Une dizaine d’années après l’abolition de l’esclavage, un certain Saminadin Moutien Ganapathy quitte la côte Malabar pour rejoindre le domaine de Gabriel Le Coat de Kerveguen à Mon- Caprice et honorer son contrat d’engagement de cinq ans. Un siècle et demi plus tard, son arrière-petit-fils Gilbert Canabady Moutien a réussi à la sueur de son front à devenir propriétaire du domaine sur lequel il a versé la sienne. Le 25 octobre 1857 (à moins que ce ne fût quelques mois avant ou quelques mois après, - faute de passeur de mémoire), après une interminable traversée de l’océan Indien suivie d’une dizaine de jours de quarantaine en rade de Saint-Denis, le “Canova” (sinon la “Marguerite”, peut-être le “Sanassy” ou pourquoi pas le “Palladium” ?, personne n’est plus là pour s’en souvenir) accoste au pont- débarcadère de la Grande-Chaloupe (ou à celui de la ravine à Jacques). Le navire débarque près de 400 Indiens, qui sont montés à bord dans le port du comptoir français de Pondichéry (ou à Yanaon, Karikal, Mahé ou Madras, ou encore Bombay, eux-mêmes ne le savaient pas pour n’y avoir jamais été), rassemblés par des recruteurs d’une de ces agences d’immigration indienne dans les villages les plus reculés de la côte de Malabar ou de Coromandel. Quelques-uns de leurs frères ont péri au cours de la traversée, sans savoir qu’ils ont eu de la chance par rapport aux survivants. Parmi ceux-ci, Saminadin Moutien Ganapathy (francisé en Canabady). Est- il célibataire ? Une épouse l’accompagne-t-elle, engagée comme lui ? Selon certaines sources, il épousera bien plus tard à la mairie de Saint-Pierre une cultivatrice de Mon-Caprice, Sinama Candapin, arrivée elle vers 1855. Quel âge a-t-il ? Le sait-il lui-même ? Peu importe. Il a la force de la jeunesse, et, l’aventure le tente : le recruteur ne lui a-t-il pas fait croire que le pays où il l’emmène regorge d’or ? En réalité, en cette année 1857 où la canne grimpe à l’assaut des terres encore en friches, il vient louer ses bras. Tout comme 1 448 autres engagés introduits dans l’île cette année-là. Son contrat de cinq ans renouvelable (qu’il ne sait pas lire, étant illettré) indique qu’il est affecté à la propriété de M. le comte Gabriel Le Coat de Kerveguen à Mon-Caprice. La famille (ou plutôt la dynastie) Kerveguen possède le plus immense domaine foncier que la Réunion ait jamais connu. À l’apogée de sa puissance, elle est propriétaire de pratiquement toutes les terres qui s’étendent dans le Sud entre 150 m et 800 m d’altitude, soit près de 12% de la surface totale de l’île. L’engagement des Indiens suscite un véritable engouement. Des maisons de commerce se chargent des recrutements, mais laissent les modalités pratiques à des intermédiaires (surnommés “duffadars” par les Indiens et “kidnappers” par les Anglais). En effet, ces recruteurs usent de méthodes plutôt douteuses, n’hésitant pas à tromper les candidats sur leurs futures conditions de travail et de rémunération et recourent parfois même à de vrais enlèvements ou à des engagements forcés. Le contrat de travail signé en Inde est aussitôt revendu aux colons engagistes. Le “coolie” engagé à Calcutta est acheminé à Maurice ou à Bourbon sur un entrepont de bateau et dans des conditions de transport identiques à celles des esclaves, les fers en moins. Traités comme des esclaves Confiant, Saminadin est loin de se douter de la nouvelle vie qui l’attend. Il a laissé dans son village ses vieux parents, une flopée de frères et de sœurs plus petits et a promis de leur envoyer cet argent qu’il compte économiser et qu’ils attendent déjà pour continuer de survivre. Beaucoup de ses connaissances ont avant lui fait le même voyage. Certains appartenaient à son village natal. Que sont-ils devenus ? Il espère les retrouver dans cette île qu’on dit minuscule par comparaison avec le vaste subcontinent d’où ils viennent. Quel est la situation dans l’île en cette année 1857 ? Depuis le 20 décembre 1848, Sarda-Garriga a proclamé la libération de tous les esclaves de l’île (qui sont alors au nombre de 62 151, pour 40 433 