de travail n’est en rien leur employeur et ainsi les réconcilier, le client
un lieu coupé du reste de la société. Au contraire, est présenté comme un élément extérieur qui
il est en dialogue permanent en quelque sorte avec dicte ses exigences et fait peser les contraintes
sur la direction au même titre que sur les
elle. La société est une véritable caisse de réso-
salariés qui doivent oeuvrer ensemble pour
nance, car le travail est aussi vécu par les uns et les
assurer la survie de l’entreprise.
autres comme une contribution nécessaire au fonc-
tionnement et à l’existence même de la société. Et
chacun tire de cette contribution une légitimation à
en contester les conditions imposées dans le cadre
de ce capitalisme industriel taylorien des Trente mental, la possibilité d’arracher des compromis.
Glorieuses. Ce qui caractérise sans doute le plus La forte capacité de contestation et de mobilisation
cette période c’est la dimension collective du travail orchestrée par des syndicats puissants et reconnus,
malgré une logique organisationnelle qui isole les ainsi que les petits contre-pouvoirs d’atelier liés au
postes de travail. Une dimension construite par les travail réel instauré par les ouvriers, permettent en
ouvriers eux-mêmes dans des conditions, pas tou- effet des compromis.
jours démocratiques, comme on l’a évoqué, et où
se reproduisent des inégalités internes (notamment
entre les hommes et les femmes, les jeunes et les
Du compromis au consensus imposé :
plus aguerris, les immigrés et les Français, les qua- de l’individualisation de la souffrance
lifiés envers les moins qualifiés, etc..). et de la résistance
Ces collectifs existaient car les modes de mobilisa-
tion de la main-d’œuvre d’alors étaient fondés sur L’entreprise moderne se caractérise par une refon-
une logique de fidélisation et stabilisation alliée à dation des relations sociales du travail. Elle prend
une recherche d’économies d’échelle, conduisant appui sur ces attentes manifestées autour de 1968,
les grandes entreprises à installer dans la durée sur l’évolution de la concurrence qui introduit plus
de grandes masses d’ouvriers. Les salariés embau- d’exigences en qualité et réactivité, sur les transfor-
chaient aux mêmes heures, prenaient leur pause mations du travail de plus en plus tertiaire, pour in-
ensemble, déjeunaient et sortaient ensemble. Ils troduire de façon soutenue une individualisation de
travaillaient au sein de collectifs stables car la la gestion des salariés et de l’organisation de leur
polyvalence n’était pas de mise. Ils avaient le sen- travail et l’idée d’une convergence d’intérêts entre
timent de partager un même destin. Leur progres- salariés et employeurs. Se diffuse une idéologie
sion se faisait à l’ancienneté ; les augmentations de de la réconciliation sociale fondée sur le ravale-
salaires (équivalents pour le même type de poste) ment de tous au même niveau face au client ; il est
étaient collectives. Cette socialité particulière fa- désigné comme celui qui est à l’origine de toutes les
cilitait la prise de conscience d’un sort commun contraintes. De la même manière que le taylorisme
et se prêtait à des formes collectives d’action, de prétendait, en imposant une « organisation scienti-
contestation. Elle s’inscrivait dans une stabilité sé- fique du travail », interposer la science « nécessai-
curisante, qui permettait de programmer la vie et rement neutre » entre les ouvriers et leur employeur
de fonder des espoirs d’ascension sociale pour les et ainsi les réconcilier, le client est présenté comme
enfants. Elle reposait aussi sur un élément fonda- un élément extérieur qui dicte ses exigences et fait
84 Ce que devient le travail moderne

peser les contraintes sur la direction au même titre Les collectifs ont été affaiblis, et sont
que sur les salariés qui doivent œuvrer ensemble concurrencés par des groupes de travail
pour assurer la survie de l’entreprise. éphémères, à géométrie variable, ad hoc,
En raison de ce client exigent, auquel s’ajoute l’ac- formés par les hiérarchies à des fins précises.
tionnaire (lui aussi très exigent avec la financiarisa- Désormais les salariés ont à faire avec le
tion du capitalisme), l’entreprise moderne requiert travail dans une sorte de corps à corps solitaire
de chacun non seulement un engagement à fond, et inquiétant. Domine alors comme une
précarité subjective : chacun se sent menacé
une disponibilité totale, mais elle exige aussi l’ex-
dans la mesure où il ne peut être sûr de trouver
cellence en permanence. Assorties d’une variété
en lui-même, en permanence, les ressources
de codes déontologiques, de chartes éthiques, de nécessaires pour réaliser son travail selon les
règles de vie, les pratiques managériales visent à attentes de sa hiérarchie.
imposer l’idée que pour gagner sa place chaque
salarié doit être en mesure de résoudre seul, les
multiples difficultés et contradictions inhérentes à
tout travail moderne, pour lequel les prescriptions
tayloriennes simples ne sont pas des ressources suf- travail éphémères, à géométrie variable, ad hoc,
fisantes. Les difficultés à concilier les impératifs de formés par les hiérarchies à des fins précises. Dé-
qualité, réactivité, avec ceux de productivité leur sormais les salariés ont à faire avec le travail dans
sont largement sous-traités. On peut dire en cela une sorte de corps à corps solitaire et inquiétant.
que les organisations du travail sont défaillantes, Domine alors comme une précarité subjective :
elles ne parviennent plus, et ne cherchent même chacun se sent menacé dans la mesure où il ne
plus, à mettre au service des salariés les ressources peut être sûr de trouver en lui-même, en perma-
nécessaires pour réaliser leurs objectifs. À eux nence, les ressources nécessaires pour réaliser son
de s’en sortir ; c’est ainsi qu’ils attestent de leurs travail selon les attentes de sa hiérarchie. Le sen-
compétences et de leur employabilité. C’est ce timent de précarité est d’autant plus prégnant que
que le management moderne appelle l’autonomie le sort de chacun dépend de ces fameux entretiens
et la responsabilisation. Les salariés sont désor- avec le supérieur hiérarchique immédiat, qui n’est
mais enfermés au sein de relations personnalisées pas, bien souvent, en mesure de définir des objec-
avec leur hiérarchie ; après l’individualisation des tifs réalistes ni de faire une évaluation objective
salaires, des primes, des formations, des parcours du travail réalisé, en raison des pratiques de mo-
professionnels, des horaires, se sont diffusés les bilités systématiques. Les salariés sont nombreux
entretiens individuels biannuels avec le supérieur à redouter ces moments fatidiques de leur vie au
immédiat au cours duquel se scelle le destin de travail, où ils vont recevoir leurs objectifs et surtout
chaque salarié dans l’entreprise. voir leur travail évalué, ils se sentent confrontés au
Les salariés font ainsi souvent part d’un véritable risque de jugements et d’évaluations arbitraires,
sentiment d’abandon. Ils ne peuvent plus avoir sans recours possible. Cela représente une absence
recours à leur encadrement (peu nombreux, happé de reconnaissance de leur travail réel, des efforts
par ses propres tâches de management, souvent in- qu’ils ont réalisés et des compétences qu’ils ont em-
compétent par un manque d’expérience dû à une ployées. Cet arbitraire peut aussi les plonger dans
mobilité systématique imposée), ni même à leurs des conflits de valeurs car ils ont parfois à sacrifier
collègues de travail, repliés sur leurs propres dif- leur éthique professionnelle, pour tenir leurs objec-
ficultés et souvent en position concurrentielle (ins- tifs. Dans un tel contexte, la contestation comme
taurée par le management). Les collectifs ont été la souffrance est largement personnalisée. Elle se
affaiblis, et sont concurrencés par des groupes de fonde essentiellement sur la perception de règles
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Polémique 85

du jeu mal respectées. Les salariés ont le sentiment L’honnêteté, la loyauté au travail sont mesurées à
qu’on ne leur donne pas les moyens de faire leur l’aune de cet espace bien spécifique, et ce au dé-
travail convenablement, qu’on ne leur fixe pas des triment souvent de la société. En contrepartie d’un
objectifs raisonnés, qu’ils n’ont pas les bons col- engagement, d’une excellence ajustés aux seules
laborateurs, que leurs fonctions sont mal définies, fins de l’entreprise, le management prétend favo-
qu’on évalue mal leur véritable travail, qu’on ne les riser les conditions d’une satisfaction narcissique
laisse pas faire leurs preuves. C’est individuelle- de ses salariés. La modernisation du management
ment que les salariés ont le sentiment d’être soumis peut se comprendre, aussi, comme une psycholo-
à des situations intenables, de ne pas être soutenus, gisation des relations du salarié à sa direction, son
d’avoir des objectifs irréalistes, d’être injustement entreprise, ses collègues, point d’aboutissement
évalués. frappant de la stratégie d’individualisation, et de
personnalisation mise en place dans les années pré-
cédentes. Le salarié est, au sein de l’entreprise, pris
Travail et société, les termes en charge dans le cadre d’une démarche qui vise à
d’un éloignement l’isoler, de telle sorte que seules les dimensions les
plus individuelles de sa subjectivité soient sollici-
Le nouveau deal est peu favorable aux salariés car il tées, voire mises au défi. La dimension sociale de
implique une tension, une insécurité, un isolement son rapport au travail est détournée dans des condi-
assortis d’une course éperdue dans une quête de tions qui ne sont pas sans impact sur le fonctionne-
soi et de reconnaissance rarement satisfaite. Mais ment de notre société. Le management moderniste
il met aussi en question la dimension socialisatrice a érigé un rempart entre le travail et la société, en
du travail marchand. Le périmètre d’investisse- cherchant à s’approprier le sens et la portée de la
ment subjectif au travail s’est rétréci, il tend à se contribution professionnelle. Travailler pour l’en-
limiter (c’est du moins ce vers quoi le management treprise, et elle seule, ou pour soi et soi seul, c’est
moderne entraîne) à un engagement pour la seule désinvestir le travail d’une partie importante de sa
cause de l’entreprise, pour ses intérêts très privés. fonction et de son sens universels.
Grand texte
Albert Camus

Albert Camus
L’homme révolté. Au-delà du nihilisme
1951

C amus au Panthéon ? Avouons que l’ini-


tiative a pu nous interpeller. Honneur
suprême et déplacé pour un homme mal
debout dans le mouvement informe et furieux de
l’histoire ». Ce faisant, il nous plaît de croire que
Camus est bien des nôtres, révolté contre les injus-
à l’aise avec les honneurs ? Piège de droite tices et humaniste intransigeant, et que sa morale
pour homme de gauche ? Si « l’ouverture » est de nos références.
s’étend jusqu’aux tombeaux (entendons bien : Il y a pourtant des raisons de croire qu’il aurait été
le Panthéon, pas le Conseil constitutionnel), un compagnon bien incommode de nos combats et
jusqu’où irons-nous ? de nos expériences gouvernementales. Ennemi de
la Raison d’État, nous l’aurions parfois trouvé sur
Il est de coutume d’affirmer que Camus a « gagné » notre chemin. Défenseur des plus humbles, il aurait
contre Sartre. Au fond, cinquante ans après les sans doute critiqué nos timidités sociales. Homme
faits, peu importe. Que devons-nous retenir de cette libre, il aurait sans doute critiqué les difficultés d’un
querelle de deux révoltés ? Disons que l’un était un parti de gouvernement à porter le fer sans faiblesse.
révolté intégral, privilégiant la dignité de l’Homme, Mais nous l’aurions sans doute aimé parmi nous.
non en tant qu’abstraction mais en tant qu’individu, Tel que. Homme foudroyé dans son destin absurde,
quand l’autre avait des révoltes sélectives, préférant il nous manque sans doute, mais où qu’il repose, il
le « sens de l’Histoire » au sort des individus. est certain que le soleil ne tolère pas d’ombre sur sa
Entre Sagesse et Vertu, Camus avait choisi : « La tombe. Lui qui n’adorait aucun dieu invisible, son
Vertu n’est pas la Sagesse, ayant trop d’orgueil. » Panthéon est assurément le nôtre.
Et c’est sans doute ce qui l’éloignait de la révolu- Jérôme Saddier est directeur de mutuelle
tion et lui faisait préférer la révolte : « Mère des et vice-président de la Commission nationale
formes, source de vraie vie, elle nous tient toujours des conflits du Parti socialiste
90 Albert Camus, L’homme révolté. Au-delà du nihilisme, 1951

La politique n’est pas la religion, ou alors elle mesure. Ce qui retentit pour nous aux confins de
est inquisition. Comment la société définirait- cette longue aventure révoltée, ce ne sont pas des
elle un absolu ? Chacun peut-être cherche, pour formules d’optimisme, dont nous n’avons que faire
tous, cet absolu. Mais la société et la politique dans l’extrémité de notre malheur, mais des paroles
ont seulement la charge de régler les affaires de courage et d’intelligence qui, près de la mer,
de tous pour que chacun ait le loisir, et la sont même vertu.
liberté, de cette commune recherche. Aucune sagesse aujourd’hui ne peut prétendre à
donner plus. La révolte bute inlassablement contre
le mal, à partir duquel il ne lui reste qu’à prendre
un nouvel élan. L’homme peut maîtriser en lui tout
Au-delà du nihilisme ce qui doit l’être. Il doit réparer dans la création tout
ce qui peut l’être. Après quoi les enfants mourront
Il y a donc, pour l’homme, une action et une pensée toujours injustement, même dans la société parfaite.
possibles au niveau moyen qui est le sien. Toute Dans son plus grand effort, l’homme ne peut que se
entreprise plus ambitieuse se révèle contradictoire. proposer de diminuer arithmétiquement la douleur
L’absolu ne s’atteint ni surtout ne se crée à travers du monde. Mais l’injustice et la souffrance demeu-
l’histoire. La politique n’est pas la religion, ou alors reront et, si limitées soient-elles, elles ne cesseront
elle est inquisition. Comment la société définirait- pas d’être le scandale. Le « pourquoi ? » de Dimitri
elle un absolu ? Chacun peut-être cherche, pour Karamazov continuera de retentir ; l’art et la révolte
tous, cet absolu. Mais la société et la politique ont ne mourront qu’avec le dernier homme.
seulement la charge de régler les affaires de tous
pour que chacun ait le loisir, et la liberté, de cette
commune recherche. L’histoire ne peut plus être
dressée alors en objet de culte. Elle n’est qu’une Dans son plus grand effort, l’homme ne peut
occasion, qu’il s’agit de rendre féconde par une que se proposer de diminuer arithmétiquement
révolte vigilante. la douleur du monde. Mais l’injustice et la
« L’obsession de la moisson et l’indifférence à l’his- souffrance demeureront et, si limitées soient-
toire, écrit admirablement René Char, sont les deux elles, elles ne cesseront pas d’être le scandale.
extrémités de mon arc. » Si le temps de l’histoire Le « pourquoi ? » de Dimitri Karamazov
n’est pas fait du temps de la moisson, l’histoire n’est continuera de retentir ; l’art et la révolte ne
en effet qu’une ombre fugace et cruelle où l’homme mourront qu’avec le dernier homme.
n’a plus sa part. Qui se donne à cette histoire ne
se donne à rien et à son tour n’est rien. Mais qui
se donne au temps de sa vie, à la maison qu’il
défend, à la dignité des vivants, celui-là se donne Il y a un mal sans doute que les hommes accumu-
à la terre et en reçoit la moisson qui ensemence et lent dans leur désir forcené d’unité. Mais un autre
nourrit à nouveau. Pour finir, ceux-là font avancer mal est à l’origine de ce mouvement désordonné.
l’histoire qui savent, au moment voulu, se révolter Devant ce mal, devant la mort, l’homme au plus
contre elle aussi. Cela suppose une interminable profond de lui-même crie justice. Le christianisme
tension et la sérénité crispée dont parle le même historique n’a répondu à cette protestation contre le
poète. Mais la vraie vie est présente au cœur de mal que par l’annonce du royaume, puis de la vie
ce déchirement. Elle est ce déchirement lui-même, éternelle, qui demande la foi. Mais la souffrance use
l’esprit qui plane sur des volcans de lumière, la l’espoir et la foi ; elle reste solitaire alors, et sans
folie de l’équité, l’intransigeance exténuante de la explication. Les foules du travail, lassées de souf-
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Grand texte 91

