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Jacques Derrida

Théorie et pratique
Cours de l'ENS-Ulm 1975-1976

Galilée
Jacques Derrida a tenu ce séminaire sur le rapport entre théorie et
pratique à !'�cole normale supérieure où il enseignait dans les années
1970. I.:intérêt philosophique e t historique des neuf séances du sémi­
naire réside dans la discussion serrée de Marx, et notamment de la
fameuse onzième« Thèse sur Feuerbach », ainsi que dans l'analyse des
écrits d'Althusser. Jusqu'à présent, on a pu croire que, à l'exception de
quelques allusions, Derrida n'avait commencé à traiter de Marx de
façon systématique et approfondie qu'au début des années 1990, quand
il publia Spectres de Mm·x. Or, ce séminaire, qui date de 1975-1976,
montre qu'il n'en est rien.
<< Faut le faire>> : Derrida se sert de cette phrase idiomatique comme
fil conducteur de son séminaire. Il exploite toutes les ressources qu'elle
lui offre pour parler du rapport entre théorie et pratique. Ainsi, i l dis­
tingue entre deux« accentuations» différentes de l'idiome : d'une part,
<< faut le faire » signale la nécessité de la pratique, le passage du contem­
pler et du dire à l'agir et au faire, mais d'autre part,« faut le faire» peut
aussi renvoyer à une détermination pratico-révolutionnaire plutôt qu'à
une détermination théorique de la praxis, comme si, afin d'être révolu­
tionnaire, la praxis devait déjouer l'opposition entre théorie et pratique,
et se déterminer à partir d'elle-même.

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9 782718 609508 28€
© 2017, ÉDITIONS GALILÉE, 9, rue Linné, 75005 Paris.
En application de la loi du Il mars 1957, il est interdit de reproduire intégralement
ou partiellement l e présent ouvrage sans autorisation del'éditeur ou du Centre français
d'exploitation du droit de copie (cFc), 20, rue des Grand s-Augustins , 75006 Paris.

ISBN 978-2-7186-0950-8 JSSN 0768-2395


www .editions-galilee.fr
Jacques Derrida

Théorie et pratique
Cours de l'ENs-Ulm 1975-1976

Édition établie
par Alexander Garda Düttmann

xa.'X.
x-i
Éditions Galilée
Note du responsable
de la publication

Jacques Derrida a tenu ce séminaire sur le rapport entre théorie


et pratique à l 'École normale supérieure où il enseignait dans les
années 1970. S'agissant d'un cours d'agrégation, le sujet lui était
imposé.
l.:intérêt philosophique et historique des neuf séances du sémi­
naire réside dans la discussion serrée de Marx, et notamment de
la fameuse onzième« Thèse sur Feuerbach))' ainsi que dans l'ana­
lyse des écrits d'Althusser. Jusqu'à présent, on a pu croire que, à
l'exception de quelques allusions, Derrida n'avait commencé à
traiter de Marx de façon systématique et approfondie qu'au début
des années 1990, quand il publia Spectres de Marx. Or, ce sémi­
naire qui date de 1975-1976 montre qu'il n'en est rien.
<< Faut le faire » : Derrida se sert de cette phrase idiomatique

comme fil conducteur de son séminaire. Il exploite toutes les


ressources qu'elle lui offre pour parler du rapport entre théorie
et pratique. Ainsi, il distingue entre deux « accentuations )) diffé­
rentes de l'idiome: d'une part,« faur le faire» signale la nécessité
de la pratique, le passage du contempler et du dire à l'agir et au
faire, mais d'autre part, « faut le faire » peur aussi renvoyer à une
détermination pratico-révolutionnaire plutôt qu'à une détermina­
tion théorique de la praxis, comme si, afin d'être révolutionnaire,
la praxis devait déjouer l'opposition entre théorie et pratique, et
se déterminer déjà à partir d'elle-même. On peut estimer que le
recours à la forme orale sans pronom(« faut» au lieu de« il faut»)
va dans ce sens par sa vigueur rustique.

9
1héorie etpratique

Le tapuscrit du séminaire est gardé dans les archives de l'uni­


versité d'Irvine en Californie. La transcription et la saisie ont été
élaborées à partir de photocopies fournies par les bibliothécaires
en charge de ces archives. Des photocopies du tapuscrit ont égale­
ment été déposées auprès de l'IMEC (Institut Mémoires de l'édition
contemporaine) et peuvent y être consultées (Fonds Derrida).
Composé sur une machine à écrire et portant régulièrement
des annotations manuscrites en marge, le tapuscrit rend parfois
nécessaire de recomposer le texte resté dans un état préparatoire à
l'exposé oral. Pour permettre une lecture suivie, il fallait retrouver
le mouvement et la clarté de cette parole, sans bien sûr altérer la
pensée. Afin de ne pas multiplier les notes en bas de page, et e n
me laissant guider par u n souci d e lisibilité a u sens le plus conven­
tionnel du mot, j'ai donc non seulement corrigé des fautes d'inat­
tention, établi une cohérence minimale dans les décisions typo­
graphiques, et supprimé des répétitions non voulues sans à chaque
fois avertir le lecteur de mes interventions, mais j'ai aussi remanié
le texte à plusieurs endroits, et sans le signaler expressément.
Voici, à titre représentatif, quelques exemples de ces change­
ments qui n'ont pas été marqués de façon explicite:
1. Au début de la première séance du séminaire, Derrida
mentionne plusieurs locutions («je vais le faire » ) , phrases idio­
matiques (« faut le faire ») et mots isolés (« faire » ) . Parfois il les
souligne, d'autres fois il les met entre guillemets, et puis il les écrit
aussi en renonçant à les relever typographiquement. N'ayant pas
pu reconnaître un usage systématique de la typographie dans les
pages concernées, je me suis contenté d'entourer ces locutions,
phrases idiomatiques et mots isolés de guillemets, indiquant de la
sorte le fait de leur mention dans le discours derridien.
2. Toujours au cours de la première séance, on trouve la phrase
suivante dans le tapuscrit de Derrida :

Ce qui revient à dire que non seulement tous les prédicats à


partir desquels on po urrait essayer de cerner ce que praxis veut
dire dans ce contexte (à savoir, par exemple, les prédicats de « acti­
vité », << activité subjective (de sujets humains) )>, activité objective
(Gegenstiindliche Tlitigkeit), les valeurs de vérité, de pensée, etc., etc.,

10
Note du responsable de la publication

ces prédicats qui ont l'air de contribuer à définir la praxis depuis


un réseau de philosophèmes traditionnels, en fait sont à leur tout,
devraient être à leur tour transformés, travaillés, révolutionnés par
cette pratique-révolutionnaire, cette activité pratiquement critique
et révolutionnaire,« pratique-révolutionnaire » constituant une
locution elle-même révolutionnaire en ce sens qu'il ne s'y agirait
pas d'une pratique- dont tout le monde comprendrait déjà ce que
ça veut dire - et qui se préciserait en « révolutionnaire, qui aurait
la singularité de devenir révolutionnaire et de recevoir le prédicat
de révolutionnaire, mais bien une pratique-révolution, c'est-à-dire
une pratique qui ne deviendrait pratique, la pratique qu'elle doit
être, ne donnerait accès à son sens (théoriquement) et à son être­
pratique de pratique, qu'à partir de la pratique-révolutionnaire'.

Dans sa version corrigée et remaniée par moi, la même phrase


apparaît ainsi :

Ce qui revient à dire non seulement que tous les prédicatS à


partir desquels on pourrait essayer de cerner ce que << praxis » veut
dire dans ce contexte (à savoir, par exemple, les prédicats d'<< acti­
vité> >, «activité subjective (de sujetS humains) », <<activité objective
(gegenstdndliche Tiitigkeit) >>,les valeurs de vérité, de pensée, etc., ces
prédicats qui ont l'air de contribuer à définir la « praxis » depuis
un réseau de philosophèmes traditionnels), en fait sont à leur tour,
devraient être à leur tour transformés, travaillés, révolutionnés par
cette pratique-révolutionnaire, cette activité pratiquement critique
et révolutionnaire- mais que«pratique-révolutionnaire>> constitue
une locution elle-même révolutionnaire, en ce sens qu'il ne s'y
agirait pas d'une pratique dont tout le monde comprendrait déjà ce
qu'elle veut dire et qui se préciserait ensuite en « révolutionnaire >>,
qui aurait la singularité de devenir révolutionnaire et de recevoir
le prédicat de révolutionnaire, mais que cette pratique-révolution,
c'est-à-dire cette pratique qui doit devenir ce qu'elle doit être, ne
donnerait accès à son sens (théoriquement) et à son être-pratique
qu'à partir de la prarique-révolutionnairel.

1. Fit 12 du tapuscrit.
2. Voir infra, p. 25-26.

11
Théorie et pratique

Le lecteur constatera facilement qu'en révisant cette phrase pour


la publication du séminaire, j'ai corrigé deux fautes de frappe («à leur
tour» au lieu de« à leur tout», « gegenstandliche Tàtigkeit »au lieu de
« Gegenstandliche Tàtigkeit »). En outre, j'ai fait plusieurs corrections
typographiques, ajoutant des guillemets oubliés, fermant la paren­
thèse et identifiant toujours les mots ou les expressions mentionnés
avec des guillemets(« praxis»,« pratique-révolutionnaire»). Finale­
ment, j'ai quelque peu remanié la phrase puisque sa syntaxe n'était
pas cohérente. Derrida se sert d'un« non seulement» qui appelle
un« mais». Or, ce «mais » n'arrive jamais. Le seul «mais» que
la phrase contient ne se réfère pas à «non seulement ». Ce n'est
qu'un exemple parmi d'autres des remaniements nécessaires d'un
brouillon et du respect impératif de la pensée.
Pour la présente édition qui, comme on peut déduire aisé­
ment de ce qui précède, ne se veut pas critique, j'ai transcrit dans
cet esprit la totalité du texte. J'ai aussi créé un petit appareil de
notes en bas de page. Il contient les références aux textes cités ou
nommés par Derrida. Quand Derrida donne sa propre traduc­
tion d'un texte allemand ou grec, on trouvera, dans ces notes,
une traduction française publiée du même passage, souvent la
traduction que Derrida lui-même a pu consulter. Les interven­
tions entre crochets dans les citations sont toujours de Derrida.
Le mot « tableau », que le lecteur trouvera ici et là, signifie que
Derrida se sert du tableau noir présent dans la salle où il enseigne.
Il existe quelques feuilles séparées avec des mots, des noms ou des
bouts de phrase additionnels. Ce sont peut-être des aide-mémoire.
Je tiens à remercier chaleureusement Marguerite Derrida qui
m'a aidé à déchifrf er l'écriture de Derrida, et qui a soutenu le
projet de publication de ce séminaire dès le début. Et je remercie
aussi Hélène et Jean-Luc Nancy, ainsi que Hugo Santiago, qui
ont approuvé mon mode de transcription et qui m'ont très genti­
ment offert leur aide au moment de relire le texte, de vérifier les
citations grecques, et de trouver les références manquantes. Les
ayant-droits de Jacques Derrida et les éditions Galilée ont accepté
que j'aménage les règles suivies pour l'édition des autres cours et
séminaires de Derrida; qu'ils en soient remerciés.

Alexander Garcia Düttmann


Première séance

Théorie et pratique, donc.


Faut le faire.
Quand je dis« faut le faire», qu'est-ce que je fais?
Bien sûr, apparemment, je pousse un soupir de décourage­
ment, teinté de protestation ironique devant le programme qui
nous impose de traiter en un an, et sous la forme d'un séminaire,
d'une telle question, si c'en est une. J'amorce, comme tous les ans
- mais rassurez-vous, je n'irai pas au-delà de cette année -, l'ana­
lyse critique de la situation qui nous est imposée en vous invitant
à ne pas vous contenter de critiquer - en théorie - mais à tenter
de transformer effectivement, pratiquement cette situation. Stop
dans cette direction.
Mais si vous analysez de façon un peu plus serrée le soupir que
j'ai laissé échapper, si vous l'analysez au-delà de ce qu'il peut traduire
de lassitude désabusée, de mon côté, d'impuissance déclarée et de
renoncement à traiter, dans ces formes, d'un tel sujet, si vous consi­
dérez la locution toute faite« faut le faire », si vous la considérez, je
dis, mais vous ne pouvez justement pas la considérer, vous pouvez
l'entendre seulement, en situation, c'est-à-rure déterminée comme
un événement dans un contexte, et selon le contexte, le contexte typé,
caril y a des types de contexte et la variabilité contextuelle n'est pas
absolument empirique et atypique, elle compone des possibilités de
régulation typique, si donc vous l'entendez dans un contexte typé, il
y a au moins deux sens à la locution « faut le faire)) dans notre langue,
deux accentuations, deux portées. Ça veut dire ou bien :
1) Première accentuation (elle nous retiendra assez longtemps) :
il ne suffit pas d'en parler, d'en parler ou d'y penser, ou de

13
7hlorir rt pratiq�

promettre, de considérer, de regarder, d'entendre, ou de recevoir


passivement, faut lefaire, autrement dit, «faut la pratique ». La
théorie ne suffit pas, faut la pratique. Mais vous voyez déjà que
la difficulté de faire, difficulté qui est connotée dans la locution
«faut le faire » qui veut toujours dire « c'est pas facile » parce
qu'il ne suffit pas de considérer, regarder, entendre, attendre, rece­
voir passivement, se contentc::r d'en parler ou d'y penser ou d'en
avoir l'intention, ilfaut encore lefaire et c'est plus difficile, c'est
le difficile ; mais cette difficulté, donc, n'est pas seulement celle
qui est directement énoncée par ce que je dis quand je dis« faut
le faire''• elle est déjà dans la difficulté de comprendre ( p enser,
entendre, déterminer, considérer) ce que je veux dire quand je
dis«faut lefaire». Vous avez vu- ou entendu- qu'avant même
de savoir ce que veut dire« faire •>, on savait que son sens, son
vouloir-dire ne se déterminerait que selon le contexte de l'op­
position : faire s'opposait tantôt à penser, se représenter, tantôt
à regarder, considérer, tantôt à parler, dire, et encore à plusieurs
sortes de dire, de langage, le langage énonçant ce qui est ou le
langage énonçant ce qui sera, et ce qui sera sous la forme de la
prévision théorique ou bim sous laforme de l'engagement et de
la promesse. « Je vais lefaire '' : il ne suffit pas de dire que je vais
le faire, faut lefaire ; mais << je vais lefaire" peut lui-même être
une prévision ou un engagement; en disant«je vais le faire11, ce
séminaire, je peux annoncer qu'il entre dans mes prévisions de le
faire, que c'est seulement à venir, mais aussibien queje m'engage,
par une promesse ou un contrat, à lefaire ; et même, complica­
tion supplémentaire, dire quej'ai l'intentionde lefaire ne signifie
pas que je promets de le faire ; ce n'est pas la même chose, le
même sens, la même intention, si bien que l'énoncé« je vais le
faire » peut signifier une prévision théorique, oubien une inten­
tion sans engagement et sans promesse, oubien une promesse ;
et on pourrait encore raffinerbeaucoup plus, nous leferons sans
doute plus tard. Pour le moment, je me contente de marquer que
le «faire '' du« faut lefaire '' comporte, outre la difficulté qu'il
dit(« faut lefaire>>), la difficulté à entendre cequ'li fait en disant
« faut lefaire "• le faire ne se déterminant que dans une opposi-
. ) ' , , . '
non; et s opposer a penser n est pas s opposer a se representer, nt a
\. ,

14
Premiére séance

regarder, ni à parler ou à dire, ni à prévoir, ni à promettre, ni à être


passif; chaque fois, dans chaque instance de l'opposition, « faire>>
signifie autre chose, et parfois tout autre chose, non seulement
parce que << faire » est opposé à penser, ou à savoir, ou à parler, ou
à prévoir, ou à promettre, etc., mais parce qu'à l'occasion« faire»
peut signifier l'un de ces opposés opposé à l'autre: il ne suffit pas
de le penser, il faut le dire - dire revient alors à faire ; il ne suffit
pas d'avoir l'intention de promettre, il faut promettre- promettre
consiste alors à faire, à agir, à produire, à transformer donc, là où
il n'y avait que pensée muette ou discours intérieur ou discours
théorique, constatif, etc. Ceci pour annoncer un peu en vrac l'im­
mense difficulté qui se trouve devant nous - comme un problème
théorique et/ou comme une tâche pratique. Car s'il faut savoir ce
que veut dire penser, représenter, parler, dire, avoir l'intention,
théoriser, spéculer, promettre, etc., pour savoir ce que faire veut
dire, alors nous ne pourrons pas faire l'économie d'une énorme
histoire, qui ne peut être seulement une histoire du sens ou une
histoire sémantico-philosophique.
Quand j'ai dit que « faut le faire » ne détermine le « faire »
que dans le site opposé, dans la situation oppositionnelle qui
le met en regard de xvz (penser, dire, vouloir, avoir l'intention,
prétendre, prévoir, promettre), j'avais l'air moi-même de sous-en­
tendre, compte tenu de notre contexte, lui-même déterminé par
le programme « théorie-pratique », non seulement que le mot
« théorie » peut, dans des contextes déterminants, recouvrir tel

ou tel point de la chaîne « penser, dire, vouloir, avoir l'intention,


spéculer, promettre >>, mais, plus précipitamment encore, j'avais
l'air de présupposer que«faire>> «pratique». Or rien n'est moins
=

simple ni moins évident. La valeur sémantique du pratique ou de


la pratique, voire de la praxis, à supposer même - pure hypothèse
pour l'instant - qu'elle soit unifiable, cette valeur sémantique ne
se laisse pas recouvrir simplement par ce qu'on appelle « faire>>,
à supposer même que cette valeur du « faire » soit elle-même
unifiable. De même que le théorique de la théorie peut jouer sur
un davier allant du théorein comme regarder ou (ce n'est pas la
même chose) contempler (privilégiant, comme il est trop facile
aujourd'hui d'en faire état, ou affaire d' État, la métaphore du

15
1hiorit: et pratiqut:

regard), donc de même que le théorique peut jouer sur un clavier


allant de la puissante métaphore optique ou eidétique jusqu'à la
pensée, la connaissance, le savoir, le discours, la parole et l'inten­
tion opposées à l'action, etc., de même la pratique peut jouer sur
un clavier sémantique allant du très riche foyer sémantique de la
praxis grecque, déjà fort énigmatique (nous le verrons), jusqu'à
des valeurs comme acte, action, geste (regard ?), transformation,
opération, effectuation, exécution, travail, production, technique
(la technè jouant sans doute un rôle très important dans cette
histoire sémantique), etc. Si l'on tient compte du fait que ces
deux- ce que je viens plus ou moins heureusement d'appeler ces
deux« claviers >> - combinent leurs oppositions, on a affaire à une
machine oppositionnelle et à une combinatoire sémantique très
complexe.
Devant une telle machine, en elle plutôt, puisque nous n'avons
aucun recul absolu devant cet élément sémantico-linguistique
dans lequel de toute façon nous sommes, que devons-nous faire?
Je remarque d'abord que le « que devons-nous faire ? » se
propose déjà comme une tâche et un devoir, comme la ques­
tion délibérant d'une tâche ou d'un devoir dont il faudrait s'ac­
quitter. La question que j'ai posée n'est pas « allons-nous faire
quelque chose? », étant entendu qu'il faut faire, mais que faire,
qu'est-ce que nous allons faire? Quel est le contenu de ce qu'il
faut faire, devanr cette machine, en elle plutôt ? Je reviendrai
sur ce « il faut ».
Il y a ici deux types de possibilités, de réponses possibles
entre lesquelles, en apparence, nous aurions à choisir. Avant de
définir sommairement ces deux types, j'écarte d'abord, je m'écarte
moi-même d'une voie qui pourrait être légitime mais dans laquelle
je m'ennuierais moi-même sûrement et vous aussi sans doute,
c'est la voie que nous avions empruntée l'an dernier à propos
de la vie la mortl, voie qui conduisait à mettre en question en
général et à travers plusieurs corpus ou champs problématiques la
logique oppositionnelle (dialectique ou non) qui, à travers le et,
rapportait la mort et la vie l'une à l'autre. Déconstruire la logique

l. Jacques Derrida, • La vie la morr », cours de l'ENS-Ulm, 1974-1975.

16
Premiêrt séanct

oppositionnelle (c'est-à-dire philosophique) à propos de« théorie


et pratique» serait aussi possible et nécessaire, comme à propos de
cette règle des programmes de philosophie qui propose toujours
une opposition, une position ou apposition, à penser. Mais le
pnnc1pe de cette déconstruction ayant été une fois indiqué et
exemplifié, nous n'allons pas recommencer sur un autre exemple.
Je disais donc : deux possibilités. La première, d'allure plus
généalogique, consisterait essentiellement dans une exploration
sémantique, voire étymologique. Que veut dire« théorique», que
veut dire « pratique », et commenc se fixe leur rapport opposi­
tionnel ? On consulterait les dictionnaires, la langue courante,
une famille de langues courantes, la famille de langues courantes,
de langues naturelles dans lesquelles le discours philosophique
et scientifique se prend et se détermine, à savoir le grec d'abord
(puisque théorie et pratique sont des mots grecs, d'origine, comme
on dit, grecque, quoi qu'il leur soit arrivé ensuite), puis le latin
(contemp/atiolactio, etc.), puis l'allemand (betrachtmlwirkm par
exemple, pour isoler ces élémencs dans l'arborescence), puis le
français, le franco-latin (contempler, spéculer/agir, efef ctuer, etc.).
Cette généalogie arborescente est évidemment très complexe.
Elle semble passer par des repères de type textuel au sens clas­
sique du mot « texte », et même privilégier les repères textuels
philosophiques, intérieurs ou présumés tels, à la tradition philoso­
phique, à ce qu'on présume être l'unité, l'immanence systémique
de quelque chose comme l'histoire de la philosophie, à quoi l'on
peut ajouter, si l'on veut, «occidentale».
Je vais prendre quelques exemples - très vite, très sommai­
rement, à tiree seulement indicatif, et nous aurons plus tard à
reprendre ce travail de façon plus patiente. Si nous cherchons
aujourd'hui dans quel champ spécifiquement philosophique l'op­
position « théorie/pratique » est encore active, investie, jugée
utile, pertinente, il semble bien que ce soit dans un discours
philosophique de tradition marxienne ou marxiste, ou en tout
cas dans un discours marqué par cette tradition, comptant avec
elle, important ce dont cette tradition a chargé de déterminations
conceptuelles le couple�< théorie/pratique». Je ne dis pas que cette
opposition n'est investie que dans ce lieu marxiste ou au contact

17
Théorie et pratique

du marxisme, mais que c'est seulement dans ce lieu qu'elle prend


une forme philosophique, au moins en première apparence, celle
que le matérialisme dialectique lui donne de manière réglée et
systématique. Avec cette intention d'entreprendre une généa­
logie sémantico-philosophique, on partirait donc de ce lieu, ici,
aujourd'hui, et on laisserait de côté, soit comme non pertinents
de ce point de vue, soit comme dérivés, les recours qu'on peut
faire à ce couple « théorie/pratique » dans le langage courant,
langage empirico-approximatif, ne pensant pas rigoureusement,
c'est-à-dire conceptuellement (théoriquement) ce qu'il dit, ou le
recours qu'on peut y faire dans des domaines comme celui de
la science, je veux dire de la science déterminée, des sciences
régionales, où l'opposition « théorie/pratique » peut intervenir
de façon fréquente et nécessaire, non seulement dans tous les
problèmes classiques de théorie et expérience, tous les problèmes
épistémologiques de l'expérimentation, ou de l'induction, ou de
l'appareillage technique, etc., mais aussi dans les problèmes qui
surgissent entre l'ensemble de la recherche scientifique déterminé
comme ensemble théorico-technique et le champ de la pratique
politique, politico-économique (questions de l'orientation de
la recherche, des crédits, de l'appareillage, des ministères de la
science, de la collaboration internationale, de l'utilisation à des
fins pacifiques ou non de la recherche scientifique, bref tout le
problème énorme et fondamental de la « politique de la science »
et du statut politique de la théorie scientifique). Tout cela serait
laissé de côté comme non spécifiquement philosophique ou en
tout cas comme dérivé, dépendant par rapport à une détermina­
tion philosophique du problème « théorie/pratique ». De même
serait laissé de côté, par exemple, le topos problématique de la
psychanalyse : qu'est-ce qu'une théorie pour la psychanalyse,
qu'est-ce que la théorie psychanalytique, quel rapport spécifique
y a-t-il entre pratique et théorie en psychanalyse? Qu'est-ce que
la pratique psychanalytique a de spécifique ? Et à l'intérieur de
la cure, qu'appelle-t-on un « passage à l'acte », etc. ? De même
serait laissée de côté, comme régionale et concernant l'usage ordi­
naire du langage, toute la problématique disons de type anglo­
saxon du « performatif» et des speech acts, à savoir non pas des

18
Premièrt stanu

conséquences pratiques de toute sorte que peut avoir un langage


théorique (ce qui constitue déjà un énorme et complexe champ
problématique: quels sont les effets psychiques, politiques, péda­
gogiques, etc., d'un discours qui en lui-même serait d'apparence
théonque, duait ce qui est), donc non pas seulement le problème
des conséquences ou aussi bien des causes pratiques que peut
avoir un discours théorique, mais, de façon plus aiguë, ce que
fait tel type de discours (par exemple celui que vise Austin sous
le nom de performatif) quand ce discours consiste à faire, est
en lui-même un acte, comme quand je dis, exemples désormais
rituels, « j'ouvre la séance », « je vous nomme chevalier de la
Légion d'honneur»,« je m'engage à ceci ou à cela», discours qui
ne décrivent rien, ne donnent rien à constater ou à connaître, mais
font quelque chose et constituent des événements. Dans l'hypo­
thèse de généalogie rigoureusement philosophique où je me place
provisoirement pour l'instant, cette problématique du perfor­
matif ou des speech acts (sur laquelle nous aurons naturellement à
revenir) serait écartée et considérée comme dérivée. Naturellement
ces trois exemples (épistémologiques, disons, psychanalytiques et
logico-analytiques) pourraient être multipliés, et quasiment sans
limite : chaque fois qu'un domaine, une région, un lieu se déter­
minent (la pédagogie, la médecine, le sport, etc.), une question
<<théorie/pratique>> se détermine aussi, et la philosophie, quelque
intérêt ou importance qu'elle lui accorde, la considère comme
dérivée, régionale, dépendante, et raisonne en somme de la façon
suivante : il faut d'abord recourir à la détermination concep­
tuelle la plus générale, la plus fondamentale du couple « théorie/
pratique», savoir d'abord ce qu'il en est de« théorie/pratique» en
général pour savoir ce qu'il en est ensuite dans ces régions particu­
lières. En somme c'est au philosophe fondamental en tant que tel
de savoir (et éventuellement d'apprendre aux spécialistes) ce que
veut dire << théorie-et-pratique » en général, le sens de cette oppo­
sition en général qui serait sans cesse présupposée dans les champs
régionaux que je viens d'évoquer. Quelle que soit la spécificité des
usages, ils doivent tous, aussi bien dans l'épistémologie que dans
la psychanalyse ou dans les problématiques des speech acts ou du
performatif, faire signe vers un noyau sémantique commun et

19
Théorit ttpratiqut

minimal, vers un philosophème implicite que le philosophe, lui,


ou le discours philosophique, traite en tant que tel.
Or je disais donc que de ce point de vue là, aujourd'hui, dans
les « temps modernes », le discours philosophique qui prend
explicitement e n charge ou qui investit, pour en faire un monf
majeur de sa discursivité, le couple« théorie/pratique)) c'est le
'
discours de tradition marxiste, et plus précisément la philosophie
matérialiste-dialectique. C'est peu contestable, je crois, quelle que
soit la complexité, voire la nouveauté (nous aurons à revenir sur
tout cela, bien entendu) du traitement de ce couple dans le ou
plutôt les discours marxistes. Compte tenu de ce fait, la généa­
logie sémantico-philosophique dont nous parlons pourrait par
exemple remonter d'un certain état actuel du discours marxiste
sur « théorie/pratique >> à un« événement >> (je laisse à ce mot
une grande indétermination pour l'instant), un événement théo­
rique ou pratique, on ne peut le dire qu'à partir de l'interprétation
(théorique ou pratique) des rapports entre théorie et pratique,
événement qu'on concevra soit comme un nœud, soit comme
un déplacement, soit comme une coupure, événement où se
constitue quelque chose comme le discours marxiste ou plutôt,
disons, la pratique théorique, la pratique-théorie marxiste comme
philosophie, comme système philosophique autrement nommé
le matérialisme dialectique. Toutes les importantes questions du
type : le marxisme ou le matérialisme dialectique sont-ils une
philosophie ?, y a-t-il ou doit-il y avoir une philosophie marxiste
(et dans ce cas, que veut dire philosophie ?) ou bien seulement,
comme on en a récemment proposé la formule, un « statut
marxiste » de la philosophie ?, le marxisme gagne-t-il ou perd-il à
être ou à se présenter encore comme une philosophie, et en quel
sens?- toutes ces importantes et difficiles questions sont évidem­
ment à l'horizon de ce séminaire. Mais pour l'instant, dans cette
introduction à peine préliminaire, je me contenterai de quelques
repères pour justifier que je prenne mon point de départ dans le
discours marxiste actuel ou dans l'état présent du < < matérialisme
dialectique>> comme philosophie, comme le mouvement philoso­
phique faisant indispensablement fond sur le couple « théorie/
pratique >> et mettant en perspective depuis sa propre position

20
Premiere séance

philosophique toute l'histoire de la philosophie et toute l'histoire


de ce couple« théorie/pratique».
Les deux points de repère que je choisirai (mais sans doute pour­
rait-il y en avoir d'autres: seraient-ils ou non pertinents, appor­
teraient-ils quelque chose d'essentiellement nouveau ou autre à la
démonstration, je ne le crois pas, et c'est pourquoi je me contente
de ceux-là, mais je suis prêt à examiner toute autre proposition,
bien entendu), les deux points de repère que je choisirai appar­
tiennent à deux discours qui ont ceci de commun, du moins, à
défaut du reste, et de commun à tout discours marxiste, qu'ils
renvoient toujours, comme à la référence historique, théorique
et pratique, à cet événement que je ne saurais qualifier autrement
(comment faut-il l'appeler, quel qualificatif lui accorder : théo­
rique, pratique, philosophique ou plus que philosophique, etc. ?),
cet événement, donc, qui s'appelle« Thèses sur Feuerbach », et
notamment la Onzième Thèse : « Die Philosophen haben die Wélt
nur verschieden interpretiert, es kommt darauf an, sie zu veran­
dern », qu'on traduit en général par :

Les philosophes n'ont fait qu'interpréter diversement le monde,


ce qui importe c'est de le transformer [veriindern : changer, faire
autre, plutôt que transformer, si l'on veut garder au concept de
transformation - changement de forme ou de la forme, avec tout
ce que cela implique- une pertinence plus rigoureuse] 1•

Nous aurons, pour notre part, dans un style qui n'est peut-être
pas celui des problématiques marxistes courantes, à interroger
autrement le statut de cet énoncé et à l'accentuer, à l'accentuer de
plusieurs manières, à analyser notamment le« es kommtdaraufan »,
difficile à traduire, le« ce qui importe» ne retenant qu'une portée
de la locution, même si cette portée est précisément importante. Et
encore faut-il bien comprendre ce que« important» veut dire, bien

1 . << Les philosophes n'ontfait qu'interpréter le monde de différente manière,


cequi importe, èest de le transformer.» (Karl Marx, << Thèses sur Feuerbach »,
dans Friedrich Engels et K Marx, L1diowgie allemande, tr. fr. R. Carrelle et
G. Badia, Paris, Éd. Sociales, 1965, p. 98.)

21
Théorie et pratique

comprendre le« faut le faire» qui s'y implique (s'agit-il de nécessité ?),
mais comment comprendre un« faut le faire » ou un« faudrait le
faire»- quel est ce type d'énoncé, comment le comprendre, en
analysant l'énoncé, en lui cherchant un sens ou un référent (mais
par définition il n'en a pas encore) ou en le« faisant», etc.?
Ce qui est remarquable, en tout cas, c'est que malgré son
caractère aphoristique de médaille frappée, la Onzième Thèse ne
se détermine que dans un vaste contexte ; et il est difficile de
manquer le fait que dans son contexte le plus immédiat, à savoir
les dix thèses précédentes -1 n'oublions pas que ce sont des thèses
mais ne nous pressons pas de comprendre ce que thèse veut dire
ici, pour deux raisons d'ordre différent: 1. peut-être que le carac­
tère thétique de ces thèses (thèse philosophie, ni littéraire, ni
=

scientifique) ne se détermine qu'en rapport étroit avec ce qui y


est énoncé, à savoir le « il importe de» (« es kommt daraufan » : il
faudrait, il faudrait le faire), la thèse posant non pas un sens, une
vérité, un théorème, mais un certain type d'impératif pratique ou
de performatif impératif: ordre, souhait, telos, mot d'ordre, « faut
le faire !» ; ce que nous essaierons peut-être d'articuler ensemble plus
tard, c'est la problématique logico-analytique anglo-saxonne des
speech acts et du performatif avec certains thèmes qui lui sont assez
étrangers : le mot d'ordre politique, la prise de position en philo­
sophie et dans tous les discours non constatifs, non descriptifs (je
n'oppose pas, comme le fait Althusser, « mot d'ordre>> et« concept
théorique2 ») ; 2. en fait, le titre<< Thèses sur Feuerbach» n'est pas
de Marx, mais il a été fixé par l'Institut du marxisme-léninisme
de Moscou lors de la première édition de L'Idéologie allemande
en 1 932 ; cet Institut l'a fait en se référant à Engels qui définit

1. Cincise qui s'ouvre ici ne se termine que beaucoup plus loin, après « il
constitue la pierre d'angle de ces onze thèses ,,, mais la phrase ne trouvera sa
véritable fin que dans la dernière phrase du paragraphe.
2. « Chumanisme-réel o u socialiste ( ...) peut servir de mot d'ordrepratique,
idéoblgique, dans la mesure même où il est exactement adapté à sa fonction, et
non confondu avec une tout autre fonction ; qu'il ne peut en aucune manière
se prévaloir des attributs d'un concept théorique. » (Louis Althusser, Pour Marx,
Paris, Maspero, 1965, p. 258.) lei, hypothèse de reconstruction d'un ajout
manuscrit difficile à déchiffrer.

22
Premiére séance

justement ce texte bref, cette esquisse non destinée à la publication,


comme des thèses; il le fait dans la préface à Ludwig Feuerbach et la
fin de laphilosophie classique allemande (1888): «J'ai retrouvé[.. . ]
dans un vieux cahier de Marx, les onze thèses sur Feuerbach[ ]. . . .

Ce sont de simples notes jetées rapidement sur le papier. Elles


devaient servir de base à un travail ultérieur et n'étaient pas desti­
nées à l'impression. Elles ont cependant une valeur inappréciable,
comme étant le premier document où est déposé le germe génial
de la nouvelle conception du monde1 >> ; cette définition et la
destinée future de ce texte dans l'histoire mondiale transfèrent
leur puissante énigme, leur puissance d'énigme et d'événement
textuel fort insolite sur le concept de texte, si ce document est bien
un texte, et sur le couple « théorie/pratique », si, comme nous
allons le voir, il constitue la pierre d'angle de ces onze thèses -,
je disais donc que, peut-être, le caractère thétique des thèses sur
Feuerbach ne se détermine qu'en rapport étroit avec le contenu
de ce qui y est énoncé et qui nous dirait donc aussi ce qu'est, ou
plutôt ce que doit être une thèse, non pas ce que veut dire thesis
(ou nomos) par opposition à physis, etc., ou ce qu'est une thèse
universitaire, ou une position dans la philosophie hégélienne,
mais ce que doit être une thèse. Bref, la Onzième Thèse ne se
détermine que dans un contexte, et le moins qu'on puisse relever
dans son contexte immédiat, c'est que le concept de pratique et
l'opposition « théorie/pratique >> y jouent un rôle considérable et
absolument déterminant.
La Première Thèse reproche au matérialisme antérieur, celui
de Feuerbach en particulier, d'avoir saisi l'« objet >> (Gegenstand),
l'« effectivité » (Wirklichkeit) et la« sensibilité » (Sinnlichkeit) sous
la seule forme de l'« Objet » (Objekt) ou de l'intuition, et non pas
en tant que « praxis » ou qu'« activité humaine sensible », c'est­
à-dire<< subjectivement »2• Le « subjectif» ne doit pas tromper,

1. E Engels, Ludwig Feuerbach et ln.fin de la philosophie cln.ssique allemande,


tr. fr. E. Bottigelli, éd. bilingue, Paris, Éd. Sociales, 1979, p. 3 (traduction
modifiée par J. Derrida).
2. K. Marx, << Thèses sur Feuerbach », dans L1déologie allemande, op. cit.,
p. 95.

