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Sous la direction de
Dominique Bourque
et Nellie Hogikyan
Sous la direction de
Qu’est-ce que l’exil pour les romancières Virgina Woolf, Agota Kristof, Assia
Djebar ou Aki Shimazaki ? Qu’est-ce que l’exil pour la poète juive-allemande
Else Lasker-Schüler vivant à l’ère nazie ou pour la poète burkinabè Angèle
Bassolé-Ouédraogo, qui vit au Canada aujourd’hui ? Quels exils affrontent les
femmes ? Les auteurs du présent ouvrage répondent à ces questions dans leurs
études d’œuvres traitant spécifiquement de la représentation d’expériences
exiliques de femmes. L’introduction trace un parcours des théories de l’exil et les
diverses études sont ponctuées par trois textes de créatrices en exil au Canada.
L’objectif est de rendre compte de la variété et de la complexité des situations
exiliques de femmes d’ailleurs et d’ici, d’hier et d’aujourd’hui, telles qu’elles
ont été rendues ou recréées au sein d’œuvres littéraires (poésie, roman et essai)
et visuelles (peinture, sculpture, film et performance).
Dominique Bourque est professeure agrégée à l’Institut d’études
des femmes et au Département de français de l’Université d’Ottawa. Elle a
notamment publié, avec Aïda Kaouk, Ces pays qui m’habitent : expressions
d’artistes canadiens d’origine arabe (Musée canadien des civilisations, 2003).
ISBN 978-2-7637-9125-8
Illustration de la couverture : Claudine Vivier, Préface de Gloria Escomel
Sans titre, gravure sur bois.
Femmes et exils
Formes et figures
Femmes et exils
Formes et figures
Sous la direction de
Dominique Bourque et Nellie Hogikyan
Les Presses de l’Université Laval reçoivent chaque année du Conseil des Arts du
Canada et de la Société d’aide au développement des entreprises culturelles du
Québec une aide financière pour l’ensemble de leur programme de publication.
Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise
de son Programme d’aide au développement de l’industrie de l’édition (PADIÉ)
pour nos activités d’édition.
ISBN 978-2-7637-9125-8
PDF : 9782763791265
Table des matières
Préface............................................................................................... IX
Remerciements.................................................................................. XIII
Introduction...................................................................................... 1
Dominique Bourque et Nellie Hogikyan
I
Thématiques des exils
A. Exil intérieur/extérieur .............................................................. 37
L’histoire commence au ras du sol, avec des pas................................. 39
Verena Stefan
Mobilité immobile : l’expérience exilique dans
Le Champ dans la mer de Ying Chen.......................................................... 45
Anne Thibeault-Bérubé
B. Identité exilique .......................................................................... 63
Exilée et canadienne : la production américaine
de Joyce Wieland (1962-1971)................................................. 65
Julie Lussier
Abla Farhoud : exil et intégration au Québec..................................... 81
Amaryll Chanady
Interrogations et transformations de l’identité féminine dans
Les Nuits de Strasbourg d’Assia Djebar............................................... 99
René LaFleur
C. Exil générationnel ...................................................................... 121
Femmes de l’exil harki : la parole pour conjurer
la violence de l’histoire............................................................. 123
Djemaa Maazouzi
Trois exils : une trame narrative de survie générationnelle.................. 147
Hourig Attarian et Hermig Yogurtian
VIII Femmes et exils
II
Poétiques exiliques
D. Les voies de la traduction ........................................................... 173
Les exilées du Coran.......................................................................... 175
Naima Dib
Le double exil de la mère : silence et folie chez Kateb Yacine.............. 195
Mehana Amrani
Exil, image et traduction................................................................... 213
Marie-Aude Baronian
E. Les jeux de translation ................................................................ 231
Exil, ethnicité et féminisme québécois
dans l’œuvre d’Aki Shimazaki.................................................. 233
Yuko Yamade
Épreuve de l’exil et du féminin, l’écriture........................................... 245
Catherine Bouthors-Paillart
Juive et pornographique : Else Lasker-Schüler.................................... 255
Alexis Nouss
F. Oser l’invention ........................................................................... 265
L’exil comme po-é/li-tique de la marge.............................................. 267
Dominique Bourque
Les Porteuses exilées.......................................................................... 281
Angèle Bassolé-Ouédraogo
Postface............................................................................................. 287
Nellie Hogikyan
Gloria Escomel
Remerciements
***
Cet ouvrage a été publié grâce à une subvention de la Fédération
canadienne des sciences humaines, de concert avec le Programme d’aide à
l’édition savante (PAES), dont les fonds proviennent du Conseil de recher-
che en sciences humaines du Canada.
Introduction1
4. « Après avoir tenté de penser la “(ré)articulation des rapports sociaux de sexe, ‘race’ et
classe dans le contexte de la mondalisation” (Falquet, Lada, Rabaud, 2006), nous
aurions plutôt tendance à parler, plus que d’intersectionnalité (Creenshaw, 1994),
de la consubstantialité des rapports sociaux de pouvoir (Kergoat, à paraître) ou de
leur coformation (Bacchetta, à paraître) », Jules Falquet et Aude Rabaud,
« Introduction », Femmes, genre, migrations et mondialisation : un état des problémati-
ques (dir. de J. Falquet, A. Rebaud, J. Freedman et F. Scrinzi), Cahiers du Cedref,
Paris, Université Paris Diderot, 2008, p. 14.
5. Naïm Kattan, La mémoire et la promesse, 1978, p. 63.
Introduction 3
Exilées
Le présent ouvrage rassemble des études d’œuvres traitant spécifique-
ment de la représentation d’expériences exiliques de femmes. Il est ponctué
en son début, en son milieu et à sa fin, par trois textes de créatrices en exil
« direct » (de par leur propre déplacement), ou « indirect » (de par celui de
leurs parents, voire de leur communauté) au Canada. L’objectif de cette
anthologie hybride, la première du genre à notre connaissance6, est de ren-
dre compte de la variété et de la complexité des situations exiliques de
femmes d’ailleurs et d’ici, d’hier et d’aujourd’hui, telles qu’elles ont été
rendues ou recréées au sein d’œuvres littéraires (poésie, roman et essai) et
visuelles (peinture, sculpture, film et performance). Plus précisément, ces
expériences concernent des femmes de plusieurs cultures et régions (de
l’Amérique du Nord à l’Asie, en passant par l’Europe et l’Afrique), depuis
le début du siècle dernier jusqu’à notre époque contemporaine.
S i nous7 avons choisi de parler spécifiquement des femmes, et donc
d’adopter une approche genrée, ce n’est pas parce que nous croyons qu’elles
sont fondamentalement différentes des hommes. Au contraire, nous pen-
sons que c’est la façon dont on les traite qui (a) fait la différence. Nous
constatons par ailleurs que ce traitement qui leur est réservé est plein de
conséquences pour elles sur le plan social, familial, économique, culturel et
politique. Dès la naissance, elles subissent une ségrégation conceptuelle (du
seul fait d’appartenir au sexe « féminin » de l’espèce humaine) qui les dési-
gne comme des êtres particuliers, distincts, c’est-à-dire « non représentatifs »
du genre humain. Dans la langue française, leur statut singulier (secon-
daire) est ainsi attesté par la règle du masculin qui, non seulement l’em-
porte sur le féminin, mais se confond avec le général, le neutre ; autrement
dit, la « norme ».
S ur le plan strictement matériel, rappelons qu’à l’échelle de la pla-
nète, et bien qu’elles fournissent les deux tiers des heures travaillées, « les
femmes ne gagnent qu’un dixième du revenu mondial et détiennent moins
de un pour cent des biens8 ». Dans son ouvrage De gré ou de force, où elle
traite de l’impact de la mondialisation sur les femmes, Jules Falquet révèle
que l’ensemble de ces dernières (pauvres et riches, éduquées ou non) sont
actuellement refoulées du côté des emplois « de services » (domestiques et
9. Jules Falquet, De gré ou de force. Les femmes dans la mondialisation, Paris, La Dispute,
2008, 214 p. La sociologue Jules Falquet est née de sexe féminin et n’a pas changé de
sexe. Elle a simplement décidé d’adopter un prénom masculin afin de bousculer un
peu l’ordre des choses.
10. Pour un survol de la situation des femmes aujourd’hui dans le monde voir The
Penguin Atlas of Women in the World, dirigé par Joni Seager (2009). Seager rappelle
dans son introduction que « women remain the poorest of the poor, everywhere »,
que « [l]arge-scale systems of enslavement and oppression of women, including,
prominently, sex trafficking, are flourishing » et que « evidence suggests that a remar-
kable number of governments in 2008 seem committed to turning back advances in
women’s autonomy », p. 9.
Introduction 5
La notion d’exil
Il n’est pas rare d’entendre dire que l’expérience exilique est doulou-
reuse et génère des bouleversements identitaires. La peine ressentie par la
coupure avec sa communauté, son passé et plus généralement ses référen-
ces, ainsi que l’aliénation culturelle et matérielle associée au déplacement,
font partie des réalités que doivent affronter les personnes déplacées. Faire
abstraction de ces situations concrètes, politiques et sociales, ne ferait
qu’occulter l’angoisse de la perte des repères ainsi que la nostalgie
éprouvée.
Hamid Naficy nous met toutefois en garde contre les généralisations.
Dans Framing Exile11, il souligne que l’exil ne se vit pas de la même
manière par tout le monde et que cette épreuve se rapporte nécessairement
à un espace concret et particulier. Ce théoricien de l’exil nous invite, de
plus, à distinguer l’expérience exilique de la condition postmoderne : « But
exile must not be thought of as a generalized condition of alienation and diffe-
rence... Exile discourse thrives on detail, specificity, and locality. There is a there
there in exile12. » Ce « là là », cet endroit quitté est la plupart du temps le
pays natal ; mais toutes les « localités » n’obéissent pas aux processus d’ho-
mogénéisation de l’État-Nation, et bien souvent, le pays quitté comporte
diverses cultures et ethnies, ce qui rend plus complexe la théorisation de
l’exil en regard des concepts de Nation et de territoire quitté. Par ailleurs,
nombre d’exilés vivent dans plusieurs pays avant de pouvoir s’établir. Ces
séjours contribuent à nuancer leurs perceptions de ce que représente un
lieu ou une culture de référence. Ce qui est certain, c’est qu’il soit volon-
taire ou forcé, l’exil annonce des tensions déterminantes sur le plan de
l’identification et de l’appartenance. Il produit des déstabilisations et des
défis fondamentaux en ce qui concerne la perception et l’articulation de
l’identité culturelle.
Si l’expérience exilique entraîne une crise identitaire, c’est parce
qu’elle génère des transformations et des modifications significatives chez
les individus qui la vivent. Il suffit de lire les œuvres des migrants pour
11. « Framing Exile », dans Hamid Naficy (dir.), Home, Exile, Homeland : Film, Media,
and the Politics of Place, New York et Londres, Routledge, 1999.
12. Ibid., p. 4. Souligné dans l’original.
6 Femmes et exils
13. Edward W. Saïd, Réflexions sur l’exil et autres essais, traduit de l’anglais (États-Unis)
par Charlotte Woillez, Paris, Actes Sud, 2008, p. 241. Paru pour la première fois en
langue anglaise en 1984, dans la revue britannique d’avant-garde, Granta.
14. Boucar Diouf, La Commission Boucar pour un raccommodement raisonnable, Les
Intouchables, 2008, p. 14-15. Nous soulignons.
15. Donnons l’exemple de Boucar Diouf : « Je me définis comme un baobab recomposé :
un arbre dont les racines sont africaines, dont le tronc est sénégalais et le feuillage
québécois. [...] J’ai recours à ma moitié québécoise pour régler un problème d’ordre
professionnel. Par contre, mes racines africaines resurgissent dès qu’il s’agit de rela-
tions humaines. Ainsi, notre identité peut être constituée de diverses strates qui
refont surface au moment opportun », op. cit., p. 85-86.
Introduction 7
world, that is, where the exile is forbidden to cross particular geographical
boundaries, cannot be understood as existence free of the repressive nature of
nationalism 16 ». De son côté, Angelika Bammer en appelle, dans
Displacements : Cultural Identities in Question, à une théorisation de l’exil
où l’on ré-intégrerait et ré-articulerait les faits historiques (conflits politi-
ques, guerres, etc.), au lieu de les occulter pour ne s’intéresser qu’aux événe-
ments strictement personnels.
La question du nationalisme, traditionnellement et historiquement
jumelée à celle de l’exil, s’avère particulièrement éclairante dans le présent
contexte du fait que les femmes occupent une position paradoxale au sein
des États. Rappelons que ces derniers ont mis beaucoup de temps à leur
reconnaître une citoyenneté digne de ce nom. Lucie Lequin et Maïr
Verthuy l’ont bien souligné dans leur ouvrage Multi-culture, multi-écriture :
la voix migrante au féminin en France et au Canada,
La relation qu’entretiennent les femmes avec la notion même d’état ou de
nation a toujours été problématique. Traditionnellement leur identité leur
venait, [leur] vient encore dans beaucoup de cas, de leur père ou de leur
mari. Qui prend mari prend pays, selon le vieux dicton. La citoyenneté
propre leur est souvent refusée, ou alors accordée selon des critères autres
que ceux qui s’appliquent aux hommes17.
’auteure liminaire de l’ouvrage, Verena Stefan18, a vécu dans cette
L
zone très inconfortable où la citoyenneté des hommes a préséance sur celle
des femmes qui se voient attribuer celle de leur mari, nonobstant leur pro-
pre lieu de naissance. Bien que née en Suisse d’une mère suisse, sa mère et
elle y étaient considérées comme des étrangères parce que l’époux de sa
mère, son père donc, possédait la citoyenneté allemande :
Mon père venait de Mährisch-Ostrau et la loi du père disait que son origine
était celle de tous ceux qui faisaient partie de sa famille. Nous étions sa
famille. En contrepartie, l’origine de ma mère, le lieu d’où elle provenait, sa
langue, tout cela n’avait aucune valeur. Après la guerre, elle était, sur
papier19, aussi allemande que son mari...
Les femmes autochtones canadiennes connurent longtemps le même
sort. De fait jusqu’en 1985, elles perdaient, contrairement à leurs homolo-
gues masculins, leur statut d’« Indienne » en épousant un « non-Indien20 ».
16. Sophia A. McClennen, The Dialectics of Exile : Nation, Time, Language, and Space, in
Hispanic Literatures, Indiana, Purdue University Press, 2004, p. 1.
17. L. Lequin et M. Verthuy, op. cit., p. 1.
18. « L’histoire commence au ras du sol, avec des pas », p. 39 ici.
19. Nous soulignons.
20. « Cette perte de statut obligeait les femmes concernées à quitter leur réserve d’origine
ou de résidence, et leur enlevait par conséquent tous les privilèges rattachés au statut
8 Femmes et exils
Au Québec, elles durent lutter pendant onze ans pour mettre fin à cette
injustice.
lympe de Gouges avait pourtant dénoncé dès 1791 l’incohérence
O
que représente une démocratie qui exclut les femmes de la citoyenneté,
alors qu’elles sont membres à part entière de l’humanité. Elle terminait sa
Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne (1791) ainsi : « Si tenter
de donner à mon sexe une consistance honorable et juste est considéré dans
ce moment comme un paradoxe de ma part, et comme tenter l’impossible,
je laisse aux hommes à venir la gloire de traiter cette matière [...] 21. »
L’historienne américaine Joan W. Scott s’est d’ailleurs fortement ins-
pirée des discours de de Gouges sur ce sujet dans La citoyenne paradoxale22,
ouvrage devenu une référence incontournable pour le champ d’étude
émergeant du féminisme transnational. C’est que l’ensemble des discours
de de Gouges rendent bien compte de la pierre d’achoppement que consti-
tuaient les catégories de sexe pour qui ne les remettaient pas en question.
Parce que ces catégories définissent les hommes comme sujets actifs et les
femmes comme sujets passifs, elles obligèrent de Gouges à agir « en
homme » et ainsi à perdre toute crédibilité en tant que femme. Le titre de
l’ouvrage de Scott fait d’ailleurs écho à une autre phrase célèbre de cette
féministe avant la lettre : « [...] des hommes me condamneroient impitoya-
blement comme une femme qui n’a que des paradoxes à offrir et non des
problèmes faciles à résoudre23 ». Ces propos évoquent bien la situation
conflictuelle et ambivalente des femmes dans la France révolutionnaire du
dix-huitième siècle, où les « paradoxes » n’étaient ni plus ni moins que le
reflet de structures politiques et conceptuelles misogynes.
Plus près de nous, Virginia Woolf aussi se prononça sur cette ques-
tion du rapport des femmes à la nation : « En tant que femme, je n’ai pas de
pays. En tant que femme, je ne désire aucun pays. Mon pays à moi, femme,
c’est le monde entier24. » Nous sommes alors à la veille de la Deuxième
Guerre mondiale et Woolf compare, dans son essai Trois Guinées (1938),
d’Indienne entre autres, l’accès aux services éducatifs, de santé et de logement dis-
pensés à l’intérieur des réserves et le droit à l’héritage. Qui plus est, cette perte de
statut se transférait à tous les enfants à venir », Carole Lévesque « D’ombre et de
lumière : l’Association des femmes autochtones du Québec », Nouvelles pratiques
sociales, vol. 3, no 2, 1990, p. 75.
21. Olympe de Gouges, Œuvres, Mercure de France, 1986, p. 109.
22. Joan W. Scott, La citoyenne paradoxale : les féministes françaises et les droits de l’homme,
Paris, Albin Michel, 1998 ; traduction française de Only Paradoxes to Offer. French
Feminists and the Rights of Man, Harvard University Press, 1996.
23. Olympe de Gouges, Le bonheur primitif de l’homme, Paris, 1788, cité dans Joan W.
Scott, op. cit., p. 21.
24. Virginia Woolf, Trois Guinées, Des Femmes, 1977, p. 205. La version originale est
parue en 1938 à la Horgart Press (Londres).
Introduction 9
les violences ainsi que les répressions associées aux conquêtes territoriales et
aux politiques racistes à celles que subissent les femmes. En dénonçant les
États impérialistes, ségrégationnistes et concentrationnaires, Woolf ouvre la
voie à une autre façon de voir le monde et d’y vivre. Elle se solidarise en
outre avec les femmes en tant que groupe social assujetti et en appelle à une
structure transnationale qui ne serait pas opprimante.
En contexte (post)colonial, l’étau de l’oppression se resserre souvent
sur les femmes. Mais dans le Québec des années quatre-vingt, au plus fort
du militantisme féministe, celles-ci prennent la parole pour dénoncer les
lois patriarcales, incluant celles qui répriment l’expression et la visibilité des
femmes par l’intermédiaire des règles syntaxiques les positionnant comme
vaincues (le masculin l’emporte sur le féminin). Pour les « écrivaines » qué-
bécoises qui se mettent au parfum de « l’écriture féminine » : la féminisation
de la langue française paraît nécessaire à la libération des femmes du
sexisme ambiant.
Dans ce contexte d’effervescence féministe, Louky Bersianik établit
un parallèle entre la problématique linguistique des femmes et la question
nationale québécoise. Pour elle, les femmes québécoises sont opprimées et
colonisées par les hommes, tout comme ces derniers le sont par les Anglais
ou les Américains25. Bersianik proposa la création d’une culture féminine
autonome, en marge de celle des hommes, afin d’assurer une identité dis-
tincte aux femmes :
La gynanthrope26 québécoise qui est écrivaine doit travailler à la rupture
d’identité avec l’écrivain mâle pour pouvoir créer un champ culturel fémi-
nin. Le nationalisme, dans ces conditions, passe au second plan comme
champ d’action et de recherche [...]. Car à quoi nous servirait-il de conser-
ver notre langue française telle qu’elle se présente à nous, femmes, comme
un gag, un véritable canular, si nous n’arrivons pas à changer cet état de
choses ?27
Le danger de telles positions différentialistes était bien sûr de renfor-
cer l’idéologie dominante qui faisait déjà la promotion d’une différence
entre les hommes et les femmes sur la base de leurs natures soi-disant spéci-
fiques. Les médias nord-américains n’ont d’ailleurs pas tardé à s’emparer de
cette perche tendue d’une identité propre des femmes pour la retourner
28. Susan Faludi, Backlash : The Undeclared War Against American Women, New York,
Crown Publishers, Inc., 1991.
29. Madeleine Gagnon, Les femmes et la guerre, VLB éditeur, 2000, p. 32.
30. Eva C. Karpinski, « Choosing Feminism, Choosing Exile : Towards the Development
of a Transnational Feminist Consciousness », dans Alena Heitlinger (dir.), Émigré
Feminism, Transnational Perspectives, Toronto, University of Toronto Press, 1999,
p. 18.
31. « When exile’s association with nationalism is made to be “essential”, as in Said, women’s
experiences usually tend to be erased », ibid., p. 21.
Introduction 11
chez les femmes32 ». Voilà une autre illustration des conséquences des
conditionnements que subissent ces deux groupes sociaux, mais dont il est
possible, comme l’a fait Karpinski, de se dégager.
L’intérêt d’une étude sur les représentations des femmes en exil est
donc de se distancier d’une perspective non seulement limitée par les fron-
tières étatiques ou spatiales, mais également par les cadres politiques et
idéologiques, les catégorisations (de sexe, de « race », etc.) qui naturalisent
et enferment les individus dans des comportements prévisibles. En ce sens,
ce genre d’études pourrait favoriser la détection de comportements exili-
ques encore non recensés dans les ouvrages théoriques sur le sujet.
43. Paul Ilie, Literature and Inner Exile : Authoritarian Spain, 1939-1975, Baltimore,
Johns Hopkins University Press, 1980, p. 2.
44. Ibid., p. 3.
45. Michael Seidel, Exile and the Narrative Imagination, New Haven, Yale UP, 1986.
46. « [...] artistic virtue of exilic necessity », ibid., p. 5.
14 Femmes et exils
rapports plus ou moins intimes avec des histoires et avec des groupes
humains à distance. À la fin du vingtième siècle, la notion de l’exil est étu-
diée soit dans un contexte de pluralité, soit dans un paysage d’hybridité
culturelle et de métissage. Une fois généralisée comme condition « norma-
lisée » de la mondialisation, l’exil devient indissociable de la co-habitation
des cultures. Dans cette perspective, le paradigme exilique s’élargit pour
inclure des expériences post-exiliques et diasporiques. En plus, le champ
des études culturelles s’étend pour inclure les productions cinématographi-
ques et artistiques de l’exil et de la diaspora. Des ouvrages tels que Home,
Exile, Homeland : Film, Media, and the Politics of Place (référence susmen-
tionnée), ainsi que An Accented Cinema : Exilic and Diasporic Filmmaking
du même auteur (Hamid Naficy 2001), présentent des paradigmes identi-
taires qui incluent, mais dépassent aussi, les formes et les structures de l’exil
classique qu’ont étudiées les théoriciens dans les œuvres littéraires. Ce
renouveau culturel que l’on observe dans la littérature migrante, dans le
cinéma et dans les arts interculturels au Québec et au Canada a ouvert la
voie à de nouvelles expressions qui ont comme fonction de cerner et de
nuancer la perception de l’exil. Les notions associées traditionnellement à
l’exil (territoire, nation, pays) cèdent la place à des notions plurielles et
transnationales, et l’on parle de l’exil dans les termes de transformations
culturelles et de transmission générationnelle.
« Le métissage fut fruit d’exil », écrit Alexis Nouss au début de son
article « Expérience et écriture du post-exil52 ». Dans cette perspective, les
racines, les mémoires culturelles, les histoires collectives et les lieux de l’ap-
partenance proviennent tous d’un exil initial, qui n’est que le début de tout
un cheminement vers une subjectivité singulière et libre des attaches prédé-
terminées. Il devient aussi nécessaire pour le sujet pluriel de retracer son
propre « voyage » pour écrire sa propre histoire de l’exil. Dans un monde de
plus en plus déterritorialisé, les descendants des exilés œuvrent à la réap-
propriation de l’histoire exilique comme faisant partie de leur histoire
familiale53. Dans ce sens, les connexions géographique et historique consti-
tuent une histoire transgénérationnelle, et il revient à l’héritier de l’exil de
se re-définir avec une distance critique qui permet la libération des dogmes
de l’appartenance, tout en conservant ses traces.
52. Alexis Nouss, « Expérience et écriture du post-exil », dans Pierre Ouellet (dir.), Le soi
et l’autre : L’énonciation de l’identité dans les contextes interculturels, Québec, Les
Presses de l’Université Laval, 2003, p. 23.
53. Pour une étude approfondie sur la question de la transmission transgénérationnelle,
voir l’article de Nellie Hogikyan, intitulé « Le Québec à l’écoute : génocide, trans-
mission et migration », Journal international de victimologie, année 7, no 20, JIDV.
com.
16 Femmes et exils
pays d’origine ? Enfin, quels rôles les liens familiaux jouent-ils dans les
sociétés et les cultures globalisées ?
andis que les premières générations de la diaspora vivent l’exil avec
T
les effets déstabilisants, entre autres, des pertes matérielles et affectives qu’il
comporte, les deuxième, troisième et quatrième générations, c’est-à-dire les
générations post-exilées et post-diasporiques, s’intègrent dans des identités
culturelles transnationales. Même si l’exil ne constitue pas l’expérience
directe de ces derniers, l’absence et le manque hantent leur vie de manière
généralisée et souvent inconsciente. L’exilé-e, typiquement, est nostalgi-
que ; il ou elle aspire au retour au pays natal, au homeland. Il ou elle se sent
déchiré-e et survit entre le pays quitté et le nouveau lieu de résidence.
Contrairement à la personne exilée qui se caractérise par sa recherche du
homeland, la personne post-exilée ne se réfère pas à un pays d’origine
comme à son lieu d’appartenance. L’expérience du post-exil la place plutôt
dans une relation complexe avec des mémoires et des racines plurielles. On
le constate tout particulièrement dans le cas des diasporas marquées par
une tradition de migration, comme dans les cultures africaine, arménienne,
indienne et juive. L’écrivain canadien d’origine trinidadienne, Neil
Bissoondath, rend compte de manière éloquente de cette condition
lorsqu’il écrit : « My roots travel with me in my pocket 58. »
our résumer ce qui distingue la personne exilée de la personne post-
P
exilée, on dira que tandis que la première se sent aliénée ou étrangère vis-à-
vis de l’Autre – la nouvelle culture, le pays d’accueil –, la deuxième se sent
étrangère au Même, à sa propre origine. Dans son récit autobiographique
Ellis Island, Georges Perec exprime ainsi cette aliénation du Même :
Quelque part je suis étranger par rapport à quelque chose de moi-même ;
quelque part je suis « différent » mais non pas différent des autres, différent
des miens59.
Alexis Nouss, quant à lui, élabore davantage la distinction entre l’exil et le
post-exil dans le cadre du métissage. Toujours dans Expérience et écriture du
post-exil 60, il souligne le dépassement de la catégorie de l’exil :
58. Neil Bissoondath, Selling Illusions : The Cult of Multiculturalism in Canada, Toronto,
Penguin Books, 1994, p. 26.
59. Georges Perec, cité dans Régine Robin [1993], Le deuil de l’origine : une langue en
trop, une langue en moins, Paris, Éditions Kimé, 2003, p. 36. Voir aussi Nellie
Hogikyan, « Atom Egoyan’s Post-exilic Imaginary : Representing Homeland,
Imagining Family », dans Monique Tschofen et Jennifer Burwell (dir.), Image and
Territroy : Essays on Atom Egoyan, Waterloo, Wilfrid Laurier University Press, 2007,
p. 193-217.
60. Alexis Nouss, op. cit., p. 23.
18 Femmes et exils
our parer à ces lacunes, nous proposons d’ajouter les catégories sui-
P
vantes d’exil :
– direct ou indirect : selon que la personne ou la communauté a eu ou
non à se déplacer (exemple : les parents ont dû quitter leur pays, ils
ont eu des enfants dans leur pays d’accueil, les premiers sont en exil
direct, les deuxièmes en exil indirect ;
– volontaire ou non : selon que la décision est le fait de la personne ou
non (exemple : les parents qui prennent la décision du départ sont en
exil volontaire, tandis que leurs enfants nés avant l’exil sont en exil
involontaire. Il y a exil involontaire aussi lorsqu’un pays expulse l’un
de ses citoyens ou lorsqu’une femme suit son mari par devoir plutôt
que par désir) ;
– politique ou personnel : selon que le contexte historique ou idéologi-
que joue ou non un rôle déterminant dans le choix de l’exil.
70. M.-R. Moro et A. Revah-Lévy, « Soi-même dans l’exil », dans R. Kaës (dir.),
Différence culturelle et souffrances de l’identité, Paris, Dunod, coll. « Inconscient et
culture », 1998, p. 109.
71. Ibid., p. 81.
22 Femmes et exils
Poétiques exiliques
Les esthétiques varient selon les cultures, les époques et les mouve-
ments. On ne retrouvera donc pas dans cet ouvrage une poétique de l’exil
mais plusieurs. L’intérêt de les mettre en relief est de montrer leur caractère
métissé, original ou innovateur qui tient aux ajustements et inventions
dont les artistes doivent faire preuve lorsqu’ils s’intègrent à une nouvelle
culture sans renier la leur. Comme ces poétiques émanent d’artistes appar-
tenant le plus souvent à deux groupes sociaux, soit les femmes et les
migrants, nous aborderons brièvement les courants littéraires qui leur ont
été associés, afin de mieux situer les choix formels des œuvres présentées
dans cette section.
La notion d’« écriture féminine » émerge en France au milieu des
années soixante-dix et connaît un grand succès médiatique. Ses théori
ciennes, principalement Hélène Cixous, Luce Irigaray et Julia Kristeva,
décrivent cette écriture comme plus organique, sensuelle, rythmique, irra-
tionnelle, clivée que celle des hommes ou masculine. Si elles ne l’associent
pas toutes systématiquement à une nature propre aux femmes, elles évo-
quent l’existence d’un féminin psychique ou sémiotique potentiellement
présent chez les deux sexes, mais plus explicite chez les femmes de par leur
Introduction 23
72. Pour une historique de cette écriture voir M. S. Jensen « La notion de nature dans les
théories de l’“écriture féminine” », dans Nature, langue, discours (sous la dir. de M. S.
Jensen), Lyon, Presses universitaires de Lyon, 2001, p. 31-45.
73. Béatrice Didier, L’Écriture-femme, PUF, 1981.
74. Monique Wittig, « Postface » de La Passion de Djuna Barnes, Flammarion, Paris,
(p. 111). Elle précise : « Il n’y a pas de littérature féminine pour moi, ça n’existe pas.
En littérature, je ne sépare pas les femmes des hommes. On est écrivain, ou pas. On
est dans un espace mental où le sexe n’est pas déterminant. Il faut bien qu’on ait un
espace de liberté. Le langage le permet. Il s’agit de construire une idée du neutre qui
échapperait au sexuel », [en ligne] http ://fr.wikipedia.org/wiki/Monique_Wittig
(site consulté le 14 août 2009).
75. Ibid., p. 112.
76. Voir, entre autres, les études de Suzanne Lamy : D’Elles (Hexagone, 1979), avec Irène
Pagès, Féminité, Subversion, Écriture (Remue-ménage, 1983), Quand je lis je m’in-
vente (Hexagone, 1984).
24 Femmes et exils
approche, s’y réfère ainsi : « Par écritures au féminin, je désigne les textes où
il y a réellement écriture, au sens où il y a rapport du texte à l’Histoire et
aussi condensation dans le texte, présence de la forme qui rend possible
une lecture plurielle et non univoque du texte77. » « Pour Lamy, précise
Sherry Simon, le féminin n’est pas une essence, il est l’expression d’une
conjoncture sociale et linguistique78. »
arallèlement, le Québec devient aussi le lieu de la théorisation de
P
l’écriture « migrante79 », qui récuse elle aussi l’approche différentialiste, les
différences « apparentes » étant reconnues pour ce qu’elles sont, des diffé-
rences culturelles et sociales, plutôt que génétiques ou sémiotiques. Selon
Pierre Nepveu son qualificatif :
« migrante » insiste davantage sur le mouvement, la dérive, les croisements
que suscite l’expérience de l’exil. « Immigrante » est un mot à teneur socio-
culturelle, alors que « migrante » a l’avantage de pointer déjà vers une prati-
que esthétique, dimension évidemment fondamentale pour la littérature
actuelle80.
À une époque où les écheveaux « de laines » peuvent s’emmêler plus
librement, c’est la question du déplacement qui retient l’attention.
Voix venue d’ailleurs, la parole immigrante, jusque-là sporadique et aléa-
toire, acquit dans le Québec des années quatre-vingt une légitimité l’autori-
sant à se prévaloir du statut de courant littéraire bien propre à revivifier une
littérature nationale qui s’épuisait. Tenue d’innover sous peine d’extinction
ou d’assimilation, cette « écriture migrante » s’y employa et fonda son esthé-
tique sur une hybridité conçue comme la forme littéraire de l’instabilité
conceptuelle inhérente à tout phénomène migratoire. Mais au-delà de ses
apports thématiques, génériques et langagiers, le mouvement a une véritable
portée herméneutique, car en donnant force et lisibilité à des motifs inscrits
en creux, il offre un code d’accès à la littérature québécoise traditionnelle
dont il partage certaines préoccupations parmi lesquelles les notions d’exil
et d’altérité, l’insertion dans l’Histoire ou encore l’attention portée au
transculturel81.
77. Suzanne Lamy, conférence inédite, Institut Simone de Beauvoir, citée par Sherry
Simon dans « Suzanne Lamy le féminin au risque de la critique », Voix et Images,
no 37, automne 1987, p. 54.
78. Sherry Simon, op. cit., p. 53.
79. Pour un historique du phénomène, voir le texte de Daniel Chartier, « Les origines de
l’écriture migrante. L’immigration littéraire au Québec au cours des deux derniers
siècles », Voix et Images, vol. 27, no 2 (80), 2002, p. 303-316, et Écriture migrante /
Migrant Writing, Danielle Dumontet et Frank Ziptfel (dir.), Hildesheim, Olms
Verlag, coll. « Passages/Passagen », 2008.
80. Pierre Nepveu, L’écologie du réel, Boréal, 1999, p. 233-234, note 2.
81. Marc Arino et Marie-Lyne Piccione, Appel à communication sur le thème : « 1985-
2005. Vingt années d’écriture migrante au Québec. État des lieux et perspectives »,
Introduction 25
En guise de conclusion
En terminant, nous aimerions souligner ce que nous considérons être
les apports et les lacunes de l’ouvrage Femmes et exils : formes et figures.
D’abord, il s’appuie sur des contextes spécifiquement esthétiques (princi-
palement littéraires), pour traiter non seulement de l’exil géographique,
mais de ses autres formes moins discutées. Il présente, en outre, un vaste
échantillon de représentations d’expériences exiliques de figures réelles et
fictives associées à l’Europe, mais également à l’Afrique, à l’Asie et à l’Amé-
rique du Nord. Ces représentations sont produites ou présentées par des
auteurs qui proviennent de ces mêmes régions, mais avec une plus grande
représentation de Nord-Américains (« d’origine ») et plus précisément de
Québécois. Nous regrettons bien sûr l’absence de portraits d’exil de fem-
mes des autres Amériques, autochtones et de la région du continent
australien.
Sur le plan structurel, cette anthologie est originale par son hybridité
combinant études sur des œuvres d’auteurs traitant d’exils et textes d’auteu-
res vivant une forme d’exil. Elle propose, de plus, deux approches des
représentations d’expériences exiliques ; l’une en tant qu’elles s’inscrivent
au sein de thématiques variées et l’autre en tant qu’elles génèrent des poéti-
ques métissées ou frontalières (en ce qu’elles renvoient aux rapports à
l’autre, à une ouverture à l’autrement). Ce classement souligne l’accent mis
par l’exégète ou l’auteur, et non tout le contenu de son texte. Il va sans dire
que l’exercice aurait été encore plus complet si chaque texte avait fait l’ob-
jet de ces deux approches.
L’immense littérature de l’exil et la grande étendue de sa théorisation
a rendu impossible la tâche de proposer une synthèse de l’ensemble des
idées et des avancées dans ce domaine. Nous espérons néanmoins avoir cité
les travaux les plus pertinents pour le repérage des formes et des typologies
de l’exil dont rendent compte les chapitres du présent ouvrage. Par ailleurs,
dans la mesure où l’expérience exilique est fragmentaire – d’où sa fréquente
association à la condition postmoderne –, sa théorisation reste relative et
dépendante de ses contextes physiques, historiques, politiques, etc.
Nous aurions également aimé rendre compte des études connexes
portant spécifiquement sur les femmes, comme Multi-culture, multi-écri-
ture : la voix migrante au féminin en France et au Canada de Lucie Lequin et
Maïr Verthuy86, Émigré Feminism, Transnational Perspectives, ouvrage col-
lectif en anglais, dirigé par Alena Heitlinger87 et Women in Exile88 de
Mahnaz Afkhami89.
En ce qui concerne le premier ouvrage, nous nous contenterons de
préciser que le nôtre ne le répète pas mais le complète. En effet, nous ne
proposons ni les mêmes auteures, à l’exception d’Assia Djebar, ni exclusive-
ment des femmes, des littéraires et des francophones comme c’est le cas de
cet ouvrage. Enfin, nos littéraires n’appartiennent pas comme les leur aux
seules cultures française (de France) et canadienne.
L’anthologie Émigré Feminism, pour sa part, réunit des textes majori-
tairement biographiques autour des thèmes du déplacement, de l’exil, du
chez-soi et du corps, en usant de perspectives féministes transnationales et
locales. Ces textes examinent et critiquent diverses situations sociales et
politiques du pays d’origine, telles que la démocratisation de l’Afrique du
sud, le régime dictatorial du Chili et le port du hijab en Iran, en Turquie et
Bibliographie
Afkhami, Mahnaz, Women in Exile, Charlottesville, University of Virginia Press,
1994, 228 p.
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90. Voir aussi Les « troubles » de l’Islam (The Trouble with Islam Today, 2004) et
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Guglielmina (Paris, Éditions Grasset, 2004).