frir et de mourir, sont des foules sans dieu. Notre Le christianisme historique reporte au-delà
place est dès lors à leur côté, loin des anciens et de l’histoire la guérison du mal et du meurtre
des nouveaux docteurs. Le christianisme historique qui sont pourtant soufferts dans l’histoire.
reporte au-delà de l’histoire la guérison du mal et du Le matérialisme contemporain croit aussi
meurtre qui sont pourtant soufferts dans l’histoire. répondre à toutes les questions. Mais, serviteur
Le matérialisme contemporain croit aussi répondre de l’histoire, il accroît le domaine du meurtre
à toutes les questions. Mais, serviteur de l’histoire, historique et le laisse en même temps sans
justification, sinon dans l’avenir qui demande
il accroît le domaine du meurtre historique et le
encore la foi. Dans les deux cas, il faut
laisse en même temps sans justification, sinon dans
attendre et, pendant ce temps, l’innocent
l’avenir qui demande encore la foi. Dans les deux ne cesse pas de mourir.
cas, il faut attendre et, pendant ce temps, l’inno-
cent ne cesse pas de mourir. Depuis vingt siècles,
la somme totale du mal n’a pas diminué dans le
monde. Aucune parousie, ni divine ni révolution-
naire, ne s’est accomplie. Une injustice demeure La révolte prouve par là qu’elle est le mouvement
collée à toute souffrance, même la plus méritée même de la vie et qu’on ne peut la nier sans renoncer
aux yeux des hommes. Le long silence de Promé- à vivre. Son cri le plus pur à chaque fois fait se
thée devant les forces qui l’accablent crie toujours. lever un être. Elle est donc amour et fécondité, ou
Mais Prométhée a vu, entretemps, les hommes se elle n’est rien. La révolution sans honneur, la révo-
tourner aussi contre lui et le railler. Coincé entre lution du calcul qui, préférant un homme abstrait
le mal humain et le destin, la terreur et l’arbitraire, à l’homme de chair, nie l’être autant de fois qu’il
il ne lui reste que sa force de révolte pour sauver est nécessaire, met justement le ressentiment à la
du meurtre ce qui peut l’être encore, sans céder à place de l’amour. Aussitôt que la révolte, oublieuse
l’orgueil du blasphème. de ses généreuses origines, se laisse contaminer par
On comprend alors que la révolte ne peut se passer le ressentiment, elle nie la vie, court à la destruc-
d’un étrange amour. Ceux qui ne trouvent de repos tion et fait se lever la cohorte ricanante de ces petits
ni en Dieu ni en l’histoire se condamnent à vivre rebelles, graines d’esclaves, qui finissent par s’of-
pour ceux qui, comme eux, ne peuvent pas vivre : frir, aujourd’hui, sur tous les marchés d’Europe, à
pour les humiliés. Le mouvement le plus pur de la n’importe quelle servitude. Elle n’est plus révolte ni
révolte se couronne alors du cri déchirant de Kara- révolution, mais rancune et tyrannie. Alors, quand
mazov : s’ils ne sont pas tous sauvés, à quoi bon le la révolution, au nom de la puissance et de l’histoire,
salut d’un seul ! Ainsi, des condamnés catholiques, devient cette mécanique meurtrière et démesurée,
dans les cachots d’Espagne, refusent aujourd’hui la une nouvelle révolte devient sacrée, au nom de la
communion parce que les prêtres du régime l’ont mesure et de la vie. Nous sommes à cette extrémité.
rendue obligatoire dans certaines prisons. Ceux-là Au bout de ces ténèbres, une lumière pourtant est
aussi, seuls témoins de l’innocence crucifiée, refu- inévitable que nous devinons déjà et dont nous
sent le salut, s’il doit être payé de l’injustice et de avons seulement à lutter pour qu’elle soit. Par-delà
l’oppression. Cette folle générosité est celle de la le nihilisme, nous tous, parmi les ruines, préparons
révolte qui donne sans tarder sa force d’amour et une renaissance. Mais peu le savent.
refuse sans délai l’injustice. Son honneur est de ne Et déjà, en effet, la révolte, sans prétendre à tout
rien calculer, de tout distribuer à la vie présente et résoudre, peut au moins faire face. Dès cet instant,
à ses frères vivants. C’est ainsi qu’elle prodigue aux midi ruisselle sur le mouvement même de l’his-
hommes à venir. La vraie générosité envers l’avenir toire. Autour de ce brasier dévorant, des combats
consiste à tout donner au présent. d’ombres s’agitent un moment, puis disparaissent,
92 Albert Camus, L’homme révolté. Au-delà du nihilisme, 1951

et des aveugles, touchant leurs paupières, s’écrient Ils élisent, et donnent en exemple, la seule règle
que ceci est l’histoire. Les hommes d’Europe, aban- qui soit originale aujourd’hui : apprendre à vivre et
donnés aux ombres, se sont détournés du point fixe à mourir, et, pour être homme, refuser d’être dieu.
et rayonnant. Ils oublient le présent pour l’avenir, Au midi de la pensée, le révolté refuse ainsi la divi-
la proie des êtres pour la fumée de la puissance, nité pour partager les luttes et le destin communs.
la misère des banlieues pour une cité radieuse, la Nous choisirons Ithaque, la terre fidèle, la pensée
justice quotidienne pour une vraie terre promise. audacieuse et frugale, l’action lucide, la générosité
Ils désespèrent de la liberté des personnes et rêvent de l’homme qui sait. Dans la lumière, le monde reste
d’une étrange liberté de l’espèce ; refusent la mort notre premier et notre dernier amour. Nos frères
solitaire, et appellent immortalité une prodigieuse respirent sous le même ciel que nous, la justice est
agonie collective. Ils ne croient plus à ce qui est, au vivante. Alors naît la joie étrange qui aide à vivre et
monde et à l’homme vivant ; le secret de l’Europe à mourir et que nous refusons désormais de renvoyer
est qu’elle n’aime plus la vie. Ses aveugles ont cru à plus tard. Sur la terre douloureuse, elle est l’ivraie
puérilement qu’aimer un seul jour de la vie revenait inlassable, l’amère nourriture, le vent dur venu des
à justifier les siècles de l’oppression. C’est pourquoi mers, l’ancienne et la nouvelle aurore. Avec elle, au
ils ont voulu effacer la joie au tableau du monde, et long des combats, nous referons l’âme de ce temps et
la renvoyer à plus tard. L’impatience des limites, le une Europe qui, elle, n’exclura rien. Ni ce fantôme,
refus de leur être double, le désespoir d’être homme Nietzsche, que, pendant douze ans après son effon-
les ont jetés enfin dans une démesure inhumaine. drement, l’Occident allait visiter comme l’image
Niant la juste grandeur de la vie, il leur a fallu parier foudroyée de sa plus haute conscience et de son nihi-
pour leur propre excellence. Faute de mieux, ils se lisme ; ni ce prophète de la justice sans tendresse
sont divinisés et leur malheur a commencé : ces qui repose, par erreur, dans le carré des incroyants
dieux ont les yeux crevés. Kaliayev1 et ses frères du au cimetière de Highgate2 ; ni la momie déifiée de
monde entier, refusent au contraire la divinité puis- l’homme d’action dans son cercueil de verre ; ni rien
qu’ils rejettent le pouvoir illimité de donner la mort. de ce que l’intelligence et l’énergie de l’Europe ont
fourni sans trêve à l’orgueil d’un temps misérable.
Tous peuvent revivre, en effet, auprès des sacrifiés
de 1905, mais à condition de comprendre qu’ils se
corrigent les uns les autres et qu’une limite, dans le
Au midi de la pensée, le révolté refuse la
soleil, les arrête tous. Chacun dit à l’autre qu’il n’est
divinité pour partager les luttes et le destin
pas Dieu ; ici s’achève le romantisme. À cette heure
communs. Nous choisirons Ithaque, la terre
fidèle, la pensée audacieuse et frugale, l’action
où chacun d’entre nous doit tendre l’arc pour refaire
lucide, la générosité de l’homme qui sait. Dans ses preuves, conquérir, dans et contre l’histoire, ce
la lumière, le monde reste notre premier et qu’il possède déjà, la maigre moisson de ses champs,
notre dernier amour. Nos frères respirent sous le bref amour de cette terre, à l’heure où nait enfin
le même ciel que nous, la justice est vivante. un homme, il faut laisser l’époque et ses fureurs
Alors naît la joie étrange qui aide à vivre adolescentes. L’arc se tord, le bois crie. Au sommet
et à mourir et que nous refusons de la plus haute tension va jaillir l’élan d’une droite
désormais de renvoyer à plus tard. flèche, du trait le plus dur et le plus libre.

1. Héros de la pièce de théâtre Les justes, écrite par Albert Camus en 1949.
2. Cimetière londonien où repose Karl Marx.

LA REVUE SOCIALISTE N° 38 - 2E TRIMESTRE 2010


À propos de…
Le débat intellectuel a toujours été consubstantiel au socialisme, dont les grands combats sont d’abord
des combats d’idées.

Conscient de cet héritage et soucieux du lien avec les intellectuels, nous avons souhaité mettre en place
une nouvelle rubrique, intitulée « À propos de… » et entièrement consacrée à un livre.
Cette rubrique, animée par Matthias Fekl, se structurera ainsi :
– une note de lecture présentera de manière synthétique l’ouvrage en question ;
– puis, nous demanderons à une ou des personnalités – intellectuels, politiques, etc. – de réagir à l’ouvrage ;
– enfin l’auteur de l’ouvrage pourra à son tour réagir, et conclure, au moins provisoirement, le débat.

Nous nous attacherons à sélectionner des ouvrages émanant d’auteurs déjà connus ou encore
en devenir, français et étrangers, couvrant largement la palette des savoirs, développant des idées fortes
et des analyses nouvelles de nature à faire débat et à contribuer à la nécessaire rénovation intellectuelle
de la gauche française.

Dans ce numéro, nous avons retenu l’ouvrage de Anne Salmon, Moraliser le capitalisme ?, CNRS Éditions,
2009.
Dessin de Dobritz, extrait de l’ouvrage Management. Le placard a horreur du vide, Éditions Bruno Leprince, Paris, 2010.
Roger Godino
est ancien doyen de l’Insead

Moraliser par la régulation

D ans un livre de 250 pages, Anne


Salmon nous invite à survoler l’his-
toire des relations éthiques tissées entre l’en-
de l’argent à un emprunteur pauvre au-delà de sa
capacité de remboursement sur la seule garantie de
la valeur marchande de sa maison (problème des
treprise capitaliste et la société. Sans doute subprimes) ou de répartir les risques par la titrisa-
la crise financière du capitalisme que nous tion de sorte que plus personne ne puisse vraiment
vivons (et elle est loin d’être terminée) suffit- savoir où est localisé le risque ? À cette question,
elle à expliquer le regain d’intérêt porté à ce les capitalistes financiers de Wall Street ont déjà
problème. Se situant volontiers du haut d’une répondu. Les uns disent de laisser faire le marché ;
vision à la fois philosophique et sociologique, il fera au bon moment une correction naturelle en
Anne Salmon nous dresse un tableau histo- quelque sorte spontanée qui règlera le problème.
rique très complet qui fait de son livre bourré Les autres reconnaissent que certaines limites sont
de citations intéressantes et complété par une nécessaires pour prévenir le désastre, mais que
bibliographie abondante et pertinente, un ces limites doivent être inventées par les acteurs
ouvrage de référence. Elle nous donne tout le financiers eux-mêmes, en toute indépendance et
matériau pour que le lecteur puisse formuler sans contraintes autres que librement acceptées.
une réponse à la question : Est-il possible de Ceux-là inventeraient volontiers par exemple une
moraliser le capitalisme ? charte éthique auto-définie par la profession : c’est
là l’attitude généralement adoptée par le patronat
Tous les observateurs s’accordent à reconnaître dont le credo se résume à : laissez-nous faire ; nous
que la crise financière actuelle résulte de pratiques avons une morale professionnelle, et surtout que
financières abusives. Est-il moral en effet de prêter l’État ne s’en mêle pas.
96 Anne Salmon, Moraliser le capitalisme ?, 2009

Si l’on veut que la notion de concurrence ait l’autre peut se construire par le moyen des agences
un sens permettant d’organiser le marché, il de notation. L’agence de notation permet en effet de
faut que toutes les entreprises en concurrence donner des notes en fonction d’une grille de valeurs
soient soumises aux mêmes contraintes collectivement décidée. Pour être efficace, l’agence
extérieures, quelle qu’elles soient, et acceptent de notation doit être techniquement irréprochable
par exemple les mêmes règles éthiques. Or une et surtout indépendante, et d’une indépendance
harmonisation naturelle des comportements contrôlée par l’État. Dans ces conditions, la simple
éthiques est peu probable. Dès lors, l’efficacité
publication des notes d’entreprise suffit souvent
de la concurrence sera mieux assurée
à inciter l’entreprise à changer de comportement,
si l’on développe des règles communes érigées
en loi commune.
comme c’est le cas par exemple avec les agences
financières déjà très développées. Si cela est insuf-
fisant, l’État peut alors décider de pratiquer une po-
litique de bonus et de malus par exemple par la voie
Cette réponse du monde de la fiscalité. Dans ce cas on comprendra pourquoi
« capitaliste » est évidemment l’agence doit être très sérieusement contrôlée par
insuffisante l’État.