23
Théotie et pratique

il s'oppose ici à « Objekt », non à « Gegenstand », puisque plus


bas, saisir l'activité humaine comme praxis, c'est la saisir comme
« gegenstandliche Ttitigkeit », comme activité objective. Et cette

Première Thèse reproche aussi à L'Essence du christiansme


i de ne
considérer comme « authentiquement humaine » (echt menschlich)
que l'« attitude théorique » ou le « rapport », le « comportement
théorique » (das theoretische Verhalten). S'adressant à Feuerbach,
cette critique atteint tout ce qui, dans l'histoire de la philosophie,
place l'attitude théorique au-dessus de la pratique et y voit l'ac­
complissement authentique ou suprême de l'homme, c'est-à-dire
peut-être la quasi-totalité de la philosophie, de Platon-Aristote à
Kant, à Kant inclus ou exclu, je laisse l a question ouverte, nous
verrons pourquoi plus tard. Si cette critique du théorétisme ou
du théoricisme atteint presque toute la philosophie, la question
reste aussi ouverte - et elle est toujours d'une certaine manière
ouverte dans la tradition marxiste - de savoir si cette critique
est encore philosophique, appartient à quelque chose comme la
philosophie ou si elle sort de la philosophie, la supprime ou la
déborde. Et la praxis en question, celle depuis laquelle s'énonce
la critique de Feuerbach, ne se détermine elle-même que depuis
l'impératifou, si vous préférez, le mot d'ordre « révolutionnaire »,
c'est-à-dire depuis une détermination du pratique de la praxis
qui n'est pas une détermination théorique, mais une détermina­
tion elle-même pratique et pratique-révolutionnaire ; elle ne se
détermine que par un « il faut », « il faut le faire », où « le faire »
- ce sera la deuxième accentuation à laquelle je viendrai plus
tard - prend sa portée à partir du « il faut » et non l'inverse. Ce
que Feuerbach n'a pas compris, c'est « la signification » (Bedeu­
tung : signification et importance) de l'activité révolutionnaire,
de l'activité « pratiquement-critique » (der praktisch-kritischen
Tatigkeit) où l'instance critique elle-même (ce qu'indique le trait
d'union) n'est conçue elle-même que « pratiquement », dans son
mouvement pratique et non théorique.
Cette opposition « théorie/pratique » est le pivot, si l'on peut
dire, des dix autres thèses qui suivent. Par exemple, très vite, pour
cette première lecture :

24
Prmzièr� slanct

Deuxième Thèse - La question de l'attribution à la pensée


humaine d'une vérité objective n'est pas une question de la théorie
mais une question pratiqut [je souligne] . C'est dans la pratique
(Praxis) que l'homme a à faire la preuve de la vérité, c'est-à-dire
de la réalité et de la puissance de sa pensée, la preuve qu'elle est
de ce monde [littéralement : de ce côté, ici, « Diesseitigkeit seines
Denkens »] 1 •

O u encore, Troisième Thèse :

[ . . . ] la coïncidence (Zusammmfollm) du changement [iindun :

faire-autre, devenir-autre, altération, si cette notion n'avait une


connotation de dégénérescence en français] des circonstances et de
l'activité humaine ou de l'auto-transformation (Selbstveriindtrong)
ne peut être saisie et rationnellement comprise qu'en tant que
pratique révolutionnaire (revolutionare Praxisj2.

Ce qui revient à dire non seulement que tous les prédicats


à partir desquels on pourrait essayer de cerner ce que « praxis »

veut dire dans ce contexte (à savoir, par exemple, les prédicats


d'« activité », « activité subjective (de sujets humains) », << acti­
vité objective » (gegenstandliche Tàtigkeit}, les valeurs de vérité,
de pensée, etc., ces prédicats qui ont l'air de contribuer à définir
la « praxis » depuis un réseau de philosophèmes traditionnels),
en fait sont à leur tour, devraient être à leur tour transformés,
travaillés, révolutionnés par cette pratique-révolutionnaire, cette
activité pratiquement critique et révolutionnaire -, mais que
« pratique-révolutionnaire » constitue une locution elle-même
révolutionnaire, en ce sens qu'il ne s'y agirait pas d'une pratique
dont tout le monde comprendrait déjà ce qu'elle veut dire et qui se

1 . « La q uestion de savoir s'il y a lieu de reconnaître à la pensée humaine


une vériré objective, ce n'est pas une question théo rique mais une quesrion
pratique. C'est dans la pratique qu'il faut que l'homme prouve la vérité, c'est-à­
dire la réalité, et la puissance de sa pensée dans ce monde et pour notre temps. "
(K. Marx « Thèses sur Feuerbach », dans L'Idlologi� allemande, op. cit., p. 96.)
2. " La coïncidence du changement des circonsrances et de l'activité
hurnaine ou auto-changement ne peut être considérée et comprise rationnelle­
ment qu'en tant quepratiqut rlvo/utionnam. • (Ibid., wc. cit.}

25
Jhéorie etpratique

préciserait ensuite en « révolutionnaire », qui aurait la singularité


de devenir révolutionnaire et de recevoir le prédicat de révolu­
tionnaire, mais que cette pratique-révolution, c'est-à-dire cette
pratique qui doit devenir ce qu'elle doit être, ne donnerait accès
à son sens (théoriquement) et à son être-pratique qu'à partir de la
pratique-révolutionnaire. Seule la pratique-révolutionnaire peut
donner accès à la pratique, non pas tellement à l'essence de la
pratique, à la signification de la pratique, ni même à l'être-pra­
tique de la pratique, mais à la pratique-pratique, à une pratique
qui ne peut venir à elle-même qu'à partir d'elle-même. Autrement
dit, la seule pratique à partir de laquelle on peut accéder à la
pratique (accéder ne voulant plus dire ici venir à penser théori­
quement ou à élucider sémantiquement), la seule pratique qui
ouvre à la pratique comme telle est révolutionnaire. On ne peut
même pas dire, ce serait une grossière insuffisance, qu'on ne peut
penser la praxis qu'à partir de la révolution ou de la pratique
révolutionnaire, car cela supposerait que l'objectif final serait de
penser correctement, d'avoir un bon concept théorique du sens
de la pratique (à moins que la « pensée » ne soit pas équivalente
à la théorie, question sur laquelle nous reviendrons aussi). Non,
on ne peut pratiquer la pratique que de manière révolutionnaire,
mais la révolution elle-même ne révolutionne - dans le contexte
qui nous importe actuellement - qu'en transformant la pratique
de façon révolutionnaire et à partir d'une pratique transformée,
d'un nouveau concept de pratique, et tout concept étant une
pratique-théorique, d'une nouvelle pratique de la pratique.
Quand je parle ici de contexte, il s'agit alors d'un contexte
ou d'un texte qui ne se ferme pas sur le contexte immédiat des
« Thèses sur Feuerbach> >, ni même1 d'un texte écrit sur du papier,
mais d'un ensemble non clos de différences en différance, en
cours de transformation, si vous voulez, et la valeur d'altérité
ou de différence en procès, de différance, est à ce point centrale
pour cette définition de la pratique que la pratique elle-même se
définit à partir de la pratique comme pratique-révolutionnaire,
et la révolution comme Veriinderung, comme altération radicale,

1 Tel dans le tapuscrit.


.

26
Prnniërt slanu

totale (du monde). Si l'on appelle texte ou contexte ouvert en


général, comme je l'ai fait ailleurs, un réseau de rapports à l'autre,
de différances et de traces de différences dans un procès de diffé­
rance, le texte ou le contexte non clos ici ne se limite pas à ce que
l'on entend par texte au sens courant, à ce que Marx, par exemple,
a écrit, à ses notes ou ses brouillons ou ses œuvres complètes. C'est
un champ (la métaphore du champ ne suffit plus puisqu'elle sert
habituellement à définir des contextes régionaux assujettis à une
science ou à une philosophie générale), c'est un texte comprenant
tout ce que la philosophie et le langage traditionnel qui lui est lié
appellent l'histoire, l'économie, la politique, etc. C'est seulement à
partir de ce texte non clos que la « pratique-révolutionnaire » dans
les « Thèses sur Feuerbach » pourra non seulement être entendue,
comprise, déchiffrée par quelque opération herméneutique, mais,
seule lecture qui convienne ici, pratiquée.
Cette valeur énigmatique d e « pratique » (énigmatique non pas
parce qu'elle resterait mystérieuse, inaccessible, profonde, incom­
préhensible, mais parce qu'elle met en mouvement un langage qui
n'a plus simplement à être compris, entendu, conçu sur le mode
de la lecture théorique ; énigmatique parce qu'on ne sait pas ce
qu'elle dit, ce qu'elle veut dire avant de le faire, et que même on ne
sait pas ce qu'il faut faire, selon une antériorité rigoureuse, avant
de le faire), cette valeur énigmatique de« pratique », on la retrouve
dans presque chacune des thèses suivantes, j'en note très vite la
scansion, nous y reviendrons sans doute plus tard. À propos de
la « base profane ou mondaine >> (weltliche Grundlage) en laquelle
Feuerbach a « résolu » le monde religieux, et pour expliquer que la
base profane se détache d'elle-même pour se fixer dans les nuages
en royaume autonome, donc pour expliquer le phénomène reli­
gieux, il faut expliquer le déchirement et la contradiction interne
de cette base profane. Mais pour comprendre cette contradiction
(la comprendre et l'expliquer : verstehen, erkliiren), il faut « à la
fos»,
i « aussi bien » (sowohl. . . als) comprendre la base profane dans
sa contradiction et la révolutionner pratiquement :

Diese selbst [la b�e profane] muj!also in sich selbstsowohl in ihrem


Widerspruch verstanden ais praktisch revolutioniert werden.

27
Théorie etpratique

Et Marx poursuit :

Ainsi, une fois qu'on a découvert par exemple que la fam ille
terrestre est le secret de la sainte famille, c'est la première qu'il faut
alors réduire à néant, théoriquement et pratiquement (mufl nun
erstere sefbst theoretisch undpraktisch vernichtet werdenY.

Autrement dit, il n'y a pas de critique théorique sans trans­


formation (ici sans destruction) pratique. Et pas de pratique sans
transformation. Si bien que dans la dernière thèse, la plus célèbre,
le plus célèbre mot d'ordre révolutionnaire, l'interprétation elle­
même dont il est dit que les philosophes s'en sont contentés (« nur
interpretiert ))), cette interprétation n'aura même pas été possible
comme interprétation sans la transformation, sans l'altération
transformatrice. Si bien qu'on peut aussi interpréter - pratique­
ment- cette thèse en disant, en traduisant, en transformant prati­
quement l'énoncé jusqu'à dire :

Les philosophes n'ont pas même réussi à interpréter diversement


le monde, ce qu'il faudrait (faudra : mode difficile à fixer, pour des
raisons essentielles) faire, c'est, même pour l' interpréter, le changer
(veriindern).

La seule question que je retienne (pour l'instant, du moins)


après cette lecture plus que cursive des « Thèses », la seule qui
m'intéresse pour le propos d'aujourd'hui, est donc la suivante : la
dernière thèse marque-t-elle la fin de la philosophie (qui se serait

1. « Le fait, notamment, que la base temporelle se détache d'elle-même,


et se fixe dans les nuages, constituant ainsi un royaume autonome, ne peut
s'expliquer précisément que par le déchirement et la contradiction internes
de cette base temporelle. Il faut donc d'abord comprendre celle-ci dans sa
contradiction pour la révolutionner ensuite pratiquement en supprimant la
contradiction. Donc, une fois qu'on a découvert, par exemple, que la famille
terrestre est le secret de la famille céleste, c'est la première désormais dont il
faut faire la critique théorique et qu'il faut révolutionner dans la pratique. »
(K. Marx, << Thèses sur Feuerbach >>, dans L'Idiologie allemande, op. cit., p. 97.)
Nous avons ajouté, pour contextualiser la citation, la première phrase de ce
passage (que J. Derrida, lui, ne cite pas). La citation allemande du bas de la
page précédente (infra, p. 27) correspond ici à la deuxième phrase.

28
Prmziére stance

contentée d'interpréter) ou la fin de la seule philosophie qui se


serait contentée d'interpréter, de telle sorte que ce qui serait appelé
par Marx serait encore une philosophie, mais une philosophie
transformant le monde, une philosophie pratico-révolutionnaire?
Bref, dans le premier cas, Marx appellerait à une pratique géné­
rale, à une pratique-théorique révolutionnaire qui ne serait plus de
l'ordre de la philosophie, qui déborderait essentiellement le philo­
sophique comme rel ; dans le second cas, il appellerait à une trans­
formation pratique révolutionnaire de la philosophie mais sans
rejeter, supprimer, déborder, détruire le philosophique. Si cette
question m'a guidé depuis tout à l'heure, c'est que j e voudrais
justifier une première proposition, celle qui consiste à présenter
le discours marxiste er le matérialisme dialectique aujourd'hui
comme une philosophie (quelle que puisse en être la nouveauté
transformatrice ou transformée mettant en perspective toute la
généalogie philosophique du couple « théorie/pratique ») en inter­
prétant-transformant l'histoire, mais sans quitter l'unité philoso­
phique du médium dans lequel cette histoire serait à penser. Je ne
veux pas dire que ce soit la seule façon de lire un texte marxiste,

ni même le texte des « Thèses sur Feuerbach ». Mais c'est la façon


je dirais philosophique, faisant encore sa part au philosophique,
et ce que je veux faire, dans un premier temps, c'est prendre des
repères, deux repères ai-je dit, de cette lecture possible. Je ne sais
pas si ce que je dis est déjà clair, mais j'espère que cela va le devenir
avec les deux exemples ou points de repère annoncés.
Le premier, c'est la critique que Gramsci adresse à Croce, au
sujet de la lecture que celui-ci propose de la Onzième Thèse. Dans
son essai Benedetto Croce et le matérialisme historique (1932-1935),
Gramsci cite les Conversations critiques de Croce où celui-ci analyse
les« Thèses sur Feuerbach » et conclut que le sujet en quelque sorte
de ces thèses, ceux qui y prennent la parole, « en face de la philoso­
phie antérieure », ce ne sont pas « d'autres philosophes co�e on
l'attendrait, mais les révolutionnaires pratiques »1• Croce dit aussi

1. Antonio Gramsci, " Benedetto Croce et le matérialisme historique


(Notes appartenant au cahier XXXIII, 10, écrit emre 1932 et 1935) "• dans
F. Ricci (dir.), Gramsci dans le texte, recueil réalisé en collaboration avec

29
7hiom etpratique

que Marx ne renversait pas tant (( la philosophie hégélienne [ici


feuerbacho-hégélienne] que la philosophie en général, toute espèce
de philosophie », et qu'il « supplantait la philosophie par l'action
pratique »1• Donc ce qu'implique Croce dans cette lecture, c'est
qu'aux yeux de Marx, quand celui-ci dit « les philosophes n'ont fait
qu'interpréter le monde, etc. », il entendrait : c'est l'essence de la
philosophie en général, et non seulement le fait des philosophes,
de quelques-uns ou de tous, que de se contenter d'interpréter le
monde. Et donc s'il faut transformer au lieu d'interpréter le monde,
cela ne peut se faire que contre ou au-delà de la philosophie en
général. Conclusion : les « Thèses » et le matérialisme dialectique en
général ne seraient plus essentiellement philosophiques. Ce contre
quoi proteste Gramsci. Je n'entre pas ici - mais il le faudrait - dans
le contexte historique de cette critique de Croce par Gramsci, je
n'insiste pas sur la nécessité stratégique qui les guide l'un et l'autre
à partir de leurs positions respectives. Compte tenu du propos
limité qui est ici le mien aujourd'hui, je relève que pour Gramsci,
la Onzième Thèse ne peut être interprétée à la Croce, et qu'elle
s'oppose philosophiquement encore {quoique de façon absolument
nouvelle dans la philosophie) à une philosophie théorico-spécula­
tive, voire à la tendance théorico-spéculative dominante dans l'his­
toire de la philosophie. Gramsci écrit :

N'y a-t-il pas au contraire [au contraire de ce qu'en pense Croce]


dans ces thèses la revendication, face à la philosophie« scolastique »,
purement théorique ou contemplative, d'une philosophie qui
produise une morale conforme, une volonté réalisatrice à laquelle
elle s'identifie en dernière analyse ? La Onzième Thèse [ . . .] ne peut
pas être interprétée comme une répudiation de route philosophie,
mais seulement comme une répugnance envers le psittacisme des
philosophes [répétition - transformation] et l'affirmation éner­
gique d'une unité entre théorie et pratique. Qu'une telle solution
[celle venant de Croce] soit inefficace sur le plan cri tique, on peut

J. Bramant, tr. fr. J. Bramant, G. Moget, A. Monjo et F. Ricci, Paris, :Ëd.


Sociales, 1977, p. 402.
1 . Cf Benedetto Croce, Conversazioni critiche, série 1, Xl (« Socialismo e
filosojia »), Bari, Laterza, 1918. J. Derrida cite Croce d'après Gramsci.

30
Prmziére séance

encore le constater ainsi : si l'on admet par hypothèse absurde, que


Marx voulait « remplacer » la philosophie en général par l'acti­
vité pratique, il faudrait dégainer (je suppose, n'ayant pas l'italien,
" défaire », « se défaire de »] l'argument péremptoire selon lequel
on ne peut nier la philosophie sinon en philosophant, c'est-à-dire
en réaffirmant ce que l'on avait voulu nier1•

La logique du chiasme ici à l'œuvre, c'est que chaque posi­


tion a son avantage et sa faiblesse. Dire pour un non- ou un
and-marxiste que le marxisme supprime la philosophie peut,
sous l'hommage d'une apparente radicalité, permettre de laisser
conclure que le marxisme ou bien est encore joué par la philoso­
phie en redevenant un pur et simple empirisme pratique, voire
pragmatique, pré-théorique ou pré-critique (plus de philosophie,
seulement l'activité pratique) ou bien, ce qui revient au même,
que le marxiste reste philosophe dans cette dénégation ou que la
philosophie aurait depuis toujours piégé ceux qui ne voulaient pas
être philosophes et déborder la philosophie : « On ne peut nier
la philosophie qu'en philosophant >> - « Ei philosopheteon, philo­
sopheteon, kai ei mè philosopheteon, philosopheteon2 )). Inversement,
sur des positions marxistes-révolutionnaires, affirmer que le maté­
rialisme dialectique est encore une philosophie, et même la seule
possible, la seule qui comprenne-détruise pratiquement les autres,
c'est payer la dignité théorico-philosophique d'une appartenance
au médium philosophique et à ses limites propres, dont, peut­
être, un rhéorétisme congénital. D'où l'effort nécessaire pour une
redistribution générale des rapports entre théorie et pratique qui
évite les effets de cette appartenance au médium philosophique
traditionnel. Je n'ai pas l'intention ni la possibilité aujourd'hui
de suivre cet effort chez Gramsci. Je voulais seulement marquer
un des lieux où le matérialisme dialectique en tant qu'il élabore
pratiquement un couple « théorie/pratique », auquel il reconnaît

l . A. Gramsci, « Benedetto Croce er le matérialisme historique >>, dans


F. Ricci (dir.), Gramsci dam le texte, op. cit., p. 402. Le mot italien traduit ici
par « dégainer • est sfoderare. Gramsci le met entre guillemets.
2. «Si l'on philosophe, on philosophe, et si l'on ne (veut pas) philosophe(r),
alors on doit philosopher tout de même » (attribué à Aristote).

31
Ihtorit ttpratique

un rôle organisateur majeur dans son discours, interprète prati­


quement l'histoire de la philosophie et met en perspective l'his­
toire de ce couple et de la domination du théorétisme, la met en
perspective depuis un bord qui veut être encore philosophique.
Le deuxième point de repère est plus complexe, je veux dire
complexe déjà en tant que point de repère. Car je ne veux pas dire
et je ne pense pas que le texte de Gramsci soit simple. Seulement,
pour ce qui nous intéresse, son geste était assez simple. Le deuxième
point de repère, nous devrions la prochaine fois le chercher dans
une série de positions dans le trajet systématique d'Althusser.
Ce point de repère ne peut en effet se résumer à un point, mais
à un trajet. Un tel trajet, je ne prétends pas le retracer, voire le
résumer ici, je me contenterai d'y prélever seulement, en espérant
ne pas en fausser la perspective, les éléments qui se rapportent à
notre propos de ce soir : 1. le rapport à l'événement de la Onzième
Thèse ; 2. l'investissement des concepts (ou des motifs ou de l'op­
position entre) «théorie » et« pratique» comme concepts majeurs ;
3. la question de ce que j'appelais le bord philosophique, et de
savoir si le matérialisme dialectique est ou non, ec en quoi, une
philosophie ou une pratique philosophique (la critique adressée
à Gramsci de ce point de vue et la redistribution du problème).
Je me référerai essentiellement à « Sur la dialectique matérialiste »
(dans Pour Marx, 19651), à Lénine et la philosophie (19692) et à
la Réponse à john Lewis ( 19733). De ce trajet, nous essaierons de
tirer quelques conclusions quant à ce que j'appellerai « la mise
en perspective généalogique-philosophique du couple "théorie/
pratique" ». Ces conclusions concerneront la structure de cette
bordure philosophique. Nous verrons alors peut-être comment
la structure retOrse de cette bordure - toujours exemplairement à
propos de « théorie/pratique » - produit des effets différents dans
le contenu, mais structurellement analogues dans une autre mise

1 . L. Althusser, « Sur la dialectique matérialiste (De l'inégalité des


origines) », Pour Marx, op. cit.
2. Id., Unint tt la philmophit, suivi de Marx tt Linint devant Htge� Paris,
Maspero, 1972 (l" éd. 1969).
3. Id., Riponst àJohn Lewis, Paris, Maspero, 1973.

32
Premürt stance

en perspective généalogique, à savoir le texte de type, disons pour


faire vite, heideggérien 1•
A ce propos généalogique, à son type général du moins, nous
comparerons, non pour le lui opposer simplement, mais pour
le lui rapporter selon une autre logique, un autre propos, une
autre mise en perspective, une autre interprétation (à la fois théo­
rique et pratique, si vous voulez, ou ni l'un ni l'autre) du couple
« théorie/pratique ». Elle ne serait pas simplement, encore une
fois, opposée ou extérieure à l'autre mise en perspective, mais la
cravaillerait curieusement, et c'est ce travail (si l'on peut encore
appeler cela travail) qui nous intéressera. Pour nous en approcher,
il nous faudra accentuer autrement le c< faut le faire )), Donc faudra
le faire, mais de telle sorte que « faire >> ne soit pas accessible (théo­
riquement, sémantiquement, dans son contenu de sens, pas plus
que pratiquement) avant ou indépendamment du <c il faut )>, Le
c< il faut >> n'est pas un ordre ou une prescription qu'on adjoindrait

au « faire », à un « faire >> dont on saurait ce qu'il veut dire. Mais


si « faire » était d'avance - dans son contenu le plus essentiel -
précédé d'un << il faut >>, il s'ensuivrait peut-être quelques consé­
quences que nous examinerons. Elles nous conduiront peut-être
à relire (mais au sens non herméneutico-théorique que je prête à
cc mot) ou, si vous préférez, à réécrire autrement- et surtout pas
pour les neutraliser mais sans les assujettir à la philosophie, à la
présomption d'une unité du médium philosophique - aussi bien
les c< Thèses sur Feuerbach » (et donc tout le texte marxiste ouvert)
que des problématiques du couple « théorie/pratique >> comme
celle de la psychanalyse, celle des speech acts ou du performatif (il
s'agit, par conséquent, d'un nombre en principe non limité de
problématiques). Naturellement, ce que j'annonce là ambitieuse­
ment, ce sont des chemins aventurés, dans lesquels il m'arrivera, je
pense, de me perdre, et qu'en tout cas quelques séances ne feront
qu'esquisser de façon sommaire et plus que pré l iminaire.

1 . On verra plu� loin qu'il s'agit de� textes suivants : Martin Heidegger,
" La question de la technique » et • Science et méditation •· dans EssaiJ et
confirmees, tr. fr. A. Préau, Paris, Gallimard 1958 ; id., Lmre sur l'humanisme,
tr. fr. R. Munier, éd. bilingue, Paris, Aubier, 1964.
Deuxième séance1

[Très lentement.} Si je dis : e n théorie des cou (sans autre préci­


sion, sans autre contexte) , comment l'entendrez-vous ? Comment
le liriez-vous ? Qu'en ferez-vous ? Je ne sais pas et je n'essaierai pas
de le savoir. Mais c'est une question.
Je crois de plus en plus que la question (théorique et pratique)
du contexte, et non seulement du concept de contexte, nous
contraindra à nous occuper d'elle au cours de ce séminaire.
Puis : une question, le fait ou l'acte de poser une question,
d'avancer un énoncé en forme de question, même d'une question
dont l'objet paraît théorique, est-ce un acte théorique ? Et est-ce
un acte théorique auquel je me livre ici en posant cette ques­
tion sur la question ? Un problème, qui n'est pas exactement une
question, un problème théorique, un problème dont le contenu
paraît pouvoir être déterminé comme théorique, un problème,
est-ce théorique ? Si un problème est la détermination d'une
in-détermination qui s'étend devant nous, mais devant nous non
pas comme un objet présent, mais comme quelque chose qui est
déjà là, mais comme devant, devant être déterminé, devant n'être
pas encore tout à fait devant, prescrivant, appelant à une tâche de
détermination ou de résolution, faisant loi de cette prescription,
un problème, est-ce en soi théorique ou pratique ? Il y a problème
quand je peux déterminer les limites ou les bords de ce que je ne
peux pas encore déterminer (dans son contenu) , mais aussi quand
je dois déterminer ce que je ne peux pas encore déterminer ; quand

1. « tra » est ajouté à la main par J. Derrida en haut de la page.

35
1héorit ttpratique

je peux et dois pré-voir ce que je ne peux pas encore pré-voir. Si


je pré-vois tout, il n'y a pas de problème, si je n'anticipe rien, pas
davantage. Dans l'hypothèse où le théorique est toujours repré­
sentable comme être-devant, comme objet pour un regard, un
problème, c'est-à-dire un devant devant n'être pas encore devant,
mais devant devenir devant, un problème, est-ce théorique ou
pratique ?
La théorie regarde. Mais il y a problème non seulement quand
elle ne voit pas tout ce qu'elle entend regarder, mais là où quelque
part ordre est donné, sans échappatoire possible, de regarder, et
cet ordre ne peut plus venir de la théorie qui regarde, mais de ce
qui regarde la théorie ou le théorein, et le concerne.
Ce concernement, à savoir l'ordre reçu de regarder là où l'on
ne voit ni ne prévoit encore, ce concernement a la violence déci­
soire du« ça me regarde» qui soustrait l'instance pratique à toute
législation théorique. Quand je dis, quand nous disons, quand
il est dit « ça me regarde», « ça nous regarde», « ça regarde X
ou Y », il est dit, entre autres choses, au moins deux choses qui
peuvent tour à tour ou simultanément porter l'accent de l'énoncé
ou de l'interprétation : la responsabilité pratique qui incombe
( « ça me regarde '' veut dire : ça me concerne, la responsabilité
m'en incombe, c'est mon affaire, c'est à moi de le faire, c'est mon
domaine, c'est-à-dire le domaine où c'est à moi d'agir, de parler,
de décider, etc., et même si ce domaine est un domaine d'activité
théorique, le « ça me regarde» implique que j'en ai la responsa­
bilité pratique), er en même temps et pour la même raison, le
manque d'autorité sur ce domaine dont je ne suis responsable que
dans la mesure où je suis moi-même soumis à une loi et à quelque
chose d'autre, à la chose autre, à l'autre-chose qui me regarde ; où
je suis (dans l'hétéronomie) chargé d'une responsabilité que je ne
choisis pas ni dont je dispose. Le « ça me regarde d'ailleurs >>, le
« ça me regarde regarder», voilà peut-être l'instance pratique qui
met en mouvement le théorique, avant même qu'il ait ou en tant
même qu'il ait, et pour qu'il ait, autorité sur son domaine spéci­
fique. Un « ça me regarde» ou un << ça regarde le regard théorique >>
précède peut-être le regard théorique pour le constituer comme
rel depuis une instance pratique. Er dire alors que notre question,

36
Deuxième sance
é

notre problème serait : qu'est-ce que le « ça » du « ça regarde »


ou « ça me regarde » ou « ça nous regarde ou « ça regarde le
»

regard », dire que nous voulons ou devons savoir ce qu'il en est de


ce regard et du « ça » qui regarde le regard, voilà qui nous installe
ou nous découvre déjà installés dans un échange et dans l'espace
d'une dette dont il est sûr qu'elle concerne le couple (« théorie/
pratique »), mais dont nous aurions du mal à décider s'il est en
lui-même théorique ou pratique. La détermination du « ça »,
est-elle théorique ou pratique en dernière instance ? C'est qui
est sûr, en tout cas, c'est qu'elle rend impossible une quelconque
symétrie apaisée ou pacifiable entre la théorie et la pratique.
Et si l'ordre pratique du « ça me regarde » ou du « faut le faire >>
précède tout mouvement théorique, et même toute contempla­
tion théorique, y étant d'avance enveloppé et intéressé, ça veut
dire que le théorique commence sinon par un aveuglement, du
moins par ne voir qu'à partir de la chose - l'autre-chose qui le
regarde. Où donc le théorique ne pré-voit plus ou bien ne pré-voit
qu'à être prévu par ce qu'il ne pré-voit pas.
D'où la nécessité, ou la fatalité, ou le hasard, ou la chance
(on ne peut plus distinguer ici), d'où le coup de dés par lequel
commence toujours, quelque part, une initiative théorique. D'où
le coup de dés qui doit régler l'économie des rapports « théorie/
pratique », dès lors que le regard, la lucidité, la prévision, l'antici­
pation théorique doit être aveugle quelque part, aveugle non pas
tant quant à quelque chose qu'elle ne voit pas, mais à un lieu, celui
d'un autre regard qui la précède et dont la théorie ne dispose pas.
Cette imprévisibilité structurelle qui dispose du regard théorique
et le limite comme du dedans, c'est la nécessité et l'espace du coup
de dés. Et la théorie des cou(ps) elle-même ne peut asseoir son
économie que depuis un coup de dés.
Je ne prétends donc surtout pas justifier, justement, et je le dis
pour ne pas le justifier, un point de départ, que d'aucuns ont pu
juger hasardeux ou arbitraire, dans la locution française « faut le
faire >> pour un séminaire sur « théorie/pratique >>.
Faut le faire 1 ça me regarde : voilà le sujet.
Je ne rappelle pas ce qui fut avancé la semaine dernière. Simple­
ment ceci que, procédant à une première phase de l'accentuation du

37
Théorie etpratique

« faut le faire » qui faisait porter l'accent sur le« faire » (qu'est-ce qu'il
faut ? le faire), nous étions en train d'explorer l'une des deux possi­
bilités problématiques, celle que j'avais intitulée généalogie sémanti­
co-philosophique. A l'intérieur de cette problématique philosophique,
j'avais tenté de justifier mon point de départ dans une conceptualité
marxiste, dans la forme actuelle du matérialisme dialectique. J'avais
proposé deux points de repère qui avaient en commun la référence aux
énoncés ou aux événements textuels énigmatiques intitulés « Thèses
sur Feuerbach », dont nous nous sommes demandé comment il
faudrait les interpréter ou les transformer. Le premier repère était la
critique de l'interprétation de Croce par Gramsci et l'affirmation par
celui-ci (j'entends l'affirmation pratique, comme optatif politique,
prise de position politico-philosophique) d'une philosophie marxiste
de la praxis. Le deuxième repère annoncé, j'y venais, èétait le trajet
non ponctuel d'Althusser. J'avais expliqué pourquoi il s'agissait d'un
« trajet>>, et que nous y analyserions surtout ce qui paraissait pertinent
à notre problématique, c'est-à-dire: 1. le rapport à l'événement de la
Onzième rThèse ; 2. l'investissement du couple« théorie/pratique ,,
comme motif philosophique majeur ou de dernière instance ; 3. la
question du bord philosophique et de savoir si le matérialisme
dialectique est ou non, et en quoi, une philosophie ou une pratique
philosophique.
Le texte d'Althusser intitulé « Sur la dialectique matérialiste »
(1963, repris dans Pour Marx dans la collection « Théorie ») porte
en exergue l'extrait suivant de la Huitième Thèse sur Feuerbach:
« Tous les mystères qui poussent la théorie au mysticisme trouvent
leur solution rationnelle dans la praxis humaine et dans l'intelli­
gence de cette praxis1 >>. Lallemand dit:

Alle Mysterien, welche die Theorie zum Mystizismus veran/assen


[donc : « qui portent la théorie au mysticisme » ; « veran/assen »

1 . «Tous les mystères qul détournent la théorie vers le mysticisme trouvent


leur solution rationnelle dans la pratique humaine et dans la compréhension de
cette pratique. » (L. Althusser, « Sur la dialectique matérialiste », Po ur Marx, op.
cit. , p. 1 6 1 ; et K. Marx, « Thèses sur Feuerbach », dans L'idéologie allemande,
op. cit., p. 98.)

38
Deuxibn� stanct

a été corrigé, par Engels, en « verleiten1 », correction intéressante


i
mas qui n'a pas été retenue par les éditeurs ou ceux qui ensuite ont
cité Marx dans la version originale du texte, bien que le titre inspiré
d'Engels ait été plutôt imposé au texte : << Thèses >> ; « verkiten »,
le mot choisi par Engels, veut dire « égarer », « conduire hors de sa
voie », on pourrait presque dire « sé-duire », « conduire hors de sa
voie normale et juste », « dé-voyer », le mysticisme étant ici consi­
déré par Engels comme une dépravation de la théorie qu'il faut
remettre dans sa bonne voie], finden ihre rationelle Losr.tng [trouvent
leur solution ou résolution rationnelle] in der menschlichen Praxis
und in dem Begreifin dieser Praxtr.

Cette thèse, d'apparence très praticiste3, donc, contient néan­


moins ce praticisme dans des limites très rigoureuses, et je suppose
que c'est autant sur le praticisme que sur ses limites et ses condi­
tions qu'Althusser voulait attirer l'attention en plaçant cette thèse
en exergue à un texte qui devait, à cette époque, et dans cette
situation déterminée, rappeler à la rigueur théorique et à l'impé­
ratifpratique de cette rigueur théorique pour le discours marxiste
e[ pour la pratique marxiste. Ces limites et ces conditions très
rigoureuses mises au praticisme dans la Huitième Thèse, à quels
signes les reconnaît-on ?
À deux signes au moins. Premier signe (au tableau) : il s'agit
de déterminer ce qu'il en est de la pratique et de la nécessité de
la pratique. La petite phrase, la première de la thèse, qui précède
l'extrait cité par Althusser, dit : « Toute vie sociale est essentielle­
ment pratique rsouligné par Marx] ». O r, cette instance pratique
ne vient pas ici s'opposer à la théorie, loin de là, mais à ce qui
porte la théorie au mysticisme. La pratique humaine ne s'op­
pose pas à la théorie mais à un effet possible de la théorie, à cet

1 . F. Engels, « KarlMarx über Feu�rbach », dans Ludwig Feutrbach und der


Ausgang der klmsischen det�tschen Philosophie, Stuttgart, Dien, 1888, p. 72. Voir
aussi K. Marx, « 7/mm über Feuerbach », dans Marx-Engels Gesamtausgabe,
vol. 3 , Berlin, Diet7., 1969, p. 535.
2. K. Marx, • 17mm iiber Feunbnch », dans Marx-Engtls Gtsamtausgabt,
vol. 3 , op. cit., p. 7.
3. C'est le terme employé par Jacques Derrida.