Introduction 31
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I
Thématiques des exils
A. Exil intérieur/extérieur
Une phrase est un lieu, duquel les chemins s’en
vont vers d’autres lieux, vers d’autres
paysages1.
1. Verena Stefan, « L’histoire commence au ras du sol, avec des pas », p. 39 ici.
2. Nous nous référons à la notion d’habitabilité telle qu’elle est définie par Simon Harel
dans Les passages obligés de la littérature migrante : « Toute forme narrative est récit
d’espace, c’est-à-dire aménagement d’un lieu habité », p. 48.
3. Roland Jaccard, L’exil intérieur. Schizoïdie et civilisation, Paris, PUF, 1975.
4. Joseph Brodsky, « This Condition We Call Exile », The New York Review of Books,
21 janvier 1988, p. 16.
38 I – Thématiques des exils
5. Shmuel Trigano, Le temps de l’exil, Paris, Éditions Payot et Rivages, 2001, p. 33.
1
L’histoire commence
au ras du sol, avec des pas
Verena Stefan
écrivaine
1. Voir M. de Certeau, L’invention du quotidien, tome 1 : Arts de faire, Paris, Union
générale d’éditions, 1980, p. 147.
40 I – Thématiques des exils
l’Ouest se bousculaient l’un vers l’autre, alors qu’un mur double les isolait.
C’était une île, une prison, une oasis, un symbole et un bastion, une ville
étiquetée de tous bords tous côtés.
La fiction de la réalité et la réalité de la fiction se confondaient com-
plètement. Dans ce lieu qui était à la fois un non-lieu, là où l’imagination
et le quotidien se reflétaient l’un dans l’autre comme dans un miroir et se
superposaient de si près qu’ils créaient un nouveau contexte, je suis deve-
nue féministe, lesbienne et auteure. L’une des moitiés de la ville était pour
l’autre un non-lieu et vice versa, interdite, étrange, tabou, lieu de nostalgie.
Dans la littérature et dans les rêves se dessinait une nouvelle topographie :
chambres souterraines, chambres interdites, zone interdite, frontière entre
les zones, entrées et sorties, murs et tunnels.
hree Guineas de Virginia Woolf avait été traduit et le moment était
T
venu d’adopter ses propos : « As a woman I have no country. As a woman I
want no country. As a woman my country is the whole world 2. »
J’ai tout vendu quand je suis partie, me dit une photographe cana-
dienne. Avant de le faire, j’ai pris en photo tout ce qui avait de l’importance
pour moi. Elle ajoute : « Tu n’étais pas obligée d’envoyer le fauteuil en osier
de ta grand-mère par bateau. Tu aurais pu juste le prendre en photo. »
Le fauteuil en question a déjà été photographié avec ma mère, sa
mère et mes frères, tous assis dans le jardin de ma grand-mère. Je dois m’as-
seoir dans ce fauteuil comme l’ont fait avant moi ma mère, sa mère, ses
deux sœurs et une fois, sûrement, sa cousine d’Amérique. Mon regard
pénètre la photo jusqu’au jardin où, avec le temps, j’ai inventé une choré-
graphie, une écriture de l’espace grâce à laquelle j’ai appris, pas à pas, les
mots dont le monde consistait, à mesure que ses longueurs, largeurs et hau-
teurs s’inscrivaient en moi.
Le kilomètre canadien est beaucoup plus long que celui que j’ai
ramené de là-bas. La distance donne un choc. On ne peut plus distinguer
l’Est de l’Ouest. Les oiseaux ont longé cette étendue au vol ; le vent, la
pluie, la neige, la chaleur, les sabots, les griffes l’ont foulée. Il existe des
surfaces, une étendue, un vide, un espace. Une phrase est un lieu, duquel
les chemins s’en vont vers d’autres lieux, vers d’autres paysages. Un kilomè-
tre s’étend devant moi de toute sa longueur sur des routes de terre et je ne
sais plus combien de temps ça prendra pour atteindre l’horizon, peu
importe que je roule à ciel ouvert ou qu’une forêt dense s’abatte sur moi.
J’ai perdu mon kilomètre. Toutes les proportions m’ont échappé. Comme
tous les immigrants et toutes les immigrantes, je réinvente la cartographie
2. Voir V. Woolf, Three Guineas, Londres, The Hogarth Press, 1938, p. 197.
44 I – Thématiques des exils
Bibliographie
Certeau, Michel de, L’invention du quotidien, tome 1 : Arts de faire, Paris, Union
générale d’éditions, coll. « 10/18 », 1980, 375 p.
Dickinson, Emily, « To make a prairie it takes a clover and one bee », dans Thomas
H. Johnson (dir.), The Complete Poems of Emily Dickinson, Boston, Back
Bay Books, Little, Brown and Co., 1997, 770 p.
Woolf, Virginia, Three Guineas, Londres, The Hogarth Press, 1938, 329 p.
3. Voir E. Dickinson, « To make a prairie it takes a clover and one bee », dans Thomas
H. Johnson (dir.), The Complete Poems of Emily Dickinson, Boston, Back Bay Books,
Little, Brown and Co., 1997, p. 710.
2
Mobilité immobile :
l’expérience exilique dans
Le Champ dans la mer de Ying Chen
Anne Thibeault-Bérubé
Université Acadia, Nouvelle-Écosse
1. Voir S.-D. Garneau, « Regard et jeux dans l’espace », dans Yvon Rivard, Saint-Denys
Garneau, poèmes choisis, Montréal, Noroît, 1993.
46 I – Thématiques des exils
temps à l’autre, d’un siècle à l’autre, d’un instant à l’autre, d’un pas à la fois
léger et lourd, ne pouvant ou ne voulant régler le décalage2 ».
près son arrivée à Montréal en 1989 afin d’entreprendre des études
A
en création littéraire à l’université McGill, Ying Chen a plongé dans une
aventure dont elle ignorait la magnitude. En quittant sa ville natale de
Shanghai à 28 ans, elle dut adopter et apprivoiser une nouvelle langue de
création et une nouvelle culture au sein desquelles elle donna naissance à
plusieurs écrits en commençant par La Mémoire de l’eau, son mémoire de
maîtrise rédigé sous la direction du professeur et écrivain Yvon Rivard. Elle
le publia en 1992, seulement trois ans après le début de son travail ardu et
un an avant la publication des Lettres chinoises (1993), qui a fait l’objet de
nombreux articles et études. Sa passion pour une maîtrise de la langue
française et du langage esthétique ont certainement été fructueux. En
1995, L’Ingratitude, son troisième roman, reçoit les éloges de nombreux
critiques littéraires, notamment avec sa nomination pour le prix Fémina et
sa traduction en anglais et en mandarin. Depuis, Ying Chen a fait paraître
six autres romans, Immobile (1998), Le Champ dans la mer (2001), Querelle
d’un squelette avec son double (2003), Le Mangeur (2006), Un enfant à ma
porte (2008) et Espèces (2010) ; deux nouvelles, « De l’herbe dans la gorge »
(1994) et « Paysage » (1995) ; un poème intitulé « Poème » (1994) et un
recueil de textes Quatre mille marches (2004).
Outre le fait que ses textes laissent entendre la musique plurielle des
traditions de sa culture d’origine, de la première œuvre romanesque à la
dernière, le lecteur dénote une évolution apparente du style de Ying Chen
qui se transforme en une prose plus dépouillée avec des phrases plus cour-
tes d’apparence simple et minimale, mais qui recèlent une profondeur
esthétique et ontologique nouvelle et fraîche, s’apparentant de plus en plus
à la poésie. De plus, l’écrivaine a développé la façon dont elle traite des
thèmes du déracinement, de l’errance, du métissage et de la réminiscence,
qui sont centraux aux œuvres portant sur l’expérience exilique. Cette évo-
lution démontre non seulement sa grande maîtrise de la langue française,
mais reflète aussi à travers ses nouvelles habitudes discursives le processus
d’intégration, ses aises comme ses malaises, au sein de sa nouvelle commu-
nauté d’accueil, le Québec, une société postmoderne transculturelle, qu’elle
marque également de son empreinte3 .
Par son agilité à manipuler les mots, Ying Chen nous transporte dans
un monde imaginaire multidimensionnel qui nous incite à repenser les
frontières classiques du temps et de l’espace, et fait remettre en question
L’expérience de l’exil
En soi, un exil peut-être involontaire, dans le cas d’une expulsion ou
d’un bannissement forcé d’une terre natale, ou volontaire, dans le cas où
on a le choix de quitter pour des raisons politiques, économiques ou per-
sonnelles. Volontaire ou non, un exil extérieur consiste en un déplacement
physique d’un lieu vers un autre. À cause des nombreuses persécutions reli-
gieuses et politiques à travers les âges, les exemples d’exils géographiques
sont abondants. On n’a qu’à penser à l’envoi des criminels anglais en
Australie en guise de sanction pour leurs méfaits et aux citadins chinois
durant la révolution culturelle en Chine communiste qui, durant le proces-
sus de rééducation, ont dû quitter leur ville natale et s’exiler de force vers la
campagne afin de travailler la terre.
Or, lorsqu’il y a retrait du monde extérieur et une préférence pour
l’imaginaire, pour l’univers de la pensée, il s’agit d’un exil intérieur. Dans la
tradition religieuse hindouiste, les sages prétendaient que le Salut pouvait
4. Étant donné sa parution après la rédaction de la présente analyse, les derniers romans
de Ying Chen, Un enfant à ma porte (2008) et Espèces (2010), en sont exclus.
48 I – Thématiques des exils
ment, si être écrivain c’est se sentir étranger dans un endroit ou une situa-
tion qui ne résonne pas avec son « soi » et qui soulève plusieurs questions
sur les raisons de ce désaccord, l’écrivain, surtout dans la littérature contem-
poraine, explore sa situation exilique en en faisant le propos même de son
œuvre. Être écrivain, c’est s’exiler du monde extérieur vers l’inconnu dans
le but de pousser les contraignantes limites de la réalité, de tenter d’assouvir
la quête constante des réponses. Ultimement, l’exil littéraire constitue,
pour l’écrivain, le lieu où il se retrouve.
insi, dans le cas de Ying Chen, « écrivaine migrante10 », terme qui
A
s’est substitué à celui d’« écrivaine immigrante » au début des années 1980,
on peut parler d’au moins trois formes d’exils. Elle s’exile pour une pre-
mière fois en quittant volontairement la Chine pour le Québec ; une
deuxième fois en choisissant d’être écrivaine et une troisième fois, en créant
dans une langue qu’elle ne maîtrisait que difficilement. Elle devient alors
une éternelle exilée, errant dans l’entre-deux des cultures, des langues et des
réalités. Cette succession de choix menant tous vers des horizons inconnus
sont la résultante d’une appréhension du trop familier, de la stagnation :
Il y a quelques années, j’ai quitté Shanghai. Je voulais sortir d’une réalité qui
m’était trop proche, d’une existence qui me semblait réglée dès avant ma
naissance. Je me suis engagée dans une voie qui devait me mener ailleurs et
à une vie sans attaches. Mais aujourd’hui je réalise, non sans bonheur, que je
me suis trompée, que je suis partie mais je ne suis pas arrivée. L’ailleurs est
cette étoile infiniment lointaine dont la lumière seulement vient caresser le
visage usé du voyageur. Je me retourne alors en arrière, mais je ne vois plus
mes traces. Elles ont été vite brouillées par les tourbillons du temps. Je me
trouve à mi-chemin entre mon point de départ et mon ailleurs. Je vis désor-
mais dans la mémoire et l’espérance11.
Elle s’est donc elle-même condamnée à une vie d’orpheline de terre et à un
destin de mobilité perpétuelle. Dans plusieurs entrevues et dans le docu-
mentaire Voyage Illusoire12, Ying Chen parle ouvertement de sa condition
d’exilée, un sujet qu’elle explore à fond dans l’ensemble de son œuvre
romanesque, poétique et essayiste.
Omniprésent dans ses œuvres, l’exil en tant que thématique se voit
passer d’un état de l’expérience physique, dans La Mémoire de l’eau (1992)
et Les Lettres chinoises (1993) où les protagonistes quittent la Chine pour
l’Amérique, à un état de l’expérience métaphorique dans L’Ingratitude
10. Cette expression apparaît pour la première fois en 1986 dans la revue Vice Versa dans
un article de Robert Berrouët-Oriol qui s’intitulait « L’effet d’Exil ».
11. Voir Y. Chen, « L’errance », Quatre mille marches, op. cit., p. 35.
12. Voyage illusoire est un film autour du voyage en Chine de Ying Chen, réalisé par
Georges Dufaux et produit par Éric Michel, en 1997.
50 I – Thématiques des exils
13. Voir Y. Chen, « L’arbitraire et l’approximatif », Quatre mille marches, op. cit., p. 111.
A. Exil intérieur/extérieur 51
La migration
La délocalisation de la famille de la narratrice de la ville vers la cam-
pagne qui eut lieu avant le temps propre du récit consiste en un exil géo-
graphique sur lequel nous n’avons que très peu d’informations. Mis en
place par un double rejet : rejet de la part du village d’accueil : « Quand elle
était enfant, déjà, personne ne voulait jouer avec ma mère » et par la ville
d’origine : « Sa peau de moins en moins ferme ne suscitait plus la jalousie
dans le village, même lorsqu’elle revêtait les atours offerts par ses lointai-
nes14 cousines de la ville qui ne nous honoraient que rarement de leur
visite15 », cette migration entraîne chez la famille, un sentiment d’altérité.
En effet, ce double rejet de la part de la terre d’origine et de celle d’arrivée
dépossède la famille de tout lieu d’appartenance, les contraignant à vivre en
marge des villageois, étrangers dans leur propre village. D’ailleurs, lorsque
V et la narratrice, marchent ensemble sur le chemin du retour de l’école, les
habitants du village, inconfortables de les voir ensemble, expriment le
rejet : « Nous devions parfois céder le passage à un villageois qui faisait
exprès de franchir la distance convenable que nous mettions entre nous.
Son intention de nous séparer par l’instrument de son corps d’adulte était
claire16. » Le sentiment de n’appartenir nulle part, il en est ainsi du destin
de l’exilé.
En outre, la mort plus ou moins accidentelle du père vient accroître
l’espace imaginaire qui sépare l’hôte de l’étranger, la famille des villageois,
la narratrice de V... d’autant plus que le prétendu accident soulève des
questions et génère des réactions :
Il aurait pu glisser sur le toit d’une maison moins compromettante, qui
n’avait pas d’histoire avec notre famille et dépourvue de ce fils avec qui je
courais dans le champ. Alors ma mère aurait été moins indignée [...] Il
n’aurait pas fallu qu’il mène des soupçons sur le lieu de son départ, sur le
chemin de sa fille, et qu’il crée entre V... et moi un abîme17.
La narratrice saisit qu’afin de vraiment pouvoir s’intégrer à sa nouvelle
communauté il aurait fallu qu’elle se fonde dans le décor, qu’elle passe ina-
perçue en évitant de générer des situations qui suscitent l’attention.
Or, la perte à un jeune âge de la figure paternelle alimente et intensi-
fie le malaise intérieur de la narratrice par le fait qu’elle vient effacer une
des seules preuves tangibles de ses origines, son créateur. Dans la confé-
14. Ici, le sens du mot « lointaines » ne fait pas référence au degré de séparation parentale,
mais plutôt à la distance émotionnelle engendrée par la prise de distance physique.
15. Voir Y. Chen, Le Champ dans la mer, Montréal, Les éditions du Boréal, 2002, p. 15.
16. Ibid., p. 31.
17. Ibid., p. 43.
52 I – Thématiques des exils
La mort
En tant que phénomène de l’existence humaine, la mort garde ses
mystères quant à ce qui se trouve de l’autre côté de la vie et l’homme ne
peut qu’en faire l’expérience par celle d’un autre homme. De la perspective
de l’expérience sensible, la mort constitue une fin, un aboutissement. Or,
avec l’avantage que lui offrent la fiction et le romanesque, la narratrice du
Champ dans la mer passe outre sa mort puisqu’elle nous en fait la narration.
C’est à l’âge de huit ans qu’elle meurt subitement, en laissant derrière elle
une vie inachevée. Parce que celle-ci consiste en une coupure, un déchire-
ment du familier vers l’inconnu, la mort représente une figure symbolique
de l’exil. Comme tout exil forcé, le moment de la séparation constitue une
expérience marquante et traumatisante. Quoique involontaire et radicale,
la nature de cet exil demeure ambiguë au départ puisqu’en tant que méta-
phore de l’exil, la mort est, en un premier temps, imaginaire : elle symbo-
lise le délaissement d’une existence pour une autre.
S elon Ying Chen, la mort, figurativement parlant, est un exil néces-
saire : « Un océan ne suffit pas, il faut que ce soit une mort. Il faut que
l’écart soit assez grand, que la faille soit assez profonde pour que l’auteur et
les lecteurs ressentent une humilité, une haute insécurité devant ce qu’on
appelle le réel20. » En effet, cette coupure s’est effectuée auparavant dans
L’Ingratitude, alors que Yang Zi, une jeune fille frappée mortellement par
une auto, mais qui projetait de mettre fin à ses jours, réalise la narration du
roman une fois morte. Par l’évocation du mot « maman21 » par un nourris-
son à la dernière phrase du roman, Ying Chen suggère une réincarnation,
une renaissance symbolique de même qu’une nouvelle direction stylistique
pour son écriture. Cette stratégie littéraire est hautement signifiante dans
ses prochains romans, délaissent les jougs de l’écriture typiquement
migrante.
Ainsi, dans Le Champ dans la mer, l’âme de la narratrice quitte l’es-
pace du champ pour celui d’une mer :
Je reste une enfant, comme je l’étais au moment de mon écroulement, vite
enterrée dans le magnifique jardin de V..., les yeux grands ouverts tournés
vers lui, remplis de terreur, de perplexité, de nostalgie déjà. Par la suite, mon
âme a quitté mon corps et fui ce lieu. Elle a dû prendre une quelconque
forme vivante qui garde vaguement le souvenir de ma mort22.
Parce que possédant la faculté d’évoquer sa propre mort, la narratrice
contribue inévitablement à la création du lieu d’arrivée. En agissant ainsi,
elle introduit le lecteur attentif à la doctrine de l’éternité de l’âme et au
phénomène de la transmigration. Somme toute, la transmigration se défi-
nit comme étant le passage d’une âme, d’un corps dans un autre. Donc, si
la mort désigne l’action de l’âme de quitter l’espace du corps, l’action d’ar-
river dans un nouveau corps est symbolisée par l’incarnation. Il s’agit donc
ici de l’exil de l’âme. La présence d’un « passage » impliqué dans la transmi-
gration indique non seulement l’existence d’un lieu de départ et d’un lieu
d’arrivée, mais aussi la traversée d’un espace intermédiaire, un lieu « entre ».
L’existence de ce lieu pourrait s’expliquer par le fait que la narratrice semble
avoir eu un choix : « Ne suis-je pas tombée pourtant dans une époque de
loisirs ? Je suis venue dans le monde de A... uniquement pour me diver-
tir23. » Malgré que la mort soit essentielle afin d’établir une séparation
acceptable, comme l’a mentionné Ying Chen un peu plus haut, il n’en
demeure pas moins que le transfert, la migration vers l’autre « terre »
découle d’un choix. On pourrait donc conclure que la mort est une méta-
phore de l’exil involontaire et que, par la présence de ce choix, la réincarna-
tion, elle, est volontaire.
La transmigration
La narration du roman étant postérieure à la mort de la narratrice,
l’exil prend ici la figure d’une métempsychose. Cette doctrine que l’on
trouve notamment dans la religion bouddhiste est originaire de l’hin-
douisme. Elle sous-tend que l’âme de chaque homme a existé jadis dans
d’autres corps et qu’en temps et lieu elle se réincarnera sous une autre
forme, humaine ou non. Dans son article « Reincarnating immigrant
Biography : On Migration and Transmigration », Akhil Gupta établit un
Le voyage du retour
défaut de raconter son histoire en ordre chronologique, l’auteure
À
choisit de retracer les différents exils en les articulant autour du temps pré-
sent du récit, qui correspond à la vie contemporaine de la narratrice, c’est-
à-dire postérieurement à sa renaissance. Ce choix narratif marque l’impor-
tance du quatrième exil, le retour en arrière par l’instrument de la pensée,
car il est le moyen par lequel la narratrice a accès à sa mémoire et l’auteure
à son récit. Cette fois-ci, il s’agit d’un exil intérieur qui tient de l’ordre de
l’imaginaire. Par la simple émergence d’une pensée pour V..., elle se laisse
transporter, par le véhicule de sa mémoire, vers le temps et le lieu de cette
existence antérieure où elle était amoureuse de V... Pour son divertissement
« le jeu me manque28 », en réponse à une nostalgie ou à un désir de fuir, la
narratrice s’exile par le moyen de ses souvenirs. Puisque l’exil lui semble
être indispensable, au moment où l’envie lui survient, on peut comparer ce
jaillissement soudain des images du passé aux forces créatives de l’écrivain.
À cet égard, est vaine toute tentative d’analyser l’œuvre de Ying Chen
si l’on cherche à l’appréhender à partir d’une perspective spatio-temporelle
traditionnelle. Dans une entrevue avec Yvon Lebras à propos du Champ
dans la mer, l’écrivaine affirme ceci : « Selon moi, à partir du moment où
l’on sort du temps vécu au jour le jour, tout est possible. De même, l’idée
d’être ici et en même temps ailleurs me fascine29. » En tant qu’écrivaine
migrante exophone, et voilà en soi un triple exil, sa conception primaire du
monde n’est pas spatiale, mais bien temporelle. Détachée de son environ-
nement physique afin d’accéder à sa source créative et aux images intérieu-
res germées de la rencontre de sa culture d’origine et sa culture hôte, et
aussi de la rencontre du mandarin et du français, la romancière s’exile inté-
rieurement. Parallèlement, la narratrice du Champ dans la mer fait de
même ; elle voyage dans le temps à travers différentes époques :
Ma soudaine pensée pour V..., mon voisin d’autrefois, est sans doute provo-
quée par les coups que j’ai reçus à la tête. La mer a fait place à un champ
couvert de quelque chose dont la couleur dorée me semble familière. Une
sorte de plante robuste, peut-être une céréale, y pousse abondamment. Plus
loin, il y a un village avec des maisons sombres. Il semble faire encore nuit
là-bas. Le brouillard persiste. Je ferme les yeux, je retiens longuement mon
souffle. Maintenant, j’entends le portail de V claquer, à intervalles réguliers,
dans un calme d’autant plus profond que la maison se trouve un peu à
l’écart du village. Le vent siffle sur le chemin encore désert qui semble
mener à l’école. Je me sens aspirée30.
Tout comme chez l’écrivaine, cette synthèse d’information s’opère entière-
ment dans la pensée. Si à ces époques des lieux y sont rattachés, ils détien-
nent toutefois un rôle secondaire : « La mer et le champ n’ont qu’une fonc-
tion de décor dans le livre31. » Le temps transcende ici l’espace ; il le
surplombe, le domine. De cette façon, les lieux deviennent des éléments
changeants et interchangeables, qui peuvent se superposer, se transférer, se
dédoubler, puisqu’ils n’existent plus dans un temps linéaire, ni dans un
monde concret, qui les valorise davantage, mais dans un temps circulaire et
un espace imaginaire où ils ne sont que des points sur une boucle, qui par
la suite laisseront place à de nouveaux points, non sans toutefois laisser une
certaine trace sur leur passage.
a narratrice s’est aperçue d’emblée de cette nature temporelle parti-
L
culière dans L’Ingratitude. Croyant que la mort apporterait une fin à son
mal d’être née et d’exister, Yan Zi réalise qu’en fait, la vie terrestre n’est
qu’une halte temporaire et que la mort entraîne un recommencement, une
répétition. Or, la narratrice d’Immobile et du Champ dans la mer en est bien
consciente et se plaît à revisiter ses multiples incarnations. De cette façon,
la rupture tant voulue de Yan Zi entre elle et sa génitrice, sa mère, est réali-
sée et la fille devient son « propre ancêtre32 », pour reprendre l’expression de
Sylvie Bernier : « L’absence ou à l’inverse la prolifération des origines laisse
place au phantasme de se donner naissance, de devenir le créateur de son
existence. L’orphelin se présente comme une figure positive, métaphore de
l’artiste qui invente à partir de rien dans un état de totale liberté 33. » Cette
scission s’apparente donc au sentiment de l’écrivaine migrante qui souhaite
se détacher de sa Chine mère afin de ne plus être étiquetée Chinoise ou
migrante, sans toutefois désirer être reconnue comme écrivaine québécoise,
mais seulement comme elle-même, écrivaine tout simplement : « J’ai en
vain tenté de me greffer un esprit d’éternel errant, de me créer un destin
d’heureuse orpheline34. »
ing Chen fait donc mourir sa narratrice dans L’Ingratitude, l’affran-
Y
chit de la pesanteur du corps, des limites de la chair, sans toutefois lui enle-
ver sa voix. Par sa faculté surnaturelle de se remémorer, elle nous livre un
récit qui progresse du présent au passé avec des événements lointains qui se
superposent sur le présent, et vice versa. Ce va-et-vient entre les lieux de
différentes époques suggère leur emplacement dans un temps cyclique. De
plus, le récit de la réminiscence étant entrelacé de l’action présente et des
réflexions personnelles de la narratrice, ce mouvement oscillatoire rend la
forme de l’écriture compatible avec son contenu.
e voyage entre différentes époques suscite de nombreuses dualités.
L
En fait, dans le registre de l’exil, plusieurs dualités étaient mises en place
dans les trois premiers romans, par exemple : Chine/Amérique, terre natale/
terre hôte, Orient/Occident, et ainsi de suite. Cependant, ces polarités se
sont subtilement métamorphosées en des unités dédoublées comme vie
antérieure/vie présente, imagination/réalité, Histoire/histoire. À vrai dire,
on ne sait où l’un commence et où l’autre finit, car ces éléments font partie
d’une temporalité cyclique et donc sont interchangeables. À titre d’exem-
ple, considérons le groupe binaire Champ/Mer présent dans le titre. Au
cours de la première lecture, le lecteur comprend que le Champ représente
l’existence passée, et la Mer celle du présent. Mais si l’on regarde de plus
près et qu’on change Champ pour Chant et Mer pour Mère, le passé est
maintenant la mer/mère, l’origine, et le présent est la création artistique du
moment présent, c’est-à-dire l’écriture, qui est mise en abyme dans le
roman par le moyen de la métaphore du jeu, renvoie aussi au chant théâtral
de la narratrice d’Immobile. Le rapport est inversé. L’ici et le là-bas, le
maintenant et l’avant s’entrecroisent ainsi et déroutent le lecteur qui cher-
che à les placer dans un schéma logique.
L’entre-deux
Néanmoins, du mouvement créé par le passage d’une polarité à une
autre, du pays natal à la terre d’accueil, de la mort à la renaissance, du réel à
l’imaginaire émerge un lieu intermédiaire, un espace de l’entre-deux : l’es-
pace parcouru par l’avion dans La Mémoire de l’eau et par les lettres échan-
gées dans Les Lettres chinoises. Dans L’Ingratitude, c’est « une sorte de limbes
où flotteraient les âmes en attente de rédemption35 » qu’est aussi l’espace de
la narration :
Et moi aussi je flotte. Je vais très loin. Pour la première et la dernière fois,
sans doute, j’écoute les murmures des Alpes, je touche la chaleur du Sahara,
je bois les eaux amères du Pacifique. Tout paraît très beau quand il n’y a plus
de choix à faire, quand on aime sans objet, quand Seigneur Nilou ne vient
pas, quand on n’a plus de destin36.
48. Voir P. Ouellet, Poétique du regard : Littérature, perception, identité, Limoges, Presses
universitaires de Limoges, 2000, p. 31.
49. Voir Y. Chen, « La vie probable », Quatre mille marches, op. cit., p. 93.
50. Voir J. Arnaud, « Exil, errance, voyage dans Talismano d’Abdelwahab Meddeb », dans
Jacques Mounier (dir.), Exil et littérature, Grenoble, Éditions littéraires et linguisti-
ques de l’Université de Grenoble, 1986, p. 64.
51. Voir J. Kristeva, op. cit., p. 386.
A. Exil intérieur/extérieur 61
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62 I – Thématiques des exils
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consulté le 31 août 2009).
B. Identité exilique
Exilée et Canadienne :
la production américaine
de Joyce Wieland (1962-1971)
Julie Lussier
Université de Montréal
L
Introduction
’histoire de l’art nous a montré de nombreux cas d’artistes qui
furent appelés à quitter leur terre d’origine pour aller trouver en
exil une sécurité et une liberté de création que ne leur permettait
plus leur pays. Bien que de nombreux départs de créateurs aient été le fruit
d’un contexte d’urgence et de survie, certains artistes décident de quitter de
leur plein gré leurs terres natales, et ce, en quête de nouveaux horizons
artistiques. Ainsi, les exemples de femmes artistes canadiennes se trouvant
dans cette situation d’« exil volontaire » au XXe siècle sont nombreux et
leurs raisons d’exil sont toutes aussi diversifiées ; notons au passage le cas
d’Emily Carr qui étudie à la Californian School of Design de San Fransisco
entre 1890 et 1893, avant de repartir pour Londres, six ans plus tard. De
même, plus près de la période qui nous intéresse, l’artiste québécoise
Marcelle Ferron choisit également de s’exiler en banlieue de Paris, entre
1953 et 1966, où elle s’établit afin de côtoyer l’avant-garde artistique de
l’époque.
Dans le sillage de ces femmes qui ont choisi l’exil, pour une plus ou
moins longue partie de leur carrière, l’artiste torontoise Joyce Wieland
représente une figure à part dans le paysage artistique canadien. Wieland
passe la majorité de la tumultueuse décennie 1960 à New York, où, contre
toute attente, elle conçoit une œuvre organiquement liée à sa patrie d’ori-
66 I – Thématiques des exils
1. Voir S. Guilbaut, Comment New York a volé l’idée d’art moderne, Paris, Éditions
Jacqueline Chambon, 1996, p. 7-8.
B. Identité exilique 67
2. Voir D. Judd, « In the Gallery : Michael Snow », Art Magazine, no 38, mars 1964,
p. 61.
3. Voir H. Damish, « Concert (Portrait de l’artiste en Michael Snow) », dans Hubert
Damish, Alain Fleischer et Walter Klepac (textes de), Michael Snow – Panoramique.
Œuvres photographiques et films 1962-1999, catalogue de l’exposition organisée par
le Palais des Beaux-Arts de Bruxelles, en collaboration avec le Centre national de la
photographie, à Paris, et le Centre pour l’image contemporaine Saint-Gervais,
Genève, p. 7.
4. Harry Malcolmson suggère d’ailleurs une convaincante association entre Laura
Secord et Wieland, qui correspond en tous points au désir de cette dernière d’agir
comme « pionnière » : « The proper parallel to Joyce Wieland is Laura Secord. Laura
Secord was our first Lady Patriot and Joyce Wieland will be our second. [...] Remember
that Laura Secord didn’t want to walk her cow ; the animal was a ruse to enable her to
penetrate the American Lines. Similary Wieland brings her art (another ruse) across the
border to warn us of the new American invasion. » Voir H. Malcolmson, « True Patriot
68 I – Thématiques des exils
« began to see Canada and love it more5 », comme l’avait d’ailleurs souligné,
en des mots semblables, Emily Carr une soixantaine d’années auparavant.
La consécration ultime de ce corpus de l’œuvre de l’artiste vient avec l’ex-
position True Patriot Love / Véritable amour patriotique, présentée à l’été
1971 à la Galerie nationale du Canada, exposition qui est une commande
du conservateur de l’art canadien contemporain de l’époque, Pierre
Théberge6.
Si plusieurs facteurs marquent cette importante facette de la produc-
tion de Wieland, le recul que prend l’artiste par rapport à son pays grâce à
l’exil, l’actualité politique canadienne et l’évolution des mentalités qui a
cours ici durant les années 1960 contribuent largement à alimenter l’œuvre
de l’artiste ainsi que les liens vitaux qu’elle entretient avec sa patrie
d’origine.
Cependant, si l’exil de Wieland n’émane pas de sa propre décision,
l’artiste prend toutes sortes de moyens pour en tirer les plus grands bénéfi-
ces possibles, que ce soit sur le plan politique et social, mais surtout artisti-
que. Entre autres conséquences, elle en retirera un accroissement notable
de sa conscientisation politique envers le Canada ainsi que des liens qu’en-
tretient ce dernier avec les États-Unis ; c’est ainsi qu’elle fonde, avec une
douzaine d’autres artistes canadiens vivant à New York, un groupe nommé
Les Activistes culturels canadiens, dont le but avoué est d’accroître la visibi-
lité du Canada et de ses représentants aux États-Unis, afin de leur donner
un poids politique. Dans cette optique, elle planifie plusieurs événements,
entre autres une réception en l’honneur du premier ministre Pierre
Trudeau, à laquelle celui-ci assistera. Toujours dans ce cadre, elle réalise
aussi la courtepointe Reason over Passion sous forme de quilt-in, en présence
de plusieurs femmes canadiennes expatriées aux États-Unis.
Ainsi, le fait d’être à l’étranger, particulièrement aux États-Unis, per-
met à Joyce Wieland une redéfinition de son sentiment national. C’est
donc un lien d’appréciation particulièrement fort qui relie l’artiste au
Canada, lien qui devient le principal sujet, sinon le moteur de ses œuvres
produites en exil durant les années 1960. Le rapport entretenu par Wieland
avec son pays d’origine lui permet de se définir non seulement comme
artiste d’avant-garde, mais aussi comme artiste canadienne et comme
Love : Joyce Wieland’s New Show », The Canadian Forum, vol. 5, no 4, juin 1971,
p. 19.
5. La citation exacte d’Emily Carr étant : « C’est mon pays. Ce que je veux exprimer se
trouve ici et je l’aime. Amen ! » Voir D. Shadbolt, Emily Carr, Ottawa, Musée des
beaux-arts du Canada, 1990, p. 216.
6. Pierre Théberge fut directeur général du Musée des beaux-arts du Canada de 1998 à
2009. Il a été remplacé par Marc Mayer, auparavant directeur général du Musée
d’art contemporain de Montréal.
B. Identité exilique 69
9. Voir L. Kirkwood, « Canadian Artist in New York Excels in a Nameless Art Form »,
paru dans The Globe and Mail, 17 mars 1965, p. 13. Judy Chicago, quant à elle,
mettra l’accent sur le centre et sur l’image centrée plutôt que sur les limites, exaltées
par le formalisme. Voir à ce sujet L. R. Lippard, From the Center. Feminist Essays on
Women’s Art, New York, Dutton, 1976 et J. Chicago, Through the Flower : my struggle
as a woman artist, New York, Anchor Books, 1977.
B. Identité exilique 71
10. Voir R. Fulford, « Joyce Wieland : Her Romantic Nationalism and Work », Ottawa
Citizen, 10 juin 1971, p. 30.
11. Voir Serge Guilbaut, op. cit.
72 I – Thématiques des exils
12. Voir G. Bouchard, Genèse des nations et cultures du Nouveau Monde : Essai d’histoire
comparée, Montréal, Boréal Compact, 2000. Cette explication donne un sens à tout
un pan de la production artistique canadienne du XXe siècle, notamment au travail
d’Emily Carr, à la décoration du salon de thé Jasper réalisée par Edwin Holgate vers
1929 – pour faire suite à une proposition de Marius Barbeau au Canadien National
– lors de l’agrandissement du Château Laurier à Ottawa et au travail de certains
artistes automatistes, notamment Françoise Sullivan et Jean-Paul Riopelle, comme le
souligne Louise Vigneault dans son étude sur les Automatistes, parue en 2000.
B. Identité exilique 73
13. Notons par ailleurs que c’est l’article « Why Have There Been No Great Women
Artists ? » de Linda Nochlin, publié la même année que l’exposition True Patriot Love
de Joyce Wieland, en 1971, qui marque l’émergence du questionnement sur la place
de l’art des femmes dans le milieu artistique.
14. Voir H. Malcolmson, op. cit., p. 18.
15. « [...] it’s a beautiful way [la courtepointe] to hide something terrible ». Voir ibid., p. 19.
74 I – Thématiques des exils
début de son premier mandat, en prétendant diriger le pays avec des outils
rationnels plutôt qu’émotionnels comme le concept de nationalisme –
auquel il adhère plus ou moins en raison de son risque de débordements,
comme l’histoire l’avait démontré moins d’un demi-siècle auparavant en
Europe, lors de la Seconde Guerre mondiale16.
Bien que Wieland adhère aux idées de société juste et de respect de
l’individu qu’arbore Trudeau, la courtepointe Reason Over Passion se situe
entre l’admiration envers ce dernier et une pointe de sarcasme envers cette
idée. Elle rend compte de cette ambivalence par l’entremise des matériaux
et de la fabrication même de l’œuvre : dans Water Quilt, par exemple, les
composantes de la courtepointe, telles que les broderies de différentes espè-
ces florales menacées et les reproductions du texte de Laxter renforcent le
propos exprimé par le titre de l’œuvre. Ainsi, la force de la phrase de
Trudeau est contrebalancée par la sensation d’amortissement que procure
la courtepointe ; la courtepointe même, ainsi que les lettres rembourrées et
les différents éléments décoratifs ornant celles-ci produisent à coup sûr un
effet moelleux pouvant être associé à un certain confort. Cependant, mal-
gré son propos teinté d’ironie, Reason over Passion et son pendant français,
La Raison avant la Passion, sont tout de même des œuvres qui témoignent
de l’attachement de Wieland envers sa patrie.
arallèlement, Joyce Wieland avait acquis, durant son séjour à New
P
York, une réputation de cinéaste d’avant-garde ou underground. Parmi sa
production cinématographique durant ces années, mentionnons les films
Rat Life and Diet in North America (1968), mais aussi Reason Over Passion
(1969). Rat Life and Diet in North America a pour thème la puissance
agressive des États-Unis envers le Canada et dénonce cet état de fait qui,
selon Wieland, menace l’indépendance, l’intégrité ainsi que la spécificité
culturelle du Canada. Il s’agit du premier film de Joyce Wieland qui allie à
la fois conscientisation politique et sentiment patriotique. Le film est
« interprété » par des rats, domestiqués par Wieland et Snow dans leur
appartement et incarnant de façon métaphorique le peuple canadien, ainsi
que par le chat de la maison, Dwight, qui symbolise l’agressif prédateur
américain. Cette allégorie raconte le combat des petits rats pour survivre
sous un menaçant oppresseur, auquel ils réussissent à échapper pour finir
leurs jours en faisant du jardinage organique au Canada, la terre promise.