Les entreprises sont en effet soumises à une concur-


rence sévère qui caractérise le marché mondial. Et Examinons maintenant
si l’on veut que la notion de concurrence ait un sens le comportement de l’actionnaire
permettant d’organiser le marché, il faut que toutes
les entreprises en concurrence soient soumises aux En règle générale, le propriétaire du capital re-
mêmes contraintes extérieures, quelle qu’elles soient, cherche le meilleur bénéfice possible. Mais il
et acceptent par exemple les mêmes règles éthiques. pourra viser la plus-value à court terme (achats et
Or une harmonisation naturelle des comportements reventes en bourse) ou au contraire la plus-value sur
éthiques est peu probable. Dès lors, l’efficacité de le long terme ce que d’aucuns considéreront comme
la concurrence sera mieux assurée si l’on développe un comportement plus moral (parce que respectant
des règles communes érigées en loi commune. C’est mieux l’intérêt de l’entreprise et l’intérêt général).
ce que l’on voit par exemple pour la lutte contre Mais surtout, on connaît maintenant l’existence
le CO2. La morale ne suffit pas, il faut réguler. de fonds de placement éthiques qui n’investissent
D’une façon plus générale, la finalité incontournable que dans les entreprises où ils peuvent faire valoir
de l’entreprise capitaliste est de faire du profit et des objectifs d’intérêt général (sociaux, humani-
même le plus de profit possible. Tel est le but de sa taires, environnementaux). On est bien là dans un
gestion et la mesure de son succès. Mais l’optimum comportement moral d’actionnaire. Enfin l’objectif
de l’entreprise (profit maximum) peut l’obliger à moral que l’entreprise peut se donner peut tout sim-
causer des dégâts, par exemple environnementaux plement s’inscrire dans ses statuts, comme c’est le
ou sociaux, qui représentent des coûts indirects de cas de nombreuses entreprises humanitaires ou de
production non pris en charge par l’entreprise. En nombreuses entreprises sociales et solidaires, qui
théorie, il suffit de réintégrer ces coûts externes à représentent en France entre 5 et 10 % de la pro-
l’intérieur de l’entreprise de sorte que la situation duction nationale. Dans ce cas, tout se joue dans
de maximum de profit devienne compatible avec « l’affectio sociÉtatis » qui existe entre la majorité,,
ce que l’on appelle l’intérêt général. Cela peut se ou mieux, la totalité des associés et par conséquent
faire de deux façons différentes : l’une est tout sim- des dirigeants : l’entreprise est au service d’une
plement la taxation (la taxe carbone, par exemple), cause et c’est la cause qui est dotée d’un caractère
LA REVUE SOCIALISTE N° 38 - 2E TRIMESTRE 2010
À propos de… 97

moral ou non. Le capitalisme est donc en lui-même mondiale du commerce) dont la mission, peut-on
amoral, mais les acteurs (actionnaires et dirigeants) dire, est limitée à la prévention des guerres com-
peuvent très bien avoir des comportements plus ou merciales ou plus simplement du retour du protec-
moins éthiques. tionnisme.
Le problème de la régulation de l’entreprise, c’est- C’est ainsi qu’à l’intérieur du capitalisme financier
à-dire de son encadrement dans la société s’est qui caractérise notre époque l’entreprise évolue
posé depuis bien longtemps. En 1963, dans Pour en solitaire dans le marché mondial où tout, ou
une réforme de l’entreprise1 publié pour le Club Jean presque tout, a été dérégulé. Les dirigeants de ces
Moulin, François Bloch-Lainé examine comment entreprises sont entièrement entre les mains des
cette régulation peut être faite dans une économie actionnaires qui peuvent choisir leurs objectifs en
nationale alors peu internationalisée. La plupart toute liberté. Si un peu de morale doit être intro-
des grandes entreprises coordonnent leurs objectifs duite dans le système, ce sera à la demande des
sous la houlette du Commissariat au Plan, ce qui actionnaires ou, à la rigueur, sur proposition du
est alors théoriquement facile puisque les marchés management avec approbation des actionnaires.
sont nationaux. Il y a donc cohérence entre les ob- Mais en toute circonstance, la concurrence sauvage
jectifs de l’État (au nom de la Nation) et les ob- et mondiale servira de discipline prioritaire avec
jectifs des entreprises. Cette cohérence recherchée comme critère le rendement maximum du capital,
a peut-être permis, selon certains, de gagner 1 ou car c’est à ce critère qu’est attachée la survie de
2 points de croissance à l’époque. l’entreprise. La moralisation volontaire de l’entre-
Mais de nos jours les frontières hexagonales ont prise capitaliste moderne opérant dans le marché
éclaté, le marché de l’entreprise devient européen ouvert mondial quasi totalement dérégulé serait
et rapidement mondial. Dès lors, la cohérence pro- un acte d’héroïsme, sauf bien entendu si sous le
duite par l’ex Commissariat au Plan (aujourd’hui couvert de telle attitude morale on retrouve l’intérêt
Centre d’analyse stratégique) devient impossible. bien pensé de l’entreprise : il y a parfois des coïn-
L’entreprise est seule dans le marché mondial, et cidences heureuses.
son comportement est essentiellement déterminé
par les contraintes de la concurrence. Or il n’existe
aucune coordination possible à l’échelle mondiale. La nécessité d’une régulation
On connaît les difficultés de l’OMC (Organisation est évidente
On comprend le rôle capital qui doit être celui des
agences de notations évoquées plus haut. En effet
,la définition d’une grille d’évaluation d’une agence
Le problème de la régulation de l’entreprise, de notation est le moyen de créer un chemin de co-
c’est-à-dire de son encadrement dans la société, hérence entre « le bien » général et l’intérêt ajusté
s’est posé depuis bien longtemps. En 1963,
de l’entreprise. Et seule une régulation forte peut
dans Pour une réforme de l’entreprise1 publié
permettre au capitalisme de fonctionner en limitant
pour le Club Jean Moulin, François Bloch-
Lainé examine comment cette régulation peut
ses propres excès et in fine en assurant sa survie.
être faite dans une économie nationale alors La morale trouvera sa place dans l’élaboration des
peu internationalisée. La plupart des grandes règles qui devront s’imposer à tous. Mais recon-
entreprises coordonnent leurs objectifs naissons que dans un marché mondial où règne une
sous la houlette du Commissariat au Plan, ce concurrence acharnée, les comportements moraux
qui est lors théoriquement facile puisque imposés par les actionnaires seront l’exception
les marchés sont nationaux. plutôt que la règle, et que finalement la régulation
98 Anne Salmon, Moraliser le capitalisme ?, 2009

apparaît comme le vrai moyen de moraliser l’entre- pour demain. Pour l’instant ni l’Europe des Vingt-
prise et donc le capitalisme. Mais où est l’organisme sept, ni même l’Euroland, n’y sont parvenus alors
mondial capable d’imposer cette régulation ? Le que le besoin se fait criant. C’est l’un des plus
« gouvernement économique » du monde n’est pas grands défis de l’époque contemporaine.

1. François Bloch-Lainé, Pour une réforme de l’entreprise, Seuil, Paris, 1963.

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Marc Deluzet
est secrétaire confédéral de la CFDT

Humaniser le capitalisme

A u plus fort de la crise mondiale, le


livre d’Anne Salmon, Moraliser le
capitalisme ?, souligne justement que les
européens, capitalismes anglo-saxon, chinois, japo-
nais, islamique... L’enjeu de la période est d’abord
leur entrée en concurrence frontale avec l’accélé-
grandes entreprises ont initié depuis vingt ration de la mondialisation. Certes, on peut cons-
ans des démarches éthiques déconnectées de
toute raison supérieure aux finalités écono-
miques, contrairement à des périodes pré-
cédentes du capitalisme, aux XVIIe et XIXe
siècles. Ce constat renvoie évidemment à la On peut constater qu’en Europe, les
critique générale du capitalisme et des direc- capitalismes nationaux sont déconnectés
tions d’entreprise, vilipendées pour faire du de toute raison transcendante qui leur
profit un objectif en soi. donnerait un sens, mais il semble hasardeux
d’universaliser cette situation : le capitalisme
chinois se développe avec une volonté de
Cette situation qui touche le capitalisme en Occi-
puissance formidable dans le cadre conceptuel
dent n’est cependant pas une réalité universelle. Si
et moral de la « société harmonieuse »
la nature du capitalisme tient pour l’essentiel à la qui puise ses intuitions aux sources du
dynamique d’accumulation du capital, autour de confucianisme ; le capitalisme islamique
laquelle il structure l’activité humaine, force est s’inscrit dans le cadre religieux relativement
de reconnaître des versions historiques très diffé- contraignant des préceptes du Coran ; le
rentes du capitalisme selon le contexte culturel et capitalisme japonais est engagé dans une
idéologique : capitalisme d’État dans l’ancien bloc transformation profonde qui le conduit à
communiste, capitalisme national des États-nations adapter, sans le renier, son héritage confucéen.
100 Anne Salmon, Moraliser le capitalisme ?, 2009

tater qu’en Europe, les capitalismes nationaux sont De ce point de vue, le concept de développement
déconnectés de toute raison transcendante qui leur durable constitue une réponse solide face à un ca-
donnerait un sens, mais il semble hasardeux d’uni- pitalisme financier qui menace de s’étendre, et qui
versaliser cette situation : le capitalisme chinois ne répond pas au défi économique posé par les capi-
se développe avec une volonté de puissance for- talismes émergents. Le développement durable est,
midable dans le cadre conceptuel et moral de la en revanche, une réponse crédible, car il renouvelle
« société harmonieuse » qui puise ses intuitions l’articulation entre rentabilité économique et fina-
aux sources du confucianisme ; le capitalisme isla- lités sociétales, autour de la dimension humaine.
mique s’inscrit dans le cadre religieux relativement Que ce soit défensivement par la prise en compte
contraignant des préceptes du Coran ; le capita- des conséquences sociales, environnementales et
lisme japonais est engagé dans une transformation sociétales des activités de l’entreprise, ou bien of-
profonde qui le conduit à adapter, sans le renier, son fensivement par l’innovation et le développement
héritage confucéen. Ce recours des dirigeants euro- de nouveaux produits et marchés, qui préservent
péens à l’éthique pour donner du sens, résulte donc l’environnement ou favorisent le bien-être, le dé-
autant de l’affaiblissement des régulations natio- veloppement durable lie la rentabilité des capitaux
nales, des États-nations et de l’absence d’un projet investis à l’économie réelle. Les enjeux environ-
politique européen sur la scène mondiale, que d’une nementaux et écologiques mondiaux, la réduction
dynamique interne du capitalisme contemporain. de la pauvreté, la lutte contre les inégalités pla-
D’autre part, l’existence d’une raison supérieure qui nétaires constituent aujourd’hui le nouveau cadre
a greffé dans le passé l’accumulation du capital à des dans lequel doivent être pensées la compétitivité
finalités morales, qu’il s’agisse de l’éthique protes- des entreprises et leur productivité globale. L’os-
tante ou de l’éthique progressiste du XIXe siècle, n’a mose entre les politiques d’entreprise et les politi-
pas empêché un pillage des ressources naturelles en ques publiques est de plus en plus forte et cruciale.
Afrique, l’esclavage dans le commerce triangulaire, L’entreprise est de plus en plus interpellée sur les
la colonisation de différents peuples, sans oublier conséquences sociétales de ses modes de gestion
la barbarie nazie, les goulags communistes et les et d’organisation, en matière d’innovation et de
dégâts écologistes. Malgré la crise sociale actuelle, création d’emploi, de bien-être au travail (prévenir
malgré les scandales financiers, en Europe, le ca- l’usure professionnelle, allonger la vie profession-
pitalisme contemporain n’est pas plus cruel que
celui d’hier. Il s’est transformé sous la pression dé-
mocratique, même s’il reste encore trop inhumain.
La peur de l’avenir dans les sociétés occidentales
et les dérives du capitalisme financier viennent L’entreprise est de plus en plus interpellée
autant d’une perte de sens moral que d’une absence sur les conséquences sociétales de ses modes
de gestion et d’organisation, en matière
de réponse économique au double défi auquel elles
d’innovation et de création d’emploi, de
sont confrontées : nous ne pouvons plus continuer
bien-être au travail (prévenir l’usure
à fonder notre mode de développement et d’accu-
professionnelle, allonger la vie professionnelle,
mulation sur un hold-up des richesses naturelles alléger les dépenses d’assurance maladie). La
mondiales au moment précis où nous sommes du- société lui demande de garantir l’employabilité
rement concurrencés par des capitalismes dont les et l’évolution professionnelle de ses salariés,
raisons supérieures font peu de cas de la condition de promouvoir la diversité et l’égalité
humaine et de la démocratie. Le problème n’est pas professionnelle, de renforcer la cohésion
tant de moraliser le capitalisme que de l’humaniser sociale, de lutter contre les exclusions et de
et de le démocratiser. participer au développement local.
LA REVUE SOCIALISTE N° 38 - 2E TRIMESTRE 2010
À propos de… 101

nelle, alléger les dépenses d’assurance maladie). À l’échelle planétaire, le capital immatériel,
La société lui demande de garantir l’employabilité sous forme de connaissances, de brevets,
et l’évolution professionnelle de ses salariés, de de savoir-faire humain, vaut désormais
promouvoir la diversité et l’égalité professionnelle, davantage que le capital matériel, machines
de renforcer la cohésion sociale, de lutter contre les et immeubles. De moins en moins, le travail
exclusions et de participer au développement local. s’exerce sur la machine, de plus en plus, il
Il ne s’agit pas d’un vernis sociétal qui colore porte sur l’homme, au service du bien-être du
client et de l’usager, y compris dans la sphère
plus ou moins les logiques financières, mais de
industrielle. Les deux secteurs d’avenir sont la
l’amorce d’un autre mode de développement qui
santé et l’éducation dont l’homme est à la fois
inscrit ces logiques financières dans des finalités le terrain d’application et l’intervenant. Aussi,
plus globales et qui bouleverse la stratégie géné- plus que sa moralisation, c’est l’humanisation
rale des entreprises : Danone se recentre sur les du capitalisme qui est en jeu.
produits alimentaires sains et s’allie avec des en-
trepreneurs sociaux en Asie, l’industrie chimique
européenne doit appliquer le procédé Reach, l’in-
dustrie américaine fait faillite pour ne pas avoir le travail des enfants et de respecter partout où
anticipé la hausse des prix du pétrole, l’évolution ils interviennent les droits sociaux fondamentaux
de la nature des risques transforme les stratégies de l’Organisation internationale du travail (OIT).
d’investissement des groupes d’assurances, l’in- Cette dynamique s’inscrit à un moment historique
dustrie chinoise prend un avantage décisif dans où l’on se demande si l’accumulation du capital va
l’automobile avec la production de batteries… La continuer de se faire sur le simple plan financier.
société fait irruption dans l’entreprise, elle exige En effet, à l’échelle planétaire, le capital immaté-
qu’elle contribue à la construction de l’intérêt riel, sous forme de connaissances, de brevets, de
général. L’entreprise ne peut donc plus être la savoir-faire humain, vaut désormais davantage que
propriété des seuls actionnaires, elle a vocation à le capital matériel, machines et immeubles. De
devenir un bien commun à ses parties prenantes. moins en moins, le travail s’exerce sur la machine,
Depuis le début des années 2000, l’Union euro- de plus en plus, il porte sur l’homme, au service du
péenne définit les politiques de Responsabilité bien-être du client et de l’usager, y compris dans
sociale des entreprises (RSE) comme une application la sphère industrielle. Les deux secteurs d’avenir
du concept de développement durable et comme un sont la santé et l’éducation dont l’homme est à la
enjeu de dialogue social et sociétal entre les diffé- fois le terrain d’application et l’intervenant. Aussi,
rentes parties prenantes et l’entreprise. Les accords plus que sa moralisation, c’est l’humanisation du
cadres internationaux (ACI), négociés entre direc- capitalisme qui est en jeu, à la fois dans les pro-
tions et fédérations syndicales mondiales, comme cessus de travail et dans la finalité du travail. Le
celui d’EDF sur la RSE, s’inscrivent dans cet esprit développement durable et la Responsabilité sociale
et sont à 80 % le fait d’entreprises d’Europe con- des entreprises fournissent un nouveau cadre de
tinentale. Cette vision européenne, différente de finalités supérieures qui peut orienter l’accumu-
la vision philanthropique américaine, distingue la lation du capital dans le sens du progrès humain.
RSE et les ACI de l’éthique des affaires. La RSE est Il s’agit aujourd’hui d’une dynamique qui émerge
née d’une forte contestation des stratégies des en- seulement. Les concepts doivent être précisés. En
treprises internationales par des réseaux mondiaux la matière, trop nombreuses sont les entreprises qui
d’organisations non gouvernementales et par le en restent encore à une simple politique de com-
mouvement syndical international, qui ont imposé munication. La vertu et l’autorégulation des acteurs
à Nike, puis à d’autres grands groupes, de proscrire sont illusoires : il est nécessaire d’introduire des
102 Anne Salmon, Moraliser le capitalisme ?, 2009