39
Thiorit ttpratiq�«

effet qui s'appelle mysticisme. Cet effet, Marx peut le considérer


comme possible ou inévitable, comme inscrit ou non dans le
développement autonome de la théorie, mais il ne le qualifie pas.
Engels, lui, y va plus carrémem, et quand il substitue « verleiten ''
à « veran/assen », il précise donc qu'il considère cet effet comme
une perversion, un dévoiement, une pathologie de la théorie.
C'est contre cette pathologie ou cette perversion mystique qui
guette toute théorie qu'il faut recourir à la pratique humaine.
Donc la théorie en elle-même n'est pas mystique. Et si mystique
ou contemplation mystique s'opposent à rationalité, la théorie
en elle-même est rationnelle et elle doit redevenir rationnelle,
guérir de sa perversion, ou en cout cas de ses effets mystiques, par
la pratique. La pratique est donc au service de la rationalité, elle
est rationnelle en elle-même, autant que la théorie. C'est pour
retrouver la rationalité, la solution rationnelle, dit Marx, c'est
pour retrouver et redresser la rationalité théorique pervertie par
ou dans la mystique que la pratique humaine est nécessaire. Le
mysticisme est le tort, la torsion, le détournement de la rationa­
lité théorique ; la pratique est le droit redressé ou le tort redressé
de cette rationalité qu'aurait dû garder la théorie, et qu'elle peut
et doit retrouver. Voilà le premier signe de cette limitation rigou­
reuse du praticisme. Celui-ci doit être rationnel et la rationalité
se manifeste aussi bien dans la forme de la théorie (rigoureuse
et non pervertie) que dans la forme de la pratique. La rationa­
lité est pratique et théorique, c'est une valeur en quelque sorte
antérieure et supérieure, au point où elle est ici invoquée, et
à la valeur de théorique et à la valeur de pratique. C'est une
instance ultime. En elle-même, elle n'est pas plus théorique que
pratique. Naturellement il faut prendre cette proposition dans
son contexte. Dans son système comextuel. Le même énoncé
peut se retrouver ailleurs et signifier tout autre chose, ou en tout
cassembler signifier tout autre chose. On peut en retrouver la subs­
tance chez Kant et chez Husserl. Lorsque Kant divise la philoso­
phie en rationalité théorique et rationalité pratique, il implique
bien que la raison en elle-même, et en tant qu'elle équivaut à la
philosophie la raison en elle-même est une instance amérieure à
l'opposition théorique ou pratique. Comment, néanmoins, cette

40
Deuxième séance

antériorité fondamentale de la raison se distribue-t-elle ensuite


de façon toujours dissymétrique dans ce qu'elle fonde et qui la
détermine (raison théorique ou raison pratique), c'est ce que nous
devrons nous demander plus tard en lisant Kant de près, et no­
tamment en lisant, au moins, trois textes :

1 . La préface aux Fondements de la métaphysique des mœurs


et toute la démonstration qui y soutient la thèse selon laquelle
raison théorique (ou raison spéculative) et raison pratique ont un
principe commun et forment en fait une seule et même raison :

[ . . . ] je crois indispensable que l'on se mette à même de montrer en


même temps l'unité de la raison pratique avec la raison spéculative
dans un principe commun ; car, en fin de compte, il ne peut y avoir
qu une seule et même; raison, qui ne doit souffrir de distinction que
'

dans ses applications1•

Il restera que - comme chez Marx, mais en un sens qui peut


sembler tout autre- cette unité de la raison (la Raison en question,
voir le début de la« Dialectique transcendantale » : « peut-on isoler
la raison2 ? ») , cette unité de la raison qui est la dernière instance
commune (puisqu'il faut, dans la Huitième Thèse, trouver la solu­
tion rationnelle pratique d'un procès théorique qui porte, naturel­
lement ou par perversion, au mysticisme), cette unité d'une raison
qui n'est donc en elle-même pas plus théorique que pratique, va
se trouver, chez Kant comme chez Marx, mieux représentée, plus
satisfaite par la raison pratique que par la raison théorique. La
hiérarchie qui subordonne le théorique au pratique, même si elle
ne fonctionne pas de la même façon dans les deux discours, leur
impose une structure formelle analogue, et il faudra l'interroger,
cette formalité, et voir comment ce praticisme se dé-limite rigou­
reusement et se donne des limites théoriques rigoureuses.

1. Immanuel Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, tr. fr.


V. Delbos, Paris, Delagrave, 1962, p. 83.
2. Id., Critique de la raison pure, tr. fr. A. Tremesaygues et B. Pacaud, Paris,
PUF,1963, p. 258.

41
1hlorie etpratique

2. Un des autres lieux du texte kantien à analyser de ce point


de vue se trouvera, par exemple, à la fin de la Critique de la
raison pure, dans la << Théorie transcendantale de la méthode »
(deuxième chapitre, deuxième section : « De l'idéal du souverain
bien comme principe qui détermine la fin suprême de la raison »).
Kant, comme vous savez, s'y demande si la raison ne pourrait pas,
dans son intérêt pratique, nous donner ce qu'elle nous refuse dans
son intérêt spéculatif. Et c'est alors qu'il parle d'un intérêt de la
raison - et cette valeur d'intérêt est, je dirais, intéressante au plus
haut point, au point où elle nomme un intérêt qui n'est encore
déterminé ni comme théorique ni comme pratique mais qui, en
tant qu'intérêt, semble avoir plus d'affinité ou d'analogie avec une
finalité pratique qu'avec une finalité théorique. Vous savez - mais
je ne le rappelle que pour situer des problèmes que nous retra­
vaillerons, je l'espère - que Kant définit ces intérêts de ma raison
dans la forme de questions. Il faut être attentifà ceci que l'énoncé
définissant quelque chose, à savoir ici des intérêts, les intérêts de
la raison, de ma raison, a, chose étrange pour la définition d'un
contenu, une forme interrogative. Et que l'intérêt ainsi défini par
des énoncés interrogatifs au présent (« que puis-je savoir ? », « que
dois-je faire ? », « que m'est-il permis d'espérer ? >>) se rapporte à
la première personne. Ce sont des questions posées par je, main­
tenant, définissant sous forme de questions ma raison, non pas la
raison en général, mais la ma-raison, mais la ma-raison en général,
les intérêts de la ma-raison en général :

Tout intérêt de ma raison [« a/us Jnuresse meiner Vernun.ft », dit


Kant et il ajoute entre parenthèses : « le spéculatifaussi bien que le
pratique »] se rassemble [« vereinigt sich », « s'unit »] dans les trois
questions suivantes : 1 . que puis-je savoir ? (Was kann ich wissm ?) ;
2. que dois-jefoire ? (Was soLI ich tun ?) ; 3. que m'est-ilpermis d'es­
pérer ? (Was darfich hoffen ?Y.

1 . « Tout intérêt de ma raison (spéculatif aussi bien que pratique) est


comc::nu dans ces trois questions : 1 . quepuis-je sa voir ? ; 2. que dos-je
i foire ? ;
3. que m'm-ilpermis d'esplrer ) � (l. Kant, Critique de la raison pure, op. cit.,
p. 543.)

42
Deuxième séance

La première question est spéculative, la seconde, qui appartient


aussi à la raison pure, est pratique, mais la troisième, qui est en ce
sens plus proche de l'intérêt en général de ma raison en général,
est, selon Kant, « à la fois pratique et théorique » (praktisch und
theoretsch
i zugleich). respoir a donc, ou plutôt le pouvoir-espérer,
le droit d'espérer, aurait un rapport essentiel avec l'unité de la
raison en tant qu'elle est à la fois pratique et théorique. Et il ne
faut pas penser ici seulement l'espoir, mais le« il m'est permis d'es­
pérer » comme intérêt à la fois théorique et pratique. Et puisque
nous savons déjà que non seulement la question du mode d' énon­
ciation mais la question non moins énigmatique de l'événement
devraient être au centre de ce séminaire, voyons très vite comment
Kant définit l'espoir.
respoir, dit-il, tend au bonheur, et il a à l'ordre pratique et
à la morale le même rapport que le savoir et la loi naturelle à la
connaissance théorique des choses. Et l'ordre pratique, le pratique,
conduit comme un « fil conducteur1 » (Leitfaden) à la solution du
théorique, à sa « réponse » (Beantwortung) ; et quand cette ques­
tion du théorique « s'élève », il conduit à la question spéculative.
Structure analogue, en quelque sorte, à celle de la Huitième Thèse
où l'instance pratique, l'instance de la « pratique humaine >> sert à
la « solution rationnelle >> (rationelle Losung) des mystères nés de la
théorie. Je dis bien structure analogue. ranalogie de la médiation
pratique vers la solution ou la réponse théorique est évidente. Mais
si pratique et théorie voulaient dire autre chose chez Kant et Marx,
l'analogie serait purement formelle. Nous pressentons bien que
« pratique » ne couvre pas le même champ sémantique chez Kant
et chez Marx. Mais, d'une part, il n'est pas sûr encore qu'ils n'aient
pas quelque noyau commun essentiel (la valeur d'intérêt, d'espoir
et de rapport à l'autre de la Veranderung, de la transformation,
nous en donne au moins quelques indices qu'il faudra regarder
de plus près), et, d'autre part, une analogie purement formelle et
passant au moins par des mots communs et des syntaxes logiques
communes ne peut être absolument insignifiante, absolument
étrangère au contenu. Voyez, provisoirement encore, comment

1 . Ibid., loc. cit.

43
7héorie etpratique

Kant définit l'espoir dans ce passage. Il le définit très curieusement


comme ce qui fait, qui << aboutit » (hinausldujt) à ce que quelque
chose est (au présent de l'être, du verbe être), « puisque quelque
chose doit arriver » [je souligne] , « weil etwas geschehen soll1 ».
Définition de l'espoir par l'arrivée, l'événement, l'histoire de ce
qui vient (geschehen, Geschichte) mais aussi qui doit arriver, néces­
sité d'un avenir de ce qui vient, de ce qui arrive. C'est à partir de
cet à-venir du venir que l'« est », le présent du« est », se définit dans
cette structure étrange de l'espoir. I.:événement à-venir y précède
en quelque sorte la détermination du présent - qui, elle, se donne
nécessairement ici sur le mode théorique du « est ». Alors que, à la
différence de l'espoir, le savoir « aboutit » (hinausliiujt) à la conclu­
sion que quelque chose est (qui agit comme cause suprême) « parce
que quelque chose arrive » (weil etwas geschieht). Au présent. Dans
le savoir, le présent de l'événement définit le présent, et le « parce
que >> (weil) y fonctionne tout autrement. Que le « parce que »,
dans l'espoir, ait une fonction rationnelle (purement rationnelle
et à la fois théorique et pratique), une fonction rationnelle qui en
appelle à un « viens » futur de l'événement, à un à-venir de l' événe­
ment, à une « histoire » (Geschichte) du << Geschehen » à venir, et qui
ouvre ainsi de cet à-venir à l'unité de la raison et de l'intérêt de la
ma-raison en général, voilà qui investit le « parce que », ou plutôt
le « weil », d'un office et d'une signification très étranges. On est
alors moins surpris - je vous y renvoie d'un mot - de découvrir
chez Heidegger, notamment dans Der Satz vom Grund, traduit
par Le Principe de raison, le détour insistant, et qui peut paraître
baroque ou risqué, par la méditation du mot « weil>> dans la langue
allemande, mot où il voit se produire l'essence de la raison et de
l'abîme de la raison.
Il le fait, comme vous savez, en méditant le« sans » de la sentence
dite mystique d'Angelus Silesius : « Die Ros ist ohn U"ârum ; sie
blühet, weil sie blühet 1 Sie acht nicht ihrer selbst, fragt nicht, ob
man sie siehei'- ». La rose est sans pourquoi, mais elle n'est pas sans

1. 1. Kant, Critique de la raison pure, op. cit., p. 543.


2. M. Heidegger, Der Satz vom Grund, Pfullingen, Neske, 1957, p. 69.
(« La rose est sans pourquoi, fleurit parce qu'elle fleurit, 1 N'a souci d'elle-

44
Deuxième séance

raison, et c'est en accentuant différemment les deux « sans » du


sine ratione, du « rien n'est sans raison » (Leibniz), du principe de
raison, que Heidegger fait apparaître l'abîme, l'« Abgrund » du
« Grund l'abîme d'une raison qui n'est raison qu'en n'ayant pas
�>,

de raison : fond sans fond. La relecture du weil passe par ce


« ��

que Heidegger appelle le sens propre : « weil » « veut proprement


dire (eigentlich heift) dieweilen1 >>, « cependant que » ou « tandis
>> «

que », comme dans la locution « man muJS das Eisen schmieden,


weil es warm st i », « il faut battre le fer tant qu'il est chaud >> - et
non parce qu'il est chaud ».
« Weilen » veut dire proprement
«

« durer >>, « rester tranquille >>, « perdurer >>, « s'arrêter >>, << se tenir
là >>, comme dans le vers de Goethe cité par Heidegger : « Die Fiedel
stockt, der Tiinzer weilt ["Le violon se tait, le danseur s'arrête", il
hésite, suspend son mouvement et s'arrête] ». À partir de quoi
Heidegger fait remarquer que « weilen >> (« demeurer >>, « durer >>,
« perdurer >> : wdhren, immerwdhren) est l'ancien sens du mot
« être ,, en allemand, si bien -j'abrège beaucoup, mais c'est seule­
ment pour situer des directions problématiques - que le « weil »
nomme l'être comme fond2, puis le fond sans fond, l'être qui ne
procure le fond qu'à être lui-même sans fond, sans raison, etc.
Si nous revenons ici à Kant, et à 1'élucidation de cette raison
en général, à la fois théorique et pratique, donc en elle-même
pré-théorico-pratique, de cette raison dont l'unité théorico-pra­
tique se manifeste mieux à travers cette forme d'intérêt nommée
« espoir >> (et vous voyez bien que l'espoir comme forme privilégiée
de la ma-raison en général et théorico-pratique, dans son intérêt
fondamental, ne désigne plus ici quelque vague pathos, affect ou
sensiblerie) ; si donc nous revenons à Kant et à l'élucidation de
cette raison dans son originarité pré-théorico-pratique telle qu'elle
se manifeste dans l'espoir ou plutôt dans la question « que m'est-il
permis d'espérer ? >>, eh bien, le « weil », ce qu'on traduit par
« par >> (« par-ce-que >>), en supporte bien le trajet, le parcours,

même, ne désire être vue. » Cité dans M. Heidegger, Le Principe de raison, tr. fr.
A.Préau, Paris, Gallimard, 1962, p. 1 03.)
1 . Ibid., p. 207 (Le Principe de raison, op. cit., p. 265) .
2. Cf M. Heidegger, Le Principe de raison, op. cit., p. 266.

45
Théorie etpratique

le lieu. C'est dans le « par », je dirais sur l'aiguillage du « par », à


travers le fonctionnement d'aiguillage du « par » de « parce que »
ou du « weil », que ça se divise, je veux dire qu'on va pouvoir
discerner entre le rapport de l'espoir à l'événement et le rapport
du savoir à l'événement. Je relis deux phrases de Kant :

En effet, tout espoir tend au bonheur et est à l'ordre pratique et


à la loi morale ce que le savoir et la loi naturelle sont à la connais­
sance théorique des choses. Celui-là [l'espoir] aboutit, en défini­
tive, à cette conclusion [Schluf : conclusion logique] que quelque
chose est [sei, « soit » : commentaire grammatical] qui détermine
le dernier but possible parce que (weil) quelque chose doit arriver
(etwas geschehen soli) ; celui ci [le savoir] aboutit à cette conclusion
-

que quelque chose est (sei) qui agit comme cause suprême (oberste
Ursache) parce que (weil) quelque chose arrive1•

Donc dans les deux cas, espoir et savoir, la conclusion que


quelque chose est dépend d'un rapport à l'événement, au « quelque
chose arrive » . Dans un cas, quelque chose doit arriver, dans l'autre
quelque chose arrive (effectivement, présentement). Mais dans
les deux cas, la forme du rapport de la conclusion à l'événement
(présent ou futur), la forme du rapport nécessaire aux deux événe­
ments nécessaires, l'un étant nécessaire comme « geschehen sol! »,
l'autre comme « cause suprême », la forme du rapport de la conclu­
sion à l'événement est celle d'un « weil » (<< par », « parce que »).
Dans les deux cas, quelque chose est, on conclut que quelque chose
est ou soit (« sei »), parce que (« weil») quelque chose doit arriver
ou quelque chose arrive. Le « weil » est donc le lieu immobile, ou,
plutôt qu'un lieu immobile, un dispositif immobile pour un trajet
qui se divise, ce que j'appelais il y a un instant un aiguillage, un

1 . « En effe t, tout espoir tend au bonheur et est à l ordre pratique et à la loi


'

morale ce que le savoir et la loi naturelle sont à la connaissance théorique des


choses. [espoir aboutit, en définitive, à cette conclusion que quelque chose
est qui détermine le dernier but possible pusi que quelque chose Mit arriver. Le
savoir aboutit à cette conclusion que quelque chose est qui agie comme buc
suprême parce que q uelque chose arrive. » (l. Kant, Critique de la raison pure,
op. cit., p. 543.)

46
Deuxième sance
é

syntagme fixé mais articulé qui tantôt rapporte à l'avenir de l' événe­
ment, tantôt au présent de l'événement, et qui donc est la raison, le
rapport de la raison à ce qui vient, à ce qui arrive en général, que ce
soit au présent ou à l'avenir. Non seulement le rapport de la raison,
mais le rapport de ma raison, l'intérêt de la ma-raison à ce qui vient,
et qui dès lors n'est plus un venir neutre au sens d'un venir abso­
lument impersonnel ; c'est un venir au sens de ce qui, venant à la
ma-raison, est aussi interpellé par moi, par un moi non empirique,
le moi de la ma-raison qui doit quelque part dire « viens » à ce qui
vient ainsi, donnant lieu ici au savoir, là à l'espoir.
Naturellement, cet aiguillage du « par », son unité double, par
où passe toujours l'intérêt théorique et/ou pratique de ma-raison,
on le perçoit d'autant moins dans la traduction française, ou on en
perçoit d'autant moins l'unité aiguillante, que « weil>> y est traduit
une fois par << puisque », l'autre fois par << parce que >>.
<< Par >> est un de ces petits mots à travers lesquels, par lesquels

passeront la plupart des axes de notre problématique. Qu'est-ce


que ça peut vouloir dire que ça passe par << par » ? Non pas que la
solution des problèmes sera verbale ou philologique et qu'il suffira
d'interroger un mot, une préposition, pas même encore un verbe
ou un nom, une préposition ; non pas qu'il suffira de l'analyser
pour trouver la << solution rationnelle ». Non, mais il sera en tout
cas nécessaire de savoir ce qui passe ou ne passe pas par « par >>, ce

qui se passe ou ne se passe pas dans le partage de ces << par >>. Vous
vous rappelez peut-être - enfin, ceux qui étaient là l'an dernier se
rappellent -, tout ce qui s'était croisé dans le poème de Ponge :

Par le motpar commence donc ce texte


Dont la première lign e dit la vérité
Mais ce tain sous l'une et l'autre
Peut-il être toléré ?
Cher lecteur déjà tu juges
Là de nos difficultés . . .
(APRÈS sept am de malheurs 1 Elle brisa le miroir}'.

1 . Francis Ponge, << Fable », Proêmes, dans Tome premier, Paris, Gallimard,
1965, p. 144.

47
1héorie etpratique

Je ne vais pas reprendre l'analyse de cette « Fable » (titre de la


fable), mais j'y remarque seulement que l'impossibilité de produire
un métalangage au sujet de « par », l'impossibilité de parler de
« par » sans déjà passer par lui, se servir du mot dont on veut
parler, cette impossibilité structurelle a un rapport essentiel - que
l'on pourrait démontrer si l'on en avait le temps - avec le bris du
miroir, à la fois avec l'effet de miroir, l'effet spéculaire ou spéculatif
(théorique, si vous voulez), et son interruption brisante qui ne peut
se faire que d'un coup, en un événement, événement qui répète
et traduit l'événement initial (« par le mot par ») qui constitue
un faux speculum, une fausse spéculation qui n'arrive pas à s'em­
parer de son objet, et qui forme par là même l'événement d'un
texte, texte événement qu'aucun métalangage théorique ne peut
surprendre qu'à se laisser d'avance occuper, préoccuper par lui, par
« par ». Pas de métalangage théorique, mais pas de métapratique
non plus. Etc.
Si l'on peut prévoir que « par >> sera un lieu de grande circu­
lation pour nos analyses, c'est au moins pour cette raison que, si
le « par >> du « parce que >>, qui signifie l'intérêt de la raison, un
intérêt qui procède toujours « par >>, si ce « par >>, donc, ne traduit
qu'imparfaitement le « weil )> (en perdant peut-être un peu de sa
référence lointaine à la durée), il en garde bien en tout cas la signi­
fication de ce qui perdure ouperrnane à travers un changement ou
une altération ou un mouvement, il en garde en effet le « per >>.
Garder le « per », ici, c'est garder la signification de « traverse >>,
« traversée », de ce qui s'accomplit par, c'est-à-dire à « travers >>. La
valeur de« trans >>, « rra » compose intimement avec celle de « per >>.
On y retrouve les significations du mouvement comme chemin à
travers, traversée, et achèvement « s'acquittant de >>, « allant au bout
de », accomplissant, performant, perfectionnant, finissant, réus­
sissant, aboutissant (voyez le texte de Kant : l'espoir ou le savoir
« aboutissent » à la conclusion, « hinauslaufen », par, par-ce-que,

etc.). Toutes les valeurs de « par >>, « per », « trans >>, « tra », nous les
retrouverons dans tous les motifs sémantiques indissociablement
liés par la modernité à la pratique, et notamment à la « trans-for­
mation » ou, à travers des relais lexicologiques compliqués, au
« travail » (tripalium, torture : passivité, souffrance) , où chaque

48
Deuxième séance

fois l'on peut distinguer l'idée de « passage par » et donc aussi


de « passage au-delà », le •< trans » impliquant la « traversée », le
« travel >> laborieux, pénible, douloureux. « Per » et« rra », le procès
(commenter les deux sens : « pas >> et « loi de la chose ») dont on
pourrait crohe que la modernité a chargé le concept de praxis, on le
trouve dans le fonctionnement sémantique de lapraxis grecque. Si
l'on consulte de façon toute préliminaire les différentes acceptions
du verbe prasso, avant même d'en dériver praxis, qui s'opposerait,
nous le verrons, chez Platon et chez Aristote, tantôt àpathos, tantôt
à wgos, tantôt à theora, i tantôt àpoiesis, tantôt à proairesis (projet),
selon des inflexions plus subtiles et plus problématiques qu'on ne
le dit en général ; si, donc, avant même d'analyser praxis, on fait
simplement une liste préliminaire et superficielle des acceptions de
prasso, on y relève tout l'éventail sémantique de ce qu'on appelle ou
a appelé à travers l'histoire de l'Occident la « pratique >>, et tout cet
éventail se déploie par « par >>, à travers le sème de « traversée » ou
de « passage à travers et au-delà ». Si je dis « se déploie par "par"
' "' )) ' 1 " ,
ou a travers a travers , a travers a traversée », ce n'est pas pour
jouer, mais parce que le sens en effet s'y transforme en passant à
travers le schème de la transformation et du « trans >>, dirait-on
en latin, à la fois comme « passage à travers '' et « débordement >>,
<< trangression », pas de « dépassement ''· Voici cette liste de trans­

formations (je ne cite pas les exemples que donne un dictionnaire,


mais seulement les rubriques de sens) : « Prasso : 1. Aller à travers,
parcourir, traverser, parcourir un chemin, faire un trajet. 2. Par
suite : aller jusqu'au bout, achever, exécuter, accomplir, faire (par
opposition à legô)I ». Les exemples de cet « accomplir >>, << faire »,
<< exécuter >>, valent aussi bien pour le meurtre, la bonne action, ou
l'obscénité. Il y a même une tautologie intéressante (chez Eschine
d'Athènes, par exemple) : tèn praxin, prassein ou pratttin, c'est, je
cite là, faut le faire, le dictionnaire, « faire la chose», autrement dit
l'amour ; pratiquer la pratique, c'est faire la chose et, dans l'ordre
du désir, qui est peut-être l'ordre essentiel du pratique, passer à
l'acte. Si, dans ce cas, l'acte sexuel n'est peut-être pas un acte parmi

1 . Anatole Bailly, Abrégé dt dtctionnaire grec-français, Pari�, Hachette,


1950.

49
Théorie etpratique

d'autres, une pratique parmi d'autres, alors le passage à l'acte n'est


peut-être pas non plus une locution divisible, le passage étant, en
tant que « traversée par », toujours un passage comme acte, un
passage à l'acte, et l'acte impliquant toujours, comme pratique,
une traversée, un passage comme traversée et transgression. Or
dans la mesure où la pratique sexuelle, en tant qu'elle engage, et
engage un corps qui ne se résume pas aux sens dits théoriques,
la vue et l'ouïe, opposés aux sens que Hegel appelle pratiques (le
toucher, l'odorat, le goût1 - mettre la main, les pieds, se promener
ou marcher, pas2), dans la mesure, dis-je, où la pratique sexuelle
n'est pas un exemple parmi d'autres, vous pressentez que la ques­
tion du travail et de la division du travail, de la division sexuelle
du travail dans la problématique marxiste, cet ensemble de ques­
tions que nous avions abordées ensemble il y a deux ans icP et
que nous retrouverons encore, est bien un ensemble systématique
et non localisable comme ensemble de questions particulières et
dérivables.

Nous apercevons déjà, par anticipation, ce que sera la deuxième


accentuation annoncée, la deuxième inflexion du << faut le faire ».
Elle insiste sur la transgression ; quand on dit « faut le faire »,
on peut aussi impliquer, on implique une fois sur deux : « faut
être gonflé », « il est gonflé le mec » , ou, plus rarement, « elle est
gonflée la fille >>, ce qui sous-entend souvent encore, dans l'espace
phallocentriste qui détermine souvent la valeur de transgression,
de culot, « cette fille est un vrai mec ». « Faut le faire », c'est l'ex­
clamation devant le culot, l'audace trangressive. Il ou elle a osé
faire ça, il ou elle n'a pas eu froid aux yeux. Nous y reviendrons.
Je reprends la liste des acceptions de prasso. On passe à « agir »,

1 . Cf Georg Wilhelm Friedrich Hegel, Cours d'esthétique, vol. 1 , tr. fr.


].-P. Lefebvre et V. von Schenk, Paris, Aubier, 1995, p. 5 6 ; voir aussi id., Cours
d'esthétique, vol. 2, Paris, Aubier, 1996, p. 244.
2. « Mettre la main, les pieds, se promener ou marcher, pas '' : hypothèse
de reconstruction d'un ajout manuscrit difficile à déchiffrer.
3. Il pourrait s'agir de son séminaire « I.:Art (Kant) », cours de l'ENs-Ulm,
1 973-1974.

50
Deuxième séance

« travailler », « s'occuper de », « agir dans l'intérêt de », « s'oc­


cuper de ses affaires (publiques ou privées) » ; puis « accomplir »,
« achever », « réaliser», « mener à bien » (donc aller au bout) ; puis

(et là nous avons une flexion essentielle, je crois, pour la suite de


notre travail), « faire », « acquitter », « faire payer » (une dette, un
impôt, un intérêt), « exiger », « faire payer » au sens de « punir »
(« expier pour un crime », « payer pour », etc.) ; ce sens peut aussi
se prendre, comme dit le dictionnaire, « en mauvaise part » et
fonctionner pour « achever >> ou « faire périr ».
« Périr » ou« faire périr » est d'ailleurs intéressant dans la mesure

où il lie l'idée de mort, de meurtre, à celle de « passage au-delà »,


de procès transgressif, de ce qui passe au-delà, à l'idée de pratique
comme trépas, etc.
Je laisse ici cette ouverture sur « weil )> et « par ». J'espère vous
avoir au moins convaincus qu'elle était une ouverture incontour­
nable sur le problème de la pratique, de « théorie/pratique », de
l'intérêt de la raison en jeu dans le texte de Kant, une ouver­
ture incontournable sur la solution rationnelle que la pratique
humaine, selon la Huitième Thèse citée par Althusser en exergue,
apporte à la théorie quand celle-ci porte au mysticisme.
Mais nous n'en avons pas fini avec Kant, pas même pour le
petit détour obligé d'aujourd'hui. Vous avez en tout cas compris,
je l'espère, pourquoi, la semaine dernière, j'ai laissé suspendue
la question de savoir si avec Kant (« exclu ou inclus », ai-je dit)
le continuum présumé de l'histoire de la philosophie connais­
sait ou non une rupture à partir de laquelle la valeur marxiste de
<< pratique » allait ou non se transformer et s'arracher décisive­

ment au milieu sémantique traditionnel. Le passage par Kant est


essentiel en tout cas. Même si, comme il va de soi ou du moins
comme il est très apparent, « pratique » ne veut pas dire, et de
loin, la même chose chez Marx et chez Kant, l'élucidation de
l'instance pratique, du « pur(ement) pratique » chez Kant, ne
peut pas être sans rapport avec l'espace historico-philosophique
où adviennent la Huitième Thèse sur Feuerbach et le reste du
matérialisme dialectique.
Je disais donc que nous n'en avions pas fini même avec ce petit
détour préliminaire par Kant aujourd'hui. Je voulais encore situer,

51
7héorie etpratique

c'est tout ce que je peux faire pour l'instant, deux textes de Kant,
deux autres textes de Kant1•
Au deuxième livre de la « Dialectique transcendantale », dans
la section du deuxième chapitre intitulée « De l'intérêt de la raison
dans son conflit avec elle-même », se trouvent un certain passage,
une certaine argumentation, dont il est peut-être signifiant de
les rapprocher de la Huitième Thèse sur Feuerbach, et cela et du
point de vue du concept, du discours conceptuel, et du point de
vue de la rhétorique, voire de la métaphorique. Il s'agit donc dans
ce chapitre de l'intérêt, encore, de la raison, mais du point de
vue des conflits qui l'opposent à elle-même. Je suppose connue
la dialectique transcendantale. Il s'agit d'une explication fonda­
mentale, ici, sur l'origine de ce conflit. Ce conflit est malheureux,
dit Kant, du moins malheureux pour la spéculation, même s'il
est heureux pour la destination pratique de l'homme. Je ne peux
pas refaire tout le trajet complexe de ce chapitre qui considère
tour à tour le dogmatisme du côté de la thèse et l'empirisme du
côté de l'antithèse, et les considère tour à tour du point de vue
de l'intérêt pratique et de l'intérêt spéculatif ; puis Kant étudie
l'opposition entre épicurisme et platonisme. Je reprends donc les
choses aux deux derniers paragraphes, quand Kant affirme que
la raison humaine est, de sa nature, « architectonique2 » ; ce qui
veut dire que la préoccupation du système y est majeure. La raison
considère toute connaissance comme appartenant à un système
possible. Or les propositions de l'antithèse, dans chaque anti­
nomie, ont pour effet de rendre l'architectonique, c'est-à-dire la
systématicité, impossible ; l'antithèse est ce qui pose qu'au-dessus
de l'état du monde, il y en a un encore plus originaire, plus ancien,
dans chaque partie, les parties étant à leur tour divisibles : avant
chaque événement il y en aurait un autre, sans qu'on puisse jamais
rencontrer d'« inconditionné » (Unbedingtes} ou de commence-

1 . Le premier de ces deux textes (dont]. Derrida fait un commentaire dans


les trois pages qui suivent) étant un autre chapitre de la Critique de la raison
pttre, il n'entre pas dans la numérotation des rextes de Kant commencée supra,
p. 41, et qui se termine infra, p. 55.
2. I. Kant, Critique de la raison pure, op. cit., p. 364.

52
Deuximu sianct

ment absolu qui puisse servir de fondement à l'édifice systéma­


tique. C'est pourquoi la thèse - au contraire de l'antithèse - est
plus conforme à l'intérêt architectonique de la raison. Il y a donc
un penchant naturel de l'intérêt de la raison pour la thèse, pour ce
moment de l'antinomie qui s'appelle la thèse. Imaginons mainte­
nant une raison sans intérêt. Une raison qui s'affranchirait de tout
intérêt. C'est avec cette hypothèse que nous pourrons imaginer
ce qu'est l'intérêt - donc, depuis sa vacance, penser son relief; et
surtout, c'est à partir de là que nous allons voir ce qui lie de façon
privilégiée la notion ou la valeur d'intérêt-de-la-raison (pure, en
général) à la raison pratique plutôt que spéculative.
Kant demande donc : que ferait un homme s'il pouvait s' affran­
chir de tout intérêt, et être indifférent à l'égard de toutes les consé­
quences des thèses ou des antithèses, si donc en lui l'intérêt de la
raison était suspendu, et jusqu'à l'intérêt architectonique, l'intérêt
pour le système ? Un tel homme ne suivrait que les principes de la
raison, où qu'ils conduisent, et en ne tenant compte que de leur
valeur intrinsèque, de leur valeur de principe rationnel. Qu'est-ce
qui se passerait alors ? Eh bien, un tel homme devrait alternati­
vement suivre la thèse et l'antithèse. Il serait pris dans le double­
bind d'une raison sans intérêt. Il serait, dit Kant, « dans un état
d'oscillation interminable1 >> (in einem unaufhorlich schwankenden
Zustand). Le double-bind, c'est-à-dire le double lien, la double
obligation de suivre des principes rationnels contradictoires, ce
double-bind serait donc ici principiel et rationnel. Double-bind
de la raison pure. Et encore, lorsque Kant dit « oscillation perpé­
tuelle >> entre deux principes d'égale valeur, il veut aussi bien dire,
les deux principes étant absolument concurrents, que c'est simul­
tanément qu'un tel homme, une telle raison désintéressée, serait
tendue jusqu'à craquer entre deux exigences et des conséquences
principielles. Aujourd'hui ceci, demain cela, dit Kant, mais c'est
pour donner une image temporelle d'une tentation synchrone
ou simultanée ; elle fait qu'on pense que la liberté humaine est
libre et que dans la chaîne indissoluble de la nature la liberté n'est
qu'une illusion, et qu'il n'y a que de la nature. Une raison désin-

l. « Dans un état d'oscillation perpétuelle. • (Ibid., loc. cit.)

53
7htorü �tpratiqr«

téressée pense ces deux choses alternativement ou simultanément.


Comment sortir de ce double-bind théorico-spéculatif ? Eh bien,
répond Kant, par la pratique. Ce double-bind est en fait un jeu
spéculatif, un jeu de la raison spéculative, et ce jeu produit - voici
la formulation que je voulais rapprocher de la Huitième Thèse sur
Feuerbach - « les fantômes d'un rêve1 » (die Schattenbilder eines
Traumes), c'est-à-dire une soree d'effet visionnaire, d'hallucina­
tion mystique. Et la solution, la résolution/dissolution de cet effet
mystique de la raison spéculative, c'est la pratique. La pratique
est la solution rationnelle des effets visionnaires de la spéculation
théorique, de la raison pure spéculative. Kant, après avoir évoqué
l'oscillation perpétuelle entre la thèse et l'antithèse, ce vertige
de l'entre-deux qui prendrait un homme rationnel désintéressé,
Kant, donc, écrit :

Mais s'il venait [un cel homme] à la pratique [« zum Tun und
Handeln » : faire, traiter, manipuler, et agir, passer à l'action] , ce

jeu de la raison purement spéculative s'évanouirait comme les


fanrômes d'un rêve [comme les ombres, les figures ou les silhouettes
d'un rêve], et il choisirait ses principes seulement d'après l'intérêt
pracique2•

Après quoi, Kant précise que ce n'est pas une raison pour
renoncer aussitôt à l'exercice de la raison pure spéculative, un
tel exercice et le temps consacré à cet examen de la raison pure
spéculative, à ses thèses et antithèses, convenant à un être réfléchi
et inquiet de recherche. De plus, il est bon qu'on puisse librement,
sans menace, développer des thèses et antithèses et les soutenir en
présence de jurés de même rang, c'est-à-dire de faibles hommes
(démocratie, etc.). Pas plus que Marx, Kant ne veut ici disqualifier
le spéculatif, au moment même où il dit que la pratique en fait
s'évanouir les nuages mystiques ou visionnaires, l'onirisme. Quelle
que soit la différence du contenu conceptuel entre le concept de

1. I. Kant, Critiqu� rk la raison pure, op. cit., p. 365.


2. « Mais s'il venait à la pratique,
ce jeu de la raison simplement spécula­

cive s'évanouirait comme les fantômes d'un rêve, et il choisirait ses principes
seulement d'après l'intérêt prJtique. » (Ibid., p. 364 sq.)

54
Dtuxième séanct

pratique kantien et celui du Marx des << Thèses sur Feuerbach »,

différence que nous aurons à préciser, il reste que cette analogie


dans le schéma d'une argumentation n'est pas seulement formelle
au sens d'une écorce externe. Elle touche aussi au contenu, elle
implique nécessairement un système de traits communs dans le
concept de pratique, d'intérêt, de théorie, de rapport entre théorie
et pratique, d'effet visionnaire de la contradiction dans la théorie,
etc. À quoi cette analogie renvoie-t-elle ? C'est la question que je
voulais poser par ce rapprochement et cette situation d'un texte
de Kant.

3. Le troisième lieu à reconnaître, à situer dans le texte de


Kant, ce sont la préface et l'introduction1 à cette Critique dujuge­
ment qui avait, entre autres fonctions, d'assurer par le concept de
finalité, par la téléologie, quelque chose comme la transition ou
la médiation encre la raison purement théorique et la raison pure­
ment pratique. Une lecture minutieuse de la Critique dujugement,
et d'abord de sa préface et de son introduction, qui portent sur la
division de la philosophie en théorie et pratique, est, serait, sera
indispensable pour ce qui nous intéresse dans ce séminaire. Je ne
signale en conclusion aujourd'hui que la spécificité du concept
de technè (« art >> ou « technique ))), qui vient rigoureusement
diviser et donc préciser celui de pratique, et nommer un des lieux
essentiels de notre problème, la question de la technique, du site
de la technique entre théorie et pratique. Deux indications seule­
ment pour situer les aiguillages dans la Critique du jugement :
1. Dans l'introduction, Kant traite de la division de la philosophie
en philosophie théorique ou philosophie de la nature, et philo­
sophie pratique ou philosophie morale, fondée sur le concept
de liberté. Il insiste sur la nécessité de distinguer les principes
pratiques qui le sont techniquement, fondés, eux, sur le concept de
causalité naturelle, et ceux qui le sont moralement, fondés, eux,
sur le concept de liberté. Cette division du concept de pratique
entre sa valeur morale et sa valeur technique est évidemment un

1 . Bien que J. Derrida répète par deux fois qu'il parlera de la préface et de:
l'introduction, c'est seulement de l'introduction qu'il s'agit par la suite.

