1390072017 Dubon et du mauvais usage de la mémoire, par T2vetan Todorov (Le Monde dplomatque, avi 2001),
“MONDE diplomatique
- avril 2001, pages 10 et 11
NI BANALISATION, NI SACRALISATION
Du bon et du mauvais usage de la mémoire
Par TzveTAN ToooRov
oMMeNT doit-on se servir du passé? Vie privée et vie publique n’obéissent pas ici aux
mémes régles. Dans la premiére, la relation entre les mots et le monde se subordonne
a la relation entre deux individus, celui qui parle, celui qui écoute. Je ne dis pas la
vérité si je pense qu'elle fera souffrir mon ami, je refuse @entendre une révélation si
elle risque de perturber mon confort.
Dans la vie publique, il en va autrement : ici, toute vérité est bonne a dire. En découvrant une
information, je ne devrais pas me demander avant tout : pour quelle raison X la diffuse-t-il? et
sera-t-elle dans Pintérét de Y? mais : est-elle vraie? Goebbels accusait le régime soviétique @’étre
responsable du massacre de Katyn; ce n’est pas parce que le ministre nazi était détestable que
Tinformation cessait @’étre exacte. existence des camps en URSS était connue, mais on la
dissimulait sous prétexte qu’il ne fallait pas désespérer Billancourt. Du coup, lorsque la vérité s'est
enfin imposée un jour, la classe ouvriére a été encore plus désespérée. Le droit de chercher la
vérité et de la faire connaitre fait partie des droits fondamentaux du citoyen dans une démocratie.
Lanalyse des motivations comme celle des conséquences ne doit venir que dans un deuxiéme
temps, aprés qu’on s'est approché, tant que faire se peut, de la vérité.
Les individus comme les groupes ont besoin de connaitre leur passé : c'est que leur identité en
dépend, méme si elle ne s’y épuise pas. Frappé par la maladie d’Alzheimer, Pindividu sans
mémoire perd son identité, cesse d’étre lui-méme. Il n’existe pas non plus de peuple sans mémoire
commune. Pour se reconnaitre comme tel, le groupe doit se choisir un ensemble d’exploits et de
persécutions passés, qui permet de identifier. Mais de ce que le recours au pass¢ est inévitable il
ne s‘ensuit pas qu’il est toujours bon.
La mémoire est comme le langage, un instrument en lui-méme neutre, qui peut étre mis au
service @’un noble combat comme des plus noirs desseins. Le « devoir de mémoire» ne sera pas
moralement justifié sile rappel du passé nourrit avant tout mon désir de vengeance ou de
revanche, s'il me permet simplement dacquérir des priviléges ou de justifier mon inaction dans le
présent. On ne saurait reprocher quelqu’un d’instrumentaliser le passé : non seulement parce
que tous le font, mais aussi parce qu’il est légitime que le passé serve le présent. Seulement tous
les usages de la mémoire ne sont pas bons, certains d’entre eux s’apparentent plutat a des abus.
Mais comment les reconnaitre?
Les Charybde et Scy
sacralisation n’équivaut pas a affirmer la spécificité d’un événement. Celle-ci exige de le mettre en.
a du travail de mémoire s‘appellent « sacralisation » et «banalisation». La
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relation avec les autres (pour identifier sa position unique dans Phistoire), celle-la, au contraire,
de Visoler du reste, de le maintenir dans un territoire & part, ott rien ne peut étre rapproché de
lui. Une fois de plus, le sacré peut avoir sa place dans la vie privée de chacun. Si j'ai perdu mon
enfant, je n’ai aucune envie de voir ce cas, pour moi absolument unique, assimilé a d’autres décés,
a @autres deuils.
Iin’en va pas de méme du débat public. Ici, la sacralisation empéche de tirer, du cas particulier,
une legon générale, de faire communiquer passé et présent; elle empéche donc ceux qui
nappartiennent pas au groupe concerné de profiter de son expérience. Mais Vhabitude,
remarquait mélancoliquement Marcel Proust, «on ne profite d’aucune lecon, parce qu’on ne sait
pas descendre jusqu'au général et qu'on se figure toujours se trouver en présence d'une expérience qui
nia pas de précédents dans le passé».