Blancs et affranchis). Mais cette abolition ne met pas fin à l’indignité faite aux hommes, puisque la main d’œuvre servile que réclame l’activité sucrière en plein développement en cette fin du XIXe siècle sera remplacée par celle des engagés. Près de 110 000 recrutés dans les comptoirs français de l’Inde anglaise puis les ports britanniques de la côte Sud du subcontinent feront le voyage dans les cales de navires jusqu’à notre île redevenue française - grâce à la courtoisie de l’Angleterre - depuis le traité de Vienne en 1815, après avoir été une “Crown colony”, entre l’arrêté du 3 juillet 1829 y réglementant l’introduction des Indiens et le 19 décembre 1882 quand l’Angleterre dénoncera les conventions signées avec la France le 25 juillet 1860 et les 1er juillet 1861 relatives à l’immigration indienne en direction de la Réunion, parce que les engagistes bafouaient allègrement la réglementation. Selon l’historien Yves Pérotin, c’est à la Réunion que le “coolie trade” a débuté vraiment. Dès 1828, M. d’Arifat, un créole de l’île Maurice, chargé de la construction du pont de la rivière des Roches, fait venir de Pondichéry des travailleurs indiens. Bénéficiant de la double nationalité indienne et britannique, ceux-ci étaient libres, recevaient un salaire, mais étaient traités comme des esclaves, subissant violences et privations de toutes sortes. En fait, les origines indiennes des Réunionnais remontent à trois siècles et demi, au tout début du peuplement de notre île, puisqu’en 1663 des colons blancs prennent pour femmes légitimes des Indo-Portugaises (qui n’ont de Portugais que la nationalité du pays colonisateur des comptoirs de l’Inde) de Goa. À cette première vague d’émigration indienne succèdera celle des esclaves (près de 10 000 entre 1674 et 1830) ramenés des Indes sur des navires négriers une dizaine d’années plus tard, quand - bien avant le code noir - le gouverneur Jacob de la Haye interdira le mariage entre Blancs et Noirs... Saminadin n’est bien entendu pas seul à rejoindre la propriété de “M. Le Coat de Kerveguen” (comme on l’appelle) à Mon-Caprice, où quelque 300 ouvriers sont affectés aux travaux des champs. Ils y cultivent essentiellement la canne, qui est traitée à l’usine des Casernes, autre propriété des Kerveguen. Leur habitat a changé par rapport à celui de leurs frères de misère de la première époque. Perçus comme des étrangers culturels, ils sont désormais rassemblés dans un camp composé de cabanons collectifs. Ils travaillent entre onze et treize heures par jour, moins environ deux heures pour les repas, reçoivent la nourriture réglementaire et sont convenablement vêtus, bénéficient de soins médicaux et leurs salaires sont payés régulièrement. La qualité de leur travail est jugée plutôt bonne en général, même si cette classe d’ouvriers agricoles est durement exploitée, pour un salaire de misère, et que leur condition reste très proche de celle des anciens esclaves. Engagés pour cinq ans La gestion des ressources humaines de “M. Le Coat de Kerveguen”, n’en déplaise à ceux qui colportent sur lui la même légende noire que sur Mme Desbassayns, n’est ni meilleure ni pire que celle des autres sucriers. Quel était exactement le contrat d’engagement du jeune Saminadin ? Aucune trace écrite n’a été retrouvée. Était-il identique à ce contrat datant du 16 mars 1828 parvenu jusqu’aux Archives départementales ? Un article y stipule : “Nous serons entièrement libres de professer notre religion et d’en faire les cérémonies, suivant les us et coutumes de notre caste. Il nous sera permis, si nous le désirons, d’établir une petite pagode.” Un autre article ajoute : “Nous serons exempts de travail le jour du Pongol qui sera notre seule et unique fête et pour laquelle nous prendrons quatre jours pour la célébrer.” Mais, bien que reconnue depuis 1829, la culture des engagés ne sera que partiellement respectée par le législateur colonial, car considérée (surtout par les prêtres catholiques) comme “la religion du diable”. Toutefois, comme l’écrit Firmin Lacpatia dans “Les Indiens