55
7héorit ttpratique

clivage important pour toute notre problématique. 2. Au para­


graphe 43 de la première partie (« De l'art en général »), Kant
distingue entre l'art et la nature. Cette distinction déploie tous
les concepts qu'en général on confond vaguement dans la confu­
sion précisément avec le concept de pratique (« faire », << opérer »,
<< agir », « produire », etc.), en passant par toutes les combinaisons
possibles d'une langue à l'autre, Kant s'en tenant, pour des raisons
qu'il explique ailleurs, au latin et à l'allemand. Il écrit :

I.:art se distingue de la nature comme << faire » {tun, [acere) se


'
distingue d'« agir » {hantkln) [dans le passage que j ai cité tout
à l'heure, si proche de la Huitième Thèse, ce qu'on traduisait en
français par << passage à la pratique » était tun et handeln à la fois,
« faire » et<< agir », art et nature] ou d'effectuer en général (wirken,
agere}, et comme le produit (Produkt) ou la conséquence de l'art
comme << œuvre '' (Wérk, opus) se distingue du prod uit de la nature
comme effet {Wirkung, ejfectus) l.

J'avais dit au début de cette séance, et c'est ce qui a induit


un si long détour, que l'énoncé de la Huitième Thèse pouvait se
retrouver ailleurs sous la même forme et sembler signifier toutautre
chose ; que pouvait se retrouver ailleurs pour sembler signifier tout
autre chose cette unité requise d'une rationalité qui en elle-même
n'est ni simplement théorique ni simplement pratique, ou qui est
les deux à la fois. Par exemple, avais-je dit, chez Kant {nous venons
de le pressentir) et chez Husserl. Je ne ferai pas le même détour
pour Husserl mais je me contenterai de noter que si, pour cet
autre idéalisme transcendantal qui semble dire la même chose que
Kant et Marx, et qui fait aussi de la téléologie l'unité entre théorie
et pratique, la raison est antérieure à l'opposition encre théorie
et pratique, n'est ni simplement l'une ni simplement l'autre,
alors elle se laisse mieux représenter par le théorique que par le

1 . « I.:art est distingué de la nature, comme le "faire" (!acere) l'est de


("'agir" ou "causer" en général (agert), et le produit ou la conséquence de l'art
se distingue en tanr qu"'œuvre" (opus) du produit de la nature en tant qu'effet

(tjfectus). » (I. Kant, Critique du jugement, tr. fr. A Philolenko, Paris, Vrin,
1968, p. 134.)

56
Deuxième séance

pratique, et c'est peut-être en cela que Husserl est plus théoriciste


que Kant et peut-être aussi, en un autre sens, que Marx. Tout
énoncé pratique peut être réduit, reconstitué en un jugement de
type théorique, affirme Husserl, soit dit pour résumer sommai­
rement une machinerie complexe et une procédure que j'ai tenté
d'analyser dans mon « Introduction à L'Origine de la géométrie1 »
et dans un article repris dans Marges - de la philosophie et intitulé
« La forme et le vouloir-dire2 ». Je dois, faute de temps, vous y

renvoyer. Voici seulement une citation de Husserl pour repérer


les choses très vite :

La raison ne souffre pas d'être distinguée en << théorique » ,


<< pratique >> ou << esthétique >> [ . . .]. tcre homme, c'est être en un
sens téléologique - c'est devoir être [cité et commenté dans "Intro­
duction à l' Origine de la géométrie de Husserl", p. 149. Voir aussi :
E. Husserl, Méditations cartésiennes, § 41)3.

Je reviens à la Huitième Thèse, c'est-à-dire à l'exergue du texte


d'Althusser << sur la dialectique matérialiste >> que, malheureuse­
ment, nous n'avons pas pu commencer à lire aujourd'hui (mais
nous le ferons la prochaine fois). Cette Huitième Thèse, disais-je,
est moins praticiste qu'il n'y paraît. Elle met des conditions très
rigoureuses à son praticisme. Cela se reconnaît, disais-je, à deux
signes. Le premier, c'est, nous l'avons vu, que la pratique doit
apporter une solution rationnelle au mysticisme théorique, à une
mauvaise conséquence du théorique ; il s'agit donc de corriger
le théorique et non de l'abandonner, et de le corriger rationnel-

l . J. Derrida, << introduction à L'Origine de Üz géométrie de Husserl >>, dans


Edmund Husserl, L'Origine de fa géomét1-ie, Paris, Vrin, 1961.
2. Id., << La forme ec le vouloir-dire , , Marges - de fa philosophie, Paris,
Minuit, 1972.
3. E. Husserl, « La philosophie comme prise de conscience de l'huma­
nité >>, texte établi et présenté par W Bierne!, tr. fr. P. Ricœur, dans Deucalion, 3,
<< Vérité et liberté », Neuchâtel et Paris, Éd. de la Baconnière, 1950, p. 127. Le
paragraphe 41 des Méditations appartient à la Quatrième Méditation et porte
le titre << !.:explication phénoménologique véritable de l' ego cogito comme idéa­
lisme transcendantal >> (E. Husserl, Méditations carté siennes, tr. &. G. Pfeiffer et
E. Lévinas, Paris, A. Colin, 1931, p. 70 sq.).

57
7héorit ttpratiq�

lement, la valeur de rationalité, la raison, étant ici la dernière


instance.
Deuxième signe, que nous n'avons pas encore abordé : ce n'est
pas seulement la pratique qui apporte cette solution ou résolution
rationnelle, c'est le « Begreifen dieser Praxs1 i », comme dit Marx,
la « compréhension conceptuelle de cette pratique », le concept
de cette pratique. Cette dernière précision souligne bien de quelle
circonspection théorique, sinon théoriciste, Marx entoure son
rappel à la pratique. C'est sans doute cette insistance théoricienne,
ce rappel à la rigueur théorique dans l'appel à la pratique, qu'Al­
thusser voulait souligner, marquer, remarquer, à l'ouverture de
ce texte qu'il jugera plus tard encore trop théoriciste, mais qui
fut produit dans une situation ou un contexte où la « déviation
théoriciste » - ce qu'il nommera ainsi quelques années plus tard2 -
avait de quoi s'expliquer. Comme elle avait de quoi s'expliquer
pour la Huitième Thèse qui la porte en elle, nous l'avons vu,
mais non par hasard et compte tenu de cette contextualité histo­
rico-politique générale dont j'ai parlé en commençant.
Pour ceux qui auraient la patience de rester encore quelques
instants, et qui auraient besoin de rire un peu après cette sévère
traversée kantienne, voici un texte sur le rire ou la dérision,
justement.
Nous avons travaillé aujourd'hui sur les inducteurs « pra »,
« par»,« tra >> (le« rra>> de« trans », « transformation», « traversée »,
« trajet », etc.), en tant qu'ils marquaient une pratique, un geste du
corps, d'un corps qui ne se laisse plus dominer par l'instance des
sens que Hegel appelait théoriques (l'ou'ie et la vue) par opposition
aux sens pratiques (le tact, par exemple, et tout ce qu'on fait avec
la peau et les mains). Quel rapport y a-t-il entre le rire, la dérision,
le « pra », le « par)), le « tra », le corps, le sexe, la pratique ? Je laisse
un texte délirant de Brisset nous le dire. Seule une telle pratique
délirante peut donner à entendre les limites de cette raison en

l. K. Marx, « 7hesen übtr Ftutrbach •, dans Marx-Engels Gtsamtausgabe,


vol. 3, op. cit., p. 7 («-Thèses sur Feuerbach », dans L'Jdiologittzlumantk, op. cit.,
p. 98).
2. Cf L. Althusser, Rtpomt à john Ltwis, op. cit., p. 55.

58
Deuxième séance

gén éral qui nous a occupés ces deux heures. Cette pratique n'est
pas si délirante, d'ailleurs, et c' est aussi ce que je voudrais donner
à penser ici. Vous vous rappelez le recours que nous y avons eu
l'an dernier à propos du sexe et de la question « qu'est-ce q ue
c'est ? » dans le séminaire La vie la mort1• Voici pour aujourd'hui,
ce sera le dernier mot (je vous renvoie auparavant à un livre qui
vient de paraître, La Tour de Babil, de Michel Pierssens, qui dans
un chapitre sur Brisset analyse ce qu'il croit pouvoir déterminer
comme le phallogocentrisme qui perce à travers le délire philolo­
gico-étymologique de Brisset2) :

On traquait ainsi. La tribu formait un tra, un trait, une ligne


fermée et les bêtes étaient poussées dans une happe, ou trappe. La
langue allemande ayant les mots trachten, tendre vers un but ;
Draht, fil de fer ; Drang, pression sur les côtés ; nous portons ces
traques dans les Indes ; les tra, dra, s'y retrouvent certainement dans
la même acceptance. Voici le tra formé. [ . . .] Voyons ce que nous
ont laissé de plus apparent les radicaux dont nous avons retrouvé
l'origine [ . . . ] Deridera. Remarque très intéressante. Ces quatres
syllabes se trouvent réunies ensemble en français avec leur ancienne
valeur, au propre et au figuré. Celui qui eût trouvé cela, et en eût
été frappé, aurait pu découvrir tout le mystère. Ce pli se déridera ;
il ne peut le faire qu'en se développant à droite et à gauche de sa
direction. Cet homme se déridera. On ne peut se dérider que par
un épanouissement à droite et à gauche. Ainsi la Parole avait caché
là ce mot si facile à trouver, et personne n'en a fait la remarque.
[ . ] �histoire de la femme est écrite dans son nom. Ce sont des
. .

impératifs :famé,fois-moi,femme; damé, dame, donne-moi; mulier,


moglie, mo li, ici tout de suite. Eva. Eh ! va. Vâ, marche. [ .. .] Nous
avons assez analysé des racines, nous avons recréé une partie de la
langue des premiers jours, il suffit d'avoir de la réflexion et de la

1. J. Derrida, << La vie la mon ,, cours de l'ENs-Ulm, 1974-1975. Dans


le tapuscrit de ce séminaire, J. Derrida traite de la ques tion « qu'est-ce que
c'est ? » et de la sexualité dans la cinquième séance (f!t 10 sq.), au moment où
il analyse un passage de La Logique du vivant (1970) de François Jacob, et après
un développement qul porte sur Marx et le concept de production.

2. Michel Pierssens, « Figurations du délire : Brisset e t la "Science de


Dieu" >>, La Tour de Babil, Paris, Minuit, 1976, p. 131 sq.

59
Théorie etpratique

patience po ur faire un dictionnai re analytique complet. Revoyons


les principaux cris : Miau, miau ; piau, piau. Youyouyou !youpppipi !
youddidi ! iau ! iau ! agaga g ! i, à, u, dio, dia, ri, arri, di, didi, dada,
a bo i, a dio, au i, coco, ri co, mat, mat, mort, mort, tra in à, tra in
ar, tra deri, tra dera, tra deri dera, tra là là, L fousi. L va. Damé. Si
or. 0 mo, etc 1•.

Je lis ces pages, bien sûr, pour « mettre en garde » contre la


précipitation philologico-étymologique qui pousserait à croire
qu'il suffit d'analyser les mots « théorie/pratique '' pour traiter
des problèmes, ou, plus grave encore, qu'on peut improviser sans
savoir une telle analyse sémantico-étymologique. Mais enfin, s'il
faut mettre en garde contre le délire, il faut aussi savoir rire des
« mises en garde », et même rire du savoir rire, rire sans savoir.

1 . Jean-Pierre Brisset, La Grammaire logique, suivi de La Science de Dieu,


préface de M. Foucault, Paris, Tchou, 1970, p. 1 1 2 sq. Dans son tapuscrit,
J .Derrida signale simplement : << lire p. 1 1 1 - 1 1 4 '' - il s'agit, ici, d'une sélection
de citations plutôt que de la reproduction intégrale de ces quatre pages.

60
Troisième séance

� Annoncer séance moins longue, comme il a été décidé. On peut


m'interrompre.) J'enchaîne sans rappel ni transition, d'autant plus
justifié à le faire que j'avais dû fournir, la semaine dernière, un
récit assez détaillé du trajet antérieur. Sans avoir donc à situer et
à justifier la nécessité d'interroger, du point de vue qui est ici le
nôtre, l'itinéraire d'Althusser, et d'y prendre les trois points de
repère annoncés, je repars du texte dont l'exergue nous fut, il y
a quinze jours2, l'incitation à un grand détour, à savoir l'exergue
de « Sur la dialectique matérialiste », publié en 1963, puis repris
dans Pour Marx, 1965. Ce texte, comme tous ceux qui sont
réunis dans Pour Marx, n'a pas pour visée finale un passage du
marxisme au-delà de la philosophie. Au contraire il s'agit de
travailler à l'élaboration encore insuffisante, inconsistante, de la
philosophie marxiste. C'est pourquoi je place ici cette lecture,
puisque, vous vous en souvenez, il s'agit pour moi de poser la
question de ce qui se passe en philosophie, sur le bord interne de la
philosophie, quand on y investit de fonctions majeures le couple
<<théorie/pratique », comme le fait aujourd'hui la pratique-théo­
rique « philosophie » marxiste. Et c'est sur ce projet philosophique
marxiste, commun en somme à Gramsci et à Althusser (vous vous
rappelez la critique de Croce par Gramsci sur ce point) que je
veux m'arrêter. Nous verrons, plus tard, comment néanmoins
le geste d'Althusser passe aussi par une critique de Gramsci. Le

1 . Le début de l'annotation manuscrite en marge est illisible.


2. I.:exergue dont il est ici fait mention a en fait été traité à la deuxième
séance (supra, p. 35 sq.), donc en principe la semaine précédente.

61
lhéorie etpratique

projet philosophique d'Althusser à cette époque est nettement


revendiqué dans la préface de Pour Marx. Rassurez-vous, nous
n'allons pas passer deux heures sur cette préface comme il y a
quinze jours sur l'exergue. Je vous laisse la lire. J'y relève seulement
qu'Althusser y fait le procès et l'histoire panoptique de tous les
marxistes ou marxismes qui ont connu la tentation de l a « fin de la
philosophie », dont, dit-il, « nous entretenaient des textes énigma­
tiquement clairs de la Jeunesse (1840-45), et de [ce qu'Althusser
appelle à ce moment-là] la coupure (1845) de Marx1 ». Certains
voyaient la fin de la philosophie dans l'action (la pratique, donc),
dans la réalisation politique de la philosophie. Ceux-là se réfé­
raient précisément à la Onzième Thèse. Or, que dit alors Althusser
de cette Onzième Thèse qui dit « Die Philosophen haben die Welt
nur verschieden interpretiert, es kommt darauf an, sie zu verdn­
dern » ? Qu'en dit-il dans cette préface? Il lui consacre une seule
phrase, au passage, mais elle est très chargée, et sa charge nous
fait mieux comprendre pourquoi la Huitième Thèse est placée
en exergue du texte que nous allons étudier aujourd'hui, plutôt
que la fameuse Onzième Thèse. Tout se passe comme si Althusser
jugeait, contre le préjugé courant, que la Huitième était plus sûre­
ment et plus rigoureusement marxiste, plus à l'abri de l'équivoque
que la célèbre Onzième. Et cela n'est pas fait pour nous étonner
dès lors que nous avons reconnu, il y a deux semaines, l'insis­
tance théoricienne de la Huitième Thèse, et tous les garde-fous
rationnels, théoriques et conceptuels (nous avons reconnu ces
trois éléments) qu'elle mettait autour de la valeur de « pratique ».
Althusser étant alors surtout soucieux de rappeler le marxisme à la
rigueur théorique, il était normal qu'il privilégiât, si l'on peut dire,
la Huitième Thèse sur la Onzième, et c'est une des raisons pour
lesquelles j'y ai insisté la dernière fois. Que dit donc Althusser de
la Onzième Thèse dans cette subordonnée si chargée ? Il dit que
le langage de la Onzième Thèse est << théoriquement équivoque».
Et dans la phrase suivante, que cette équivoque, cette équivo­
cité théorique, entraîne au << pragmatisme théorique». Je lis (c'est

1 . L. Althusser, << Aujourd'hui », Pour Marx, op. cit., p. 18.

62
Troisième séance

donc à l'intérieur de cette histoire et de ce procès d'une époque


du marxisme français) :

Les plus militants et les plus généreux donnaient dans la « fin


de la philosophie » par sa « réalisation », et célébraient la mort de
la philosophie dans l'action, dans sa réalisation politique et son
accomplissement prolétarien, mettant sans réserve à leur service la
fameuse Thèse sur Feuerbach, où un langage théoriquement équi­
voque oppose la transformation du monde à son explication. De là
au pragmatisme théorique, il n'y avait, il n'y a toujours qu'un pas1•

Autrement dit, à travers son équivoque, la Onzième Thèse, qui


fait sauter les garde-fous théoriques ou théoricistes même de la
Huitième Thèse, conduit au pragmatisme théorique.
Qu'est-ce que ça veut dire ? Qu'il va falloir armer la théorie
contre le pragmatisme, mais comme le marxisme ne saurait être
- ce serait un peu fort - une simple théorie théoriciste, qu'il va
falloir armer la pratique théorique contre le pragmatisme théo­
rique et dégager les conditions théoriques et pratiques d'une
pratique non pragmatique, d'une pratique théorique non prag­
matique. Qu'est-ce que c'est que le pragmatisme théorique ?
Quelle différence entre la pratique et la pragmatique ?
Les mots sont très voisins, évidemment, d'où l'intérêt de la
question, et si le pragmatique est, d'un point de vue marxiste,
une corruption ou, si l'on préfère, une déviation de la pratique,
de la bonne pratique, alors nous avons tout intérêt à bien former
la distinction entre pratique et pragmatique. Un dictionnaire
étymologique ne nous sera pas d'un grand secours, d'un secours
décisif en tout cas, d'abord parce que le praktikos et le pragmatikos
sont d'une très grande proximité dans leur origine et leur usage
grec, ensuite parce que c'est l'histoire des déplacements progressifs
du pragmatique, de la sédimentation des sens et des usages qui s'y
est formée, qui peut non pas suffire mais contribuer à nous rendre
intelligible l'avènement de cette quasi-opposition dans le contexte
que nous étudions en ce moment, entre la valeur pratique et la

1 . Ibid., p. 1 8 sq.

63
Théorie etpratique

valeur pragmatique. Il serait d'ailleurs fort utile (valeur pragma­


tique, précisément) que quelqu'un ici se charge d'un exposé sur la
formation du concept de pragmatique à travers l'histoire, jusqu'à
son sens chez Kant, dans le droit, dans l'Église, dans la philoso­
phie américaine qui porte le nom de pragmatisme, etc., et naturel­
lement en considérant la connotation péjorative qui peut affecter
le mot, en particulier dans la stratégie révolutionnaire marxiste.
J'ouvre ici une parenthèse anticipative. D'ailleurs pour anti­
ciper aussi sur l'anticipation, qui sera dans un instant un concept
indispensable. Parenthèse anticipative qui anticipe sur le moment,
si nous y arrivons jamais, où nous atteindrons à la deuxième
accentuation ou inflexion du << faut le faire », celle qui, insistant
sur le « il faut », mais un « ilfaut » qui ne pousse à accomplir
qu'en transgressant une loi, un interdit, une limite en tout cas, en
excédant, se tient en rapport avec quelque chose comme la loi, le
droit, l'éthico-juridique, et constitue l'opération du « faire » en
structure nécessairement juridique, je veux dire traversée par un
procès juridique, même et surtout dans la transgression. Le fait
du faire est structurellement et non accidentellement transi de
droit, de rapport au droit. Le fait ou le faire n'est pas plus étranger
à ce qui dit ou à ce que dit le droit que la chose n'est étrangère à
la cause (causa : procès, affaire à traiter, débat, litige). C'est sur
ce caractère essentiellement litigieux du pragmatique que je veux
marquer un instant le pas. Pragmatikos désigne le plus souvent,
en grec, ce qui concerne l'action, ce qui est propre à l'action ; un
homme pragmatikos est un homme capable d'agir, et plus précisé­
ment dans les affaires politiques ou juridiques, de jurisprudence,
c'est-à-dire d'un droit où le cas, la singularité différentielle de
chaque cas est pris en compte. Le cas, la casuistique juridico-po­
litique, la différentialité des causes ou des affaires, la prudence
de la jurisprudence, voilà le lieu du pragmatikos ; d'où l'on peut
prévoir le sens qui viendra régulièrement s'attacher dans la langue
courante au mot de pragmatique ou de pragmatisme : empirisme,
opportunisme, utilitarisme ou réalisme immédiat, prudence, mais
une providentia qui ne voit pas très loin devant soi, une prudence
à vue courte, qui ne veut voir que le cas singulier qu'elle a devant
elle, dans sa différence propre, sans s'intéresser au concept de ce

64
Troisitme séance

cas, une providence ou une prudence qui ne prévoit qu'à courte


vue (absence d'objectif), qui donc se précipite ou improvise
plutôt qu'elle anticipe. Mais naturellement l'empirisme - comme
attention à la différentialité - qui travaille le pragmatisme, s'il est,
�'il peut être dévalorisé, peut aussi retourner l'objection contre le
concept, contre la responsabilité théorique, contre le désir d'an­
ticiper absolument, et en critiquer l'inattention à la différence,
l'effacement de la différence et le délai contemplatif, l'attentisme,
la suspension théoriciste. Ce sur quoi je tenais à insister dans cette
parenthèse anticipative ou suspensive, c'est le fait que pragma,
cette fois, et non seulement « pragmatique », qu'on traduit par
chose, affaire, ce qu'on fai t ou l'action de faire, le faire du << faut
le faire », pragma n'est pas une chose ou un faire neutre, naturel,
anté-prédicatif, ou, si vous voulez, pré-culturel et pré-symbo­
lique. Pragma, c'est déjà un faire ou une affaire engagés dans un
procès, c'est la Sache allemande (par opposition à Ding) ou la
causa, la cause comme objet d'un litige, d'un débat, d'une déci­
sion à prendre, d'un jugement ou d'une sentence prenant effet et
ne restant pas théorique. C'est une chose comme corrélat d'une
pratique non théorique, si vous voulez. C'est une affaire, une
chose qui importe. Au fond, c'est ce qui traduirait assez bien le
« es kommt daraufan » de la Onzième Thèse : l'important, l'affaire

comme à-faire, comme loi, c'est de changer le monde. ridée de la


loi, de l'impératif, de la prescription, de la dette est donc inscrite
dans le pragma, le ilfout >> est inscrit dans ce faire. Et la détermi­
<<

nation juridico-politique du '' il faut » a tout de suite pesé sur le


sens de pragma, et de pragmatique, en grec et en latin, en latin où
cela a pu prendre une direction très précisément juridique pour
désigner parfois, très étroitement, un règlement (et là nous voyons
le « il faut >> prescriptif intervenir dans le pragmatique même), le
règlement du pouvoir civil en matière ecclésiastique. Il y a, par
exemple, une pragmatique de Saint Louis qui règle l'institution de
l'Église gallicane, rend ses droits à l'Église gallicane face à Rome,
etc. Je ferme cette parenthèse et reviens au texte d'Althusser, à ce
point de la préface du Pour Marx où il est question de ceux qui,
parmi les marxistes français, avaient célébré la fin de la philosophie
comme réalisation politique en se référant à cette Onzième Thèse

65
Théorie etpratique

«où un langage théorique équivoque oppose la transformation du


monde à son explication >> : << De là au pragmatisme théorique,
ajoute Althusser, il n'y avait, il ny a toujours qu'un pas ».
Remarquez bien qu'Althusser, en soulignant le présent de la
formule « il n'y a toujours qu'un pas », entend bien prendre posi­
tion dans une situation présente, déterminée, et quant aux effets
politiques présents, au moment où il intervient. C'est impor­
tant pour lire convenablement ce texte. Ensuite, remarquez que
la Onzième Thèse est évaluée dans son énoncé ou son contenu
théorique : c'est son contenu théorique qui est équivoque, qui
est jugé tel. C'est donc au nom d'une lecture théorique d'un
énoncé considéré, de ce point de vue, comme théorique, que
cette évaluation se produit, qu'elle évalue l'équivocité théorique
de la Onzième Thèse. La question n'est pas posée ici - elle n'est
en tout cas pas jugée importante dans le contexte où Althusser
prend position et intervient - de savoir si cette Onzième Thèse
importe par son contenu théorique ou non, si son statut d'énon­
ciation, si sa structure d'événement discursif appartient ou non
au type « énoncé » théorique ou philosophique, ou si par cela
même qu'elle dit, elle prescrit un autre mode de lecture. Remar­
quez enfin que le pragmatisme qui est dénoncé comme effet
néfaste, politiquement néfaste, de cette précipitation vers la mort
de la philosophie faisant son évangile de la Onzième Thèse et
de son contenu théorique équivoque, ce pragmatisme dénoncé
(empirisme, opportunisme, facticisme, stratégie, improvisation,
casuistique relativiste, etc.) est un pragmatisme théorique, dans
l'ordre de la théorie. Althusser ne dénonce pas seulement le prag­
matikos activiste, l'« activisme politique1 >>. C'est la plasticité ou
l'empirisme théorique sans principe, sans rigueur, sans spécificité,
l'adaptation du théorique aux données immédiates du champ,
de la situation théorique ou politique. On pourrait dire qu'Al­
thusser condamne le pragmatisme théorique comme un mauvais
effet du praticisme simplifié que certains ont cru déceler dans
la Onzième Thèse, un peu comme le mysticisme serait, selon la

l. L. Althusser, « Aujourd'hui >>, Pour Marx, op. cit., p. 17. Ici, hypothèse
de reconstruction d'un ajout manuscrit difficile à déchiffrer.

66
Troisième séance

Huitième Thèse, un effet néfaste de la théorie ou de l'isolement


théorique, de la théorie spéculant sans pratique. De même que la
théorie spéculant sans pratique aboutit au mysticisme, de même
la pratique sans exigence théorique, ici philosophique, la pratique
dans l'horizon de la mort de la philosophie, ce serait le pragma­
tisme. Le pragmatisme serait la forme dégénérée de l'impératif
pratique, mais Althusser s'en prend ici d'abord au pragmatisme
théorique. ranalogie que j'ai évoquée entre l'effet mystique de la
théorie (désigné dans la Huitième Thèse) et le pragmatisme théo­
rique, tous deux effets néfastes de dégénérescence, cette analogie
trouve à se confirmer dans le fait qu'un peu plus bas, Althusser
donne à penser que ces philosophes marxistes qui avaient cru à la
fin de la philosophie et à sa réalisation politique, continuaient à
faire de la philosophie, comme finie-accomplie par la politique,
leur religion. C'est ce qu'Althusser appelle alors la mort pragma­
tico-religieuse de la philosophie ; l'autre mort, l'autre modèle de
la mort de la philosophie, dans ces années-là, ayant eu plutôt une
forme et une norme de positivisme scientifique : la philosophie
remplacée-accomplie par la science. Mais ces deux morts, dit alors
Althusser, la mort pragmatico-religieuse et la mort positiviste, ne
sont pas vraiment des « morts philosophiques de la philosophie1 »,
d'où un troisième courant qui trouva aussi ses réf
érences dans
Marx (Le Capital, cette fois) : courant critique, courant de la philo­
sophie comme critique des « rêveries idéologiques )), de l'« illusion
idéologique >l, des « fantasmes idéologiques », l'idéologie étant ici
déterminée comme illusion, rêverie, fantasme (problème que je
laisse pour l'instant de côté). Espérance encore « mythique », dit
Althusser, « qui atteint sa fin philosophique dans la mon conti­
nuée de la conscience critique2 )>.
Ces trois formes d'échec (pragmatico-religieuse, positiviste,
criticiste) qui étaient aussi trois dogmatismes philosophiques,
trois dogmatismes de la fin de la philosophie, ces trois dogma­
tismes appartiendraient à la période du dogmatisme stalinien.
Mais la fin de cette période ne les a pas fait disparaître d'un trait.

1 . Ibid., p. 19.
2. Ibid., p. 20.

67
7héorie etpratique

Et le propos d'Althusser est alors - en cette situation précise de


post-stalinisme commençant, de fin du dogmatisme stalinien ­
non pas de penser autrement la fin ou la mort de la philosophie,
mais de ré-élaborer la philosophie marxiste, et même non pas de la
ré-élaborer, mais de l'élaborer, car elle reste à venir. C'est pourquoi
j'ai parlé (en situant ce moment de mon trajet) de bord interne
de la philosophie : il s'agit de construire encore une philosophie,
la philosophie, et le marxisme doit être une ou la philosophie. A
ce point, de ce point de vue, du moins, le propos d'Althusser est
alors analogue à celui de Gramsci dans son combat contre Croce :
le marxisme n'est pas la mort ou la suppression de la philoso­
phie et son simple remplacement par la pratique révolutionnaire ;
c'est une nouvelle philosophie de la praxis, à élaborer, à venir sur
la base d'une fondation antérieure. Et c'est bien la conclusion
d'Althusser à la fin de cette préface intitulée « Aujourd'hui >> : la
philosophie marxiste est fondée, mais en état d' inélaboration, il
faut l'élaborer et lui donner « existence et comistance théorique! ».
Et le langage qu'emploie alors Althusser pour parler de cette tâche
est bien celui de la philosophie parlant de sa propre édification, de
sa propre construction, comme d'une architecture systématique
et fondée. Le projet architectonique - c'est-à-dire de système
avec sa métaphore édificatrice et fondamentale - est littéralement
présent au moment où Althusser rappelle que le marxisme est,
doit être philosophique2• Et si vous vous rappelez ce que nous
lisions la dernière fois dans Kant, à savoir que la raison, l'intérêt
de la raison humaine est, de sa nature, « architectonique >> elle -

« considère toutes les connaissances comme appartenant à un


système possible » -, eh bien le projet de philosophie marxiste tel
qu'il apparaît ici - par exemple dans le passage que je viens de lire
-est alors éminemment philosophique et relevant de la rationalité
dans son élément le plus continu, de l'intérêt de la raison dans sa
permanence la plus profonde. Voici ce qu'écrit Althusser à la fin
de la première partie d'« Aujourd'hui >> :

1 . L. Althusser, << Aujourd'hui », Pour Marx, op. cit., p. 21. C'est ] Derrida
.

qui souligne. En fait, il s'agit de la fin de la première partie de la préface.


2. Phrase manuscrite illisible ajoutée ici en marge par J. Derrida.

68
Troisième séance

La fin du dogmatisme nous a mis en face de cette réalité : que


la philosophie marxiste, fondée par Marx dans l'acte même de la
fondation de sa théorie de l'histoire, est en grande partie encore à
constituer, puisque comme le disait Lénine, seules les pierres d'angle
en ont été posées ; que les difficultés théoriques dans lesquelles,
sous la nuit du dogmatisme, nous nous étions débattus, n'étaient
pas de part en part des difficultés artificielles, mais qu'elles tenaient
aussi en grande partie à l'état d'inélaboration de la philosophie
marxiste ; mieux, que dans les formes figées et caricaturales que
nous avions subies ou entretenues, et jusque dans la monstruosité
théorique des deux sciences [la science du prolétariat et celle de la
bourgeoisie] , quelque chose d'un problème non réglé était, d'une
présence aveugle et grotesque, réellement présent, je n'en veux pour
témoins que les ouvrages du gauchisme théorique (le jeune Lulcics
et Korsch) qu'on vient de publier ; et qu'enfin notre lot et notre
tâche aujourd'hui est tout simplement de poser et d'affronter ces
problèmes au grand jour, si nous voulons donner un peu d'exis­
tence et de consistance théorique à la philosophie marxiste1•

Ces derniers mot� doivent être très précisément et rigo ureur


sement entendus, et dans leur évidence syntaxique. Donner une
consistance théorique à la philosophie marxiste, cela ne veut pas
seulement dire qu'il y a, qu'il doit y avoir une philosophie marxiste
à construire ou à élaborer, que la philosophie marxiste est un
constructum à venir, c'est dire aussi que la construction philoso­
phique marxiste doit être théoriquement consistante, autrement
dit que l'instance du théorique est l'instance principale, le tribunal
de dernière instance pour juger du caractère philosophique de la
philosophie. Le théorique n'est plus un aspect, un versant, une
détermination du philosophique, mais l'inverse. Le philoso­
phique comparaît devant le théorique et constitue une région du
théorique, du théorique en général, ou de la pratique théodque
en général. Ce n'est pas seulement cette petite phrase qui l'at­
teste, sans quoi je n' attirerais pas votre attention sur elle, mais
tout un mouvement général que je voudrais mettre aujourd'hui
en évidence : il n'y a pas ici une inflexion du philosophique, du

1 . L. Althusser, << Aujourd'hui », Pour Marx, op. cit., p. 21.

69
Théorie etpratique

constructum philosophique vers la forme théorique de l'intérêt


(le « que puis-je savoir ? >> plutôt que le « que dois-je faire ? >> ou
le « que m'est-il permis d'espérer ? ») , mais une subordination du
philosophique en totalité à une instance ou à une critériologie
théorique. La confirmation immédiate de ce déplacement qui fait
de la philosophie une dépendance, je dirais presque régionale de
la théorie en général, d'une théorie en général qui la déborde et
ne s'y résume pas, qui n'est pas essentiellement philosophique,
la confirmation immédiate, je vous en indique quelques autres
éléments de repérage. Premièrement, à la page 16 du même texte,
au moment où sont donnés quelques éléments d'explication à la
pauvreté de la philosophie française depuis la Révolution, à la
seule exception d'Auguste Comte, « le seul esprit digne d'intérêt
qu'elle ait produit1 » et contre lequel elle s'est acharnée, au cours de
cette histoire à grands traits brossée, Althusser souligne que ce qui
caractérise cette tradition française, c'est d'une part une certaine
tradition du politique et du primat du politique s'accompagnant
de la « méconnaissance du rôle de la théorie >> et, précise-t-il,
« moins de la théorie politique et économique que de la théorie
philosophique )). Autrement dit, la philosophie est une des formes
de la théorie ; il y a la théorie politique, la théorie économique,
la théorie des diverses sciences, etc., et il y a la théorie philoso­
phique. Et Althusser regrette un peu plus bas l'absence, au cours
de toute cette histoire, de vrais « maîtres » en philosophie et en
philosophie marxiste (le mot apparaît quatre fois), et la rareté
d'hommes, je cite :

[ . . . ] philosophiquement assez formés pour considérer que le


marxisme devait être non seulement une doctrine politique, une
« méthode » d'analyse et d'action, mais aussi et par-dessus tout

le domaine théorique d'une recherche fondamentale, indispensable


au développement non seulement de la science des sociétés et des
diverses « sciences humaines >>, mais aussi des sciences de la nature
et de la philosophie2•

1 . L. Althusser, « Aujourd'hui », Pour Marx, op. cit. , p. 16.