règles de gouvernance qui incitent les entreprises à qu’améliorer parallèlement le statut des salariés.
assumer leur responsabilité sociétale. Enfin, la gouvernance interne de l’entreprise doit
Sur le plan de la gouvernance externe, sans nier être repensée. Si l’entreprise est un bien commun
leur capacité d’initiative, un cadre réglementaire qui contribue à la réalisation de l’intérêt général,
défini à l’échelle européenne pourrait obliger les la défense des intérêts des actionnaires ne peut
entreprises à rapporter en matière sociale et envi- constituer l’alpha et l’oméga de la gestion ma-
ronnementale sur la base de l’article 116 de la loi nagériale. Il importe de séparer la direction opé-
sur les nouvelles régulations économiques (NRE), à rationnelle quotidienne de la définition et prise
négocier sur la RSE dès lors qu’elles disposent d’un de décision stratégique. La première relève d’un
comité d’entreprise européen. La réglementation directoire, responsable vis-à-vis du management
pourrait aussi reconnaître la responsabilité juridique et des partenaires sociaux, la seconde concerne
des filiales détenues à plus de 50 % et renforcer les l’ensemble des parties prenantes de l’entreprise,
règles de responsabilité des dirigeants d’entreprise au premier rang desquelles les actionnaires et
pour les obliger à rendre des comptes sur le plan les salariés, qui doivent participer à l’instance de
financier mais aussi social et environnemental. décision stratégique, le conseil de surveillance.
Un autre levier concerne les investisseurs qui, en Il importe aussi que le point de vue de chaque
l’absence de gestion transparente, se contentent partie prenante puisse être entendu dans ce
de la valeur actionnariale comme seul indicateur. conseil et intégré dans la stratégie de l’entreprise.
La labellisation d’agences de notation extra-finan- C’est à ces conditions minimales que le développe-
cière indépendantes, destinées à évaluer la renta- ment durable et la RSE peuvent constituer l’éthique
bilité à long terme des entreprises, à partir de leur d’un nouvel « ordre du monde », pour reprendre la
notation sociale et environnementale, permettrait terminologie d’Anne Salmon, et redonner un sens
de favoriser les investisseurs de long terme. Le à l’activité professionnelle. Les démarches éthi-
renforcement des moyens d’information – par des ques d’entreprise prendraient alors toute leur si-
labels reconnus – et d’intervention des différentes gnification. Pour l’Union européenne, il s’agit d’un
parties prenantes de l’entreprise, particulièrement projet politique, global et démocratique parce qu’il
les consommateurs et les usagers, les conduiraient reprend les exigences émanant des différentes
à orienter davantage la stratégie des entreprises strates de la société civile ; il s’agit aussi d’un pro-
vers la prise en compte de leurs besoins. Cet aspect gramme de réforme de l’entreprise qui permet de
est essentiel dans une logique d’humanisation et renforcer sur la scène mondiale un modèle de capi-
de démocratisation de l’entreprise, qui ne peut talisme plus humain.

LA REVUE SOCIALISTE N° 38 - 2E TRIMESTRE 2010


Anne Salmon
est sociologue et auteur de Moraliser le capitalisme ?,
CNRS Éditions, Paris, 2009

Capitalisme et démocratie

J e voudrais en tout premier lieu remer-


cier Marc Deluzet et Roger Godino
pour leur lecture et pour le débat qu’ils enri-
de l’économie ne pourront s’instituer durablement
que si elles prennent en compte ces tensions à un
double niveau macro et micro-social. Au niveau
chissent à partir de leurs propres réflexions. macro-social, les empires financiers n’hésitent pas
À juste titre, la discussion dépasse largement à attaquer les monnaies pour infléchir les politiques
le thème de la « moralisation du capitalisme » économiques des États. Ainsi que l’explique l’éco-
pour se focaliser sur deux points fondamen- nomiste Paul Krugman, ils contraignent les démo-
taux : la régulation et la démocratisation de craties à se soumettre aux « lubies du marché». Au
l’économie. niveau micro-social, les modes de management fra-

La solution morale mise sur le devant de la scène


managériale par les grandes firmes internationales
à partir des années 1990 et sur la scène politique
La solution morale mise sur le devant
française par Nicolas Sarkozy dès 2006 préconise
de la scène managériale par les grandes firmes
une régulation volontaire, auto-contrôlée et privée
internationales à partir des années 1990
des espaces économiques transnationaux sous con- et sur la scène politique française
trôles des firmes. Encouragées par les États libé- par Nicolas Sarkozy dès 2006 préconise une
raux, les multinationales s’attribuent désormais un régulation volontaire, auto-contrôlée et privée
rôle normatif. En creux, se dessine une invalidation des espaces économiques transnationaux sous
du politique symptomatique de tensions ravivées contrôles des firmes. Encouragées par les États
entre capitalisme et démocratie. Il me semble que libéraux, les multinationales s’attribuent
les solutions politiques en matière de régulation désormais un rôle normatif.
104 Anne Salmon, Moraliser le capitalisme ?, 2009

gilisent les collectifs de travail et affaiblissent les Dans un contexte marqué par la déstabilisation
contre-pouvoirs. La « participation » clamée haut des espaces politiques fondés sur les États-
et fort par les directions, masque toutefois diffici- nations et la difficulté de construire un cadre
lement l’autisme d’un pouvoir de plus en plus auto- politique international, les firmes considèrent
ritaire. Il faut réguler l’économie. Effectivement, les espaces économiques qu’elles délimitent et
la morale ne suffit pas. Mais quelles sont les con- gèrent, comme des espaces au sein desquels
ditions de possibilité de cette régulation politique elles auraient une compétence pour fixer
l’organisation sociale de l’économie globalisée.
actée par les lois, face aux régulations morales pré-
Les espaces économiques mondialisés
conisées par les firmes ?
concurrencent la formation d’espaces
Au niveau macro-social, ainsi que le dénoncent dé- politiques internationaux.
sormais de nombreux auteurs, je pense par exemple
à Robert Reich, les firmes prétendent être devenues
l’équivalent moral du citoyen. Tout en mettant en
avant de nouveaux devoirs à travers notamment
les engagements de responsabilité sociale, elles la difficulté de construire un cadre politique inter-
revendiquent un droit de citoyenneté qui a pour national, les firmes considèrent les espaces écono-
effet de marginaliser les personnes physiques dans miques qu’elles délimitent et gèrent, comme des
l’exercice de la souveraineté démocratique. Fortes espaces au sein desquels elles auraient une compé-
de leur puissance économique, elles s’attribuent un tence pour fixer l’organisation sociale de l’économie
rôle inédit en matière de gouvernance mondiale. Ce globalisée. Les espaces économiques mondialisés
rôle est problématique. Le Parlement européen sou- concurrencent la formation d’espaces politiques in-
haite en limiter l’impact, même si, comme la Com- ternationaux. Ce qui préserve des espaces pauvres
mission européenne, il encourage les démarches de en législations et en régulations contraignantes que
Responsabilité sociale des entreprises (RSE). Cette les entreprises disent compenser par leurs enga-
notion est suspectée de remettre en cause les fron- gements volontaires. Dans le même temps, elles
tières entre l’économique et le politique, entre le cherchent à structurer les débats sur les questions
privé et le public. « Le bien pour la société » est sociales et environnementales à travers notamment
présenté comme une finalité de l’activité produc- leurs activités de lobbying. Cela implique toutefois
tive qui justifie l’élargissement des prérogatives que les entreprises confortent une position institu-
des firmes. Comme l’affirme Total, le groupe est non tionnelle et une personnalité morale pour justifier
seulement un « acteur social », mais il est aussi un des prises de positions et des actes fortement assi-
acteur légitime engagé dans le débat public : milés à ceux d’un citoyen : l’entreprise s’en attribue-
« En tant qu’entreprise responsable, nous consi- rait les droits d’expression ; mais aussi à ceux des
dérons qu’il est de notre devoir de nous impliquer institutions politiques: l’entreprise s’en attribuerait
dans les débats publics liés à nos activités. Nous certaines prérogatives. Un vocabulaire à connotation
nous efforçons de : politique, tels que les termes de gouvernance d’en-
– fournir aux autorités compétentes les informations treprise, émaille d’ailleurs le discours managérial.
techniques nécessaires à leurs prises de décision ; Mais la percée des références à l’éthique opacifie ce
– participer au débat public national et interna- référentiel. Les entreprises oscillent ainsi entre le
tional sur des enjeux clés tels que le rôle des entre- registre politique et le registre moral en privilégiant
prises dans la protection des droits humains ou le toutefois aujourd’hui le second, ne pouvant justifier
changement climatique. » démocratiquement le premier.
Dans un contexte marqué par la déstabilisation des Au niveau micro-social, les tensions entre capita-
espaces politiques fondés sur les États-nations et lisme et démocratie, sont internalisées dans l’entre-
LA REVUE SOCIALISTE N° 38 - 2E TRIMESTRE 2010
À propos de… 105

prise. Plusieurs leviers sont utilisés qui participent frères ennemis ce qui brouille les solidarités tra-
d’une fragilisation des contestations internes : ditionnelles.
– L’organisation du travail et les nouvelles techni- Ce mouvement n’est plus spécifique aux entre-
ques managériales isolent les salariés et aménagent prises privées. Il n’épargne pas le service public.
une guerre de chacun contre chacun à travers les En témoigne la rapidité avec laquelle certains
logiques de concurrence et de compétition. La mo- « patrons » d’université adoptent la vulgate mana-
bilité, la dépersonnalisation des rapports sociaux et gériale associée à l’application de la loi relative aux
des espaces de travail sont les sources d’une insta- libertés et responsabilités des universités (LRU).
bilité existentielle qui ne favorise pas l’élaboration Le problème posé par la crise financière n’est pas
de projets alternatifs et leur expression publique ; simplement celui de la victoire contre les tenants
– L’éclatement des structures de l’entreprise en plu- du laissez-faire. Elle est aussi celle d’une conso-
sieurs filiales déstabilise les mouvements institués lidation des marges de manœuvre des démocraties
tout en n’en favorisant pas l’apparition de nouveaux pour prendre en compte les revendications ci-
puisque ce sont dans les grandes entreprises que toyennes en matière de justice sociale. Au niveau
l’on trouve les plus forts taux de syndicalisation ; macro-social, le problème relève donc de l’auto-
– L’externalisation des emplois conduit à modifier rité et de la légitimité des puissances publiques.
le profil sociologique des salariés : les bastions Georges Papandreou, Premier ministre grec, traduit
ouvriers se trouvent à la périphérie chez les sous- bien ces enjeux lorsqu’il dit : « Mon sentiment est
traitants qui sont de taille beaucoup plus modeste que l’Europe n’a pas encore compris sa force pour
et soumis à une rude concurrence. La puissance élaborer des règles et des politiques pour faire
collective de contestation est moins immédiatement face aux marchés internationaux » (…) « Devant
visible et beaucoup plus morcelée, ce qui ne faci- un phénomène sans précédent dans la zone euro,
lite pas l’unification d’un mouvement ; nous sommes plutôt devenus des cobayes dans
– Enfin sur le plan idéologique, les salariés des une bataille entre les marchés internationaux et
maisons mères sont incités à se considérer comme l’Europe ». Comme le suggère Jürgen Habermas,
le fleuron de l’excellence par rapport à tous ceux l’argent confère une force mais n’atteint jamais la
dont le travail s’est précarisé à travers l’externali- légitimité nécessaire pour maintenir une obéis-
sation. Le monde du travail est soumis à des expé- sance par-delà la contrainte. Le recours à la morale
riences et à un vécu extrêmement différent selon participe d’une tentative de légitimation dissimu-
que l’on appartient au dedans ou au dehors tandis lant l’usage de cette force pour réduire les États
que l’on peut se retrouver à travailler côte à côte. à l’impuissance lorsque leurs décisions vont dans
Ces logiques conduisent les salariés à vivre en un sens non conforme aux intérêts immédiats des
marchés. Le succès politique du « Yes, we can » de
Barack Obama, et dans une toute autre mesure, du
« Ensemble, tout est possible » de Nicolas Sarkozy,
témoigne d’une volonté populaire de reconquête
L’externalisation des emplois conduit
de la souveraineté face aux injonctions de l’argent.
à modifier le profil sociologique des salariés :
les bastions ouvriers se trouvent à la périphérie Pourtant les deux perspectives divergent profon-
chez les sous-traitants qui sont de taille dément l’une de l’autre. La première se réfère aux
beaucoup plus modeste et soumis à une institutions et ne dénie pas la conflictualité en dé-
rude concurrence. La puissance collective de mocratie. La seconde qui s’accommode très bien de
contestation est moins immédiatement visible la rhétorique morale à visée consensuelle, mobi-
et beaucoup plus morcelée ce qui ne facilite pas lise très vite celle de « l’État fort ». Ce glissement
l’unification d’un mouvement. est éminemment dangereux car il nous détourne
106 Anne Salmon, Moraliser le capitalisme ?, 2009