de la Réunion - La vie religieuse”, “pour retenir la main d’œuvre sur les terres, les propriétaires poussent le zèle en l’aidant matériellement dans leurs pratiques.” Saminadin s’est engagé pour une durée de cinq ans, au terme desquels il peut rempiler ou rentrer chez lui. On sait que les rapatriés étaient peu nombreux et que ceux qui regagnaient l’Inde natale étaient prématurément vieux (la moyenne d’âge des engagés se situait à 44 ans) ou estropiés, munis d’infimes économies (quatre fois moins que ceux qui revenaient de Guyane pourtant connue pour ses lamentables conditions de travail). Comme s’ils avaient versé leur sueur pour rien ! De 1852 jusqu’à 1863, le sucre connaîtra un second “boom” et la Réunion une décennie prodigieuse. Le nombre des usines, qui était de 101 en 1851, remonte à 125 en 1859. La commune de Saint-Pierre tient alors la première place de l’île avec ses 19 usines. La base foncière est dans le Sud : 5 199 hectares dont 2 895 hectares sur Saint-Pierre. Sur la route du Tampon, la propriété de Mon-Caprice (qui produit 800 tonnes de sucre). Au début de l’activité sucrière des Kerveguen, les Indiens sont presque inexistants (1,5 % des salariés), ce qui est aussi conforme au modèle général. En 1847, ils restent toujours aussi peu nombreux (2 %). D’après le dénombrement quinquennal de 1881, c’est à Saint-Pierre qu’on trouve le plus grand nombre d’engagés indiens : 6 347 pour 8 sucreries, sur un total de 30 634 travaillant dans 55 sucreries (sur 46 454 engagés toutes origines confondues, pour une population de 169 493 habitants). Officiellement, les immigrants indiens constituent alors un quart de la population totale. Au 31 décembre 1882, au moment où prend effet la suppression de l’immigration indienne, la colonie en compte 45 526. Un “calou”, un banian,... un temple Docile comme tous ses compagnons venus de l’Inde, Saminadin ne semble pas se plaindre de son sort. Il est à peu près certain qu’il a pu envoyer quelques sous à sa famille restée au pays. Mais il n’aura pas réussi à économiser le pécule nécessaire pour pouvoir retourner chez lui. Il travaille bien et sait se faire apprécier. Aussi ses patrons lui conseillent-ils de signer un nouvel engagement à l’expiration de son contrat. Il prendra du galon et sera nommé commandeur. Ses enfants travaillent avec lui. Il en aura neuf, qui quitteront Mon-Caprice vers 1918, quand le dernier comte de Kerveguen envisagera de retourner en France Très croyant, Saminadin trouve refuge dans la pratique de sa foi religieuse. Dans son baluchon, n’a-t-il pas amené depuis son village un “calou” ? Cette pierre symbolique en forme de lingam, il la place dans la paillotte qui sert de chapelle. Une chapelle abritée par le feuillage du banian, ce figuier de l’Inde aux longues racines aériennes qui pendent jusqu’à terre, qu’il a planté lui-même. Est-ce lui aussi qui façonne la statue de Ganesh, le dieu à tête d’éléphant et à quatre bras, qui figure toujours aujourd’hui dans le temple réhabilité depuis par son arrière-petit-fils Gilbert Canabady Moutien ? Nul ne peut l’affirmer, mais c’est très vraisemblable. Son descendant Mardé Moutien dit “Nono”, né en 1910, épousera à l’âge de 29 ans Annecy Erambrompoullé dit “Ti-Soeur”, petite-fille d’un couple d’engagés arrivés de l’Inde à peu près à la même époque que lui et s’étaient installés du côté de Sainte-Marie, puis de Sainte-Suzanne. À savoir, Maroudé Périamanompoullé, né en Inde en 1839, est arrivé à Bourbon en tant que permissionnaire et était commerçant, et son épouse Mary Viraye, cultivatrice. En même temps que Maroudé avait débarqué deux amis, qui devaient par la suite arranger (comme cela se pratiquait couramment à l’époque) le mariage de deux de leurs enfants, Moutoussamy Candassamy Ponama et Goïndama Incana. La fille de ce couple, Avayamba Candassamy Ponama, devait épouser en 1903 le fils de Maroudé Périamanompoullé, du même prénom que lui, Maroudé Erambrompoullé Périamanompoullé. Venons-en à Gilbert Canabady Moutien. Il est l’aîné des neuf enfants de “Nono” et de “Ti-Soeur”. Petit