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Dans ce travail, je vais chercher à exposer la critique faite par Ferguson aux discours
développementalistes et, plus généralement, au paradigme développementaliste, – c’est-à-dire
à la fois comme cadre conceptuel pour l’élaboration de toute analyse de pays « sous-
développés » par des « experts » d’agences pour le développement et comme cadre
d’application de plans de développement dans ces pays. Je tenterai de montrer comment le
développement pourrait être considéré comme une forme de « néo-évolutionnisme. L’idée
sera de montrer que le développement, au même titre que l’évolutionnisme au XIXème siècle,
fait usage d’une certaine téléologie. Là où des anthropologues comme Tyler ou Morgan
plaçait la civilisation occidentale comme stade ultime de l’humanité, le développement
postulerait une sorte d’identité entre le développement économique capitaliste, un
consumérisme généralisé et un certain bonheur, et en lieu et place des sociétés primitives, il
situerait les sociétés sous-développées.
Au travers de ce livre, Ferguson tend à démontrer que, d’un point de vue épistémologique,
la puissance idéologique du développementalisme est autonome vis-à-vis d’une connaissance
effective d’un quelconque terrain, tant ce modèle présuppose son objet. Ainsi, nous verrons,
au travers de l’exemple du Lesotho, que les agences développementalistes auraient tendance à
appliquer leur modèle de développement déjà très en amont de son application sur le terrain.
Concrètement, Ferguson montre que les « experts » dans la planification de projets de
développement tombent dans le piège de concevoir le pays qu’ils étudient de manière à ce
qu’il entre en adéquation avec le modèle, plutôt que de procéder par induction à partir du
terrain – fameux fields cher aux anthropologues – et d’y adapter leur conception et, de là,
l’application de leur projet.
Mais Ferguson va encore plus loin dans sa critique de l’appareil développementaliste, en
voulant montrer que, plus grave que d’échouer dans leur projet de développement, les
investissements internationaux qui participent de ce modèle, ce voulant apolitique, et
considérant que l’état est un interlocuteur compétant, impartial, voire démocratique – cela
étant la seule conception d’un appareil étatique qui puisse correspondre au modèle
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Yannick Rousselot 15 juin 2008
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développementaliste : un état administrateur et bureaucrate – auront comme conséquence une
bureaucratisation et un quadrillage étatique, qui sera d’autant plus serré que l’Etat qui a la
souveraineté sur les régions où ces projets de développement s’inscrivent sera impliqué.
Je m’intéresserai aussi à l’influence que Foucault semble avoir eu sur les anthropologues
qui se placent dans ce courant critique. Ainsi, je parlerai de ce concept de « development
apparatus » qui est un élément important dans la conceptualisation du développement, comme
discours de savoir et donc de pouvoir, par Ferguson.
La question du discours développementaliste considéré comme un, homogène et sans
aucune dissension interne se posera. Car cette conception peut être discutée en vue de travaux
plus récents, qui se sont plus précisément aux ”developers” eux-mêmes, et aux différentes
conceptions qui peuvent se croiser, voire concrètement entrer en concurrence au sein même
de l’appareil développementaliste.
« In the pages that follow, I will try to show how, in the case of a development
project in Lesotho, intentional plans interacted with unacknowledged strutures
and chance events or produce unintended outcomes which turn out to be
intelligible not only as the unforeseen effects of an untended outcomes which turn
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out to be intelligible not only as the unforeseen effects of an intense intervention,
but also as the unlikely instruments of an unploted strategy. »
Ainsi, d’un point de vue théorique, Ferguson étudie comment les intentions des acteurs en
prise avec la réalité sur le terrain s’entrecroisent pour déboucher sur des réalisations le plus
souvent bien loin des intentions premières d’un quelconque de ces acteurs, fut-il
indiscutablement puissant, telles les agences de développement :
« whatever interests may be at work, and whatever they may think they are doing,
they can only operate through a complex set of social and cultural structures so
deeply embedded and so ill-perceived that the outcome may be only a baroque
and unrecognizable transformation of the original intention. », (ibid, p.17).