2. Ibid., loc. cit.

70
Troisième slance

Le marxisme comme domaine théorique d'une recherche


fondamentale dont dépendraient comme des branches, des
régions, des circonscriptions dérivées, non seulement les sciences
sociales et humaines, non seulement les sciences de la nature,
mais la philosophie, c'est un déplacement singulier et absolu­
ment nouveau, à ma connaissance, dans l'histoire de la philo­
sophie. Je veux dire par là qu'au moment même où le projet de
la philosophie marxiste est relancé, contre le thème de la fin de
la philosophie, au moment où le marxisme est donné à élaborer
comme philosophie, et le discours avancé du point de vue de
l'intérêt rationnel-philosophique, à ce moment précis deux gestes
se croisent selon une trajectoire très étrange qui me paraît être
la suivante. Un des deux gestes consiste à répéter le mouvement
philosophique le plus fo ndamentalement traditionnel : il consiste
à subordonner à une instance fondamentale et générale la totalité
des régions du savoir théorique et du savoir pratique (sciences
naturelles et humaines, sciences politiques, etc.). Ça, c'est le geste
que toute philosophie, de Platon et Aristote à Hegel et Husserl,
a sans cesse reproduit. Une science générale et fondamentale (ici
métaphysique, ou philosophie première, là metaphysica generalis,
là encore science de la logique, puis là ontologie générale ou
fondamentale), comme pensée de l'être en général ou de l'objec­
tivité en général, se subordonnait des districts ou des régions dont
elle restait la dernière instance, l'ultime juridiction. Ce projet, ce
geste - qui représente la tradition la plus constante et, peut-on
dire, la plus authentiquement philosophique- est repris en charge
par le marxisme tel qu'Althusser le conçoit et en propose en effet
la relance philosophique. (Tableau.) Mais ce geste fortement clas­
sique est étrangement travaillé, dévié, détourné, déplacé, si l'on
peut dire, par un autre. Cet autre n'est, je dirais, qu'à moitié tradi­
tiOtmel. Il ne l'est pas du tout dans la mesure où cette fois, l'ins­
tance fondamentale n'est plus représentée par la philosophie mais
par la théorie, << le domaine théorique d'une recherche fondamen­
tale » . Autrement dit, la théorie est mise à la place de la philoso­
phie qui devient une circonscription dépendante, à côté des autres
sciences particulières (de la société ou de la nature). Ce geste aurait
sans doute été jugé monstrueux par des philosophes classiques qui

71
lhiom ttpratiqut

auraient jugé impossible ou absurde cet abaissement de la philo­


sophie au rang de discipline régionale, l'auraient jugé absurde ou
impossible sauf à s'en tirer en suggérant qu'en fait une substitu­
tion purement verbale a opéré, et qu'en fait l'authentique instance
philosophique, dans son projet digne d'elle, continue d'être repré­
sentée par ce qu'Althusser appelle le « domaine théorique d'une
recherche fondamentale » , la question restant de savoir ce qu'on
peut encore mettre sous la rubrique « philosophie » dès lors qu'on
en a fait une discipline régionale. Une philosophie comme disci­
pline régionale serait une contradiction dans les termes. Mais où
ce geste bizarrement déplaçant et substitutif rejoint malgré tout
une tradition philosophique qui peut s'y reconnaître, c'est quand
l'instance fondamentale qu'il place à la place de la philosophie,
c'est l'instance théorique, théorétique et non pas une autre. Or
à l'exception peut-être de Kant (et c'est pourquoi j'ai réservé dès
le début la place de Kant dans cette histoire), chaque fois qu'un
philosophe définissait l'instance fondamentale de la philosophie
première ou de l'ontologie fondamentale ou générale, le théorique
y était en position dominante.
Autre confirmation du théorique comme ultime juridiction
générale et non régionale non seulement des autres sciences mais
de la philosophie devenue régionale, le début de la seconde partie
de la préface intitulée « Aujourd'hui ». Tout en reconnaissant que
son texte antérieur « Sur le Jeune Marx >> (repris aussi dans Pour
Marx) appartenait encore trop à ce qu'il venait de définir comme
« mythe de la philosophie critique1 », Althusser déclare que ce
texte contenait une question essentielle. Or cette question essen­
tielle est celle du droit à l'existence philosophique de la philoso­
phie marxiste, et le droit à l'existence philosophique est qualifié
ici de droit théorique. Linstance juridique qui décide si la philo­
sophie marxiste a droit ou non à l'existence n'est pas une instance
proprement philosophique mais une instance théorique, une juri­
diction théorique. Le théorique est donc placé ici au-dessus de, ou
avant et indépendamment du philosophique comme tel. Je lis :

1. L. Alrhusser, • Aujourd'hui " • Pour Marx, op. cit. , p. 23.

72
Troisième séance

Ce texte sur le jeune Marx, pris encore dans le mythe d'une


philosophie critique évanescente, contenait pourtant la question
essentielle que nos épreuves, nos échecs et nos impuissances même
avaient irrésistiblement fait lever en nous [je souligne à partir de
là] : qu'en est-il de la philosophie marxiste ? A-t-elle théoriquement
droit à l'existence ?Et si elle existe en droit [en droit théorique, donc],
comment en définir la spécificité ? Cette question essentielle se trou­
vait posée pratiquement dans une question d'apparence historique,
mais réellement théorique : la question de la lecture et de l'inter­
prétation des Œuvres de Jeunesse de Marx1•

Cette position de la question rappelle au passage - je le note


seulement - le lien qu'il y a toujours eu, essentiellement, emre la
question de droit et la question de forme théorique. Avant même
d'être une question de droit théorique, la question de droit en
elle-même, en tant que question de jure est d'essence théorique ;
et dans la mesure où la question du droit n'est pas une question
parmi d'autres en philosophie, vous voyez à quel point elle lie le
philosophique au théorique.
Maintenant, dire qu'il y a et qu'il doit y avoir une philoso­
phie marxiste, et que son droit à l'existence doit être théorique,
cela ne réinscrit pas nécessairement le contenu spécifique de la
philosophie marxiste dans la tradition, même si son appartenance
à la tradition philosophique comme telle est maintenue. Quelle
est donc la spécificité de la philosophie marxiste ? La lecture des
œuvres de Marx et le concept de coupure épistémologique dont
Althusser rappelle comment et pourquoi il l' a importé de Bache­
lard (je laisse de côté les problèmes propres à cette importation)
pour déceler dans le trajet de Marx une rupture qui fait apparaître
le « surgissement d'une nouvelle conception de la philosophie2 »,
ce schéma de lecture que rappelle alors Althusser, fait apparaître
et confirme que c'est bien une démarcation théorique, à savoir
le passage à la science, le passage « d'une problématique pré­
scientifique à une problématique scientifique >> ; c'est bien une

1 . Ibid., p. 23.
2. Ibid., p. 24.

73
7héori� ��pratiqr«

problématique théorico-épistémologique qui décide non seule­


ment du droit théorique à la philosophie mais de la spécificité de
la conception marxiste de la philosophie. Deux conséquences :
1 . Les concepts mêmes qui assurent cette lecture de Marx, cette
démarcation àl'intérieur de son corpus, ces deux concept.<., à savoir
celui de « problématique » Qacques Martin) et celui de « coupure
épistémologique » (Gaston Bachelard), seraient déjà chez Marx,
mais, comme le dit Althusser soulevant ainsi un énorme problème
que je me contente de signaler, « à l'état pratique [commenter] >> ;
2. Si une coupure épistémologique passe à l'intérieur du corpus
de Marx, discernant un avant et un après, un préscientifique et
un scientifique, la philosophie marxiste spécifique doit se trouver
après la coupure. Et alors les « Thèses sur Feuerbach » qui nous
servent ici de fil conducteur (pour cette phase du séminaire),
Althusser les place avant la coupure, mais juste avant, sur ce qu'Al­
thusser appelle « le bord antérieur extrême de cette coupure1 >>.
C'est ce qui expliquerait, selon Althusser, leur équivocité, celle
dont nous parlions tout à l'heure, leur équivocité théorique. Elles
sont équivoques parce que si elles ne sonr pas encore au-delà
de la coupure, elles ne sont pas simplement en deçà mais sur le
bord, sur le bord anrérieur extrême. La coupure, elle, Althusser
(du moins à ce momenr de son trajet : je rappelle que c'est un
trajet que nous étudions, et que nous sommes pour l'instant dans
l'analyse interne de son premier moment), la coupure, Althusser
la juge, elle, non équivoque. Il écrit :

Une " coupure épstlmologique


i " sarts équivoque intervient bien,
dans l'œuvre de Marx, au point où Marx lui-même la situe, darts
l'ouvrage non publié de son vivartt, qui constitue la critique de son
ancienne conscience philosophique (idéologique) : L1déologie alle­
mande [commenter : l'ancienne conscience philosophique : idéo­
logique]. Les « Thèses sur Feuerbach », qui ne sont que quelques
phrases, marquent le bord antérieur extrême de cette coupure,
le point où, dans l'ancienne conscience et dans l'ancien langage,
donc en des formules et des concepts nécessairement déséquilibrés et

1. L. Althusser, « Aujourd'hui "• Pour Marx, op. cit., p. 25.

74
Troisième séance

équivoques, percedéjàlanouvelleconscience théorique [commenter :


l'équivocité, la téléologie du« déjà », l'instance épistémo-théorique
dominante : non pas positiviste mais . . . ] 1 •

Enfin, dernière confirmation avant d'aborder le texte « Sur la


dialectique matérialiste », dernière confirmation du fait qu'il s'agit
bien d'une fondation et d'une construction philosophique, d'une
architectonique philosophique qui se remarque, j'y insiste, deux
fois, en deux lieux, à deux niveaux, celui de la théorie en général
qui occupe la place de la philosophie (transcendantale ou ontolo­
gique) dans la tradition, ou celui de la philosophie comme région
parmi d'autres du théorique, dernière confirmation, donc, de ce
fait philosophique dans « Sur la dialectique matérialiste »2 : ce que
j'appellerai l'auto-responsabilité philosophique.
I.:exigence d'auto-responsabilité est un trait essentiel de la
philosophie. Qu'est-ce que c'est ? Eh bien, l'exigence de pouvoir
répondre, rendre compte et raison, non seulement des principes
et fondements ou conditions de possibilité des autres discours,
des autres régions du savoir, mais aussi et d'abord de soi-même.
Eh bien, ce trait se retrouve, et non par hasard, et même avec
cette figure de circularité essentielle, sinon de spécularité qui
caractérise ce schéma d'auto-affirmation et d'auto-responsabi­
lité. Cela apparaît, dans le texte qui nous occupe, au moment
où il s'agit de souligner l'enjeu essentiel de la lecture de Marx.
Cette lecture n'est possible qu'à partir de Marx, c'est-à-dire qu'il
faut admettre que Marx fournit les « concepts théoriques » qui
permettent, seuls, de le lire et de lire notamment la coupure épis­
témologique qui marque son texte. Il faut qu'une théorie marxiste
de la nature (différentielle) des formations théoriques et de leur
histoire permette la lecture de cette formation théorique qu'est le
marxisme ou le texte de Marx. Cette « théorie de l'histoire épis­
témologique » est, dit alors Althusser, « la philosophie marxiste

1 . Ibid., loc. cit.


2. J. Derrida attribue ici la « dernière confirmation >> au texLe « Sur la

dialectique matérialiste », au lieu de l'attribuer à la préface de Pour Marx,


<<Aujourd'hui ».

75
1héorie etpr'lltique

elle-même1 » . Quant à ce cercle qui veut que pour bien lire une
formation théorique comme le texte de Marx, il faille d'abord
hériter de lui une théorie des formations théoriques, un tel cercle,
dit Althusser, est « indispensable » , et c'est le « cercle dialectique »
d'une question posée à l'objet sur sa nature, posée à partir d'une
problématique théorique (anticipation) qui, mettant son objet
à l'épreuve, se met à l'épreuve de son objet (pro-anticipation),
etc. Et ce « cercle dialectique » de l'auto-responsabilité, en tant
que dialectique, est justement ce qui témoigne de la valeur philo­
sophique de la démarche, c'est ce qui distingue, par exemple, à
l'intérieur même du marxisme, la science de l'histoire (le maté­
rialisme historique) du matérialisme dialectique comme philoso­
phie. C'est ce cercle de l'auto-fondation et de l'auto-responsabi­
lité qui définit le philosophique comme tel. En ce sens le geste
que propose Althusser est, dans son schéma formel, du moins
- mais le schéma formel est ici celui du prédicat essentiel auquel
on reconnaît qu'une philosophie est une philosophie - celui de la
philosophie parlant d'elle-même et se posant elle-même comme
philosophie. D'une certaine façon Althusser l'assume, le dit mais
tout en disant en somme que le marxisme est une philosophie
qui prétend comme toute philosophie à l'auto-responsabilité (à
rendre compte d'elle-même), il précise qu'elle, la philosophie
marxiste, est la seule ou la première à vraiment affronter cette
épreuve et à l'affronter - voilà la différence spécifique sur laquelle
j'attire votre attention - théoriquement. Autrement dit, le para­
doxe au moins apparent, c'est que ce soit le théorique qui fasse
comme tel la différence entre des philosophies traditionnelles et
la philosophie marxiste. Le théorique est donc placé une fois de
plus en position arbitrale - au-dessus en quelque sorte du philoso­
phique au moment même où le marxisme se pose en philosophie,
c'est le théorique qui décide en droit si une philosophie est bien
une philosophie et si elle affronte comme elle le doit, c'est-à-dire
théoriquement, l'épreuve de l'auto-responsabilité. Autrement dit,
rendre compte de soi, répondre de soi, pour la philosophie, c'est
un geste, ce doit être un geste en dernière instance théorique,

1 . L. Althusser, « Aujourd'hui >>, Pour Marx, op. cit., p. 31.

76
Troisième séance

et le marxisme serait la seule philosophie qui réponde d'elle­


même théoriquement, devant l'instance théorique. Je lis mainte­
nant le passage auquel je viens de me référer, c'est toujours dans
« Aujourd'hui », à la fin :

[ . .] le cercle de cette opération n'est, comme tout cercle de ce


.

genre, que le cercle dialectique de la question posée à un objet sur


sa nature, à partir d'une problématique théorique qui, mettant son
objet à l'épreuve, se met à l'épreuve de son objet. Que le marxisme
puisse et doive être lui-même l'objet de la question épistémolo­
gique, que cette question épistémologique ne puisse être posée
qu'en fonction de la problématique théorique marxiste, c'est la
nécessité même pour une théorie qui se définit dialectiquement,
non seulement comme science de l'histoire (matérialisme histo­
rique), mais aussi et en même temps comme philosophie, capable
de rendre compte de la nature des formations théoriques, et de
leur histoire, donc capable de rendre compte de soi en se prenant
soi-même pour objet. Le marxisme est la seule philosophie qui
affronte théoriquement cette épreuve'.

Je souligne naturellement le mot « théoriquement ». Une


épreuve, une expérience est toujours pratique, a toujours quelque
chose de la traversée pratique, du trajet, du devenir traversant-tra­
versé. Toute philosophie affronte l'épreuve de l'auto-responsabi­
lité circulaire, toute philosophie pratique ou tente de pratiquer
l'épreuve du cercle auto-réflexif qui consiste à se prendre pour
objet. Toute philosophie, reconnaît implicitement Althusser, fait
cette épreuve. Mais « le marxisme est la seule philosophie qui
affronte théoriquement cette épreuve ». Contrairement donc à
ceux qui auraient pu penser que c'est le primat du pratique qui
distingue la philosophie marxiste de toute autre philosophie,
Althusser voit, du moins à ce moment de son trajet, dans le théo­
rique la distinction même du marxisme.

1 . Ibid., loc. cit. C'est J. Derrida qui souligne « théoriquement ». À partir


de cette citation, et jusqu'à la fin de la séance, il entoure le mot « épreuve » d'un
cadre chaque fois qu'il apparaît dans le tapuscrit.

77
Théorie etpratique

Et c'est pourquoi tantôt le théorique est au-dessus du philoso­


phique comme une dernière instance (occupant en quelque sorte,
schématiquement, la place de la raison en général telle que nous
l'avions reconnue la dernière fois) qui dit le droit philosophique,
le droit d'une philosophie à se dire telle, tantôt le théorique se
confond purement et simplement avec le philosophique, comme
par exemple dans cet avant-dernier paragraphe d'« Aujourd'hui » :

Ce travail nécessaire pour lire Marx est en même temps, au


,

sens strict, le travail d'élaboration théorique de la philosophie


marxiste. La théorie qui permet de voir clair dans Marx, de distin­
guer la science de l'idéologie, de penser leur différence dans leur
rapport historique, la discontinuité de la coupure épistémologique
dans le continu d'un processus historique, la théorie qui permet
de distinguer un mot d'un concept, de distinguer l'existence ou
la non-existence d'un concept sous un mot, de discerner l'exis­
tence d'un concept par la fonction d'un mot dans le discours théo­
rique, de définir la nature d'un concept par sa fonction dans la
problématique, et donc par le lieu qu'i l occupe dans le système
de la « théorie », cette théorie qui permet seule une authen tique
lecture des textes de Marx, une lecture à la fois épistémologique et
historique, n'est en effet rien d'autre que la philosophie marxiste
elle même1
- •

Si maintenant toute théorie (mettez-y une minuscule) est,


comme le dira « Sur la dialectique matérialiste », une forme
spécifique de la pratique, si donc la théorie est cette forme de la
pratique qu'on appelle donc pratique théorique, de telle sorte que
le primat de première ou dernière instance revienne à la pratique,
comment expliquer le passage à la majuscule qui fait qu'Althusser,
après avoir rappelé que toute théorie est une spécification de la
pratique, une pratique théorique, propose d'appeler Théorie, avec
un T majuscule, la Théorie de la pratique en général, à savoir
la dialectique matérialiste (répéter en expliquant) ? C'est ce que
nous essaierons de comprendre la prochaine fois en abordant
ce texte, cette fois je le promets, après m'être laissé retenir ou

1. L. Althusser, « Aujourd'hui », PourMarx, op. cit., p. 31 sq.

78
Trosième
i séance

détourner une première fois sur le seuil immédiat de son exergue,


une deuxième fois sur le préambule plus lointain d'une préface.
Ce texte appartient toujours, je le rappelle, à ce premier moment
de ce que j'ai appelé le trajet d'Althusser. Si le trajet appartient,
comme nous l'avions dit, à la valeur de pratique, c'est bien d'une
pratique qu'il s'agit ; et si l'idée d'épreuve, de mise à l'épreuve est
l'idée de la pratique même, alors il faudra voir comment se met à
l'épreuve, dans le trajet d'Althusser, la proposition selon laquelle
c'est le caractère théorique de l'épreuve affrontée qui distingue la
philosophie marxiste. Le texte que nous lirons la prochaine fois,
et qui appartient donc au même ensemble dont « Aujourd'hui »
est l'introduction, confirmera évidemment cette prise de position
qui majuscule la Théorie. Il faudra voir comment la majuscule
Théorique se comporte à l'épreuve.
Quatrième séance

À l'intérieur d'un schéma problématique que je ne rappellerai


pas, nous avions donc éprouvé la nécessité de poser la question de
l'investissement par quelque chose comme un projet de philosophie
marxiste du couple « théorie/pratique », de le lire d'abord chez
Gramsci et Althusser. Au cours des deux dernières séances, nous
avions commencé, à travers la lecture plus ou moins directe de
l'exergue à « Sur la dialectique matérialiste » et de la préface à Pour
Marx, de mettre en perspective ce que j'ai appelé, m'expliquant à
ce sujet, le trajet d'Althusser. Je ne rappelle pas, pas même en résu­
mant, ce qui fut dit de ce point de vue, et j'aborde ce que je serais
tenté de définir comme un premier état ou une première étape.
Naturellement, il ne s'agit pas ici de faire de l'histoire, de faire
l'histoire du discours ou de la pratique d'Althusser. Pour deux
raisons. D'abord parce que cette histoire est un procès en cours,
bien entendu. Elle n'est pas close. Et je dirais presque << par défini­
tion >> dans le cas d'une pratique philosophique marxiste. Ensuite
parce que mon propos lui-même n'est pas historique ; je ne veux
surtout pas faire de l'histoire de la philosophie ou des doctrines,
mais déterminer les forces et les enjeux investis dans « théorie/
pratique », les déterminer sur un mode dont la question reste de
savoir s'il est pratique et/ou théorique.
Par exemple, à travers la situation du premier état ou de la
première étape, nous dégagerons certains prédicats essentiels de
la détermination marxiste de la pratique - la production et la
transformation ou le travail de transformation - qui relanceront
notre problématique d'ensemble et soutiendront d'autres types
de questions.

81
Théorie etpratique

Le fil conducteur que je suivrai pour situer cette première étape,


ce sera (mais naturellement on pourrait en prendre d'autres), le
plus directement possible, les définitions, en forme de définition
explicite, qu'Althusser donne dans « Sur la dialectique matéria­
liste » de la pratique, de la théorie, de la pratique théorique et de
la Théorie de la pratique1•
Avant d'aborder les contenus de ces définitions, je signale
au moins l'originalité de la figure logique, si vous voulez, dans
laquelle sont prises ces définitions. C'est que le pratique et le théo­
rique ne peuvent y être seulement les objets de ces définitions - les
objets de ces définitions, c'est-à-dire le défini de ces définitions.
Pratique et/ou théorie ne sont pas définis par ces définitions, ils
sont impliqués dans le définissant de la définition, dans la possi­
bilité même de la définition. Comment cela ?
Ce qui conduit Althusser à proposer ces définitions, c'est la
question suivante : quelle est la différence spécifique qui distingue
la dialectique marxiste de la dialectique hégélienne ? Ce qui revient
à se demander, s'il doit y avoir une philosophie marxiste et que
son nom est le matérialisme dialectique, quelle est la spécificité
de la philosophie marxiste ? Cette question sur la spécificité de la
philosophie marxiste, c'est, précise Althusser, un« problème théo­
rique », confirmant par là, une fois de plus, que l'ultime critère de
et sur la philosophie, le philosophique, est quelque chose comme
le théorique.
Or - voici où le défini intervient circulairement (voir plus
haut) dans les conditions mêmes de la définition - le problème
théorique et sa solution existent déjà, dit Althusser. Où existent-ils
déjà ? Quel est ce « déjà » ? Quelle est la structure de ce « déjà » ?
Ce « déjà » est déjà déterminé comme « pratique », comme état
pratique. Ces problèmes et ces solutions théoriques existent déjà,
dit Althusser, dans la pratique du marxisme, et y existent à l'état
pratique.

l . L. Althusser, « Sur la dialectique matérialiste ,, Pour Marx, op. cit.,


p. 167 sq.

82
Quatritme stance

Poser et résoudre notre problème théorique, écrit-il, consiste


donc finalement à énoncer théoriquement la « solution », existant
à lëtatpratique, que la pratique marxiste a donnée à une difficulté
réelle rencontrée dans son développement, dont elle a signalé l'exis­
tence et qu'elle a, de son propre aveu, réglée'.

Ou encore : la solution d'un problème existe dans la pratique


marxiste, « il ne s'agit donc que de l'énoncer théoriquement ».
Naturellement, cette formule peut avoir quelque chose de tautolo­
gique, comme s'il s'agissait seulement d'énoncer, soit de mettre en
mots, ce qui était déjà là en silence, d'expliciter un déjà-là pratique ;
c'est pourquoi Althusser précise que cette énonciation théorique
de ce qui était déjà là à l'état pratique produit une connaissance et
critique une illusion. Et c' est ce concept de production de concept
ou de connaissance qui va porter toute la difficulté, déjà à ce
niveau-là. Pour que la production théorique soit autre chose que
l'explicitation ou la mise au jour de ce qui était déjà là, il faut
qu'elle soit une transformation pratique rompant avec le déjà­
là, apportant du nouveau, et par conséquent produisant quelque
chose qui n'était pas encore à l'état pratique dans le déjà-là. En
tout cas, que le théorique produise une connaissance qui était
déjà là à l'état pratique, cela marque irréversiblement l'antériorité,
la primordialité du pratique sur le théorique, de l'état pratique
sur l'état théorique, antériorité débordante puisqu'elle annonce
déjà que le théorique reste un développement du pratique, une
espèce du pratique, la pratique théorique en tant qu'elle produit
des connaissances qui étaient déjà là à l'état pratique. Reste la
question de savoir à quoi sert cette production ou ce qu'il en est
de cette production théorique qui ne fait qu'énoncer ce qui était
déjà là à l'état pratique (« combler un "écart" entre la théorie et la
pratique >> ? p. 1662). C'est pour répondre à cette question, qu'il
explicite littéralement, qu'Althusser va proposer les définitions

1. Ibid., p. 165 sq.


2. Ici, hypothèse de reconstruction d'un ajour manuscrit difficile à
Mchiffrer.

83
Théorie etpratique

qui nous intéressent ici. Il écrit, et je cite parce que nous devons
être ici aussi très attentifs à la littéralité de son texte :

Et si l'on demande alors : mais que nous sert de poser ce


problème dans la théorie puisque sa solution existe depuis long­
temps à l'état pratique ? pourquoi donner, de cette solution
pratique, un énoncé théorique dont la pratique a si bien pu se
passer jusqu'ici ? et qu'avons-nous à gagner, que nous ne possé­
dions déjà, à cette recherche << spéculative » ? À cette question, nous
pourrions répondre d'un mot, celui de Lénine : « Sans la théorie
pas de pratique révolutionnaire », en le généralisant : la théorie esc
essentielle à la pratique, à celle dont elle est la théorie comme à celle
qu'elle peut aider à naître, ou à grandir. Mais l'évidence de ce mot
ne peut suffire ; nous avons besoin de ses titres de validité, donc
de poser la question : qu'entendre par théorie, qui soit essentiel à
la pratique ? Je ne développerai de ce thème que l'indispensable à
notre recherche. Je propose de retenir les définitions suivantes, au
titre d'approximations préalables1•

Tels sont les protocoles des définitions qui vont suivre. Trois
remarques brèves sur ces protocoles avant d'aborder les défini­
tions, trois remarques plus ou moins secondaires selon le déve­
loppement qu'on leur donne :

1 . En remontant de la fin du protocole vers le début : il s'agit


toujours d'exiger les titres de validité. Althusser cite le mot de
Lénine (« Sans théorie pas de pratique révolutionnaire ») et dit que
nous avons besoin de ses « titres de validité ». Er vous savez que
cette demande de titres, cette demande qui prend une forme juri­
dique et juridico-théorique, revient régulièrement chez Althusser
(je l'avais souligné la dernière fois), c'est même un ressort essentiel
des questions critiques qu'il pose alors. Or plus tard (et je dirais à
juste titre), il définira ce type d'exigence juridique comme l'idéo­
logie présente dans la philosophie même. Ce qui pose d'énormes
problèmes, d'autant plus que dans la note des Eléments d'autocri­
tique (1974) à laquelle je me réfère, il est dit que le droit « fait un

1. L. Althusser, << Sur la dialectique matérialiste », Pour Marx, op. cit., p. 167.

84
Quatrième sance
é

avec son idéologie » et que c'est là un cas unique. Cette note des
Éléments d'autocritique, qu'il faudrait étudier de très près et que
je vais me contenter de lire, n'est pas une note autocritique. Elle
vise les philosophes qui ne soupçonnent pas la présence du droit
dans la philosophie même :

Il suffit d'ouvrir desimples manuels de droit ou dejurisprudence,


pour voir à ciel ouvert que le Droit, qui, cas unique, fait un avec
son idéologie, car il a besoin d'elle pour pouvoir « fonctionner »,
donc que l'idéologie juridique est, en dernière instance, et, le plus
souvent, sous des formes d'une surprenante transparence, la base de
toute idéologie bourgeoise. Il suffit d'un juriste, qui soit marxiste,
pour le montrer : qui soit philosophe, pour le comprendre. Quant
aux philosophes, ils n'ont pas encore percé le brouillard dont ils
s'entourent, et ne soupçonnent guère la présence du Droit et de
l'idéologie juridique dans leurs méditations : dans la philosophie
même. Pourtant, on devra bien se rendre à la simple évidence :
la philosophie classique dominante (et ses sous-produits, même
modernes) est édifiée sur l'idéologie juridique, et ses « objets philo­
sophiques » (la philosophie n'a pas d'objet, elle a ses objets) sont
des catégories ou entités juridiques : le Sujet, l'Objet, la Liberté,
la Volonté, la (les) Propriété(s), la Représentation, la Personne, la
Chose, etc. Mais pour ceux, marxistes, qui ont senti le caractère
juridique bourgeois de ces catégories, et les critiquent, il leur reste
encore à se déprendre du piège des pièges : l'idée et le programme
d'une « théorie de la connaissance >>. C'est la pièce maîtresse de la
philosophie bourgeoise classique, encore dominante. Or si, à moins
d'utiliser cette expression dans un contexte qui indique par où en
sortir, sur le mode philosophique et non sur le mode scientifique
de << sortir » (comme le font Lénine et Mao), on prend cette idée
comme constitutive de la philosophie, y comp ris d'une « philo­
sophie marxiste », on reste pris dans le piège des pièges philoso­
phiques de l'idéologie bourgeoise. Car la simple « question >> à
laquelle répond la << théorie de la connaissance » est encore une
question de Droit, posée aux titres de validité de la connaissance'.

1 . Id., Éléments d'autocritique, Paris, Hachette, 1974, p. 36 sq., note.


J. Derrida ajoute ici : « et lire évenruellement du haut de la p. 35 ("Nous avons
le droit et le devoir. . . ) >>.
"

85
Théorie etpratique

2. Le mot de Lénine dont l'évidence ne suffit pas mais au sujet


duquel des titres de validité doivent être demandés, ce mot est
tiré du Quefoire ? (190 1-1902) et se trouve dans le sous-chapitre
d'un article, sous-chapitre intitulé « Engels et l'importance de
la lutte théorique ». Dans son livre, Lénine critique Bernstein
en tant que celui-ci nie l'idée de « but final », la théorie de la
lutte des classes et l'idée de la dictature du prolétariat ; il rappelle,
dans le sous-chapitre sur Engels et l'importance de la lutte théo­
rique et dans une situation qu'il considère comme situation de
« débandade théorique1 », c'est-à-dire au moment où la « large
diffusion du marxisme a été accompagnée d'un certain abais­
sement du niveau théorique » (situation donc analogue à celle
que diagnostique Althusser et dans laquelle il intervient), Lénine
rappelle donc que la pensée de Marx refusait toute « concession
théorique2 » ; il le rappelle à ceux qui en son nom essayaient de
« diminuer l'importance de la théorie ». Et c'est alors que Lénine
écrit « Sans théorie révolutionnaire, pas de mouvement révolu­
tionnaire3 », phrase que Althusser cite, ou plutôt traduit (« pas de
pratique révolutionnaire ») ou transpose (puisqu'il oublie « révo­
lutionnaire » après « théorie »). Lénine dit : « Sans théorie révo­
lutionnaire, pas de mouvement révolutionnaire » ; Althusser dit :
« Sans théorie, pas de pratique révolutionnaire >>. Mais la phrase
de Lénine sera intégralement restituée par Althusser dans Lénine
et la philosophie, livre auquel nous viendrons tout à l'heure4• La
suite du texte de Lénine conclura que « seul un parti guidépar une
théorie d'avant-garde est capable de remplir le rôle de combattant
d'avant-gardeS ».

3. Quand Althusser marque la nécessité des titres de validité,


il le fait pour l'énoncé théorique de problèmes et de solutions qui

1 . Vladimir Ilitch Lénine, Que foire ?, tr. fr. K. Hopp et K. Roudnikov


(sous la responsabilité de R. Garaudy), dans Œuvres complètes, vol. V, Paris et
Moscou, Éd. Sociales et Éd. du Progrès, 1965, p. 375.
2. Ibid., p. 376.
3. Ibid., loc. cit.
4. L. Althusser, Lénine et la philosophie, op. cit., p. 40.
5 . V l. Lénine, Quefoire ?, op. cit., p. 377.

86
Quatrimu slanct

sont à l'état pratique. Il faut justifier que le passage à l'énonciation


théorique de problèmes et de solutions qui sont à l'état pratique
soit essentiel, ou que la théorie soit essentielle à la pratique, il faut
justifier qu'il y a alors production de connaissance. Mais la ques­
tion des titres de validité n'est pas ici posée quant à ce qui est dit
de l'état pratique des problèmes et solutions. Il est dit à plusieurs
reprises que problèmes et solutions existent à l'état pratique, mais
cet énoncé, cette certitude quant à ce qui existe à l'état pratique
ne fait l'objet d'aucune question de droit. Or on peut se demander
ce que signifie, pour des problèmes et des solutions, exister à l'état
pratique et à l'état pratique dans la pratique du marxisme, notion
qui n'est pas ici précisée. Quel est le lieu qu'on identifie ici sous
le nom « pratique du marxisme >> ? Althusser ne le précise pas.
S'agit-il seulement du texte de Marx après la coupure et alors à
quels indices reconnaît-on une existence de problèmes et de solu­
tions à l'état pratique dans un texte? Quels sont les critères de
détectage, quel est le type de lecture supposé, etc.? Et si, comme
on peut facilement le prévoir, la « pratique du marxisme >> où tout
cela se trouve à l'état pratique, ce ne sont pas seulement les textes,
tels ou tels textes, telles ou telles strates du texte de Marx, alors
la critériologie est encore plus difficile, elle implique une prise de
position active, différenciée quant à tous les phénomènes que,
depuis plus d'un siècle, on a pu ranger sous le titre « pratique
du marxisme », où il est certain que les problèmes et solutions à
l'état pratique n'y ont pas toujours été, toujours été partout, et
toujours également. Autrement dit, « exister à l'état pratique dans
la pratique du marxisme » fonctionne ici comme une prémisse
massive mais non problématisée de ces protocoles.
J'en viens maintenant aux définitions. Elles portent sur deux
mots et, si vous voulez, quatre concepts. Les deux mots sont
«pratique » et « théorie », les quatre concepts sont « pratique en
général >>, (( pratique théorique », (( théorie >>, (( Théorie » .
Voyons cela.
1 1 • La <( pratique en général >>, c'est tout processus de trans­
formation d'une matière première donnée (déterminée) en un

1. La numérotation commencée ici n'a pas de suite dans le tapuscrit.

87
Théorit ttpratiqut

produit déterminé. Retenons chaque mot et la relation entre


chacun des concepts qu'il nomme : transformation, processus
de transformation d'une matière première donnée en un produit
déterminé. « Transformation >> et « produit >> sont soulignés par
Althusser. La transformation est une production. La pratique est
une transformation productrice ou une production transforma­
trice à partir d'une matière première. Cette transformation est
dite « effectuée >> par un travail. Le travail de transformation est
défini comme le moment déterminant du processus, c'est lui qui
est le prédicat fon de la pratique au sens strict, au sens étroit, dit
Althusser. Le sens strict n'est déterminé ni par la matière première
ni par le produit fini, mais par le travail de transformation, par le
« tra », si vous voulez. Ce travail de transformation est régulière­
ment défini comme humain. Pas de pratique qui ne soit humaine.
[humanité fait incontestablement partie de cette définition de la
pratique. Non pas l'humanité seule : dans la structure du « tra »,
il y a les hommes, des moyens et une méthode technique d'utili­
sation des moyens, mais tout cela en rapport avec l'humain. Non
pas l'humain seul ou l'humain abstrait : la pratique est toujours
une pratique sociale dans une unité socio-pratique complexe et
structurée.
Deux points remarquables avant d'aller plus loin. Dans cette
définition du pratique au sens strict comme travail de trans­
formation productrice, l'humanité, le socius humain (concret,
certes) est un élément essentiel, un prédicat essentiel. Ce qu'Al­
thusser appelle l'« activité des hommes existants1 », avec tout ce
que cet énoncé pose de problèmes, appartient à la définition du
pratique en général et au sens strict. Aucune critique de l'hu­
manisme, aucune question concernant la réf érence essentielle
à l'humanité de l'homme, ne remet ou ne viendra remettre en
question cette implication de l'humain dans la définition de la
pratique en général (annoncer questions de Heidegger). Puis, le
lien, à l'intérieur de la pratique, entre 1'« activité des hommes

1 . L. Althusser, « Sur la dialectique matérialiste », Pour Marx, op. cit.,


p. 167 sq.

88
Quatri�me stanct

existants >>, la matière première et les moyens utilisés, Althusser


l'appelle la « technique », plus littéralement dans ce texte : une
« méthode technique d'utilisation des moyens >>. Comme la ques­
tion de l'homme, la question de la technique est donc incontour­
nable dans ce champ problématique. Qu'est-ce que l'homme ?
Qu'est-ce que la technique ? Que veut dire travail ? Que veut dire
production ? Que veut dire matière première ? Voilà des questions
dont la réponse est enveloppée dans la définition de la << pratique
en général >> et << au sens strict >>.
Quand je dis << enveloppée », c'est une expression très enve­
loppée qui peut se développer de deux manières apparemment
distinctes, et d'une distinction dont l'enjeu me paraît absolument
décisif.
« Enveloppée >> peut signifier 1) 1 que ce discours marxiste
présuppose une essence de l'humanité, de la production comme
transformation de la matière première, une essence de la tech­
nique, etc., bref, un réseau de déterminations philosophiques
qu'il reçoit de l'histoire de la métaphysique ; et en faisant de la
pratique un motif ou une valeur ou une référence essentielle dont
la généralité ne se laisse plus déborder, il fait de la pratique (donc
de la production transformatrice, ou du travail humain, ou de la
technique humaine) la détermination essentielle de l'être, de ce
qui est et de ce qui est à penser ; ce discours ne dit pas « ce qui est
essentiel, c'est la matière première ,, ou le<< produit », mais, comme
le rappelle Althusser, le << travail de transformation », la produc­
tion transformatrice de la technique humaine. De ce point de vue,
on comprend, dans son principe, en tout cas, ce que Heidegger dit
du marxisme, et aussi la mise en perspective qu'il en propose, par
exemple dans sa Lettre sur l'humanisme. Nous reviendrons natu­
rellement sur la problématique heideggérienne et sur ce texte qui
commence, je le rappelle, par les mots « Wïr bedenken das �sen
des Handelns noch lange nicht entschieden genui 1>, ou << Nous ne

1 . La numérotation qui s'ouvre ici trouve �a suite infta, p. 91.


2. M. Heidegger, Brtif über dm Humanismus, Francfort-sur-le-Main,
Klostermann, 1949, p. 5.

89
7htorie etpratique

pensons pas encore de façon assez décisive l'essence de l'agir' »

(handeln : voir Kant, la main, etc.). Le texte de Heidegger inter­


prète les valeurs de theoria et de praxs
i comme des effets de l' in­
terprétation technique de la pensée, à partir d'une interprétation
que Heidegger propose ici et ailleurs de la métaphysique comme
détermination technique de la vérité, de l'alètheia comme technè.
I.:humanisme est essentiel à cette métaphysique qui appartient à
l'histoire de la vérité de l'être : « La métaphysique absolue avec les
renversements que lui ont fait subir Marx et Nietzsche, appartient
à l'histoire de la vérité de l'êtrel », écrit Heidegger. En ce sens,
le marxisme est aussi une métaphysique humaniste fondée sur
une détermination technologique de l'être comme production.
C'est pourquoi, tout en reconnaissant que le concept marxiste
d'histoire a ceci d'unique dans les temps modernes qu'il permet
de reconnaître l'essentialité de l'historicité dans l'être même (je
simplifie) , Heidegger précise ceci, que je lis directement (encore
une fois pour situer les choses par anticipation ; nous y revien­
drons de façon un peu plus différenciée plus tard) :

[ . . . ] du fait que ni Husserl, ni encore, à ma connaissance, Sartre,


ne reconnaissent die Wmntlichkeit des Geschichtlichen im Sein (l'es­
sentialité de l'historicité dans l'être même), la phénoménologie,
pas plus que l'existentialisme, ne peut parvenir à celle dimension
à l'intérieur de laquelle seul un dialogue productif (produktives
Gesprach) devient possible avec le marxisme3•

Autrement dit, il y a une saisie essentielle de l'historicité ou


de l'historialité de l'être dans le marxisme, et c'est avec lui plus
qu'avec toute autre pensée de l'époque qu'il faut s'expliquer

1 . « Nous estimons que l'essence de l'agir est loin d'avoir été suffisamment
précisée. >> (M. Heidegger, Lettre sur l'humanisme, op. cit., p. 27.)
2. Ibid., p. 9 1 .
3. << [. . .] du fair que ni Husserl, ni encore, à ma connaissance, Sartre,
ne consentent à reconnaître que l'historique a son essentialité dans l'Être, la
phénoménologie, comme l'existentialisme, ne peuvent parvenir à cette dimen­
sion dans laquelle seul est possible un dialogue fructueux avec le marxisme. »
(Ibid., p. 1 03.)