Ce propos est constamment interrompu par des slogans contre la guerre au
Vietnam, ainsi que par les échos d’une foule. Bien que n’étant pas un film
destiné à un vaste auditoire, Rat Life and Diet in North America est acheté
par un réseau de télévision allemand la même année et présenté, toujours
16. Voir P. E. Trudeau et R. Graham, Trudeau : L’essentiel de sa pensée politique, Montréal,
Le Jour, 1998, p. 105.
B. Identité exilique 75
17. Jonas Mekas, cité par I. Nowell, Joyce Wieland – A Life in Art, Toronto, ECW Press,
2001, p. 264.
18. Pierre Théberge lui donnera carte blanche pour tout ce qui concerne l’exposition.
Voir ibid., p. 297.
76 I – Thématiques des exils
23. À propos du parfum « Castor doux – Sweet Beaver », Joyce Wieland dira que « it
honors the animal that has become the favorite symbol of hard work and determinated
individualism in this northern country ». Ce parfum était composé de différentes
essences de plantes rappelant les grands espaces canadiens et il fut concocté par Joyce
Wieland elle-même. Voir J. Walz, « Canadian Gallery Show Strikes Nationalist
Note », New York Times, 16 juillet 1971, p. 16.
24. Voir R. Fulford, op. cit., p. 30.
78 I – Thématiques des exils
25. Voir J. S. Bogg, « Yes, it IS art, says director of gallery show », Ottawa Citizen,
30 juillet 1971.
26. Notons par ailleurs qu’il faudra attendre encore vingt ans pour que pareil événement
se reproduise, avec la rétrospective de Jana Sterbak State of Being / Corps à corps,
organisée par Diana Nemiroff en 1991, exposition qui avait également provoqué un
tollé de protestations en raison de la présence de l’œuvre Vanitas – Robe de chair pour
une anorexique albinos, faite de viande fraîche suspendue sur un cintre.
B. Identité exilique 79
Bibliographie
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4
Abla Farhoud :
exil et intégration au Québec
Amaryll Chanady
Université de Montréal
1. Voir L. McDowell, « Place and Space », dans M. Eagleton (dir.), A Concise Companion
to Feminist Theory, Oxford, Blackwell Publishing, 2003, p. 13.
2. Voir R. Chow, « Keeping Them in Their Place : Coercive Mimeticism and Cross-
Ethnic Representation », The Protestant Ethnic and the Spirit of Capitalism, New
York, Columbia University Press, 2002, p. 95-127.
B. Identité exilique 83
9. Ibid., p. 57.
10. Ibid., p. 114.
86 I – Thématiques des exils
variante de l’image de la prison : « Tu m’as vue plier, tout accepter, me taire
[...]. Un animal en cage, voilà ce que tu as eu comme mère ! Je n’ai jamais
rien fait de valable pour toi ni pour aucun de mes enfants parce que, de la
cage où je me trouvais, je ne voyais rien. Ignorante [...]. Je vivais dans les
ténèbres13. » L’ignorance n’est pas seulement celle de la femme analphabète,
mais celle de la femme soumise.
ans son analyse de la signification du chez soi domestique (home),
D
Linda Mc Dowell critique les théories de Bachelard sur l’importance de la
maison paternelle pour acquérir un sentiment de sécurité, d’appartenance,
de nostalgie et d’identité personnelle liées à la mémoire ancrée dans un
espace familial. Elle explique que le chez soi est symbolisé différemment
selon le genre sexuel, car beaucoup de femmes associent la maison du père
à la soumission, au contrôle paternel et à la violence domestique : « For most
women, the home is a site of social relations that are structured by power and
inequality. [...] For too many women, too, the home is a place dominated by
fears of domestic violence and abuse, where women and children are the victims
of male aggression14. » Loin d’être une hétérotopie isolée représentant l’es-
pace privé, le foyer est assujetti aux normes de la vie publique dans une
société patriarcale et disciplinaire.
Dans le roman de Farhoud, Dounia vit comme une exilée dans sa
propre maison, muette et soumise. Elle souligne à maintes reprises son
mutisme dans une maison où la parole appartient au mari. Non seulement
les membres de sa famille la traitent comme une servante invisible, omet-
tant de la remercier de ce qu’elle fait pour eux, mais elle est aussi exclue de
la parole, qu’elle oublie avec le temps. Quand elle essaie de raconter une
histoire qu’elle a vécue, Salim la raconte à sa place. Son langage se réduit
alors au langage culinaire, car elle exprime son amour par les mets qu’elle
prépare. Les paroles qu’elle réussit quand même à prononcer visent parfois
à l’exclure davantage, comme dans le passage, répété à plusieurs reprises,
dans lequel elle suggère aux enfants de la mettre à l’hospice pour ne pas les
incommoder. Comme le souligne Lucie Lequin dans son survol de la litté-
rature migrante, le mutisme n’est pas lié seulement à l’expérience d’immi-
gration : « L’exil langagier est alors antérieur et extérieur à l’immigration,
relevant avant tout de la place subalterne de la femme15. » Dounia subit
aussi les colères de Salim, ainsi que la violence physique envers elle et les
enfants, qu’elle n’ose pas défendre. Sa vie de femme mariée n’est que le
prolongement et la dégradation de sa vie de jeune fille, quand elle était déjà
guration physique des lieux. La maison, construite sur trois étages, com-
porte un sous-sol, un petit salon et une petite cuisine au rez-de-chaussée, et
trois chambres à l’étage. Le couple Archambault et la sœur de Mme
Archambault gardent le sous-sol et deux chambres, laissant le salon, la cui-
sine et une chambre à la famille de Dounia, ce qui oblige ses membres à
passer par la cuisine pour monter dans leurs chambres. La famille de
Dounia est physiquement enchâssée entre les trois membres de la famille
Archambault vivant sur trois étages. La figuration spatiale symbolise non
seulement l’enfermement de la famille isolée et démunie, mais aussi le
début de l’intégration, même si Dounia ne peut pas communiquer avec ses
hôtes généreux. C’est à cette époque qu’elle établit un contact chaleureux
avec Mme Chevrette, vendeuse dans le magasin de Salim qui apporte de la
chaleur humaine à Dounia et lui apprend quelques mots de français. Elle
voit les Archambault comme ses « anges » et Mme Chevrette comme son
« soleil22 ». L’exiguïté des lieux (Dounia se demande comment ils ont pu
vivre « entassés les uns sur les autres23 »), les tentatives de garder les enfants
silencieux pour ne pas incommoder les propriétaires, les séjours intermina-
bles des amis de Salim, et les colères incessantes de celui-ci créent une
situation infernale pour Dounia, prisonnière de son logement. Cependant,
cet épisode marque le début de leur adaptation et de leur chemin vers la
prospérité.
3. L’espace d’appartenance
Le sentiment d’appartenance et d’identité est étroitement relié au
genre sexuel. Quand Dounia commence à s’adapter à sa nouvelle vie au
Québec, Salim veut retourner au Liban, mais elle préfère rester. Dans une
analyse des identités émergentes dans les « villes globales » (global cities),
Saskia Sassen constate que les femmes d’immigrants s’intègrent souvent
mieux que leurs maris, car ce sont elles qui doivent s’occuper des besoins
de la famille, comme la recherche d’une école pour les enfants, ou de soins
de santé24. Les maris, au contraire, perdent leur statut comme pourvoyeur
et sont contraints à une inactivité humiliante. Les enfants, dont la mère est
responsable, constituent la raison principale de ce renversement des rôles.
Dans le roman de Farhoud, Salim réussit très bien à faire vivre sa famille et
garde donc son rôle de pourvoyeur. Mais l’intégration économique et lin-
guistique de Salim ne lui procure aucun sens d’appartenance, ce qui le met
dans une position présentant un certain parallèle avec celle des hommes
étudiés par Sassen. De nombreux passages du roman soulignent son inca-
pacité à s’enraciner. Il voyage sans cesse entre Montréal, Beyrouth et son
village natal : « Il cherchait une place où se poser, une place où il serait bien.
Ici, il s’ennuyait de là-bas, là-bas, il s’ennuyait de ses enfants25. » Le terme
« poser » rappelle les dessins de Dounia qui représentent un oiseau posé sur
une branche. Paradoxalement, c’est Dounia, analphabète, arabophone uni-
lingue, isolée de la communauté québécoise à l’exception de sa brève amitié
avec Mme Chevrette, et totalement dépendante de son mari, qui réussit à
s’adapter à sa nouvelle vie, comme l’oiseau qui se pose sur une nouvelle
branche.
Une raison principale de cette différence entre les capacités d’adapta-
tion du couple est justement le statut traditionnel de Dounia comme
femme mariée. Son mariage représente un premier exil pour elle, quand
elle doit quitter son village natal pour vivre chez son mari, où elle est per-
çue comme étrangère et se sent comme telle, ce qu’elle confie plus tard à
son fils aîné Abdallah :
[...] j’avais émigré la première fois en me mariant, quand je suis allée vivre à
Bir-Barra. [...] c’est en vivant dans le village de mon mari que j’ai commencé
à faire des comparaisons, à voir les différences, à vivre le manque et la nos-
talgie, à avoir envie d’être ailleurs sans pouvoir y aller, à me sentir étrangère.
Pour moi, c’était un autre pays26.
Contrainte de s’adapter au Liban à cause de son statut de femme, elle a
moins de difficulté à s’adapter au Québec à certains égards, même si son
exclusion de la langue et de la vie économique et sociale semble indiquer le
contraire. Salim est incapable de s’adapter aux coutumes du pays et accepte
mal le style de vie de ses enfants, surtout de Farid et de Kaokab qui entre-
tiennent des relations amoureuses passagères. La réaction des deux époux
devant ce comportement est très différente : « S’ils sont heureux, tant
mieux. Mon mari a de la difficulté à accepter. Même si nous vivons ici
depuis de nombreuses années, les coutumes de ce pays lui paraissent tou-
jours inconcevables. Surtout quand il s’agit de ses filles27. » Même si Dounia
lui rappelle que les mœurs ont aussi changé au Liban, Salim reste sur ses
positions.
De manière paradoxale, c’est en grande partie le rétrécissement de
son horizon depuis son mariage qui lui permet de s’adapter. Son mari, cen-
tre de tous les regards dans son village natal, où il jouit d’un statut social
élevé, s’identifie avant tout à la communauté. L’espace d’appartenance de
28. Samir semble démontrer la même incapacité à s’enraciner. Même si ses déplacements
incessants, à Hong Kong, au Brésil ou au Chili, sont probablement nécessaires pour
des raisons professionnelles, cette information contribue à une figuration de l’espace
qui concorde avec la différenciation sexuelle des membres de la famille. Comme
Salim, il a très peu de contact avec ses enfants. Quant à Farid, nous apprenons qu’il
fait « mille métiers » (ibid., p. 13), qu’il reste emmuré dans le silence, et qu’il finit par
sombrer dans la maladie mentale. Samir et Farid passent aussi par une période de
délinquance, déroutés par la différence de coutumes.
29. Ibid., p. 141.
B. Identité exilique 93
ture, du moins à une tension où l’un des deux pôles ne s’efface jamais tota-
lement au profit de l’autre30 ». Celui qui en souffre le plus est Abdallah, le
fils aîné qui sombre progressivement dans la maladie mentale. Dounia
compare son propre sort à celui de son fils, mais souligne aussi leur diffé-
rence. Même s’ils ont été cassés tous les deux, elle s’est forgé une carapace,
tandis que Abdallah n’a pu résister. Elle établit un parallèle entre son
mariage à Salim à dix-huit ans et l’internement d’Abdallah à l’hôpital au
même âge. Le sort d’Abdallah représente une transplantation ratée, mais
aussi un enfermement, non seulement physique par son internement à
l’hôpital, mais aussi psychologique, car Salim a toujours voulu lui imposer
son modèle de masculinité : « Ton père t’a voulu à son image, il a voulu te
modeler brave et sans peur31. » Les problèmes d’Abdallah ont en fait com-
mencé au Liban, où il était déjà différent des autres32. La contrainte du
mariage pour Dounia a donc sa contrepartie dans la socialisation patriar-
cale de son fils aîné.
La difficulté d’adaptation des hommes du roman est étroitement liée
à la façon dont ils conçoivent leur identité et leur espace d’appartenance.
Salim, qui possède beaucoup de terres au Liban, s’identifie aussi profondé-
ment aux histoires vécues par le père de Dounia, histoires ancrées dans
l’histoire du Liban qu’il raconte à répétition avec verve, s’appropriant ainsi
la place de sa femme, écartée d’une filiation par le récit et la mémoire.
Quand Salim racontait ses histoires au Liban, il allait sur la place du village.
Mais au Québec, la langue et les coutumes lui rendent cette activité sociale
impossible. L’émigration signifie ainsi un rétrécissement important de l’es-
pace social pour lui. S’identifiant à une communauté à l’extérieur de la
famille et cherchant son ancrage dans un groupe de concitoyens partageant
sa langue maternelle, ses repères géographiques et ses références culturelles,
sa transplantation ne peut qu’échouer.
ontrairement à Salim, Dounia s’identifie d’abord à un espace
C
domestique qui inclut avant tout les enfants : « Mon pays, ce n’est pas le
pays de mes ancêtres ni même le village de mon enfance, mon pays, c’est là
où mes enfants sont heureux. [...] Mon pays, c’est mes petits-enfants qui
s’accrochent à mon cou, qui m’appellent sitto Dounia... dans ma langue. Je
veux mourir là où mes enfants et mes petits-enfants vivent33. » La nostalgie
qu’éprouve Salim pour le Liban n’est pas partagée par Dounia : « Pour moi,
ici ou là-bas, c’est pareil. Si mes enfants habitaient là-bas, j’habiterais là-
bas, puisqu’ils sont ici, c’est ici que je suis. La seule différence, c’est le cli-
mat34. » Le modèle de la transplantation ne s’applique donc pas à Dounia,
dont les racines sont infiniment mobiles, en partie parce qu’elles n’ont
jamais trouvé un ancrage dans un espace particulier. Le mariage l’a déraci-
née une première fois, mais l’appropriation des histoires de son père par
son mari indique que ses racines n’ont jamais pu prendre dans la maison de
son père non plus. La figure qui s’applique le mieux à son cas est celle de
l’oiseau qui se pose sur une branche, mais avec ses oisillons.
5. Le particulier et l’universel
a fréquence des proverbes prononcés par Dounia et réunis en arabe
L
et en français à la fin du roman a une signification centrale pour la trans-
mission de la culture orale de la grand-mère immigrante de première géné-
ration à ses descendants. Même si certains comportent des références cultu-
relles plus spécifiques, dont les allusions à Allah ou aux chameaux, la
plupart transmettent une sagesse universelle, comme le proverbe suivant :
« À chaque pays ses usages, à chaque porte sa clé41. » L’universalité des pro-
verbes s’oppose à la spécificité des histoires racontées par Salim, qui repren-
nent l’expérience vécue par le père de Dounia. La signification du prénom
Dounia, qui veut dire univers, renforce cette dimension du roman. Dounia
remet en fait explicitement en question l’existence de différences absolues
entre cultures : « Chaque pays a ses coutumes, aucun mal à cela, le résultat
est le même. C’est le cycle de la vie42. » Tandis que Salim s’identifie à une
terre et à une communauté, aussi bien qu’à une lignée qui passe par les
membres mâles de la famille, s’appropriant même les histoires de son beau-
père en l’absence d’un père biologique mort depuis longtemps, Dounia
s’identifie à son rôle de mère et de grand-mère, pour qui les liens familiaux
et les cycles de la vie sont au centre de l’existence. Même si elle est enfermée
dans un lit à barreaux à l’hospice, le dernier rêve qui précède sa mort porte
sur le bonheur de voir sa famille réunie et heureuse.
Les problèmes de la vieillesse, de la mort des parents, de la solitude
de la jeune mère prenant soin de plusieurs enfants en bas âge, la discorde
domestique, mais aussi la joie de la vie familiale rassemblent les cultures
plus qu’ils ne les éloignent43. Le déracinement, qui affecte les hommes de la
famille de Dounia, affecte moins les femmes, dont les racines puisent dans
des liens familiaux. La figure de l’oiseau qui se pose sur une branche s’op-
pose ainsi à celle de l’arbre enraciné qui meurt lors de la transplantation.
Paradoxalement, c’est Dounia, l’immigrante analphabète cantonnée à l’es-
pace familial, qui représente le lien entre cultures, la solidarité par-dessus
les différences linguistiques, et la possibilité de s’adapter à des circonstances
nouvelles, si nécessaire à l’ère de la mondialisation. C’est en grande partie à
travers la réussite de ses filles, à qui l’immigration offre la possibilité de
s’instruire et de devenir indépendantes, que Dounia peut élargir l’espace de
ses expériences au-delà de la maison. La représentation de la vie de Dounia,
souvent à travers des métaphores spatiales ambiguës et plurivoques, remet
aussi en question les stéréotypes associés à l’immigration, dont celui de la
femme emmurée dans son ghetto comme obstacle à l’intégration.
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43. Dans son roman Splendide Solitude, Abla Farhoud met en scène une femme vieillis-
sante qui n’est pas immigrante, mais qui éprouve souvent les mêmes émotions que
Dounia, et qui reste aussi confinée à son foyer depuis son mariage, même si elle est
rattachée à la communauté par ses nombreuses amies, sa langue et sa culture.
98 I – Thématiques des exils
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5
Interrogations et transformations
de l’identité féminine dans
Les Nuits de Strasbourg d’Assia Djebar
René LaFleur
Cégep de Saint-Laurent
1. Barsky désigne ainsi le repli sur soi d’une discipline en vue de « protéger et légitimer
son champ d’action, ainsi que pour tenir à l’écart les importuns qui risqueraient de
lui soumettre des questions malvenues ». Voir R. Barsky et D. Fortier, Introduction à
la théorie littéraire, Québec, Presses de l’Université du Québec, 1997, p. 4.
2. Cette définition est une synthèse des définitions suivantes, toutes tirées d’Olivier
Abel, L’éthique interrogative : herméneutique et problématique de notre condition langa-
gière, Paris, Presses universitaires de France, 2000, p. 29 et 31 : « On ne peut com-
prendre une proposition que si on la comprend comme une réponse à une ques-
tion » (H. G. Gadamer, « Itinéraire de Hegel », traduction d’une conférence de 1979,
Critique Paris, no 413, octobre 1981, p. 888) ; « Le sens d’une proposition est fonc-
tion de la question implicite à laquelle elle répond » (O. Abel, op. cit., p. 31) ;
B. Identité exilique 101
2. Déterritorialisation et maternité
La déterritorialisation des femmes du roman, condition qui oppose
celles-ci à celle de leurs mères et qui rend nécessaire la problématisation des
vérités héritées, est capitale parce qu’elle a amené chacune à confronter le
visage de l’autre autrement que sous forme de représentation. Cet état n’est
cependant pas l’apanage des immigrantes : une femme qui n’a jamais quitté
son pays natal peut connaître un certain degré de déterritorialisation, car,
même pour celle qui ne désire pas autre chose que le maintien du Même,
les mutations sociales occasionnées par l’immigration et la médiation galo-
pante – phénomènes que les générations précédentes connaissaient moins,
voire pas du tout – peuvent favoriser la rencontre avec autrui (ce qui, en
passant, ne garantit aucunement une plus grande acceptation de la
différence).
En effet, comme l’explique Arjun Appadurai dans Modernity at
Large, Cultural Dimensions of Globalisation, la prolifération des médias,
surtout celle des médias électroniques, permet d’importer instantanément
des masses astronomiques de signes, d’images et d’informations du monde
entier. Ce flux vertigineux de données venues d’ailleurs a pour effet de
livrer à la personne située dans un ici une multitude de façons d’être, une
variété de manières de penser le monde, qui lui révèlent toute l’ampleur de
sa différence. À ce phénomène de médiatisation effrénée s’ajoute celui, for-
tement accentué depuis un demi-siècle, de mobilité accrue des individus et
des populations. Ces deux phénomènes combinés ont favorisé à la fin du
XXe siècle et en ce début de XXIe siècle « un nouvel ordre d’instabilité dans
la production des subjectivités modernes8 ». Si l’on considère, par exemple,
9. Ibid., p. 4.
10. La localité est une structure affective propre aux membres d’une communauté. Un
lieu est souvent à l’origine de la localité, qu’appuient toutes sortes de rites, mais il
n’est pas indispensable à la survie de la localité. Celle-ci peut subsister sans celui-là :
« Ceremonies of naming and tonsure, scarification and segregation, circumcision
and deprivation are complex social techniques for the inscription of locality onto
bodies. Looked at slightly differently, they are ways to embody locality as well as to
locate bodies in socially and spatially defined communities. » Voir ibid., p. 179.
B. Identité exilique 105
11. Voir B. Stora, Histoire de l’Algérie depuis l’indépendance, 1962-1988 (Tome 1), Paris,
La Découverte, coll. « Repères », 2001, p. 62. Le succès des programmes de vaccina-
tion et un meilleur accès à la médecine aidant, l’Algérie a connu une véritable explo-
sion démographique : de 8,5 millions d’Algériens à la veille de l’Indépendance, sa
population passe à 26,6 millions au 1er janvier 1993. Et cela malgré une émigration
continue de plusieurs millions d’Algériens, essentiellement vers la France.
12. Voir D. Abrous, L’Honneur face au travail des femmes en Algérie, Paris, L’Harmattan,
coll. « Histoire et perspectives méditerranéennes », 1989, p. 139.
13. Voir D. Brahimi, Maghrébines : portraits littéraires, Paris, L’Harmattan/Awal, 1995,
p. 5.
14. Ibid., p. 11.
106 I – Thématiques des exils
3. L’autre-en-soi
Ne rencontre pas autrui qui veut, même si l’on erre longuement sur
toute la surface du globe, car avec la personne errante se déplace la struc-
ture intégrée depuis la tendre enfance, celle portant les voix et les yeux des
parents et des ancêtres inscrits en soi. Ainsi, le personnage de Thelja hésite
avant d’expliquer son nom à un étranger, à mille kilomètres de sa terre
natale, à cause de « la superstition, celle de ces accouchées d’autrefois, qui
cachaient sept jours et sept nuits durant le prénom du nouveau-né, par
crainte du “mauvais œil”24 ». Il en est de même des Algériennes auxquelles
Djebar donne la parole dans Femmes d’Alger dans leur appartement : ces
femmes, dans leur espace intime et donc potentiellement libres de s’expri-
mer à l’abri des oreilles et des yeux des juges (les hommes, les parents
notamment...), s’imaginent pour parler « devoir toujours chuchoter, à cause
de l’œil-espion25 ».
Ces yeux, ces voix, qui rappellent – malgré l’expatriation – les croyan-
ces, les prescriptions et les interdictions d’une origine (fût-elle mythique,
rêvée), sont ceux de l’autre-en-soi. Celui-ci prend l’allure d’une perception
immanente à l’être et qui est donc difficilement révocable. La voix de
l’autre-en-soi se manifeste surtout au moment où a lieu la transgression
d’un interdit. Si, dans le roman de Djebar, les voix de l’autre-en-soi sont si
présentes et si pressantes, c’est parce que les héroïnes sont des Maghrébines
qui ont accepté d’avoir des rapports affectifs et sexuels avec des hommes
étrangers à leur culture. Même que le titre du roman, Les Nuits de
Strasbourg, correspond aux neuf nuits passées en cette ville où Thelja se
rend depuis Paris, pour être auprès de son amant, un Alsacien. Pendant le
jour, elle s’entretient avec Ève, son amie marocaine installée à Strasbourg
22. Ibid.
23. Ibid.
24. Voir A. Djebar, Les Nuits de Strasbourg, roman, Paris, Actes Sud, p. 58.
25. Voir A. Djebar, Femmes d’Alger dans leur appartement, Paris, Des Femmes, 1986, p. 9
(je souligne).
108 I – Thématiques des exils
avec son amant allemand, de qui elle est enceinte. Ainsi, le titre renvoie au
moment du jour où chaque Maghrébine retrouve son amant étranger ; ce
faisant, il identifie le propos du livre, la transgression quotidienne, bien
ritualisée, de l’interdit le plus important pour l’autre-en-soi, celui de trahir
le pays et les ancêtres.
Ici, dans la gestion de la fonction matricielle, les deux femmes se
démarquent : à vingt-cinq ans, Thelja, qui a déjà eu une fille (partie avec le
mari qui est retourné en Algérie) est certaine de ne jamais redevenir
enceinte26, car cela « enracinerait » trop (elle évoque le terme arabe pour
« enceinte », dont l’équivalent français serait « lourde »), elle qui aspire avant
tout à la qualité aérienne. Ève, par contre, accepte la perspective d’élever un
enfant avec son amant Hans, à Strasbourg. Elle est cependant comme pos-
sédée un matin par l’impératif de la circoncision de l’enfant à naître, acte
qui inscrit dans le corps l’appartenance à une localité et qui, du coup, crée
et incarne la localité (la localité est faite de corps ainsi marqués). Alors
même qu’Ève demande la circoncision, elle constate qu’elle le fait avec la
voix de l’Autre, en l’occurrence sa cousine : « Je parle presque avec la voix de
la cousine !... », dit-elle d’abord, puis, plus loin : « Ma voix, est-ce vraiment
ma voix, ou l’autre, les autres27 ? » Ève observe aussi certaines interdictions,
notamment celle qu’elle s’est donnée, à elle-même, juive, de ne jamais
pénétrer en Allemagne. Quant à Thelja, elle se sent comme paralysée
quand arrive le moment de dire le nom de son amant, François.
4. L’autre-devant-soi
Le séjour à l’étranger devenu durée indéterminée, devenu exil,
impose la nécessité de bien définir la place de l’Autre, de celui qui au quo-
tidien révèle au sujet sa Différence. Accepter la relation avec l’étranger, c’est
aussi s’éloigner de la fonction de la reproduction du Même au profit d’une
production nouvelle de sens issu de la rencontre de l’altérité. L’inclusion de
l’Autre, qui est une entreprise dont l’amorce est logique quand le retour au
pays est incertain, implique une définition de soi qui tient compte des voix
intérieures, de la volonté présente et de la liberté d’autrui.
a relation amoureuse, pour Thelja, est avant toute chose une union
L
des corps, un dialogue de corps non parlés. Il importe que le corps puisse
être épuré du sens – toujours déjà donné (par les autres) –, car le sens,
auquel renvoie nécessairement tout acte verbal, aspire automatiquement et
le soi et l’autre vers la culture et les voix qui énoncent encore et toujours
leur Loi. Ce dialogue fait de frôlements, de caresses et d’odeurs constitue
que l’un des espaces les plus habitables de cette maison soit l’espace de la
poésie, de l’art30 ».
et idéal de la parole-rencontre semble être partagé par Thelja, per-
C
sonnage fortement caractérisé par son aspiration vers autrui. Le rapport
qu’elle a avec son mari montre même la nécessité de stigmatiser le Même,
tant est fort son désir d’entrer en rapport avec l’Autre. Halim, le mari de
Thelja retourné en Algérie avec leur enfant, est obsédé par la sauvegarde du
patrimoine architectural de leur pays natal. À son agitation devant les pho-
tographies des maisons algériennes en ruines, elle réplique : « Moi je devance
toujours ! Je préfère partir31... » Pourtant, à la page suivante, elle plaint la
perte d’un chef-d’œuvre du Moyen Âge alsacien32...
François, par contre, Alsacien qui avait été petit garçon dans Strasbourg
pendant la Seconde Guerre mondiale, est pour la protagoniste l’occasion
d’une conscience aiguë de l’altérité, renforcée par la différence d’âge, de
langue, de pays, de religion, de sexe... Sa profonde différence d’avec elle –
« Je fais l’amour avec un étranger » dit-elle à la page 106 et au moins à dix
autres reprises dans le roman – et le caractère irrévocable de son altérité
semblent être ce qui, en lui, l’attire le plus.
Il en est de même du schisme langagier entre eux : « Il est comme
sourd [dit-elle]. Il semble m’entendre, il me touche, il caresse mon corps,
mais tout ce que je dis, ce que je veux dire, ce que j’oserais avouer, peut-être
qu’il ne l’entend pas vraiment [...]33. » L’incommunicabilité due au non-
partage de la même langue maternelle semble bien confirmer l’impossibi-
lité qu’un jour l’Autre puisse graviter vers le Même. De lui, elle dit : « Un
étranger ? C’est-à-dire quelqu’un que je ne pourrai aimer ainsi, au creux de
cette beauté de ma langue d’enfance34 ! » Toutefois, loin de faire de François
une personne que la différence écarte d’elle à jamais, l’écart linguistique
l’en rapproche, car elle ne veut pas se fondre dans le Même en se liant dura-
blement à une personne identique à elle-même. Devant François, elle for-
mule ainsi sa représentation de l’homme idéal :
Tu ne parlerais aucune des langues que je comprends. Et je t’aimerais d’em-
blée, tout autant ! Je te ferais réciter des vers de ta langue qui me serait indé-
chiffrable, un babil, un parler d’oiseau... Un bruit, non, une musique.
Chaque matin, au cœur des baisers, je répéterais presque au creux de ta bou-
che chacun des mots mouillés de ta langue inconnue35 !
celle du bébé naissant. Commencera alors pour elle une nouvelle problé-
matique, celle de fonder une famille métissée en situation diasporique.
Quant à Thelja, qui a fait une croix sur l’enfantement, sa quête de la diffé-
rence la mènera à chercher un interlocuteur plus radicalement autre que la
personne de culture étrangère. Mais l’étrange résolution de la quête de
Thelja, qui présuppose une révolte profonde contre l’écrasant poids du
Même, se comprend mieux à la lumière du sort tragique réservé à une troi-
sième femme : Jacqueline.
6. La révolte
Jacqueline, Française qui montait la pièce Antigone avec de jeunes
Nord-Africains nés à Strasbourg, est tuée par Ali, son ancien copain
maghrébin qui l’avait auparavant violée et menacée de mort si elle osait
aller se plaindre à la police. Sa mort violente et les raisons invoquées pour
la justifier (il ne fallait pas qu’elle parle... la mère du meurtrier, qui lui a
inculqué ses valeurs, invoque le destin...) est ce qui motive la parole de ses
proches qui se poursuit après sa mort. Djamila, celle qui joue le rôle d’An-
tigone, profitera de l’unique représentation de la pièce pour livrer un
monologue personnel adressé à la défunte, illustrant ainsi la conception
qu’a Assia Djebar de l’expression artistique verbale. Pour elle, en effet,
l’écriture n’est pas « une plaque funéraire bavarde, simplement projetée
dans l’espace vide, le temps que circulent quelques milliers d’exemplaires
de vos pattes de fourmi tracées sur papier, lancées comme un paquet-
cadeau à la mort », ce qui rappelle l’esthétique mallarméenne, mais plutôt
« le dialogue suspendu avec l’ami sur lequel est tombé la hache, dans la tête
de qui a sonné la balle, tandis que vous, vous survivez39 ». Comme le per-
sonnage de Sophocle, Djamila se fait la conscience révoltée qui devient
dénonciation inconvenante, et ce, au prix de sa vie. Elle est si intimement
liée à son rôle qu’elle fusionne son nom à celui de son personnage pour
devenir « Djamila-Antigone », et sa plainte devient celle de toutes les fem-
mes qui disent haut et fort et quelles que soient les conséquences leur
colère contre un état injuste du monde. Djamila est antigonienne dans le
même sens que l’est Fatima, fille du prophète Mohamed, représentée dans
un autre des romans de Djebar, Loin de Médine, dont elle dit qu’elle est
« une véritable Antigone avec sa voix de la douleur, de la colère lucide et
amère, de la protestation40 ».
La révolte de Djamila-Antigone, qui semble relever d’un désir suici-
daire, éveille en l’esprit du lecteur un épisode fondateur de la jeunesse de
Thelja, relaté une centaine de pages plus tôt : adolescente à Alger, Thelja
éprouve le besoin de faire des fugues, afin de quitter le lieu contraignant de
la Loi de l’oncle (ou du pays) et où elle exprime sa volonté d’anéantisse-
ment identitaire. Elle formule, plusieurs fois, à l’aide de la négation, son
souhait d’une plus grande imprécision de l’être : « Si je pouvais ne rien
regarder, n’avoir rien à observer, ne laisser mes yeux traîner nulle part... Un
fantôme [...]41. » Elle est aussi celle qui, plus jeune, craignant que son oncle
ne la tue à la découverte de sa relation avec son « voyou du désert », a senti
le besoin de se jeter dans le vide : « Devant moi, le vide, un immense vide
plein et bleu, dans une lumière dorée, face à moi la mer et les mâts des
bateaux figés. Comme si j’allais d’un coup plonger. M’envoler et plon-
ger42 ! » À la place, elle s’étend sur la chaussée du tramway en attendant
l’arrivée du prochain train qui amènerait sa mort, mais en vain, car le
chauffeur trouve le moyen de s’arrêter à temps.
es années plus tard, bien après les neuf nuits passées avec l’amant,
D
Thelja retourne à Strasbourg non pas pour retrouver François, l’amant
interdit, mais pour revivre l’élan vers le vide, pour connaître une fois de
plus le sentiment de l’imminente dissolution de l’être. Elle se tourne alors
vers le lieu non parlé de Strasbourg comme elle s’était tournée vers le corps
non parlé de son amant alsacien. Ce lieu, Strasbourg, caractérisé plus
qu’aucun personnage, l’a été en effet dès les premières pages du roman.
Avant même l’apparition d’aucun personnage est présentée – ving-cinq
pages durant – la ville de Strasbourg, en 1940, évacuée de sa population
civile et en attente de l’arrivée de l’armée allemande. À la fin du roman,
après s’être affranchie du peu qui l’avait jusqu’alors vraiment caractérisée
(son amant, ses amis, sa recherche universitaire), Thelja retourne à la ville
frontalière et erre à la manière d’un sans-abri toutes les nuits dans ses rues.
Pendant ces nuits d’errance, elle établit un trait d’union entre le calme inté-
gral qu’elle savoure et celui qu’avaient ces mêmes rues presque soixante ans
plus tôt, alors que, par crainte d’une invasion allemande, la ville avait été
évacuée. Elle se conçoit alors libérée des hommes et alliée au lieu qui lui
ressemble : « Strasbourg. Ville à moi seule !... “La ville des routes” l’appe-
lait-on à l’origine, les miennes entrecroisées ici43. » À Strasbourg, Thelja a la
chance de se replonger « dans [ses] lieux d’enfance grâce aux traces d’exils
multiples et presque effacées, migrations qui étaient certes celles de la faim,
de la sueur et, à cette époque, de la peur [...]44 ».
7. L’écriture
crire et publier un roman comme Les Nuits de Strasbourg dans le
É
contexte politiquement chargé des années 1990 – où les partisans du Front
islamique du salut et les agents gouvernementaux plongent l’Algérie dans
une guerre civile particulièrement brutale et sanglante – constituent ce que
J.R. Searle appellerait un acte perlocutionnaire50, qui engage le locuteur
dans une recherche d’effets sur l’interlocuteur51. Or, qui est l’interlocuteur
de Djebar ? Vise-t-elle vraiment à convaincre les Algériens et les Algériennes
de ne plus considérer l’interdiction de la relation avec l’autre comme une
assertion mais comme une question appelant de nouvelles réponses ? Si oui,
pourquoi rédiger son roman en français ? La question, pour elle toujours
gênante, est évoquée au début de Ces voix qui m’assiègent :
L’écrivain est parfois interrogé comme en justice : « Pourquoi écrivez-vous ? »
À cette question banale, une seconde souvent succède : « Pourquoi écrivez-
vous en français ? » Si vous êtes ainsi interpellée, c’est bien sûr, pour rappeler
que vous venez d’ailleurs52.
La question même institue la différence entre locuteurs, différence qu’elle
accepte et qui est, peut-être, la condition de tout dialogue. Toutefois, le
français est malgré tout une langue encore très employée parmi les
Algériens : les quotidiens algériens les plus lues sont rédigés en cette lan-
gue53. De plus, le français demeure la langue du savoir : dans les universités
49. « C’est d’ailleurs la forme même de la complicité totalitaire, que ceux qui savent ne
parlent pas, et que ceux qui ne savent pas ne posent pas de questions. » Voir O. Abel,
op. cit., p. 5.
50. L’acte perlocutionnaire est axé sur les conséquences du dire sur « les actions, les pen-
sées ou les croyances, etc., des auditeurs » (J.R. Searle, Les actes de langage, p. 62).
51. L’acte perlocutionnaire est axé sur les conséquences du dire sur « les actions, les pen-
sées ou les croyances, etc., des auditeurs ». Voir J.R. Searle, Les actes de langage : essai
de philosophie du langage, traduit de l’anglais (États-Unis) par Hélène Pauchard,
Paris, Herman, 1972, p. 62.
52. Voir A. Djebar, Ces voix qui m’assiègent... en marge de ma francophonie, Paris, Albin
Michel, 1999, p. 7.
53. Voir B. Stora, Histoire de l’Algérie depuis l’indépendance, 1962-1988 (Tome 1), op. cit.,
p. 67.
116 I – Thématiques des exils
59. Par exemple : B. Stora, L’Algérie en 1995. La Guerre, l’histoire, la politique : essai,
op. cit., p. 33.
60. Benjamin Stora oppose ainsi les islamistes et leurs adversaires gouvernementaux :
« Les islamistes [...] diabolisent la femme. “Elle suscite le désir et l’envie et doit être
réprimée” », alors que les groupes proches du pouvoir utilisent la question du statut
des femmes pour diaboliser leurs adversaires aux yeux de l’Occident (voir B. Stora,
L’Algérie en 1995. La Guerre, l’histoire, la politique : essai, op. cit., p. 80). On voit
qu’aucun des partis engagés dans la lutte pour le pouvoir ne se préoccupe vraiment
de l’émancipation de ces dernières.
