Beruflich Dokumente
Kultur Dokumente
Steiner Philippe. Don de sang et don d'organes : le marché et les marchandises « fictives ». In: Revue française de sociologie.
2001, 42-2. pp. 357-374.
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rfsoc_0035-2969_2001_num_42_2_5358
Resumen
Philippe Steiner : La donación de sangre y la donación de órganos : el mercado y las mercaderías «
ficticias ».
El estudio consagrado por Richard M. Titmuss a la donación de sangre, hasta hoy permanece todavía
como una referenda cuando se trata de reflexionar sobre la donación en el campo médico. Este artículo
recuerda primero las tesis centrales de Titmuss y las reacciones de los economistas a la afirmación de
la superioridad de un sistema basado sobre la donación y el altruismo comparativamente frente al otro
organizado en torno del mercado y a la acción interesada. El artículo muestra enseguida que la
oposición donación/mercado es reductora, en la medida que deja de lado la dimensión industrial la cual
es de crucial importancia en el caso de la donación medical. Finalmente, a partir de informaciones que
conciernen la donación de órganos, el artículo pone en evidencia la construcción social sin la cual, del
mismo modo como lo había comprendido Titmuss, la donación moderna no puede llevarse a cabo.
Zusammenfassung
Philippe Steiner : Blut- und Organspenden : der Markt und die « fîktiven » Waren.
Die von Richard M. Titmuss der Blutspende gewidmete Untersuchung ist doch heute noch eine
Referenzarbeit, wenn es darum geht Überlegungen zur Spende im medizinischen Bereich anzustellen.
Der Aufsatz führt zunächst die Titmusschen Kernthesen an und die Reaktionen der
Wirtschaftswissenschaftler gegenüber dem Überlegenheitsanspruch eines Systems, das sich auf die
Spende und Altruismus stützt, verglichen mit einem System beruhend auf dem Markt und der
Interessenhandlung. Der Aufsatz zeigt weiterhin, dass der Gegensatz Spende/Markt reduzierend wirkt,
insofern als er das industrielle Ausmass beiseite lasst, das im Falle der medizinischen Spende
ausschlaggebend ist. Schliesslich zeigt der Artikel, ausgehend von Informationen über Organspenden,
die soziale Konstruktion auf, ohne die, wie Titmuss es verstanden hatte, die moderne Spende nicht
möglich ist.
Abstract
Philippe Steiner : Blood and organ donation : the market and the fictitious goods.
The study by Richard M. Titmuss devoted to blood donation is still used today as a reference when
concerned with donations in the medical field. This article gives the central theses of Titmuss and the
reactions of economists faced with the affirmation of the superiority of a system based on donation and
altruism compared with a system organized around a market and specific action. The article then
illustrates that market/donation opposition reduces reality, as it omits the industrial dimension which
plays a crucial role in the case of medical donation. Finally, based on informations regarding organ
donation, the article explains the social structure without which, as Titmuss understood well, modern
donation cannot be developed.
Résumé
L'étude consacrée par Richard M. Titmuss au don de sang reste aujourd'hui encore une référence dès
lors qu'il s'agit de réfléchir au don dans le domaine médical. Cet article rappelle d'abord les thèses
centrales de Titmuss et les réactions des économistes face à l'affirmation de la supériorité d'un système
fondé sur le don et l'altruisme comparativement à celui organisé autour du marché et de l'action
intéressée. L'article montre ensuite que l'opposition don/marché est réductrice, dans la mesure où elle
laisse de côté la dimension industrielle dont l'importance est cruciale dans le cas du don médical.
Finalement, à partir des informations concernant le don d'organes, l'article met en évidence la
construction sociale sans laquelle, ainsi que l'avait compris Titmuss, le don moderne ne peut se mettre
en place.