90
Quatrième séance

quant à la vérité de l'être. Mais, une fois cela reconnu, il faut,


selon Heidegger, qui ne croit pas sérieux ni possible d'arracher le
marxisme à une certaine détermination hégélienne de l'aliénation
et du travail, cesser de penser le marxisme, le matérialisme dialec­
tique comme la simple affirmation de la matière ou du fondement
en dernière instance matériel ou de tout ce qui n'est en dernière
instance que matière ; il faut le penser à partir de l'essence du
travail (ou ici de la transformation, du travail transformateur,
etc.). Heidegger écrit :

Mais pour cela, il faut évidemment se libérer (freimachen) des


représentations naïves du matérialisme et des réfutations à bon
marché qui pensent l'atteindre. L'essence du matérialisme ne
consiste pas dans l'affirmation que tout n'est que matière, mais bien
plutôt dans une détermination métaphysique selon laquelle tout
étant apparaît comme la matière d'un travail donné. Hegel a pensé
à l'avance dans la « Phénoménologie de l'Esprit », l'essence méta­
physique et moderne du travail comme le processus s'organisant
lui-même de la production inconditionnée, c'est-à-dire, comme
l'objectivation du réel par l'homme, expérimenté lui-même comme
subjectivité. L'essence du matérialisme se dissimule dans l'essence
de cette technique sur laquelle, à vrai dire, on a beaucoup écrit
mais peu pensé1•

Voilà une des directions problématiques vers lesquelles on peut


développer ce qui reste enveloppé dans mon énoncé de tout à
l'heure, énoncé qui disait que la réponse à ce qu'est le travail, la
production, la matière, l'homme, la technique, etc., reste enve­
loppée dans la définition de la « pratique en général >> et « au sens
strict ».
L'autre direction (mais est-elle absolument autre et discernable
en dernier recours ?) consisterait 2) à se demander si le marxi.sme
ne vient pas justement à penser pour la première fois ce qui restait
enveloppé sous les philosophèmes (production, technique, huma­
nité, travail, etc.) et à articuler ensemble les possibilités de ces
philosophèmes, donc à rendre compte de la métaphysique comme

1 . Ibid. , p. 103 sq.

91
Théorie etpratique

humanisme technologique plutôt qùà s'y laisser comprendre, à


en rendre compte non plus théoriquement mais dans une trans­
formation essentielle, pratique, etc.
Je laisse son ouverture à cette question, à ce type de question.
Pour l'instant.
Nous nous tenons toujours dans l'analyse de la première des
définitions proposées par Althusser. La pratique sociale, qui est
impliquée dans la définition de la pratique en général, est une unité
complexe comportant plusieurs types de pratiques distinctes. Or
parmi ces pratiques distinctes qui font l'unité structurée de la
pratique sociale, il en est une qui la constitue en dernier ressort,
qui y est << déterminante en dernier ressort1 », c'est la « pratique
de transformation » de la nature donnée, de la matière première,
en << produits », en << produits d'usage », par l'activité des hommes
existant et travaillant, ou par l'emploi méthodiquement réglé de
moyens de production déterminés dans le cadre de rapports de
production déterminés. Autrement dit, l'élément essentiel, déter­
minant en dernier ressort, de la pratique comme pratique sociale,
c'est la transformation de la nature comme matière première en
produits, c'est donc la production à partir d'une matière première
naturelle, la production à partir de la nature, la production
comme transformation de la nature. La valeur de nature n'est
pas interrogée ici, elle est simplement opposée au processus qui
la transforme et qui s'appelle ici << transformation », ou << travail »

transformateur, ou « production ». La production n'est pas natu­


relle, elle est transformation par la pratique sociale de la nature.
Cette production a tous les caractères de la technè, du moins de
la technè qu'on en est venu à opposer à ou à distinguer de la
physis comme fond de la matière première. Mais cette opposition
est ici mise en œuvre, elle est reçue. Bien entendu, il ne s'agit
pas d'opposer la nature en soi à la production en soi abstraite.
Althusser précise bien que cette production est toujours déter­
minée : emploi méthodiquement réglé de moyens de production
déterminés dans le cadre de rapports de production déterminés.

1 . L. Althusser, « Sur la dialectique matérialiste >>, Pour Marx, op. cit. ,


p. 167.

92
Quatrième séance

Il n'y a pas de production générale mais des rapports de produc­


tion et des moyens de production toujours déterminés. Est-ce
que cette détermination dispense de se référer à une significa­
tion d'une production en général, à un concept de production en
général ? Je le crois d'autant moins qu'Althusser vient de définir
la pratique en général, c'est-à-dire finalement la production en
général, tout en rappelant que la pratique est une unité complexe
structurée et déterminée. Il ne faut pas confondre le concept de
X en général ( . . . 1) et l'existence d'un X en général.
Qu'est-ce que la production en général ? En quoi toutes ces
définitions renvoient-elles - en dernier ressort, précisément,
puisque le dernier ressort est la transformation productrice de la
nature - à l'essence concrète de la production, à l'être-production
producteur de la production, à l'essence de la technique comme
production transformatrice de la physis, etc. ? Ce ne sont pas des
questions abstraites. Elles ont pour enjeu le rapport du marxisme
à la philosophie, de la spécificité philosophique marxiste à l'his­
toire de ses concepts, à l'histoire philosophique ou non de ses
concepts ou de ses philosophèmes, etc. (Lien avec Heidegger ? . . . )
Sans m'enfoncer ici dans cette veine, je souligne, à l'intérieur de
la définition de la pratique en général, que le concept de produc­
tion opère à deux niveaux et en deux lieux différents, et non par
hasard. Dans le paragraphe même de la définition, il opère de
façon visible, le mot lui-même étant prononcé, inscrit lorsqu'il
s'agit de la détermination en dernier ressort de la pratique comme
pratique sociale : la transformation de la nature-matière-première
en produits, c'est bien une production, la production même
en dernier ressort ; et dans la phrase suivante, le mot est bien
prononcé. Mais en un autre lieu, toujours dans le même para­
graphe, Althusser écrit : « Outre la production, la pratique sociale
comporte d'autres niveaux essentiels : la pratique politique [ ...]·la
pratique idéologique [ . . . ] la pratique théorique2 ». Cela neveut pas
dire que ces trois pratiques ne soient pas productrices, qu'elles ne

1. Tel dans le tapuscrit.


2. L. Althusser, « Sur la dialectique matérialiste >>, Pour Marx, op. cit.,
p. 168.

93
Théorie et pratique

soient pas des productions. Toute pratique est production (trans­


formation d'une matière première par une technique humaine en
produits), mais ces trois pratiques, Althusser les désigne « outre
la production » en impliquant évidemment qu'elles ne sont pas la
production en dernier ressort, soit la transformation directe de la
matière première naturelle. Simplement, s'ils sont tous productifs,
des pratiques productives, ces trois niveaux (pratique politique,
idéologique, théorique) ne sont pas des productions au niveau de
la pratique déterminante en dernier ressort. La question qui se
pose ici est donc celle non seulement du concept de production
(de ses titres, pour reprendre le vocabulaire juridique d'Althusser)
mais aussi du concept de « dernier ressort », ailleurs traduit en
« dernière instance » :

On ne prend pas toujours au sérieux l'existence de l'idéologie


comme pratique : cette reconnaissance préalable est pourtant la
condition indispensable à toute théorie de l'idéologie. On prend
plus rarement encore au sérieux l'existence d'une pratique théo­
rique : cette condition préalable est pourtant indispensable à l'in­
telligence de ce qu'est, pour le marxisme, la théorie elle-même et
son rapport à la « pratique sociale »1•

Vient alors la seconde définition. Elle porte sur l'un des niveaux
je ne dirais pas secondaires, ce serait faux, mais de non-dernier,
d'avant-dernier ressort, l'un des niveaux de la pratique sociale. Il
ne s'agit ni de la pratique politique ni de la pratique idéologique.
Althusser ne les définit pas ici, n'en donne pas une définition
proprement dite. Il s'agit de la théorie ou de la pratique théo­
rique. Elle implique toujours, on va le voir, de l'idéologique et du
politique, mais elle n'est pas la pratique politique ou la pratique
idéologique qu'Althusser ne définit pas ici, considérant que ce
n'est pas son propos.
Qu'est-ce donc que la théorie ou la pratique théorique ? C'est
une forme spécifique de la pratique sociale, et elle rentre sous la

1 . L. Althusser, " Sur la dialectique matérialiste >>, Pour Marx, op. cit.,
p. 168.

94
QU4trième séance

définition générale de la pratique, c'est-à-dire qu'elle en a tous les


traits : elle travaille sur une matière première, matière première
qu'Althusser nomme très vite en trois mots dans une parenthèse,
parenthèse très riche, donc, mais d'autant plus problématique :
<< (des représentations, concepts, faits)1 ». La matière première de
dernier ressort (puisqu'il en faut aussi) n'est pas id la nature mais
des « représentations, concepts, faits ». Cette matière première
n'est donc pas première absolument, comme la nature pour
la production en dernier ressort ; cette matière première de la
pratique théorique est déjà un produit informé, transformé, et il
est, dit Althusser, « donné » par d'autres pratiques qu'il qualifie
ainsi : elles sont soit empiriques, soit techniques, soit idéologiques.
Althusser ne s'étend pas plus à ce sujet. Limportant ici, c'est que la
matière première, ce qui fonctionne comme matière première de
la pratique théorique, soit déjà donné par d'autres pratiques, soit
le produit d'autres pratiques. Autrement dit, la production au sens
strict travaille à même la nature (matière première première), la
production théorique travaille sur de la matière première seconde.
C'est à ce point-là que se produisent, à l'intérieur donc de la
théorie comme pratique théorique, un clivage et un déplacement
intéressants auxquels il faut être très attentif. La pratique théorique
en général peut être pratique théorique scientifique ou pratique
théorique présdentifique. Elle n'est jamais a-scientifique. Elle est
toujours rapport à la science, en voie ou en vue de la science,
dans sa définition même. Le théorique se définit par rapport à
la scientificité. Donc il y a pratique théorique présdentifique et
pratique théorique scientifique. La pratique théorique préscien­
tifique, c'est la pratique théorique idéologique (« pratique théo­
rique préscientifique, c'est-à-dire idéologique2 », dit Althusser).
}.;adjectif « idéologique » est suivi d'une parenthèse destinée à
préciser ce qu'il faut entendre ici par pratique préscientifique,
c'est-à-dire idéologique. Que trouve-t-on dans cette parenthèse ?

1 . Ibid., loc. cit.


2. Ibid., loc. cit.

95
Théorie etpratique

Les formes de << connaissance» [guillemets à<< connaissance » pour


marquer que ces connaissances ont bien la fotme de connaissance
mais ne sont pas des vraies et bonnes connaissances puisqu'elles
sont préscientifi.q ues] constituant la préhistoire d'une science et
leurs « philosophies >> [au pluriel et entre guillemets] 1 • • •

Cette situation de la philosophie, ici, nous importe beaucoup.


Cela signifie que la pratique théorique préscientifique, c'est-à-dire
idéologique, consiste en « connaissances » préscientifiques, appar­
tenant à la préhistoire d'une science, qui ont, peuvent et même
ont toujours dû avoir leurs « philosophies », là où plutôt les philo­
sophies correspondent à cet état idéologique et préscientifique de
la pratique théorique. Il y aurait donc des philosophies correspon­
dant à - et il faut bien entendu comprendre ici dépendant de - un
état préscientifique et idéologique de la pratique théorique. Ça ne
veut pas dire que toute philosophie, que la philosophie en général
dépende de cet état idéologique, mais que certaines philosophies
en ont dépendu. Autrement dit, la coupure épistémologique, qui
va apparaître aussitôt après dans la définition pour marquer la
ligne entre << préscientifique » et << scientifique », aura aussitôt
un effet sur la philosophie. On ne dira pas qu'il y a philosophie
préscientifique et philosophie scientifique ; mais il y aura des
formes de philosophie correspondant à des pratiques théoriques
préscientifiques et des formes de philosophie correspondant à des
pratiques théoriques scientifiques.
C'est ici qu'il faut situer l'émergence dans la définition de la
pratique théorique en général, et, en elle, dans la définition de la
pratique théorique scientifique, de quelque chose qu'Althusser
nomme alors la théorie, avec un petit t. On appellera théorie avec
un petit ttoute pratique théorique scientifique (d'après la coupure
épistémologique) :

Pour nous limiter au point essentiel, qui intéresse notre analyse,


nous nous placerons au-delà de la « coupure », à l'intérieur de la

1. L. Althusser, « Sur la dialectique matérialiste », Pour Marx, op. cit.,


p. 168.

96
Quatrüm� stanct

science constituée, et nous conviendrons alors des dénominations


suivances : nous appellerons théorie toute pratique théo rique de
caractère scientifique1 •

Donc la théorie avec un petit t, c'est « toute pratique théonque


de caractère scientifique ». Bon. En se servant toujours du même
mot (théorie avec une minuscule) mais en y ajoutant l'artifice
graphique des guillemets pour faire sa part à ce qu'on appelle
souvent une théorie (la théorie de l'attraction universelle, la
théorie de la mécanique ondulatoire), Althusser propose d'appeler
« théorie ,, (minuscule et guillemets) le système théorique déter­

miné d'une science réelle, ses « concepts fondamenraux2 », dans


leur unité plus ou moins contradictoire à un moment donné. La
« théorie>> d'une science, c'est la réflexion, dans l'unité complexe et
plus ou moins problématique de ses concepts, des résultats devenus
conditions et moyens de sa propre théorie pratique. Parmi les
exemples de « théorie » de ce type, Althusser nomme, après l'at­
traction universelle et la mécanique ondulatoire, la « théorie», cette
fois en italique, emre guillemetS et avec une minuscule, du matéria­
lisme historique. Le matérialisme historique est donc une pratique
théorique, une pratique théorique scientifique, ayant coupé avec sa
préhistoire idéologique, et une pratique théorique scientifique en
forme de « théorie "· Comme le matérialisme dialectique, soit la
philosophie marxiste dans sa spécificité, aura un rapport privilégié
avec le matérialisme historique sans se réduire à lui, on doit donc
dès maintenant anticiper que la philosophie marxiste, comme
matérialisme dialectique, est une forme de philosophie insépa­
rable d'une pratique théorique scientifique ayant la forme d'une
« théorie » (petit ter guillemets). (Tableau)

Eh bien, cette forme de philosophie - le matérialisme dialec­


tique inséparable de la pratique théorique scientifique en forme de
« théorie ,, (petit t e t guillemets) qu'est le matérialisme hiscorique

fondé par Marx - cette forme de philosophie, ce sera la Théorie


avec un gra nd T. La Théorie (majuscule) sera la Théorie de la

i ., p. 168 sq.
1. Ib d
2. Ibid., p. 169.

97
7héorie etpratique

pratique en général, « elle-même élaborée à partir de la Théorie


des pratiques théoriques existantes (des sciences), qui transfor­
ment en "connaissances" (vérités scientifiques) le produit idéolo­
gique des pratiques "empiriques" (l'activité concrète des hommes)
existantes. Cette Théorie est la dialectique matérialiste qui ne fait
qu'un avec le matérialisme dialectique1 ».
Que s'est-il passé au cours de ces définitions ? Althusser conclut
en disant qu'elles sont nécessaires pour donner une réponse « théo­
riquement fondée » à la question de savoir à quoi sert d'énoncer
théoriquement une solution existant à l'état pratique. Il s'agissait
de combler l'écart entre théorie et pratique mais, en comblant
l'écart, de produire des connaissances. Que s'est-il donc passé ?
Eh bien, au moins ceci - autre cercle dialectique reconnu comme
nécessité indispensable - que la production de la définition de la
Théorie, en fin de parcours définitionnel, rejoignait le lieu depuis
lequel toutes ces définitions étaient produites ou émises, à savoir
la Théorie (majuscule) du matérialisme dialectique. En effet, si la
Théorie (majuscule) est le matérialisme dialectique, autre nom de
la philosophie marxiste dans sa spécificité, elle est aussi, j e cite,
la << Théorie de la pratique en général », c'est-à-dire la Théorie de
toutes ces définitions ; elle est définie et définissante, la condition
générale de toutes ces définitions et un objet défini parmi toutes
ces définitions. Autre forme du même cercle, elle est la théorie de
la coupure, puisqu'elle fait de la coupure un critère essentiel d u
théorique, de la distinction entre pratique théorique scientifique et
pratique théorique préscientifique ; elle est la théorie de la coupure
et un effet de la coupure, un après-coup de la coupure. La théorie
de la coupure épistémologique suppose la coupure. Si bien que si
la Théorie comme philosophie, comme matérialisme dialectique
dont dépendent toutes ces définitions, si elle n'est pas Science ou
Science des Sciences (comme elle en a tout l'air), elle est néanmoins
indissociable de ce qui s'appelle ici coupure épistémologique ; elle
en dépend dans sa spécificité philosophique, aussi dans la mesure
où, comme théorie des pratiques existantes, elle a un lien privilégié
à la« théorie » comme science ou à cette science comme « théorie »

l . L. Althusser, « Sur la dialectique matérialiste », Pour Marx, op. cit., p. 169.

98
Quatrième séance

qui s'appelle le matérialisme historique. C'est pourquoi il étai� dit


dans la préface (« Aujourd'hui ») que la différence spécifique de
la philosophie marxiste dépendait d'une « coupure épistémolo­
gique marquant le surgissement d'une nouvelle conception de la
philosophie1 >>.

C'est cette mise en place des rapports �< théorie/pratique » à


l'intérieur d'une philosophie marxiste nommée Théorie, et depuis
elle, dans ce cercle définissant/défini, c'est cette mise en place
philosophique de la philosophie marxiste comme Théorie qu'Al­
thusser considérera comme une déviation théoriciste. Dans sa
Réponse à john Lewis (1 972-1973), il rappelle qu'en 1967, dans la
préface à l'édition italienne de Lire Le Capital, il dénonçait cette
déviation théoriciste :

Plus précisément, j'ai pensé la révolution philosophique de


Marx comme identique à la« coupure épistémologique ». J'ai donc
pensé la philosophie sur le modèle de « la » science, et j'ai longue­
ment écrit qu'en 1845 Marx opérait une double « coupure ,, scien­
tifique et philosophique. C'est une erreur. C'est un exemple de
la déviation théoriciste (rationaliste-spéculative) que j'ai dénoncée
dans ma brève autocritique de la préface à l'édition italienne de
Lire Le Capital (1967), reproduite dans l'édition anglaise. Très
schématiquement, cette erreur consiste à croire que la philosophie
est une science, et que, comme toute science, elle a 1) un objet ;
2) un commencement (la « coupure épistémologique » au moment
où elle surgit dans l'univers culturel préscientifique, idéologique) ;
et 3) une histoire (comparable à l'histoire d'une science). Cette
erreur théoriciste a trouvé son expression la plus nette et la plus
pure dans ma formule : la Philosophie est « Théorie de la pratique
théorique » [commenter]2.

La prochaine fois, en nous interrogeant sur la place, le nouveau


lieu de la philosophie (comme condition de la science révolution-

l. Ibd.
i , p. 24.
2. fd., Réponse à john Lewis, op. cil., p. 55 sq.

99
7hiori� �tpratiqu�

naire) dans ce trajet autocritique, et en nous interrogeant aussi


sur cette topique de la bordure interne de la philosophie depuis
laquelle le couple « théorie/pratique » est investi, nous commen­
cerons à nous intéresser à d'autres déplacements de cette topique
du bord, autres peut-être, autres ou non ; et nous nous demande­
rons ce que signifie une déviation ou une rectification de la ligne
entre théoricisme et praticisme, et s'il y a des lois - ou non - du
« faut le faire » en l'occurrence.
Cinquième séance

Comme nous sommes en retard, comme d'autres exposés


nous donneront l'occasion d'y revenir systématiquement, je ne
développerai pas l'analyse entreprise du trajet d'Althusser au-delà
du moment où, par exemple dans la préface italienne à Lire Le
Capital, puis dans la Réponse à john Lewis et les Éléments d'au­
tocritique, il reconnaît dans le schéma que nous avions analysé
de près la dernière fois, ce qu'il appelle dans les Éléments une
« tendance erronée1 » ou une « déviation » , à savoir le théoricisme.

Il reconnaît encore que la « définition de la philosophie comme


"Théorie de la pratique théorique" » lui semble, je cite, << propre­
ment indéfendable2 » et qu'elle « représente le point culminant de
cette tendance théoriciste3 >>. Sans m'engager dans ce mouvement
d'autocritique ou de rectification, donc, je retiendrai le point qui
concerne notre problématique, à savoir que le couple « théorie/
pratique », tel qu'il est investi par le discours marxiste, tel qu'il
est alternativement infléchi dans une ligne (et nous nous sommes
demandé ce que pouvait être une ligne en philosophie et quels
problèmes cela posait ou renouvelait) ici théoriciste, là praticiste,
ce couple appartient à quelque chose comme de la philosophie :
il y a une philosophie marxiste ou un projet de philosophie
marxiste, et c'est depuis son bord interne que se pose le couple
« théorie/pratique ». Ça ne veut pas dire, bien sûr, que la philo­
sophie soit une instance souveraine ou autonome, et, en effet,

1 . L. Althusser, Éléments d'autocritique, op. cit. , p. 9 1 .


2. Ibd
i . , p. 95.
3. lbd.
i , p. 5 1.

101
Théorie etpratiq�

elle représente ou traduit ici des forces et des luttes qui ne sont
pas en elles-mêmes philosophiques, mais c'esr une philosophie
marxiste, existante ou à venir, qui doit déterminer la place, le site
et les rapports du théorique et du pratique, qui sont en ce sens des
philosophèmes. La nouvelle définition que donne Althusser de la
philosophie à partir de Lénine et la philosophie (« intervention dans
le domaine théorique1 » ou surtout, dans Éléments d'autocritique,
<< la philosophie est, en dernière instance, lutte des classes dans

la théorie2 »), cette nouvelle définition est produite par et à l'in­


térieur d'un projet de philosophie marxiste revendiquée comme
telle. Cette nouvelle définition n'est pas, sans doute, celle d'une
nouvelle philosophie, d'une nouvelle philosophie de la pratique,
par exemple, mais, comme il est dit à la fin de Lénine et la philoso­
phie, d'une pratique (nouvelle) de la philosophie : « Le marxisme
n'est pas une (nouvelle) philosophie de la praxis [Gramsci] mais
une pratique (nouvelle) de la philosophit? Évidemment tout se
».

joue dans la parenthèse « (nouvelle) entre parenthèses, car la


»,

nouveauté, à ne plus porter sur le contenu mais sur la pratique,


sur le mode de la pratique, peut s'en trouver ou bien accrue (ce
n'est plus le contenu qui est renouvelé mais la pratique, la manière
de faire, le faire qui transformerait jusqu'à l'essence de la philoso­
phie, l'essence de la philosophie qui est, elle, encore un philoso­
phème à transformer), ou bien réduite, car le renouvellement de
la pratique ne touche essentiellement ni au contenu ni au fait de
l'appartenance de cette nouvelle pratique à quelque chose comme
de la philosophie : c'est une pratique nouvelle de quelque chose
qui reste de la philosophie, identifiable comme de la philosophie :

Cette nouvelle pratique de la philosophie peur transformer la


philosophie. Er de surcroît aider à se mesurer à la transformation
du monde. Aider seulement, car ce ne som pas les théoriciens,
savants ou philosophes, ce ne sont pas non plus les << hommes ,,

l . L. Althusser, Lénine et la philosophie, op. cit., p. 39. Althusser attribue


cene définition à Lénine : « Lénine définit donc l'essence ultime de la pratique
philosophique comme une mun,ention dans le domaine théorique »
2. Id., Élhnmtsd'autocrittque, op. cit., p. 88, 100 et 1 0 1 .
3. Id., Lénine et la philosophie, op. cit., p. 44 sq.

102
Cinquième sance
é

qui font l'histoire - mais les « masses », c'est-à-dire les classes alliées
dans une même lutte des classes1•

Que tout cela prenne place depuis un projet de « philosophie


marxiste >>, voilà ce que le trajet ultérieur au moment théoriciste ne
démentira jamais, et voilà ce qui nous importe du point de vue où
nous nous sommes placés. Non seulement il y a mais il doit y avoir,
il y aura une philosophie marxiste, il faut la faire. Et c'est dans la
perspective de ce projet, de cette philosophie déjà là mais comme
encore à venir, qu'Althusser écrit : « La journée est toujours longue
mais comme par bonheur elle est déjà bien avancée, voici : le soir
est maintenant proche de tomber. La philosophie marxiste va se
lever2 >>. Naturellement depuis ce bord interne du philosophique,
toute la philosophie, toute la définition de la philosophie, toute
l'histoire de la philosophie (et en elle celle du couple « théorie/
pratique >>) serait ré-interprétée, notamment à partir du schéma
intact et intangible proposé par Engels : la lutte séculaire entre
deux tendances, l'idéalisme et le matérialisme, « thèse classique
'
d Engels >>, dit Althusser, « à laquelle Lénine donne une portée
sans précédent3 >>.
Ce que nous retenons donc, pour l'instant, c'estl' interprétation
de l'histoire philosophique du couple « théorie/pratique >> depuis
le bord interne du philosophique d'une pratique philosophique.
Naturellement la problématique que je propose ici en me
référant au bord interne du philosophique n'est pas, dans mon
intention, destinée à produire des démarcations, des lignes de
démarcation ou des oppositions rassurantes, du type : voici ce
qui est en deçà, voici ce qui va au-delà, voici la limite, voici le bord
interne, voici le bord externe, le dedans et le dehors. Au contraire,
cette problématique vise le bord, vise à problématiser la sécurité
que procure un bord, le trait d'un bord. Au fond la question
serait moins celle du bord interne ou du bord externe du philoso­
phique, du dedans ou du dehors, de l'en deçà ou de l'au-delà, que

l . Ibid., p. 45.
2. Ibid., p. 24.
3. Ibid., p. 33.

103
1héorie etpratique

la question « qu'est-ce qu'un bord ? >> , ou « pourquoi un bord ? »,


« quelle est la structure de quelque chose comme U:n bord ? », « un
bord, est-ce quelque chose ? », << y a-t-il du bord ? », etc.
Le débordement d'une philosophie par une autre, le déborde­
ment de la philosophie par une « pensée '' qui n'est plus simplement
philosophique, ce débordement est le trait essentiel (mais comment
le débordement peut-il être un trait ?) de tout discours (mais le
discours est-il théorie ou pratique ?) sur le rapport << théorie/
pratique >>. C'est aussi le trait du discours en général. Si je reprends
les énoncés que je viens de former (les relire), je remarque, en re­
montant du dernier au premier, que dans le « discours » marxiste
althussérien, par exemple, ce que j'ai identifié comme discours
philosophique sur théorie et pratique ne pouvait pas se laisser ainsi
identifier de part en part. Bien qu'Althusser ne pose pas ce type de
question, il est pourtant clair qu'au moment où il définit le projet
marxiste d'une nouvelle pratique de la philosophie, au moment où
il définit la place de la philosophie (comme lutte des classes dans
la théorie), le discours définissant n'est plus simplement celui de la
philosophie se définissant ou se situant ; d 'autre part, ce discours
définissant lui-même est aussi un acte, un geste politique, une
pratique, ce n'est plus un langage purement théorique, ni même
une pratique essentiellement théorique. Le discours théorique ou
philosophique, comme le discours en général, se déborde lui-même
dans son opération. La définition althussérienne de la pratique
marxiste de la philosophie entend déborder non seulement toute
autre philosophie, toute l'histoire de la philosophie ainsi interpré­
table et transformable à partir d'une prise de parti dans la lutte des
classes, mais elle entend déborder aussi le philosophique comme
tel dès lors qu'il est défini et même situé dans un champ (la lutte
des classes) qu'il ne domine pas, et qui est loin de se résumer à son
instance philosophique.
Philosophie débordée, donc. Mais il a toujours appartenu
au philosophique de déborder, de se déborder soi-même, de se
comprendre lui-même et le reste. Si bien qu'il est toujours diffi­
cile, instable, l'énoncé qui avance que la définition ou la situation
de la philosophie n'est pas elle-même philosophique. Rien de plus
philosophique que l'acte de définir ou de situer le philosophique

104
Cinquième séance

dans le champ général de ce qui est, de l'être comme ceci ou cela,


ici comme production ou comme pratique.
Alors ? Où situer la bordure par laquelle la philosophie se
déborde en se bordant elle-même, en faisant son lit ? Dans le
premier des énoncés que je viens de relire, il y a ceci, le mot
<< pensée '' : le débordement de la philosophie par une « pensée >>.
Quoi qu'on puisse explorer du contenu sémantique de ce mot,
et quoi qu'on puisse répondre à la question « qu'appelle-t-on
penser ? », que je laisse pour l'instant de côté, la fonction de ce
mot dans mon énoncé marquait un écart entre le philosopher et
le penser, comme s'il y avait en quelque sorte un penser dont la
possibilité et le lieu ne fussent pas simplement philosophiques,
débordant la philosophie. Où est-ce que je veux en venir avec
cette pensée ?
À Heidegger, direz-vous, bien sûr, qui distingue entre philo­
sopher et penser, et qui détermine en quelque sorte la limite du
philosophique depuis quelque chose comme une pensée qui
ne serait pas encore, ou qui ne serait déjà plus philosophique.
À Heidegger, donc, mais pas si vite. Je veux rester encore un
instant avec le discours marxiste althussérien. Dans Lénine et
la philosophie,tout un développement prend à partie, dans une
ligne marxiste classique, l'idéalisme qui s'attache à l'intérêt pour
la pensée comme pensée pure (et ceci à propos de Lévi-Strauss) .
Mais à la page précédente, le mot « pensée » est valorisé sous une
forme assez inhabituelle dans le discours marxiste. Mis en italique,
il fait l'objet d'une évaluation positive dont il est difficile de dire
à quoi elle va, à la pensée comme opération conceptuelle-philo­
sophique ou à une pensée qui serait déjà plus que philosophique.
Il est difficile de savoir si dans les quelques lignes que je vais lire,
la « pensée >> désigne la rigueur philosophique qui conceptualise
ce qui n'était pas encore conceptualisé, ou si elle désigne ce qui,
chez Lénine, puisqu'il s'agit de la pensée de Lénine, permet de
penser le philosophique comme tel, depuis une pensée qui n'est
plus simplement philosophique :

Au fond, Engels, qui a des traits de génie stupéfiants quand il


travaille sur Marx, n'a pas unepensée comparable à celle de Lénine.

105
Théorie etpratique

Il lui arrive souvent de juxtaposer des thèses - plutôt que de les


penser dans l'unité de leur rapport1•

Pensée désigne ici, en tout cas, l'opération de débordement


par rapport à l'histoire de la philosophie prémarxiste. Nul doute
que du point de vue marxiste, jusqu'aujourd'hui et bien qu'à ma
connaissance il n'y ait jamais eu de lecture marxiste effective,
rigoureuse et, selon moi, satisfaisante de Heidegger (ni même de
Nietzsche), nul doute que sous cette non-lecture se tient la certi­
tude assurée que Heidegger est d'avance compris dans la « lutte
séculaire » de l'idéalisme et du matérialisme, et qu'il représente
une variante, plus ou moins subtile, inédite ou surdéterminée, des
possibles de cette lutte. Que vaut cette certitude ? De quelle lecture
fait-elle l'économie ou se garde-t-elle ? Et quand je demande « de
quelle lecture se garde-t-elle ? », je n'en appelle pas à une lecture
qui serait seulement d'adhésion, mais aussi à une lecture éven­
tuellement déconstructrice de Heidegger et des questions que
Heidegger pose au marxisme, au sujet du marxisme et de ce que
Heidegger considère comme le sens du marxisme.
Car il y a une entreprise de débordement du discours marxiste
et de son espace métaphysique par Heidegger ; et c'est à ce
contre-débordement que je voulais en venir.
Tout cela se passe autour de la question de la technique dont
nous avons vu qu'elle s'annonçait comme un lieu essentiel, comme
un schème, un schématisme (au sens analogiquement kantien, si
vous voulez) dans l'opposition << théorie/pratique ».
Dans le texte de Heidegger, « La question de la technique »
(1953), aucune allusion au matérialisme dialectique. Mais dans
la Lettre sur l'humanisme (1946), on trouve à la fois le schème
essentiel qui situe la technique selon Heidegger et qui sera déployé
quelques années plus tard dans la conférence sur la technique,
et une situation du marxisme par rapport à cette question de la
technique. Je me réfère, donc, pour cette première situation, à la
Lettre sur l'humanisme. Nous en avions déjà mis en place l'essentiel
quand j'avais cité cette sorte d'hommage ambigu que Heidegger y

l. L. Althusser, Lénine et fa philosophie, op. cit., p. 37.

106
Cinquième séance

rend à Marx, à Marx qui reconnaît l'historicité dans l' essentialité


de l'être, et surtout au matérialisme moderne en tant qu'il n'est pas
réfutable, qu'il ne consiste pas essentiellement dans l'affirmation
que tout n'est que matière, mais dans une « détermination méta­
physique1 >> selon laquelle tout étant apparaît comme matériel du
« travail » (Arbeit). Cette essence moderne du travail aurait été
« vorgedacht » , « pensée à l'avance » par Hegel dans la Phénoméno­
logie de L'Esprit comme le << processus s'organisant lui-même ,, {sich
selbst einrichtender Vorgang) de l a « production inconditionnée »,
c'est-à-dire comme l'« objectivation » (Vergegenstandlichung) du
réel, de 1'« effectif » (des Wirklichen), par l'homme « éprouvé
comme subjectivité »2• Qu'est-ce que ça veut dire ? Et en quoi cela
peut, d'une part, être une définition du matérialisme dialectique,
et, d'autre part, se référer à quelque chose comme la technique ?
Prenons ces énoncés dans leur lettre et mot à mot. Il n'est pas
faux que pour tout matérialisme dialectique, l'étant en général est
déterminé en dernière instance comme matière et comme matière
d'un travail et d'une praxis, comme matière référée à une praxis.
Cest justement ce qui distingue, selon Marx lui-même, le maté­
rialisme dialectique de celui de Feuerbach. Il faut ici, puisque
Heidegger parle de l'étant comme matière d'un travail, c'est-à­
dire d'un procès de production inconditionnée, c'est-à-dire de
l'objectivation d'un réel ( effectif) par l'homme comme subjecti­
vité, il faut ici citer une fois de plus la Première Thèse sur Feuer­
bach que nous avions déjà commentée : la concordance entre
le texte de Heidegger et cette thèse est littérale. Qu'est-ce que
Marx reproche à Feuerbach ? Eh bien, précisément, de ne pas
comprendre le rapport à l'activité humaine comme pratique et
comme subjectivité :

Le principal défaut de tout matérialisme jusqu'ici [co mmenter :


depuis le rapport à la praxis tout va être ré-interprété] , y compris
celui de Feuerbach, est que l'objet (Gegenstand), la réalité (Wirklich­
keit), le sensible (Sinnlichkeit) ne sont saisis que sous la forme

l . M. Heidegger, Lettresul'i'hu.manisme, op. cit. , p. 103.


2. Ibid., p. 102 sq.

107
Théorie etpratique

d'objet (Objekt) ou d'intuition (Anschauung), mais non en tant


qu'activité humaine sensible, praxis, non de la façon subjective
(nicht subjektiv)l .

Comme je l'avais souligné la dernière fois que j'ai lu ce passage


avec vous, « subjectif» désigne ici le rapport de l'objet à l'activité du
sujet humain, comme praxis. Et c'est à quoi Marx rappelle Feuer­
bach. C'est pourquoi, sans contradiction, Marx appelle plus ba�
cette activité une « activité objective » (gegenstdndliche Tàtigkeit).
Lactivité pratique-critique révolutionnaire qui clôt la thèse suppose
tout ce mouvement. Voilà donc ce que rappelle Heidegger quand
il parle de matière comme matériau d'un travail humain, d'une
subjectivité. Alors on dira : mais cest seulement ce texte équivoque
des << Thèses sur Feuerbach » ; Heidegger se rapporte encore, comme
on l'a fait souvent, à un Marx encore « jeune », il ne tient pas compte
de la coupure. Mais outre toutes les variations qu'on connaît main­
tenant sur la coupure (autocritique d'Althusser là-dessus), il est clair
que sur ce point et sur ce thème aucune coupure, aucune hypothèse
même de coupure n'a eu de sens ou de possibilité. Si vous vous
rapportez à l'« Introduction générale à la critique de l'économie
politique » (1857), vous y verrez le rôle fondamental qu'y joue le
concept de production ; et s'il n'y a pas de production générale,
comme le rappelle Marx, si la production en général n'est qu'une
abstraction, il précise qu'il est indispensable de

[. . . ] dégager les déterminations qui valent pour la produ ction en


général, afin de ne pas perdre de vue la différence essentielle en ne
voyant que l'unité : celle-ci résulte déjà du fait que le sujet, l'hu­
manité, et l'objet, la nature, sont identiques2•

1. « Le principal défaut, jusqu'ici, du matérialisme de tous les philosophes


- y compris celui de Feuerbach - est que l'objet, la réalité, le monde sensible
n'y som saisis que sous la forme d'objet ou d'intuition, mais non en tant qu'ac­
tivité humaine concrète, en tant que pratique, de façon subjective. >> (K. Marx,
« TI1èses sur Feuerbach », dans L1déologie aLlemande, op. cit., p. 95.)
2. Id., « Introduction générale à la critique de l'économie politique », tr.
fr. M. Rubel et L. Évrard, dans Œuvres, vol. I, Paris, Gallimard, coll. « Biblio­
thèque de la Pléiade .,, 1965, p. 237.