Son rôle d’anthropologue tel qu’il le conçoit lui dicte d’étudier ce résultat, ou ”outcome”,
en le considérant comme un « anthropological puzzle ».
Dès lors, bien qu’une critique du contenu des rapports d’agences développementalistes
concernant le Lesotho, tout particulièrement le rapport de la BM de 1975, soit très présente
dans cet ouvrage, ce dernier n’a pas comme but premier de montrer en quoi la perception que
les agences développementalistes ont de ce pays peut être profondément en décalage par
rapport à certaines réalités concrètes du terrain, et qu’en conséquence l’élaboration de projet
de développement peut se mettre en faux avec toute possibilité d’effectivité, en vertu de ce
hiatus. Il s’agit plutôt
Ainsi, l’appareil développementaliste dans ses effets qu’il peut avoir au travers de projets
de développement au Lesotho, est le véritable objet de ce travail.
Pour effectuer cette recherche, Ferguson a accompli durant près de dix ans un terrain au
Lesotho, en plein dans une effervescence de projets de développement, il parle même d’une
industrie de développement. Comme nous le verrons, il a étudié en particulier un projet : le
« Thaba-Tseka Rural Development Programme ». Celui-ci est le cas paradigmatique de
l’élaboration d’un projet à partir d’une représentation biaisée du Lesotho comme une société
essentiellement constituée de paysans ; représentation que Ferguson prend soin de
déconstruire à partir du rapport de la BM sur le Lesotho, ce qui ne l’a pas empêchée de se
perpétuer dans l’essentiel des rapports d’agences de développements implantées dans ce pays.
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Il s’agira de comprendre la raison de la pérennité d’une telle fiction développementaliste –
« statistics persists in ”development” discours as if it had a life of its own », (Ibid, p.50). On
peut déjà mettre en avant le fait que celle-ci a l’incomparable avantage d’autoriser la
conception de projets de développement en exposant un Lesotho, fut-il mythique, qui se prête
parfaitement à la mise en place de solutions techniques afin d’émanciper cette population
somme toute arriérée d’un point de vue du développement, étant entendu qu’elle est hors de
tout circuit capitaliste globale et qu’elle fonctionne encore comme une société rurale
réfractaire au changement et repliée sur elle-même. Voilà pour imager la représentation que
donne le discours développementaliste du Lesotho.
Tous les éléments factuels que Ferguson met en avant pour les mettre en faux par rapport
au discours du développement viennent du monde académique. Mais il ne s’agit pas pour lui
de faire valoir ce discours-ci comme plus ”vrai”, mais simplement de mettre en contraste ces
deux discours qui émergent de deux cadres institutionnels absolument distincts et dont la
distinction des productions discursives est conséquence directe(ibid, p.28). Il s’agit donc de
mettre en avant au moins de cette mise en opposition les présupposés théoriques de ce
discours du développement qui ont fait émergé le Lesotho comme ”LDC”, c’est-à-dire
comme ”pays sous-développé”, mais plus globalement « the institutional and ideological
constraints and imperatives that structure the formation of the ”development”discourse »
(Ibid, p. 29).
Ferguson se contente de mettre en avant les contradictions internes au rapport de la BM à
propos des statistiques. Alors même qu’elle dit ne pas avoir d’éléments suffisant pour établir
de statistiques qui pourraient servir de base sérieuses pour une analyse, notre auteur souligne
ironiquement : « In ”development” discourse, the fact that there are no statistics available is
no excuse for not presenting statistics », ( Ibid, p. 41). Cela amène a des constructions qui se
justifient dans le sens qu’il existe peu d’éléments pour les disqualifier, vu le peu de fondement
des données statistiques, d’autant plus qu’elles corroborent l’image préconçue qu’il s’agit
pour le discours développementaliste de rendre crédible, en tant que connaissances factuelles.