R. franc, sociol, 42-2, 2001, 357-374
Philippe STEINER
RÉSUMÉ
L'étude consacrée par Richard M. Titmuss au don de sang reste aujourd'hui encore une
référence dès lors qu'il s'agit de réfléchir au don dans le domaine médical. Cet article rappelle
d'abord les thèses centrales de Titmuss et les réactions des économistes face à l'affirmation
de la supériorité d'un système fondé sur le don et l'altruisme comparativement à celui orga
nisé autour du marché et de l'action intéressée. L'article montre ensuite que l'opposition
don/marché est réductrice, dans la mesure où elle laisse de côté la dimension industrielle
dont l'importance est cruciale dans le cas du don médical. Finalement, à partir des informat
ions concernant le don d'organes, l'article met en évidence la construction sociale sans
laquelle, ainsi que l'avait compris Titmuss, le don moderne ne peut se mettre en place.
357
Revue française de sociologie
Nous partirons d'un rappel de la thèse exposée par Titmuss et des réactions
que son ouvrage a suscitées chez deux économistes de renom à propos de
l'opposition don-marché ; puis, à la faveur des enquêtes menées à la suite de
l'apparition du virus du sida, on soulignera la dimension industrielle que, trop
souvent, l'opposition entre le don et le marché fait négliger. Nous mettrons
ensuite l'ouvrage en regard du don d'organes pour montrer que les problèmes
posés par Titmuss demeurent, et pour souligner la dimension institutionnelle
du don, en d'autres termes, la construction sociale sans laquelle le don
moderne peut difficilement se déployer.
(3) Nous reprenons ici la formule qui Think tanks libéraux britanniques, notamment
donne le titre de l'ouvrage de K. Dixon (1998). Y Institute of Economie Affairs, l'adversaire
On trouve dans ce dernier une présentation des désigné de Titmuss.
358
Philippe Steiner
(4) Cette association s'impose à partir du 1971 ; Arrow, 1972 ; Singer, 1973 ; Hausman
moment où l'on rapproche la définition de et McPherson, 1993 ; Radin, 1996). Premiè-
Г altruisme (envers un inconnu et non pas un rement, en Europe, un système de collecte
proche, membre du réseau familial ou amical), fondé sur l'altruisme peut être déstabilisé si un
la question énoncée dans le titre de l'avant- système marchand est mis en place dans un
dernier chapitre de l'ouvrage (« Who is my pays limitrophe surtout si ce dernier propose
stranger ? ») et les réflexions de Georg S immel aux nationaux situés de l'autre côté de la
sur l'étranger. frontière de payer leurs « dons », comme c'est
(5) On a là un exemple littéral de ce que le cas de la Hollande et de l'Allemagne en 1968
certains économistes américains, étudiant la (Titmuss, 1970, p. 243). Deuxièmement,
politique économique libérale de l'époque Titmuss avance l'idée qu'il est plus facile de
Reagan, ont appelle la « inverse "trickle down" détruire des valeurs que de les réimplanter dans
economics » (économie de la transfusion une société ; en raison de cette asymétrie, il
inversée) (Bowles, Gordon et Weisskopf, 1986). suggère que l'on y regarde à deux fois avant
(6) Titmuss présente deux arguments en d'entreprendre la destruction de comportements
faveur de cette thèse radicale qui va, par la axiologiquement fondés (ibid, p. 250).
suite, focaliser une partie du débat (Solow,
359
Revue française de sociologie
360
Philippe Steiner
collecte de sang, n'a jamais fait apparaître chez les étudiants qui n'avaient pas
donné leur sang l'idée que leur comportement s'expliquait par la possibilité
qu'ils avaient de le vendre (ibid). D'une manière générale, si les deux écono
mistes se montrent réservés face à l'engagement anti-marché de Titmuss -
Arrow (1972, p. 360) le situe en miroir de la position de Hayek - le problème
posé par l'ouvrage n'en est pas moins considéré par eux comme fondamental :
« En dépit - et en partie en raison de - ses défauts, le livre de Titmuss est une
évocation forte de problèmes centraux concernant les valeurs [...] Ce n'est un
travail ni systématique ni abstrait sur les fondements de l'éthique. Ce n'est ni
une description méticuleuse ni une analyse causale du fonctionnement des
systèmes sociaux. Mais en offrant un engagement passionnément informé en
faveur d'un ordre social idéal, en illustrant les problèmes posés par une situa
tionconcrète, il a considérablement enrichi la qualité du débat social et philo
sophique. » (ibid, p. 362).