108
Cinquième séance

Thèse fondamentale, qu'il ne faut pas perdre de vue et qui


soutient tout le discours : tout étant, comme matière, apparaît
comme rapport de production entre un sujet et un objet, une
humanité et une nature qui sont fondamentalement identiques.
Le fond, c'est donc la nature comme production, l'unité de la
totalité de l'étant comme production, quelles que soient les diffé­
renciations ou les déterminations ultérieures de cette produc­
tion. Quand Heidegger parle ainsi de « processus s'organisant
lui-même >> de la « production inconditionnée », on comprend
maintenant pourquoi il dit « s'organisant lui-même » (sich selbst
einrichtend)et « inconditionnée ». Inconditionnée et s'organi­
sant elle-même précisément parce qu'elle est, cette production, la
dernière instance, la détermination ultime de l'être comme nature
mise en œuvre par la praxis humaine. Rien ne la conditionne et
donc elle se déploie, elle s'organise elle-même. Elle est donc la
détermination ultime de l'étant en tant qu'étant, en tant qu'il est
et apparaît. C'est pourquoi Heidegger dit ici que c'est une « déter­
mination métaphysique » de ce qui est, de ce qui est en totalité,
à savoir de la nature - comme unité dont l'homme fait partie,
selon Marx -, détermination de l'étant comme production incon­
ditionnée. Et c'est sur cette « production >> (ici « Herstellung »,

ailleurs « Produktion >>) que va porter la question de la technique.


Cette détermination n'est pas une détermination parmi
d'autres et tard venue ; elle prend, dans sa spécificité moderne,
un relais qui, de proche en proche, reconduit à toute l'histoire de
la métaphysique, et dans cette histoire, selon Heidegger, la tech­
nique n'est pas un problème particulier. On ne peut comprendre
l'essence du matérialisme dialectique - et donc de son concept
de production - sans se référer à l'essence de la technique, cette
technique sur laquelle, dit Heidegger, on a « beaucoup écrit mais
peu pensêl ». Or la technique renvoie, et non pas seulement selon
l'étymologie, à la technè grecque dont Heidegger veut faire appa­
raître qu'elle n'est rien d'autre qu'un mode de la vérité, qu'un
mode de manifestation de l'étant, qu'un type de l'alètheuein. Voilà
le geste en effet insolite et inédit de Heidegger : penser la technè

1. M. Heidegger, Lettre sur L'humanisme, op. cit. , p. 105.

109
7héorie etpratique

comme alètheia ou plutôt faire apparaître comment la détermina­


tion de l'alètheia (physis) en technè est un événement fondamental
dont a dépendu toute l'histoire de la métaphysique :

En tant qu'elle est une forme de la vérité (Gestalt der Wahrheit), la


technique a son fondement dans l'histoire de la métaphysique. Cette
dernière est elle-même une phase marquante de l'histoire de l'être,
la seule qu'on puisse jusqu'ici embrasser du regard [commenter].
On peut prendre position de différentes manières vis-à-vis des
enseignements du communisme et de ce qui les fonde ; sur le plan
de l'histoire de l'être (seinsgeschichtlich) il est certain qu'en lui s'ex­
prime une expérience élémentaire de ce qui est historico-mondial
(weltgeschichtlich). Ne voir dans le « communisme » qu'un « parti »
ou une Weltanschauung, c'est penser aussi court que ceux qui, sous
l'étiquette d'« américanisme », ne veulent désigner, et qui plus est,
en le dépréciant, qu'un style de vie particulier1•

Quel est alors le geste proposé par Heidegger et qu'il appelle ici
« pensée >> ? C'est de nous « libérer » (freimachen) de cette déter­
mination « technique >>, de cette interprétation « technique >> de la
pensée qu'il fait remonter à Platon et à Aristote. C'est à l'intérieur
de cette détermination technique - qui se confond avec la méta­
physique elle-même - que se produit l'opposition entre théorie et
praxis. En fait, selon lui, c'est parce que les Grecs depuis Platon
et Aristote ont pensé la pensée comme technè, parce qu'ils l'ont
mise au service depraxis etpoiesis, du faire et de l'agir, du produire,

1. « En tant qu'elle est une forme de la vérité, la technique a son fonde­


ment dans l'histoire de la métaphysique. Cette dernière est elle-même une
phase marquante de l'histoire de l'être, la seule qu'on puisse jusqu'ici embrasser
du regard On peut prendre position de différentes manières vis-à-vis de la
.

doctrine du communisme et de ce qui la fonde ; du point de vue de l'his­


toire de l'Être une chose est certaine, c'est qu'en elle s'exprime une expérience
élémentaire de ce qu'est l'histoire du monde. Ne voir dans le "communisme"
qu un "parti" ou une conception du monde, c'est avoir la vue aussi courte que
'

ceux qui, sous l'étiquette d'"américanisme", ne veulent désigner, et qui plus


est, en le dépréciant, qu\m style de vie particulier. » (M. Heidegger, Lettre sur
l'humansme,
i op. cit., p. 1 05.) Dans le texte de J. Derrida se trouvent ici - après
la citation - trois points de suspension.
2. Ibid., p. 3 1 .

llO
Cinquième séance

qu'on en est venu - ce qui est à peine paradoxal - à déterminer


la pensée comme théorétique. Autrement dit, le théorétique ne
s'oppose pas, à partir de ce moment-là, au technique et, en lui, au
pratique ; le théorétique est un mode de la pensée comme praxis.
La pensée, prise en elle-même, dit Heidegger (mais que veut dire
ici << en elle-même » ?), n'est pas praxis, mais à partir du moment
où on l'a déterminée depuis l'exigence praxique, on en est venu,
par réaction, à déterminer l'essence de la pensée comme théorie.
Par réaction, précise bien Heidegger, c'est une « tentative réac­
tive1 » (reaktiver Versuch) pour sauver l'autonomie, la propriété de
la pensée, son Eigenstdndigkeit, en face du faire et de l'agir, de la
praxis. Mais cette réactivité théorétique dépend donc totalement,
dans sa possibilité même, d'une première destination ou détermi­
nation de la pensée comme praxis oupoiesis et donc comme technè.
Si bien que le théorique n'est qu'une spécification du pratique et
plus généralement du technique. Le théoricisme traditionnel de la
philosophie est un effet de son praticisme, et non pas son opposé,
un effet spécifique de son praticisme initial et donc de son techni­
cisme. En un sens un peu différent, en apparence, mais peut-être
fondamentalement analogue, Heidegger parlerait ici de la théorie
comme d'une pratique théorique. Le théorique n'est privilégié
qu'à l'intérieur d'un espace privilégiant la dimension praxique et
technique :

Si nous voulons seulement apprendre à expérimenter purement


cette essence de la pensée dont nous parlons, ce qui revient à l'ac­
complir, il faut nous libérer de l'interprétation technique de la
pensée dont l'origine remonte jusqu'à Platon et Aristote. À cette
époque, la pensée elle-même a valeur de technè, elle est comporte­
ment de la réflexion (Verfahren des Oberlegens) au service du faire
et du produire. Mais alors, la réflexion est déjà envisagée du point
de vue de la praxis et de la poiesis. C'est pourquoi la pensée, si on la
prend en elle-même, n'est pas « pratique ». Cette manière de carac­
tériser la pensée comme theoria, et la détermination du connaître
comme attitude « théorétique », se produit déjà à l'intérieur de

1. ,, Tentative de réaction , (ibid., Loc. cit.).

111
7héorie etpratique

l'interprétation technique de la pensée. Elle est une tentative de


réaction pour garder encore à la pensée une autonomie en face de
l'agir et du faire1•

Qu'est-ce donc que cette technique dont le pratique et le théo­


rique seraient en somme des dérivés, leur opposition devenant
ainsi secondaire, si grave qu'elle soit ? .Lintérêt de cette tenta­
tive, quoi qu'on pense de sa valeur ou de sa nécessité, c'est qu'elle
prétend remonter en deçà d'une opposition et comprendre la loi
de cette opposition et de cette alternative, le débat interminable
dont elle ne peut sortir parce que les deux termes appartiennent
en fait à la même combinatoire du même système. Qu'est-ce donc
que la technique ?
Je ne peux pas suivre pas à pas, comme il faudrait pourtant
le faire, tout le cheminement heideggérien sur cette question.
Je vous renvoie surtout aux deux premiers essais recueillis dans
Essais et conférences (« La question de la technique >> et « Science et
méditation (Besinnung) >> : un même ensemble, 1953). Ce dont
je devrai me contenter, dans le temps dont nous disposons et
compte tenu de notre problématique, c'est d'indiquer une voie
de lecture, d'interprétation ou de questionnement de ces textes
heideggériens.
Ceux-ci dans leur ensemble constituent peut-être une tentative
pour penser l'unité d'une histoire de la métaphysique depuis son
bord. [histoire de la métaphysique se rassemblerait par exemple
dans cette détermination de la vérité comme technique, de l' alè­
theuien comme technè, détermination à partir de laquelle le couple
« théorie/pratique>> se met en place et se laisse ainsi situer et dériver,
mais de telle sone que, contrairement à l'apparence, la prévalence
théoriciste qu'on peut repérer dans l'histoire de la philosophie
ne vienne pas s'opposer à une prévalence praticiste, pas plus que
l'idéalisme théoriciste ne s'opposerait à quelque matérialisme
praticiste mais serait au contraire l'effet (réactif sans doute mais
l'effet) d'un projet praxique, et d'abord technique, à l'origine de
la philosophie. Alors s'il en est bien ainsi, pour commencer par le

1 . M. Heidegger, Lettre sur l'humanisme, op. cit. , p. 31.

112
Cinquitmt stanct

crès gros, est-ce que - première question- Heidegger ne présume


pas, sur un mode qu'il faudrait évidemment préciser et qui n'est
surtout pas celui d'un préjugé ou d'une erreur, mais qui repro­
duirait peut-être la présomption ou l'assomption de la philoso­
phie, du philosophique lui-même, à savoir celle de l'unité de la
tradition et de son élément, son médium - est-ce que Heidegger
ne reproduit pas la philosophie, le rapport de la philosophie à
elle-même au moment même où il propose de la déborder, de
la penser, de penser le philosophique depuis son bord, de penser
la métaphysique comme détermination de l'alètheuien en technè,
détermination qui couvrirait tout l'espace théorico-prarique et,
par exemple, l'époque moderne et marxiste de cette détermina­
tion ? Première question, premier type de question.
Est-ce que - deuxième question -, en prétendant remonter,
par la pensée, si vous voulez, en deçà de la métaphysique, de la
techno-métaphysique, est-ce que Heidegger ne reproduit pas
cette recherche « réactive » qui voudrait revenir plus près de
l'origine propre, et sauver ce plus initial, ce plus propre, ce plus
originaire que la détermination technique de la vérité aurait en
quelque sorte mis en dérive, déporté, voire menacé ? Ce qui légi­
time au premier abord mes deux questions - qui sont d'ailleurs
indissociables -, c'est que, à l'évidence, Heidegger prétend penser
la situation conceptuelle ec historique moderne de la technique
et du couple « théorie/pratique » en revenant à l'aube de l'anti­
quité grecque, ce qui suppose un continuum traditionnel. Bien
entendu, il ne s'agie pas d'un retour philologique ou étymolo­
gique, ni, il le précise, d'une renaissance moderne de l'antiquité,
ni d'une curiosité historique. Mais de se réveiller à ce qui, ayant
été •< pensé et dit1 » (das Gedachte und Gedichtete} dès l'aube de
l'antiquité grecque, sous forme poétique, par exemple, est encore
aujourd'hui « présent » , « si présent (gegenwiirtig} que son essence
(Wésen}, à soi-même encore fermée, est prête de tous côtés à nous
accueillir >>, si présent « qu'il vient sur nous, là surtout où nous

1. ,, Ce qui, à l'aube de l'antiquité grecque, a été pensé, ou d1t sous forme


poénque [ . . .] " (M. Heidegger, • Science et méditation », dans Essats tt conft­
rmm, op. cit., p. 52).

113
7htorit tt pratiqut

nous y attendons le moins, à savoir dans le règne de la technique


moderne (Herrschaft der modernen Technik), laquelle est de part en
part étrangère à l'antiquité, mais a néanmoins en elle son origine
essentielle {Wesensherkun.ftY ». Le retour à cette origine essentielle
est donc possible et doit traverser un élément sans doute très diffé­
rencié mais dont les différences n'affectent pas l'unité fondamen­
tale. Autre légitimation du premier abord pour mes questions :
la réactivité vers le plus originel, le projet de sauver ce qui est
propre au commencement, et en deçà de la techno-métaphysique,
ce projet est clairement énoncé. Naturellement, il ne se donne pas
pour réactif, il vise au contraire à effacer un théoricisme réactif
réagissant à un praticisme essentiel de la philosophie. Néanmoins,
on peut se demander si ce geste ne reproduit pas, une fois de plus,
le schéma même qu'il veut contredire. Un indice ou un repère :
vers la fin de « La question de la technique », il est dit que, si la
technique n'est pas en elle-même menaçante, l'essence de la tech­
nique représente le danger essentiel, et que la menace a atteint
l'homme dans son être. Et cette menace, c'est « qu'à l'homme
puisse être refusé de faire retour à un dévoilement plus originaire
(ursprünglicheres Entbergen} et d'entendre ainsi l'appel d'une
vérité plus initiale (den Zuspruch einer anfonglicheren Wahrheit zu
erfohrenJ ». Naturellement où il y a danger, et Heidegger cite ici
Holderlin, << croît ce qui sauve >> (wiichst d4s Rettende auch), mais
il s'agit bien de sauver en revenant à l'appel le plus initial et le
plus originaire. Quelle différence peut-il y avoir entre ce qui est
appelé ailleurs, à propos du théoricisme, << tentative réactive » et
ce salut, ce sauf-conduit vers l'origine ? En quoi ce << sauf» serait-il
affirmatif? C'est une question.
Les questions que je viens d'esquisser sont simples et prélimi­
naires. Je ne voudrais pas pourtant qu'elles soient trop simples,
simplifiées ou simplistes, et avant même de les mesurer au texte

1. M. Heidegger, " Science et méditation ''• dans Essais tt conftrmcrs,


op. cit., p. 52.
2. « [ ] qu'à l'homme puisse être refusé de revenir à un dévoilement plus
• • •

originel er d'emendre ainst l'appel d une vérité plus initiale • (M. Heidegger,
<< La question de la technique •, dan� ibid., p. 38).

1 14
CinquUmt stanct

de Heidegger, à la force et à la richesse d'un texte que de telles


questions en tout cas, même si elles sont légitimes, ne sauraient
réduire ou appauvrir, limiter à toutes sortes de schémas en cours,
et que de toute façon il comprend puissamment, avant même de
Illt:.)Urer ces questions à ce texte, je prends deux précautions très
générales.
La première concerne l'unité de la tradition philosophique
et du médium à travers lequel Heidegger veut nous reconduire
en deçà de la techno-métaphysique. Cette unité n'est pas une
simple homogénéité répétitive et indifférenciée pour Heidegger ;
il y reconnaît des déplacements essentiels, voire des mutations
irréductibles, par exemple celle de la conceptualité latine ou de la
technique moderne, qui aménagent un nouvel espace. Mais ces
déplacements ne sont pas absolus, ne sont pas des ruptures ou des
hétérogénéités radicales, et pour les penser comme déplacements
mêmes, il faut reconduire à l'origine essentielle et à l'unité de l' élé­
ment, d'un médium historiai.
La deuxième précaution concerne le menaçant et le sauf. Il ne
s'agit pas pour Heidegger d'une réaction contre la technique selon
ce qu'on identifie souvent comme idéologie réactionnaire et natu­
raliste, voire écologiste. Heidegger y insiste souvent : la technique
n'est pas « diabolique )) et il ne s'agit pas de revenir en deçà de
'
la technique, ancienne ou moderne. Néanmoins, si la technique
n'est pas menaçante, l'essence de la technique- qui, elle, n'est pas
technique (début du texte, commenter) - est le danger. Ce qui
évidemment évite la réaction, la réactivité contre la technique, en
son schéma idéologique courant, mais peut aussi bien l'aggraver,
la radicaliser, l'essentialiser et lui donner son pesant de pensée,
son pesant pensant.
Ces deux précautions étant prises, essayons de faire en sorte
que notre vigilance critique, dans la lecture de Heidegger comme
de tout autre texte, ne nous dissimule pas l'importance et la néces­
sité de ce qui s'y produit.
Comme je n'aurai pas le temps aujourd'hui d'aller loin dans
la lecture de ces deux textes - et de toute façon je me contenterai
d'un schéma -, au lieu de l'aborder, cette lecture, je vais faire un
bref détour par Aristote. Il se trouve que dans les deux textes, la

115
Ihéori� ��pratiqt�

référence aristOtélicienne joue un rôle majeur, une fois, dans « La


question de la technique », à propos de la causalité et des quatre
causes, l'autre fois, plus près encore de notre problème, dans
« Science et méditation », à propos de la différence entre théorie
et praxis, bios praktikos et bios théoretikos. Je pars de cette deuxième
référence qui se trouve donc au plus près de notre problème.
Au moment où il se demande, étant parti de l'énoncé courant
« La science est la théorie du réel » (Die Wissenschaft ist die Theorie
des Wirklichen), ce que veut dire « théorie », le mot « théorie »,
Heidegger rappelle que ce mot vient du verbe théorein, formé
de théâ et de oraô. Théâ, comme dans « théâtre », est l'aspect,
l'apparence visible, aspect que Platon nomme eidos. Avoir vu cet
aspect, c'est eidenai, savoir. Le deuxième composant, c'est oraô,
regarder, considérer dans la lumière. Le mode de vie qui s'accorde
au théorein, les Grecs l'appellent le bios théoretikos. Le bios prak­
tikos s'accorde plutôt à l'« agir '' (handeln) et au « produire » (her­
stellen). Il ne faut pas oublier néanmoins que le bios théoretikos est
aussi conçu comme une activité, et la plus haute, la forme accom­
plie de l'existence humaine. Le théorein a rapport à ce qui se voit
(par l'œil sensible ou intellectuel [commenter]), à l'aspect de la
chose présente, aux aspects qui importent à l'homme (importent :
valeur, honneur, dignité, engagement, affaire : pratique, etc.), qui
concernent l'homme par leur « paraître » (scheinen) et en quoi
brille (phénomène, Schein) la présence des dieux. De plus, le
théorein, c'est ce qui permet de percevoir et d'exposer les arkai
et les aitiai des choses présentes. C'est à ce point que Heidegger,
notant qu'il ne peut aborder ce sujet qui exigerait de comprendre
ce que l'expérience des Grecs comprenait par ces mots que nous
interprétons depuis longtemps comme principium et causa, prin­
cipe, fondement, et cause, c'est à ce point que Heidegger renvoie
entre parenthèses à un texte d'Aristote qu'il ne commente pas et
que je voudrais ouvrir avec vous. C'est l'Éthique à Nicomaque (VI,
chapitre 2, 11 39a sq.).
Aristote vient de diviser les « vertus de l'âme » (tès psychès aretas)
en deux types : les vertus du (< caractère » (ethos) et les vertus de
l'« intellect » (dianoia). Et comme il a traité en détail des vertus
éthiques, il entreprend de s'expliquer maintenant sur les autres, les

1 16
Cinquüme séance

vertus dianoétiques. Il rappelle qu'il avait parmi celles-ci distingué


aussi entre deux parties de l'âme, celle qui est logon ekon, qui a
la raison, et celle qui est alogon, la partie irrationnelle. Poursui­
vant la division, il distingue à l'intérieur de la partie logon ekon
tnwre deux parties . c'est là que la théorie et la pratique appa­
raissent- à l'intérieur du logos, donc. Une des parties rationnelles
de l'âme nous permet de « regarder >> (théoroumen) (la traduction
dit « contempler ' : commentaire de Heidegger sur contemplari1)
'
ces « sortes d'êtres dont les principes (arkai) ne peuvent être autre­
ment qu'ils ne sont [très important pour la définition constante du
théorique : il ne peut pas intervenir ni changer ce qu'il regarde, car
il a affaire à ce qui ne peut pas être autrement - commenter ; voire
aussi Hegel, sens théoriques et sens pratiquesF >>. Lautre partie
de l'âme logon ekon est celle qui connaît les choses contingentes,
qui peuvent être autrement qu'elles ne sont ; comme il y a affinité
emre ce qui connaît et ce qui est connu, il y a une partie rationnelle
de l'âme qui est faite pour la connaissance du contingent. Aris­
tote appelle cette dernière partie logistikon (logistique calculatrice,
délibératrice) car on ne calcule et délibère que pour les choses
contingentes qui peuvent être autrement (différent de Platon qui
place le logistikon au sommet des trois parties de l'âme), et la partie
théorétique qui a affaire au nécessaire et à l'immuable, et qui donc
ne peut pas changer ce qui esr tel qu'il ne change pas, il l'appelle
épistémique, scientifique, epistemonikon. Donc, Aristote y insiste,
la partie logistique, calculative, est seulement une partie de l'âme
qui a le logos. Il faut maintenant savoir quelle est, pour chacune
des parties, sa meilleure existence ou aptitude, et donc sa vertu, sa
vertu relative à son œuvre propre, à ce qu'elle fait en propre, pros
to ergon to oikeion.
Il y a trois choses « propres >• (kuria) à laprt1Xis et à l' a/;theia dans
l'âme : aisthèsis, nous, orexis, sensation, intellect, désir. 'Laisthèsis
n'est au principe d'aucune prt1Xis (les bêtes : praxis : humaine . . . ) .

1 . M. Heidegger, « �cience et méditation », dans Essais et conférences, op.


cit., p. 60 sq.
2. Anstore, Éthtque à Nicomaque, livre Vl, ch. 2, 1 139a, 5, cr. fr. J. Tricot,
Paris, Vrin, 1959, p. 275.

117
7héorie etpratique

Dans l'ordre de la dianoia ou du nous, qui nou.s intéresse donc


ici et qui est l'objet le plus large de cet exposé d'Aristote, l'af­
firmation et la négation ont, du côté du désir, de l'orexis, leurs
correspondants dans la « recherche » (dioxis) et la « fuite » (phugè).
Par conséquent, puisque la vertu éthique est une hexis capable de
« choix (proaieresis), et que le choix est un « désir délibératif »
»

(orexis bouleutikè), il faut que par une collaboration entre le nous


et l' orexis, en quelque sorte, il y ait lagon alèthèn, règle ou logos
vrai, et « désir droit » (orexis orthen), identité emre le logos affirmé
et le désir poursuivi ou poursuivant. Or cette « pensée » et cette
« vérité » (dianoia, alètheia) sont dans ce cas de l'ordre pratique
(parce qu'il y a désir, etc.). Quant à la« pensée théorétique >> (theo­
retikè dianoia) qui n'est ni pratique ni poétique, elle ne se règle
que sur le vrai et le faux, à la différence de l'intellect pratique qui
a bien affaire aussi à la vérité, et qui est bien un intellect, une
raison aussi, mais à la vérité du désir, du désir droit ou correct, de
l' orthodésirant.
Avant d'aller plus loin, j'insiste sur le fait que l'opposition entre
le pratique et le théorétique est ici intérieure à la raison, au logos
et à la dianoia. Il y a une raison pratique et une raison théoré­
tique. Qu'il y ait une hiérarchie plaçant le théorétique au-dessus
du pratique ne fait pas du pratique quelque chose d'étranger à la
rationalité. (Racines du kantisme, etc.) Il en est de même du désir
(voir Critique dujugement, distinction entre pratique et désir, désir
droit1). Et cette structure théorico-pratique du logos est essentiel­
lement anthropologique. Elle est l'homme : désir + raison. On ne
peut pas, dans ce système, définir le théorique et le pratique, ni la
raison théorético-pratique, sans rester dans un certain anthropo­
logisme, Heidegger dirait une métaphysique comme humanisme.

1 . I. Kant, Critique dujugement, op. cit., paragraphes 3 et 4 de l'<< Analy­


tique du beau "· Le « désir droit » serait le Begehrungsvermiigen (faculré de
désirer) qui vise le bien comme objet de son vouloir et qui est donc déterminé
par la raison ; mais l'intérêt << pratique •> peut aussi désigner un rapport instru­
mental à l'objet. Dans la note ajoutée à la remarque qui suit la huitième partie
de la première version de son introduction à la Critique du jugement, Kant
parle aussi de la valeur morale du « désir » (Wunsch) qui cherche son accom­
plissement pratique.

118
Cinquième stance

Et de fait Aristote écrit un peu plus loin : Dio è orektikos nous è


«

proairessi è crexis dianotikè, kai è toiautè arkè anthropos aussi 1


» - «

peut-on dire indifféremment que / la proairessi (le choix préféren­


tiel, la préférence) est un intellect désirant (orektikos nous} ou un
dém intellectuel (ortxis diaonetikè), et ce principe est l'homme1 ».

(1. débordement transgression de la ligne 2. logos (praktikos


=

agent) - désir (transgression - transformation) - homme. Faut le


faire.)

l. « Aussi peut--on dire indifféremment que le choix préférentiel est un


imeUect désirant ou un désir raisonnant, et le principe qui est de cette sorte
est un homme. • (Ari�tote, Éthique à Nicmmtque, livre VI, ch. 2, ll39b,

1, op. cit., p. 279.) Dans sa traduction, J. Derrida ajoute • ou bien M après


" mdtfféremmem ».

119
Sixième séance

Nous sommes débordés. D'où la fatigue.


Nous sommes vraiment débordés.
Vraiment. Vraiment, cela ne qualifie pas la manière dont nous
serions débordés, vraiment débordés, car à vrai dire nous ne le
sommes peut-être pas du tout, débordés, en vérité. Vraiment, cela
veut dire plutôt que s'il y a débordement, effet de débordement,
c'est un effet de vérité. C'est au nom de la vérité que ça déborde
toujours.
Quand la dernière fois, en une étape de notre trajet que je
ne resitue pas, nous avions jugé nécessaire de reposer la ques­
tion du bord, de la structure du bord, nous avons bien vu que
le débordement du discours, le débordement d'une philosophie
par une autre, de la philosophie par la pensée, nous avons bien
vu que ce débordement se faisait toujours en vérité, au nom de
la vérité. Ce n'est pas seulement au nom de la vérité qu'un projet
prétend en déborder un autre, c'est encore au nom de la vérité
qu'on prétend déborder le philosophique en général par ou vers la
pensée. Rappelez-vous ce que nous lisions de Heidegger la semaine
dernière. C'est au nom d'une vérité plus initiale, plus originaire,
qui ne serait pas encore investie ou déterminée par la technè, par
cette interprétation techno-logique de l'alètheuein, c'est au nom
de cette vérité préphilosophique, prémétaphysique, prétechnolo­
gique qu'il appelait à penser, à penser en deçà ou au-delà d'un
couple �< théorie/pratique » qui appartiendrait tout entier à ce
régime techno-métaphysique de la vérité. La vérité déborde une
vérité de la vérité, la vérité déborde, dans la pensée, une vérité
déterminée de la vérité.

121
Théorie etpratique

La vérité est-elle donc son bord ?


Notez bien que le « il faut le faire » qui ouvrit ce séminaire
était lui-même un geste débordant, non pas un geste décrivant ou
constatant un débordement, mais aussi bien un geste débordant
qu'une formulation du geste débordant. Vous vous rappelez que
nous avions décidé d'analyser lefoire (la praxis) du« il faut le faire >>
mais aussi que nous avions reconnu que le« il faut>> était inscrit dans
tout « faire » ; et, mieux, que le « faut le faire » répondait à quelque
« transgression » : quel culot, on a osé, etc., on a franchi la ligne, on
a dépassé la limite. Ah faut le faire, ça a débordé. Ce rapport du faire
ou de la praxis à la loi commence à se préciser. Et que la question
politique ou morale (la question de la raison pure pratique) en soit
indissociable, nous le comprenons mieux maintenant. En raison
du détour que nous avions fait par Kant (nous y reviendrons) et
de celui qui nous avait conduit à l'Éthique à Nicomaque en fin de
séance la semaine dernière. Là nous avons éprouvé :
1. que le praxique était bien une des deux possibilités du logos,
et même de l'âme en tant que logon ekon. Aucune praxis n'est défi­
nissable, n'a jamais été définie hors du système de ce logos et de ce
qui a le logos. Si bien que l'opposition « théorie/pratique » est en
effet fort dépendante et dérivée de ce point de vue ;
2. que le praxique supposait l' orexis, le désir, et un désir intel­
lectuel (marqué non seulement de logos mais d'intellectualité dia­
noétique : désir dianoétique ou dianoia désirante, oretikos nous
ou orexis dianoetiké, disait Aristote, c'est tout un). Le rapport de
la praxis au désir et à la loi est ainsi posé comme essentiel. Un
être sans désir, sans logos, et sans loi n'a pas de comportement ou
d' hexis (aptitude) pratique. La praxis est donc aussi un rapport au
bord ou à la limite ;
3. que la praxis était réservée à cet étant qu'on appelle l'homme,
l'homme comme être Logon ekon et fait du mélange de désir et de
dianoia, par opposition à l'animal qui, n'ayant que l' aisthèss, i ne
saurait délibérer et donc accéder à la praxis. Nous disposons ici du
fil continu qui, jusqu'à Marx compris, réserve la praxis à l'homme,
et la refuse, comme le travail, à l'animal. Dans Le Capital, Marx
écrit, vous le savez : « Notre point de départ, c'est le travail sous
une forme qui appartient exclusivement à l'homme ». Et pour

122
Sixibne stance

justifier cette restriction anthropologiste, c'est bien au Logos, à la


dianoia, à la « délibération » (orexis bouleutikè) que Marx se réfère
quand il poursuit :

Une araignée fait des opérations qui ressemblent à celles du


tisserand, er l'abeille confond par la structure de ses cellules de
cire l'habileté de plus d'un architecte. Mais ce qui distingue dès
l'abord le plus mauvais architecte de l'abeille la plus experte, c'est
qu'il construit la cellule dans sa tête avant de la construire dans la
ruche. Le résultat auquel le travail aboutit, préexiste idéalement
dans l'imagination du uavailleur Ce n'est pas qu'il opère seule­
.

ment un changement de forme dans les matières naturelles ; il y


réalise du même coup son propre but dom il a conscience, qui
détermine comme loi son mode d'action, et auquel il doit subor­
donner sa volonté1•

Cet espace anthropologique des conceptS de travail et de


praxis est donc bien évident, et si, comme le dit Heidegger, toute
métaphysique est humanisee fondamentalement, l'opposition
« théorie/pratique >> l'est aussi dans cette mesure. Quelles que
soient pour l'instant les questions que nous ayons eu à poser à la
démarche heideggérienne la dernière fois et quelles que soient les
réponses qu'elles requièrent.
La référence à Aristote avait été induite par une allusion non
développée de Heidegger : « Nous ne pouvons ici aborder ce
sujet >>, dans (( Science et méditation2 ». Je reviens maintenant à
ce texte. Pourquoi nous intéresse-t-il ? Au premier abord parce
qu'il y est question de theori.a et de praxis, bien sûr. Mais moins
visiblement pour deux motifs que je situe d'abord, la marque et
le bord.

1 . La marque La Besinnung, qu'on traduit très inadéquate­


:

ment par « méditation >>, occupe ici une place qui serait distincte

1 . K. Marx, Le Capital, vol. I, tr. fr. J. Roy, revue par M. Rubel, dans
Œuvres, vol. I, op. cit., p. 728.
2. M. Heidegger, � Science er médication �, dans Essais et confirmees, op.
cit., p. 58.

123
lhéorie etpratique

et de la science, bien entendu, et de la philosophie ou métaphy­


sique technologique. Il s'agit de se rendre au-delà ou en deçà de
la philosophie comme métaphysique et/ou comme science. La
Besinnungest ici du côté de la pensée en tant que débordement du
philosophique. Mais plus précisément : Heidegger ne se contente
pas d'utiliser un mot en somme assez courant dans la langue alle­
mande et qu'on peur traduire, qu'on traduit assez fréquemment
par « méditation », « réflexion », (< prise de conscience » (voir
Husserl). Il explique le choix de ce mot et le justifie en reconsci­
tuant en quelque sorte sa portée par une étymologie qui vaut plus
ici par ce qu'il enfait justement, par la manière dont il la travaille
et la pratique, que pour ce qu'elle est. Cene étymologie allemande
renvoie du sinnen de besinnen à sinnan (vieux haut-allemand)
pour sind-nan qui viendrait de sind, le chemin, la marche. Ce qui
est remarquable, et surmarqué, sur-remarqué dans cette opéra­
tion d'apparence étymologique, c'est 1) qu'elle suit un trajet, un
chemin, une traversée de la langue vers un sens caché (ça se dit
aussi Sinn), une traversée qui va dans le sens du sens, qui marche
dans le sens du sens, donc de la marche qui marche dans le sens de
la marche, ce qui signifie que ça marche dans le sens où ça marche,
et que donc il n'y a pas de sens à la marche, autre que la marche.
Pas de sens à la marche, pas de sens antérieur ou ultérieur ou en
bordure téléologique de la marche qui ne soit la marche même.
Ça marche comme ça marche ou pour que ça marche, et c'est ce
qui est ici surmarqué, si, comme je l'ai marqué ailleurs, marche
et marque se croisent1•
Ce qui est remarquable, c'est aussi, 2) que cette marche qui
prétend revenir ou aller en deçà du couple « théorie/pratique », vers
un lieu où le recouvrement techno-logique et métaphysico-tech-

1 . « Limes : marque, marche, marge. Démarcation. Mise en marche. »


(J. Derrida, • Hors Texte », La Dissémination, Paris, Le Seuil, 1972, p. 22.)
Et : « Déborde et fait craquer : d'une part oblige à compter dans sa marge plus
er moins qu'on ne croit dire ou lire, déferlement qui rient à la structure de la
marque (c'est le même mot que marche, comme limite, er que marge) ; d'autre
parr luxe le corps même des énoncés dans leur prétention à la rigidité univoque
ou à la polysémie réglée � (id., " Tympan », Marges - de la philosophie, op. cit.,
p. xx).

124
Sixième séanu

nologique qui met en place l'opposition << théorie/pratique » n'a


pas encore eu lieu, cerre marche (ou cette Besinnung : médita­
tion) est déjà une praxis : non seulement parce qu'elle travaille
la langue et n'est pas une théorie, mais parce que, nous l'avions
vu en commençant, il y a toujours dans la valeur de prattein la
valeur d'une traversée (« tra » - transformante, traduction1), d'un
déplacement franchissant, d'un pas. Bien entendu, cela n'est pas
un hasard, et c'est pourquoi je m'y arrête : on peut être sûr que
chaque fois qu'on essaiera de déborder l'opposition « théorie/
pratique », on le fera selon un geste qui sera tantôt analogue à
une pratique, tantôt analogue à une théorie, tantôt les deux à la
fois. C'est cette analogie irréductible qui me pousse à poser la
question du bord : chaque fois que ça déborde, ça ressemble à ce
qui est débordé ; le débordant reste affine au débordé, affine et je
dirai même confiné au débordé. Tantôt, disais-je, analogue à l'un
des termes du couple (par exemple praxis), tantôt à l'autre, tantôt
aux deux. C'est ici le cas : la Besinnung est un voyage, une traversée
praxique en deçà de la praxis, mais c'est aussi une praxis passive,
qui laisse être ou faire, et qui par là ressemble à de la theoria. Elle
porte en elle le couple en deçà de la naissance duquel elle recon­
duit, le couple dont elle, si vous voulez, est grosse. Elle répète le
couple dont elle doit rendre compte, et jusqu'à la dialectique qui
les rendra indissociables. Pour vous y rendre plus sensibles, je lirai
ou plutôt je retraduirai (traduction) en ce sens :

[. . . ] il faudrait poser de� nouvelles questions (neue Fragen). Cepen­


dant, une fois avisés de la situation latente [inapparence) dans une
direction [ Wegrichtung - un sens du chemin, une orientation de
chemin, une voie] qui nous porte vers le digne de question (das
Fragwürdige). À la différence de ce qui est simplement douteux
(fraglich) et de tout ce qui est sans question (fragkls), le digne­
de-question, le Fragwürdiges, accorde (verleiht) l'incitatio n (Anlajt)
claire et le libre appui (Anhalt) grâce auxquels nous pouvons
répondre à ce qui se dit à [correspond à] notre être (unser Wésen)

l. Hypothèse, ici, de reconstruction d'un ajout manuscrit difficûe à


déchiffrer.