Comme le suggère Jürgen Habermas, l’argent pour se maintenir en place. Ce qui à terme finit par
confère une force mais n’atteint jamais la être intenable. Mais la violence individuelle ou col-
légitimité nécessaire pour maintenir une lective qui lui fait face, manque aussi son but. Car
obéissance par-delà la contrainte. Le recours la contestation suppose pour obtenir l’approbation
à la morale participe d’une tentative de publique, d’être soutenue par une forme de recon-
légitimation dissimulant l’usage de cette force naissance. Or, pour les salariés, c’est souvent le
pour réduire les États à l’impuissance lorsque sentiment d’impuissance qui pousse à la violence.
leurs décisions vont dans un sens non conforme
Au fond, si la pseudo-éthique des empires écono-
aux intérêts immédiats des marchés.
miques masque un projet politique contenu dans les
nouvelles formes de gouvernance, le syndicalisme
serait peut-être en mesure de lui opposer un modèle
politique à soubassement éthique. La démocratisa-
des conditions de possibilité de la restauration tion des pratiques syndicales nous semble une issue
du pouvoir des États pour affronter les colosses particulièrement riche comme contre modèle articu-
aux pieds d’argile. Les empires économiques sont lant éthique et politique, mais aussi pour remettre
forts tant qu’ils peuvent nous contraindre, mais ils en question la tendance à la technocratisation du
sont impuissants à nous faire désirer leur obéir. La syndicalisme sous ses formes individualistes, « le
force n’est pas le pouvoir, c’est l’enseignement de service rendu à l’individu isolé au travail », ou sous
la démocratie. Voilà sans doute pourquoi, ils sont ses formes collectives dans le cadre de négociations
prompts à l’attaquer, voilà pourquoi, il est urgent fondées sur l’expertise et la contre-expertise.
de la défendre. Il serait toutefois vain de croire que cette démocra-
Au niveau micro-social, la démocratisation des pra- tisation des pratiques pourra s’établir d’elle-même
tiques syndicales peut avoir un impact réel auprès auprès des salariés. Pour stimuler le désir de démo-
des salariés dont le besoin d’expression, valorisé cratie, un syndicalisme de proximité est nécessaire.
par le management, n’en est pas moins bafoué. Cette orientation permet, outre la reconstruction
Cette stratégie que nous avons repérée dans une re- des réseaux sociaux disloqués par les directions,
cherche dont la base empirique porte sur environ une pédagogie des liens entre l’intérêt général et
cent vingt syndicalistes de terrain dans cinq entre- les situations individuelles, entre les enjeux col-
prises, me semble avoir des chances de restaurer la lectifs et les enjeux individuels. Par ailleurs, dans
dignité perdue lorsque les salariés se sentent isolés le contexte de fragilisation des collectifs de travail,
et contraints, soumis et silencieux, désespérés et la question des articulations entre travail et hors
dociles. Leur parole consolidée par le processus travail se pose avec acuité. En effet, dans le hors
démocratique duquel elle émerge et prend corps, travail, se reconstituent des collectifs de luttes cen-
peut peser dans le débat public à travers le regain trées sur un problème précis comme la défense de
de légitimité qu’elle acquiert. Ce que la violence l’environnement, la défense des travailleurs sans-
n’obtient jamais. La violence individuelle ou collec- papiers, etc. Il est possible que les liens entre ces
tive, en répondant à la force par la force comporte différents collectifs émergents dans la société civile
les mêmes faiblesses que le pouvoir autoritaire con- puissent devenir des leviers non négligeables pour
traignant : dans le cas de la gouvernance autoritaire, restaurer un pouvoir de contestation et d’actions
le manque de légitimité et d’obéissance volontaire collectives que les pratiques capitalistes cherchent
nécessite le déploiement de toujours plus de force actuellement à étouffer.

LA REVUE SOCIALISTE N° 38 - 2E TRIMESTRE 2010


Actualités
internationales
Les socialistes et l’Europe
OFFRE (1940-2008)
SPÉCIALE
Que faire après la Seconde Guerre mondiale pour
assurer la paix et le relèvement économique et social
du continent européen ?
Que faire... si ce n’est bâtir l’Europe.
Le Parti socialiste français y a pris une part
déterminante : réflexions pendant la Seconde
Guerre mondiale, réflexions et action ensuite, avec
quelques moments déterminants, de la signature
des traités de Rome en 1957 au développement de
l’Union européenne.
Les divisions n’ont bien sûr pas manqué, comme
la crise de la CED en 1954 ou les polémiques sur
le traité constitutionnel en 2005. Longtemps thème
porteur pour la gauche socialiste, la construction
européenne semble être devenue aujourd’hui un
sujet embarrassant.
Deux ouvrages de synthèse (respectivement parus
en août 2007 et novembre 2008) publiés par
l’Encyclopédie du socialisme permettent de revenir
sur cette question de l’union de l’Europe au prisme
des socialistes français.
Ils sont vendus 13 euros port compris (au lieu de 17
euros port compris).

BON DE COMMANDE
À photocopier et à retourner sous enveloppe affranchie à : ENCYCLOPÉDIE DU SOCIALISME, 12, CITÉ MALESHERBES 75009 PARIS

❐ MR. ❐ MME. ❐ MLLE. PRÉNOM


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Les socialistes et l’Europe, de la Résistance aux traités de Rome - Les socialistes et l’Europe (1958-2008)
au prix de 13 e, port compris (au lieu de 17 euros, port compris)
Ci-joint mon règlement de la somme de …………… Euros à l’ordre de Encyclopédie du socialisme
DATE : SIGNATURE :
Renaud Dehousse
estDirecteur du Centre d’Études européennes (CEE)

L’Union européenne après Lisbonne

A lain Bergounioux : La première ques-


tion porte sur le constat que font
presque tous les observateurs et aussi une
et parfois dans la douleur. Ceux qui soutiennent
qu’il y a une panne laissent en effet entendre qu’il
devrait exister une sorte de marche inéluctable vers
bonne partie des acteurs, c’est la « panne » l’intégration. Or je ne crois pas que cela soit le cas.
de l’Europe ! Symboliquement marquée au Nous avons assisté historiquement à un processus
sommet de Copenhague avec l’absence de de rapprochement graduel, des acteurs d’abord, des
représentants de l’Union Européenne au politiques ensuite, et il est exact que ce processus
moment de la négociation finale, avec des s’est ralenti. Cela ne signifie pas qu’il se soit arrêté,
faiblesses patentes dans le monde, tout ré- et dans le désordre actuel on distingue malgré tout
cemment en Haïti. Comment donc expliquer des logiques de mouvement. Par exemple, en ce
cette panne de l’Europe qui a l’air de durer ? qui concerne les relations franco-allemandes, on
Peut-on penser, après la longue et laborieuse constate que les Allemands acceptent désormais
mise en place des institutions issues du Traité
de Lisbonne, qu’il y a une chance de voir
apparaître des processus de décisions plus
clairs, plus nets, ou est-ce que dans le fond Nous avons assisté historiquement à un
ce qui devait amener une nouvelle dynamique processus de rapprochement graduel, des
ne va pas ajouter de la complexité à la com- acteurs d’abord, des politiques ensuite, et il
plexité ? est exact que ce processus s’est ralenti. Cela
Renaud Dehousse : Je ne dirais pas que ne signifie pas qu’il se soit arrêté, et dans le
l’Europe est en « panne », je dirais qu’elle continue désordre actuel on distingue malgré tout des
à avancer mais qu’elle le fait de façon chaotique logiques de mouvement.
110 L’Union européenne après Lisbonne

de parler de meilleure coordination des politiques disait déjà il y a 60 ans : « en Europe il n’y a plus
économiques, voire même de gouvernement écono- que des petits États, mais tous ne le savent pas ».
mique. Pourquoi assistons-nous à cette évolution ? C’est encore vrai : certains s’illusionnent toujours
Le grand levier de l’intégration européenne a tou- quant à leurs capacités de faire bouger les choses
jours consisté en une réponse à des problèmes très tout seul ou à deux, comme les Français et les
concrets, dont on voyait bien qu’ils ne pouvaient Allemands. Il suffit de regarder la carte de l’Eu-
pas être résolus par les États seuls et souvent même rope pour s’apercevoir que la France et l’Allemagne
qu’ils ne pouvaient l’être qu’en dépassant le simple pèsent dans l’Europe d’aujourd’hui moins qu’elles
schéma de la coopération interétatique. ne pesaient dans l’Europe des six. Ce que nous dit
En ce qui concerne le dossier du changement clima- la géographie, la distribution des votes au conseil
tique, les Européens se sont fait souffler la vedette des ministres ou au Parlement le confirme.
au sommet de Copenhague. En élèves studieux, ils
étaient venus avec un plan impeccable démontrant A. B. : Venons-en justement, dans ce pro-
au reste du monde leur sérieux, et au lieu d’être cessus chaotique, aux institutions. Le Traité
salués comme ils pensaient l’être, ils ont eu la mau- de Lisbonne a été présenté, « vendu », comme
vaise surprise de constater que les Américains et devant faciliter justement les coopérations
les Chinois pouvaient parfaitement se passer d’eux, entre les États, notamment avec les « coopé-
et qu’ils préféraient se parler directement et dicter rations renforcées », devant donner ainsi plus
leurs conditions au reste du monde. Tant mieux ! de visibilité à l’Europe, une impulsion à la dé-
Cela les forcera peut-être à comprendre qu’il est cision européenne. Mais, même s’il est vrai
indispensable de jouer un jeu coopératif quand on qu’il est un peu tôt pour avoir un jugement
veut exister sur la scène internationale. L’exemple dans la mesure où ces institutions sont à peine
d’Haïti est aussi très éclairant de ce point de vue. Je mises en place, on peut nourrir l’inquiétude fi-
suppose que les Européens y dépensent plus d’ar- nalement qu’il y ait plus de complexité encore
gent que les Américains, mais cela nul ne le voit, qu’auparavant, parce que on a un pôle de
car chacun y va de son propre communiqué pour pouvoir supplémentaire avec le président de
expliquer combien les secouristes français, anglais l’Europe pour deux ans et demi, la haute re-
ou espagnols ont été efficaces. On peut espérer présentante pour les affaires étrangères. On
que ces petites gifles amèneront progressivement voit mal comment va se faire la coordination
les Européens à un petit peu plus de discipline, avec le Conseil des chefs d’État et de gouver-
même si cela se fait à contre cœur. Jean Monnet nement, la commission. Est-ce que ce traité
va, dans sa pratique, remplir véritablement
les promesses qu’on lui a prêtées ?
R. D. : Je commencerais par dire que le traité de
Jean Monnet disait déjà il y a 60 ans : Lisbonne, comme tous les traités multi latéraux est
« en Europe il n’y a plus que des petits États,
un compromis et un compromis produit toujours
mais tous ne le savent pas ».
des résultats incertains, voire inattendus. On le voit
C’est encore vrai : certains s’illusionnent
toujours quant à leurs capacités de faire
d’ores et déjà. Il en allait de même avec le traité
bouger les choses tout seul ou à deux, comme de Maastricht et sa fameuse structure en piliers :
les Français et les Allemands. Il suffit de d’un côté le pilier communautaire classique, avec
regarder la carte de l’Europe pour s’apercevoir le projet révolutionnaire d’une monnaie unique ;
que la France et l’Allemagne pèsent dans de l’autre les piliers inter gouvernementaux, les
l’Europe d’aujourd’hui moins qu’elles ne Affaires étrangères et la justice, organisés de façon
pesaient dans l’Europe des six. plus traditionnelle. Lisbonne est un peu l’enfant
LA REVUE SOCIALISTE N° 38 - 2E TRIMESTRE 2010
Actualités internationales 111

Avec Lisbonne, il y a la création du poste de Rompuy a le profil du job. La vraie erreur aurait
président du conseil européen. Quels sont les été de désigner quelqu’un comme Tony Blair, car
parrains de cette institution ? José Maria Aznar, ce choix aurait été à l’origine de très nombreuses
Tony Blair et Jacques Chirac, qui tous trois, au tensions. Beaucoup d’États préfèrent le désordre
moment de la Convention, souhaitaient, par ce inhérent à un exécutif pluricéphale à un ordre
biais surveiller le président de la commission. qui se traduirait par une concentration du pouvoir
Vous conviendrez avec moi qu’il s’agit d’un entre les mains de la commission ou d’un puissant
patrimoine génétique un peu lourd !
président du Conseil. Certes, ils ne souhaitent pas
jeter aux orties le modèle communautaire, parce
qu’ils savent bien qu’en dépit de ses défauts et de
ses limites, il est plus efficace que la simple coo-
d’une logique hybride de même nature : vous y pération intergouvernementale. Mais dans le même
trouvez d’une part de vrais avancées, de vraies temps, ils avancent avec méfiance et n’hésitent pas
simplifications, et d’autre part des éléments – con- à certains moments à renouer avec la logique in-
sidérés par beaucoup d’États comme des gardes tergouvernementale. Tout cela produit un attelage
fous – qui sont pour moi facteurs de complexité. un peu baroque. Même si le casting retenu est très
La principale avancée réside évidemment dans le souple – avec Barroso à la Commission –, il serait
recours plus systématique au vote à la majorité surprenant qu’on n’assiste pas à quelques conflits.
qualifiée. Ceci est capital car on ne décide rien à J’ajoute que dans ce montage, il faut aussi que la
l’unanimité, comme on le voit bien aujourd’hui en présidence tournante de l’Union européenne – que
matière de fiscalité européenne. La deuxième sim- l’on a tendance à oublier – trouve sa place.
plification concerne le rôle du Parlement, doté dé-
sormais de pouvoirs plus importants, notamment en A. B. : Il y a un autre aspect intéressant à
ce qui concerne les affaires intérieures de l’Union. mettre en lumière, c’est l’évolution des forces
Je ne serais pas surpris que cela se traduise par de politiques, parce que l’on aurait pu penser - et
profonds changements. il y a des éléments qui conduisaient à étayer
En revanche, en matière de leadership, le traité ce constat – qu’on serait allé avec la montée
produit beaucoup de confusion à force de vouloir en puissance du Parlement européen vers un
multiplier les contre-pouvoirs. C’est ainsi que l’on débat politique polarisé autour des grandes
a créé un ministre des affaires étrangères ou plutôt forces, le PPE, le PSE, et qu’on aurait un
une « haute représentante pour la politique étran- processus de politisation progressif de l’Eu-
gère », qui se trouve prise en tenaille entre la com- rope avec des lignes de clivage relativement
mission et le conseil, et passera vraisemblablement claires – ce qui aurait permis d’entraîner une
plus de temps à faire des rapports aux uns et aux opinion européenne elle-même progressive-
autres qu’à se rendre sur le terrain. Ensuite, il y a ment politisée autour des enjeux européens.
la création du poste de président du conseil euro- Or ce processus aujourd’hui, là aussi, appa-
péen. Quels sont les parrains de cette institution ? raît problématique parce qu’on s’aperçoit
José Maria Aznar, Tony Blair et Jacques Chirac, que les grands partis finalement sont fragiles,
qui tous trois, au moment de la Convention, sou- le PPE souffre de scissions, a perdu de son
haitaient, par ce biais surveiller le président de la homogénéité, et celle du PSE est toujours
commission. Vous conviendrez avec moi qu’il s’agit à démontrer, les clivages voire les conflits
d’un patrimoine génétique un peu lourd ! Celui qui internes étant relativement marqués. Il y a
a été choisi est une personnalité avisée et sage, donc une interrogation aussi sur le degré de
capable de trouver des consensus. Herman Van politisation de la politique européenne et de
112 L’Union européenne après Lisbonne