61. Voir P. Montagnon, Histoire de l’Algérie : des origines à nos jours, Paris, Pygmalion
Gérard Watelet, 1998, p. 370.
62. Voir A. Djebar, Idiome de l’exil et langue de l’irréductibilité, op. cit.
118 I – Thématiques des exils
en tant que femme, car ce qui la rend nécessaire est la grande difficulté de
composer avec l’autrui-en-soi et de construire avec l’autre-devant-soi.
Thelja et Ève sont des illustrations de femmes conscientes de leur exil par
rapport à elles-mêmes et qui tâchent, bien héroïquement, de conquérir un
soi à elles en contrant les structures inconvenantes, que ce soient celles que
propose l’autrui-en-soi ou celles que propose l’autrui-devant-soi. Elles
contrent ce qui est toxique en elles en prenant les propositions établissant
le bien, le mal, le sacré, le honteux et en les transformant en questions,
notamment « Comment aimer ? », « Comment être soi ? », puis « Comment
demeurer soi-même et connaître l’autre ? » Cette attitude implique le cou-
rage de la révolte, laquelle est la saine réaction contre l’inadmissible et le
dogmatique. La noble révolte qui anime Djamila-Antigone, la révolte qui
pousse Thelja à se délester absolument d’un soi inconvenant sont de ces
révoltes qui, quand elles ne se soldent pas par des suicides et quand elles
prennent la forme d’un livre, d’une sculpture ou d’un court-métrage, pro-
longent le dialogue violemment interrompu avec la voix chère devenue
tragiquement muette. Ce dialogue qui se poursuit malgré tout, qui est donné
à être entendu ou lu par le plus grand nombre, constitue une puissance,
peut-être la meilleure, quand il s’agit d’inciter à l’interrogation féconde et
la prise en charge de son destin.
Bibliographie
Abel, Olivier, L’éthique interrogative : herméneutique et problématique de notre
condition langagière, Paris, Presses universitaires de France, 2000, 275 p.
Abrous, Dahbia, L’Honneur face au travail des femmes en Algérie, Paris, L’Harmattan,
coll. « Histoire et perspectives méditerranéennes », 1989, 312 p.
Appadurai, Arjun, Modernity at Large : Cultural Dimensions of Globalization,
Minneapolis et Londres, University of Minnesota Press, 1996, 229 p.
Barsky, Robert F. et Dominique Fortier, Introduction à la théorie littéraire, Québec,
Presses de l’Université du Québec, 1997, 261 p.
Brahimi, Denise, Maghrébines : portraits littéraires, Paris, L’Harmattan/Awal, 1995,
181 p.
Calle-Gruber, Mireille, Assia Djebar : nomade entre les murs... Pour une poétique
transfrontalière, Paris, Maisonneuve et Larose, 2005.
Calle-Gruber, Mireille, Assia Djebar ou la résistance de l’écriture. Regards d’un écri-
vain d’Algérie, Paris, Maisonneuve et Larose, 2001.
Derrida, Jacques, Le Monolinguisme de l’autre ou La Prothèse d’origine, Paris,
Galilée, 1996, 134 p.
Djebar, Assia, Idiome de l’exil et langue de l’irréductibilité, texte revu et corrigé du
discours prononcé en octobre 2000 lors de la réception du Prix pour la paix
B. Identité exilique 119
1. Yolanda Gampel, Ces parents qui vivent à travers moi. Les enfants des guerres, 2005,
cité dans V. et J. Altounian, Mémoires du génocide arménien. Héritage traumatique et
travail analytique, France, PUF, 2008, p. 205.
122 I – Thématiques des exils
1. Le terme harki désigne les supplétifs musulmans engagés par l’armée française dès le
début de la guerre d’Algérie (quelque 60 000).
2. Dans ce corpus se mêlent des romans, des témoignages, des biographies, de la poésie,
du théâtre, du cinéma, du documentaire. Les auteurs sont souvent d’anciens acteurs,
témoins de cette guerre ou leurs enfants : « Français de souche européenne », Français
d’origine juive, « porteurs de valise », « anciens combattants » militaires de carrière ou
non, « Français musulmans », anciens supplétifs de l’armée ou non, Algériens issus de
l’immigration...
3. Voir É. Savarese, L’invention des pieds-noirs, Paris, Séguier, 2002, p. 139.
4. Voir L. Muller, Le silence des harkis, Paris, L’Harmattan, coll. « Histoire et perspecti-
ves méditerranéennes », 1999, p. 132.
124 I – Thématiques des exils
confond toujours avec celle qui s’attache à recouvrer la ou les raisons ayant
motivé le « choix originel » du harki, dans un geste de survie, du témoin,
fils ou fille du harki, qui se doit d’assumer la culpabilité héréditaire et mor-
tifère du père : un homme au passé emmuré depuis des années dans un
silence renforcé ou généré par la honte et les humiliations subies, au pré-
sent, sur le sol français.
omment se reconstituent les circonstances de ce « choix » dans la
C
mémoire des descendants ? Illustré par trois ouvrages, Mon père ce harki de
Dalila Kerchouche5, Moze de Zahia Rahmani6 et Le harki de Meriem de
Mehdi Charef7, notre propos s’attachera à percevoir les significations d’exils
qui multiplient les enfermements, et la portée de prises de paroles qui
conjurent violences, silences et déni de mémoire. Les femmes de harkis
apparaissent comme les premiers témoins et premières victimes, avec les
enfants, de « ce choix » qui s’avère, en 1962, au cœur de l’opprobre jeté sur
les vaincus et au fondement même de l’exil et du déracinement familial.
Dans ces textes, la parole du harki pour être audible, pour être dicible,
passe, successivement ou essentiellement, par celle d’une femme, épouse,
mère, fille.
Dans une écriture à la littérarité différenciée, au degré de fictionalité
variable8, la mémoire de l’engagement, celle du « choix originel » du harki,
qui fonde son premier crime (prendre l’uniforme français) et justifie le stig-
mate et l’exil, est médiatisée par la figure d’une femme, épouse, mère des
enfants quand la fille n’en prend pas le relais, dans un geste poétique, par-
fois éminemment politique. Nous tenterons dans cette étude de croiser les
univers de sens de trois textes qui, a priori, n’auraient en commun surtout
pas leur écriture ou encore leur pacte de lecture respectif mais à tout le
moins leur hybridité générique9, leur polyphonie10, leur thématique et leur
esquisse d’une synecdoque du drame harki.
commis à l’encontre de frères13, parcourt les espaces (arrivée dans les cales
du bateau en 1962 à Marseille, vécus dans les camps de relégation succes-
sifs où sont cantonnées – de force – les familles de harkis, premier foyer
familial hors des camps, voyage en Algérie dans le douar familial) et
remonte le temps jusqu’au dévoilement tendu et théâtral, salvateur, pour la
fille, des circonstances de l’engagement du père.
es circonstances tout à fait particulières donnent d’ailleurs au titre
C
de l’ouvrage de Dalila Kerchouche la possibilité de retracer le drame harki
de manière générale (comme pourrait le faire tout journaliste dans un
documentaire) à travers le cas singulier paternel (révélant ainsi la part émi-
nemment subjective de la quête entreprise), tout en démontrant de façon
circonstanciée que le parcours de son père est bel et bien spécifique : « Mon
père ce harki » signifie aussi et surtout « ce harki qui est mon père ». Et la
mise au jour de son histoire se confond avec la mission dont elle s’investit
pour lui faire recouvrer son honneur : changer le « H » de « honte » qui
accompagne le mort harki, en honneur.
« L’engagement » du père ici, et sa double acception est à interroger
pour les deux autres ouvrages, se révèle à la fois sous sa forme passive (se
faire engager) et sous sa forme active (faire un choix en connaissance de
cause), alors que la narratrice découvre que l’ambiguïté du terme revêt
autant la complexité des circonstances dans lesquelles se déroule la guerre
qu’une stratégie adoptée par les membres d’une même famille pour proté-
ger les leurs des représailles des deux camps : deux frères (le père et l’oncle
de la narratrice dans le récit) pouvaient s’être engagés respectivement dans
deux camps ennemis, sans que le second (rencontré quarante années plus
tard par sa nièce) ne renie le premier pour ce « choix », mais sans non plus
qu’il ait cherché à le lui dire tout au long de ces nombreuses années
écoulées.
13. L’opprobre du nom « harki », qui désigne tant le soldat que les membres de sa famille
et finit par comprendre métonymiquement, en France, quarante années après la
guerre, toute une communauté, est essentiellement contenu dans l’injure qu’il signi-
fie pour les musulmans qui n’ont pas revêtu l’uniforme français durant la guerre : à la
traîtrise du vaincu s’ajoute la désignation méprisante de celui qui a aidé l’oppresseur
à commettre des crimes contre ses semblables, ses propres frères, acte jugé comme
justifiant tous les bannissements (mais tous les harkis ne se sont pas exilés après leur
peine de prison, nombre d’entre eux sont restés en Algérie).
C. Exil générationnel 127
qui « convoque une déchirure, un doute, une plainte [...] ». Il figure, quant
à lui, au rayon des documents autobiographiques des bibliothèques, même
si son écriture singulière emprunte au réquisitoire et au poème et le rend
audible comme un long cri de douleur pour la justice, mais surtout pour
un procès de l’Histoire de la guerre d’Algérie auquel comparaîtrait et serait
condamné le colonialisme. Entrecoupé de genres intercalaires14 (documents
administratifs, télégramme ministériel parodié ou non, parodies de répon-
ses de l’administration aux signatures satiriques, vers du poète Si Mohand
Mhand...), le texte se structure par une chapitration qui fait retour sur la
mort du père, un suicide un 1er novembre après s’être recueilli devant le
monument commémorant la mémoire des anciens combattants, et tente
de reconstituer des événements à travers le profil psychologique du père.
Le texte ordonnance les prises de parole par les voix du fils et des
filles de Moze, par celles de fonctionnaires de l’administration française,
par celle de sa femme, par celle de Moze lui-même (« Moze parle »), sur le
mode du dialogue (de sourds), du monologue (poétique et ressassant), de
l’interrogatoire aux questions sous-entendues et aux réponses indirectes, de
la plaidoirie, de l’invective, de la démonstration rhétorique, du journal
nourri par les confidences de la mère et retranscrit à travers la fièvre déli-
rante de la fille.
a narratrice, l’une des filles de Moze, entame un dialogue sur son
L
père et pour lui en interaction avec toutes sortes de locutaires : « l’enquê-
teur » sur les circonstances de la mort, les membres d’une « Commission
nationale de réparation », sa propre sœur, son frère, sa mère et Moze lui-
même. La part donnée dans ce texte à la prise de parole, à l’expression de
voix qui trouvent ou non des échos à ce qu’elles affirment, nient, dénon-
cent, chuchotent ou hurlent, révèle un univers où la vie et la survie ne sont
possibles qu’à travers le langage. Dans Moze, peu de description, de mise en
situation ou d’élaboration narrative, seul le langage importe, à la langue est
dévolu un seul rôle, celui de la performance de la vérité historique comme
si dire c’était (se) faire (justice), celui de conjurer le silence et l’oubli, celui
d’exhumer les faits historiques et politiques, celui d’être relais de la
mémoire.
14. Pour M. Bakhtine, les genres intercalaires sont une forme capitale de la mise en
œuvre du plurilinguisme dans le roman (et en ce sens le texte de Moze emprunte à ce
genre) les classant en deux sous-genres, il distingue tout d’abord des « formes littérai-
res n’appartenant pas à l’art littéraire » telles que les « études de mœurs, textes rhéto-
riques, scientifiques, religieux », « écrits moraux, philosophiques, digressions savan-
tes, [...] descriptions ethnographiques ». Voir Esthétique et théorie du roman, Paris,
Gallimard, 1978, p. 88.
128 I – Thématiques des exils
15. Ce leitmotiv est aussi le « serment avec la mort comme parole », une sorte de testa-
ment post-mortem, qu’écrit la fille pour son père et à sa place. Voir Z. Rahmani,
op. cit., p. 24.
16. Ibid., p. 96.
17. Ibid., p. 22-23.
C. Exil générationnel 129
21. Ibid.
22. Nous apporterons néanmoins une nuance sur ce point en précisant que parmi les
enfants de harkis, ce sont surtout les garçons, les hommes qui ont été les cibles de cet
interdit de retour durant les années qui suivirent la guerre jusqu’à la fin des années
1980 : les femmes de harkis, les mères, parce que « femmes de » et non militaires
elles-mêmes, ont en général pu garder le lien avec l’Algérie, permettant à leurs
enfants d’avoir l’occasion de voyager avec elles là-bas. Quant à leurs fils, une fois
majeurs, ils ont beaucoup plus souffert de refoulement à la frontière algérienne que
leurs filles et cela certainement en raison de leur statut par rapport au service mili-
taire algérien obligatoire. La dimension de potentiel militaire français rajoutée à
l’identité de fils de harkis a sans doute souvent permis aux fonctionnaires des doua-
nes algériens de justifier des refoulements même si ces derniers étaient parfois déci-
dés de façon totalement arbitraire, pour d’autres raisons (népotisme, corruption,
etc.).
23. Voir M. Kerchouche, op. cit., p. 51.
132 I – Thématiques des exils
Les filles de Moze retournent dans le pays de leur père ». Dans un dialogue
entre filles qui se reconnaissent étrangères et intimes au pays du père et
tout autant liées au passé et au présent de son peuple, il est bel et bien per-
ceptible que l’inhumation du père dans sa terre natale, ce retour, participe
d’un travail de mémoire et d’un travail de deuil indispensable, vital, pour
continuer à lui survivre :
– [...] J’ai tout retenu. Je n’ai pas à justifier ma présence. Je ne me montre
pas pour leur dire qui était mon père. Toi, tu cherches leur accord, tu ne
peux être sa fille sans souffrir avec eux.
– Tu es là pour autre chose que cette tombe que nous lui voulons !
– Cette tombe, crois-tu que je la lui dois ? Je ne lui dois rien. Lui il me doit
de me quitter, de quitter mon esprit, il me doit de partir. Il me doit de ne
plus revenir. Je suis venue ici pour m’en débarrasser !
– Tu es scandaleuse24.
ans cette confrontation de deux appréhensions du deuil et de la
D
terre de sépulture, le poids du rapport impossible et paradoxal à l’Algérie
apparaît : fait de haine, de ressentiment pour le père et son pays (et pour
« eux » les Algériens), il est ressenti comme une partie de la dette à payer
inscrite par la généalogie dans l’hérédité à porter en soi, fatalement.
Dans Le harki de Meriem de Mehdi Charef, c’est sous les injures vio-
lentes, haineuses, vengeresses que la sœur de Sélim, le frère assassiné dont le
cercueil ne franchira jamais le seuil de l’aéroport de Tlemcen – maintenue
dans une frontière où s’accumulent les griefs du bannissement (affectif,
idéologique, politique, personnel, tribal) – retournera inhumer son frère à
Reims. C’est avec son frère tué dans l’exil parental et dans le pays d’où se
sont exilés ses parents, que la fille de harki mesure la malédiction généalo-
gique : si le père est harki, l’enfant naît harki, n’est que harki.
– Elle a de la mémoire, l’Algérie ! reprit le chef douanier qui ne voulait pas
lâcher une proie si facile... Et de la fierté ! Tous ceux qui ont essayé de la
baiser sont marqués d’une encre de sang dans notre histoire [...]
– Fille de traître, c’est tout ce que tu es ! J’aurais aimé recevoir ici ton enfoiré
de père. S’il en avait, il serait venu à ta place reconduire son fils sur le sol
natal. Il a choisi la France et tu as vu comment elle le lui rend ? En cadavre,
bien fait pour vous ! Il manque de s’applaudir, le chef25.
À travers cette scène, qui représente, dans le roman, un témoignage
tout à fait plausible d’expérience similaire survenue à des familles harki
dans les aéroports de l’Algérie de la fin des années 1970-1980, la dette
27. Dans sa pertinente étude sociologique dont on peut déplorer et interroger des
accents quelques fois curieusement paternalistes, M. Kara (Les tentations du repli
communautaire. Le cas des Franco-Maghrébins en général et des enfants de harkis en
particulier, Paris, L’Harmattan, coll. « Logiques sociales », 1997, p. 142) relève : « Les
harkis disséminés sont globalement mieux armés socialement et intellectuellement
que les harkis assignés mais plus vulnérables sur le plan identitaire. Ils subissent plus
négativement les effets de réversibilité identitaire compte tenu d’une assignation
moins marquée, précisément. »
28. Voir D. Kerchouche, op. cit., p. 25.
29. Ibid., p. 123.
30. Ibid., p. 137.
C. Exil générationnel 135
qu’il ne se considère pas mériter autre chose que le reniement, comme l’il-
lustre le comportement violent et à mi-chemin de la folie de Moze envers
sa famille31 :
Au début, nous vivions dans le noir. Il verrouillait la porte et les volets avant
de partir. Comme nous habitions au rez-de-chaussée, il nous suspectait de
sortir, de montrer notre tête, ce que nous ne faisions pas. Rien, surtout rien,
nous n’avons pas bougé ! Il nous faisait peur. La parole des gens, la musique
des radios, les bruits, les odeurs de cuisine, les voitures, les immeubles d’en
face, les camionnettes de marchandises, les vêtements, les coiffures, le
maquillage, les comportements des hommes, les jeux des enfants, la télévi-
sion, les poubelles, l’argent, tout nous était étranger. Nous ne possédions
rien. Strictement rien. Ni la langue, ni les codes, ni les mœurs.
Le père dépossédé de son droit à une vie normale, dépossède à son
tour sa famille et lui inflige l’exclusion dont il est frappé. L’exil harki est
exclusion irrémédiable, repli dans un implacable silence. La narratrice de
Moze décrit son père comme un être dépouillé de tout y compris de la rai-
son et il faudrait compter les occurrences fort nombreuses du terme « rien »
dans Moze pour rendre l’ampleur du néant dans la vie de Moze, pour
mesurer ce que la violence de l’opprobre a contribué à anéantir en Moze.
Cet anéantissement a d’ailleurs bel et bien conduit à une déshumanisation
du père qui se confine dans le silence :
J’ai dit que Moze ne parlait pas. Sans langue, il était aussi sans territoire. Ni
nomade ni apatride, ni errant ni exilé, il serait ce qu’une autre langue, celle
de l’injure faite à l’homme, désigne comme un banni, un être indigne.
C’était une espèce d’homme32.
e stigmate du harki, né de la guerre, ne se départit pas de la vio-
L
lence, de celle de la guerre, de celle de l’après-guerre, de la violence colo-
niale en mémoire, de la violence coloniale reconduite en France dans l’assi-
milation forcée dans les camps où les assistantes sociales imposent des
prénoms chrétiens aux nouveaux-nés, où l’on oblige à fêter Noël, où l’on
est contraint au salut du drapeau et au champ de La Marseillaise33. Au stig-
mate s’associe la violence du traitement abusif par l’internement psychiatri-
que34, celle du placement en maison de redressement des enfants comme
mesure de rétorsion contre les parents, celle de la vie militaire ou civile,
celle de l’administration, celle de la sphère privée, quotidienne. Moze,
comme le décrit la narratrice, reconduit l’anéantissement dont il est vic-
time sur ses enfants :
Il nous disait, Vous n’êtes rien ! Ni exilés, ni immigrés, vous n’êtes rien. Vous
ne serez pas français. [...] Vous n’êtes rien. Rien. Être harki, c’est être ce rien,
c’est vivre en étant rien ! Il nous apprenait à vivre avec son mal. À devenir
son mal. Il voulait de nous des semblables. Il a attendu jusque-là35 !
Ce comportement autiste du père s’accompagne du délire, de la folie,
du spectre de la mort et de la terreur qu’il fait régner au domicile familial.
Annihiler son existence, la renier en effaçant celle de ses proches, faire por-
ter l’opprobre par identification, par fatalité, se tuer soi-même et vouloir
tuer ses enfants, faire le geste d’exterminer toute trace de mémoire et de
généalogie, d’hérédité et de transmission, tel est le délire de Moze qui
emporte dans son désespoir la narratrice elle-même.
e silence n’est autre qu’une des manifestations de cette violence
L
sourde ou retentissante qui charrie dans son sillage désespoir, humiliations,
folie, subissant le racisme du regard, du verbe, du crime. Du traitement
infamant de l’État français envers des populations qu’il savait en danger sur
le sol algérien en retirant ses troupes, de « la prise en charge » des « Français
musulmans » sur son propre territoire dans les camps, de Moze au Harki de
Meriem, le crime raciste sur le harki se perpétue et il trouve dans l’assassinat
du fils de harki son lien, sa « logique » historique, sa continuité
postcoloniale.
La haine de l’Arabe est un fait colonial comme le martèle la narra-
trice de Moze, il est cela et bien davantage. Il est une explication historique
du sort auquel ont été voués les harkis :
Mon père portait l’ambiguïté de ce siècle : l’humanité ignominieuse.
L’ignominieuse humanité de ce siècle ! Nous avons été donnés parce que
nous n’étions rien ! Des Arabes, des musulmans. Nous avons servi à couvrir
la fuite d’une armée ! Un tapis de corps morts en guise de souvenir. Cette
lâcheté est abjecte ! Nous avons payé ! [...]36
Le prix à payer parce qu’ils sont arabes (ou berbères, brefs d’anciens indigè-
nes), pour le harki et les siens, est inscrit dans nos trois textes, surtout dans
le roman de Charef où il y constitue le nœud de l’intrigue, l’accomplisse-
ment de l’ironie du sort, et celui de l’inéluctable, de la fatalité. Le crime
commis contre l’Arabe reste bien un fait postcolonial, être un Arabe est
reproché à la victime et dans la métropole vingt ans après la fin de la France
coloniale :
ciel et terre pour le dire au premier concerné ! Les unes après les autres, les
révélations glanées en Algérie affluent, corroborées plus tard en France par
le père qui nie à sa fille avoir tué ou torturé, une fille autant inquisitrice
que prête à n’entendre que l’innocence paternelle : les qualités de son père
allient modestie, générosité, compassion, honnêteté. Son extrême habilité
au tir est avancée comme une rare qualité, troublant détail dans ce plai-
doyer pour l’innocence paternelle, tandis que ces faits d’armes en tant
qu’engagé dans la harka restent toujours nuls et sans effet néfaste sur ses
frères.
Cette mémoire de la guerre recouvrée impérativement par une fille
de harki, revécue à coup de mises en scènes et de restitutions des voix de
celles et de ceux qui ont souffert et se souviennent, ne serait rien d’autre
qu’une re-construction volontariste du passé du père avec un dénouement
heureux (happy end), si la contextualisation même de la guerre d’Algérie ne
permettait, justement, d’inclure, pour conjurer le déni de mémoire, des
récits de ce type. La fille de harki est fière que son père ait aidé les maqui-
sards du FLN, les vainqueurs (au moins politiques) de cette guerre. Elle
adhère ainsi au même mouvement (qu’elle décrit concernant son père qua-
rante années auparavant) selon lequel « ce n’est pas à la France de la
Révolution de 1789 et de la Déclaration des droits de l’homme qu’ils ont
[été], nombreux, [à] donn[er] leur adhésion, et c’est plutôt dans le camp
d’en face qu’on se réfère aux grands principes45 ». Et c’est en découvrant
que la vérité concernant son père est du côté des « grands principes », du
côté du « sens de l’Histoire », en apprenant que son père a aidé le FLN et l’a
dissimulé toute sa vie, que Dalila Kerchouche rend à son père son honneur
et retrouve une raison de poursuivre sa vie de « fille de harki » : elle assume
désormais d’autant mieux cette hérédité qu’elle n’a plus lieu de la confon-
dre avec un sentiment de honte. En accueillant triomphalement l’aide qu’a
apportée son père au FLN comme un geste d’honneur et d’héroïsme,
Dalila Kherchouche interprète-t-elle l’histoire (de sa famille et de la décolo-
nisation) différemment de celle que représentent Charef et Rahmani ?
45. Voir Pierre Vidal-Naquet dans sa préface à Péju, Les harkis à Paris, Paris, La
Découverte, coll. « Poche », 2000, p. 11-12.
140 I – Thématiques des exils
lieu d’exil des morts, comme pour méditer sur un bonheur qu’elle ne méri-
tait pas, comme pour signifier le paiement d’une dette, envers les morts (de
la guerre ?) d’Algérie. Le retrait dans ce cimetière est pour Meriem son
acceptation de la fatalité (ou du châtiment divin, ou de l’ironie du sort 47),
et son retrait d’un monde impossible à vivre (ni en France, ni en Algérie).
47. Ironie du sort sur laquelle et de laquelle aime jouer Mehdi Charef dans son cinéma et
ses romans : dans Le harki de Meriem, l’un des assassins du fils de harki, reconnaissa-
ble à une énonciation particulière, se trouvera être l’un des membres de l’équipe
municipale avec laquelle l’association à laquelle appartient Azzedine doit négocier la
construction d’une mosquée à Reims.
48. Il faut savoir que la naturalisation des indigènes, autrement dit de la population
musulmane majoritaire démographiquement dans la colonie, s’est faite au compte-
goutte et que très peu de musulmans qui ont demandé la nationalité française l’ont
obtenue. Il est important de préciser aussi que les Français musulmans au lendemain
de la guerre se sont vu sur le territoire français retirer cette même nationalité malgré
leurs faits d’armes pour la France.
142 I – Thématiques des exils
Bibliographie
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Barthes, Roland, « Le Degré zéro de l’écriture » [1953], dans Roland Barthes :
Œuvres complètes ; tome 1 : 1942-1965, Paris, Éditions du Seuil, 1993,
p. 137-187.
Charaudeau, Patrick et Dominique Maingueneau (dir.), Dictionnaire d’analyse du
discours, Paris, Éditions du Seuil, 2002, 661 p.
Charef, Mehdi, Le harki de Meriem, Paris, Mercure de France, 1989, 205 p.
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Paris, Armand Colin, 2004, 262 p.
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Ryan, Marie-Laure, « Frontière de la fiction : digitale ou analogique ? », dans
Alexandre Genfen et René Audet (dir.), Frontières de la fiction, Québec et
Bordeaux, Éditions Nota Bene aux Presses universitaires de Bordeaux, coll.
« Fabula », 2001, p. 17-41.
Savarese, Éric, L’invention des pieds-noirs, Paris, Séguier, 2002, 283 p.
7
Trois exils :
une trame narrative
de survie générationnelle1
Hourig Attarian
Université Concordia
Hermig Yogurtian
Montréal
V
Les débuts
oici trois histoires d’enfance racontées à trois voix ; celles de
Pergrouhi, de Hourig et de Hermig. Nos trois voix s’unissent dans
un récit en contrepoint, racontant les histoires de plusieurs jeunes
3. Tous les extraits du récit de Pergrouhi dans ce chapitre sont tirés de Hourig Attarian
et Hermig Yogurtian (productrices), Survivor Stories, Surviving Narratives :
Pergrouhi’s Story (documentaire vidéo), Montréal, Canada, Par Productions, 2002.
150 I – Thématiques des exils
voir ce qui se passait autour de moi. Partout, il y avait des enfants autour
de nous ; ils pleuraient et hurlaient.
es villageois apportaient du pain, du pain d’orge, du pain de maïs.
L
Ils donnaient un morceau de pain aux mères et prenaient leurs enfants. On
vendait les enfants ainsi, pour un morceau de pain.
Des corps gisaient partout. Des cadavres jonchaient le sol, mais nous
devions marcher, sans arrêt, sans nourriture ni boisson, tout juste un mor-
ceau de pain d’orge de temps en temps. Il y avait des corps accrochés aux
murs. Ils faisaient étendre les jeunes garçons sur le sol, et les frappaient, les
frappaient et les tuaient. Mais nous devions toujours marcher.
Enfin, nous sommes arrivés à Der-el-Zor4. Je me souviens avoir tra-
versé un pont, et ils nous ont dit : « Vous êtes à Der-el-Zor. » Il y avait une
foule immense, beaucoup, beaucoup de gens. J’ai perdu ma mère dans ce
chaos. Elle m’appelait, et moi, je pleurais, la cherchant ; je courais de tous
côtés et je criais « maman ! maman ! » jusqu’à ce que nous nous retrouvâ-
mes. Les gens avaient écrit des chansons sur Der-el-Zor :
J’ai marché à travers Der-Zor,
Et j’ai bu l’eau ensanglantée.
Les malades et blessés sont légion à Der-Zor
Mais docteur, ne vous peinez pas à nous chercher,
Il n’y a point de remède ici,
Et seul Dieu peut nous aider.
Très tôt je me suis levé et j’ai regardé dans mon sac,
Les larmes aux yeux, par-dessus mon épaule je l’ai jeté
Mon père et ma mère j’ai laissés dans le désert,
Tel est le sort d’un Arménien ; tel est le sort d’une Arménienne...
To remember. From the Latin recordis : Passing back through the heart5.
2. Un lourd silence
Voix 2 – Hermig
Mon arrière-grand-père Sarkis mourut silencieusement à Beyrouth,
un jour de combat intense, et il fut rapidement enterré dans un cimetière
arménien. Il n’a pu voir son souhait se réaliser, même dans la mort, de
retrouver sa Nouritza adorée, et de se reposer à ses côtés.
4. Fait référence au désert de Der-el-Zor au nord de la Syrie, qui était sous l’emprise
ottomane à l’époque ; les marches de la mort s’y dirigeaient lors du génocide armé-
nien de 1915. C’est maintenant devenu un lieu de pèlerinages annuels.
5. Eduardo Galeano, The Book of Embraces, trad. par C. Belfrage, New York et Londres,
Norton, 1992, p. 11.
C. Exil générationnel 151
6. L’abaya est une longue mante, qui descend aux chevilles, et qui est portée par les
Arabes du pays.
7. Voulant dire littéralement « le monde », yergir est un mot affectueux pour désigner les
terres ancestrales de l’Arménie occidentale, d’où furent déportés les Arméniens en
1915, en route vers le désert du Der-el-Zor, au nord de la Syrie.
152 I – Thématiques des exils
mienne ! », répétait-il. Il croyait que dieu avait commis une erreur de comp-
tabilité et l’avait rangé dans la colonne des morts, tandis que lui devait
souffrir encore de la monotonie d’une vie bien éloignée de tout ce qui lui
tenait jadis à cœur. En effet, on aurait pu pardonner à dieu cet oubli, puis-
que arrière-grand-père Sarkis mourut une première fois il y a très, très
longtemps, dans le désert8.
I l était le père de ma grand-mère maternelle, Azadouhi. Mes grands-
parents paternels avaient toujours habité chez nous. Eux aussi avaient des
histoires d’adversité, de bastonnades de la gendarmerie, d’enfants morts en
cours de route, de famine, d’humiliation, de la marche sans fin dans le
désert. Leurs histoires me bouleversaient, et je ne voulais pas les entendre.
J’étais lassée que ma grand-mère me montre ses orteils recroquevillés par la
longue procession dans le désert, m’exhortant de ne jamais oublier leur
signification. Quelle différence alors que d’écouter mon « nouvel » arrière-
grand-père, ou devrais-je dire mon arrière-grand-père retrouvé ! Ses récits
respiraient le courage et la force, et faisaient état d’une lutte plutôt que
d’une soumission. Il y avait là une défiance plutôt qu’une résignation à un
triste sort. Je crois que, même à son âge, Nouritza l’inspirait encore. Ses
yeux ridés brillaient, tels ceux d’un jeune homme amoureux, quand il la
nommait et qu’il me racontait ses histoires, et jamais je ne me lassais :
noren9, répétais-je, noren, encore...
Sarkis et Nouritza se rencontrèrent et tombèrent amoureux lors de la
déportation. Il s’était épris d’elle, séduit autant par son courage et son
caractère que par sa beauté. Nouritza ne se tenait jamais avec les femmes.
Elle portait des pantalons, fumait une pipe et discutait de politique avec les
hommes. Même les hommes turcs la traitaient avec beaucoup de respect.
Ils étaient emballés par sa beauté et étonnés de son courage.
« Elle pouvait descendre un chevalier de son cheval », vantait mon
grand-père. Cette femme, cette légende, si différente de toutes les autres
femmes de ma vie, devint bientôt mon héroïne, celle qui habite mes rêves,
et la femme que je voulais un jour devenir.
Quand mon arrière-grand-père voulut l’épouser, elle le refusa,
disant : « Quelle différence cela fera-t-il ? Tu es aussi pauvre et affamé que
moi, et il est probable que nous ne vivions pas plus longtemps... » Mais à la
fin, elle céda, et ils furent mariés en cours de route.
8. Fait référence au désert de Der-el-Zor, synonyme des camps de mort durant le géno-
cide arménien.
9. Noren veut dire « encore » en arménien.
C. Exil générationnel 153
Azadouhi devint une belle jeune femme. Sarkis pouvait voir que les jeunes
du village la regardaient différemment. Oui, il avait bien décidé de demeu-
rer dans le village, mais jamais il ne laisserait sa fille épouser un odar11.
Un mariage fut arrangé avec une famille arménienne de Cons
tantinople. Le marié et sa famille les visitèrent, et tel que le voulait la cou-
tume, Azadouhi n’entra qu’une seule fois dans la chambre, par la cuisine,
pour servir le café, afin d’être scrutée et approuvée. Cette courte rencontre
était suffisante pour créer chez Azadouhi le sentiment de son imminent
exil.
Les hommes burent le café et décidèrent de la dot acceptable. La
digne famille arménienne indiqua sa date de retour, pour les préparatifs du
mariage, et s’en retourna à Constantinople. Les rumeurs commencèrent
dès lors à circuler sur Azadouhi et son mariage à venir. Ma grand-mère en
apprit les détails de ses amies et de leurs mères, qui la regardaient avec pitié.
« La pauvre Azadouhi, qu’elles disaient, elle ne reverra plus jamais son
frère. »
Azadouhi en fut terrifiée. Elle ne pouvait encore comprendre les
conséquences de cette décision paternelle. Elle n’oserait jamais le question-
ner. Ne jamais revoir son frère ? Son frère ? Plutôt son fils, tel qu’elle l’avait
élevé, elle-même étant orpheline de mère. Elle ne pouvait l’abandonner, le
laisser mourir.
Les femmes du village se résolurent à faire quelque chose, au moins
en mémoire de feue Nouritza. Comment cet homme sans cœur pouvait-il
séparer ses enfants orphelins ? Quelle folie que de mettre son fils en péril
assuré, et de n’autoriser d’aucune façon sa fille à se marier avec un odar, un
non-Arménien !
’était presque comme si tout le village bouillonnait sous l’efferves-
C
cence de ces nouvelles. Un jeune homme nommé Maroun avait capté l’at-
tention des femmes alors qu’il guettait Azadouhi lors de ses courses ou au
jeu dans la rue. Un arrangement avec Sarkis était impossible. Alors naquit
un complot, orchestré principalement par les femmes du quartier, et une
nuit, Maroun vint chercher Azadouhi, et ensemble ils chevauchèrent, pour
échapper au destin qui l’attendait à Constantinople.
Mais à peine arrivé à mi-village, Maroun perdit son sang-froid.
Comment pouvait-il kidnapper la fille de Sarkis, cet homme qui avait vu la
guerre avec l’armée turque, Sarkis El-Ermeni, qui n’avait peur de rien ni de
11. Odar désigne ici un non-Arménien, mais veut littéralement dire étranger. Pour une
génération qui a survécu à une extermination horrifique, épouser un odar était une
expérience stigmatisante qui revenait à une trahison et à une perte.
C. Exil générationnel 155
Telling stories about the past, our past, is a key moment in the making of our
selves. To the extent that memory provides their raw material, such narratives of
identity are shaped as much by what is left out of the account – whether forgot-
ten or repressed – as by what is actually told. Secrets haunt our memory-stories,
giving them pattern and shape14.
14. Annette Kuhn, Family Secrets : Acts of Memory and Imagination, Londres et New
York, Verso, 1995, p. 2.
15. Voir la mention précédente du 13 avril, 1975, note 13.
160 I – Thématiques des exils
5. Coupures
Voix 3 – Hourig
Il n’est pas facile de parler et d’écrire à propos d’un traumatisme,
surtout s’il s’agit du nôtre. Certains récits se déroulant au fil de ces pages
appartiennent à une autre génération, à une autre époque, à une autre
dimension. Et pourtant, ils nous hantent toujours, même avec la sépara-
tion que nous accorde le temps passé. Quel cours suivent déjà les histoires
de fantômes ? C’est cela : ils reviennent hanter les vivants jusqu’à ce que
justice soit faite. Dans ce cas-ci, les fantômes du passé ne peuvent même
pas se payer cette poésie immanente. Ceci est le récit de la génération de
mes grands-parents, de mes parents, de la mienne et de celles qui nous suc-
céderont. Il y a des années, je m’efforçais de ne pas écrire là-dessus. Mais
j’ai réalisé en cours de route que la seule façon de me réconcilier avec les
C. Exil générationnel 161
16. Extrait du poème Mtorumner djanaparhi kesin (Des réflexions à mi-trajet) du poète
d’Arménie orientale Silva Kaputikian (Silva Kaputikian, 1996, p. 225).
17. Andrea Makler, « Imagining History : A Good Story and a Well-Formed Argument »,
dans N. Noddings et C. Witherell (dir.), Stories Lives Tell : Narrative and Dialogue in
Education, New York, Teachers College Press, p. 46.
C. Exil générationnel 163
21. Veut littéralement dire « terre fertile » en arménien ; ces villages se situent dans la
région d’Adapazar, à une courte distance d’Istanbul. Le grand-père de Hourig racon-
tait comment le village était connu pour ses vergers et surtout pour ses mûriers, qui
jouaient un rôle majeur dans l’industrie de soie locale florissante. En 1962, quand il
visita son village natal une dernière fois après avoir été déporté quarante ans aupara-
vant, il fut choqué de voir l’endroit complètement désert et aride, sans aucune trace
des terres agricoles fertiles d’antan.