Voici juste l’évocation d’un exemple en ce qui concerne les flux d’exportation :
« The trade figures contradict the agricultural picture of Lesotho the Report has
been straining from the first paragraph to draw.[…]The picture of Lesotho as a
country that exports agricultural products (rather than wage labor) to balance its
imports is constructed[…] », (Ibid, p.48)
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nomme : « Conceptual apparatus » ne doit pas être considéré que comme un exemple
particulièrement concentré d’erreurs répétées ad nauseum, car il ne fait aucunement figure
d’exception, dans l’image qu’il donne du Lesotho, parmi la multitude de rapports qui ont été
rédigés sur ce pays. Mais on ne peut non plus se contenter de voir cela simplement comme
une preuve d’incompétence de la part des ”experts” du développement, bureaucrates
spécialisés dans ce discours du développement, parce que
« these mistakes and errors are always of a particular kind, and they almost
invariably tend in predictable directions. The statistics are wrong, but always
wrong in the same way ; […A]ll ”development” discours on Lesotho seems to
tend [to] the picture of Lesotho as a species of a well-known genus, the genus
”Less Developed Country”, or LDC. » (Ibid, p.55).
Il est tout-à-fait étonnant de remarquer que, dans ce rapport, le Lesotho est considéré
comme étant « virtually untouched by modern economic development », « industries were
virtually non-existent. » (Ibid, p. 31), ce qui irait de pair avec le fait d’être hors des circuits
économiques internationaux. Et d’expliquer le fait qu’il soit pauvre parce qu’il est encore à
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« a low stage of social and economic development », c’est justement invoquer dans une union
conçue comme nécessaire les deux aspects que je viens de nommer ci-dessus qui sous-tendent
tout l’appareil normatif du discours du développement. Etre ”sous-développé”, c’est être
historiquement retardé et être pauvre s’explique par cette extériorité au monde moderne. C’est
ainsi que ce rapport présente le Lesotho comme « traditionnal peasant society », et qu’il faut,
à partir de ce constat, de mettre en place un développement rural, qui agira par « the
modernization and monetization of rural society and with its transition from isolation to
integration with the national economy » (Rapport BM, cité : Ibid, p. 56).
Mais précisément l’élément majeur qui est perçu comme faisant obstacle à la
transformation du Lesotho d’une « subsistence society into an agricultural cash economy
along Western lines », ( Banque Mondiale, 1975, cité : ibid, p.38), c’est son régime foncier
traditionnel. Dans le sens qu’il s’agit de passer d’une économie non-marchande, pré-
capitaliste (!), de subsistance, à une économie moderne, capable de s’inscrire dans le marché
économique international en modifiant les institutions socio-économiques du pays,
considérées comme traditionnelles – c’est-à-dire réifiées dans une substance conçue comme
immuable et, d’un point de vue développementaliste, intrinsèquement conservatrices. Il s’agit
de modifier cette société dite rurale qui se caractériserait par un« lack of knowledge of
modern farming practices ; lack of credit and marketing facilities », (Ibid, p.51).
Ainsi, cette société serait lieu d’une ignorance généralisée quant à la modernité, aux
avantages objectifs qu’elle offre, notamment techniques. C’est comme s’il existait une sorte
de préséance indéniable des techniques occidentales sur toutes autres et il suffirait de les
exposer aux « peasants » pour qu’ils souscrivent une adhésion totale à ce qu’on leur offre et
étant entendu que rationnellement on ne peut que comprendre tous les avantages qu’on peut
en tirer ; du moins est-ce la vision mécaniste, voire profondément simpliste, de la
transmission de nouvelles techniques et pratiques qui semble laisser transparaitre dans ce
rapport.
Un autre problème que soulève ce rapport et, de manière plus général, le discours du
développement c’est qu’il considère le Lesotho comme une entité politique autonome par
rapport à son environnement géographique, pourvue d’une économie nationale bien distincte,
en ne considérant sa situation d’enclave dans l’Afrique du Sud comme fortuite, et ne portant
aucunement à conséquence sur son indépendance politique. Alors que, précisément, ce pays
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est assujetti politiquement à l’Afrique du Sud – qui en fait une réserve de travailleurs : « sixty
percent of the male labor force found employment [in the industrial regional economy, c’est-
à-dire en Afrique du Sud] ». C’est d’ailleurs un élément central pour expliquer les difficultés
économiques et sociales de ce pays.