la construction européenne. C’est vrai qu’en On nous dit qu’il y a désormais une discipline
France notamment (surtout en France ?), de vote de plus en plus grande au Parlement
on agite depuis des années déjà, sans toute- européen. Les chiffres semblent le montrer.
fois jamais le faire, l’idée qu’il faudrait des Mais en réalité pourquoi les partis sont-ils
listes politiques européennes et avec elles, plus homogènes dans leur vote ? Parce qu’ils
un éclaircissement pour l’opinion avec la fonctionnent sur le mode du consensus :
possibilité de présenter un président pour la le bureau d’un groupe politique réunit un
représentant de chaque délégation nationale au
commission, candidature faite clairement sur
sein du parti et décide par consensus. Ce n’est
des bases politiques. Or, tout cela reste, pour
donc pas le parti qui impose sa ligne, ce sont
l’instant, du domaine du discours. Qu’elle est les délégations qui se mettent d’accord !
votre analyse sur l’évolution de la politisation
des enjeux européens et à partir évidemment
de ce qui se passe au Parlement et dans les
grandes forces européennes ?
R. D. : Il semble évident que la politisation que tate que les troupes suivent ! Pourquoi en sommes-
certains (les Français notamment) appellent de leur nous là ? Parce que les partis politiques, les vrais,
vœux ne s’est pas produite. Et je pense que nous les partis nationaux, n’ont pas très envie de voir se
n’y assisterons pas avant longtemps. Prenons un développer un parti politique européen. Certes, on
exemple très simple. Nous avons en théorie tous les en parle dans certains pays. Mais si vous annoncez
ingrédients d’un régime parlementaire : le Parlement demain aux socialistes français que désormais les
a le droit de vie et de mort sur la commission. Mais positions de leur parti sur la politique sociale seront
lorsque l’on observe les récents débats sur l’inves- déterminées par une majorité au sein de laquelle
titure des commissaires, que voit-on ? Certes le cohabitent le new labour, les sociaux démocrates
Parlement a exercé un contrôle, il a entendu les nordiques et quelques autres, je ne suis pas sûr que
candidats commissaires. Mais sur quoi portaient les vous déclencherez un grand enthousiasme.
questions des députés ? Sur la probité des candidats En réalité, nous nous situons dans un système po-
commissaires et sur leur connaissance des dossiers litique pré-parlementaire. Dans l’attelage « groupe
dont ils auraient la charge. C’est la raison pour la- politique » au Parlement et « partis », l’élément fort
quelle ils ont été auditionnés par les commissions est incontestablement le groupe politique. Je fais
spécialisées du Parlement. Où est la politique dans souvent un test avec mes étudiants. Je leur demande
tout cela ? Nulle part ! On avait le sentiment qu’il de me citer le nom du responsable de tel ou tel parti,
s’agissait plus d’un entretien de recrutement, que et la plupart du temps, ils citent le président du
d’un exercice de contrôle politique. groupe au Parlement. Il y a une dizaine d’années,
On nous dit qu’il y a désormais une discipline de Jacques Delors avait proposé avec un groupe trans-
vote de plus en plus grande au Parlement européen. national et pluripartisan de personnalités d’encou-
Les chiffres semblent le montrer. Mais en réalité rager les partis à présenter leur propre candidat à la
pourquoi les partis sont-ils plus homogènes dans direction de la commission au moment des élections
leur vote ? Parce qu’ils fonctionnent sur le mode du européennes. Le moins que l’on puisse dire, c’est
consensus : le bureau d’un groupe politique réunit qu’il n’a pas été entendu. Tout le monde a salué
un représentant de chaque délégation nationale au l’initiative mais personne n’a embrayé ! Regardez
sein du parti et décide par consensus. Ce n’est donc aussi ce qui s’est produit autour de M. Barroso :
pas le parti qui impose sa ligne, ce sont les déléga- les socialistes européens n’ont pas réussi à accou-
tions qui se mettent d’accord ! Et puis à la surprise cher d’un candidat alternatif, ce qui constitue tout
générale, une fois qu’elles sont d’accord, on cons- de même un échec notable car le contexte de crise
LA REVUE SOCIALISTE N° 38 - 2E TRIMESTRE 2010
Actualités internationales 113

économique majeure dans lequel nous évoluons A. B. : Évidemment, à ce moment là, si l’on
aurait dû faciliter l’alternance. Les quelques partis suit votre analyse, cela veut dire que ce que
de gauche alors au pouvoir ont préféré appuyer M. l’on nomme le « déficit démocratique » de
Barroso avant même les élections : cela revenait à l’Union Européenne, persistera longtemps…
jouer la carte du conseil européen, c’est-à-dire celle R. D.: C’est notre concept de démocratie qui doit
des gouvernements, contre celle du Parlement. évoluer. Le modèle démocratique qui prédominait
Tout cela montre bien que les partis ne sont pas des dans la Grèce antique était celui des cités. Lors de
institutions que l’on crée d’un claquement de doigt. la construction des états, on s’est aperçus qu’on ne
Nous nous situons dans une logique parlementaire pouvait pas faire fonctionner un État Nation sur
depuis 1979 ; cela fait maintenant 30 ans qu’on la même base que la République athénienne ; on
en parle mais rien ne se passe. Par ailleurs, il faut a donc inventé la démocratie représentative. La
réfléchir à cette question de la politisation, est-ce transposition de ce modèle au niveau supranational
vraiment la voie du futur ? On voit bien ce qu’elle se heurte aujourd’hui à certaines limites structu-
comporterait de positif : un débat sur de véritables relles inhérentes à la nature de l’Union européenne.
enjeux européens et pas simplement sur la popula- Il nous faut penser une autre façon de concevoir
rité des princes qui nous gouvernent. Mais voulons- la démocratie. Il s’agira probablement d’un modèle
nous réellement d’un système partisan puissant et hybride. Certaines formes de démocratie directe
surtout d’un gouvernement qui serait l’émanation pourraient y jouer un rôle utile. Je note à ce sujet
des partis européens ? Personnellement je ne suis que le traité de Lisbonne prévoit un mécanisme ori-
pas persuadé qu’il s’agisse d’une voie idéale car le ginal qui est celui de l’ « initiative citoyenne » : il
propre du système européen, c’est son fonctionne- permet à un certain nombre de citoyens de l’Union
ment par consensus. Nos cultures politiques natio- de demander qu’un vote intervienne sur tel ou tel
nales sont si différentes, elles ont tant d’intérêts point, ce qui conduit à une réaction de la com-
divergents, que la logique du consensus doit de- mission qui est alors tenue d’agir. Ce n’est pas un
meurer. Cela n’est pas incompatible avec une cer- hasard si ce modèle de démocratie directe est très
taine affirmation des partis, ni avec une influence pratiqué en Suisse. Il s’agit d’un pays extrêmement
accrue des citoyens. Mais on ne peut pas avoir en morcelé, divisé en 22 cantons, où l’on parle plu-
Europe un système de gouvernement à l’anglaise, sieurs langues, où plusieurs religions sont prati-
où il suffit d’avoir 35 % des voix pour disposer quées. La logique strictement majoritaire du régime
d’une majorité stable et dès lors gouverner le pays. parlementaire risquerait d’y produire des chocs
brutaux. Il en va de même au niveau européen.

A. B. : Ne peut-on pas, cependant, formuler


l’espoir d’une plus forte « politisation » de
Il nous faut penser une autre façon
l’Europe autour de dynamiques communes
de concevoir la démocratie. Il s’agira
amenées par la crise économique, avec
probablement d’un modèle hybride. Certaines
formes de démocratie directe pourraient y jouer
l’idée qu’il pourrait y avoir plus de « gou-
un rôle utile. Je note à ce sujet que le traité de vernement », plus de gouvernement écono-
Lisbonne prévoit un mécanisme original qui est mique de l’Europe, plus de choses décidées
celui de l’ « initiative citoyenne » : il permet en commun. Nous sommes quand même dans
à un certain nombre de citoyens de l’Union de une situation nouvelle pour les États euro-
demander qu’un vote intervienne sur tel ou péens et l’Union européenne elle-même avec
tel point, ce qui conduit à une réaction de la une crise profonde du capitalisme financier
commission qui est alors tenue d’agir. et plus encore peut-être avec les changements
114 L’Union européenne après Lisbonne

de rapports de force au sein du monde qui se Je ne spéculerais pas non plus sur un
marquent nettement. Ne pensez-vous pas que effondrement du système européen tel que nous
de là va sortir une dynamique qui va peut- le connaissons : le coût en serait trop élevé.
être remettre en cause les équilibres anciens Après tout, même dans ce contexte peu propice,
et les volontés par trop calculatrices des États les membres de la zone Euro ont accepté de
nationaux ? Ne va-t-on également pas voir un venir en aide à la Grèce. On voit aussi que le
mouvement important dans les opinions pu- modèle communautaire – variante « soft » du
modèle fédéral – constitue un centre de gravité
bliques pour reprendre, au fond, une partie
vers lequel, sans le vouloir, ou à reculons,
du projet européen initial, qui portait une
nous retournons toujours...
volonté fédéraliste ?
R. D. : J’hésite toujours à me lancer dans des pré-
dictions, mais il est vrai qu’une crise aussi impor-
tante que celle que nous traversons pourrait être à
l’origine d’une dynamique du type de celle que vous ramène aussi simplement que cela vers le modèle
décrivez. Cependant, dans le même temps, nous as- initial de l’Europe fédérale. Par ailleurs, le besoin
sistons à des changements structurels qui rendront de protection qui se fait sentir peut aussi débou-
plus compliqué un « retour de balancier ». Il est cher sur des pressions nationalistes. Regardez
vrai face à la crise que les opinions demandent à la façon dont est traité le problème grec : on voit
être rassurées, et attendent dans la plupart de nos beaucoup M. Sarkozy et Mme Merkel sur le pont, et
pays une intervention protectrice des pouvoirs le comportement de cette dernière semble surtout
publics. Mais ce n’est pas la seule tendance de répondre à des intérêts nationaux à court terme.
fond que l’on observe. Les pays européens évoluent Quant à la Commission, chargée de représenter les
tous globalement vers des économies de service. La intérêts européens à long terme, elle brille souvent
diminution de la place du secteur secondaire a des par son silence ! Difficile de voir dans tout cela les
implications sur les logiques partisanes et sur le prémisses d’une poussée fédéraliste. Néanmoins, je
positionnement politique et culturel des électeurs. ne spéculerais pas non plus sur un effondrement
Désormais, l’axe de mobilisation « plus d’État ou du système européen tel que nous le connaissons :
plus de marché » n’est plus la seule grille de lecture le coût en serait trop élevé. Après tout, même dans
du jeu politique européen. On peut aussi identifier ce contexte peu propice, les membres de la zone
un axe « plus ou moins de libéralisme culturel », Euro ont accepté de venir en aide à la Grèce. On
et si l’on s’intéresse au dossier du changement cli- voit aussi que le modèle communautaire – variante
matique, on voit apparaître de nouvelles lignes de « soft » du modèle fédéral – constitue un centre de
fracture. Je ne suis donc pas sûr que puisse se pro- gravité vers lequel, sans le vouloir, ou à reculons,
duire un mécanisme de balancier brutal qui nous nous retournons toujours...

LA REVUE SOCIALISTE N° 38 - 2E TRIMESTRE 2010


Jean-Jacques Kourliandsky
est chargé de recherches à l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS)

Brésil, les années Lula (2003-2010)


« Le Brésil est notre drapeau »

L es Brésiliens doivent le 3 octobre pro-


chain voter pour dèsigner leur prési-
dent de la République. Le chef de l’État
Cette rivalité électorale est partisane. Mais elle
oppose également deux bilans qui peuvent être
comparés par les électeurs et confrontés aux
sortant, Luiz Inácio Lula da Silva, élu en programmes des deux candidats principaux. Elle
2002 et réélu en 2006, ne se représente donne à l’observateur extérieur, en particulier à
pas. Mais l’option qui était la sienne, celle ceux appartenant à la famille de l’Internationale
du Parti des travailleurs, le PT, sera bien là, socialiste, l’opportunité d’une évaluation intéres-
portée par une femme, Dilma Rousseff, dèsi- sante. Comment le PSDB, scission de gauche du
gnée par son parti le 18 février 20101. Le parti PMDB3, et le PT, issu des luttes sociales et
principal adversaire de la candidate du PT, démocratiques de la fin de la dictature, ont-ils géré
José Serra, défendra les couleurs du Parti le Brésil après leurs victoires respectives ? Pour
social-démocrate brésilien, le PSDB. La certains, PT et PSDB ont poursuivi la même poli-
bipolarisation électorale, PT-PSDB, réduit tique, dans l’économie comme dans le social. Ce
l’espace d’autres candidatures, effectives point de vue est défendu par des intellectuels4 et
comme celles du PSB et des Verts, poten- les milieux d’affaire. Mais il est soutenu également
tielles comme celle du PSOL ou retirées par par les partis d’extrême gauche. Pour les premiers,
d’autres forces politiques2. Cette dualité il conviendrait de créer les conditions d’une grande
concurrente renvoie à deux expériences de alliance. Pour les seconds, PT et PSDB seraient
gouvernement, celle de Fernando Henrique « blancs bonnets et bonnets blancs ». Ils perpé-
Cardoso (PSDB), président de 1994 à 2002, tueraient la même politique favorable aux grands
et à celle de Lula (PT) de 2003 à 2010. intérêts économiques.
116 Brésil, les années Lula (2003-2010)