(10) Plusieurs études ont examiné l'origine ou d'une manière comparative en Europe
et le déroulement de l'affaire en France (Setbon, 1993 ; Steffen, 2000).
(Hermitte, 1996 ; Morelle, 1996 ; Beaud, 1999)
361
Revue française de sociologie
(11) M. Setbon (1993, pp. 75-80) offre une types de produits sanguins fournir, à quel coût,
présentation claire du système organisationnel etc.). Pour se faire, comme le montre non sans
français de transfusion sanguine, système qui, quelque parti pris Hermitte (1996, pp. 143-
au début des années quatre-vingt-dix, 149), le ministère de la Santé, organisme de
employait 11 000 personnes. tutelle des établissements de transfusion
(12) Le secteur du non-profit dépend lui sanguine, manipule les prix de cession des
aussi d'une contrainte budgétaire (fixée par produits entre les différents établissements. Ces
l'organisme de tutelle), il doit mener à bien des prix de cession, certes déterminés autrement
opérations de recherches et développement, que des prix de marché, n'en jouent pas moins
doit investir, etc. Il lui arrive aussi d'importer leur rôle d'information et d'incitation selon
et d'exporter, donc de se confronter aux prix du lequel les acteurs du système prennent leurs
marché international. Il a aussi des choix à décisions en fonction de la marge de manœuvre
effectuer entre différentes alternatives (quels qui est la leur. Là encore, il ne faut pas croire à
362
Philippe Steiner
363
Revue française de sociologie
(14) «Cette concurrence se déroule d'une devenir la norme reçue aux États-Unis et elle
manière à brouiller une démarcation philoso- crée beaucoup de débats et de remises en cause
phique, auparavant claire, entre les organisa- dans les domaines de la santé à l'intérieur de la
tions visant ou non le profit [...] Cette frontière Communauté européenne. » (Fragale, 1996,
philosophique floue entre le comportement en p. 199).
vue du profit ou du non-profit est en train de
364
Philippe Steiner
365
Revue française de sociologie
Depuis la fin des années soixante, avec l'amélioration des techniques médi
cales et des médicaments anti-rejet en matière de transplantation d'organes et
de greffe de tissus, des pans entiers du corps humain sont devenus l'objet
d'une attention soutenue de la part du monde médical. Des données prises au
niveau de la communauté européenne permettent d'en prendre une mesure,
partielle mais significative : en 1992, il y a eu un total d'environ 27 000
greffes (2 000 pour la moelle osseuse, 10 000 pour les cornées) et transplanta
tions d'organes (10 000 pour les reins, 2 500 pour le cœur, 2 800 pour le foie)
- les données concernant les os et les valves cardiaques n'étant pas incluses ;
environ un demi-million d'Européens avaient été greffés à cette date (Englert,
1995). Le besoin d'organes s'accroît avec les progrès technologiques et
l'offre de soins plus large auxquels ces derniers aboutissent ; cependant, à
partir du début des années quatre-vingt, on constate un écart croissant entre
les transplantations effectuées (elles-mêmes en augmentation significative) et
le nombre de patients en attente de soin : cette situation de pénurie (18) appar
aîtcomme une donnée majeure du problème posé par la collecte d'organes.
Pour les transplantations rénales, alors qu'environ 1 000 patients étaient sur
liste d'attente en 1982, ils se trouvent être environ 4 000 dans ce cas en 1992,
comme en 1995 (ibid, p. 158 ; Carvais et Sasportes, 2000, p. 265). Le fait
d'être sur une liste d'attente, malgré l'existence de traitements alternatifs
(dialyse), n'est pas dépourvu de risque puisque l'on évalue à 5 % le nombre
de patients inscrits qui décèdent dans l'année. La situation prend un tour
dramatique dans le cas des malades attendant un organe sans qu'existent des
soins alternatifs : la mort frappe 25 % des malades attendant une greffe de
cœur ou de foie, 50 % dans le cas de la greffe de moelle osseuse (Englert,
1995, p. 3, p. 159).