manœuvre mécanicien, il n’aurait jamais imaginé ramener un jour dans le giron familial le site où ses aïeux ont trimé. Dans les années soixante-dix, il commence par racheter un bout du terrain toujours planté en cannes. Puis, d’autres parcelles, jusqu’à posséder aujourd’hui la totalité du domaine de Mon-Caprice. À notre connaissance, il s’agit de l’unique exemple à la Réunion d’un descendant d’engagés à être parvenu à devenir propriétaire de “l’habitation” sur laquelle des fils de l’Inde étaient employés. Ses pensées toujours tournées vers leur pays natal, il s’est dans le même temps attaché à obtenir la très convoitée carte “Person of Indian origin” (qu’il est le premier dans l’île à avoir obtenue, en tant que descendant d’engagés, grâce l’ex-consule générale Banashri Bose-Harrison, en attendant la nationalité indienne promise par l’ancien Premier ministre Vajpayee lors du 1er congrès de la diaspora indienne (en janvier 2003, à New-Delhi, avec confirmation cette année). Comme tous ses aïeux qui ont travaillé sur le domaine de Mon-Caprice, Gilbert a planté un banian à côté des leurs. Tous ces arbres forment aujourd’hui une masse monumentale dont le feuillage abrite le temple des ancêtres, qu’en fils respectueux il a réhabilité. À l’entrée de cet édifice, pour ponctuer les cérémonies, il a placé la cloche que son grand-père, adolescent, sonnait à 3 h 45 chaque matin pour réveiller le camp, avant de descendre à pied porter le lait à la famille Kerveguen qui résidait au château des Casernes, pour remonter porteur du courrier et des directives du propriétaire au gérant. Mission accomplie, lui qui vit quotidiennement sur son domaine, Gilbert associe sa fierté toute légitime à celle de la réussite de sa communauté, et délèguera l’administration du domaine à son fils Gérard, passionné comme lui de généalogie et du travail de la terre. Le dieu qui “enlève tous les obstacles” Avant hier, une monumentable statue de Ganesh, édifiée par des artisans de Mahabalipuram, a été scellée à l’entrée du temple des ancêtres, au cours d’une cérémonie spéciale. Connu aussi sous les noms de Ganapathy, Ekadanta, Vinayaka, Heramba, etc, dans différentes parties de l’Inde ou employés en diverses occasions, Ganesha ou Ganesh (des deux mots sanskrits “gana” et “îshah” qu’on peut traduire par le Seigneur des êtres, de tout ce qui existe dans l’univers), le dieu nain obèse à tête d’éléphant et doté de quatre bras, fils aîné de Shiva et de Parvati, est l’une des divinités les plus populaires et les plus vénérées du panthéon hindou et il est invoqué dans toute action même la plus ordinaire et surtout dans n’importe quelle cérémonie rituelle. Dieu de l’harmonie domestique (“Protecteur du foyer”) et du succès, il est celui que l’on invoque avant toute entreprise, pour le prier de lever les obstacles. Vénéré dans l’Inde entière par des foules immenses, comme par chacun dans l’intimité de son foyer, son culte est familier, même si des pratiques occultes de tantrisme existent aussi. La légende raconte que Shiva, le destructeur dans la trinité hindoue, parti méditer dans l’Himalaya, son épouse Parvati décide de créer quelqu’un pour la protéger. Elle s’enduit le corps d’onguents, qu’elle utilise par la suite comme d’une pâte pour sculpter une “murthi” (représentation) d’enfant. Elle lui insuffle la vie et lui ordonne de surveiller la porte pendant qu’elle accomplit ses ablutions et de ne laisser entrer personne. Shiva revient le quatrième jour après l’apparition du croissant de lune. Ganesh, qui, ne l’ayant jamais vu, ne le connaît donc pas et lui interdit d’entrer. Shiva, en colère, finit par décapiter l’enfant. Apprenant cela, Parvati le supplie de redonner la vie à l’enfant. Shiva accepte et demande à ses fidèles d’aller prendre la tête du premier être qu’ils rencontreront sur leur passage. Ce sera un éléphant, dont greffe la tête sur le jeune corps décapité. Il insiste pour que l’on prie le dieu Ganesh avant chaque prière. “Dans chaque prière, on doit honorer Ganesh, le dieu qui enlève tous les obstacles”, observent