Le danger inverse, la banalisation, consiste a plaquer le passé sur le présent, a assimiler purement
et simplement l'un a Pautre - ce qui a pour effet de méconnaitre les deux. Les récentes guerres en
Yougoslavie illustrent bien cette variante, Ainsi, le conflit inter ethnique en Yougoslavie a été
simil
as
contre toute vraisemblance - a la seconde guerre mondiale, avec M. Slobodan Milosevic
dans le réle de Hitler. La télévision montre des visages émaciés de musulmans bosniaques
derriére des fils barbelés : « Cela ressemblait @ V’Holocauste », dit aussitot un conseiller de la
Maison Blanche, qui ne doit connaitre aucune autre exaction dans le passé.
En 1995, le représentant du département 4’Etat américain en Yougoslavie, M. Richard
Holbrooke, affirme qu'il est prét A suspendre son sens moral et a discuter avec les détenteurs du
pouvoir en Yougoslavie, alors qu'il les tient pour des criminels; il se console en se comparant
Raoul Wallenberg, qui n’hésitait pas A négocier avec les bourreaux nazis pour sauver de la mort
les juifs persécutés. Dans son paralléle historique, M. Holbrooke semble oublier qu’au moment od
il parle il représente la plus grande puissance militaire du monde, alors que Wallenberg, attaché &
Yambassade de Suéde & Budapest sous Yoccupation nazie, agissait au risque de sa propre vie - qu'il
allait du reste, par une ironie tragique de histoire, perdre dans les gedles de autre grand pays
totalitaire, Union soviétique.
Mme Madeleine Albright, devenue secrétaire d’Etat en 1996, ct dont Ja famille a fui la
‘Tehécoslovaquie pendant la seconde guerre mondiale, voit les événements présents & travers le
prisme de ses souvenirs d’enfance : les guerres de Bosnie lui rappellent le nazisme; attitude des
gouvernements occidentaux risque de ressembler & celle des Anglais et des Francais ’ Munich, en
1938, Dans un discours au Musée de "Holocaust 4 Washington, intitulé « La Bosnie a la lumiére
de PHolocauste» et prononcé en 1994, alors qu'elle était la représentante des Etats-Unis a
LONU, elle proclamait déja : «Les dirigeants bosniaques serbes ont cherché une solution finale
extermination ou dexpulsion au probleme des populations non serbes sous leur controle. »
On a limpression que chacun aujourd’hui voudrait pouvoir dire qu’il a empéché un nouvel
Holocauste, Or ’'Holocauste ne jette aucune lumidre sur les événements en Bosnie, il ne sert qu’a
aveugler ceux qui tenteraient de les analyser. Non moins étonnant était de voir le président
William Clinton se servir de ce méme rapprochement douteux pour justifier intervention
militaire. « Que se serait-il passé si on avait écouté Churchill & temps et qu’on s'était opposé plus tot
4 Hitler? Combien de vies, y compris dAméricains, auraient pu étre sauvées?», déclarait-il le
23 mars 1999. Il edit certainement été préférable d’intervenir plus tot contre Hitler. Mais en quoi
les survivants virtuels de la seconde guerre mondiale légitimaient-ils le bombardement de la
Yougoslavie? Pouvait-on considérer sérieusement que M. Milosevic était, a Pégal de Hitler en
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1938, un danger pour ’Europe et pour le monde? Rappeler le passé ne suffit pas pour justifier
wimporte quel acte.
Comment échapper a ces deux menaces symétriques? C’est ici que doit s'engager le travail de
mémoire, qui permet de passer, non directement d’un cas particulier a un autre, sur la foi de
quelque vague contiguité ou ressemblance, mais du particulier & Puniversel : au principe de
justice, A la régle morale, a Pidéal politique, lesquels se laissent examiner et critiquer a Yaide
darguments rationnels. Le passé n’est alors ni simplement répété jusqu’a satiété, ni galvaudé en
analogie universelle, mais lu dans son exemplarité. La lecon qu’on en tire doit étre légitime en
elle-méme, non parce qu’elle provient d'un souvenir qui m’est cher; le bon usage de la mémoire
est celui qui sert une juste cause, non celui qui favorise simplement mes intéréts.