Le problème de la collecte d'un nombre croissant d'organes et de tissus, de
même que celui de la collecte de sang étudié par Titmuss vingt ans plus tôt,
est central : l'évolution récente des greffes montre que l'on butte sur ce
problème, c'est-à-dire sur l'insuffisance du nombre de donneurs (19). Face à
une telle situation, les réponses apportées en Europe, aux États-Unis et dans
nombre d'autres pays sont en phase avec la démarche de Titmuss :
(18) La pénurie peut être mesurée en pour notre propos : alors que le nombre annuel
termes de longueur de la liste d'attente, de des greffes s'élève régulièrement dans les
durée d'attente ou du nombre de décès de années quatre-vingt, passant de 700 en 1980 à
malades inscrits sur la liste d'attente (Carvais et 3 000 en 1988, pour culminer au début de la
Sasportes, 2000, p. 265, pp. 321-323). décennie suivante (3 282 en 1992), elles
(19) Les données sur le nombre de greffes diminuent depuis avec, respectivement, 2 856
en France en fournissent une mesure suffisante et 2 839 greffes en 1995 et 1997.
366
Philippe Steiner
(20) La World Health Organization entre 1968 et 1973 (Fox et Swazey, 1992,
consacre 5 de ses 9 principes directeurs en p. 65).
matière de transplantation d'organes (1990- (21) Les deux auteurs terminent un
1991) à cerner le problème: «Guiding chapitre intitulé «Alterations in the theme of
Principle 5. The human body and its parts the gift » par cette remarque : « Car c'est plus
cannot be the subject of commercial transac- qu'une coïncidence de constater que l'approche
tions. Accordingly, giving and receiving marchande du don d'organes a gagné en
payment (including any other compensation or vigueur au cours des années quatre-vingt,
reward) for organs should be prohibited. » quand une certaine vision du marché est
(Englert, 1995, p. 90). La résolution du devenue plus répandue et plus "attractive" dans
Parlement européen du 14 septembre 1993 va la société américaine non seulement dans le
dans le même sens (ibid, pp. 93-94). Pour les domaine économique mais aussi dans "ses
États-Unis on peut se reporter au Uniform dimensions morales et sociales". » (Fox et
Anatomical Gift Act adopté, sous une forme ou Swazey, 1992, p. 72).
une autre, par les différents états de l'Union
367
Revue française de sociologie
tandis que la France se situe au plus bas des pays européens avec un taux de
2,7 %, l'essentiel des organes transplantés venant de prélèvement cadavé
rique(22). L'exception concerne les enfants pour lesquels une proportion
élevée des greffes s'effectue à partir du don des parents (31 % en 1989, 21 %
en 1990) à un niveau similaire à celui de la Norvège {ibid, p. 136). Les
auteurs écartent une possible réponse « culturaliste » selon laquelle les Norvé
giens seraient altruistes alors que les Français ne le seraient pas (ibid,
p. 122) (23), pour se centrer sur les conditions de fonctionnement des deux
services de soins.
