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L’ARCHÉOLOGIE
DU SAVOIR
GALLIMARD
© Éditions Gallimard, ig6g.
Voilà des dizaines d’années maintenant que l’atten
tion des historiens s’est portée, de préférence, sur les
longues périodes comme si, au-dessous des péripéties
politiques et de leurs épisodes, ils entreprenaient de
mettre au jour les équilibres stables et difficiles à
rompre, les processus irréversibles, les régulations
constantes, les phénomènes tendanciels qui culminent
et s’inversent après des continuités séculaires, les
mouvements d’accumulation et les saturations lentes,
les grands socles immobiles et muets que l’enchevê
trement des récits traditionnels avait recouverts de
toute une épaisseur d’événements. Pour mener cette
analyse, les historiens disposent d’instruments qu’ils
ont pour une part façonnés, et pour une part reçus :
modèles de la croissance économique, analyse quan
titative des flux d’échanges, profils des développements
et des régressions démographiques, étude du climat
et de ses oscillations, repérage des constantes sociolo
giques, description des ajustements techniques, de
leur diffusion et de leur persistance. Ces instruments
leur ont permis de distinguer, dans le champ de
l’histoire, des couches sédimentaires diverses ; aux succes
sions linéaires, qui avaient fait jusque-là l’objet de la
recherche, s’est substitué un jeu de décrochages en
profondeur. De la mobilité politique aux lenteurs
propres à la « civilisation matérielle », les niveaux
d’analyse se sont multipliés : chacun a ses ruptures
io L'archéologie du savoir
spécifiques, chacun comporte un découpage qui n’appar
tient qu’à lui; et à mesure qu’on descend vers les socles
les plus profonds, les scansions se font de plus en plus
larges. Derrière l’histoire bousculée des gouvernements,
des guerres et des famines, se dessinent des histoires,
presque immobiles sous le regard, — des histoires à
pente faible : histoire des voies maritimes, histoire du
blé ou des mines d’or, histoire de la sécheresse et de
l’irrigation, histoire de l’assolement, histoire de l’équi
libre, obtenu par l’espèce humaine, entre la faim et la
prolifération. Les vieilles questions de l’analyse tradi
tionnelle (quel lien établir entre des événements dis
parates? Comment établir entre eux une suite néces
saire? Quelle est la continuité qui les traverse ou la
signification d’ensemble qu’ils finissent par former?
Peut-on définir une totalité, ou faut-il se borner à
reconstituer des enchaînements?) sont remplacées désor
mais par des interrogations d’un autre type : quelles
strates faut-il isoler les unes des autres? Quels types
de séries instaurer? Quels critères de périodisation
adopter pour chacune d’elles? Quel système de rela
tions (hiérarchie, dominance, étagement, détermina
tion univoque, causalité circulaire) peut-on décrire
de l’une à l’autre? Quelles séries de séries peut-on
établir? Et dans quel tableau, à chronologie large,
peut-on déterminer des suites distinctes d’événements?
Or à peu près à la même époque, dans ces disciplines
qu’on appelle histoire des idées, des sciences, de la
philosophie, de la pensée, de la littérature aussi (leur
spécificité peut être négligée pour un instant), dans
ces disciplines qui, malgré leur titre, échappent en grande
partie au travail de l’historien et à ses méthodes,
l’attention s’est déplacée au contraire des vastes unités
qu’on décrivait comme des « époques » ou des « siècles »
vers des phénomènes de rupture. Sous les grandes conti
nuités de la pensée, sous les manifestations massives et
homogènes d’un esprit ou d’une mentalité collective,
sous le devenir têtu d’une science s’acharnant à exister
et à s’achever dès son commencement, sous la persis
tance d’un genre, d’une forme, d’une discipline, d’une
activité théorique, on cherche maintenant à détecter
Introduction 11
I. Aux derniers flâneurs, faut-il signaler qu’un « tableau > (et sans
doute dans tous les sens du terme), c’est formellement une « série de
séries >? En tout cas, ce n’est point une petite image fixe qu'on place
devant une lanterne pour la plug grande déception des enfants, qui,
â leur Age, préfèrent bien sûr la vivacité du cinéma.
20 L'archéologie du savoir
Remarques et conséquences
L’ÉNONCÉ ET L’ARCHIVE
Définir l’énoncé
La fonction énonciative
pas dire qu’il s’agisse dans les deux cas du même énoncé.
Le régime de matérialité auquel obéissent nécessaire
ment les énoncés est donc de l’ordre de l’institution
plus que de la localisation spatio-temporelle; il définit
des possibilités de réinscription et de transcription (mais
aussi des seuils et des limites) plus que des individualités
limitées et périssables.