Ce postulat d’un pays autonome, doté de sa propre économie, dirigé par un état
indépendant de déterminations extérieures est intimement lié à une problématisation en
termes de gouvernance :
« the entire economy of Lesotho appears as a reflex of state policy […]The state
itself tends to appear as a machine for implementing ”development” programs,
an apolitical tool for delivering social services and agricultural inputs and
engineering economic growth.» (Ibid, p. 65)
Ainsi, tout ce que l’état peut avoir de politique est évacué, alors que cela semble être
constitutif de son essence même. Le fait qu’il y ait une élite qui accapare le pouvoir de l’état,
la présence indéniable de corruption, l’inefficience de la bureaucratie étatique,… Ce sont
autant d’éléments totalement absents de la perception que l’appareil développementaliste
semble avoir de l’Etat du Lesotho. « In Lesotho as LDC, the bureaucratic apparatus, like the
economy, responds unambiguously to the directives of planners, and the state machinery has
policies, but no politics.» (Ibid, p. 65-66) Ferguson joue sur les mots pour bien souligner que
dans cette conception idéaliste de la gouvernementalité, conçue comme outil docile dans les
mains des « planners » :
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The model [of relationship between the production of knowledge and development
activites] is idealistic because it takes the desirability and manageability of social
change as a point of departure. […] It provides an image of efficiency and
manageability, of internal coherence and argumentation, as well as of integration
between the different organizational levels, and so of effectiveness.» (Van Ufford,
1993, p.139)
Finalement, l’Etat, dans cette représentation, devient une pure bureaucratie, totalement
rationnalisée, dépourvue d’une quelconque dimension politique. Cela a le grave défaut de
passer sous silence toutes les relations de pouvoir présentes entre les politiciens et leurs
citoyens, mais aussi les relations entre l’Afrique du Sud et le Lesotho. Cette citation résume
bien ce processus et ce qu’il peut avoir de pernicieux :
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et institutionnel, Ferguson tente, dans la troisième partie de son ouvrage: « The setting », de
donner un aperçu de la structure sociale et culturelle du Lesotho telle qu’il a pu l’observer au
travers de ses années de recherche sur le terrain. On pourrait résumer son intention dans les
parties centrales de son ouvrage par « the need to provide first-hand, nuanced studies of the
subtle intertwining of bureaucratic politics, economic interest and local social institutions in
development planning[…] » (Rew, 1997, p. 82)
Mais je n’aurai pas le temps d’évoquer cette partie du travail de Ferguson, mais cela ne
portera que peu préjudice à mon propos, vu qu’il ne s’agit pas d’étudier le travail de terrain
d’un anthropologue, mais bien de problématiser un discours sur le discours du
développement. Il ne sera pas non plus possible de rendre compte ici de la quatrième partie,
qui est le lieu de la description détaillée de comment c’est mis en place le projet Thaba-Tseka
Project. Il faudra se contenter de tout de suite se rapporter aux conclusions quant aux fameux
”effets” de l’appareil développementaliste évoqués plus sur la structure socio-politique de la
région où ce projet a pris place et l’influence que cela a eu sur les relations de pouvoir que
cette région entretient avec l’Etat du Lesotho.
Alors que l’échec semble la norme pour les projets de développement, il faut, à la suite de
Ferguson, chercher à comprendre quels sont les « side-effects » de ces projets, vu que
l’intention première qui avait servi d’impulsion à ces projets ne semble jamais vouloir
s’effectuer dans la réalité. On pourrait traduire cette expression anglaise par effets secondaires
( dans son sens médical), effets non-désirés, non-intentionnels, ou encore pourrait-on la
rapprocher de l’expression dommages collatéraux. Toujours est-il que l’élément central qu’il
s’agit de comprendre ici, c’est cette notion de non-intentionnalité que j’avais évoqué plus haut
à propos de cette structure complexe au travers de laquelle, envers et par laquelle l’appareil de
développement met en application ses projets, et ainsi cherche à concrétiser une intention
précise, celle de développer un pays considéré comme nécessitant ce développement, un
”LDC“ – en se voyant conférer des caractéristiques a priori sur lesquels nous ne reviendront
pas. Mais cette structure, tout en subissant des transformations, fait de cette imbrication
d’intentions et de stratégies concurrentes des divers acteurs en présence, structurées en
fonction de relations de pouvoir et de dépendances tout aussi intriqués, un produit final, un
”output” complexe dont il s’agit de démêler la trame et les modifications qu’a pu subir
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l’organisation préexistante, en l’occurrence le Lesotho, alors bien conçue à ce moment
d’analyse comme étant, par nature, traversée par des antagonismes de nature politiques,
comme des questions de clientélisme ou de corruptions diverses et variées.