les fidèles... Ganesh symbolise aussi l’intelligence. Un jour, Shiva et Parvati demandent à leurs fils, Ganesh et Kumarswami ou Kartike d’effectuer un tour du monde. L’enjeu est de taille : une bénédiction et la vénération assurée avant d’autres divinités. Kartike a pour monture un paon et Ganesh un rat. Le premier s’empresse d’accomplir son tour de la terre. Ganesh lui ne bouge pas. Ses parents s’en inquiètent mais il demeure imperturbable. Quand il voit son frère approcher, il se contente de tourner sept fois autour de son père et de sa mère, montrant qu’à ses yeux ils constituent le monde. C’est ainsi qu’il l’emporte sur son frère. L’anniversaire de Ganesh est l’événement le plus joyeux de l’année dans l’ensemble de l’Inde, où il est célébré avec beaucoup d’enthousiasme et de dévotion. Dans l’Andhra-Pradesh et le Maharashtra, la fête de Ganesh-Chaturthi (que certains appellent aussi Vinâyagar-Sadurthi) dure dix jours, les dévots se préparent durant un mois par un jeûne et des chants religieux quotidiens, les maisons sont nettoyées pour accueillir une “murthi” le représentant, qui est porté en procession jusqu’à une rivière ou la mer, symbole de pureté. Ils remercient la divinité de les avoir maintenus en bonne santé et souhaitent qu’il en soit de même l’année suivante. Ils prient aussi pour la paix. Saint-Louis : Un haut lieu de la mémoire... à l’abandon Vivants, ils ont souffert dans leurs cœurs et dans leurs chairs de l’exclusion. Morts, ils continuent de souffrir de l’indifférence. Si les “âmes délaissées” occupent une place privilégiée dans les croyances populaires (il n’est que de constater la fréquentation du cimetière des esclaves, au Gol, qui est un des plus fréquentés de l’île), celui “des Malabars”, situé à l’arrière du cimetière catholique dit “des chrétiens”, à Bel-Air (toujours à Saint-Louis), et qui abrite une centaine de sépultures des premiers engagés indiens qui refusaient le baptême chrétien, est de façon incompréhensible complètement à l’abandon. Et ce depuis des décennies et des décennies. On avancera que, si personne n’ose s’y aventurer, c’est à cause des superstitions qui ont la vie dure. À moins que ce ne soit parce qu’il a été complètement muré. Mais s’il a été muré, c’est justement... à cause des superstitions. Toujours est-il que ce site historique, qui fait partie du patrimoine indien de rite hindou, propriété de la commune, gagnerait à être mis en valeur, pour en faire un haut lieu de la mémoire collective et aider les jeunes générations à retrouver leur histoire et à se la réapproprier. Le président du Groupe de recherche sur l’archéologie et l’histoire de la terre réunionnaise, Marc Kichenapanaïdou, depuis quelques années, y effectue un dépôt de gerbes symbolique, à l’occasion du nouvel an tamoul. Et s’il se réjouit de l’état d’abandon depuis si longtemps de ce “cimetière des Malabars”, c’est parce qu’“il n’a pas fait l’objet de fouilles intempestives et conserve ainsi tout son intérêt archéologique”, s’en explique-t-il. Selon la tradition orale transmise par les personnes âgées de Saint-Louis, jusqu’en 1876 y étaient enterrés les engagés indiens qui ne pouvaient prétendre à être inhumés dans le même cimetière que les chrétiens, parce qu’ils refusaient le baptême. Selon des “anciens”, si aujourd’hui toute l’Inde brûle ses morts, à l’origine les Dravidiens (qui l’ont colonisée bien avant les Aryens) les enterraient, — avec tous les ustensiles et bijoux qu’ils aimaient. Or, la majorité de nos compatriotes originaires de l’Inde sont... des descendants des Dravidiens. Les engagés ont par conséquent bien pu garder cette coutume ancestrale d’enterrer les défunts. D’autant plus que la crémation était interdite... Le culte de Draupathy Le culte de Draupathy-Amen (virginité) ou Draupadi ou Dolvédée, qui appartient à la “trimurti” féminine avec les déesses Maria-Amen (fidélité) et Karli-Amen (toute puissance), est la marche sur le feu, spectacle de la foi des engagés indiens. Avant ce rituel, se déroule — de façon théâtrale — le mariage de la déesse avec