22. Voir notes 2 et 6.
23. Ville du nord de l’Iraq, alors sous emprise ottomane.
24. Dans un effort ultime pour sauver la vie de leurs jeunes enfants lors de la déportation
et des marches de mort qui suivirent, plusieurs parents en vinrent à les « vendre » ou
à tout simplement les donner aux tribus bédouines de la région. Voir aussi les réfé-
rences de Pergrouhi à ces incidents dans son premier récit.
C. Exil générationnel 165
et faible par la déportation, elle était néanmoins très belle et si jeune. Les
larmes coulèrent le long du visage délicat d’Anouche alors qu’elle supplia
son père de pouvoir rester avec eux. Sa vie serait certainement invivable
sans ce qui demeurait de sa famille démembrée. La voix de mon grand-père
chevrote alors qu’il raconte cette histoire. Anouche est « vendue » le lende-
main matin, alors que le père succombe à sa propre peine. Le reste de l’his-
toire porte sur les jours qu’a passés mon grand-père à l’orphelinat. D’une
famille de huit, seuls trois ont survécu à l’horreur.
Les années passent. L’orphelin de douze ans devient un jeune homme.
Il retrouve et épouse sa cousine au deuxième degré, qui a aussi survécu et
atteint les côtes grecques. Ensemble, ils s’établissent à Mosul25 et ont cinq
enfants. Il décide ensuite de déménager la famille à Beyrouth26. C’était en
1952.
Quelques mois plus tard, à son retour à Mosul pour boucler quelques
affaires de famille, ses voisins lui racontent qu’une jeune femme arabe mys-
térieuse venait souvent guetter du coin de la rue la cour avant de l’ancienne
demeure de mes grands-parents. Après quelques jours, elle s’était approchée
des voisins et leur avait demandé, les yeux troublés et les lèvres tremblantes,
où la famille de cinq enfants était partie. Les voisins étaient curieux.
Pourquoi voulait-elle savoir cela ? « Ils sont partis à Beyrouth », annonça
l’un d’eux. Un hurlement déchira alors le ciel, et l’Arabe s’écroula. Les fem-
mes dans la cour se ruèrent vers elle. « Je les ai perdus. Je les ai perdus deux
fois », marmonna la femme arabe. Alors, sous le regard affectueux des fem-
mes, elle raconta son récit. Mon grand-père est incrédule. Les miracles, il
n’y croit plus depuis 1915, l’année des sables désertiques. Mais pourtant,
trente-sept ans plus tard, le miracle est venu le rejoindre.
J e ne connaîtrai jamais l’émotion de retrouver une sœur perdue
depuis trente-sept ans. Je ne saurai jamais quels mots dire à un frère
retrouvé trente-sept ans plus tard. Par contre, je voudrais connaître com-
ment les yeux se caressent et les mains s’entrelacent pour contrer le lourd
souvenir de la perte.
Elle a toujours essayé de les retrouver. Elle n’a jamais oublié. Elle a
une famille et des enfants propres. Ses fils sont déjà mariés. Ils n’ont jamais
compris qui elle cherchait. Cette famille dont elle parlait – un père, des
frères et une sœur – avait sûrement péri il y a longtemps. Elle-même avait
dit qu’ils étaient condamnés à la mort. Mais alors pourquoi cette quête
folle ? Pourquoi risquer une chose sûre pour une illusion ? Avec le temps,
leurs questions se mutèrent en une profonde frustration et en un sentiment
de trahison. Des techniques de persuasion furent remplacées par des mena-
ces à peine voilées. Mais malgré tous les travers, jamais elle n’avait flanché.
Surtout après qu’elle eut retracé la famille de son frère jusqu’à Mosul.
Combien de fois était-elle venue guetter discrètement du coin de la rue la
famille de cinq enfants, ses neveux et nièces, du même sang qu’elle, jouer
joyeusement dans la cour ? Jamais jusque-là n’avait-elle osé s’approcher
plus, de peur que les menaces subtiles de sa famille deviennent réalité. Mais
maintenant, le sentiment de perte ainsi dédoublé rendait insignifiant tout
le reste.
J ’essaie d’imaginer comment Anouche aurait pu se sentir, mais
j’échoue. Comment une femme, qui avait vu sa vie lui être arrachée,
pouvait-elle avoir trouvé le courage de survivre, de mettre au monde, de
nourrir, et d’espérer ?
Il est sûr qu’une réunion avec la famille de son frère aurait infligé une
nouvelle blessure à sa vie, cette fois affectant son mari et ses fils. Se trouvant
incapable de réconcilier ses deux mondes, Anouche prend la décision diffi-
cile de rester avec son frère. Ils s’arrangent pour se rencontrer quelques
jours plus tard, en cachette, pour ensuite disparaître, alors que mon grand-
père s’assure d’avoir une base légale pour leur situation. Mais, à l’heure et
au lieu décidé, elle ne se présente pas. Pendant de longs mois, mon grand-
père, angoissé, la cherche, en vain. Tous ses amis influents, tous ses efforts
et ses voyages ne mènent à rien. Le reste du récit n’est que silence.
Des années durant, alors qu’il racontait sans cesse ses autres récits de
survie, medzhayrig gardait le silence sur cet épisode. Jusqu’à la fin de ses
jours, quand le souvenir du meurtre de son jeune frère lui remplissait les
yeux de larmes, il refusait toujours de parler d’Anouche. Fût-ce que la mort
des autres membres de sa famille définissait plus clairement leur perte, alors
qu’avec Anouche, il n’était jamais sûr ? Pour ma part, je tente de recréer/(ré)
imaginer le visage d’Anouche, à travers les souvenirs vagues de ma mère,
d’une étrange femme voilée les observant intensément à son poste. Parfois,
tout ce qui me vient à l’esprit est son visage, désincarné, devant un arrière-
plan embrouillé. Je frissonne à l’idée de penser que, même dans mon ima-
gination, je suis incapable de lui trouver un corps. Est-ce alors un com-
mentaire sur son histoire et sur sa place au sein de nos souvenirs familiaux ?
Comment puis-je me rappeler de quelqu’un que je n’ai jamais vu, je me le
demande ? Comment puis-je faire le deuil de sa triple perte ? Mais toujours
C. Exil générationnel 167
est-il que je pense connaître Anouche. J’ai senti sa douleur, j’ai vécu sa
perte, je vis son absence. Ma tentative de retracer son récit est l’hommage
que je veux lui rendre, ainsi qu’à sa voix, pour enfin lui donner corps.
N’est-ce pas l’après-coup de la mémoire ?
suis retournée. Les chiens avaient retiré son corps et le déchiquetaient. Ces
chiens du village étaient très féroces. Ces chiens étaient très féroces.
J’ai tellement de choses à raconter, mais je n’en peux plus.
jeune vie de mes grands-parents qui m’était si inconnue. La rue qu’ils habi-
taient, la cour où ma mère et ses frères et sœurs grandirent, leur demeure
familiale, tous ces détails étaient vifs dans les souvenirs de Pergrouhi.
Cependant, ce qui m’a le plus surprise, c’est la manière intrigante avec
laquelle l’histoire de Pergrouhi s’enchaînait à la mienne. Lors de mes visites
à son chevet, elle me parlait de ses visions de feu mon grand-père ; visions
pendant lesquelles il la consolait ou lui offrait une présence rassurante.
Toutes ces histoires de rencontres me laissaient ébahie. Mon grand-père
était mort dans son sommeil, aux petites heures du 24 avril 1997. À cette
époque, j’avais senti la hantise de ce symbolisme, et ne pouvait croire à la
coïncidence. Là, je sentais la présence du passé encore plus fortement.
Ma dernière visite chez Pergrouhi fut dimanche le 24 avril, 2005.
Dans un vase sur sa table de chevet, un simple œillet rouge lui tenait com-
pagnie. La veille, on avait commémoré le 90e anniversaire du génocide
arménien par un service œcuménique interreligieux à l’Oratoire Saint-
Joseph de Montréal. Durant le service, des œillets rouges avait été distri-
bués aux quelques survivants. Le petit-fils de Pergrouhi l’avait accepté en
son nom. Avec un sourire fier et serein, elle me raconta comment son petit-
fils lui avait apporté l’œillet et comment son nom avait été lu à haute voix
durant le service. Elle m’a alors répété sa vision de mon grand-père. Sa voix
était très fatiguée. Alors que je lui tenais la main pour lui dire au revoir, elle
me dit : « Merci d’être venue, merci de ne pas m’avoir oubliée. » Ce fut ma
dernière visite à son chevet, et ce furent les derniers mots qu’elle m’adressa.
Le surlendemain, elle mourut. Restée digne même dans la tourmente et
dans la douleur, elle était partie comme les nombreux autres de sa généra-
tion, nous laissant déchiffrer le symbolisme de leurs vies.
Enfin, c’est l’image de Pergrouhi gamine qui demeurera à jamais gra-
vée dans mes souvenirs. Lors d’une de mes visites, je l’ai trouvée endormie.
Je lui pris la main en m’asseyant auprès d’elle, et sa fille insista pour qu’on
la réveille afin qu’elle puisse me parler et me raconter les cauchemars qui la
troublaient. La joie qui l’habitait normalement n’était pas là quand elle
m’adressa la parole ce jour-là. « Dès que j’ai fermé les yeux, me dit-elle
d’une voix tremblante, je les ai entendus venir, venir après moi. » Il m’était
impossible de faire autre chose que de lui serrer la main doucement et de
lui marmonner quelques mots de réconfort. « Les chiens arrivent, ils
aboient si fort, ils sont féroces. Ils vont me déchirer en lambeaux, comme
ils le firent pour ma mère. » Elle me paraissait tellement impuissante.
Subitement, elle était redevenue cette petite fille, témoin de tout. Je ne
savais pas comment la consoler. Moi-même je sentis une rage impuissante
m’envahir. Après quatre-vingt-dix ans, la peur ne s’était jamais éteinte.
Pendant quatre-vingt-dix ans, elle avait vécu avec cette douleur. Quatre-
vingt-dix ans, et la plaie est toujours ouverte.
170 I – Thématiques des exils
Bibliographie
Attarian, Hourig et Hermig Yogurtian (productrices), Survivor Stories, Surviving
Narratives : Pergrouhi’s Story (documentaire vidéo), Montréal, Par
Productions, 2002.
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1992.
Galeano, Eduardo, Days and Nights of Love and War, New York, Monthly Review
Press, 2000.
Galeano, Eduardo, The Book of Embraces (trad. par C. Belfrage), New York et
Londres, Norton, 1992.
Hirsch, Marianne, Family Frames : Photography, Narrative and Postmemory,
Cambridge, MA, Harvard University Press, 1997.
Kaputikian, Silva, Girs mna hishatakogh (Let my writing be a testimony), Antelias,
Lebanon, Publishing House of the Catholicosate of the Holy See of Cilicia,
1996.
Kuhn, Annette, Family Secrets : Acts of Memory and Imagination, Londres et New
York, Verso, 1995.
Makler, Andrea, « Imagining History : A Good Story and a Well-Formed
Argument », dans N. Noddings et C. Witherell (dir.), Stories Lives Tell :
Narrative and Dialogue in Education, New York, Teachers College Press,
p. 29-47.
II
Poétiques exiliques
D. Les voies de la traduction
L
a question de la justesse des choix langagiers se pose pour nombre
de créatrices exilées dans la mesure où la majorité d’entre elles ont
dû apprendre, sinon une nouvelle langue, du moins une nouvelle
manière de parler leur langue (on ne parle pas le français de la même
manière à Alger, à Montréal ou à Lausanne). Dans ce chapitre, c’est par la
traduction, au sens large du terme, que l’expérience exilique est mise en
relief. Plus précisément, elle l’est par les trois aspects suivants : la terminolo-
gie, l’interprétation et le support. Dans son examen des traductions du
Coran, texte musulman non seulement central sur le plan culturel, mais
fondateur en ce qu’il dicte la conduite des croyants, Naima Dib fait ressor-
tir l’a priori idéologique plus ou moins important des traducteurs à l’en-
droit des femmes. Elle montre en effet que leurs choix sémantiques et syn-
taxiques sont souvent plus révélateurs de leur perception (patriarcale) des
femmes (en tant qu’elles seraient des êtres inférieurs aux hommes) que fidè-
les au texte. De son côté, Mehana Amrani soulève la question du caractère
incontournable de l’interprétation quand l’expression est incohérente,
voire inexistante. Prenant appui sur l’œuvre autobiographique de l’Algérien
Kateb Yacine, il montre qu’en revenant inlassablement sur son passé,
celui-ci réussit à donner la parole à une femme, sa mère, que l’exil colonia-
liste a conduite à la folie et au retrait dans le silence. Enfin, Marie-Aude
Baronian examine comment la cinéaste canadienne d’origine arménienne
Gariné Torossian se sert du médium de la pellicule filmique pour recréer
un pays non seulement perdu mais disparu. La transcription cinématogra-
phique lui permet en effet de relier les traces dispersées d’une culture sacca-
gée (photographies, cartes postales, etc.), et donc de la rendre plus accessi-
ble tant aux jeunes générations arméniennes qu’à un plus vaste public. Ce
faisant, elle anime et enrichit cette culture.
B ien que la situation des femmes, telle que nous la connaissons, ait
surtout été déterminée par des conditions de vie liées à la fonction
maternelle (grossesses rapprochées, allaitement, soins des enfants,
etc.) ainsi qu’à des facteurs historiques et socioéconomiques, l’esprit
humain a toujours voulu l’attribuer à des causes abstraites : volonté divine,
péché originel, handicap physico-psychique sont autant d’arguments invo-
qués pour étayer la thèse de l’« infériorité des femmes » et justifier ainsi la
primauté des hommes.
Si nous avons choisi d’intituler cet article « Les exilées du Coran »,
c’est pour souligner deux choses : d’abord, parce que l’exil évoque, entre
autres1, l’idée de déplacement, d’oppression, de dépossession, de perte de
ce qui fut, à un moment donné et dans un lieu donné, un bien ; ensuite,
parce que le lieu à partir duquel ou vers lequel s’effectue ce déplacement
peut être tout aussi bien géographique que discursif2. Autrement dit, l’exil,
au sens où nous l’entendons ici, suppose l’existence d’un lieu d’origine et le
déplacement du sujet de ce lieu vers un autre. Or, « Les exilées du Coran »
se veut une illustration de cette situation ne serait-ce que parce qu’elle en
révèle trois constantes : 1) l’examen des divers univers discursifs témoigne
de l’existence d’un déplacement des femmes d’un monde à un autre, le
premier étant le « monde-Texte », le Coran, et le deuxième, le « monde-
perception-construction » qui est par définition le creuset du discours social
1. Il y a lieu de faire remarquer qu’il est difficile de définir la notion d’exil, l’exil pou-
vant évoquer l’éloignement, la solitude, la rupture, sinon la fuite, le bannissement,
l’esclavage, etc.
2. Comme le souligne, à juste titre, Marc Angenot : « Étudier un état du discours social,
c’est isoler des faits sociaux globaux, un ensemble de pratiques par lesquelles la
société s’objective dans des textes et des langages [...]. » Voir M. Angenot, 1889 : Un
état du discours social, Longueuil, Éditions du Préambule, 1989, p. 35.
176 II – Poétiques exiliques
Approche traductologique
Si la traduction a de tout temps servi à la découverte des idées et des
savoirs et à leur transmission, elle a aussi été utilisée pour exercer et conso-
lider la domination de l’Autre, que celui-ci soit Autre en raison de sa diffé-
rence culturelle ou de sa différence sexuelle. En effet, les réflexions qui nous
sont livrées par des théoriciens en la matière convergent toutes vers le
même point, à savoir que certaines traductions, peu importe la logique
dans laquelle elles s’inscrivent (impérialiste [Venuti 6], colonialiste
[Niranjana7], ou « patriarcaliste » [Simon8]), visent à manipuler l’Autre
pour mieux le dominer. Et c’est parce que la thèse de l’« infériorité de la
femme » se trouve mise de l’avant dans les traductions du Coran que nous
3. Par discours social commun, nous entendons la même chose que Marc Angenot,
c’est-à-dire « un objet composé, formé d’une série de sous-ensembles interactifs, d’élé-
ments migrants métaphoriques, où opèrent des tendances hégémoniques et des lois
tacites ». Voir ibid., p. 16.
4. C’est l’analyse de Marc Angenot qui nous laisse considérer l’ensemble des discours
comme solidaires les uns des autres. Après avoir minutieusement examiné les notions
d’intertextualité et d’interdiscursivité, celui-ci aboutit au constat suivant : « Tout dis-
cours est un dispositif interdiscursif, perméable à la migration d’idéologèmes qu’il
adapte à son telos propre et partageant des stratégies avec des discours contigus ou
parents et, de proche en proche, avec le système hégémonique entier. » Voir ibid.,
p. 96.
5. Ainsi que le souligne Claude Drevet : « C’est le discours qui exprime les états de
l’exilé. [...] Les paroles de l’exilé sont une réponse au rejet du discours social. Et l’on
peut dire qu’il y a autant d’exilés que de formes de discours. » Voir C. Drevet, « L’exil
intérieur », dans Alain Niderst (dir.), L’Exil, Paris, Klincksieck, coll. « Actes et collo-
ques », 2001, p. 211.
6. Voir L. Venuti, The Translator’s Invisibility : a history of translation, Londres et New
York, Routledge, 1995 et The Scandals of Translation : towards an ethics of difference,
Londres et New York, Routledge, 1998.
7. Voir T. Niranjana, Siting Translation : history, post-structuralism, and the colonial
context, Berkeley et Los Angeles, University of California Press, 1992.
8. Voir S. Simon, Gender in Translation : Cultural Identity and the politics of transmission,
Londres et New York, Routledge, 1996.
D. Les voies de la traduction 177
s’est déroulée la création, à savoir the man en premier et his spouse par la
suite.
rosso modo, les traductions {2}, {3}, {4} et {6} nous disent que le
G
deuxième être créé par Dieu est féminin (épouse, compagne, his spouse), lais-
sant entendre que le premier est masculin ou précisant qu’il s’agit de
l’homme/man ({1} et {6} en l’occurrence), tandis que les traductions {5} et
{7} semblent, en raison de leur choix du terme soul, plutôt que celui de
man, et de l’adjectif possessif (its) que celui-ci commande, a priori neutres.
Ces deux points de vue étant dégagés, il nous faut maintenant nous pen-
cher sur l’original et examiner de plus près les deux termes nafsin et
zawjaha.
Envisagé au sens générique, le terme nafsin (âme, être, soul) signifie,
d’après Fazlur Rahman20, « mostly “himself ” or “herself ” and, the plural
“themselves” ». De ce point de vue, il sert à caractériser les êtres humains
par opposition à tout autre être vivant. Dans un sens plus restreint, il sert à
désigner le « body with a certain life-and-intelligence center that constitu-
tes the inner identity or personality of man [sic] ». Dans ce cas, il renvoie à
la partie formant le « sensible » et le « raisonnable » (partie intérieure, invisi-
ble), partie que tous les êtres humains possèdent en commun, peu importe
leur sexe. Aussi, peut-on affirmer qu’il s’agit ici, non pas de l’homme ou de
la femme, mais de cette partie inhérente à la nature humaine, que l’on
dénomme en français âme et en anglais soul.
uant au terme zawjaha, il correspond à époux ou compagnon (zawj =
Q
époux, ha = pronom possessif féminin), et non à épouse ou compagne que
nous proposent certaines traductions et dont l’équivalent arabe serait
zawjataha (zawjat = épouse, ha = pronom possessif féminin). Néanmoins,
cette remarque grammaticale n’est qu’un détail, car pas plus que le terme
nafs (âme) ne nous renvoie à l’homme ou à la femme, celui de zawjaha,
c’est-à-dire l’époux de celle-ci, ne nous indique de manière catégorique qu’il
s’agit de l’époux ou de l’épouse : « grammatically zawj is masculine, taking
corresponding masculine adjectival and verbal antecedents. Conceptually,
it [...] is neither masculine nor feminine21 ». Puisque tel semble être le cas,
où les traducteurs sont-ils alors allés chercher les équivalents épouse ou com-
pagne ? Un coup d’œil sur le commentaire coranique de Tabari apportera
réponse à notre question :
20. Voir F. Rahman, Major Themes in the Qur’an, Chicago et Minneapolis, Bibliotheca
Islamica, 1980, p. 112.
21. Voir A. Wadud-Muhsin, Qur’an and woman, Kuala Lumpur, Penerbit Fajar Bakti
Sdn, Bhd, 1992, p. 20.
182 II – Poétiques exiliques
D’après ce qui nous est parvenu de la part des Gens du Livre connaissant la
Thora et de la part des autres savants [...], Allah plongea Adam [...] dans une
somnolence (sina), prit une côte de son flanc gauche qu’il referma ensuite.
Adam n’était pas encore sorti de son sommeil qu’Allah avait déjà achevé de
créer de cette côte son épouse, Ève, à qui Il donna la forme harmonieuse
d’une femme, pour qu’Adam puisse trouver le repos auprès d’elle22.
C’est ainsi que l’on a conclu que l’« âme unique » à partir de laquelle
Allah a créé tous les êtres humains était Adam, c’est-à-dire l’être humain
mâle. Pourtant, nulle part dans le Coran, il n’est précisé que le premier être
créé est mâle, la création d’Ève (Hawwa), c’est-à-dire d’une femme qui
peut constituer l’élément discriminant, n’y figurant pas. Prenons pour
exemple le verset 11 de la sourate 7 où Dieu s’adresse à ses deux premières
créatures : « Nous vous avons créés, et de plus façonnés. Et pour comble Nous
dîmes aux anges : “Prosternez-vous devant Adam23”. » Peut-on, compte
tenu de l’enchaînement logique des idées contenues dans ce verset, donner
à Adam le sens de mâle ? À l’évidence non, le nom Adam étant utilisé ici
pour désigner l’espèce humaine incarnée par les deux premières créatures
auxquelles est destiné le message divin. D’ailleurs, si les sources bibliques
ont, par le passé, donné lieu à des interprétations où la secondarité de la
femme semblait aller de soi, la femme (Ève) ayant été faite après l’homme
(Adam), pour l’homme et à partir de l’homme, les interrogations qu’elles
ont suscitées depuis quelque temps ont abouti à des lectures beaucoup plus
nuancées que les anciennes. Grâce à des recherches philologiques et à un
examen attentif de la Bible, on a pu établir que le terme hébreu « ha’adam »
(Adam), utilisé pour désigner le « premier homme », possédait dans la plu-
part des cas le sens générique de « humanité ». Aussi, la première créature de
Dieu, Adam, n’est-elle plus dans certaines lectures contemporaines
l’« homme », mais un « être humain » ou un « prototype humain » sexuelle-
ment neutre (Genèse 1, verset 27), la sexualisation n’étant intervenue qu’à
une étape ultérieure, c’est-à-dire lors de la création des concepts « ish » et
« isha24 ». Il est évident qu’une telle lecture, où la création du mâle et de la
femelle a lieu simultanément, vient par la logique qu’elle met en place25
ébranler les anciennes conceptions et les fondements mêmes du rapport de
22. Voir M. Tabarî, Commentaire du Coran (tomes III et IV), traduit de l’arabe par Pierre
Godé, Paris, Éditions Les Heures claires, 1986, p. 258.
23. Traduction de J. Berque, Le Coran : essai de traduction de l’arabe annoté et suivi d’une
étude exégétique, Paris, Albin Michel, 1995, p. 163. Nous soulignons.
24. Voir, à ce propos, P. Trible, God and the Rhetoric of Sexuality, Philadelphia, Fortress
Press, 1978, p. 141 ; A. Chouraqui, La Bible : Entête (vol. 1), Paris, Jean-Claude
Lattès, 1992, p. 49 ; L. Aynard, La Bible au féminin : de l’ancienne tradition à un
christianisme hellénisé, Paris, Éditions du Cerf, 1990, p. 35-38.
25. On ne peut, en effet, soutenir que le premier être, Adam, était un homme (mâle)
dans la mesure où l’élément discriminant, c’est-à-dire la femme, était encore
inexistant.
D. Les voies de la traduction 183
n’est-il pas préférable de nous pencher sur la vision que sous-tend la coexis-
tence de ces deux éléments par opposition à celle que véhiculent certaines
traductions ? Telle est donc la prémisse sur laquelle nous ferons reposer
notre confrontation.
Par exemple, lorsque {1} traduit les signifiants nafs et zawjaha par
homme et compagne, il s’éloigne à la fois des propos et de l’intention de
l’original : par l’emploi de homme et de compagne, non seulement {1} évo-
que les caractéristiques physiques de chacun de ces deux éléments de cou-
ple, caractéristiques totalement absentes de l’original, mais il masque aussi
le lien de parité engendré par l’ambiguïté de celui-ci. En assignant un sens
précis à des termes équivoques, la traduction établit un ordre hiérarchique
où compagne, c’est-à-dire la femme, se trouve d’emblée placée dans une
relation de dépendance par rapport à l’homme. Ce déplacement par rapport
à l’original apparaît également dans les traductions {2}, {3} et {4} qui, en
dépit de la neutralité des équivalents être et âme qu’elles proposent pour
nafs, laissent elles aussi entendre que le premier être est masculin (d’Adam),
le deuxième étant désigné par la forme marquée de épouse (Ève). Or, si la
réduction de la polysémie à la monosémie, à laquelle s’adonnent ici les tra-
ductions, se traduit par une hiérarchisation de l’espèce humaine, cette hié-
rarchisation n’est rien de moins qu’une déformation de l’original, une
limitation de sa signifiance, puisque « là où l’original se meut sans problème
(et avec une nécessité propre) dans l’indéfini, la clarification tend à imposer
du défini29 ».
Comme nous l’avons souligné plus haut, le sens dégagé par le com-
mentaire coranique, duquel semblent s’inspirer ces traductions, n’a absolu-
ment rien à voir avec la lettre du texte, la désambiguïsation des termes nafs
et zawjaha – termes ne souffrant l’assignation d’aucun sens précis – étant
fondée uniquement sur les commentaires bibliques. Outre cet aspect, il
importe de rappeler que ces commentaires, qu’ils soient bibliques ou cora-
niques, remontent à une époque fort lointaine et résolument patriarcale. Il
n’est donc pas surprenant que les explications qu’ils fournissent ou le lan-
gage qu’ils utilisent reflètent la vision qu’on avait des femmes à l’époque.
D’où la nécessité pour nous, aujourd’hui, de nous en affranchir et de réali-
ser notre propre lecture, c’est-à-dire une lecture qui soit à la fois respec-
tueuse de la signifiance de l’original et en harmonie avec la pensée de notre
temps.
Or, pour faire valoir la pertinence d’une telle lecture, il nous faut
aller chercher des passages qui, en dépit de la distance qui les sépare,
contiennent des mots dont la ressemblance ou le dessein peuvent former
un réseau signifiant. Par exemple, lorsque nous lisons : « Et de toute chose
nous avons créé (deux éléments) de couple. Peut-être vous rappellerez-
vous30 ? », nous pouvons établir un lien entre ces deux éléments de couple et
ceux formant le couple humain, c’est-à-dire nafs et zawjaha. Mais si ce ver-
set vient évoquer la nature bipartite de la création, un autre vient en souli-
gner les bienfaits et faire ressortir l’égale importance des deux éléments de
couple : « Louange à Celui qui a créé tous les couples de ce que la terre fait
pousser, d’eux-mêmes et de ce qu’ils ne savent pas31. » Dans cette optique,
la coexistence des deux éléments de couple, peu importe l’espèce à laquelle
ils appartiennent – végétale32, animale33, humaine34 –, obéit à un dessein
ou à des principes téléologiques garantissant la continuité de la vie. Sans la
présence de ces deux éléments et sans leur conjugaison, le monde, tel que
nous le connaissons, serait probablement inexistant. La mise en réseau de
ces versets, où est évoquée la notion de couple, montre bien que « [e]ach
member of the pair presupposes the other semantically and stands on the
very basis of this correalation35 », ce qui vient contredire la conception que
charrient certaines traductions, selon laquelle l’un des éléments l’emporte
sur l’autre.
ette parité entre les deux éléments de couple, que les traductions
C
françaises {1}, {2}, {3} et {4} semblent avoir du mal à exprimer, les traduc-
tions anglaises {5} et {7} sont pourtant parvenues à la reproduire. En ren-
dant nafs par soul et zawjaha par its mate, les deux respectent en effet la
signifiance de l’original dans la mesure où les deux termes évoquent indis-
tinctement les deux sexes. Est-ce à dire que la langue anglaise offre plus de
possibilités que la langue française ? Une telle supposition ne serait qu’à
moitié vraie, car si la langue anglaise est moins marquée que la langue fran-
çaise, il reste que cette dernière dispose de moyens lexicaux permettant de
réaliser cette parité. Il suffit d’examiner, par exemple, la traduction anglaise
{6} pour se rendre compte qu’il s’agit plus de la manière dont chaque tra-
ducteur manie la langue que des possibilités ou des limites de la langue
30. Verset 49, sourate 51, traduction de la Présidence Générale des Directions des
Recherches Scientifiques Islamiques, Le Saint Coran, p. 522.
31. Verset 36, sourate 36. Ibid., p. 442.
32. « Et par deux fruitent [sic] toutes les espèces de fruits » (verset 52, sourate 55).
Traduction d’A. Chouraqui, Le Coran : l’appel, Paris, Éditions Robert Laffont, 1990,
p. 1125.
33. « Créateur des cieux et de la terre [...] et des bestiaux par couples [...] » (verset 11,
sourate 42). Traduction de la Présidence Générale des Directions des Recherches
Scientifiques Islamiques, Le Saint Coran, p. 484.
34. Au verset à l’étude (verset 1, sourate 4) s’ajoute celui où il est dit « et c’est Lui qui a
créé les éléments de couple, le mâle et la femelle » (verset 45, sourate 53). Ibid.,
p. 528.
35. Isutzu, God and Man, p. 85, cité par A. Wadud-Muhsin, op. cit., p. 21.
D. Les voies de la traduction 187
elle-même. Nous remarquons que bien que la traduction {6} propose pour
nafs le même équivalent que {5} et {7}, c’est-à-dire soul, elle parvient par
des moyens détournés à introduire les notions de man et de his spouse. Il
s’agit bien de moyens détournés, car la répartition en deux phrases de ce
que l’original a formulé dans une seule lui permet de dire les choses autre-
ment. Grâce à la deuxième phrase justement, elle a pu reprendre l’antécé-
dent soul (de sa première phrase) sous le vocable stock et livrer ainsi son
point de vue sur l’ordre dans lequel s’est déroulée la création : « The same
stock from which He created the man, He created his spouse. » On voit bien
qu’il n’y a rien de fortuit dans cette traduction, la répétition de created
n’étant ici qu’un procédé stylistique destiné à souligner l’ordre suivant
lequel s’est déroulé le processus de création. On voit également que l’on
peut plier la langue à notre vision ou conception.
Mais l’important maintenant est de voir quels termes français ou
expressions seraient le plus susceptibles de reproduire la signifiance de l’ori-
ginal et de refléter la symétrie qu’il exprime entre nafs et zawjaha, puisque
du côté anglais les traductions {5} et {7} ont, de notre point de vue, atteint
cet objectif. Au cours de la confrontation des traductions françaises à l’ori-
ginal et des traductions entre elles, nous avons pu observer que les équiva-
lents être et âme proposés par {2}, {3} et {4} pour nafs sont, contrairement à
celui de {1} (homme), neutres en ce sens qu’ils évoquent tout aussi bien
l’homme que la femme. Nous avons, en revanche, émis des réserves sur
l’équivalent qu’elles donnent pour zawjaha, c’est-à-dire épouse. La lecture
que nous avons faite des versets en rapport avec la création n’a fait que
confirmer nos doutes quant à la nécessité de distinguer l’un de l’autre et
plus encore à celle de donner préséance à l’un par rapport à l’autre :
[T]heir functions conflict with one another and complement one another. What
is called by some thinkers the polarity of the sexes refers to just their antithetic
character and our life and culture are sustained by an abiding tension between
the two aspects of human life. If either the one or the other factor assumes sole
control, life loses its dynamics36.
ar ailleurs, en lisant des versets, tels que ceux où Allah dit : « Moi, je
P
ne perds pas les actions de qui agit parmi vous, mâle ou femelle : l’un
dépend de l’autre37 » et « Elles sont un vêtement pour vous et vous êtes un
vêtement pour elles38 », on ne peut que se rallier au point de vue exprimé
par les traductions anglaises {5} et {7} où l’élément zawjaha est envisagé
36. Voir S. Vahiduddin, « The place of Woman in the Qur’an », Islamic Culture, vol. 70,
no 3, 1996, p. 3.
37. Verset 195, sourate 3, traduction d’A. Chouraqui, op. cit., p. 159.
38. Verset 187, sourate 2, traduction de la Présidence Générale des Directions des
Recherches Scientifiques Islamiques, Le Saint Coran, p. 29.
188 II – Poétiques exiliques
comme le soul mate de nafs. On pourrait objecter que les termes français
compagne ou épouse évoquent la même idée que soul mate. Cela aurait sans
doute été possible si le verset précisait que la première âme à intervenir
dans le processus de création était de sexe masculin. Cela aurait été égale-
ment possible si l’original avait utilisé zawjataha (zawjat = épouse, ha =
pronom possessif féminin en rapport avec le féminin âme) plutôt que
zawjaha (zawj = époux, ha = pronom possessif féminin). Or, tel n’est pas le
cas. Et ainsi que nous l’avons souligné plus haut, ni le terme nafs (âme) ne
nous renvoie de façon explicite à l’homme ou à la femme, ni celui de
zawjaha ne nous indique de manière catégorique qu’il s’agit de l’époux ou
de l’épouse. C’est cette ambiguïté qui nous laisse penser que ni l’emploi
d’époux, correct par rapport à l’original, ni celui d’épouse ou de compagne ne
sont souhaitables dans ce contexte, étant donné la ségrégation sexuelle ou
les idées préconçues qu’ils peuvent entretenir.
I l importe donc de trouver un terme français qui traduise l’ambiguïté
de l’original et « neutralise » la hiérarchisation introduite par les traductions
françaises. La mise en relation des deux versets que nous venons d’évoquer
(verset 195, sourate 3 et verset 187, sourate 2) avec le verset à l’étude, nous
permet, vu les affinités d’origine et les affinités affectives que ces versets
établissent entre nafs et zawjaha, d’entrevoir l’idée d’âmes sœurs rendue par
le soul mate anglais. Car à en juger par la métaphore du « vêtement mutuel »,
il ne s’agit pas uniquement de se constituer en couple, mais de bien plus ; il
s’agit de s’aimer, de se respecter et de se protéger mutuellement, cela ne
pouvant se faire que si les deux éléments de couple s’adaptent l’un à l’autre
tout comme le vêtement, fait sur mesure, sied à son porteur. Penser à un
terme français susceptible de rendre le zawjaha, c’est surtout tenir compte
de cette dimension. Or, il nous semble que le terme double, grâce à sa neu-
tralité conceptuelle, peut non seulement rendre l’ambiguïté de l’original
mais refléter aussi ce que les êtres humains, homme ou femme, possèdent
en commun. Sans compter qu’il laisse entrevoir l’idée d’alter ego où zawjaha
est un « autre moi » de nafs et inversement.
assons à présent à la deuxième phrase et procédons à la confronta-
P
tion des traductions à l’original et des traductions entre elles. En suivant de
près l’original wa attaku Allah alladhi tasa’aluna bihi wa al-arham, on
aboutit à et craignez Allah que vous sollicitez, et les matrices. Bien que cette
phrase semble simple en apparence, la restitution de son contenu varie
d’une traduction à l’autre. En ce qui concerne le terme al-arham, on remar-
quera que seules les propositions de {4} et {5}, c’est-à-dire matrices et
wombs, sont conformes à l’original, même si le sens véritable serait, de
notre point de vue, à chercher dans la métonymie, la partie (matrice ou
utérus) pour le tout (femme). Les traductions {1}, {2}, {3} et {6} semblent,
D. Les voies de la traduction 189
39. Dans les traductions {3} et {6} du verset 5, sourate 22, nous lisons respectivement
« Et Nous déposons dans les matrices ce que nous voulons jusqu’à un terme fixé » et
« We cause to stay in the wombs for a given period whom We please ». Nous
soulignons.
40. Notons, au passage, que le même terme est utilisé dans certaines traductions pour
désigner la matrice de Marie : « Tu es bénie entre toutes les femmes, et béni le fruit
de tes entrailles » (Luc, ch. I, verset 42). (C’est nous qui soulignons). En ce sens,
Mohammed Arkoun a raison de dire « qu’en traduisant [...] le Coran en français, en
italien, en anglais ou dans une autre langue, on passe automatiquement d’un langage
musulman à un langage qui a, plus ou moins, une matrice chrétienne ». Voir M.
Arkoun et M. Borrmans, L’Islam, religion et société : interviews de Mohammed Arkoun,
Maurice Borrmans L’islam. Religion et société, sous la direction de Mario Arosio, tra-
duit de l’italien par Maurice Borrmans, Paris, Les Éditions du Cerf, 1982, p. 108.
41. Voir A. Berman, op. cit., p. 58-59.
190 II – Poétiques exiliques
42. Voir A. Schimmel, L’islam au féminin. La femme dans la spiritualité musulmane, tra-
duit de l’allemand par Sabine Thiel, Paris, Éditions Albin Michel, 2000, p. 110-
111.
43. Bismi Allahi ar-rahmân ar-rahîm : formule exprimant la miséricorde divine et scan-
dant à la fois les sourates et la langue quotidienne des musulmans.
44. Voir D. Sibony, Les trois monothéismes. Juifs, Chrétiens, Musulmans entre leurs sources
et leurs destins, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Points Essais », 1992, p. 85.