Il s’agit de souligner que ces effets ont fondamentalement des implications d’ordre
politique, il s’agit de voir les relations de pouvoir comme leurs principales objets. Ainsi, il
n’est peut-être pas tout-à-fait pertinent de réduire le projet de développement dont il a été
question dans cet ouvrage à son échec indéniable pour ce qui est des objectifs qui lui avait
servi de fil conducteur – que je n’ai pas exposé ici, vu qu’ils ne concernent qu’indirectement
notre sujet, qui est précisément ces effets non-anticipés. Car on pourrait considérer
« the expansion and entrenchment of state power [as] the principal effect […] In
this perspective, the ”development” apparatus in Lesotho is not a machine for
eliminating overty that is incidentally involved with the state bureaucracy ; it is a
machine of reinforcing and expanding the exercise of bureaucratic state power,
which incidentally takes ”poverty” as its point of entry » (Ibid, p.255).
Bien sûr qu’à concevoir ce résultat aussi littéralement, on risque de tomber dans une
théorie du complot, où l’appareil développementaliste tiendrait un rôle singulièrement
machiavélique. Ce qu’il faut comprendre, que j’ai déjà évoqué plus haut, c’est qu’il ne s’agit
pas de la réalisation de l’intention d’un acteur, car, quelle que soit la puissance d’un tel acteur,
il ne peut se passer du médium de la réalité sociale et politique dans toute sa complexité
structurelle.
De fait, si ce projet a eu comme principale effectivité cette extension de la bureaucratie et,
à travers elle, du pouvoir de l’état sur cette région où il s’est implanté, ce n’est pas du fait de
la volonté d’un sujet – il faudrait bien plutôt parler, à la suite de Foucault (Ibid, p. 19), de
constellation de pouvoir sans sujet – mais devrait plutôt être mise au compte de la réduction
de la pauvreté au Lesotho à un problème technique, dont la solution serait apolitique. Car
c’est précisément en exposant son intention d’être situé hors de toutes relations de pouvoir –
« the Anti-Politics Machine » – que l’appareil développementaliste peut, comme à l’insu de
tout le monde, se voir impliquer dans des structures très sensibles du fait qu’elles sont très
fortement imprégnées par des enjeux de pouvoir. Cela met alors tout projet de développement
sous la menace de se voir instrumentaliser par tout acteur qui y trouverait un avantage
stratégique, et de devenir ce qu’il voudrait nier, sa nature intrinséquement politique dès lors
qu’il s’agit de ne plus de rester au seul niveau conceptuel. Ainsi, par cette rhétorique
technicisante et apolitique, un projet de développement peut avoir, sous le couvert par ailleurs
louable de vouloir réduire la pauvreté d’un pays, comme effet institutionnel « [the] expanding
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of bureaucratic state power » et comme effet « conceptual or ideological [the] depoliticizing
both poverty ans the state » (Ibid, p.256). Il est légitime de se demander si, en vue de la
quantité de tel projet, alors même qu’ils ont comme dénominateurs communs ”l’échec”, il n’y
a pas un certain intérêt stratégique pour certains acteurs impliqués à la reproduction de ce
processus.
Pour conclure de manière plus globale, l’exemple du Lesotho n’est aucunement particulier
dans le sens qu’il est typiquement le lieu de mise en projet de ces « development package »
standardisés suite à l’expertise ultra-routinisée de bureaucrates. Ceux-ci ne doivent pas pour
autant considérés comme des sortes d’éminences grises qui tireraient les ficelles derrière ce
tentaculaire appareil développementaliste, ils sont au même titre que n’importent quels
acteurs du développement pris dans cet appareil, un nœud parmi d’autres dans cette
constellation de pouvoir.