L'éthique professionnelle des médecins des deux pays est proche puisque
dans les deux cas ils sont vigilants vis-à-vis de la commercialisation et des
pressions exercées auprès des donneurs ou donneurs potentiels ; de même, il y
a accord sur les risques de dégradation de la santé (physique ou morale) pour
le donneur (Lorentzen et Paterson, 1992, p. 125), même si les médecins fran
çais sont généralement opposés à une telle procédure considérée comme une
dégradation volontaire de l'individu sain. Reprenant un argumentaire théorisé
par Jon Elster (1992), les auteurs soulignent les différences institutionnelles
profondes entre les deux pays : dans le don d'organes, il ne s'agit pas d'un
acte engageant uniquement le donneur et le receveur, le médecin n'interve
nant qu'à titre de technicien une fois le choix effectué. Bien au contraire, les
auteurs insistent sur le rôle crucial de l'institution médicale. Deux éléments
factuels interviennent : d'une part, le monde médical français, réticent devant
de tels actes, n'encourage guère le don de rein (peu d'information disponible
sur cet acte, au contraire de ce qu'il en est de la dialyse) et craint un effet
négatif auprès des équipes chargées des prélèvements cadavériques. D'autre
part, en raison de choix technologiques antérieurs, la France est largement
équipée en appareils de dialyse ce qui n'est pas le cas de la Norvège : il y a
des arguments économiques qui poussent donc dans le sens de l'utilisation de
l'offre de soins existante en France (75 % de malades dialyses et 25 % de
greffes) comparativement à ce qu'il en est en Norvège où la dialyse est consi
dérée comme un traitement d'attente (17 % de malades dialyses contre 83 %
vivant avec un greffon) (Lorentzen et Paterson, 1992, p. 130). En d'autres
termes, il existe une structure institutionnelle différente entre les deux pays au
niveau technologico-économique (parc d'appareils de dialyse et rentabilité
(22) Sauf les cas spécifiques de la Grèce, 1991) : mais cette situation provient du fait que
de la Yougoslavie et de la Turquie (mais pour la notion de mort cérébrale n'a été admise que
des niveaux absolus très faibles - un total de très récemment (1999) et que, en conséquence,
160 transplantations en Grèce en 1992 - liés à seul les dons entre vifs y étaient possibles,
la difficulté que ces pays rencontrent à (23) Le fait que les Français soient plus
organiser un système de greffes d'organes), les altruistes lorsqu'il s'agit de don de sang (le
données confirment la faible proportion de nombre de dons par million d'habitants est de
dons entre vifs dans le total des greffes effec- 7,6 % en France, contre 4 % en Grande-
tuées en 1992 : France (2,5 %), Grèce (42,5 %), Bretagne et 5 % en Suède) vient à l'appui de
Italie (15,2%), Espagne (1%), Pays scandi- leur démarche. Il faut d'ailleurs noter qu'avec
naves (25,8 %), Suisse (1 1,6 %), Royaume-Uni les associations de donneurs de sang bénévoles,
(4,8%), États-Unis (23,8%) (Englert, 1995, la France est dotée d'un important encadrement
p. 113). Le Japon est un cas à part, avec un institutionnel,
record de 78 % des greffes entre vifs (chiffres
368
Philippe Steiner
369
Revue française de sociologie
marché. La position de Titmuss était que l'un excluait l'autre, tant le marché
se révélerait corrosif pour les comportements sociaux ; cette position revenait
à considérer que parmi les institutions définissant le « droit de donner » se
trouvaient aussi des représentations, des manières de faire, de penser et de
sentir pour reprendre la fameuse formule durkheimienne. Or, sur ce point, il
ne semble pas avoir été suivi, alors même que, nous l'avons vu, pour des
raisons éthiques, les institutions internationales adoptent une position simi
laire à la sienne lorsqu'il est question de la non-commercialisation du corps
humain. La thèse de Titmuss a récemment reçu le renfort des réflexions de
Bruno S. Frey (1997).
L'idée principale est de distinguer deux types de motivations au point de
départ du comportement économique : la motivation extrinsèque correspond à
ce sur quoi l'économiste a l'habitude de raisonner au travers de l'effet-prix
(une hausse du prix ou de la récompense élève l'offre du bien ou l'incitation à
agir dans le sens voulu) alors que la motivation intrinsèque repose sur le fait
que l'acteur trouve en lui-même les ressources qui le motive à offrir le produit
ou le comportement désiré. Frey s'intéresse à l'interaction entre les deux
types de motivations pour expliquer certaines des anomalies que révèlent les
comportements effectifs en comparaison de ce qui est attendu du comporte
ment maximisateur. La motivation intrinsèque peut être renforcée par l'effet-
prix lorsque le second est perçu en tant que valorisation de la première,
comme cela peut être le cas d'une rémunération symbolique signifiant l'effort
accru; elle peut au contraire être amoindrie ou disparaître si le second est
perçu comme un manque de reconnaissance de la première. L'économiste
raisonne habituellement en négligeant la motivation intrinsèque au nom de
son désintérêt pour le contenu des fonctions de préférences, données et inva
riantes pendant la période d'analyse. Mais, si l'on sort du cadre étroit dans
lequel l'économiste se place, et que l'on tient compte des valeurs et de la
rationalité axiologique (Boudon, 1998), on conçoit que l'effet-prix peut avoir
comme résultat non voulu d'amoindrir (effet d'éviction faible) ou de détruire
(effet d'éviction fort) la motivation intrinsèque, ce qui a pour conséquence de
diminuer la contribution lorsque cette motivation est essentielle à l'action.