Pour certains, PT et PSDB ont poursuivi la des gouvernements Lula, au cours de la période de
même politique, dans l’économie comme dans 2003 à 2010. Seule cette approche peut permettre
le social. Ce point de vue est défendu par des de préciser le contenu qualitatif de ce qui a été fait.
intellectuels et les milieux d’affaire. Mais il En quoi les gouvernements de Lula, du PT et de ses
est soutenu également par les partis d’extrême alliés, ont-ils apporté un changement par rapport
gauche. Pour les premiers, il conviendrait de aux années PSDB de Fernando Henrique Cardoso ?
créer les conditions d’une grande alliance. Pour Si changement il y a eu, quelle a été sa nature et son
les seconds, PT et PSDB, seraient
contenu ? Le fil conducteur suivi par l’auteur pour
« blancs bonnets et bonnets blancs ». Ils
dérouler le canevas du bilan des années Lula, sera
perpétueraient la même politique favorable
aux grands intérêts économiques.
le mot d’ordre choisi par le PT pour son congrès
du 18 février 2010, Brasil e nossa bandeira, « Le
Brésil est notre drapeau ». Le choix méthodologique
est arbitraire. Mais il a le mérite de prendre le PT
au pied de la lettre, et d’utiliser le slogan affiché,
La réélection de Lula en 2006, acquise contre un comme clef interprétative des politiques intérieures
responsable du PSDB5, parti de Fernando Henrique et extérieures suivies de 2003 à 2010.
Cardoso, la popularité qu’il a maintenue et élargie
depuis cette date, apportent un élément concret
d’évaluation, celui des électeurs. Ce sont les Brési- Un projet intégrateur, national
liens les plus pauvres, ceux du Nord-Est et ceux et social
des banlieues des grandes villes, qui ont assuré la
victoire de Lula. Les cœurs de métropole, socia- Les Brésiliens, constituent la base du projet affiché
lement plus favorisés, ont voté en revanche pour par le PT. Sans doute faut-il pour en comprendre
d’autres forces, en particulier à Saint-Paul, pour le sens rappeler l’histoire de ce parti, qui se dit
le PSDB6. Le constat donc est celui d’une identi- de gauche, mais dont l’identité est particulière.
fication par les plus pauvres au PT, en dépit des Le PT est né en 1980, à la fin de la dictature mili-
critiques signalées supra. Le PT est perçu par les taire8. La démocratie était dès les premiers jours au
plus modestes comme la formation qui les défend le centre de son combat. L’autre pilier fondateur est
mieux. Cette première évaluation, reflète une réalité syndical. La reconnaissance du droit de revendi-
électorale incontournable. Emir Sader, compagnon quer, de manifester, et la définition d’objectifs très
de route critique du PT7, en signale malgré tout
l’importance pour ceux qui entendent porter un
jugement sur le bilan des années Lula.
L’adhésion au bilan du PT des majorités sociales
Le PT est né en 1980, à la fin de la dictature
brésiliennes qui sont aussi en Europe potentielle-
militaire. La démocratie était dès les premiers
ment celles des partis socialistes, du PD italien, du
jours au centre de son combat.
PS, du PSD suédois, du PSOE, du PASOK, de la L’autre pilier fondateur est syndical. La
SPD, explique leur présence les 17-20 février 2010 reconnaissance du droit de revendiquer, de
au IVe congrès du PT. Pour autant comparaison manifester, et la définition d’objectifs très
n’est pas nécessairement raison. Le Brésil relève de concrets, ont imprégné la ligne générale.
problématiques sociales qui ne sont plus à l’ordre Certes dès les premiers moments toutes sortes
du jour en Europe. Il convient donc d’aller au-delà, de groupes de la famille marxiste, maoïstes,
de replacer la réalité brésilienne dans son contexte, trotskistes, ont rejoint le PT. Mais ils l’ont
et d’examiner de façon concrète les réalisations abandonné au fil des années.
LA REVUE SOCIALISTE N° 38 - 2E TRIMESTRE 2010
Actualités internationales 117

concrets, ont imprégné la ligne générale. Certes dès Le pari a consisté à donner à la croissance des
les premiers moments toutes sortes de groupes de la bases nationales. Il s’est alors agi d’élargir
famille marxiste, maoïstes, trotskistes, ont rejoint le l’assiette des consommateurs, d’y faire entrer
PT. Mais ils l’ont abandonné au fil des années. Le les exclus, ou du moins le plus grand nombre
pragmatisme imposé par la majorité issue comme d’entre eux. La politique sociale a donc été
Lula des luttes syndicales, n’était encadré par un élément ayant accompagné la relance de
aucun credo idéologique, sinon celui de respecter l’économie. Cette idée, critiquée par le candidat
du PSDB, qui signale son intention
la démocratie et de réduire les inégalités. Cette
s’il est élu le 3 octobre 2010, de prioriser
double approche a été effectivement celle des
les exportations, reste centrale pour Dilma
gouvernements Lula, après les victoires de 2002 et Rousseff, candidate du PT.
2006. Elle est sévèrement critiquée par tous ceux
qui revendiquent une forme de pureté idéologique
et la quête de ruptures révolutionnaires. Si effec-
tivement à l’aune de projets révolutionnaires ses
résultats sont assez pauvres, en revanche ils sont vement modérée, mais réelle, la croissance brési-
notablement importants sur le terrain du concret lienne a été socialement vertueuse. La pauvreté a
démocratique, comme social, et de l’économie. reculé. Ce recul a été à la base des taux constatés
L’économie, en effet, a été au centre du projet inté- ces dernières années, 2009, année de crise interna-
grateur. L’économie de marché et ses contraintes ont tionale mise à part.
été acceptées comme cadre incontournable d’inter- Comment socialement s’est manifestée cette politique
vention. Équilibre budgétaire, lutte contre l’infla- sociale active ? Plusieurs instruments, conformes
tion, réduction de la dette, liberté de rapatriement au pragmatisme du PT et de son fondateur, Lula da
des dividendes pour les investisseurs étrangers ont Silva, ont été utilisés. Le salaire minimum dont le
été les lignes rouges imposées dès le départ. La pouvoir d’acquisition avait été érodé a reçu plusieurs
continuité a été ici incontestable avec les gouverne- coups de pouce. Le mouvement initial ici avait été
ments antérieurs9. Une différence a néanmoins été donné dès l’époque de Fernando Henrique Cardoso.
rapidement perceptible. La politique économique Il a été accéléré par Lula, à partir de 2003. Les 10 %
a privilégié la construction d’un marché intérieur. de la population ne bénéficiant pas de l’électricité
Le pari, à la différence de la Chine, a consisté à en ont été dotés. Cet acquis social a corrigé une
donner à la croissance des bases nationales10. Il inégalité. Il a eu un effet économique démultiplica-
s’est alors agi d’élargir l’assiette des consomma- teur. On a en effet constaté un accroissement de la
teurs, d’y faire entrer les exclus, ou du moins le demande de réfrigérateurs, de téléviseurs et autres
plus grand nombre d’entre eux. La politique sociale appareils de ligne blanche. La modernisation de
a donc été un élément ayant accompagné la relance l’habitat, combinant social et construction, et donc
de l’économie. Cette idée, critiquée par le candidat croissance, a été choisie comme l’un des facteurs de
du PSDB, qui signale son intention s’il est élu le réponse à la crise de 2009. Un programme baptisé
3 octobre 2010, de prioriser les exportations, reste Minha casa, Minha vida, Ma Maison, Ma vie, a
centrale pour Dilma Rousseff, candidate du PT. Le été mis en place à cet effet. Mais le programme le
Brésil est en Amérique latine, continent des inéga- plus ambitieux, celui dont les effets ont été les plus
lités, le pays le plus inégalitaire. La marge sociale significatifs, a été et est toujours le programme,
visée, et le marché potentiel offert aux industries Bourse famille. Plusieurs programmes existant à
locales d’électroménager, et d’habitat en général, l’arrivée du PT au pouvoir, ont été rationnalisés et
était donc non négligeable11. La statistique sept unifiés sous l’intitulé « Bourse famille ». Octroyé
ans plus tard confirme la validité du pari. Relati- aux mères de famille sous forme d’une carte de
118 Brésil, les années Lula (2003-2010)

crédit, il est conditionné à la scolarisation et au des projets innovateurs, comme le Plan alcool. La
suivi médical des enfants. Il est rapidement monté démocratisation politique avait avec la Constitution
en puissance. Il concernait, en 2004, 6,5 millions de 1988 garanti un socle de droits fondamentaux.
de familles. Elles étaient plus de 11 millions en Mais elle avait été accompagnée par l’adoption de
200812. politiques économiquement libérales reposant sur
La participation citoyenne également fait l’objet les principes définis sous le nom de Consensus de
d’une attention particulière. Les procédures mises Washington. Les premiers présidents de la démo-
en œuvre, avant la conquête du pouvoir fédéral, par cratie Collor et Cardoso ont ouvert l’économie brési-
le maire PT de Porto Alegre, Tarso Genro, l’inven- lienne à la concurrence extérieure. Ils ont privatisé
teur du budget participatif, et largement popula- l’essentiel des entreprises publiques14. Cette poli-
risées à l’occasion des Forums sociaux mondiaux tique ayant généré une crise du secteur industriel,
initiés dans la même ville en 2001, ont été étendues la montée du chômage, inflation et endettement du
à l’échelle du pays. De 2003 à 2010 des Forums pays, le Brésil était de fait soumis à l’autorité de
et rencontres ont été organisés par le gouverne- prêteurs extérieurs (le FMI) et à celle d’investisseurs
ment afin d’écouter les acteurs sociaux et traduire étrangers. L’autorité de l’État a été rétablie. L’enca-
un certain nombre de leurs attentes en projets drement a été renforcé par la reconstitution du corps
de loi. Tous ont eu pour finalité l’extension de la de fonctionnaires amputé de 10 % par les présidents
participation citoyenne, aussi bien des jeunes que antérieurs. La Banque d’État, Banque nationale et
des anciens, des minorités sexuelles, des femmes, BNDES, banque d’investissement, ont acquis un
à travers aussi la reconnaissance avec toutes les rôle structurant. La définition de plans d’investisse-
conséquences que cela implique de la réalité afro- ment nationaux, comme le PAC, ont conforté ce rôle
brésilienne avec toutes les conséquences que cela des banques nationales. Une loi adoptée en 2010 a
implique13. attribué à Petrobras, société contrôlée par l’État, la
maîtrise majoritaire des nouveaux champs pétroliers
exploités ou à découvrir.

La participation citoyenne également fait


l’objet d’une attention particulière. Le projet diplomatique :
Les procédures mises en œuvre, avant la national et multipolaire
conquête du pouvoir fédéral, par le maire PT
de Porto Alegre, Tarso Genro, l’inventeur du La place du Brésil dans le concert international en
budget participatif, et largement popularisées 2010 n’est plus celle qui était la sienne en 2003.
à l’occasion des Forums sociaux mondiaux Un certain nombre d’évènements récents permet
initiés dans la même ville en 2001, ont été de mesurer l’écart séparant les deux situations. En
étendues à l’échelle du pays. 2002 le Brésil était présenté par les experts en rela-
tions internationales comme un brillant second des
États-Unis en Amérique du Sud15. Le rôle qui lui
était affecté était celui d’un État relais de la puis-
Afin de mettre en œuvre ces politiques, les gouver- sance majeure. Il était par ailleurs considéré par les
nements Lula ont rendu à l’État un rôle central. grandes banques nord-américaines, comme un pays
À l’inverse de ce qui s’était passé dans les autres émergent passif, c’est-à-dire dans la perspective de
pays de la région, la dictature militaire brésilienne ces institutions financières comme un lieu d’inves-
avait perpétué la défense des intérêts nationaux, les tissement accueillant, générateur de profits élevés16.
protégeant de la concurrence extérieure et finançant Le Brésil d’aujourd’hui ne peut plus être perçu de
LA REVUE SOCIALISTE N° 38 - 2E TRIMESTRE 2010
Actualités internationales 119

cette façon-là. La simple lecture des évènements tère le plus novateur de la politique étrangère des
les plus récents en donne la mesure. Le Brésil est années Lula. Et c’est sans doute cette combinaison
membre à part entière du G 20, cercle des grandes de contraires assumés qui a permis au Brésil d’ac-
économies du monde. Il a participé à la recherche céder à la position internationale qui est la sienne
du compromis ayant permis de clore la conférence aujourd’hui. Le discours de la méthode suivi à l’ex-
de Copenhague sur le réchauffement climatique en térieur comme à l’intérieur, hypothèse défendue par
décembre 2009. Il est aux commandes, au nom des l’auteur, est celui d’équipes dirigeantes pragmati-
Nations unies, parallèlement aux États-Unis, sur ques, un pragmatisme d’origine culturelle, le syndi-
le dossier haïtien. Il est sollicité et donc consulté calisme18. Les conflits internationaux ont été traités
par Washington sur l’Iran et sa politique nucléaire. comme des batailles sociales. Le président et son
Le constat est donc celui d’une montée en puis- gouvernement ont fixé à leur diplomatie une feuille
sance. Constat qui pose plusieurs interrogations. de route identifiant des objectifs considérés comme
Pourquoi et comment le Brésil a-t-il pu bonifier prioritaires à tel ou tel moment. Ces objectifs n’ont
ainsi de façon aussi spectaculaire la qualité de pas été nécessairement liés les uns aux autres. À
son rapport au monde ? Cette évolution a-t-elle un chacun correspondait l’établissement d’une stra-
caractère étroitement national, voire nationaliste ? tégie, la mobilisation des moyens jugés les plus
Ou comporte-t-elle des éléments signalant une adéquats et celle des alliés permettant d’atteindre
autre intentionnalité, plus collective ? Celle d’opti- le but qui avait été fixé.
miser la place du Brésil dans la société internatio-
nale en passant par un cheminement partagé avec
d’autres pays partenaires ?
La réponse, ou les réponses, mêlent au vu des Le pragmatisme, l’absence d’interdits
réalités diplomatiques brésiliennes, les différents idéologiques, ont dans la politique extérieure
éléments de leur énoncé. Cette imbrication de comme en politique intérieure, constitué un
décisions renforçant la puissance nationale du fil conducteur qui a déconcerté. Pendant toute
Brésil, avec d’autres témoignant d’une intentionna- la période considérée, le Brésil a en effet pu
lité coopérative a donné des arguments, tout à la engager des coopérations avec les États-Unis,
fois contradictoires et fondès, à tous ceux qui ont comme avec l’Iran. Cet oxymore diplomatique
critiqué l’action extérieure du Brésil. Pour les uns, a souvent été ignoré par les critiques qui ont
elle serait excessivement conservatrice, tandis que ciblé tel aspect de la politique extérieure, tout
pour d’autres elle serait particulièrement complai- en faisant l’impasse sur d’autres. C’est pourtant
sante avec les adversaires de l’Occident. La thèse là que se trouve le caractère le plus novateur
des uns et des autres est dans un cas comme dans de la politique étrangère des années Lula.
l’autre renforcée par le logiciel suivi par Planalto
et Itamaraty17. Le pragmatisme, l’absence d’in-
terdits idéologiques, ont dans la politique exté-
rieure comme en politique intérieure, constitué un La démonstration initiale de ce discours de la
fil conducteur qui a déconcerté. Pendant toute la méthode a surpris. Dès son accession au pouvoir, le
période considérée, le Brésil a en effet pu engager nouveau président a considéré qu’il était de l’intérêt
des coopérations avec les États-Unis, comme avec du Brésil de faire bouger les lignes, les rapports
l’Iran. Cet oxymore diplomatique a souvent été de force internationaux. Pour changer la donne et
ignoré par les critiques qui ont ciblé tel aspect de poser les bases d’un nouvel ordre international il a
la politique extérieure, tout en faisant l’impasse sur pris comme horizon la conférence de l’OMC qui se
d’autres. C’est pourtant là que se trouve le carac- tenait à Cancún, au Mexique en septembre 2003.
120 Brésil, les années Lula (2003-2010)