Voilà pour cette première partie qui se voulait le résumé le plus succinct possible des
problèmes et des enjeux que soulève cet ouvrage. Mais je n’ai pu me résoudre à le réduire à
quelques éléments disparates qui en seraient devenus anecdotiques faute de la cohérence
conceptuelle qui caractérise ce travail, et, par là, inintelligibles et vidés de leur substance.
Alors même que l’anthropologie se situe dans un retour réflexif sur elle-même depuis le
début des années 80, on parle du ”cultural turn”, l’anthropologie ”appliquée” semble
difficilement conciliable avec ce regard selon lequel : « the anthropologists ”construct” their
data, and that what is to be investigated is the procès of construction itself ; a focus on the
”how” of gathering what become ”data” (i.e. fieldwork) […] » (Grillo, 1997, p.1). Mais cette
« applied anthropology », autre nom pour la « development anthropology », si elle n’est pas
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capable de cette autocritique, elle sera l’objet d’un vaste courant d’analyse, que certains
distinguent nommément comme « anthropology of development », de ce que le
développement fait en tant que processus culturel, économique et politique. C’est précisément
dans ce moment critique que se situe Ferguson, au côté de Escobar, Fairhead, ou Grillo, pour
ne citer que eux.
L’enjeu récurrent qui est mis en avant autour de l’implantation de projet de
développement, c’est la question du savoir, ou plutôt des savoirs, qui se confrontent sur le
terrain. Ainsi, il semble y avoir une forte propension du discours développementaliste à ne
considérer les savoirs locaux comme erronés, fondamentalement inopérant et inutilisable, car
non fondés sur une rationalité – étant entendu que rationalité ici rime avec logique
économique et solutions techniques déjà constituées en « packages » – qui semble la
condition nécessaire et suffisante pour se constituer en savoir. Il opère ainsi une
marginalisation de ces savoirs locaux comme ne relevant que de perceptions, là où le savoir
Occidental se constitue en connaissances (IbidI, p.7). De nombreux anthropologues ont
cherché à contre-balancer cette tendance misérabiliste, profondément ethnocentrique et
surplombante du discours du développement par une réhabilitation de ces savoirs indigènes en
cherchant à leur donner le privilège d’une sorte d’authenticité intrinsèque.
Au delà de ce que ce mouvement, par ailleurs louable, peut comporter comme relents
humanistes et romantiques, cela amène à ces fameuses solutions « bottom-up », qui
apparaissent comme des solutions miraculeuses pour renouer avec les acteurs, pour faire des
projets de développements des institutions à l’écoute des indigènes, de leurs besoins et de leur
connaissance. Comme je l’ai juste évoqué plus haut, dans la réalité de l’implantation de tels
projets, il s’agit tout au plus d’une « rethoric of participation and empowerment » :
« […T]here is a discrepancy between the language of the development agency,
i.e. a stress upon the ”bottom-up approach” and ”local homongeneity”, which
creates an image of the active involvement of peasants in the project’s activites,
and the virtual absence of any such involvement as observed by anthropologists in
the [ evaluation] study team. », (Van Ufford, 1993, p.138)
On peut remarquer que cela rejoint la question de l’invalidation par les institutions du
développement de tout savoir ou techniques qui ne relèvent pas de leur répertoire propre, mais
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de plus cela rejoint ce constat désabusé de Ferguson à propos de la déclaration d’intention
d’une participation populaire et de la possibilité qu’elle offrirait d’un « empowerment of the
people », qui dans les faits reste lettre morte, à part peut-être – comme « side-effects ! – en
contribuant à voiler les implications et conséquences politiques qui sous-tendent tout projet de
développement.