Frey ajoute que, dans les cas où la motivation intrinsèque a un rôle important,
il peut apparaître un effet de diffusion (spill-over effect) selon lequel la
destruction de la motivation intrinsèque sur un domaine se propage dans
d'autres. Dans un langage plus proche de celui de la théorie économique, Frey
retrouve donc, en le modérant il est vrai, l'argument de Titmuss (26) contre
lequel les économistes s'étaient élevés.
(26) D'autant plus que Titmuss avait eu phénomène du genre de celui que Margaret J.
l'habileté d'élargir son horizon au-delà du don Radin (1996, pp. 95-101) appelle la théorie du
de sang : il évoquait déjà le don d'organes, domino, et que Frey dénomme le « spill-over
mais aussi des dons moins perceptibles, comme effect », à savoir l'impact de la destruction des
le don de soi des malades hospitalisés dans valeurs dans d'autres sphères que celles qui
l'expérimentation médicale (Titmuss, 1970, sont immédiatement concernées,
p. 280). Cela suggère qu'il avait à l'esprit un
370
Philippe Steiner
Une fois ce pas fait, la théorie économique n'a plus guère les moyens
d'opposer de résistance à une analyse proprement sociologique des représent
ationsde l'économie et de leur impact sur l'activité économique. Par
exemple, lorsqu'il s'agit de rendre compte du comportement face à des biens
publics, les expériences de psychologie économique font régulièrement appar
aître que le comportement intéressé n'a pas l'évidence pratique qu'on lui
prête et que les sujets soumis à l'expérience, même si on leur explique la
nature de la configuration (le « cavalier seul »), même si l'on vérifie qu'ils en
ont bien compris le mécanisme, ne confortent pas les prédictions de la théorie
économique (Marwell et Ames, 1981 ; Palfrey et Prisbrey, 1997) en étant
considérablement plus coopératif que la poursuite rationnelle de leur intérêt
personnel ne l'exigerait. Il est significatif qu'un seul groupe de sujets a fait
apparaître un comportement proche des prédictions économiques : le groupe
des étudiants en économie. D'autres expériences, tenant compte des effets liés
à la durée des études, à la réputation des enseignants (plus ou moins favora
bles à l'économie standard) ont confirmé l'intuition initiale : le fait d'avoir
étudié l'économie limite la tendance à la coopération (Frank, Gilovich et
Regan, 1993). Pour reprendre une formule de Michel Callon (1998), il y a
aussi à tenir compte de la « construction économique de la réalité écono
mique ». La position de Titmuss demandant que l'altruisme soit protégé du
contact avec le secteur marchand semble toujours aussi extrême, mais elle
n'est pas dépouillée de pertinence empirique, tant il est vrai que, selon
l'acception durkheimienne de l'institution, les représentations participent de
la construction sociale des comportements.
Avec le don de sang, comme avec le don d'organes, le don s'est institution
nalisé au sens où il existe un ensemble imposant d'institutions (politiques,
juridiques, économiques, médicales, relationnelles) encadrant chaque maillon
de la chaîne du don. Ce dernier acquiert ainsi une dimension de modernité en
raison de son aspect technique, voire machinique, en comparaison de ce qui
ressort des études consacrées aux échanges cérémoniels des sociétés archaï
ques.