Lexigence d’égalité est & Ja base de la justice - celle-ci refuse les arrangements du type «deux
poids, deux mesures». C’est Pune des raisons pour lesquelles Vintervention de POTAN au Kosovo
manquait de légitimité :
TPOTAN n’a manifesté nulle intention @intervenir. On mettra done sur le méme plan les
icences du président Kostunica de reconnaitre Pimpartialité du ‘Tribunal pénal international et
celles de M. Ehoud Barak d’admettre qu'une commission inter nationale enquéte sur les
«bavures» de Parmée israélienne : il faut condamner ou approuver les deux a la fois.
lans des situations analogues, plus anciennes ou contemporaines,
r
Sion adhére au principe des restitutions destinées A réparer les injustices du passé, on devrait
poser les mémes délais pour tous, qu’il s/agisse des biens des juifs d’Europe centrale et orientale
en 1939 ou de ceux des Arabes palestiniens en 1948. La question du délai est épineuse : jusqu’ott
faut-il remonter? Doit-on indemmiser les descendants des Noirs vendus en esclavage? Et ceux des
Indiens expropriés de leurs terres a la suite de la «conquéte de l'Ouest»? On peut rappeler que le
gouvernement américain a payé récemment 1,8 milliard de dollars aux descendants des
Américains dorigine japonaise qui avaient été enfermés pendant la seconde guerre dans des
camps de concentration.
Reconnaitre le droit de la personne humaine & la dignité fait également partie de la conception
moderne de la justice, c'est pourquoi aucun rappel du passé ne peut justifier la légalisation de la
torture, qui est un déni de dignité. Cela est vrai aussi bien du traitement infligé par la France aux
Algériens, dans les années 1950, que de celui pratiqué en Israél sur les Palestiniens, A partir de la
fin des années 1980. Le méme passé douloureux, les souffrances subies par les juifs, peut conduire
4 des lecons opposées : c’est au nom de ce passé que le juge Moshe Landau (1) légalisait la torture
des «ennemis>, c’est au nom de ce méme passé que le professeur Yechayahou Leibovitz. luttait de
toutes ses forces contre elle. Lecons qu’on doit juger a Paune de nos principes éthiques et
juridiques, non par référence aux événements passés.
Le grand peintre Zoran Music a passé la derniére année de la seconde guerre dans le camp de
Dachau. Au sortir de cette usine de la mort, il se sent incapable de représenter ce qu’il a vu : son
expérience est unique, il ne peut la communiquer. Mais dans les années 1950 les guerres
recommencent - en Corée, en Algérie - et, avec elles, les cruautés que les étres humains savent
infliger a autres étres humains. Le présent, certes différent et pourtant semblable aussi, améne
Music a une nouvelle série de tableaux, qui représente les cadavres du camp et qui sera appelée
«Nous ne sommes pas les derniers». La mise en relation du passé avec le présent, qui n’est en
rien une banalisation, a permis au peintre de produire une oeuvre bouleversante, une oeuvre la
fois vraie et juste.
TzveTan Toporov
hiplwwn monde cplomatque:r/2001/047T ODOROVITEIO a13007017 Du bon etc mauvais usage dela ménote, par Tzvetan Todorov (Le Monde cplomatiqe,avtil 2001)
Directeur de recherche au CNRS (Par
tentation du bien. Enquéte su
nt de publier Mémoire du mal,
lesiéele, Robert Laffont, Paris.
(2) Le juge Landau avait, en 1961, présidé le procés Eichmann. Il sera membre de la Cour supréme d'Israél, qu'l présidera de
1980 2 1982. A la retraite, il animera la «commission Landau», qui, en 1987, légitimera Pusage des «pressions physiques
modérées » contre les détenus palestiniens.
Mot clés :Idées Histoire Génocide
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