Les « anthropological studies of development discourse » (Ibid, p. 11), auxquelles
participent Ferguson, ont comme dénominateur commun d’avoir été influencé par Foucault au
travers de son concept de discours, je ne vais pas chercher à le définir à nouveau, été entendu
que j’ai tenté déjà tenté de le faire ci-dessus. Mais il est intéressant de remarquer que cette
problématisation en terme discursif est très proche de cette approche que j’ai évoqué plus haut
en terme de types de savoir, que Hobart pousse à son extrême en postulant une
incommensurabilité des savoirs indigènes avec le savoir scientifique Occidental. Cette
dernière approche se distingue de celle de Ferguson dans la mesure où elle se limite pour
l’essentiel au seul niveau discursif, là où Ferguson s’occupe de la performativité et à
l’effectivité du discours du développment sur les pratiques. Toutefois, sa recherche peut être
considéré comme l’étude de l’interaction de deux systèmes de savoir et de pratiques, que l’on
pourrait simplifier ainsi : « ”rationality” meets ”culture” » ( Ibid, p. 18). Cela évoque ainsi
cette marginalisation des dimensions culturelles et sociales, révoquées au statut d’influences
incidentes, et donc secondaires, sur le déterminisme économique dans le discours du
développement.
Escobar met en avant une dimension performative du discours du développement à un
niveau plus global que le travail de Ferguson ne l’a fait en se bornant à un niveau national,
voire régional :
le développement « created an extremely efficiency apparatus for producing
knowledge about, and the exercice of power over, the Third World » (1995, p. 9).
« Development was – and continues to be for the most – a top-down, ethnocentric,
and technocratic approach, which treated peoples and cultures as abstract
concepts, statistical figures to be moved up and down in the charts of
”progress” » (Ibid, p.44).
Ainsi, cet auteur conçoit le développement comme constitutif des relations que l’Occident
entretient avec le Tiers-monde, en soulignant qu’il s’agit de relations de pouvoir. Le regard
que les pays occidentaux posent sur les pays sous-développés, pour ne pas dire non-
développés, est socialement construit, dans le sens que, comme l’a très clairement montré
Ferguson :
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« the relation between client and agent is structured by bureaucratic and textual
mechanisms that are anterior to their interaction […] this does not deter the
agent or institution from presenting the results of the interaction as ”facts” »
(Ibid, p. 167).
1
2
Gardner, citée in : ibid, p.20
3
Hobart, 1993, p.12
Grillo, 1994, p.21-22
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informs the praxis of many groups ».4
Cette auteur distingue trois discours du développement. Un premier serait discours d’état,
impliquant l’intervention d’experts appartenant à l’ONU ou à toutes autres agences
multilatérales. Un second qui serait le fait d’institutions intimement liées au marché financier,
c’est-à-dire la BM et le FMI. Enfin, un troisième nommé par Preston comme ”discourse of the
public sphere”, provenant des ONG et du monde académique (ibid, p.22). Ainsi exposer dans
son hétérogénéité, le discours du développement ne peut dès lors plus qu’être conçu que
comme un lieu conflictuel où des acteurs et des groupes d’acteurs aux intentions et aux
stratégies fondamentalement différentes ne peuvent qu’entrer en concurrence.
On pourrait reprendre l’analogie de Ferguson d’un « marché » développementaliste en la
faisant glisser vers la notion de champ au sens où l’entend Bourdieu. Cette notion permet de
voir le discours du développement non plus comme homogène et convenu mais comme un
espace de concurrence entre des acteurs pour la définition du discours juste et légitime, et
pour ses modalités d’applications. Ainsi, les contraintes structurelles mises en avant par
Ferguson ne serait pas effectivement pas le fait d’une instance surplombante, qui définirait les
normes de production et de reproduction du discours du développement, mais ce serait ce lieu
de lutte pour la définition de la norme légitime qui perpétuerait cette même logique
dépolitisante, technicisante, pour résumer : la « ”modernization” as a comprehensive package
of technical and institutional measures aimed at widespread societal transformation and
underpinned by neo-evolutionnary theoretical narratives. », (Arce & Long, 2000, p.2, c’est
moi qui souligne) – qui introduit une contradiction fondamentale au sein de tout projet de
développement : « between the requirements of survival and of effectiveness […] », (Van
Rufford, 1993, p. 156) – qui semble définir le discours du développement. Ce n’est, là encore,
le fait d’aucun sujet, mais le résultat de cette conflictualité interne qui renouvelle les contenus
du discours selon une logique strictement interne, autonome, sans en questionner les enjeux.
Mais je n’ai aucunement la prétention de pouvoir étayer cette hypothèse, elle devra donc en
rester à ce stade d’hypothèse qui nécessiterait qu’un travail dans son entier lui soit consacré.