Comme pour faire contrepoids à cette froideur technique du don moderne,
les institutions s'inquiètent en permanence des intentions des acteurs. Qu'il
ait à faire un acte positif ou négatif, le donneur fait l'objet d'une attention
méticuleuse, au point que le problème du changement de ses préférences peut
expliquer certaines des difficultés juridiques quand il s'agit d'un prélèvement
d'organe post mortem, ou les écarts entre la loi de juillet 1994 (définissant le
consentement présumé) et la pratique médicale qui tâche de s'informer auprès
des proches du donneur avant de faire un prélèvement d'organe. Lorsqu'il
s'agit de dons entre vifs, l'attention est encore plus scrupuleuse et l'on
s'inquiète des pressions mercantiles, des risques de nouvelles formes d'escla
vage,de la vindicte familiale, etc. Il en va de même des professionnels : les
371
Revue française de sociologie
Philippe STEINER
L'fR Mathématiques, sciences économiques et sociales - Université Lille III
Domaine du Pont de Bois - BP 149
59653 Villeneuve-d'Ascq cedex
Philippe.Steiner@dauphine.fr
REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES
Anderson L., Snow D. A., 1994. - « L'industrie du plasma », Actes de la recherche en sciences
sociales, 104, pp. 25-33.
Arrow J. K., 1972. - « Gifts and exchange », Philosophy and public affairs, 1, 4, pp. 343-362.
— 1976. - lœs limites de l'organisation, Paris, Presses Universitaires de France [lre éd. en anglais
1974].
— 1997. - « Invaluable goods », Journal of economic literature, 35, pp. 757-765.
Beaud O., 1999. - l£ sang contaminé, Paris, Presses Universitaires de France.
Boltanski L., Thévenot L., 1991. - De la justification. Les économies de la grandeur, Paris,
Gallimard.
Boudon R., 1998. - « La rationalité axiologique », dans S. Mesure (éd.), Ixi rationalité des valeurs,
Paris, Presses Universitaires de France, pp. 15-57.
Bowles S., Gordon D. M., Weisskopf T. E., 1986. - L'économie du gaspillage, la crise américaine
et les politiques reaganiennes, Paris, La Découverte (Économie critique) [lre éd. en anglais
1983].
Callon M., 1998. - « The embeddedness of economic markets in economics », dans M. Callon (éd.),
The laws of the markets, Oxford, Maiden (Mas), Blackwell Publishers/Sociological review,
pp. 1-57.
Carvais R., Sasportes M. (éds.), 2000. - la greffe humaine. ( Incertitudes éthiques : du don de soi à
la tolérance de l'autre, Paris, Presses Universitaires de France.
Cooper M. H., Culyer A. J., 1968.- The price of blood : an economic study of the charitable and
commercial principle, London, Institute of Economic Affairs.
372
Philippe Steiner
Dixon K., 1 998. - l£s évangélistes du marché, lœs intellectuels britanniques et le néo-libéralisme,
Paris, Raisons d'agir Éditions.
Douglas M., 1971. - « Review of The gift relationship », Man, 6, 3, pp. 499-500.
Eccles R. G., White H. C, 1988. - « Price and authority in inter-profit center transactions »,
American journal of sociology. Supplement, pp. S17-S51.
Elster J., 1992. - « Éthique des choix médicaux », dans J. Elster, N. Herpin (éds.), Éthique des
choix médicaux, Arles, Actes Sud, pp. 1 1-35.
Englert Y. (éd.), 1995. - Organ and tissue transplantation in the European Union. Management of
difficulties and health risks linked to donors, The Hague, Martinus Nijhoff.
Fox R. C, Swazey J. P., 1972. - The courage to fail. A social view of organs transplant and
dialysis, Chicago, Chicago University Press.
— 1992. - Spare parts. Organ replacement in American society, Oxford, Oxford University Press.
Fragale D. A., 1996. - « Competition in the organ and tissue procurement industry », Journal
international de bioéthique, 7, 3, pp. 199-201.
Frank R. H., Gilovich T., Regan D. T., 1993. - « Does studying economics inhibit cooperation ? »,
Journal of economic perspectives, 7, 2, pp. 159-171.
Frey B. S., 1997. - Not just for the money. An economic theory of personal motivation, Aldershot,
Edward Elgar Publishing.
Godbout J. T., 2000. - Le don, la dette et l'identité. Homo donátor vs Homo œconomicus, Paris, La
Découverte.
Godbout J. T., Caillé A., 1992. - L'esprit du don, Paris, La Découverte.
Gromb S., Garay A. (éds.), 1996. - Consentement éclairé et transfusion sanguine. Aspects juridi
queset éthiques, Paris, Éditions de l'École Nationale de la Santé Publique.