D. Les voies de la traduction 191
Conclusion
Quelles observations pouvons-nous faire à la lumière de cette ana-
lyse ? Une chose est sûre, c’est que les traductions représentent un outil
fondamental dans la compréhension du texte. Nous l’avons vu, le Texte se
prête à diverses lectures. Et c’est bien grâce à la multiplicité des lectures que
nous proposent les traductions et les questions que celles-ci suscitent que
nous avons été amenée à pousser aussi loin que possible l’analyse, en nous
interrogeant à la fois sur le contenu du Texte et sur le propos qui le sous-
tend. C’est ainsi que nous avons pu voir que si le verset étudié évoque la
nafs (âme) et son zawj (double), deux notions exemptes de toute coloration
sexuelle, c’est surtout pour faire ressortir la conjugaison des deux comme
une nécessité absolue pour la continuité de l’espèce humaine, sans compter
qu’il préconise un respect sans limite pour les mères (matrices). Mais nous
avons également vu que l’ambivalence fondant la signifiance de l’original
est sacrifiée au profit d’un sens conditionné par la vision que les traduc-
tions ont des notions d’« homme » et de « femme » et qui, par rapport à
l’original, n’est ni plus ni moins qu’un symptôme de la persistance de la
fameuse légende selon laquelle Ève a été créée à partir d’une côte d’Adam.
Sinon où les traductions ont-elles pu puiser l’idée de secondarité des fem-
mes ? C’est parce que ce récit fait partie des écrits juifs, chrétiens et musul-
mans que la vision qu’il véhicule se trouve reflétée dans la plupart des tra-
ductions. Et c’est parce que la question de la création a une portée à la fois
philosophique et théologique que nous avons tenté de relativiser ce mythe,
en démontrant que la secondarité ou l’infériorité des femmes, peu importe
l’origine de ces dernières, n’est qu’une construction humaine inspirée par le
besoin de domination.
Bibliographie
Angenot, Marc, 1889 : Un état du discours social, Longueuil, Éditions du
Préambule, 1989, 1167 p.
192 II – Poétiques exiliques
S
« e taire ou dire l’indicible1. » Cette formule saisissante, que Kateb
Yacine met dans la bouche de Rachid, un des personnages-clés
de son sublime roman Nedjma, résume la pensée de l’écrivain et
renvoie surtout à une pratique récurrente de l’autobiographie dans laquelle
reflue le double souvenir du silence et de la folie de la mère. Devant l’indi-
cible malheur maternel, doublement exilée, il fallait inverser la formule du
conte « parler, n’était plus permis2 » pour prendre justement le parti de la
parole, celle du témoignage. « Se taire, n’est plus permis », pourrait-on alors
dire. Kateb ne se tait pas mais fait le choix de donner langue à l’aporétique
« dire l’indicible », comme Rimbaud qui désirait « noter l’inexprimable3 »,
ou Flaubert qui brûlait d’exprimer l’« indisable4 ». On verra justement que
1. Le théâtre de la mère
plusieurs reprises dans ses textes littéraires et dans ses entretiens,
À
Kateb Yacine évoque ses relations harmonieuses avec sa mère alors qu’il
était enfant. C’est la période de la vie heureuse d’avant le double exil
maternel. La mère et l’enfant s’adonnaient, dans ces moments de compli-
cité, à une sorte de théâtre improvisé et c’est la mère qui met en place cette
fabuleuse communication ludique :
Quand je pense au théâtre, je vois d’abord ma mère. J’étais son unique
enfant. Mes deux sœurs n’étaient pas encore nées. Quand mon père s’attar-
dait avec ses amis, ma mère n’avait plus que moi. La nuit tombée, elle avait
peur de rester seule. Il me fallait lui tenir compagnie. Elle faisait tout pour
me distraire et m’empêcher de dormir. Elle fut ainsi un merveilleux théâtre.
se réchauffe pas au soleil ? », Flaubert, cité par Jean-Paul Sartre, dans L’idiot de la
famille : Gustave Flaubert de 1821 à 1857, Paris, Éditions Gallimard, 1988,
p. 1895-1896.
D. Les voies de la traduction 197
Dès que mon père était sorti, elle se vengeait en singeant sa voix d’homme,
en s’habillant comme lui, et commençait à l’imiter dans les moindres
détails. Elle pouvait ensuite prendre ma voix d’enfant, devenir un miroir
vivant où j’étais croqué sur le vif en de piquantes caricatures... [...] Une fois
nous avons pris le train ensemble, de Sétif à Constantine. Elle reproduisit
pour moi tout ce voyage. Elle fut la gare, son ambiance, les voyageurs, leurs
voix, leur accent, leurs gestes, leurs attitudes, jusqu’à leurs quintes de toux,
les bruits, tous les bruits de la gare... [...] Mais elle avait beau déployer tou-
tes les ressources de son art, je finissais de tomber de sommeil. Il ne lui res-
tait plus qu’à me fourrer dans la narine une pincée de tabac à priser, pour
me faire éternuer et rire aux larmes, jusqu’au claquement de la canne pater-
nelle. Et, quand mon père était enfin rentré, la scène de ménage se faisait en
vers, car mon père lui aussi aimait la poésie, composait des chansons et don-
nait la réplique5.
Imiter les voix et gestes des personnes, se déguiser, produire le bruitage
complet d’une atmosphère sociale, improviser des répliques, rire aux lar-
mes : nous avons tout le registre du théâtre, un théâtre à l’auditoire certes
limité à deux personnes, mais un théâtre de la joie. C’est aussi un théâtre
fonctionnel puisqu’il sert à vaincre la solitude et l’isolement générés par un
exil physique6.
Dans Le polygone étoilé, Kateb revient sur ce fabuleux théâtre de la
mère :
Mon père versifiait avec impertinence, lorsqu’il sortait des Commentaires,
ou du Droit Musulman, et ma mère souvent lui donnait la réplique, mais
elle était surtout douée pour le théâtre. Que dis-je ? À elle seule, elle était un
théâtre. J’étais son auditeur unique et enchanté, quand mon père s’absentait
pour quelque plaidoirie, dont il nous revenait persifleur ou tragique, selon
l’issue de son procès7.
Mais ce théâtre de la joie ne va pas durer longtemps, il sera définitivement
rayé, mis au rebut par l’entrée de Kateb à l’école française.
2. Mutisme forcé
Dans le contexte de la colonisation française en Algérie, le français
est évidemment la langue économique et administrative, celle par laquelle
passe nécessairement toute promotion sociale des Algériens, voués alors au
statut subalterne et discriminé de colonisés. Aussi le père de Kateb Yacine
incite-t-il son fils à rejoindre les bancs de l’école française :
– Laisse l’arabe pour l’instant. Je ne veux pas que, comme moi, tu sois assis
entre deux chaises. Non, par ma volonté, tu ne seras jamais une victime de
Medersa. En temps normal, j’aurais pu être moi-même ton professeur de
lettres, et ta mère aurait fait le reste. Mais où pourrait conduire une pareille
éducation ? La langue française domine. Il te faudra la dominer, et laisser en
arrière tout ce que nous t’avons inculqué dans ta plus tendre enfance. Mais
une fois passé maître dans la langue française, tu pourras sans danger revenir
avec nous à ton point de départ.
Tel était à peu près le discours paternel8.
La décision d’envoyer le fils à l’école française est douloureusement
ressentie par la mère :
Ma mère soupirait ; et lorsque je me plongeais dans mes nouvelles études,
que je faisais, seul, mes devoirs, je la voyais errer, ainsi qu’une âme en peine.
Adieu notre théâtre intime et enfantin, adieu le quotidien complot ourdi
contre mon père, pour répliquer, en vers, à ses pointes satiriques... Et le
drame se nouait9.
Une autre pièce théâtrale se met en marche. Son décor : la vie réelle ; ses
protagonistes : Kateb et sa mère, auxquels se joint l’institutrice française ; sa
finalité : l’acquisition d’une langue étrangère ; son ton : le régime dramati-
que ; son impact : l’exil intérieur de la mère et par ricochet celui aussi du
fils. Kateb rend compte de la perte irrémissible du théâtre de la mère par
l’emploi réitéré du mot adieu. Adieu, est-il besoin de le rappeler, est un mot
fort aux relents mortifères puisqu’il renvoie à une rupture définitive.
Désormais, la mère et le fils empruntent deux chemins diamétralement
opposés : le fils entre à l’école française ; la mère rejoint l’espace froid de
l’exil intérieur :
Après de laborieux et peu brillants débuts, je prenais goût rapidement à la
langue française, et puis, fort amoureux d’une sémillante institutrice, j’allais
jusqu’à résoudre, pour elle, à son insu, tous les problèmes proposés dans
mon volume d’arithmétique ! Ma mère était trop fine pour ne pas s’émou-
voir de l’infidélité qui lui fut ainsi faite. Et je la vois encore, toute froissée,
m’arrachant à mes livres – Tu vas tomber malade ! – puis un soir, d’une voix
8.
Ibid., p. 181.
9.
Ibid., p. 181.
D. Les voies de la traduction 199
23. Voir J. Altounian, « Ouvrez-moi seulement les chemins de l’Arménie » : Un génocide aux
déserts de l’inconscient, Paris, Les Belles Lettres, coll. « Confluents psychanalytiques »,
1990, p. 133.
24. Voir Malek Haddad, 1964, cité par C. Achour, Anthologie de la littérature algérienne
de langue française – Histoire littéraire et anthologie (1834-1987), Paris, Bordas, 1990,
p. 129.
25. Voir K.-A. Maddox, « “Mon pays, c’est mes enfants et mes petits-enfants” : Exils et
transcendance dans Le Bonheur a la queue glissante d’Abla Farhoud », [en ligne]
http ://www.brocku.ca/cfra/voixplurielles02-02/articles2/KAMaddoxBQG
FARHOUD.htm (site consulté le 4 mai 2006).
204 II – Poétiques exiliques
26. Voir K. Yacine, Minuit passé de douze heures, Paris, Éditions du Seuil, 1999, p. 176.
D. Les voies de la traduction 205
politique, par exemple. Mais c’est surtout ce démenti à tout ce qu’on nous
avait enseigné qui me dessilla les yeux27.
Pour Kateb Yacine, le 8 mai 1945, c’est aussi un événement fonda-
teur au double plan littéraire et militant, au point de considérer l’expé-
rience, finalement formatrice de la prison, comme un moment presque
extatique :
C’est alors qu’on assume la plénitude tragique de ce qu’on est et qu’on
découvre les êtres. C’est à ce moment là que j’ai accumulé ma première
réserve poétique. Je me souviens de certaines illuminations que j’ai eues...
Rétrospectivement, ce sont les plus beaux moments de ma vie. J’ai décou-
vert alors les deux choses qui me sont les plus chères : la poésie et la
révolution28.
Cependant la double découverte de Kateb Yacine, de la poésie et de
la révolution, s’est payée au prix très fort pour la mère qui succombe à une
autre forme d’exil : la folie. On aura remarqué que ce second exil de la mère
intervient dans un contexte de violence extrême : la guerre. Or tirée de
l’histoire du monde moderne, la guerre est pourvoyeuse de cohortes d’ex-
patriés, d’exilés affectifs, d’êtres réduits au silence ou encore de candidats à
la perte de la raison.
out au long sa vie, Kateb n’a jamais cessé de parler et d’écrire pres-
T
que dans l’ensemble de ses livres sur la folie de sa mère. Sans compter les
témoignages dans les interviews, Kateb aborde la folie de sa mère à treize
reprises dans ses livres de fiction, suivant des configurations diverses qui
vont d’une allusion rapide dans un poème à une notation poétique plus
explicite, en passant par une scène théâtrale mettant au centre la mère folle,
ou encore à travers un micro-récit qui peut s’étaler sur deux pages. La lon-
gueur des passages où Kateb témoigne de la folie de sa mère ne nous per-
met pas de les reprendre ici dans leur totalité. Aussi contentons-nous de
quelques échantillons.
Dans Nedjma, Kateb Yacine prête au personnage de Mustapha ses
propres souvenirs. Comme l’écrivain, Mustapha découvre à la sortie de
prison que tout est chamboulé dans sa famille :
Notre cour est déserte. Personne à ma rencontre. Mère a laissé périr le rosier.
Elle accourait vite autrefois, savait me tendre une tasse de café miraculeuse-
ment prête. Pourquoi n’entends-je pas la canne de mon père ? Mes sœurs ne
se cachent pas derrière la porte, n’observent pas si ma moustache a poussé, si
27. Voir K. Yacine, « Les écrivains algériens vous parlent », Témoignage chrétien, mars
1958.
28. Kateb Yacine, cité par M. I. Abdoun, Kateb Yacine. Paris, Fernand Nathan et Alger,
E.N.A.L., 1984, p. 117.
206 II – Poétiques exiliques
ma valise est lourde de cadeaux. Dans son lit, mon père retient ses gémisse-
ments. Il reconnaît mon pas. Étreinte muette. Visage brûlant, barbe, che-
mise sale, morceau de pain sec. Dans l’autre chambre, mes sœurs sans robes
d’Aïd. Longues tresses défaites... Elles jouent aux osselets. Elles m’embras-
sent, en larmes, comme si elles ne croyaient pas à mon retour. Près d’elles,
forme allongée. Désordre de cheveux blanchis.
– Il y a longtemps que mère dort, s’éveille et se rendort. Une lettre est arri-
vée après mon arrestation, relatant la mort d’une grande partie de nos
parents dans la région de Guelma, aux premières heures de la répression :
mon oncle maternel, sa femme enceinte, son fils de dix ans, fusillés 29.
Dans un autre passage de Nedjma, Kateb parle de l’infortune de ses
parents, de la mère folle et du père malade :
Je pense à mes sœurs, entre la folle et le tuberculeux. Il expire peut-être à
cette minute précise. Au fond de la boutique gît un rasoir ; pour un peu, la
tête roule à mes pieds, la tête du marchand... N’y a-t-il que le crime pour
assassiner l’injustice ?
Mère, je me déshumanise et me transforme en lazaret, en abattoir ! Que
faire de ton sang, folle, et de qui te venger ?30
Et aussi, toujours dans Nedjma :
Mon père ne se remettra pas de son kyste au poumon. Il agonise à
l’hôpital de Constantine. Ma mère a perdu la raison. Elle est réfugiée avec
mes deux petites sœurs, dans la ferme d’un oncle ; je suis le seul espoir de la
smala31.
5. L’exil du fils
Dans Le polygone étoilé, Kateb consacre de longs passages à la folie de
sa mère. Dans le fragment qui suit, Kateb emploie à deux reprises le syn-
tagme verbal « luttait contre », ce qui veut dire que le personnage de
Mustapha est obligé d’user de la force et de la violence physiques contre sa
mère pour la maîtriser et tenter de la calmer. Et dans cette action qui lui
répugne, Mustapha est bien obligé de se culpabiliser :
Lakhdar ouvrait la marche, et Mustapha luttait contre sa mère évadée de
l’asile, en camisole bleue, la tête rasée, au beau milieu de la passerelle, au-
dessus de l’abîme, à travers un rideau serré de pluie d’hiver. Accrochée au
câble d’acier35, le visage ruisselant, elle marmonnait dans le vide où plus
d’un corps avait fait, après la halte pensive ou tapageuse, le plongeon dont
on ne revenait pas, même sur un brancard, à moins de risquer une autre vie
au bout d’une corde, pour récupérer des os et des hardes. Il luttait contre
celle qui l’avait nourri, mais n’avait pu le voir grandir, sinon comme gran-
dissent les enfants malheureux, en secret, à l’aveuglette, l’avait tout juste
33. Voir K. Yacine, Le cercle des représailles, Paris, Éditions du Seuil, 1959, p. 62.
34. Ibid., p. 63.
35. Kateb fait allusion au pont suspendu de la ville de Constantine où, jusqu’à présent,
des actes de suicide sont, de temps en temps, signalés par la presse algérienne. Les
désespérés se jettent du pont et viennent s’écraser au fond d’un très profond ravin.
208 II – Poétiques exiliques
soutenu, sans le savoir, sans le vouloir, sans même s’en étonner, alors qu’il
déployait ses ailes, impatient de s’en aller, ne voulant plus même s’appro-
cher, et d’autant moins qu’il l’avait trop aimée d’un bout à l’autre de son
enfance, sans même avoir conscience d’une séparation, car il ne partait pas,
il s’envolait comme l’insecte dépositaire des nostalgies terrestres, sève, par-
fums et couleurs36.
Il y a donc toujours cette idée de la séparation entre la mère et le fils, à
peine celui-ci sorti de l’enfance. Et c’est d’ailleurs cette séparation, qu’elle a
crue définitive, qui a plongé la mère dans les bras de la folie. Mustapha se
sent très malheureux de devoir user de la force contre sa mère, mais aussi, à
un certain moment, il sent que lui aussi est gagné par la folie :
À l’hôtel, le croyant endormi, elle avait encore failli lui échapper. Il avait dû
glisser la clé sous l’oreiller, surveiller la fenêtre. Toute la nuit, calme, persua-
sif, brutal ou excédé, il avait lutté contre la démence, pas seulement la
sienne, à elle. La folie. Rien de plus contagieux. Sa mère. Jamais elle n’avait
eu tant de pouvoir sur lui37.
Le choc violent de la perte du fils se transforme en une autre violence exer-
cée contre soi-même. Ainsi, l’exil dans la folie peut aussi arborer le visage
de l’automutilation :
Et le père fit sortir les deux petites filles. La mère était couchée. « Elle se jette
dans le feu. Dans n’importe quel feu. Il semble que le feu l’apaise. Sa chair gré-
sille. Elle soupire d’aise, et se détend. Puis, quand vient la douleur, elle se baigne
dans l’eau froide. Que faire ? Je suis cloué au lit. Les deux petites sont effrayées.
Regarde-la. Elle n’est plus que plaies. »38
Le passage en italique et entre guillemets sont des propos que Kateb Yacine
prête, dans Le Polygone étoilé, au père de Mustapha, mais ce sont, en fait, les
mêmes propos que Kateb utilise dans le film documentaire L’amour et la
révolution de Kamel Dehane (1987) pour parler de la folie de sa propre
mère. La brûlure de l’exil dans la folie décline pratiquement les deux sens
du mot. C’est un exil brûlant et qui pousse à se brûler pour de vrai, à se
faire mal, à devenir soi-même une grande plaie. L’exil ici ronge les âmes,
mais il entame aussi les corps.
6. Exil et déshumanisation
e second exil de la mère est plus pénible que le premier, puisque la
L
victime non seulement perd le contact conscient avec son entourage, mais
elle s’inflige aussi des blessures physiques. L’âme et le corps sont donc
conjointement atteints. Pire, la mère exilée dans la folie subit aussi la réifi-
cation, ou, plus exactement, elle se déshumanise littéralement. Kateb
emploie textuellement un lexique qui évoque ce processus de
déshumanisation :
Ses cheveux à peine blanchis sont dressés sur sa tête. Son regard fulgurant ne
s’arrête à rien, et sa silhouette cassée ni ses gestes de douleur n’ont plus rien
de féminin. Un glapissement d’oiseaux maléfiques traverse parfois son
délire. Elle prononce « Mustapha ! » d’une voix toujours différente, comme
si elle pouvait, à travers ce nom mué en formule magique, saisir, l’image
dissipée de son fils39.
La citation montre que l’exilée dans la folie arbore les signes extérieurs de la
détresse : désordre des cheveux blanchis, regard absent, délire, glapissement,
silhouette cassée... Le chaos facial se conjugue avec une certaine folie du
temps40 puisque les cheveux blanchissent en un temps record et la vieillesse
advient hors de saison. La folie, cette forme terrible d’exil, semble ainsi
imposer une autre durée temporelle, ou, pour dire mieux, un dérèglement
du cycle biologique qui pousse à un vieillissement prématuré. Un passage
de Kateb Yacine va plus loin dans cette déshumanisation puisqu’il évoque
une sorte d’animalisation. L’exil de la folie affecte l’être même de la mère
puisqu’il l’accule à une déféminisation. L’étrange et l’hétérogène qu’on
associe souvent aux exils physique et intérieur sont ici poussés à l’extrême
puisque l’être humain se bestialise :
Oui, comme les oiseaux, dit-elle. Il voulut l’entraîner, mais c’était inutile.
Rien ne l’empêcherait de revoir ce qu’ils avaient vu le jour de l’admission, la
première fois : une sorte de cage bruyante et surpeuplée dans le quartier des
hommes. Les fous, les candidats à la folie ne pouvaient pas ne pas buter là
comme sur un miroir. Oui des cages grouillantes, exposées en plein air, à
toutes les visites, comme pour inviter le pays tout entier à se voir et se recon-
naître, à prendre place enfin derrière cette grille, avec les aliénés. Oui, c’était
ça. Lorsqu’elle s’était évadée, lorsqu’il la retrouva au Nadhor, elle s’était réfu-
giée à l’écurie, avait pris définitivement le parti de la bête, mordant sa vieille
sœur et la griffant, avec des larmes, car elle avait conscience du mal qu’elle
répandait autour d’elle, non de celui qu’on lui avait fait : tous les siens tués
ou morts des suites de la seconde extermination, un siècle après l’expédition
punitive qui avait décimé la tribu ; tous les siens, frères, père et mère, puis
son fils qu’elle croyait fusillé comme les autres et qui, revenu, n’était qu’un
infirmier plus redoutable que les autres, et son mari s’était couché à son tour
pour ne plus se relever, et maintenant elle avait aussi perdu ses deux filles 41.
L’écrivain lui-même subit le choc de cette séparation psychologique avec la
mère. Lui aussi se déshumanise : « Mère, je me déshumanise et me trans-
forme en lazaret, en abattoir ! Que faire de ton sang, folle, et de qui te ven-
ger42 ? » La réification du narrateur est terrible ici, puisqu’il se transforme en
lazaret, soit un lieu qui accueille les lépreux. Comme si tous les malheurs
des exclus convergeaint vers le narrateur qui leur servait de lieu de rassem-
blement et de mise en quarantaine. Le narrateur devient l’espace de la soli-
tude extrême, mais aussi de la fragmentation totale. Les métaphores du
lazaret et de l’abattoir achèvent ainsi le clivage du narrateur, dépouillé,
comme sa mère, d’une raison qui ferait espérer. Mais nous sommes vrai-
ment dans l’espace du désastre et du désespoir.
Conclusion
Dans l’œuvre de Kateb Yacine, la langue française et la guerre colo-
niale se liguent pour engendrer le double exil intérieur de la mère. La bar-
rière linguistique est déjà, pour qui ne connaît pas la langue, une guerre
symbolique. Car, comme l’écrit Charles Taylor : « Un moi n’existe qu’à l’in-
térieur [...] des réseaux d’interlocution43. » Si vous n’avez pas la langue que
l’autre possède, vous êtes condamné à rester au milieu du gué. Et de fait, la
mère de Kateb Yacine est laissée en plan par son propre fils, tenté par
l’aventure de la langue étrangère et la langue de l’étrangère. L’interlocution
est ainsi refusée à la mère, faute de pouvoir maîtriser la nouvelle langue du
fils. Dès lors, privée d’un pouvoir de parole dans cette langue, la mère
observe, la mort dans l’âme, son parent le plus proche se transformer en un
être lointain et étrange ! Puis, la folie, cette fille de la guerre coloniale, jaillie
du massacre du 8 mai 1945, achève l’isolement exilique de la mère de
Kateb.
Silence et folie, ces deux formes terribles de l’exil intérieur agissent
surtout comme des symptômes de la déshumanisation de l’être. La mère de
Kateb est successivement projetée dans deux espaces de la solitude, où l’in-
terlocution, une fois à cause de la langue, une seconde fois à cause de la
déraison, n’est guère possible. À deux reprises, la mère est privée d’une lan-
gue de communication à la hauteur de l’humain, à la hauteur de ses pro-
ches. Ne pouvant comprendre « leurs langues », ses proches lui deviennent
lointains, très lointains. En fait, tous les humains lui deviennent lointains
puisqu’elle perd ses attributs humains. Elle n’est plus, comme tous les
humains, selon les philosophes grecs anciens, « un animal social », mais un
animal tout court. « Elle prend, écrit douloureusement Kateb on s’en
doute, le parti de la bête44. » L’exil intérieur réifie, ou, pire, animalise.
Dans les questions exiliques, les retombées ne sont jamais individuel-
les puisque la séparation affective implique forcément au moins deux per-
sonnes, ici la mère et le fils. Kateb a profondément intériorisé et le silence
de sa mère et sa folie autodestructrice. Lui-même a été sevré de la parole
maternelle. Il a donc largement eu son lot de silence. C’est pourquoi, il n’a
jamais, jusqu’à sa mort en 1989, cessé d’écrire45 sur le double malheur exi-
lique de sa mère.
Bibliographie
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aux déserts de l’inconscient, Paris, Les Belles Lettres, coll. « Confluents psy-
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1973, 184 p.
Dehane, Kamel (réalisateur), Kateb Yacine, l’amour et la révolution, [enregistrement
vidéo], Belgique, RTBF, 1989.
3. Je tiens à préciser que dans le présent article je ne ferai pas de distinction concep-
tuelle entre les termes diaspora et exil. Cela dit, il existe des différences historiques et
étymologiques entre ces deux concepts comme l’explique, par exemple, J. D. Peters
dans son texte « Exile, Nomadism, and Diaspora : The Stakes of Mobility in the
Western Canon », dans Hamid Naficiy (dir.), Home, Exile, Homeland, New York et
Londres, Routledge, 1999 ; ou encore H. Naficy dans An Accented Cinema : Exilic
and Diasporic Filmmaking, New Jersey, Princeton University Press, 2001.
4. Précisons qu’il est difficile de parler de la diaspora arménienne de façon tout à fait
globale ou générale. Il existe plusieurs expériences diasporiques, diverses façons
d’« être en diaspora » et donc différentes manières d’être lié à l’Arménie. Voir à ce
propos l’article de R. Panossian qui insiste sur l’hétérogénéité de la diaspora,
« Between Ambivalence and Intrusion : Politics and Identity in Armenian-Diaspora
Relations », Diaspora, vol. 7, no 2, automne 1998 ; et voir également K. Tölölyan,
« Rethinking Diaspora(s) : Stateless Power in the Transnational Moment », Diaspora,
vol. 5, no 1, printemps 1996.
5. Voir l’article de C. Bardenstein, « Figures of Diasporic Cultural Production : Some
entries from the Palestinian Lexicon », dans Marie-Aude Baronian, Stephan Besser et
Yolande Jansen (dir.), Diaspora and Memory : Figures of Displacement in Contemporary
Literature, Art and Politics, New York, Rodopi, 2007.
D. Les voies de la traduction 215
6. Signalons que même si la charge nostalgique est très forte dans le film, elle n’est pas
uniquement moteur d’une perception immobile et vaine face à un passé sans retour.
La nostalgie du film est aussi l’« occasion » d’un retour au passé qui ne soit pas sclé-
rosé, mais réinvesti d’un nouveau regard créateur, productif et, de la sorte, re-présen-
table et intégrable dans un présent.
7. Voir G. Goekjian, « Diaspora and Denial : The Holocaust and the “Question” of the
Armenian Genocide », Diaspora, vol. 7, no 1, printemps 1998, p. 3. En effet, comme
le précise également R. Panossian : « Dispersion has been a central element of
Armenian history during the past millenium », op. cit., p. 152. Panossian rejoint
également Goekjian sur ce point : « The consequences of the 1915 Genocide were
manifold : it led to the creation of the modern Armenian diaspora, in the Middle
East and in Europe/America – a diaspora predominantly made up of refugees and
Genocide survivors for whom the homeland was literally (physically) “lost”, with no
possibility of return. In its importance, in sheer size and location, in character and
culture, this survivor replaced and overlaid the traditional diasporan communities.
Half of the nation was now in exile, forced to live in the diaspora condition, as four-
fifths of the historic homeland was depopulated of Armenians », op. cit., p. 154.
8. Voir Y. Ternon, L’État criminel : les génocides du XXe siècle, Paris, Éditions du Seuil,
1995, p. 196.
216 II – Poétiques exiliques
nauté déplacée mais aussi, et bien plus encore, aux mémoires et aux repré-
sentations déplacées, disloquées, fragmentées (non)transmises de génération
en génération. Et c’est cette recherche incessante d’une reconnaissance qui,
comme on le précisera, stimule et produit le désir, la fascination et l’identi-
fication à l’image.
De fait, le caractère traumatique du déplacement peut aussi fonc-
tionner comme la pulsion de (re)produire et de (re)créer la perte, mais aussi
et surtout d’investir quelque chose d’autre quelque part ailleurs dans le pré-
sent, quoique cette « autre chose » et cet « ailleurs » résultent d’un acte répé-
titif et obsédant. Ainsi, les identités et les cultures exiliques continuent à
exister en produisant et en découvrant de « nouveaux » lieux pour parler et,
par là même, de « nouveaux » territoires pour se souvenir et oublier, pour
hériter et transmettre, pour intégrer et connecter. Ce motif envahissant de
la perte, liée à l’expérience du déplacement, ainsi que les recherches mné-
moniques qui l’accompagnent ne veulent donc pas nécessairement signifier
que les communautés diasporiques se consolident en restaurant telle quelle
l’origine déplacée. L’origine est présente, de manière vive, dans la psyché de
nombreuses communautés en diaspora mais simultanément ouverte et
désireuse d’un autre lieu, quand bien même cet « autre espace » est issu
d’une répétition du Même.
Bien que Torossian ne traite pas directement et peut-être pas non
plus de façon intentionnelle de la question de la Catastrophe dans son film,
le génocide arménien n’en est pas pour autant totalement absent ; il est
« présent » dans son invisibilité. L’événement tragique imprègne l’ombre et
les marges du film. Ici, il ne s’agit pas de soutenir l’idée quelque peu essen-
tialiste selon laquelle le génocide arménien est automatiquement une ques-
tion à traiter pour chaque artiste d’origine arménienne, on ne peut toute-
fois méconnaître que, à cause de la portée envahissante de l’événement nié,
et en vue de sa conséquence diasporique, il est presque impossible de pen-
ser l’héritage identitaire en dehors d’une discrète mais pertinente allusion à
1915. Et il y en a peut-être une dans le titre du film. Effectivement,
Moush, qui est aujourd’hui situé en Turquie, a été un lieu majeur des mas-
sacres et des déportations du peuple arménien lors du génocide de 1915.
Néanmoins, il faut admettre que Girl from Moush n’est pas un film à propos
du génocide, vu que celui-ci ne constitue pas l’objet thématique ni miméti-
que du film. De plus, le travail filmique de Torossian ne traduit pas un
discours victimologique ni une promotion ethnocentrique, ni même le
besoin épistémologique ou psychanalytique de saisir pleinement le soi
(arménien). Il est pourtant remarquable, ainsi que l’a démontré Janine
Altounian dans ses études sur le trauma collectif, que la dénégation persis-
tante du génocide dépossède les Arméniens de la diaspora d’un dire qui
D. Les voies de la traduction 217
Image and Territory : Essays on Atom Egoyan, Ontario, Wilfrid Laurier University
Press, 2007, p. 157-176.
11. Ce point est également mis en avant par Laura Marks : « Torossian physically reworks
these images in a way that thoroughly restores their aura, or endows them with ano-
ther aura », The Skin of the Film : Intercultural Cinema, Embodiment, and the Senses,
Durham, Duke University Press, 2000, p. 174.
12. Voir M. Hoolboom, Inside the Pleasure Dome : Fringe Film in Canada, Toronto,
Coach House Books, 2001, p. 151.
13. Voir A. Egoyan, Calendar, texte manuscrit d’un enregistrement vidéo réalisé par
Atom Egoyan, 1993.
D. Les voies de la traduction 219
transmises par sa filiation et son histoire arménienne, mais aussi les souve-
nirs et les mémoires d’images constituant l’histoire filmique (Paradjanov,
Egoyan). Ces deux mémoires, en fin de compte, proviennent du même
processus : celui de la (re)construction de l’image et de son identification.
Remarquons le caractère occidentalisé, voire assimilationniste de
Torossian. Il y a chez elle une véritable conscience de l’arménité, et donc
une charge émotionnelle et idéalisante très forte.
À ce sujet, Panossian écrit :
The actual homeland is believed to be not only geographically distant, but also
culturally foreign and emotionally remote for most « Westernized » Armenians.
The « host » society, conversely, has become « home » as the boundaries around the
community are eroding, making it more susceptible to assimilation (not a real
problem in the Middle East). [...] In short, the Western diaspora is evolving into
a conscious body in its own right, based not so much on « objective » delimitating
features such as language and other « traditional » cultural markers as on a sub-
jective feeling of being Armenian – and American, French, or whatever – here
and now. [...] It is not the diaspora of a concrete or « existing » homeland but of
an idealized homeland – a « spiritual » diaspora of a « spiritual » kin-state [...]
[there is] a subjective sense of belonging to a diasporan nation, but without the
real desire of « return »14.
2. L’héritage et la construction
La façon dont Torossian construit et déconstruit les différentes ima-
ges semble faire écho à l’héritage culturel de sa famille arménienne : « My
grandmother and all my aunts were knitters, and when I was making my
experimental films it reminded me of that meticulous kind of work15. » Le
style collage du film évoquerait également un autre objet culturel typique-
ment arménien : les tapis composés d’assemblages de couleurs et de graphi-
ques d’un style très reconnaissable. L’aspect mosaïque (patchwork) du film
et sa picturalité décousue ne sont pas seulement l’expression d’une esthéti-
que que l’on qualifierait aisément de postmoderne mais plutôt une certaine
14. Voir R. Panossian, op. cit., p. 164-165. Ou encore, comme l’écrit Robin Cohen au
sujet des Arméniens de France : « Young Franco-Armenians did not react by imme-
diately identifying with the new state, affirming a “Greater Armenia”, or promoting
a return movement. Rather, an interesting new kind of ethnicity emerged – a kind
of cultural recovery based on narrative, a memory of collective suffering in earlier
generations and on a sense of empathy with Armenians outside France. The essence
of this ethnicity was that it was deterritorialized, still affirming of France, its citi-
zenship, culture and language, but also proclaiming a new “virtual” community that
stretched beyond the French frontiers », Global Diasporas : An introduction, London,
University College London Press, 1997, p. 52.
15. Voir M. Hoolboom, op. cit., p. 149.
220 II – Poétiques exiliques
16. On peut facilement se demander quel serait le lien entre une esthétique diasporique
et une esthétique qualifiée de postmoderne. À ce sujet, Hamid Naficy écrit : « Not all
postmodernist films are diasporically or exilically accented, while all accented films
are to some extent postmodernist. Accented films differ from other postmodernist
films because they usually posit the homeland as a grand and deeply rooted referent,
which stops the postmodernist play of signification. [...] Only when the grand
return to the homeland is found to be impossible, illusory, or undesirable does the
postmodernist semiosis set in. Then the nostalgia for the referent and the pain of
separation from it may be transformed into a nostalgia for its synecdoches, fetishes,
and signifieds – the frozen sounds and images of the homeland – which are then
circulated in exilic media and pop culture (including wall calendars, as in Egoyan’s
Calendar », op. cit., p. 27-28).
17. Ibid., p. 25.
D. Les voies de la traduction 221
own culture, history and memory ; they are marked by silence, absence and
hesitation. All these works are marked by a suspicion of visuality, a lack of faith
in the visual archive’s ability to represent cultural memory18 ».
L’étrangeté dans Girl from Moush ne peut donc pas uniquement être
réduite au sujet thématique du film représenté de la sorte mais, d’une façon
plus profonde, elle est à l’œuvre par et avec le médium lui-même. En quoi
ce n’est pas le genre expérimental du film qui est à souligner mais plutôt
son origine : imaginer (au sens du rendre image) la transmission, la
connexion et le replacement. Le film devient du coup le retour au familier,
même s’il reste un lieu imaginaire. Et ainsi que le formule Sylvie Rollet,
« l’image cinématographique n’est pas le substitut illusoire d’une réalité
absente, mais bien le seul état possible de l’imaginaire19 ». L’image filmique
n’est pas une sorte d’Ersatz esthétique. L’agencement filmique créé par
Torossian évoque la possibilité (et/ou l’impossibilité ?) de reconstituer ou
de recréer un sens « communautaire » à partir d’événements amnésiques et
fragmentés. Ce sens communautaire peut tout aussi bien signifier l’idéali-
sation, la nostalgie ou la fétichisation. Et pourtant les mémoires du pays
originaire sont inséparables des histoires, de l’Histoire – celle qui, de toute
évidence, résiste encore aux annales. Le style du collage tend, jusqu’à un
certain point, à insister sur l’idée selon laquelle il n’y a pas d’histoire offi-
cielle transparente et intacte qui attendrait d’être justement et pleinement
représentée et que, par ce moyen, l’étrangeté des images renvoie à l’étran-
geté de l’événement.
Le film met donc en scène des figures iconiques de l’Arménie, par
exemple les églises chrétiennes de la mère patrie. Certaines d’entre elles ont
un côté « images de carte postale » du pays ancestral – des images qui sont
précieusement partagées dans la diaspora arménienne (occidentale). Ces
images apparaissent nostalgiques et fétichistes – et l’on sait que les images
fétichisées connotent l’absence et la mort. Il faut en effet savoir que la poli-
tique de destruction des églises arméniennes a été une poursuite logique du
plan génocidaire et donc de sa dénégation. Les églises – dont plus de mille
d’entre elles ont été détruites durant le génocide – sont des signes trop visi-
bles et trop représentatifs en tant que preuves de l’existence arménienne –
une culture et une civilisation marquées par leur christianisme.
Le film soulève également des questions qui font partie d’un long et
déjà bien connu débat contemporain sur les identités culturelles. Une de
ces perspectives (considérée comme classique et historique) estime que
l’identité (ethnique) est toujours primordiale, donnée, reçue et transmise,
20. Voir S. Hall, « Cultural Identity and Diaspora », dans Kathryn Woodward (dir.),
Identity and Difference, New York, Routledge, 1997, p. 52.
21. Ibid., p. 58.
D. Les voies de la traduction 223
3. Le lieu, la traduction
Il y a dans Girl from Moush un lien pertinent et révélateur entre le
lieu et le nom : à la fin, Torossian énumère très rapidement en arménien
quelques noms propres typiquement rattachés au territoire de l’Arménie
tels que : Ararat (la montagne), Echmiadzin (la cathédrale et le siège de
l’Église arménienne), Yerevan (la capitale), Hayastan (l’Arménie),
Sevanalidj (le lac Sevan), et elle ajoute à cette liste les noms du poète Sayat
22. Voir K. D. Butler, « Defining Diaspora, refining a Discourse », Diaspora, vol. 10,
no 2, automne 2001, p. 204.