L’identité d’un énoncé est soumise à un second
ensemble de conditions et de limites : celles qui lui
sont imposées par l’ensemble des autres énoncés au
milieu desquels il figure, par le domaine dans lequel
on peut l’utiliser ou l’appliquer, par le rôle ou les fonc
tions qu’il a à jouer. L’affirmation que la terre est
ronde ou que les espèces évoluent ne constitue pas le
même énoncé, avant et après Copernic, avant et après
Darwin; ce n’est pas, pour des formulations aussi
simples, que le sens des mots ait changé; ce qui a été
modifié, c’est le rapport de ces affirmations à d’autres
propositions, ce sont leurs conditions d’utilisation et
de réinvestissement, c’est le champ d’expérience, de
vérifications possibles, de problèmes à résoudre auquel
on peut les référer. La phrase que « les rêves réalisent
les désirs » peut bien être répétée à travers les siècles:
elle n’est point le même énoncé chez Platon et chez
Freud. Les schèmes d’utilisation, les règles d’emploi,
les constellations où ils peuvent jouer un rôle, leurs
virtualités stratégiques constituent pour les énoncés
un champ de stabilisation qui permet, malgré toutes
les différences d’énonciation, de les répéter dans leur
identité; mais ce même champ peut aussi bien, sous
les identités sémantiques, grammaticales ou formelles
les plus manifestes, définir un seuil à partir duquel
il n’y a plus équivalence et il faut bien reconnaître
l’apparition d’un nouvel énoncé. Mais il est possible,
sans doute, d’aller plus loin : on peut considérer qu’il
n’y a qu’un seul et même énoncé là où pourtant les
mots, la syntaxe, la langue elle-même ne sont pas
identiques. Soit un discours et sa traduction simul
tanée; soit un texte scientifique en anglais et sa version
française; soit un avis sur trois colonnes en trois langues
différentes : il n’y a pas autant d’énoncés que de langues
La fonction énonciative i3 7
rendre com pte du fait que le discours n’a pas seulem ent
un sens ou une vérité, m ais une histoire, et une histoire
spécifique qui ne le ram ène pas aux lois d’un devenir
étranger. Il doit m ontrer par exem ple que l’histoire de
la gram m aire n’est pas la projection dans le cham p du
langage et de ses problèm es d’une histoire qui serait,
en général, celle de la raison ou d’une m entalité, d’une
histoire en tout cas qu’elle partagerait avec la m éde
cine, la m écanique ou la théologie ; m ais qu’elle com porte
un type d’histoire, — une form e de dispersion dans le
tem ps, un m ode de succession, de stabilité et de réacti
vation, une vitesse de déroulem ent ou de rotation — qui
lui appartient en propre, m êm e si elle n’est pas sans
relation avec d’autres types d’histoire. De plus cet
a priori n’échappe pas à l’historicité : il ne constitue pas,
au-dessus des événem ents, et dans un ciel qui ne bouge
rait pas, une structure intem porelle ; il se définit com m e
l’ensem ble des règles qui caractérisent une pratique
discursive : or ces règles ne s’im posent pas de l’extérieur
aux élém ents qu’elles m ettent en relation; elles sont
engagées dans cela m êm e qu’elles relient; et si elles ne
se m odifient pas avec le m oindre d’entre eux, elles les
m odifient, et se transforment avec eux en certains seuils
décisifs. L’a priori des positivités n’est pas seulem ent le
systèm e d’une dispersion tem porelle ; il est lui-m êm e un
ensem ble transform able.
En face des a priori form els dont la juridiction s’étend
sans contingence, il est une figure purem ent em pirique ;
m ais d’autre part, puisqu’il perm et de saisir les discours
dans la loi de leur devenir effectif, il doit pouvoir rendre
com pte du fait que tel discours, à un m om ent donné,
puisse accueillir et m ettre en œuvre, ou au contraire
exclure, oublier ou m éconnaître, telle ou telle structure
form elle. Il ne peut pas rendre compte (par quelque
chose com m e une genèse psychologique ou culturelle)
des a priori form els; m ais il perm et de com prendre
com m ent les a priori form els peuvent avoir dans l’his
toire des points d’accrochage, des lieux d’insertion,
d’irruption ou d’ém ergence, des dom aines ou des occa
sions de m ise en œuvre, et de com prendre com m ent
cette histoire peut être non point contingence absolu-
L’a priori historique et l’archive 169
LA D E S C R I P T I O N A R C H É O L O G I Q U E
I
L’original et le régulier
Les contradictions
Science et savoir
b) Le savoir.
c) Savoir et idéologie.
f) D'autres archéologies.
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DU MÊME AUTEUR
RAYMOND ROUSSEL.
LES MOTS ET LES CHOSES.
L’ARCHÉOLOGIE DU SAVOIR.
L’ORDRE DU DISCOURS.
HISTOIRE DE LA FOLIE À L’ÂGE CLASSIQUE.
MOI, PIERRE RIVIÈRE, AYANT ÉGORGÉ MA MÈRE, MA SŒUR
E T M O N F R È R E . . . (ouvrage collectif).
SURVEILLER ET PUNIR.
H E R C U L I N E B A R B I N D I T E A L E X I N A B . (présenté par M. Foucault).
HISTOIRE DE LA SEXUALITÉ.
I . L a Volonté de savoir.
II. L’Usage des plaisirs.
I I I . L e Souci de soi.
LE DÉSORDRE DES FAMILLES. LETTRES DE CACHET DES
A R C H I V E S D E L A B A S T I L L E (en collaboration avec Arlette Farge).
D I T S E T É C R I T S , 1954-1988.
I. 1954-1969.
II. 1970-1975.
I I I . 1976-1979.
IV. 1980-1988.
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