Bonifier la défense de l’intérêt brésilien, et la place Le Brésil a constitué avec l’Afrique du Sud et
du Brésil dans le monde, supposait l’engagement l’Inde le groupe IBAS (Inde, Brésil, Afrique
d’un rapport de force avec les pouvoirs installés, du Sud). La multipolarité prenait avec cette
les États-Unis, les Européens et le Japon. Le Brésil décision un caractère structurel. Les trois
dans cette perspective disposait de capacités consi- pays membres du groupe IBAS se sont alors
dérées comme sous-employées par les majorités fixés l’objectif de construire une alliance des
antérieures. Pour autant, seul, il ne pouvait rien grands pays du Sud, afin de peser à Cancún
sur les décisions prises dans un grand forum
bouleverser. Le président Lula a donc dès janvier
international, celui de l’OMC. La suite est
2003 signalé son choix pour la multipolarité. Son
connue. Cancún a effectivement cassé le
premier voyage a été européen. Il a visité l’Alle- déroulement de ce type de conférence, jusque-là
magne, puis la France, qui au Conseil de sécurité maîtrisé par la Triade (États-Unis, Japon, Union
des Nations unies s’opposait à toute initiative unila- européenne), imposant ses compromis internes.
térale des États-Unis en Irak. Il a ensuite proposé ses
bons offices et créé un groupe d’amis du Venezuela,
avec des Européens et des latino-américains, pour
empêcher l’instrumentalisation internationale de la
crise intérieure affectant ce pays et la bipolarisa- Brésil s’est par ailleurs associé à l’Allemagne, à
tion de l’Amérique latine. Quelques semaines plus l’Inde et au Japon, au sein du G 4, groupe de pays
tard il a constitué avec l’Afrique du Sud et l’Inde sollicitant l’élargissement du cercle des membres
le groupe IBAS (Inde, Brésil, Afrique du Sud). La permanents du Conseil de sécurité. Il a en 2009,
multipolarité prenait avec cette décision un carac- participé au renversement du concept de pays
tère structurel. Les trois pays membres du groupe émergent, en participant avec la Russie, l’Inde et
IBAS se sont alors fixés l’objectif de construire une la Chine, à l’institutionnalisation du groupe BRIC
alliance des grands pays du Sud, afin de peser à (Brésil, Russie, Inde, Chine). Ces initiatives collec-
Cancún sur les décisions prises dans un grand forum tives ont été accompagnées d’autres, à caractère
international, celui de l’OMC. La suite est connue. bilatéral. Certaines associées à des projets de
Cancún a effectivement cassé le déroulement de ce politique intérieure visaient à élargir l’assiette de
type de conférence, jusque-là maîtrisé par la Triade la citoyenneté en instrumentalisant diplomatique-
(États-Unis, Japon, Union européenne), imposant ment et commercialement l’existence des diffé-
ses compromis internes. Le G 22, devenu au fil des rentes communautés résidant au Brésil issues de
mois le G 20 ou G X, en bloquant l’OMC a signalé vagues migratoires multiples. Afrique noire, monde
les débuts d’un nouveau rapport de forces. arabe, Japon, ont été ainsi visités par un président
Depuis, avec des succès inégaux, le Brésil a brésilien mettant en valeur la proximité culturelle
approfondi la méthode et démultiplié les initia- pour construire des réseaux coopératifs. Avec
tives. De 2003 à 2010, il a inventé toute une série d’autres pays le rapport a été plus utilitaire, fondé
de contrepoids diplomatiques. Et il a apporté un sur l’intérêt mutuel. L’éthanol a justifié la signature
soutien à d’autres imaginés par différents pays. La d’un accord avec les États-Unis. L’accession à la
diplomatie brésilienne a en Amérique latine, créé puissance militaire a supposé un accord particulier
en 2008 l’Union des nations d’Amérique du Sud avec la France en 2008. La plus petite des grandes
(Unasul/Unasur) et la Conférence des pays d’Amé- puissances était la seule en mesure d’accepter la
rique latine. Elle a dans le même esprit encouragé vente de matériels de haute technologie sans condi-
la création de structures de coopération Sud-Sud, tionnalité. Enfin, pour justifier son exigence d’une
entre Amérique du Sud et Ligue arabe en 2005 réforme du système des Nations unies, le Brésil
et Amérique du Sud et Afrique noire en 2006. Le s’est porté candidat en 2004 à la direction d’une
LA REVUE SOCIALISTE N° 38 - 2E TRIMESTRE 2010
Actualités internationales 121

opération de paix, en Haïti, la Minustah (Mission le Brésil des années Lula, selon une perspective
des Nations unies pour la stabilité de Haïti). européenne et socialiste ou social-démocrate, quel
Cette multiplication d’initiatives, collectives comme jugement peut-on porter ? Et quels enseignements
bilatérales, a ainsi placé le Brésil au centre d’une peut-on éventuellement tirer d’une expérience de
actualité dont il avait été jusque là absent. L’Unasur gouvernement aussi riche que contradictoire ? Emir
a démontré sa validité en permettant la résolution Sader dans une publication récente signale une
d’une crise interne à la Bolivie, en 2008, sans lapalissade qu’il convient pourtant de rappeler :
recours à des institutions intergouvernementales, « Le pays vit un moment particulier, en 2010
contrôlées par les « Grands », l’OEA (Organisation la fin de huit années les plus importantes de son
des États américains) et l’ONU. En Haïti, après le histoire politique »21. Les changements, en effet, en
tremblement de terre du 12 janvier 2010, le Brésil matière sociale, d’intégration citoyenne, et interna-
a été bousculé par les soldats et la diplomatie du tionale sont indéniables. Le Brésil de 2010, n’est
Canada et des États-Unis. Mais il a finalement vu plus celui de 2002. Il est devenu autre, qualitati-
son rôle et sa place reconnus dans la gestion de la vement. Pour autant il n’y a pas eu de rupture, de
crise. Les États-Unis, on l’a signalé supra, désor- grand soir. L’économie de marché, la démocratie
mais intègrent le Brésil dans le cercle des États libérale sont respectées aujourd’hui comme hier. La
consultés sur un certain nombre de sujets stra- réforme agraire est restée en suspens. Tout comme
tégiques, qui concernent le changement clima- la défense de l’environnement, en dépit d’annonces
tique comme la politique nucléaire de l’Iran. Hors faites tardivement à Copenhague. Il est vrai que
hémisphère occidental, au-delà des liens institu- les revenus tirés de l’agro-industrie ont été consi-
tionnels mentionnés, les relations commerciales dérés comme incontournables pour faire entrer les
et économiques avec les Suds ont pris une place ressources, par le biais de la fiscalité, indispensable
structurellement inédite déplaçant l’Europe et les au financement des programmes sociaux.
États-Unis. Les entreprises brésiliennes sont de Mais au-delà de ces constats, que dire des chan-
plus en plus présentes en Afrique, dans le monde gements identifiés ? Le respect des fondamentaux
arabe et en Chine qui est devenue le premier parte- de l’économie et de la politique est critiqué par la
naire commercial du Brésil. Le Brésil est devenu gauche radicale. Tandis que l’interprétation qu’en
« la ferme du monde arabe »19. a donnée Lula est jugée par la droite brésilienne

Demain, quel Brésil entre passé


et futur ? 20
Si l’on tient absolument à confronter le
Le bilan des années Lula est matériellement réel politique des années Lula à une vérité
« scientifique », qui permettrait de fixer un
important, tant en ce qui concerne les réalisations
« la » idéologique, une orthodoxie qui serait
intérieures qu’en ce qui concerne la politique exté-
tirée de la lecture des grands auteurs marxistes
rieure. Pour autant, à supposer que la candidate du
ou du libéralisme économique et politique,
PT à l’élection présidentielle du 3 octobre 2010, effectivement il y aurait matière à rappels à
Dilma Rousseff, l’emporte, quel est le cap qui sera l’ordre. Mais de quel ordre parle-t-on ? Les
suivi ? Celui que « nous a enseigné Lula », aux dire électeurs les plus pauvres ont pour ce qui les
des mots d’ordre du IVe congrès du PT. Mais qu’est- concerne en 2006 validé les résultats. C’est
ce à dire exactement ? Le chemin du Brésil est-il sans doute l’élément qui interpelle, ou qui
socialiste, progressiste, de gauche, voire de droite devrait interpeller, en priorité l’analyste, qui se
comme le disent certains critiques ? Si on examine prétend de gauche ou de progrès.
122 Brésil, les années Lula (2003-2010)

excessivement étatiste, populiste, et complaisante tégies, les alliances, ont été définies ensuite, sans
à l’égard de Cuba, de l’Iran et du Venezuela. Peu a priori ni interdits d’aucune sorte, en fonction
ou prou ce type de commentaires contradictoires des objectifs visés. Il serait au-delà hasardeux de
se retrouvent de l’autre côté de l’Atlantique, en prétendre d’Europe en tirer un quelconque ensei-
France et en Europe. Si l’on tient absolument à gnement qu’il conviendrait de copier. Les mobili-
confronter le réel politique des années Lula à une sations nationales sont difficiles dans une Europe
vérité « scientifique », qui permettrait de fixer un communautaire où les gouvernements sont enca-
« la » idéologique, une orthodoxie qui serait tirée drés par des règles collectives de décisions poli-
de la lecture des grands auteurs marxistes ou du tiquement et institutionnellement contraignantes.
libéralisme économique et politique, effectivement D’autre part la croissance sociale à la brésilienne
il y aurait matière à rappels à l’ordre. Mais de quel est le reflet d’une réalité qui n’est plus celle de
ordre parle-t-on ? Les électeurs les plus pauvres l’Europe. La compensation des besoins élémen-
ont pour ce qui les concerne en 2006 validé les taires, moteur du développement brésilien n’est
résultats. C’est sans doute l’élément qui interpelle, plus sur le « vieux continent » à l’ordre du jour.
ou qui devrait interpeller, en priorité l’analyste, qui Elói Pietá, coordinateur d’une série de publications
se prétend de gauche ou de progrès. La feuille de sur le « Brésil en transformation, 2003-2010 »,
route des gouvernants brésiliens des années 2003- signale in fine l’essentiel de ce qui devrait retenir
2010 a privilégié la recherche de résultats bien l’attention des observateurs en sympathie avec le
ciblés. Ces résultats ont tous visé à consolider et Brésil d’aujourd’hui, les objectifs et la méthode,
servir, directement ou indirectement, les citoyens. à caractère syndical, plus que le contenu : « Le
Les politiques mises en œuvre ont cherché à Brésil a profondément changé, dans la politique, le
conforter le lien social et national, « le Brésil est social, l’économie, la culture, et ce changement est
notre drapeau ». Elles ont à cet effet conforté l’État, un changement qualitatif (…) grâce au dirigeant
comme instrument d’exécution politique. Les stra- syndical d’un parti de gauche »22.

1. Le IVe congrès du Parti des travailleurs s’est tenu à Brasilia du 18 au 20 février 2010.
2. PSB : Parti socialiste brésilien. Son leader Ciro Gomes est candidat à l’élection présidentielle. PSOL : Parti socialisme
et liberté, scission du PT en 2003. Verts : l’ancienne ministre de l’Environnement, ex-militante du PT, Marina Silva, est
candidate à l’élection présidentielle.
3. PMDB : Parti du mouvement démocratique brésilien.
4. En particulier Rubens Barbosa, ancien ambassadeur, Renato Janine Ribeiro, philosophe et Carlos Guilherme Motta,
historien. Voir en particulier Interesse Nacional, n°7, 2009, São Paulo.
5. Geraldo Alckmin.
6. Voir Philippe Waniez, Violette Brustlein, Cesar Romero Jacob, Dora Rodrigues Hees, « L’élection présidentielle de
2006 au Brésil : continuité politique, nouvelle géographie électorale », Problèmes d’Amérique latine, n° 63, hiver 2006-
2007, Choiseul.
7. Emir Sader, « A nova toupeira », São Paulo, Boitempo, 2009.
8. André Victor Singer, « O PT », São Paulo, Publifolha, 2001.
9. Rosa Maria Marques, Mariana Ribeiro Jansen Ferreira, “O Brasil sob a nova orden”, São Paulo, 2010.
10. Aloizio Mercadante, Mudanças para um novo modelo de desenvolvimento, in « 2003-2010, O Brasil em transfor-
mação », São Paulo, FES-Fundação Perseu Abramo, 2010.
11. Nelson Barbosa, José Antonio Pereira de Souza, A inflexão do governo Luãla : política econômica, crescimento e
distribução de renda, in Emir Sader, Marco Aurelio Garcia, « Brasil entre passado e o futuro », São Paulo, Boitempo,
2010.
12. José Ignacio Antón Pérez, Miguel Carrera Troyano, Rafael Muñoz de Bustillo Lorente, Rodrigo Rodrigues-Silvera,
Pobreza y desigualdad en América Latina, Revista CIDOB d’Affers internacionals, n° 85, mai 2009, Barcelone.

LA REVUE SOCIALISTE N° 38 - 2E TRIMESTRE 2010


Actualités internationales 123

13. Trente-huit conférences nationales ont été organisées de 2003 à 2009. Voir Luiz Dulci, Participação e mudança
social no governo Lula, in Emir Sader et Marco Aurelio Garcia (cité en note 11).
14. Représentant environ 15% du PIB. Voir Mônica Landi, A Evolução do Programa nacional de Desestatização (PND),
in Rosa Maria Marques, Mariana Ribeiro Jansen Ferreira, (cité en note 9).
15. En particulier par Robert Chase, Emiliy Hill, Paul Kennedy, The Pivotal States : a new Framework for US Policy in the
Developing World, New York, Norton, 1999.
16. Notamment par la Banque Goldman Sachs en 2001, voir Jean Jacques Kourliandsky, « Argentine, Brésil, Mexique :
pertinence du concept d’émergence », La revue internationale et stratégique, n° 75, automne 2009, Iris-Dalloz, Paris
17. Planalto : siège de la présidence brésilienne. Itamaraty : ministère brésilien des Affaires étrangères.
18. Jean Jacques Kourliandsky, Brésil, une dynamique extérieure », in Denis Rolland, Joëlle Chassin, « Pour comprendre
le Brésil de Lula », Paris, L’Harmattan, 2004.
19. Sébastien Abis, Jessica Nardone, « Le Brésil, future ferme du monde arabe ? », Futuribles, n° 356, octobre 2009.
20. Emir Sader, Marco Aurelio Garcia, « Brasil entre o passado e o Futuro », São Paulo, Bontempo, 2010.
21. Voir note 20.
22. Voir note 10.
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