Adjuna (“mariage bondié”). Selon la légende, le père de Draupathy avait fixé une épreuve pour départager ses prétendants. Seul Adjuna réussit à atteindre d’une flèche une cible au sommet d’une perche en ne regardant que le reflet de l’objectif dans l’eau au pied du mât. Chez lui, sa mère lui demanda de la partager avec ses quatre frères. Obéissant, il accepta et la céda à tour de rôle à chacun d’eux. Mais la légende veut que la femme déifiée est restée chaste. Selon la version tamoule du Mahâbhârata, pour le prouver à chaque fois qu’elle devait changer d’“époux”, elle traversa un brasier sans se brûler.
Le temple des ancêtres réhabilité C’est l’histoire d’une grande
solidarité et aussi d’une grande souffrance, où chaque sou devait être économisé (ce qui n’était pas toujours possible) et où la religion synonyme de don total de soi à Dieu était le seul support moral. À l’entrée du Domaine de Mon-Caprice, au bord de la route, d’imposants banians abritent un temple tamoul. La date précise de la fondation de cet édifice dédié à la déesse Draupathy reste inconnue. Selon des souvenirs familiaux, approximativement entre 1850 et 1860. Il a été construit par les premiers engagés indiens qui travaillaient dans le camp, conformément à leur contrat de travail qui les autorisait à pratiquer leur culte ; le contrat précisait que le propriétaire devait fournir bois, charbon et une certaine somme d’argent pour la marche sur le feu. À l’époque de De Kerveguen — dont les terres, à l’apogée de sa puissance foncière, couvraient un tiers des sols cultivables de l’île — Mon-Caprice était un des principaux centres de la vie économique et sociale du domaine de Basse-Terre (limité au Nord par la ligne des 400 et s’étendant de la rivière d’Abord à la ravine Blanche sur un peu plus de 308 hectares). Le temple originel se situait sur un promontoire rocheux inculte “où ne passait pas le soc à charrue” et était en terre, en paille et en roches. Au début du XXe siècle jusque dans les années trente (1927- 28, selon les souvenirs familiaux), les cérémonies religieuses s’y déroulent régulièrement. Puis, sous les pressions du clergé local, les processions et notamment les marches sur le feu seront interdites. Dès lors, le petit temple sombre dans un état déplorable, avec une couverture sommaire de paille. Le service religieux est cependant pratiqué en cachette certains dimanches de l’année, dans la crainte de la délation. En fait, l’activité religieuse se déplace vers les temples de Ravine-des-Cabris, Saint-Louis, voire Saint-Paul. Après le cyclone de 1948, l’évolution aidant et les propriétaires ayant changé, le toit du temple sera refait en tôles et la marche sur le feu retrouve droit de cité jusqu’en 1950. La vie religieuse redevient chaotique pendant vingt ans et les clés de l’édifice sont gardées arbitrairement par les propriétaires. Le temple a retrouvé son activité depuis que Gilbert Canabady Moutien a racheté la propriété. • Les cérémonies d’aujourd’hui dimanche (“bahnou va’ram”), 13e jour (“da’rana varusham”) du 5e mois lunaire d’Aavani et 10e jour (“dasami”) de la lune croissante (“soukla patcham”) se dérouleront comme suit : 7 h 30, yagasala pooja yaagam ; 8 h-9 h, Maha Ganapathy kumbabishegam ; repas végétarien. Les offices seront célébrés sous l’autorité du swami S. Nagaraja Sivachariyar Gurukkal. • La marche sur le feu initialement prévue pour le mercredi 14 juillet a été reportée à la fin du mois d’août.
De Mahabalipuram à Mon-Caprice Gilbert Canabady Moutien a fait
apposer l’inscription suivante à l’entrée du temple : “Loin de leur terre natale, sur ces pierres, les engagés indiens ont bâti dans la souffrance leur temple, symbole de leur fidélité à la religion ancestrale. La sacralisation de Ganesh auprès de ce temple est un hommage à leur courage et leur dévouement. Cette divinité est érigée en souvenir de tous ceux qui, à l’époque, sont venus travailler la terre et n’ont pu retourner au pays. Elle est posée face au soleil levant qui, dans leurs pensées, éclairait en même temps l’Inde et la Réunion.”