Il s’agit donc de comprendre que, au même titre que le discours du développement se
trompe dans sa représentation homogénéisante et « anti-politics » des LDC, l’anthropologie
du développement ne doit pas concevoir l’appareil du développement, comme un et unitaire.
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Peston, 1994, p.4 cité in : ibid, p.22 (j’ai préféré utilisé des notes de bas de page afin de facilité la lecture de ce
paragraphe.)
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A propos du style de Ferguson, on pourrait taxer son travail d’irréfutabilité (au sens de
Popper) dans le sens qu’il serait très difficile d’objecter des erreurs dans ses déductions dans
la mesure où il avance des éléments de discours du développement pour appuyer ses
allégations, qui nécessairement soutiennent son discours. Par la sélection de ces éléments
discursifs, Ferguson tend à une démonstration d’autant plus indubitable que son propos est
doté d’une très forte cohérence, pour ne pas dire qu’il est peut-être par trop homogénéisant.
On peut ajouter comme éléments qui concourent encore à la force de son propos, sa
rhétorique mêlant ironie et faits avec un briod qui laisse songeur, auquel s’ajoute peut-être, il
est vrai un « jargon déconstructionniste » et quelques « amalgames ”anti-développement” »
souvent très catégorique ( De Sardan, p.6).
Conclusion :
Ce travail aura été l’occasion d’exposer un travail critique sur le développement qui a
puissamment su démonter les rouages de cette ”machine.“ Il a aussi illustré la question de
structures émergentes, ou de « side-effects », du fait non pas d’intentions individuées, mais du
fait de l’imbrication d’intérêts et de stratégies diverses, qui dans le jeu de leur concurrence est
apparu comme système organisé de relation de pouvoir.
J’ai cherché à apporter quelques éléments de critique concernant cet ouvrage. Mais, ayant
été fortement impressionné par la force de son argumentation, je n’ai que difficilement trouvé
des points sur lesquels fonder des critiques de fond. Dans la mesure du possible, j’ai tenté de
situer cet auteur dans le contexte de l’anthropologie du développement afin de mieux
comprendre son positionnement.
Dans la mesure de mes moyens, et du peu de place que ce travail offrait à ce genre de
démarche, j’ai aussi cherché à faire contribution d’une réflexion personnelle qui me semblait
se situer dans la droite ligne de ce que j’ai pu lire sur l’appareil du développement. C’est cette
brève parenthèse où j’ai cherché à conceptualisé cet appareil comme un champ au sens
bourdieusien. Cela me semble à la fois permettre de saisir le discours du développement
comme un puissant appareil de légitimation d’un savoir – et donc d’un regard, souvent
intériorisé par sa cible – sur le Tiers-monde, de relations de pouvoir entre l’Occident-modèle
de développement techniciste et rationnel et son enfant pauvre et ce monde sous-développé ;
mais cela permet aussi de le saisir dans sa conflictualité interne, inhérente à toute forme
d’organisation aussi vaste et diverse dans les éléments qui la compose.
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Bibliographie :
Sources :
Littérature secondaire :
Arce, A, Long, N., « Reconfiguring modernity and development from an anthropological
perspective », in Anthropology, development and modernities, (éd) Arce & Long, Routledge,
2000, p.1-31.
Escobar, A. « Discours and Power in development : Michel Foucault and the relevance of his
work to the third world », in Alternative, 10 :3, 1984-85, p.377-400
Escobar, A, « Anthropology and the development encounter : the making and marketing of
development anthropology », in American Ethnologist, p. 658-82, 1991.
Escobar, A , Encountering Development: the Making and Unmaking of the Third World,
Princeton N.J. : Princeton University Press,1995
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Rew, Alan, « The donors’ Discourse : official sociological development knowledge in the
1980’s », in Discourses of development, (éd) Grillo & Stirrat, Oxford, New York, 1997, p.81-
103.
Van Ufford, P.Q, « Knowledge and ignorance in practices of development Policy », in (éd)
Hobart, M, an Anthropological critique of development, Routledge, London ; New York :
Routledge, 1993, p. 135-160.
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