Hachtuel A., 1995. - «Les marchés à prescripteur. Crise de l'échange et genèse sociale», dans
A. Jacob, H. Vérin (éds.), L'inscription sociale du marché, Paris, L'Harmattan, pp. 205-225.
Hausman D. M., Mcpherson M. S., 1993. - « Taking ethics seriously : economics and contempor
ary moral philosophy », Journal of economic literature, 30, pp. 67 1-731.
Hermitte M.-A., 1996. - Le sang et le droit. Essai sur la transfusion sanguine, Paris, Le Seuil.
Herpin N., Paterson D., 2000. - « La pénurie et ses causes », dans R. Carvais, M. Sasportes (éds.),
1л greffe humaine. ( Incertitudes éthiques : du don de soi à la tolérance de l'autre, Paris, Presses
Universitaires de France, pp. 321-356.
Lightman E. S., 1981. - «Continuity in social policy behaviours : the case of voluntary blood
donorship », Journal of social policy, 10, 1, pp. 53-79.
Lorentzen H., Paterson F., 1992. - « Le don des vivants : l'altruisme des Norvégiens et des
Français ? », dans J. Elster, N. Herpin (éds.), Éthique des choix médicaux, Arles, Actes Sud,
pp. 121-136.
Marwell G., Ames R. E., 1981. - « Economists free ride. Does anyone else ? Experiments on the
provision of public goods », Journal of public economics, 15, pp. 295-310.
Matesanz R., Miranda B, Felipe C, 1995. - « Organ procurement in Spain : the impact of trans
plant coordination », dans Y. Englert (éd.), Organ and tissue transplantation in the European
Union. Management of difficulties and health risks linked to donors, The Hague, Martinus
Nijhoff, pp. 103-116.
Mauss M., 1980. - « Essai sur le don. Forme archaïque de l'échange », repris dans Sociologie et
anthropologie, Paris, Presses Universitaires de France [lre éd. dans L'Année sociologique 1925].
Morelle A., 1996. - La défaite de la santé publique, Paris, Flammarion.
Nefussy- Leroy N., 1999. - Organes humains : prélèvements, dons, transplantations, Paris, Eska.
Palfrey T. R., Prisbrey J. E., 1997. - « Anomalous behavior in public goods experiments : how
much and why ? », American economic review, 87, 6, pp. 829-846.
Paterson F., 1997. - « Solliciter l'inconcevable ou le consentement des morts », Sciences sociales et
santé, 15, 1, pp. 35-74.
373
Revue française de sociologie
Polanyi K., 1983. - La grande transformation : aux origines politiques et économiques de notre
temps, Paris, Gallimard [lre éd. en anglais 1944].
— 1957. - « L'économie en tant que procès institutionnalisé » dans K. Polanyi, C. Arensberg
(éds.), Les systèmes économiques dans l'histoire et dans la théorie, Paris, Larousse.
Radin M. J., 1996. - Contested commodities, Cambridge (Mas), Harvard University Press.
Sapolsky H. M., Finkelstein S. N.. 1977. - « Blood policy revisited : a new look at The gift rela
tionship », Public interest, 46, 1, pp. 15-27.
Schwarz J., 1999. - « Blood and altruism », Public interest, 68, 1, pp. 35-51.
Setbon M., 1993. - Pouvoirs contre sida. De la transfusion sanguine au dépistage : décisions et
pratiques en France, Grande-Bretagne et Suède, Paris, Le Seuil.
Singer P., 1973. - « Altruism and commerce : a defense of Titmuss against Arrow », Philosophy and
public affairs, 2, 4, pp. 314-320.
Solow R. M., 1971. - « Blood and thunder», Yale law journal, 80, pp. 1696-1711.
Steffen M., 2000. - « Les modèles nationaux d'adaptation aux défis d'une épidémie : France,
Grande-Bretagne, Allemagne, Italie », Revue française de sociologie, 41, 1, pp. 5-36.
Titmuss R. M., 1997. - The gift relationship. From human blood to social policy, London, London
School of Economics Books [lre éd. 1970].
374