23. Ibid., p. 205.
224 II – Poétiques exiliques
Nova et du compositeur Komitas. Elle les énumère tout comme elle énu-
mère visuellement toutes sortes de lieux, de personnes et d’objets.
D’ailleurs, on notera au passage que la figure d’Ararat a une portée mémo-
rielle très particulière. La montagne relate le mythe de l’origine du pays, de
sa création et elle est aussi abondamment utilisée dans la représentation
culturelle. On peut, à titre d’exemple parmi bien d’autres, penser au livre
de Michael Arlen Passage to Ararat24 et aussi, plus récemment, notamment
au titre du film d’Egoyan, Ararat, qui traite explicitement du génocide
arménien, de son héritage et de sa représentation. Déjà dans Calendar et
dans America, America25, on pouvait voir des images du mont Ararat.
Comme l’a précisé Hamid Naficy en commentant Calendar :
Ararat is an enduring emblem of Armenian national identity, to the point that
even during the Soviet era – when icons of national consciousness were generally
removed from official insignias of the Soviet republics – Ararat remained on the
flag of Soviet Armenia. To my question « If you were to think of Armenia, what
landscape comes to mind ? » Egoyan answered : Well, the most obvious one, the
most fetishized symbol is Mount Ararat. It’s incredible because Ararat is not even
within the Armenian territory (it is located across the border in Turkey)... And
yet if you go up to Yerevan, on a clear day, it has an almost surreal presence. It is
quite strange. It’s as though it’s pasted to the city. It’s so large. And yet it’s in the
forbidden territory26.
« Certain aspects of nature and culture », remarque Naficy, « such as
mountains, ancient monuments and ruins, are used as such powerfully cathec-
ted collective chronotopes that they condense the entire idea of nation – particu-
larly if the nation’s status is in dispute, as with Palestinians, Kurds and
Armenians27. » En outre, les montagnes, les monuments ou tout autre
emblème propre à la nature sont des éléments chronotopiques, non seule-
ment d’un paysage géographique externe et visible, mais aussi de paysages
intérieurs affectifs et spirituels28.
Du reste, cette importance du lieu, au-delà de ses manifestations
empiriques et graphiques, a une portée très existentiale. Fethi Benslama
décrit cette prégnance du (hors) lieu comme suit :
24. Ce livre, publié pour la première fois en 1975, est, à travers la figure de l’Ararat, un
voyage vers l’(auto) affirmation de l’être et de l’héritage arménien.
25. Effectivement, le film de Kazan s’ouvre avec des images d’espaces ouverts, de paysa-
ges naturels où l’on aperçoit le mont Ararat.
26. Voir H. Naficy, op. cit., p. 164-165.
27. Ibid., p. 160.
28. On peut même parler, comme le propose Nellie Hogikyan, d’une « esthétique de la
ruine » dans l’imaginaire filmique d’Egoyan. Voir « Atom Egoyan’s Post-exilic
Imaginary : Representing Homeland, Imagining Family », dans Monique Tschofen
et Jennifer Burwell (dir.), Image and Territory : Essays on Atom Egoyan, Ontario,
Wilfrid Laurier University Press, 2007.
D. Les voies de la traduction 225
L’exil n’est pas seulement le fait de passer d’un pays à un autre, d’être loin de
chez soi et d’en éprouver une souffrance, mais l’exil est cette expérience à
travers laquelle un homme ou une femme en se déplaçant, bouleverse son
rapport au monde en tant qu’existant, au point de perdre le rapport au là,
de son être-là, et d’en transmettre la déperdition à la génération suivante29.
L’expérience de l’exil implique donc un mouvement de transfert aussi bien
d’un lieu à un autre ou d’un temps à un autre, que d’un espace physique,
vécu à un espace imaginé, idéalisé.
e film touche, au surplus, à la question de la traduction. Et ici, il
L
convient de comprendre traduction non pas comme quelque chose qui
serait lié aux sous-titres, ni comme la traduction culturelle de l’objet du
film, ni même comme son adaptation pour une réception « globale ». De
surcroît, le film ne fait pas partie de ces productions visuelles qui stimulent
une fascination ethnographique pour l’exotisme. L’arménité n’est pas repré-
sentée à la façon d’un élément décoratif ; au contraire, s’il y a de l’exotique,
c’est celui retranscrit par la cinéaste ou le spectateur lorsque ce dernier réa-
lise l’intraduisibilité étrangère des signes visuels. Et si le film engage d’une
certaine manière l’exotisme, il s’agit plutôt de l’exotisme des mémoires dis-
persées et non pas de celui qui contenterait un spectateur à la recherche
d’évasion. En d’autres termes, l’exotisme et l’étrangeté ne sont pas à cher-
cher dans la description littérale d’une autre culture, mais dans l’étrangeté
émanant de la propre expérience de Gariné Torossian de se percevoir elle-
même étrangère dans sa condition exilique et dans son désir de
transmission.
Le spectateur est-il capable de traduire pleinement ce qu’il voit défi-
ler sur l’écran ? La difficulté pour lui ne fait que renforcer celle que Torossian
expérimente de son côté : comment traduire ces images dispersées dont la
véritable origine reste encore intraduite ?
e film ne cherche pas à traduire l’étrangeté ni davantage à la saisir
L
complètement comme si elle était déjà solutionnable, mais il retient une
certaine intraduisibilité exprimée dans les recompositions picturales de
Torossian. Le spectateur expérimente l’intraduisibilité lorsqu’il perçoit ces
images venant d’un « là-bas » infiniment étranger. Le genre de visualité
qu’élabore Torossian est comparable à ce que Laura Marks appelle haptic
visuality, c’est-à-dire une visualité qui force le spectateur à contempler
l’image elle-même au lieu d’être totalement pris dans le récit narratif. La
visualité haptique se défait de toute prétention cognitive, ethnographique
ou objectivante ; elle intègre l’absence et l’assume, sans s’évertuer à la com-
penser par des objets représentés dans leur totalité, et en contrôle sur ce
qu’ils sont censés figurer.
ans l’arrière-fond, tout au long du film, on entend à distance la
D
voix d’une femme, celle de Torossian elle-même. Elle parle au téléphone,
d’abord en arménien puis en anglais, en répétant les mêmes mots. Mais
personne ne lui répond ; l’appel reste un monologue interne. Cet appel
sans réponse viendrait amplifier son désir ardent pour un pays, un lieu
dépourvu de réelle destination. Ces mots expriment son attachement pro-
fond, émotionnel et passionné envers l’héritage de ses racines arméniennes.
Et comme elle parle à la première personne, le dialogue semble
impossible.
Voici en partie ce qu’elle dit :
[...] Armenia will always be in my heart...
It will always make me feel...
Make me feel... complete knowing that I have this wonderful culture even
though I haven’t been there...
I feel that I have been there because it is always with me
And so where ever I go, wherever I fly I am always Armenian and I will always
have my... culture
And I always tell everybody whenever I hear an Armenian piece or music or the
words of an Armenian poet,
It always makes me feel that there is something inside... that something
Elle continue à parler et la fin du film interrompt le monologue.
Comme l’écrit Fethi Benslama, cette « expérience du hors lieu expose
à l’errance, au sens où l’errance est la perte de l’adresse à l’entente de
l’Autre30 ».
’utilisation des deux langues (d’abord l’arménien et ensuite l’anglais)
L
n’est pas seulement une question de traduction de la langue « étrangère » à
la langue courante, mais elle accentue une composante propre de l’expé-
rience diasporique, à savoir le passage fragile entre l’origine et l’assimila-
tion, entre la langue privée, intime, et la langue publique. De plus, cette
mixité est proposée par l’énumération très rapide de noms et de lieux armé-
niens superposée aux mots anglais. Et, le passage de l’arménien à l’anglais
démontre, pour reprendre les mots de Paul Ricœur, qu’il s’agit là d’une
« correspondance sans adéquation » ou d’une « équivalence sans identité31 ».
Il y a certes une traduction idiomatique, mais il y a aussi, et surtout, le
signe (in)audible d’une dé-portation et d’une altération propre à la condi-
tion exilique.
Bibliographie
Altounian, Janine, L’Intraduisible : deuil, mémoire, transmission, Paris, Dunod,
2005, 206 p.
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Torossian, Gariné (réalisatrice et productrice), Girl from Moush, 16 mm., 5 min.,
Canada, 1993.
E. Les jeux de translation
P
asser d’une culture à une autre entraîne inévitablement une série
d’ajustements. Si ceux-ci s’avèrent souvent exigeants, même dou-
loureux, ils rendent parfois possible l’expression de l’indicible, le
dépassement d’un interdit du pays quitté ou « bannisseur » (remarquons
qu’il n’y a pas de termes pour nommer une instance qui bannit, exclut,
rejette). Ainsi s’opère une échappée dans la nouvelle langue ou culture. On
l’a dit et répété, tous les exils ne sont pas exclusivement ou essentiellement
géographiques, les textes des trois auteures traitées dans cette section en
constituent une illustration. Dans son étude de l’œuvre francophone d’Aki
Shimazaki, Yuko Yamade note que la liberté des femmes et des immigrants
au Québec ont permis à cette auteure japonaise d’origine coréenne de lever
le voile sur la vie des femmes japonaises et sur celle, tout aussi cachée, des
Japonais d’origine coréenne. Adaptant une technique narrative japonaise
pour observer sa culture d’origine, elle a pu enrichir la littérature québé-
coise d’une thématique inédite. De son côté, l’expérience de la dictature
qu’a connue Agota Kristof dans son pays natal, la Hongrie, marque si pro-
fondément son rapport à l’écriture qu’elle choisira, comme le souligne
Catherine Bouthors-Paillart, de repousser l’inscription de son exil (sa
déroute) dans la structure de son œuvre, proposant ainsi l’usage de la mise
en abyme comme figure vertigineuse du dépaysement. Alexis Nouss quant
à lui, nous présente Else Lasker-Schüler, une poète juive-allemande ayant
subi la barbarie de l’Allemagne nazie, barbarie qui la tue vive (en bannis-
sant ses œuvres, la forçant à l’exil et lui enlevant sa citoyenneté allemande)
ainsi que toute la communauté juive. Dans ces trois cas, la mise en forme
de l’exil « existentiel », s’opère par l’intermédiaire d’une translation for-
melle, celle du retournement d’une technique japonaise pour percer à jour
les tabous de la culture nippone chez Shimazaki, celle de la migration du
sens des mots d’un roman à sa structure dans l’œuvre de Kristof et celle de
l’appropriation ou « hébraïsation » de la langue allemande, sa langue, par
Lasker-Schüler.
11
Exil, ethnicité
et féminisme québécois
dans l’œuvre d’Aki Shimazaki
Yuko Yamade
Université Meiji (Japon)
D ans les années 1980, les auteures migrantes au Québec ont com-
mencé à être plus visibles au sein de la littérature québécoise. Ces
auteures évoquaient leurs expériences de migration entre le
Québec et leur pays natal. Au cours de la décennie suivante, de nouvelles
caractéristiques ont été recensées dans les textes des migrantes québécoises :
les auteures migrantes d’origine asiatique, venant surtout de la Chine, de la
Corée du Sud, et du Japon, commençaient ainsi à travers leurs écrits à éta-
blir un espace de métissage entre l’Asie et le Québec. Par exemple, l’écri-
vaine d’origine chinoise, Ying Chen, dans son premier roman, La Mémoire
de l’eau, publié en 1989, se remémore la Chine qu’elle a connue ainsi que
ses expériences en tant que femme dans la société chinoise. En 1999, Aki
Shimazaki, une autre écrivaine asiatique, cette fois-ci d’origine japonaise,
publie au Québec son premier roman Tsubaki. Dans cette œuvre, Shimazaki
décrit la culture et la société japonaises sous un angle jamais exploré aupa-
ravant dans la littérature québécoise.
En juxtaposant la culture québécoise et les cultures traditionnelles
asiatiques, les œuvres des écrivaines migrantes asiatiques ont introduit une
nouvelle caractéristique dans la littérature et la société québécoises contem-
poraines. Plus concrètement, ces œuvres québéco-asiatiques inventent un
espace hybride et métissé nourri des apports culturels du Québec et de
l’Asie. Nous verrons, plus loin, que l’apport de la culture du pays d’accueil
234 II – Poétiques exiliques
1. Ryûnosuke Akutagawa (1892-1927) est un des écrivains les plus célèbres dans l’his-
toire de la littérature japonaise. Il a décrit la fragilité des sentiments humains, leur
plurivalence et la solitude à travers ses narrations historiques.
2. Caren Kaplan, Question of Travel, Postmodern Discourses of Displacement, Durham,
Duke University Press, 1998, p. 27, traduit de l’anglais par l’auteure.
3. Ibid., p. 117.
236 II – Poétiques exiliques
Miri Yu écrit que la vie des Coréens dans la société japonaise était intena-
ble. Ces expériences pénibles et misérables à travers leur vie évoquent
d’ailleurs un sentiment de « haine » dans le cœur des Zainichi7.
Dans la société japonaise, les Zainichi changent leur nom pour
cacher leur origine et pour survivre dans cette société. Cependant, au
Québec, les migrantes continuent d’utiliser leur nom d’origine pour mar-
quer leur identité ethnique dans la société québécoise. Aki Shimazaki, dont
le vrai nom est Motoko Imase, change son nom pour décrire ses souvenirs
du Japon et les découvertes de son exil dans la littérature québécoise. Dans
un interview du Nikka Times, Shimazaki a déclaré que son nom de plume,
Aki Shimazaki, était le nom de jeune fille de sa mère. Elle souhaitait porter
le nom de sa mère pour transposer la culture traditionnellement japonaise
dans ses écrits et pour s’identifier à son origine japonaise à travers sa plume.
De cette façon, Shimazaki critique la société japonaise où les Coréens sont
forcés de renier leur nom d’origine et leur identité ethnique8.
Comme nous l’avons déjà proposé, la diversité ethnique est devenue
un aspect important dans la littérature québécoise depuis les années 1980.
Ensuite, dans les années 1990, le rôle de l’ethnicité dans les écrits des
« néo- » migrantes (d’origine arabe, asiatique, etc.) a été signalé par les criti-
ques littéraires québécoises comme, Lucie Lequin et Christl Verduyn. Par
exemple, Régine Robin, une sociologue et écrivaine migrante québécoise,
s’identifie comme néo-Québécoise, car ses écrits « insufflent quelque chose
de nouveau à la langue et des formes nouvelles à la littérature » (p. 218).
Dans son œuvre, L’immense fatigue des pierres, Robin propose un nouveau
genre littéraire, la « biofiction », qui se situe entre la biographie et la fiction,
la culture du pays d’origine et le Québec. De cette façon, son texte montre
la performativité de la culture québécoise. Dans la section suivante, nous
analyserons l’influence du féminisme québécois dans les écrits des Québéco-
Asiatiques et observerons la performativité de la culture des femmes québé-
coises dans les écrits des migrantes asiatiques au Québec.
7. Dans son essai, « Au-delà de la haine », Yu caractérise ses écrits comme des expres-
sions de « haine ».
8. Yuko Murakami, « Interview : Aki Shimazaki », Nikka Times, p. 17.
240 II – Poétiques exiliques
explique que Yukiko a assassiné son père probablement pour une autre rai-
son : Yukiko était aussi violentée par son père. Quand Yukiko a empoi-
sonné son père, Mariko aussi complotait pour l’empoisonner afin d’être
libérée de son emprise. Shimazaki explique cette scène en la comparant au
mécanisme d’harmonisation des lucioles :
J’ai appris quelque part, dans un livre scientifique, qu’il y a des lucioles qui
clignotent à l’unisson, [...] en fait, d’après le livre, le mécanisme de ce phé-
nomène est simple : chaque insecte comporte un oscillateur, comme un
métronome, dont le minutage s’ajuste automatiquement, [...] je crois qu’il
n’y a peut-être pas de coïncidences dans ce monde. Il doit y avoir un rap-
port entre les phénomènes qui arrivent en même temps. Alors quel est le
lien entre le motif du meurtre d’Obâchan (= Mariko) et celui de Yukiko ?
(p. 131).
Cette scène explique que l’assassinat a été accompli par deux femmes qui
étaient les victimes de Horibe. Dans l’histoire de Shimazaki, à l’exception
de la petite-fille, Tsubaki, les femmes protagonistes de la société tradition-
nelle ont été forcées à une vie qu’elles n’ont jamais désirée, à cause du
patriarcat dans leur société et des hommes égoïstes dans leur vie privée. À
travers les écrits féministes d’Aki Shimazaki, la vie des femmes japonaises
est dévoilée afin de montrer la réalité de la société japonaise au Québec.
En examinant l’influence du féminisme québécois dans les écrits
québéco-asiatiques, nous avons souligné leur caractéristique la plus pro-
noncée, soit leur caractère profondément hybride. Ainsi, avec l’augmenta-
tion du nombre d’immigrantes au Québec, les auteures d’origines diverses
continueront à ajouter et à inventer d’autres qualités et de nouveaux
contextes à la littérature québécoise.
Conclusion
Originalement, la société québécoise a été formée par l’exil d’Euro-
péens. Sa culture s’est construite à l’aune du mélange des cultures de l’An-
cien Continent et du Nouveau Monde ; elle n’a donc jamais été homogène
tout au long de son histoire. À la fin du XXe siècle, elle avait besoin d’inté-
grer un nouvel élément pour assurer son passage vers un nouveau siècle.
C’est peut-être pour cette raison que les auteures issues des minorités eth-
niques, comme celles d’origine asiatique, ont commencé à apparaître au
centre de la culture québécoise à cette époque. Comme nous l’avons exa-
miné dans cet article, les écrits québéco-asiatiques enrichissent le paysage
de la littérature au Québec dans les années 2000 en soulignant le rôle de la
culture québécoise dans la nouvelle culture au Québec. Ainsi, les auteures
québéco-asiatiques continueront à cultiver cette frontière entre le Québec
E. Les jeux de translation 243
Bibliographie
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1982.
244 II – Poétiques exiliques
1. Vers le neutre
a Trilogie raconte en effet l’histoire de deux frères jumeaux. Tandis
L
que le premier volet relate leur enfance dans un pays de l’Est durant une
période de guerre non définie mais en tout point ressemblante à la Seconde
Guerre mondiale, le deuxième raconte le temps de leur séparation (l’un des
frères fuit à l’Ouest) et le dernier, le temps de leurs retrouvailles, un demi-
siècle plus tard dans leur pays natal. Un tel résumé, sans pour autant être
erroné, ne parvient toutefois nullement à rendre compte de l’inquiétante
étrangeté de ce texte, laquelle réside dans son style, extrêmement dépouillé,
réduit voudrait-on dire, à sa plus simple expression, neutre. Cette neutra-
lité, on va le voir, n’est pas sans rapport avec le désistement auctorial
d’Agota Kristof : la femme qu’elle est s’absente – s’exile ? – en effet hors de
son récit pour déléguer sa fonction narrative à ses personnages masculins,
d’abord aux deux réunis, puis à l’un, enfin à l’autre.
Dans Le Grand Cahier, qui se présente sous la forme de soixante-
deux « compositions » rédigées au jour le jour par les deux petits garçons à
la première personne du pluriel, ces derniers explicitent ce parti pris stylis-
tique de neutralité :
La composition doit être vraie. Nous devons décrire ce qui est, ce que nous
voyons, ce que nous entendons, ce que nous faisons. [...] Nous écrirons :
« Nous mangeons beaucoup de noix » et pas : « Nous aimons les noix », car le
mot « aimer » n’est pas un mot sûr, il manque de précision et d’objectivité.
« Aimer les noix » et « aimer notre Mère », cela ne peut pas dire la même
chose. La première formule désigne un goût agréable dans la bouche, et la
deuxième un sentiment. Les mots qui définissent les sentiments sont très
vagues, il vaut mieux éviter leur emploi et s’en tenir à la description des
objets, des êtres humains et de soi-même, c’est-à-dire à la description fidèle
des faits3.
L’idéal stylistique visé par les deux enfants – mais aussi par les narra-
teurs adultes qu’ils deviennent dans La Preuve et Le Troisième mensonge –
apparaît donc nécessairement lié à un refoulement le plus radical qui soit
– ou qui puisse être – de toute expression des affects : l’objectivité maxi-
male serait l’unique garante de la véracité, donc de la validité de l’écrit, et
« la description fidèle des faits » permettrait d’atteindre la coalescence idéale
du texte avec le réel. Écriture neutre donc, par laquelle, tout comme Agota
Kristof elle-même, les deux personnages tendent à s’absenter de leur propre
4. A. Kristof, « Écrire, c’est presque suicidaire », entretien avec Philippe Savary publié
dans Matricule des Anges, no 14, 20 novembre 1995-20 janvier 1996, p. 20 et 21.
248 II – Poétiques exiliques
’écriture neutre ainsi visée dans la Trilogie par les personnages scrip-
L
teurs apparaît dans cette perspective emblématique du paradoxe de l’écri-
ture exilique tel que l’a douloureusement vécu Agota Kristof. Tout d’abord
parce que durant son enfance et son adolescence elle a subi avec une
extrême violence la dictature soviétique : dictature politique, mais égale-
ment – en écho d’ailleurs à l’étymon latin dictatura qui signifie « dictée aux
écoliers » – idéologique et scripturaire.
À l’école, raconte-t-elle, on faisait des compositions, on devait écrire notre
bonheur à la libération, et comment notre vie était belle et heureuse. On
savait très bien que ce n’était pas vrai, on vivait dans la peur, on avait des
proches en prison, mais on écrivait quand même tout ce qu’on nous disait
d’écrire. [...] on ne pouvait même pas se permettre de penser autrement,
c’était trop dangereux6.
Sans nul doute l’exil en terre occidentale et l’écriture en langue fran-
çaise ont-ils libéré la parole kristovienne de la doxa communiste. Mais on
peut considérer plus largement que l’écriture dans une langue autre que sa
langue maternelle, dans la mesure où elle contraint un écrivain à faire le
deuil de sa familiarité linguistique, est une expérience obligée de déporta-
tion hors du territoire de la doxa : ce que l’on pourrait appeler l’usage doxi-
que de la parole – automatismes sémantiques, mais également syntaxiques,
stylistiques – est invalidé ou pour le moins suspendu par l’étrangeté de
l’autre langue devenue langue d’écriture.
Mais cette étrangeté est tout aussi fascinante qu’inquiétante ; car si
elle déporte l’écriture vers un territoire autre, marqué d’une fraîcheur nou-
velle (originelle ?) qui paradoxalement rapproche (ou donne l’illusion de
rapprocher) le signe du réel, elle redouble dans le même temps (reproduit,
mais également amplifie) le sentiment douloureux de leur tragique inadé-
quation : épreuve inévitablement renouvelée en somme de l’impropriété
radicale de toute langue. En cela, l’écriture exilique re-suscite l’épreuve d’un
autre exil, celui que Derrida qualifie d’originaire7. Tout sujet est toujours
déjà en exil en langue maternelle, c’est-à-dire paradoxalement expulsé hors
d’elle dans le temps même où il trouve à s’inscrire en elle. C’est bien le
trauma de cet exil originaire que réitère avec une acuité sans égale l’écriture
exilique, et en particulier celle d’Agota Kristof : la dynamique centrifuge
qui déporte l’écrit hors de la langue maternelle et plus largement de la
sphère sclérosante des lieux communs, qui tend, si je puis dire, à estrangier
la langue (qu’elle soit maternelle ou d’emprunt) à elle-même, renvoie para-
doxalement ce dernier au paradoxe de son intimité la plus secrète, la plus
originelle, celle justement d’un exil... L’autre du langage est dans le lan-
gage : il est cette origine à la fois constitutive de lui et nécessairement déro-
bée, toute énonciation subjective ne pouvant se faire en lui qu’au prix de sa
perte irrévocable.
Or tenter d’extraire autant qu’il est possible sa parole de l’emprise –
l’empire – de la doxa, telle est en définitive la vocation de tout écrivain,
condition sine qua non – mais certes non suffisante – pour que puisse adve-
nir un dire, sinon inédit, du moins original, donnant à entendre et à voir le
son et l’espace de sa différance d’avec le sens et les lieux communs. Tel fut le
vœu mallarméen : « donner un sens plus pur aux mots de la tribu ». En ce
sens l’écriture des déracinés apparaît comme une épreuve incontournable
de la dimension foncièrement exilique de l’écriture et de l’écrit, de toute
écriture et de tout écrit. Un livre est toujours un corps étranger introduit de
force dans la parole commune, un dit qui fait cesser, au moins pour un
instant, le bruit et qui porte l’annonce, comme étrangère à ce langage dans
lequel pourtant il advient, de l’irruption d’une langue devenue autre à elle-
même. « Les beaux livres sont écrits dans une sorte de langue étrangère 8. »
elle est donc la remarquable force de l’écriture d’Agota Kristof dans
T
la Trilogie : non seulement elle met en scène le thème – la « figure » – de
l’exil, mais encore et surtout, par la tension structurelle du texte vers une
infigurable neutralité scripturaire, elle donne à lire et à éprouver, et sa
condition d’exilée, et la condition exilique et duelle de tout écrivain.
3. L’expérience du féminin
ou l’innommable en abyme
Qu’en est-il à présent du féminin dans la Trilogie ? Question émi-
nemment problématique puisque, comme il a été dit, la féminité de son
auteure apparaît totalement occultée dans ce récit du destin de deux frères
jumeaux séparés par la guerre. C’est, on va le voir également à un niveau
structurel, que trouve à s’inscrire le féminin dans le texte kristovien, et ce,
essentiellement par le processus de la mise en abyme.
Comme l’aventure d’Alice aux Pays des merveilles, la lecture de la
Trilogie commence en effet, à l’insu même du lecteur, au cœur, ou plus
exactement au creux de l’abyme. Le Grand Cahier, premier volet de la
Trilogie, sera donné après coup dans La Preuve comme la transcription lit-
térale des exercices d’écriture faits par les deux garçons au cours de leur
enfance passée chez leur grand-mère : premier phénomène donc d’enchâs-
sement de récits dans le récit. Mais le processus – pour ne pas dire l’engre-
nage – de la mise en abyme s’avère bien plus complexe du fait même que
La Preuve est donnée elle-même après coup comme un récit imaginaire
écrit par l’un des jumeaux : redoublement donc du processus, et qui fait a
posteriori du Grand Cahier une affabulation au sein d’un récit qui se révèle
lui-même après lecture affabulation au sein d’un récit plus large donné
finalement comme fiction. Vertige donc, que cette lecture en abyme : car
loin de lui offrir un encadrement et des repères structurels, c’est dans le
vide que ce happement de leurre en leurre, d’illusion en désillusion référen-
tielle propulse le lecteur.
Je viens de comparer ce que l’on pourrait appeler l’écriture en abyme
du texte kristovien à la chute vertigineuse d’Alice vers le Pays des mer-
veilles. Sans doute la descente aux enfers d’Orphée en quête de son
Eurydice est-elle une comparaison plus féconde encore : descente symboli-
que du poète au sein même du langage afin paradoxalement d’y trouver, ou
tout au moins d’y toucher, son autre : son alter ego féminin, mais également
et surtout l’autre du langage, incarnés tous deux par Eurydice. Or Eurydice
est par essence – par nature – intouchable, c’est-à-dire innommable : l’at-
teindre un tant soit peu revient à provoquer instantanément son abolition,
tel est le risque mortel vers lequel tendent tout écrivain et toute écriture. Le
ressort premier de toute création littéraire (mais aussi plus largement de
toute parole) serait donc paradoxalement cette scène originelle impossible
au non-lieu de la béance abyssale – autre manière en somme de conceptua-
liser l’exil originaire dont parle Derrida – et ce serait depuis ce trou primor-
dial, cette ab-sens radicale se dérobant à toute appréhension symbolique
qu’advient paradoxalement tout ce qui se dit, cherche à se dire, manque
aussi à se dire. L’impossible, disait Lacan, est « ce qui ne cesse pas de ne pas
s’écrire ».
Il est des écrivains – hommes ou femmes – qui s’acharnent à occulter
l’abyme originel et l’angoisse qu’immanquablement il suscite : ceux-là, tout
entiers tendus vers l’extérieur, investissent littéralement le réel et se nourris-
sent de l’illusion de le capter et le représenter – le rendre présent – dans les
rets de leur verbe.
Il en est d’autres qui tel Orphée contemplent effarés l’abyme, s’y
plongent au risque de s’y perdre, et parfois en reviennent, gros d’un dire
nouveau, autre, lui-même paradoxalement troué, abyssal. Proust, Artaud,
Joyce sont de ceux-là.
’écriture maîtrisante et comblante des premiers m’apparaît mascu-
L
line, phallocentrique, « phallogocentrique » pour reprendre la formule der-
252 II – Poétiques exiliques
ridienne si chère aux féministes dont je ne suis pas. Celle des seconds me
semble davantage relever d’une expérience du féminin – quelle que soit
encore une fois l’identité sexuelle de leurs auteurs. L’impensable de la
béance scripturaire primordiale n’est pas en effet sans ressemblance avec le
mystère, l’impossible-à-dire du corps féminin et ce n’est pas hasard si l’in-
nommable objet de la quête orphique est féminin, est le féminin. Ce qu’il
est convenu de nommer positivement « matrice originelle » est aussi ce trou
béant que Courbet intitule « L’origine du monde » et qu’en tentant de
représenter de la manière la plus crue et réaliste possible, bien entendu il
échoue à figurer, ne faisant qu’esquisser les entours du trou, laissant,
comme Orphée en somme, intact – intouché – l’irreprésentable absolu. Le
trou d’un infigurable, d’un « rien dire », comme le formulait Joyce, serait à
la fois l’origine et la paradoxale essence de toute parole. « Invagination brû-
lante au cœur noir de la réalité », disait Gabriel Bounoure de la poésie de
Pierre Jean Jouve9. Ce rien – qui n’est pas l’absence de quelque chose mais
la présence massive et fascinante de ce qui échappe à la catégorie du nom-
mable parce qu’il relève, par nature, de ce qui ne peut pas être dit sans être
automatiquement frappé d’annulation par la parole –, ce rien, dis-je, serait
peut-être l’obscur objet – infigurable « continent noir » – du désir d’écrire,
et lui donner lieu – et non figure – la vocation la plus essentielle de
l’écriture.
La lettre féminise celui – ou celle – qui s’en fait le détenteur parce
qu’elle le déporte dans une position subjective qui consiste à se situer pas-
tout dans la parole, pas-tout dans la logique de la signification, donc pas-
tout dans l’empire du phallogocentrisme. Pas-tout, dis-je, reprenant la célè-
bre formule lacanienne. Car si le féminin incarne l’inaccessible de l’altérité
absolue, il est aussi le lieu organique, et de l’accueil – de la création – de
l’autre et de sa perte irrévocable. C’est bien en ce sens que la position sub-
jective de l’écrivain est féminine : Orphée revient de sa descente aux enfers
porteur d’une parole nouvelle qui est en somme à son image : infiniment
paradoxale, grosse de l’absence irréductible d’Eurydice, habitée littérale-
ment par sa perte, trouée par cette altérité qui, sans appel, lui échappe,
mais aussi la constitue. « Nous voilà transformés comme une demeure,
disait Rilke, par la présence d’un hôte. Nous ne pouvons dire qui est venu
[j’insiste sur le passé, le déjà-passé, aussitôt advenu que passé], nous ne le
saurons jamais10. »
En ce sens le processus majeur de la mise en abyme qui structure –
dé-structure – la Trilogie d’Agota Kristof est infiniment plus que le signe
d’appartenance à une quelconque esthétique – fût-elle baroque. Suscitée
par l’écriture en abyme aussi bien d’ailleurs que par les lectures en abyme
qu’elle induit, l’exhibition paradoxale de l’impossible à dire, au creux, au
vide voudrait-on dire du texte kristovien, rend structurellement présent –
et non représente ou figure – l’innommable dont s’origine toute parole et
actualise ainsi dans la béance même de l’écrit l’expérience du féminin qu’est
l’écriture – qu’est en tout cas toute écriture qui ne triche pas avec elle-
même.
Telle est ainsi la manière dont Agota Kristof, non pas occulte, mais
au contraire affronte, assume, l’imposture (l’impossible posture) qu’est celle
de tout écrivain (et donc la sienne) et qui peut se formuler par cette double
aporie : comment penser l’impensable ? Comment nommer l’innommable ?
En situant l’innommable dans l’abyme – dans la mise en abyme – du texte,
elle le rend structurellement présent sans pour autant tomber dans l’écueil
de sa nomination et donc de sa représentation thématique par une figure
explicite qui forcément l’abolirait en tant que tel.
A gota Kristof n’est donc pas de ces écrivaines expatriées qui
« figure[nt] l’exil au féminin » en cherchant à représenter thématiquement
par l’écriture dans une langue autre les contours aléatoires d’une identité
féminine déracinée. Elle aborde la création littéraire bien moins en femme
exilée qu’en écrivaine violemment confrontée à l’écriture en tant qu’elle est
– et ne peut qu’être – expérience de l’exil et du féminin. C’est dans la
configuration structurelle de son texte qu’elle donne, non à lire, mais bien
à éprouver la présence de l’innommable et l’exil, ce désistement subjectif et
énonciatif à l’origine de toute parole, que Derrida définit comme « l’aliéna-
tion originaire qui institue toute langue en langue de l’autre11 ».
De tout cela faut-il conclure que la littérature exilique féminine – la
formule prendrait un tour étrangement pléonastique – n’est pas à considé-
rer seulement comme un phénomène somme toute marginal et anecdoti-
que, spécifique de quelques femmes écrivant hors de leur langue et de leur
pays natals, mais comme une expérience privilégiée de la condition exilique
et féminine de l’écrivain (de tout écrivain) au regard de la langue (des lan-
gues) et du texte ?
’écriture exilique féminine prendrait alors une dimension
L
universelle.
Bibliographie
Blanchot, Maurice, L’entretien infini, Paris, Gallimard, 1969.
Bounoure, Gabriel, Marelles sur le parvis, Paris, Plon, 1960.
Derrida, Jacques, Le monolinguisme de l’autre, Paris, Galilée, 1996.
Derrida, Jacques et Catherine Malabou, La contre-allée, Paris, La Quinzaine litté-
raire, coll. « Voyager avec Jacque Derrida », 1999.
Kristof, Agota, « Écrire, c’est presque suicidaire », entretien avec Philippe Savary
publié dans Matricule des Anges, no 14, 20 novembre 1995-20 janvier
1996.
Kristof, Agota, Le Troisième mensonge, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Points »,
no P 126, 1991.
Kristof, Agota, La Preuve, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Points », no P 42, 1988.
Kristof, Agota, Le Grand Cahier, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Points », no R 302,
1986.
Kroh, Aleksandra, L’aventure du bilinguisme, Entretien avec Agota Kristof, Paris,
L’Harmattan, 2000.
Proust, Marcel, Contre Sainte-Beuve, Paris, Gallimard, coll. « Folio Essais », 1989.
Rilke, Rainer Maria, Lettre à un jeune poète, Paris, Garnier-Flammarion, 1994.
Wittig, Monique, Libération, 17 juin 1999.
13
Juive et pornographique :
Else Lasker-Schüler
Alexis Nouss
Cardiff University et Université de Montréal
U ne femme erre la nuit, dans les rues de Berlin. Une femme erre la
nuit, dans les rues de Jérusalem. Vêtue d’habits fantasques, por-
tant des bijoux de pacotilles. Elle se prénomme Else. Poétesse,
elle a été l’inspiratrice, l’amie ou l’amante, des écrivains et artistes de l’ex-
pressionnisme allemand. Est-elle en exil à Jérusalem ? N’était-elle pas plutôt
en exil à Berlin ? Ou encore : son exil, c’est d’être entre Berlin et Jérusalem.
n en trouve un bref portrait dans Éblouissements1 de Pierre Mertens,
O
roman sur la vie de Gottfried Benn qui a été un de ses amants, qu’elle
nommait « le Nibelung » ou « le barbare » et par qui elle se faisait appeler « le
Prince de la Thèbes d’Égypte ». Benn l’a-t-elle comprise ? Savait-il même
qui elle était ? Énigme que cette relation quant à laquelle Jean-Michel
Palmier fait la confidence de son étonnement2. La mélancolie du décor
berlinois, ses ruines et ses fantômes ne suffisent pas à cerner la figure d’Else
Lasker-Schüler. Il faut encore davantage de légendaire, de mythique.
Prague, par exemple, où se situe le roman de Sylvie Germain La pleurante
de Prague, funèbre vestale dont la silhouette répond à mon imaginaire :
Elle avance droit devant elle sans jamais reculer. Ses déambulations sem-
blent mues par de secrètes urgences, et son sens de l’orientation est le plus
déroutant qui soit. Il lui arrive de s’immobiliser au milieu d’une rue déserte,
ou d’obliquer sans raison apparente. C’est qu’elle a perçu alors un bruit
inaudible à tout autre. Le battement d’un cœur oppressé par un excès de
solitude, ou de peine, ou de peur, quelque part dans une chambre, une cui-
sine, ou dans un tramway passant non loin de là.
Il n’est pas rare que le battement de cœur humain qui l’a ainsi mise en éveil
et mouvement soit celui d’un cœur éteint depuis longtemps. Elle fraye avec
les morts autant qu’avec les vivants, son ouïe perçoit les plus infimes souf-
fles, les plus lointains échos.
La couleur de l’encre, mille fois séchée et ravivée, luit depuis toujours dans
les traces de ses pas (1999, p. 16)3.
En exil à Jérusalem ou en exil à Berlin ? En exil toujours, de sa nais-
sance à sa mort. Parce que femme, juive et pornographique.
1. Juive et pornographique
« Et pornographe », demande la grammaire. Je maintiens « juive et
pornographique » en faisant glisser le double qualificatif de la création à la
créatrice. En effet, la liste des livres bannis par les nazis incluait les œuvres
d’Else Lasker-Schüler où elles étaient dénoncées comme « juives et porno-
graphiques ». « Juives » : l’attribution était fidèle à la donnée biographique
puisque le judaïsme dessine son horizon familial et qu’elle lui demeura
fidèle tout au long de sa vie, non par une quelconque pratique mais dans
l’imagerie et la pensée. « Pornographiques » : la qualification s’appuyait sur
le fait que depuis son premier recueil, Styx, l’érotisme demeura une source
d’inspiration pour Else Lasker-Schüler qui, de surcroît, ne craignait pas
d’afficher la plus grande liberté dans sa conduite amoureuse.
Je maintiens « pornographique », compris autrement et sérieusement,
en indiquant ainsi que c’est la personne même de la poétesse à laquelle s’at-
tache une charge subversive. Elle assume dans sa vie une dimension de son
œuvre qu’on baptisera pornographique en ce qu’elle révèle avec crudité ce
qui doit rester caché : la mort. Elle le fait en tant que femme et juive, au
nom d’une double condition exaltant la paradoxale liberté de l’exil, un exil
existentiel dont l’exil empirique ne sera qu’illustration ou démonstration.
’idée intuitive d’une spécificité de l’exil au féminin provient pour
L
moi du constat apparu dans un corpus que j’étudie, la littérature de la
shoah : pour ces œuvres que leur nécessité transforme en témoignages,
marqués du double sceau de l’inéluctabilité et de l’impossibilité, les fem-
mes n’écrivent pas de la même manière que les hommes parce que l’expé-
rience même est vécue différemment. Le rapport au corps et le rapport à
l’engendrement diffèrent chez les hommes et chez les femmes, sur le plan
LE CRÉPUSCULE APPROCHE
Le crépuscule approche – dans la mort s’étend le jour.......
Son ombre me recouvre, qui s’étendait froidement sur une feuille,
sur ses baies rouges.
Je nous suis construit un royaume céleste, pour qu’il soit tien, inviolable
– Il s’est brisé aux récifs de la nuit de ton cœur.
Les oiseaux chantent, et du chant du rossignol
Frémit encore ma vision de la forêt au ruisseau.
À toi je vais en faire présent –
Le crépuscule approche, dans la mort s’étend le jour
(1988, p. 350 ; ma traduction).
Le second poème reconduit, dans l’aventure amoureuse, l’élargisse-
ment au cosmos de la scène personnelle.
FIN DU MONDE
Il est des larmes dans le monde
Comme si le bon dieu était mort./
Et l’ombre de plomb qui tombe/
Pèse du poids du tombeau.
Viens, cachons-nous plus près...
La vie gît dans tous les cœurs
Comme en des cercueils.
Ô ! Embrassons-nous profondément,
Au monde frappe une nostalgie
Dont il nous faudra mourir
(dans Richard, 1974, p. 31).
Devoir de mort agissant tel un geste de vie. Le suicide s’y apparente,
thème fréquent dans l’œuvre. Deux poèmes portent d’ailleurs ce titre dans
Styx, son premier recueil au titre significatif.
e motif de la mort vive persistera jusqu’à la fin de la vie et de l’œu-
L
vre. Dans Mein blaues Klavier (Mon piano bleu), son dernier recueil, paru à
Jérusalem en 1943, entrelaçant encore la douleur exilique aux attentes de
l’amour et aux ombres de la mort, le poème éponyme dit en conclusion :
Ah, chers anges, ouvrez-moi donc
– j’ai mangé le pain amer –,
quand je vis encore, la porte du ciel –
même si c’est interdit
(dans Lefebvre, 1995, p. 903).
260 II – Poétiques exiliques
elly Sachs et Gertrud Kolmar sont deux autres poétesses juives que
N
leur inspiration, assumant l’héritage de la tradition hébraïque, situe dans la
proximité de l’œuvre d’Else Lasker-Schüler. Comme elles, celle-ci consacre
de nombreux poèmes à des thèmes bibliques ; un de ses recueils s’intitule
Der siebente Tag (Le septième jour), un autre Hebräische Balladen (Ballades
hébraïques). La raison du rapprochement, toutefois, tient avant tout à
l’historicité de leurs projets scripturaires : les ténèbres de la shoah dont la
traversée prononce les souffrances d’un exil existentiel dont le paramètre ne
relève d’aucune façon de la géographie. Toutes trois ont recours au religieux
juif et, plus généralement, au mythologique dans leurs poèmes comme s’il
s’agissait de compenser la perte temporelle par l’appel au métatemporel.
« Toujours/ là où meurent des enfants/ pierre et étoile/ et tant de
rêves/ deviennent apatrides » (1999, p. 105) conclut un poème de Nelly
Sachs, qui échappa à la déportation en se réfugiant en Suède, poème tiré de
la section « Survivants » où, significativement, la survie est pensée au regard
du maternel. Gertrud Kolmar, née en 1894 à Berlin, morte à Auschwitz en
1943, prit comme pseudonyme le nom allemand de la ville natale de sa
famille paternelle en Pologne, effet d’identité exilique dont le poème « La
Juive » déploie toutes les harmoniques :
Je veux équiper une expédition scientifique
Dans mon propre pays du fond du temps.
Je peux encore découvrir peut-être
Quelque part l’Ur enfouie des Chaldéens,
L’idole Dagon, la tente des Hébreux,
La trompette de Jéricho,
Elle qui fit tomber ces murailles méprisantes,
Elle noircit dans des fonds, démolie, tordue ;
Jadis pourtant j’ai aspiré le souffle
Qui lui fit émettre des sons
(voir Lefebvre, 1995, p. 1053 et 1055).
3. La langue en exil
Après son installation en Palestine, il fut proposé à Else Lasker-
Schüler de traduire ses poèmes en hébreu. Elle refusa en rétorquant que ses
poèmes sont suffisamment hébraïques en allemand. Ne visant nullement la
provocation, le propos est précieux en ce qu’il redéfinit la problématique de
la langue de l’exil. Il entre en résonnance avec un poème de la poétesse
autrichienne Ingeborg Bachmann, elle qui fut si proche de Paul Celan4.
4. Étonnament J.-P. Lefebvre le cite dans sa notice sur Else Lasker-Schüler : « Elle a, en
ce visage aussi, quelque chose de Paul Celan, moins parce qu’elle fut, de fait, la pre-
262 II – Poétiques exiliques
Exil
Je suis un mort qui passe
plus nulle part déclaré
inconnu au royaume des préfets
//[...]//
Moi avec la langue allemande
ce nuage autour de moi
que je garde comme maison
je dérive à travers toutes les langues (1995, p. 1247).
Écrire en exil, écrire l’exil. Ni la langue première, ni la langue reçue ne
diront l’exil. Celui-ci ne s’écrira que dans un va-et-vient traductif entre les
deux, avec ses impuretés et ses tremblements. L’autotraduction d’un Beckett
ou d’un Nabokov, selon des intensités différentes, rend les aléas de la vérité
exilique. Change-t-on vraiment jamais de langue ? L’écrivain écrit la langue
de ses livres, de ses styles. L’éloignement de la langue d’origine marque une
des premières consciences de l’exil tandis que l’appropriation d’une nouvelle,
infusée de la première, s’accomplit comme un accomplissement post-exili-
que. De fait, le domaine langagier exemplifie l’expérience que la notion de
post-exil, modulation et non dépassement, cherche à décrire. Pour Else
Lasker-Schüler, sa langue, en allemand, était déjà traduite en hébreu. À
moins de dire que c’est l’hébreu qui était déjà traduit en allemand, l’hébreu
du peuple assassiné qui aura connu l’épreuve de la mort vive.
Le discours exilique porte une double absence : celle de tout langage
– puisqu’il gomme le réel qu’il désigne – et celle d’une présence déportée
dans un ailleurs. Le langage, facteur d’absence, converge alors avec son
objet, travaillé par l’absence. Dans l’œuvre d’Else Lasker-Schüler, l’absence
exilique enregistre par anticipation celle, ontologique, d’un peuple menacé
d’un effacement de l’histoire. Lorsque l’exilé restaurera une intériorité cor-
respondant à son nouveau milieu, il pourra y intégrer, telle quelque décora-
tion aux murs de sa demeure psychique, des éléments de la culture
ancienne. Processus connu et normal, impossible cependant lorsque l’exil
s’est accompagné d’un trauma lié à l’histoire et que le sujet est terrassé par
une violence post-exilique. Génocide arménien et shoah en sont les exem-
ples archétypaux5. La langue ancestrale est alors interdite, car elle porte
d’insupportables stigmates. Pour Janine Altounian6, descendante d’une
mière poétesse juive de langue allemande, que par la radicalité de son engagement
dans l’écriture » (J.-P. Lefebvre, Anthologie bilingue de la poésie allemande, Paris, La
Pléiade, 1995, p. 1635). Les deux critères avancés ne me semblent pas contrebalan-
cer les profondes différences dans leurs poétiques respectives.
5. Les génocides bosniaques et rwandais les reproduisent.
6. J. Altounian, Les chemins d’Arménie.
E. Les jeux de translation 263
Bibliographie
Altounian, Janine, « Ouvrez-moi seulement les chemins d’Arménie » : Un génocide aux
déserts de l’inconscient, Paris, Les Belles Lettres, coll. « Confluents psychana-
lytiques », 1990.
Germain, Sylvie, La Pleurante des rues de Prague, Paris, Folio, 1999.
Lasker-Schüler, Else, Gedichte 1902-1943, München, Deutscher Taschenbuch
Verlag, 1988.
Lefebvre, Jean-Pierre (dir.), Anthologie bilingue de la poésie allemande, Paris, La
Pléiade, 1995.
Mertens, Pierre, Les éblouissements, Paris, Le Seuil, coll. « Points », 1989.
Palmier, Jean-Michel, Retour à Berlin, Paris, Payot, 1996.
Richard, Lionel, Expressionnistes allemands. Panorama bilingue d’une génération,
Paris, Maspero, 1974.
Sachs, Nelly, Éclipse d’étoiles (trad. par M. Gansel), Lagrasse, Verdier, 1999.
Scholem, Gershom, La mystique juive. Les thèmes fondamentaux (trad. par M. R.
Hayoun), Paris, Éditions du Cerf, 1985.
F. Oser l’invention
P our qui n’existe pas aux yeux du monde, ou compte pour quan-
tité négligeable, les ostracisés, les « Sans pays », dont ont été et
sont encore les lesbiennes et les femmes noires ou racisées, il n’est
de choix que de se faire advenir soi-même ainsi que l’a écrit Monique
Wittig :
Il nous faut dans un monde où nous n’existons que passées sous silence, au
propre dans la réalité sociale, au figuré dans les livres, il nous faut donc, que
cela nous plaise ou non, nous constituer nous-mêmes, sortir comme de
nulle part, être nos propres légendes dans notre vie même, nous faire nous-
mêmes, êtres de chair, aussi abstraites que des caractères de livre ou des
images peintes1.
Pour ce faire, des auteures lesbiennes glissent un grain de sable dans
la mécanique sexiste et hétéronormative en œuvre dans la langue et la
culture occidentale, et des femmes noires et de couleur font entendre haut
et fort les mythes et les voix inédites que leurs cultures leur ont légués ou
inspirés.
ominique Bourque a appelé « dé-marquage » le procédé qui consiste
D
à contourner ou à annuler les marquages, en l’occurrence le genre gramma-
tical féminin, de manière à contrer la ségrégation textuelle et conceptuelle
imposée aux femmes. Il s’agit, entre autres, de représenter ces dernières
autrement qu’en tant que procréatrices au service des autres (par l’intermé-
diaire de la sexualité, de la grossesse, de la maternité, de l’allaitement, des
soins, etc.), pour examiner leurs œuvres et leurs réflexions.
De son côté, la poète Angèle Bassolé-Ouédraogo installe dans le
français le souffle indéfectible de ses porteuses d’espoir et de courage, qui
font face aux épreuves, aux silences et aux violences que subissent les
Africaines, mais aussi l’Afrique. Ce souffle porte bien loin leurs paroles, au
prix de l’exil, ouvre des passages et des dialogues2 pour qu’il y ait un hori-
zon au-delà des réalités coloniales dévastatrices ; pour qu’il y ait des « Soleils
libres » qu’il ne soit plus possible de balayer sous le tapis de l’histoire.
2. « la poésie est avant tout un acte de communication, de dialogue avec les autres et
avec le monde. Ce n’est pas un monologue intérieur. C’est une invite au dialogue
avec le monde qui nous entoure, avec nos semblables. Et sa beauté réside dans sa
polysémie. Vous pouvez comprendre ce que vous voulez, l’interpréter comme vous la
sentez, toutes les lectures restent possibles et valables. Il n’y pas une lecture unique
de la poésie qui s’impose, il n’y a pas de dictature du sens unique. Et j’aime beau-
coup voir les différentes lectures qu’on peut faire de ma poésie » (Angèle Bassolé-
Ouédraogo, « Sarkozy n’a pas le droit d’insulter notre mémoire collective »).
14
1. Monique Wittig, « On the social contract », The Straight Mind and Other Essays,
p. 45.
2. Monique Wittig, Le Corps lesbien, Minuit, p. 20.
3. Aujourd’hui même de nombreux Africains par exemple fuient, à leurs risques et
périls via des embarcations de fortune, des conflits, des violences ou la famine, dans
l’espoir d’une meilleure vie en Europe ou ailleurs dans le monde.
268 II – Poétiques exiliques
rarement le cas pour le « deuxième » sexe. « Je suis étrangère à la vie, je suis
perdue en eau tranquille4 », déclare un personnage de Djuna Barnes, en
écho aux Ophélie de ce monde. Quelques années plus tard, soit en 1938,
Virginia Woolf constate : « nous, “ses femmes”, nous sommes enfermées
dans la maison de famille sans qu’il nous soit permis de participer à aucune
des nombreuses sociétés dont est composée sa société5 ». Faut-il rappeler
que l’enfermement, sous une forme ou une autre, concerne toujours une
quantité très importante de femmes à travers la planète6.
Lorsque l’exil volontaire ne peut être géographique – car il n’y a nulle
part où se réfugier –, il prend d’autres formes. Depuis fort longtemps,
nombre d’exilées « de l’intérieur » ont dû faire preuve d’imagination. S’il y a
fuite comme pour les marrons, elle se situe dans d’autres dimensions (exis-
tentielle, conceptuelle ou artistique). Elle devient refus des conduites atten-
dues, soi-disant « normales », en réalité construites pour mieux emprisonner
et contrôler ; ou dénonciation d’un régime d’exploitation ou de domestica-
tion ; ou, encore, productions d’œuvres innovatrices. Lors du « grand ren-
fermement » qui confisqua aux femmes toute possibilité d’autonomie
financière dans l’Europe des XVIIe et XVIIIe siècles, l’exil intérieur prit,
entre autres formes, celle du travestissement, et ce, malgré les terribles châ-
timents, dont la mort, qu’encourraient les contrevenantes7.
lus généralement, la prise en charge de sa destinée, pour un être né
P
« femelle », transgresse la loi qui en fait l’Objet ou l’Autre du Sujet, suivant
l’analyse de Simone de Beauvoir8, et remet en question le caractère naturel
des catégories de sexe. Classées parias, perverses, malades, anormales, folles
ou obscènes, les rebelles à leur soi-disant « nature » subissent les « traite-
ments » réservés aux inaptes, aux criminels ou aux déviants. L’écrivain
Taslima Nasreen en sait quelque chose. Menacée de mort depuis 1994, elle
vit en nomade avec comme seul point d’attache une adresse virtuelle, celle
que lui procure l’Internet :
9. Extrait tiré d’une intervention que Taslima Nasreen a faite le 12 novembre 1999
durant la Commission V du Congrès général de l’Unesco. Voir le texte intitulé « For
freedom of expression », dans la revue électronique Points of View, [en ligne] http ://
www.unesco.org/webworld/points_of_views/nasreen_121199.shtml (site consulté le
27 juin 2010).
10. Elles se qualifient également de lesbiennes « radicales ». Précisons que si les lesbiennes
échappent dans leur vie privée à certaines formes d’appropriation des femmes, elles
n’échappent pas nécessairement, dans la sphère publique, au dictat de la complé-
mentarité des sexes institutionnalisant la dépendance du groupe des femmes au
groupe des hommes au moyen, entre autres, des emplois de service réservés aux fem-
mes (en recrudescence à l’ère néolibérale, voir J. Falquet, De gré ou de Force. Les
femmes dans la mondialisation, 2008). Elles sont aussi la cible de violences symboli-
ques et physiques. Les premières passent par le quasi-silence entourant leur existence
et les seules images stéréotypées les représentant (la « camionneuse » ridicule au
cinéma, l’allumeuse audacieuse dans la pornographie, etc.). Les violences physiques
vont des menaces, aux viols punitifs dits « thérapeutiques » et aux meurtres, en pas-
sant par l’ostracisme.
11. Cette domination apparaît dans l’exclusion plus ou moins importante du groupe
dominé des trois grandes instances décisionnelles de nos sociétés que sont la politi-
que, l’économie et le savoir.
12. Françoise Collin, « Différence des sexes (Théories de) », Dictionnaire critique du fémi-
nisme (dir. Helena Hirata et autres), p. 30.
270 II – Poétiques exiliques
13. Colette Guillaumin définit le fait idéologique (et son effet) comme « le rapport social
où les acteurs sont réduits à l’état d’unité matérielle appropriée » et « la construction
mentale qui fait de ces mêmes acteurs des éléments de la nature : des “choses” dans la
pensée elle-même », « Pratique du pouvoir et idée de Nature », Sexe, race et pratique
du pouvoir : l’idée de Nature, p. 17.
14. Francoise Leclère, « Les maux du dictionnaire, nosographie de l’androlecte »,
Lesbianisme et féminisme (dir. N. Chetcuti et C. Michard), p. 151.
15. Claire Michard, « Le sens du genre en linguistique : critique des évidences [...] »,
Lesbianisme et féminisme, ibid., p. 164. Claire Michard précise : « les propriétés d’hu-
manité et de sexe ne sont pas structurées de la même façon pour les notions
d’homme et de femme. La structuration est logique pour les représentants de la
classe de sexe dominante : humain en tant que propriété définissante, mâle en tant
que propriété qualifiante (humain mâle). Par contre la structuration est irrationnelle
pour les représentants de la classe de sexe dominée : femelle est la propriété définis-
sante, humain est la propriété qualifiante (femelle humaine ou femelle de l’hu-
main) », « Genre et sexe en linguistique : les analyses du masculin générique », Mots,
p. 38-39.
F. Oser l’invention 271
L’in(dé)finition19
L’un des premiers constats qui s’impose en ce qui concerne la désta-
bilisation des sens existants est l’omniprésence de définitions, ou plutôt de
re-définitions, ou même d’in(dé)finitions que l’on observe dans les textes
16. Claire Michard, « Le sens du genre en linguistique... », ibid., p. 168. Autre formula-
tion : « Nous sommes représentées, mais en tant que femelles, animaux domestique,
propriétés des “humains” », C. Michard, « Approche matérialiste de la sémantique
du genre en français contemporain », Sexe et genre : de la hiérarchie entre les sexes (dir.
de M.-C. Hurtig, M. Kail et H. Rouch), p. 154.
17. Francoise Leclère, « Les maux du dictionnaire, nosographie de l’androlecte », op. cit.,
p. 149.
18. Voir Dominique Bourque, Écrire l’inter-dit. La subversion formelle dans l’œuvre de
Monique Wittig, p. 42.
19. « Infinition : an infinite process of defining something that cannot be fully or preci-
sely defined ; an endless list of possible definitions. Origins : From definition, and
infinity. Example : Certain fluid concepts in their emergent state are subject to in-
finition--infinite dispersal of their meaning--rather than to definition. [...]. If defini-
tion circumscribes a specific conceptual area, then infinition releases the concept
from restricting demarcations and places it in an indeterminate zone », Mikhail
Epstein, UN (unwords.com), www.unwords.com/unword/infinition.html (site
consulté le 6 février 2004).
272 II – Poétiques exiliques
20. « Lifting Belly » (1917), Sacred Emily (1913), An Elucidation (1927), The World is
Round (1939).
21. Judy Grahn, The Highest Apple, p. 64.
22. Djuna Barnes citée sans source par Ray Davis (©, 1996), [en ligne] www.pseudopo-
dium.org/kokonino/tq/barnes.html (site consulté le 15 janvier 2004).
23. Gertrude Stein, « Poetry and Grammar », Lectures in America, p. 236. Comment ne
pas entendre, dans cette phrase, une référence à « I am the Love that dare not speak
its name », célèbre vers de Lord Alfred Douglas, l’amant d’Oscar Wilde qui fut
condamné aux travaux forcés pour « homosexualité ».
24. Shari Benstock, Women of the left Bank. Paris, 1900-1940, p. 243.
25. Annette Kolodny, « Some Notes on Defining a Feminist Literary Criticism », texte
cité par S. Benstock, ibid., p. 243-244.
F. Oser l’invention 273
26. Nicole Chardaire, « Préface », La Passion de Djuna Barnes, p II. La vache évoquerait
moins ici un symbole des femmes que leur condition : « The vision of woman as the
particular creation and victim of the depersonalized modern city was to become a
major theme of Barnes’s work », S. Benstok, ibid., p. 242.
27. Virginia Woolf, op. cit., p. 204. La question centrale que Virginia Woolf se pose (et
pose aux femmes) dans cette œuvre c’est « Que signifie le mot “pays” pour moi,
l’étrangère ? » et elle en concluera « qu’il n’existe pour elle pas d’étrangers » à cause de
son propre statut d’étrangère chez elle.
28. Virginia Woolf, ibid., p. 205.
29. Djuna Barnes, La Passion, op. cit., p. 32. La citation se poursuit avec la phrase sui-
vante : « Un jour, madame, vous verrez on ira en Amérique et on sera américaines. »
30. Sherwood Anderson, « Introduction », dans Geography and Plays, p. 8.
31. Virginia Woolf, op. cit., p. 201.
32. Après avoir cité la phrase susmentionnée dans le texte de Djuna Barnes, Sande Zeig
commente : « This is how Monique Wittig and I feel, we don’t really have a nationa-
lity. » Voir les commentaires de la réalisatice du film The Girl sur le DVD éponyme.
274 II – Poétiques exiliques
pas des femmes33. » Or, cette phrase comme le rappelle Teresa de Lauretis
« [...] had the power to open the mind and to make visible and thinkable a
conceptual space that until now had been rendered unthinkable by, [...] the
hegemony of the straight mind 34 ».
Monique Wittig invente par ailleurs de nouveaux mots pour exposer
et défier l’interdit d’être sujet à part entière (plutôt qu’objet) qui pèse sur
les individus catégorisés femmes. Elle a créé, entre autres, le néologisme
« cyprine » en 1969 pour nommer l’indice physique du désir sensuel chez
ces individus. Inspiré par « Kypris », l’épithète de la déesse de l’amour, c’est-
à-dire Aphrodite, le mot s’est imposé à force d’être repris et se trouve désor-
mais dans Le Petit Robert35. Rappelons que les « lesbiennes » se positionnent
d’emblée comme des sujets de désir par le terme qu’elles ont adopté pour se
désigner. Ce terme est par ailleurs indissociable du poète de l’expression du
désir par excellence, soit Sappho de Lesbos.
Michèle Causse, pour qui « il n’est de lieu que la langue à condition
de l’inventer36 », emprunte également cette voie de l’innovation lexicale.
Elle remplace ainsi le mot « femmes37 », par « dividues » ou « sex(c)isées », le
mot « hommes » par « diviseurs » ou « sexeurs » et propose le terme d’« indi-
vidues » pour nommer les résistantes à la « sexision » ou « sexualisation »
qu’instituent les catégories de sexe38. De la sorte, elle travaille à l’élabora-
tion d’un nouvel idiome, l’alphalecte, pour remplacer le « sexolecte »,
qu’elle évoque en ces termes :
Il nous a faites ou plutôt défaites avant même que nous le parlions. Il nous a
as/sujetties. Il a pris en otages nos corps (au nom de la petite différence),
notre imaginaire et a fait de la majorité d’entre nous des automates ajustées
à des conduites toutes tracées. Cette réalité indispose un nombre toujours
plus grand d’êtres parlants, gynés ou gynandres, qui ne peuvent se résigner à
33. Par l’usage du pluriel, Monique Wittig élimine la perspective essentialiste qui pou-
vait être associée à la phrase de Jill Johnson « a lesbian is not a woman » (voir Lesbian
Nation, p. 185-186).
34. Teresa de Lauretis, « When lesbians were not woman », Labrys, [en ligne] http ://
www.unb.br/ih/his/gefem/special/special/delauretis.htm.
35. « Cyprine : Sécrétion vaginale, signe physique du désir sexuel. “Une agitation trouble
l’écoulement de la cyprine” (Wittig) », Le Nouveau Petit Robert (Dicorobert, Paris,
1994), p. 530.
36. Correspondance privée avec l’auteur, 26 février 2004.
37. Selon Michèle Causse l’étymologie du mot « femmes » serait foemina « de moindre
foi », Contre le sexage, 4e de couverture.
38. D’elles, elle écrit : « Un jour prochain elles ne se laisseront plus sexiser ni sexualiser
mais seront des êtres non divisibles, dotés d’un soi à soi », Michèle Causse, loc. cit.
F. Oser l’invention 275
n’être pas cause et effet de leur savoir-voir, de leur pensée, de leur libido, de
leur langue, et qui désirent un droit de préemption sur leur avenir39.
Le dé-marquage
Parallèlement à la réévaluation du sens et de ses possibles articula-
tions dans la forme (jeux grammaticaux, procédés stylistiques, dialogisme
et innovations lexicales), les auteurs opèrent le « dé-marquage » des catégo-
ries de sexe parce qu’elles signent et entretiennent le mythe d’une diffé-
rence de nature entre les sexes et cautionnent ainsi leur différence de
traitement.
Françoise Collin résume la position des lesbiennes matérialistes fran-
çaises ainsi :
Toute affirmation de spécificité ressuscite en effet le spectre de la complé-
mentarité et risque de donner des gages à la hiérarchisation : la spécificité
des femmes est une production sociale destinée à justifier leur subordina-
tion. La raison n’a pas de sexe. Et si elle a un corps, elle n’est pas ce corps :
elle transcende son immanence par la liberté (Beauvoir, 1949)40.
Cela ne veut pas dire que ce groupe est aveugle aux différentes expériences
associées aux classes de sexe, loin de là, mais il refuse d’associer celles-ci à
une cause qui ne serait pas politique. L’intérêt du dé-marquage des sexes
dans la langue est l’abolition de privilèges pour les uns au détriment des
autres (comme la capacité de représenter l’humanité réservée à l’instance
non marquée, c’est-à-dire non genrée41), ainsi que l’accessibilité de ces
« autres » à une pleine humanité.
Dans les œuvres, cette stratégie s’observe d’abord dans la fluidité des
postures qu’adoptent les personnages. Prenons l’Orlando (1928) de Virginia
Woolf. Dans ce roman, le personnage éponyme vit trois siècles en ayant
toujours trente ans, la même personnalité et le même intellect, mais en
changeant de sexe. Il est dépeint comme un être existant en soi, c’est-à-dire
indépendamment de sa spécificité anatomique sexuelle et donc des
39. Michèle Causse, « Une politique textuelle inédite : l’alphalecte », Lesbianisme et fémi-
nisme, op. cit., p. 120.
40. Françoise Collin dans le Dictionnaire critique du féminisme, op. cit., p. 31. La suite de
la citation se lit comme suit : « Que ce soit comme objets sexuels à travers la longue
histoire de la “contrainte à l’hétérosexualité” (Mathieu, 1991) ou comme mères en
les reléguant dans la sphère domestique et en les excluant de la sphère publique. »
41. « Gender is the linguistic index of the political opposition between the sexes. Gender
is used here in the singular because indeed there are not two genders. There is only
one : the feminine, the “masculine” not being a gender. For the masculine is not the
masculine but the general », Monique Wittig, « The Point of View : universal or pati-
cular », op. cit., p. 60.
276 II – Poétiques exiliques
c omportements qui y sont associés selon les époques et les cultures ; com-
portements qui renvoient à ce que Nicole-Claude Mathieu a nommé le
« sexe social42 ». Plus généralement, dans l’œuvre de Woolf : « Subjectivity is
presented as a multifaceted multiplicity of conflicting elements 43 . »
Semblablement, Nora, le personnage du Bois de la nuit (1936) de Djuna
Barnes, « discovers that she has been robbed of the difference within gender, of
the difference within woman and between women44 ». Cette découverte est
rendue possible parce que dans cette œuvre, où la syntaxe vole en éclats, « it
is the notion of forms, and definitive categories that is put into question [...]45 ».
À y regarder de plus près, on découvre que le dé-marquage ne s’ins-
crit pas seulement sur le plan de la stricte représentation du personnage et
de ses comportements (style vestimentaire original, personnalité non
conforme, etc.), mais également sur celui de la syntaxe. Chez Gertrude
Stein, par exemple, le travail de démocratisation grammaticale concerne
autant les mots : « By equalizing the value of each word, Stein was locating the
commonness of language, the equality of value each word has with every
other46 », que les personnages. Dans son poème « Lifting Belly » par exem-
ple, elle utilise les pronoms plutôt que les noms pour miner la perspective
autoritaire (monologique) longtemps associée aux protagonistes (héros).
« Stein removes individual names in favour of pronouns (“anyone” and
“someone”) in her representation of human nature, which in turn highlight her
egalitarianism and her belief in the potential purity within individual human
relationships47. » Notons que ce poème, selon Tyke O’Brien, « serves as a safe
haven, and its qualities that render it as such are largely created in reaction and
antidotal to the outside world apart from which it is set48 ».
On retrouve la même préoccupation linguistique chez Monique
Wittig, Anne F. Garréta et Michèle Causse. La première appelle de ses
vœux un autre système syntaxique pour éliminer le genre grammatical, cet
49. Monique Wittig, « Le point de vue, universel ou particulier », La Pensée straight,
p. 90.
50. Michèle Causse, « Une politique textuelle inédite : l’alphalecte », Féminisme et lesbia-
nisme, op. cit., p. 121.
51. Dominique Bourque, « Guerres d’amour, machines de guerre : le dé-marquage dans la
littérature d’auteurs lesbiens », p. 87.
278 II – Poétiques exiliques
cette écriture censée être a-historique, et donc non touchée par les rapports
de pouvoir, a bénéficié et continue de bénéficier d’un extraordinaire sou-
tien institutionnel, contrairement à l’écriture dé-marquée. Si la féminisa-
tion de la langue rend les femmes plus visibles en son sein, elle reconduit
également les catégories (dissymétriques) de sexe et donc leur fixation sym-
bolique et concrète en l’Autre du Sujet. Ce faisant, elle renforce leur
ségrégation.
Parallèlement, les stratégies de dé-marquage étudiées dans ce texte
jettent les bases d’une nouvelle approche littéraire qui allie nécessité poéti-
que et responsabilité citoyenne : « L’apparition de l’alphalecte à laquelle
nous assistons ici met fin à l’empire du (seul) sens et instaure les conditions
d’une éthique de vie pour tous les corps parlants de la planète52. » En s’atta-
quant aux frontières discursives qui enferment et aux catégories qui figent,
cette « poé-li-tique » ouvre une voie de liberté à toutes les personnes exilées
quelles qu’elles soient.
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Peur
Peur de l’autre
Peur de ce que l’on ignore
Peur de ce que l’on n’est pas
Ne saurait être
On parle d’Amour
On parle de Charité
On parle de Fraternité
Paroles
Paroles dans mon cœur en exil
Mon cœur et mon âme
Hors de mon corps
Mon être désintégré
Ma Lune et mon Soleil
Brillent et se lèvent au vent du sud
Le nord a épuisé mes réserves
Car le soleil y brille inutilement
Il brille et me fait manquer de
Vitamine D
Ce soleil de décor
Que poursuivent des âmes désespérées
Désespérées et prêtes à mourir sur les côtes de Lampedusa
Pour un soleil qui ne se lèvera jamais au-dessus de leurs yeux fermés
F. Oser l’invention 283
Rêves d’Égalité
Rêves de Fraternité
J’ai chanté être
À tous les temps
Je suis de là et d’ailleurs
Je suis d’ici et de là
Je serai toujours
L’Exil
Les Porteuses exilées
Chantent des Cantates
Pour des Soleils Libres
Exilées pour rêver
Rêver la Liberté
La Liberté enfouie dans nos déserts sans noms
Nos déserts sans limites
Nos déserts sans frontières
Les Porteuses exilées
Vous saluent !
Les Porteuses exilées
Vous disent
Mères,
Merci !
Angèle Bassolé-Ouédraogo
Ottawa, ce 28 juin 2009.
Postface
Après l’exil
Nellie Hogikyan
J’aurais aimé inscrire les noms de mes morts anatoliens sur les rochers
au bord du lac, ici, au lac Léman. Mais j’attendrai mon retour à Montréal.
Ici, j’ai peur que l’on m’accuse de vol, vol de l’espace public par l’inscrip-
tion du nom. Voici comment pourrait paraître l’histoire rapportée par un
commentateur du journal national du canton de Genève, Le Temps, dans la
rubrique « Nation plus » :
Vol d’espace public par les immigrants
Nyon – Une femme a été arrêtée par la police de Nyon, près de Genève, le
30 juillet 2008, pour ce qu’on a désigné comme le vol d’espace public par
l’inscription du nom sur pierre. L’infraction grave a été classée comme appa-
rentée à l’occupation, voire à l’impérialisme tribal ou familial, ou même
ethnique. L’identité de la détenue n’est pas encore connue, mais la police a
confirmé qu’il s’agit bel et bien d’une femme à la peau basanée. Elle pour-
rait appartenir à une vague de réfugiés politiques arrivés récemment en
Suisse, plus particulièrement des gitans venant d’une région près de la mer
Noire ou du Caucase.
La criminelle ne parle ni français, ni allemand, ni anglais, mais son regard
intensément inquiet pourrait cacher une histoire sanglante et traumatique.
Les autorités sont à la recherche d’une personne pouvant communiquer
avec la criminelle dans sa langue maternelle – quoique la police ignore l’ori-
gine de cette gitane pour le moment.
Postface 289
Fait important : aucun objet, à part un bout de craie blanche, n’a été trouvé
en possession de la femme migrante en question.
Analyses
Les autorités suisses ont engagé des spécialistes pour traiter le cas du vol
d’espace public par l’inscription du nom. Les professionnels parlent d’un
geste conséquent sur le plan politique, mais surtout, ont-ils insisté, il s’agit
de données explicites qui entreraient dans les annales de l’histoire. Il s’agit,
selon maître Stéphane Étiez du ministère de la Protection de la Loi de la
nation, d’une violation au niveau du sol de la patrie. Ce geste concret, argu-
mente le spécialiste, a des conséquences énormes pour la construction de
l’identité nationale et pour la configuration du territoire suisse.
Quant à maître Guy de Neuchâtel, il a bien voulu souligner la gravité de
l’acte posé par la gitane sur le sol suisse en déclarant, pour sa part, que cette
écriture ayant lieu sur les terres suisses est une tentative de meurtre de la loi
nationale et territoriale, ainsi que de la loi patriarcale et traditionnelle.
Les autorités ont commandé une enquête quant à l’origine de la criminelle
gitane.
***
Je pensais à ma grand-tante, Auntie Naz d’Istanbul-Paris-San
Francisco-Detroit; je pensais à ses frères dont le nom n’est inscrit nulle
part. Mon grand-oncle Hrant, qui a fait le tour du monde avec sa trousse
de monnaie ottomane qu’il ne lâchait jamais… J’attendrai mon retour à
Montréal pour inscrire leurs noms quelque part.
Je pensais à ma sœur autochtone Rita Joe et à son père, David de
Ryga – nos ancêtres mythiques. J’aimerais bien inscrire leurs noms aussi à
côté de ceux de mon histoire.
Après l’exil, ce sont les racines – au-dessous du sol – qui se
rejoignent.
En deçà de la surface.
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Torossian, Gariné (réalisatrice et productrice), Girl from Moush, 16 mm., 5 m.,
Canada, 1994.
Westscott, Margaret, Stolen Moments, produit par Silva Basmajian, ONF, 1997,
92 m.
Webliographie
Arino, Marc et Marie-Lyne Piccione, « L’écriture migrante au Québec », appel à
contribution sur le thème « 1985-2005. Vingt années d’écriture migrante au
Québec. État des lieux et perspectives », Colloque jumelé CEC / « Jeunes
chercheurs », 15-17 décembre 2005 à Bordeaux, [en ligne] http ://www.
fabula.org/actualites/article11347.php (site consulté le 13 août 2009).
Barnes, Djuna, citée sans source par Ray Davis (©, 1996), [en ligne] http ://www.
pseudopodium.org/kokonino/tq/barnes.html (site consulté le 15 janvier
2004).
Bibliographie intégrale 307
Sous la direction de
Dominique Bourque
et Nellie Hogikyan
Sous la direction de
Qu’est-ce que l’exil pour les romancières Virgina Woolf, Agota Kristof, Assia
Djebar ou Aki Shimazaki ? Qu’est-ce que l’exil pour la poète juive-allemande
Else Lasker-Schüler vivant à l’ère nazie ou pour la poète burkinabè Angèle
Bassolé-Ouédraogo, qui vit au Canada aujourd’hui ? Quels exils affrontent les
femmes ? Les auteurs du présent ouvrage répondent à ces questions dans leurs
études d’œuvres traitant spécifiquement de la représentation d’expériences
exiliques de femmes. L’introduction trace un parcours des théories de l’exil et les
diverses études sont ponctuées par trois textes de créatrices en exil au Canada.
L’objectif est de rendre compte de la variété et de la complexité des situations
exiliques de femmes d’ailleurs et d’ici, d’hier et d’aujourd’hui, telles qu’elles
ont été rendues ou recréées au sein d’œuvres littéraires (poésie, roman et essai)
et visuelles (peinture, sculpture, film et performance).
Dominique Bourque est professeure agrégée à l’Institut d’études
des femmes et au Département de français de l’Université d’Ottawa. Elle a
notamment publié, avec Aïda Kaouk, Ces pays qui m’habitent : expressions
d’artistes canadiens d’origine arabe (Musée canadien des civilisations, 2003).
ISBN 978-2-7637-9125-8
Illustration de la couverture : Claudine Vivier, Préface de Gloria Escomel
Sans titre, gravure sur bois.