125
7hiori� �t pratiqu�

et l'appeler vers nous. Le voyage (Wanderschajt) dans la direction


["Wègrichtung, voie) du digne�de�question n'est pas une aventure
(Abenteuer} mais une Heimkehr, un retour au pays natal [dit la
"rra" - un retour at home, chez soi, dans sa Heimat, Heimlichkeit] 1•

C'est donc bie n un chemin de retour mais, comme Heidegger


le dit souvent, le chemin y compte plus, y constitue l'essentiel, y
compte plus que le terme, le terme étant d'ailleurs ici une diffé�
renee, la pensée d'une différence. Je poursuis ma traduction :

S'engager dans une voie {"Wègrichtung) qu'une chose [Sache :


procès, affaire, litige) a déjà d'elle�même prise, cela s'appelle dans
i das "Wèsen
notre langue sin nan, sinnen. Sich aufden Sinn einlassm, st
der Besinnung- s'engager, entrer dans le sens, telle est l'essence de
la méditation. Cela veut dire plus que la simple prise de conscience
[Bewujltmachen - c'est comme ça qu'on traduit souvent Besinnung]
de quelque chose. Nous ne sommes pas encore auprès de [arrivés
à] la méditation (Besinnung) quand nous n'en sommes qu'à la
conscience. La méditation est plus (donc une certaine pratique
traversante, une certaine marche ou marque, un certain en�voie est
plus que la conscience - commenter . . . ].

Et voici que cette praxique de l'en�voie se met maintenant à


ressembler à la theoria, en tant que cette praxis, ce pas de lapraxis,
ce pas de praxis est aussi un pas passif :

La méditation (Besinmmg) est plus. Elle est Gelassenheit


[calme, abandon, sérénité, ouverture laissant être], abandon au
digne�de�question.

l. " [. . .] il faudrait poser des nouvelles questions. Cependant, une fois


i
rendus ainsi attentifs à la stuation Latente, nous nous trouvons orientés dans
une situation qui nous conduit devant "Ce qui mérite qu'on interroge" {à
son sujet). C'est seulement "Ce qui mérite qu'on interroge" - différent de
ce qui est simplement douteux et de tout ce qui est "sans-question" - qui,
de lui-même, accorde l'incitation claire et le libre appui, grâce auxquels nous
pouvons répondre à ce qui se dit à notre être et l'appeler vers nous . Le voyage
vers "Ce qui mérite qu'on interroge" n'est pas une aventure, mais un retour au
pays natal. » (M. Heidegger, « Science et méditation •, dans Essais ftconfirmas,
op. cit., p. 76.)

126
Sixiimt séanct

Et alors, où nous conduit ce pas passif dont la pratique


marchante n'est pas encore la pratique de la philosophie et dont
la passivité n'est pas encore la théorie ou l'activité théorique de la
philosophie qui pourtant laisse être elle aussi ? Il nous conduit où
nous sommes déjà et depuis longtemps. Je poursuis :

Par la méditation ainsi comprise nous arrivons proprement


(eigens) là où sans en avoir déjà l'expérience [erfohrm - rapport
aussi au voyage, à l'épreuve traversante] et sans le voir de part en
part (durchschatten), nous séjournons [nous nous tenons] depuis
longtemps. Dans la méditation, nous allons vers un lieu [ Ort
- Erorurnng, etc., commenter] à partir duquel seulement s'ouvre

l'espace (Raum) que chaque fois parcourent [durchmijtt- encore le


motifde la traversée pratique] notre faire et las
i s er [ Tun und Lassen
- commenter] 1 •

2. Le bord : Le deuxième des deux motifs, le deuxième titre


préliminaire de ce texte qui nous intéresse, concerne le bord2• À
vrai dire, il ne concerne pas le bord, il est concerné lui-même,
provoqué et investi, délimité par quelque chose qui n'est pas le
bord et qui n'est pas quelque chose, et que Heidegger appelle
1< l'incontournable3 ))' tUr.s Unumgiinglich�.

l . « S'engager dans la d irection d'un chemin qu'une chose a, d'elle­


même, déjà suivi se dit dans notre langue sinnan, sinnen. Entrer dans le
sens (Sinn), tel est l'être de la médication (Besinmmg). Ceci veut dire plus
que de rendre simplement conscient de quelque chose. Nous ne sommes
pas encore arrivés à la méditation, lorsque nous n'en sommes encore qu'à la
conscience. La méditation est davanrage. Elle est l'abandon à "Ce qui mérite
qu'on imerroge". Par la méditation ainsi comprise, nous arrivons propremenr
là où, sans en avoir expérience ni vue distincte, nous séjournons depui s long­
temps. Dans la méditation, nou� allons vers un lieu à partir duquel seulement
s'ouvre l'espace que chaque fois parcourent nocre faire et notre non-faire. »
(Ibid., p. 76 sq.)
2. En majuscules dans le texte.
3. M. Heidegger, « Science et méditation �, dans EssaiJ tt confirmees, op.
cit., p. 70.

127
1htorit tt pratiqru

Le thème non thématisable de l'incontournable est l'incon­


tournable de ce texte. Le mot « incontournable » (unumganglich}
rassemble au moins deux significations : 1) il s'agit bien de marche
ou de démarche, ce qui va ou vient sur le chemin, Gang ; 2) ce
dont la marche ne peut faire le tour, donc qu'elle ne peut ni éviter
(contourner, passer à côté), y étant toujours déjà enveloppée
(comprise), ni entourer totalement comme une totalité compré­
hensible, limitable, bordable (bords sans bord).
Comment cet incontournable s'annonce-t-il ? Le texte s'ap­
pelle « Science et méditation >> {Wissenschaft und Besinnung). La
méditation, la Besinnung, est sur la voie de ce qui est pour la
science incontournable, ce que la science ne peut pas déterminer,
ce que la science comme théorie (théorie du réel : « La science est la
théorie du réel (des Wirklichen} >>, dit la définition principielle) ne
peut pas déterminer, ce dont elle ne peut pas reconnaître le terme,
les limites, les contours, tout simplement parce que cela forme
les conditions mêmes, on pourrait presque dire - mais non . . . -
les conditions transcendantales de possibilité du théorique et
du scientifique mêmes. Cet incontournable qui est inaccessible
à la théorie ou à la science, cet « incontournable inaccessible »
(unzugiingliches Unumgiingliches}, qui est donc à la fois inévitable
et impossible à définir pour la science, s'annonce toujours selon
le même schéma, qui est un schéma ontologico-transcendantal,
même s'il ne revêt pas les formes du transcendantal classique
(Kant, Husserl), à savoir que la science ne peut pas faire un objet
de ce qui est son élément, sa condition de possibilité ou même
son essence. Un des traits de la science moderne comme théorie
du réel, c'est la délimitation de régions, de domames d'objets, de
spécialisations. Or dans chacune de ces régions, la science déter­
minée est en tant que telle incapable de penser (et d'accéder à, de
faire le tour de) ce qui est sa présupposition. Heidegger en donne
quatre exemples. La physique ne peut accéder à l'incontournable
qu'est pour elle la physis, l'objectité de la nature à laquelle elle se
rapporte n'étant qu'une des manières dont la physis se détermine.
La science, la théorie, ne peut même pas, en tant que telle, s'inter­
roger à ce sujet. De la même manière, pour la psychiatrie - autre
exemple à développer -, le Dasezn de l'homme demeure l'incon-

128
Sixième séance

tournable : << Le Dasein, par lequel l'homme comme homme


ex-iste (ek-sistiert), demeure l'incontournable de la psychiatrie1 >> .
De même, l'« histoire » (Geschichte) demeure l'incontournable
pour l'« histoire comme théorie » (Historie). Et pour la « philo­
logie ,, , la « grammaire », 1'« étymologie », l'« histoire comparée
des langues >>, la « stylistique >> et la « poétique », ce qui demeure
l'incontournable, c'est la langue. Ces quatre exemples ou figures
de l'incontournable (physis, Dasein, Geschichte, Sprache) ne sont
pas quatre exemples dissociables, et comme ils sont tous incon­
tournables, ils ne se limitent ni ne se contournent eux-mêmes.
Ils sont le même incontournable inaccessible à la science ou à la
théorie comme telle, condition de la détermination théorique,
mais par là même dérobés à cette détermination. Et c'est vers cet
incontournable du théorique que la méditation (Besinnung) est
en tra-jet de pensée.
Voilà, dit très schématiquement, les deux motifs (la marque et
le bord) que je voulais commencer par reconnaître dans cet essai
« Science et méditation >> .
Je reviens maintenant au point où, dans le texte, s'annonce la
nécessité de cet incontournable.
Il faut bien voir comment l'histoire intervient dans cette médi­
tation, dans cette marche. Elle ne traite pas, comme s'il n'y avait
pas de mutation historique, d'une structure intemporelle appelée
« science >> ou « théorie >>, et dont il suffirait de retrouver l'ori­
gine pour en saisir le continuum impassible. Il y a une science
moderne, une technique moderne, et il s'y passe quelque chose
de nouveau, de structurellement et d'essentiellement nouveau,
même si pour comprendre ce nouveau, il faut remonter plus haut.
Que se passe-t-il de nouveau ? Il se passe de nouveau quelque
chose qui tient précisément au bord. Le rapport à l'incontournable
se modifie parce que quelque chose dans la science ou théorie
moderne se régionalise en quelque sorte. La science se traverse de
limites intérieures, définit des champs d'objectivité, des districts,

l . << !.:être-là (Da-sein), dans lequel l'homme ek-siste comme homme,


demeure l'Incontournable de la psychiatrie. » (M. Heidegger, « Science et
méditation », dans Essais et conférences, op. cit., p. 71.)

129
Théorie etpratique

des circonscriptions, des domaines, des encadrements, et en


tant qu'encadrée, la théorie spécialisée est d'autant moins apte à
accéder à l'incontournable qui pourtant la rend possible et l'agit.
Elle est d'autant moins apte, selon Heidegger, à penser le tout de
l'étant (physis) où elle découpe son objet ou son domaine d'objet,
à penser son histoire, son langage, l'ek-sistence qui constituent
son élément. Or pour ressaisir par la « pensée » cette moder­
nité théorico-scientifique, Heidegger a proposé un trajet. Si ce
trajet tend à faire apparaître précisément une certaine disconti­
nuité, c'est pour la raison suivante : si la science moderne est
ou apparaît comme « théorie », la théorie y est quelque chose
d'essentiellement autre que la theoria grecque. Qu'est-ce que cette
altérité ? Cette altérité, et ce n'est pas ici le moindre paradoxe,
c'est que la théorie moderne n'est plus une contemplation ou
une vision passive ou désintéressée mais une élaboration active
et intervenante, comme si elle allait contre son essence. Elle est
d'une certaine manière pratique, pratico-technique, et c'est là une
inquiétante Unheimlichkeit (le mot est de Heidegger') qui doit
retenir la pensée. En quoi la théorie moderne est-elle élaboration
(travail, donc, et intervention quasiment persécutrice : le motif
de la persécution me paraît présent dans le texte de Heidegger, je
le préciserai tout à l'heure, même s'il n'y est pas présent sous ce
nom et en personne) ? Alors là il va nous falloir suivre le texte de
près, dans sa lettre la plus exigeante.
Reprenons les choses au début.
Heidegger part de la notion de culture, Kultur. Bien que
la culture désigne souvent l'ensemble des activités spirituelles
et créatrices de l'homme, bien qu'on y range parfois l'art et la
science, ni l'art ni la science ne se réduisent à des activités cultu­
relles. La science- pour nous en tenir à elle - n'est pas simplement

1. « La science moderne, entendue comme théorie au sens de visée


(Be-trachten}, est une élaboration du réel, une intervention, nullement rassu­
rante, dans le réel. , (M. Heidegger, « Science et méditation >> , dans Essais et
conférences, op. cit., p. 62.) « Die moderne Wissenschaft ist ais Theorie im Sinne
des Be-trachtens eine unheimlich eingreifende Bearbeitung des Wirklichen. » (Id.,
<< Wi
ssenschaft und Besinnung >>, dans \ltlrtriige undAufiiitze, PfuUingen, Neske,
1954, p. 52.)

130
Sixième séance

un des modes de la culture. La science occidentale-européenne


est quelque chose qui détermine dans ses traits fondamentaux
la réalité dans laquelle se tient l'homme aujourd'hui, et elle n'est
pas l'effet d'un simple vouloir humain qui la fabriquerait, qui la
ferait et la dominerait, pas plus qu'elle n'est l'effet de ce qu'on
croit comprendre naïvement sous le nom de « simple volonté
de savoir' » (ein blofes Wissenwollen). Cette volonté de savoir est
elle-même agie par autre chose, par « un autre » (ein Anderes) qui
« exerce » sur elle sa « puissance » (waltet} et s'y cache sous les
représentations courantes que nous avons de la science. La science
règne partout, dans l'industrie, l'activité économique, l'enseigne­
ment, la politique, la stratégie militaire. En quoi consiste donc
l'être ou l'essence de cette science qui règne ainsi partout, et de cet
autre qui se cache sous sa représentation ? Heidegger, nous l'avons
vu, propose alors une formule courante : « Die Wissenschaft ist die
Theorie des Wirklichen », que nous traduirions par « La science est
la théorie du réel », si le mot << réel » ne nous faisait passer à côté
de l'essentiel, à savoir de la référence que le mot « Wirkliches » fait
à wirken, soit à une opération, un travail, une élaboration, soit à
une effectivité supposant quelque efficience, comme on va le voir
en effet. . . La formule : « La science est la théorie de l'effectif »,
si vous voulez, Heidegger ne la présente pas comme une solution
ou une réponse, mais, au contraire, comme un ensemble de ques­
tions. Elle vise la science moderne et ne vaut ni pour la science
du Moyen Âge ni pour celle de l'Antiquité. La doctrine médiévale
est aussi différente d'ailleurs de l'epistémè antique qu'elle l'est de la
théorie moderne de l'effectif. Vous voyez bien que Heidegger ne
reconduit pas la méditation à travers un élément prétendument
continu et homogène d'une histoire sémantique. Mais tOut en
tenant compte du caractère « révolutionnaire » (umwiilzend) du
savoir moderne, il pense que pour faire apparaître ce« trait » (Zug)
moderne, il faut le mettre en rapport avec le savoir grec.
Que veut donc dire « Wirkliches », et que veut dire « théorie »
dans la phrase « La science (moderne) est la théorie du Wîrkliches » ?
Laissons-nous guider d'abord par le mot « wirklich », propose

1 . Id., « Science er méditation », dans Essais et conférences, op. cit., p. 50.

131
Théorie etpratique

Heidegger. Le « Wirkliches » remplit le domaine du « Wirkendes >>,


autrement dit de ce qui « œuvre » (opère, travaille) 1• Que veut dire
« œuvrer », non pas étymologiquement, bien sûr, puisqu'il faut,
au contraire, contrôler et investir l'étymologie par la « pensée »
(je n'y reviens pas) ? « Œuvrer » (wirken), c'est « faire » (tun). Or
tun (non pas encore « faire ») se rattache à une racine européenne
(« dhe ») d'où dérive aussi le grec thessi (choix sélectif, intervention
de Heidegger, etc.). Ce tun (thessi : mise, pose, position, Setzung,
Stellen, Lage) n'est pas d'abord une activité humaine, surtout pas
une « activité » (Tiitigkeit) au sens de l'« action )) (Aktion) ou de
l'« agir )) (agieren). Je cite l'allemand, car ce dont il s'agit ici (il
faut, il s'agit . . . ), c'est de ne pas effacer l'incontournable de la
langue, de la traversée effective de la langue. Donc la thesis n'est
pas une activité d'abord humaine. Ce qui se passe dans la physsi
(poussée, croissance, puissance, production, etc.) est aussi thess. i
Heidegger nous reconduit là à la veille de l'opposition à ses yeux
tard venue, survenue, entrephysis et thesis, opposition qui domine
toute la philosophie à venir depuis Platon, donc à vrai dire toute
la philosophie (commenter . . . ). La physis est thesis : « pro-posi­
tion )) (vor-legen), « institution qui met debout )) (her-stellen),
<< pro-duction )) (her- und vor-bringen), « production qui conduit
à la présence ou qui fait être présent )) (an-wesen). Production et
présentation de la présence. Vous voyez qu'en ce sens, wirken,
tun, thesis-physis, désignent la présentation du présent, la produc­
tion en général. Le « Wirkliches », ce qu'on traduit trop vite par
« réel )), est « Wirkendes » et << Gewirktes », le « produisant >) et le
« produit », l'<< opérant » et l'« opéré », ce qui fait être le devant­
nous et qui est là devant nous.
Autre trajet d'apparence étymologique qui va croiser, enrichir et
compliquer le précédent. Le précédent venait de passer de wirken
à tun, et de tu.n à thesislphysis ; celui-ci revient de wirken (qui se
trouve dans « Wirkliches », qu'on traduit à tort par « réel », et
même, je le savais en le faisant mais il fallait bien, par « effectif>)) à
la racine indo-européenne « u.erg », d'où dérive aussi bien << �rk »,

1 . M. Heidegger, « Science et méditation », dans Essais et conférences, op.


cit., p. 53.

132
Sixième séance

« œuvre », en grec ergon. Or l'ergon grec, qu'on traduit souvent


par « œuvre », « travail », l'« effet » de l'<< efficience », n'a pas, selon
Heidegger, son trait fondamental dans l'ejficere ou l'ejfectus mais
dans ce qui fait venir dans le non-caché, dans l'apparaissant ou le
présent. rergon, c'est ce qui (( vient se trouver et se tenir dans le
non-caché1 » (ins Unverborgene zustehen undzu liegen kommt). Ce
que les Grecs et surtout Aristote appellent ergon, et que les Latins
traduisent en dérivant par causa efficiens, ce n'est pas la produc­
tion d'un effet, c'est ce qui est produit, « ce qui se pro-duit dans
la pleine présence » (das ins volle Anwesen Sich-hervorbringende),
ce qui croise la tun-thesis-physis. Voilà la raison, l'unique raison,
dit Heidegger, pour laquelle Aristote appelle energeia la« présence
de ce qui est proprement présent » (die Anwesenheit des eigentlich
Anwesenden) : « Ergon ist das, was im eigentlichen und hochsten
Sinne an-wesf ». Tout cela est séparé par un abîme de significa­
tion de ce qui en est venu plus tard à être désigné par les mots
modernes d'« énergie >> ou d'« entéléchie ». En traduisant l' ergon
à partir d'une operatio entendue comme actio, en disant « actus »
pour « energeia », les Romains ont pensé et induit à penser tout
autre chose. Et vous voyez bien qu'avec toute cette analyse, nous
sommes au centre de tout le foyer sémantique qui nous intéresse
au titre, par exemple, du « pratique » (wirken, tun, faire, œuvrer,
opérer, agir, etc. - il y a peut-être des abîmes entre toutes ces
prétendues nuances). Mais le paradoxe, c'est que nous rencon­
trons ce nœud de significations non pas encore en explicitant le
mot ou le concept de « pratique >> ou de« théorie >>, mais en expli­
citant ce qui, selon Heidegger, fait l'objet de la théorie moderne
dans l'énoncé « La science est la théorie du Wirkliches ». Tout ce
qui ressemble à du pratique (wirken, tun, œuvrer, faire, ergon,
energeia, operatio, actio, actus, etc.), tout cela se trouve du côté de
ce qui serait l'objet de la science moderne comme théorie.

1. « [ ] quelque chose arrive dans le non-caché, s'y tient et s'y trouve. »


• . •

(Ibid., p. 54 sq.)
2. «Ergon est ce qui est présent au sens propre, qui est le sens le plus élevé. »
(Ibid., p. 55.)

133
Théorie etpratique

À partir du moment où les Romains ont traduit « energeia »par


« actus », ce qui n'est pas simplement, bien entendu, un événement
linguistique ou sémantico-linguistique qui, selon une perspective
naïvement idéaliste, entraînerait tout à sa suite (quand Heidegger
parle de traduction et s'y réfère, quand il dit ce qui se passe au
moment où les Romains traduisent « energeia » par « actus », il
entend un rapport du Dasein à son monde dans son ensemble,
etc. -commenter), à partir du moment où les Romains traduisent
« energeia » par « actus1 », que se passe-t-il ? Le « résultat », le
« produit >>, ce que « ça donne » (Ergebnis) devient « ce qui suit » :
« der Erjolg >>, « la conséquence ». Le « Wirkliches » (le réel, l'ef­
fectif) devient la conséquence qui suit ce qui précède, la cause. Il
apparaît alors dans la lumière de la causa efficiens. Dieu lui-même,
dans la théologie chrétienne, que Heidegger distingue de la foi, est
représenté comme causa prima, Ursache. Dans la même foulée, si
on peut dire, la succession temporelle, la causalité comme succes­
sion, comme séquence, prend le pas. Ce qu'on repère aussi bien
dans le concept kantien de la causalité comme règle de succession
que dans les travaux de Heisenberg où, dit Heidegger, le problème
causal est un problème de mesure du temps, et dans la définition
du réel comme « fait » (Tat, tatsdchlich), fait assuré et certain, si
bien que le « Wirkliches » en vient à signifier le sûr et le certain ; et
Heidegger poursuit cette dérivation, que je vous laisse lire, jusqu'à
la valeur d'« objectivité >> (Gegemtdndlichkeit), selon lui étrangère
à la pensée grecque ou médiévalé.
C'est à ce point que, interrompant l'analyse du mot « wirklich »
dans l'énoncé « La science est la théorie du Wirkliches >>, Heide­
gger se demande ce que veut dire « théorie >>. C'est à ce point que
nous avions commencé la dernière fois. Or la structure étrange,
je dirai chiasmatique, de la démarche, c'est qu'en partant d'un
bout, d'un extrême de l'énoncé (du côté de l'objet, dirait-on, si
le mot « objet >>, on vient de le voir, n'était inadéquat), en partant
de wirklich, Heidegger rencontre quelque chose qui n'est pas

1. lei, dans le tapuscrit, J. Derrida remplace actus par operatio.


2. Cf M. Heidegger, << Science et méditation ,, dans Essais et conftrences,

op. cit. , p. 57.

134
Sixième séance

étranger à une certaine praxis : wirken, tun, ergon, operatio, actio,


actus, etc. ; et que, paradoxe non moins étrange, partant de l'autre
extrême, la théorie, la science comme theoria, il va aussi déter­
miner la théorie moderne comme une certaine pratique, de telle
soree que toutes ces transformations sémantiques ne font jamais
que modifier quelque chose qu'on ne peut sans doute pas toujours
traduire par «praxis » en un sens strict ou étroit, mais qui croise
toujours l'une des valeurs de la praxis en général.
Je ne reviens pas sur l'analyse de theoria, nous en étions partis
la semaine dernière. Je reprends les choses, pour conclure provi­
soirement aujourd'hui, au point où Heidegger veut situer ce qui
distingue la theoria grecque de la théorie ou de la science modernes.
Deux repères : 1 . Le romain. La traduction de « theoria >> par
« contemplatio » ferait disparaître d'un coup l'essentiel de ce que

dit la theoria grecque. Cette traduction, sous-entend Heidegger,


serait à l'origine de la sectorisation, du compartimentage régiona­
lisant de la science moderne dans la mesure où contemplari veut
dire séparer, placer quelque chose dans un secteur et l'y enclore.
Templum, c'est le grec temenos, temnein, couper, séparer (atomè :
insécable) ; templum, c'est d'abord le secteur découpé du ciel et sur
la terre, le point cardinal, la région du ciel définie par le cours du
soleil. Les motifs de la séparation, de l'incision, du découpage,
de l'intervention qui met une limite, en un mot, de l'inscrip­
tion du bord, tout cela que Heidegger nomme « einschneidendes,
aufteilendes Zusehen1 >> avait bien sûr été partiellement préparé
par la theoria grecque, mais se trouve marqué, accentué, porté à
prédominance, à prévalence, par la contemplatio latine. 2. L'alle­
mand. Mais aussi par la Betrachtung allemande qui signifie bien
« contemplation », << vision » (éventuellement religieuse, comme
pour la vita contemplativa opposée à la vita activa de la théologie
chrétienne), mais qui dit mieux encore le propre de la science
moderne, à savoir son activisme interventionniste. Trachten est
le latin tractare, qui veut dire << traiter » (handeln), « élaborer >> ;

l . M. Heidegger, " Wissenschaft und Besinnung » , dans W1rtnïge und


Aufiiitze, op. cit., p. 5 1 (<< regard incisif et séparateur>> : id., << Science et médi­
tation >>, dans Essais et conférences, op. cit., p. 60).

135
1héorie etpratique

« nach etwas trachten » : s'avancer vers, sur quelque chose, par son
travail, la poursuivre, l'élaborer, la traquer, lui tendre des pièges.
Nous retrouvons ici tous les traits sémantiques du trait, de la trace
(piste et piège) et de la traque que nous avions repérés, on peut
dire traqués au début de ce séminaire. Et suivre la trace ou le trait,
c'est aussi suivre le bord. La limite d'une bordure est d'un trait.
Alors, la théorie entendue comme Betrachtung serait cette « élabo�
ration du réel » (Bearbeitungdes Wirklichen) où nous retrouvons le
travail et la pratique de part et d'autre de l'énoncé. Est-ce que cela
ne va pas contre l'essence de la théorie en tant que celle-ci devrait
s'abstenir de toucher au réel, de l'élaborer, s'abstenir d'intervenir ?
Qui devrait être, comme on dit, « désintéressée » (zweckfrei) en
tant que science pure ? Or la science moderne comme Betrachten
est bien une « élaboration intervenante, agressive, agrippante »

(eingreifende Bearbeitung) du « Wirkliches ». Mais ce que remarque


alors Heidegger en une petite phrase qui rend à son énoncé Die «

Wissenschaft ist die Theorie des Wirklichen toute sa cohérence


»

interne et sa valeur de vérité comme adaequatio, c'est qu'en étant


« élaboration » (Bearbeitung), la théorie ou la science moderne est
bien « conforme à », elle correspond à (entspricht) son objet,
« »

à cela même qu'elle élabore et qui est, en son essence, wirklich,


l'objet ou l'effet d'un Wirken : d'une élaboration. En ce sens et
si das Wirkliche st
« i das sich herausstellende Anwesende le réel
''• <<

est le présent qui se pro-duit », la science moderne déporte et en


même temps accomplit l'origine grecque qui elle�même déporte
et accomplit, qui, en tant qu'origine grecque philosophique,
déportait et accomplissait ce qui se tenait à sa veille, et comme
sur son bord. Déportement et accomplissement, c'est aussi bien,
sur le bord, comme un travail sur le bord, un double mouve­
ment d'ex�propriation qui déporte loin du propre, de l'eigen, de
l'Eigentlichkeit et de la réappropriation, du « retour » (Heimkehr),
la Besinnung devant être aussi en voie de retour ou de réappropria�
tion. La logique singulière de cette ex-appropriation qui éloigne
du heimlich ou de l' oikos en gardant un rapport avec le heimlich et
l'économie de l' oikos, nous devons l'interroger par exemple en ce
point où, comme au passage, Heidegger dit que la science moderne
est - comme la théorie au sens de Betrachten une « unheimlich
-

136
Sixième séance

eingreifende Bearbeitung des Wirklichen », une « élaboration du


réel, une intervention >> ; ici, la traduction française manque
chaque mot, mais en particulier celui de « unheimlich » en disant
« nullement rassurant1 ».

(Tout cela paraît bien abstrait (philologique, linguistique, etc.)


mais d'une part : réel : élaboré ; objet : rapport au travail, etc., voir
Marx, Bachelard, etc., et d'autre part : « unheimlich » : rapport de
bordure à la psychanalyse. )
Quel rapport entre cette théorie-pratique ou cette pratique-théo­
rique moderne et l' Unheimlichkeit ? C'est ce vers quoi nous
commencerons à nous orienter lentement désormais . . .

1 . M. Heidegger, << Science er méditation », dans Essais et conférences,


op. cit., p. 62.

137
Septième séance

Toujours pour gagner du temps et parce que ce serait de plus


en plus difficile, je renonce à revenir en arrière et à souligner les
enchaînements de ce qui va suivre avec les six séances précédentes.
Disons d'un mot ou d'une seule phrase qu'en performant le« faut
le faire », nous avions été engagés dans une problématique et une
pratique du bord et du débordement de la ligne philosophique
suivie, à travers toutes sortes de passages et de débordements réci­
proques, à travers un discours de type philosophique-marxiste
(Gramsci et Althusser) et quelques excursus du côté de Kant et
Marx (« Thèses sur Feuerbach »), puis à travers Aristote et Heide­
gger, éprouvant à chaque fois la nécessité d'en passer par la ques­
tion de la technique. Tout en posant des questions sur la démarche
heideggérienne et en l'ouvrant elle-même à certaines questions
que je ne rappelle pas, nous avions commencé à lire « Science et
méditation », et nous nous apprêtions à ouvrir « La question de la
technique » (publiés dans un même volume en 1954).
Faut le faire. Eh bien, j'ai pris une décision, c'est-à-dire aussi
bien un risque « pratique », pour la poursuite de ce séminaire, et
au moins pour cette année. Je vais tenter de transformer quelque
chose de ma pratique, de pratiquer autrement. Cela paraîtra n'af­
fecter que la forme de ma pratique, mais cette limite est illus"üire.
En cessant désormais de me référer, comme vous savez que j e le
fais, à un texte préalablement écrit, quelque liberté que je prenne
à l'occasion par rapport à ce prescrit, je prends le risque, à vos yeux
minime sans doute, mais à mes yeux - et quant au sujet et au corps
que j e suis - assez grave, de voir se décomposer etmon discours - et
dans un discours il y a toujours plus ou moins qu'un discours - et

139
Théorie etpratique

quelque chose comme l'autorité, la crédibilité ou la force qu'une


élaboration préalable et préalablement serrée, calculée, pouvait lui
conférer. Et je dirais même, si formelle et minime et rhétorique ou
technique que puisse vous paraître cette transformation, si secon­
daire qu'elle puisse vous paraître, je vous assure qu'elle constitue
pour moi la transformation, je dirais presque la transgression la
plus effective (wirklich - commenter), la plus immaîtrisable qui
soit, donc la plus pratique, la seule même dont je pense qu'elle
s'impose en tant que pour moi elle commence effectivement à
transformer un discours ou un texte sur « théorie/pratique » en
une autre pratique ; non que ce discours et le texte que je lisais
auparavant ne fussent pas des pratiques (nous l'avons assez vu,
je pense), mais la pratique doit maintenant changer et il faut le
faire, puisque c'est la seule chose qui m'ait paru difficile ou exclue
par ma loi jusqu'ici, en tant que ma loi a quand même dominé ce
séminaire depuis le début.
On pourra mieux m'interrompre.
On va voir comment ça marche.
Le « ça marche » -prattein, « tra » (rappel).
« Die Frage nach der Technik » :

1. le pas - sinnen (rappel) ;


2. technique n'est pas essence de la technique.
Liberté : rapport du Dasein à l'essence.
(Commenter 2.)

À partir de ce préambule, le premier mouvement de l a médi­


tation questionnante concerne la représentation courante de la
technique, la « représentation courante1 » (giingige VOrstellung von
der Technik), celle qui court, qui va, qui marche, qui accède ou est
accessible. Cette représentation est la représentation instrumen­
tale et anthropologique de la technique, de la technique comme
moyen au service d'une fin et comme activité de l'homme.
J'en étais là de la préparation de cette séance quand je me suis
aperçu - sans grande surprise d'ailleurs - que sous prétexte de trans-

1. M. Heidegger, " La question de la technique », dans Essais et conférences,


op. cit., p. 10.

140
Septième séance

former davantage, de frayer davantage, de multiplier les risques et


les chances, ma nouvelle pratique qui consistait à improviser à
partir de notes était non seulement une fiction mais un dispositif
invitant à la répétition - de moi-même ou du texte commenté -,
incitant à se laisser guider par des schémas déjà en place, des trajets
déjà frayés ; et en somme revenait à une perte de travail, de force de
frayage et de travail, s'agissant surtout d'un travail comme celui-ci.
Je ne peux pas, en improvisant, me référer, par exemple, au texte
allemand de Heidegger et à sa traduction française, je ne peux pas
aiguiser des questions, travailler au corps du texte, ou en tout cas
je ne peux pas le faire sans une déperdition considérable qui nous
conduirait à faire en cinq séances le trajet d'une seule. Se libérer
- du moins dans cette situation - du travail d'écriture me parais­
sant être une mystification et une facilité, allant à l'encontre même
de ce qu'on recherche, je reviens, au moins provisoirement, à mon
ancienne pratique, au moins par moments.
La représentation courante (instrumentale et technologique)
de la technique est une réponse à la question « qu'est-ce que la
technique ? ».
« La vieille doctrine1 ,, (die alte Lehre) : l'essence d'une chose :
ce que cette chose est.
Ici, double réponse : moyen en vue de fin : acte de l'homme ;
fabrication d'outils, instruments, machines font partie de la
technique.
Cette représentation : « exacte )), « correcte >> (richtig).
Remarquer que « instrumentum » (ensemble fabrications­
moyens-fins) : « dispositif>> (Einrichtung).
A partir du moment où il remarque que cette représenta­
tion courante de la technique est « exacte >> (richtig), c'est-à-dire
adéquate à ce qu'on voit, ce qu'on a sous les yeux (Richtigkeit
qualifie la justesse de la vérité comme adéquation du jugement à
la chose - voir d'autres textes), Heidegger précise d'un adjectif qui
nous a retenu la dernière fois ( . . . 2), qu'elle est même « unheimlich

1 . « On a longtemps enseigné que l'essence d une chose esr ce que cene


chose est. • (Ibid., wc. cit.)
2. Tel dan� le tapuscrit.

141
1htorie et pratiqw:

richti?} », et plus précisément que cette Unheimlichkeit apparait


surtout quand on considère la technique moderne. Or vous vous
rappelez - et là nous avons donc une constante systématique dans
le recours au mot unheimlich - que c'est à propos de la science
moderne que Heidegger disait que, comme « théorie >> au sens
de << Betrachtung >>, elle était une « unheimlich eingreiftnde Bear­
beitung des Wirklichen » , et que nous avions commencé à inter­
roger ce double motif de la « Heimkehr >> (retour chez soi) et de
l'« unheimlich » dans « Science et méditation >>. Le « unheimlich »
est donc un prédicat - courant - qui s'applique régulièrement à
la modernité quand Heidegger veut la qualifier. Que dit-il ici ?
Il dit que la représentation instrumentale-anthropologique de la
technique est exacte d'une façon si « unheimlich >>, qu'elle vaut
aussi pour la technique moderne dont on dit pourtant qu'elle
représente quelque chose de nouveau, comme la science moderne.
Unheim/ich, ancien, nouveau, Heim-kehr, voyage, « tra », fragen.
Ce qui est donc « unheim/ich », c'est cette exactitude, cette
correction, cette pertinence de la définition courante (instrumen­
tale anthropologique) de la technique, et que la différence qu'il
-

peut y avoir entre un radar et une girouette, une centrale élec­


trique et une scierie artisanale, etc., cette différence n'affecte pas
la continuité de cette « exactitude >> (Richtigkeit).
Mais l'exact n'est pas le vrai. Un peu différent par rapport à la
différence husserlienne. Ici aussi bien : entre deux déterminations
de la vérité. Tout va se passer entre elles . . .
La Richtigkeit a affaire à la technique comme maîtrise, aussi bien
la technique traditionnelle que la moderne : maîtrise, les moyens
en vue d'une fin, fût-elle spirituelle. « On veut la maîtriser. »
(« Man will sie meistern. » - commenter aussi bien le 1< vouloir » ) •••

1. « La conception instrumentale de la technique est même exacte d'une façon


si peu rassurante qu'elle est aussi applicable à la technique moderne, dont on affirme
d'ailleurs, avec un certain droit, que par r-.tpporr à latechnique artisanale antérieure
elle est quelque chose de tout à fait autre, donc de nouveau. » (M. Heidegger, « La
question de la technique », dans Essas i et confbmces, op. cit., p. 11).
2. -< On veut s'en rendre maître. ,. (Ibid, /ne. cit.}

142
Septitm� stana

Il ne s'agit pas seulement de se rendre maître de la nature par la


technique, mais de se rendre maître de la technique. Nous avions
situé la semaine dernière la volonté de savoir telle que Heideg­
ger l'interprète, et dont il dit qu'elle est manœuvrée par l'autre,
par autre chose qu'elle-même. Eh bien, ici il situe la volonté
de maîtrise dans le rapport à la technique, à cette techno-logie
métaphysique comme époque de la vérité, époque où la vérité se
retient, se suspend (epochè) dans sa détermination technologique.
Et « la volonté de maîtrise s'exaspère d'autant plus que la tech­
nique menace d'échapper à la domination de l'homme1 ». (« Das
Meistern-wollen wird um so dring/icher, je mehr die Technik der
Herrschaft des Mmschen zu entgleiten droht. >>)
Avant de nous engager dans le mouvement qui suit et qui va
tenter de chercher le vrai à travers l'exact avec lequel il ne se confond
pas, je voudrais, en développant les deux questions que j'avais
posées il y a deux séances sur la démarche heideggérienne (est-ce
que Heidegger ne reproduit pas, dans le style des questions qu'il
pose depuis le bord de la philosophie, la philosophie, le rapport de
la philosophie à elle-même ? J'avais motivé cette question, je n'y
reviens pas ; la seconde, que je rappelle aussi dans son principe,
consistait à se demander si, en prétendant remonter par la pensée
en deçà de la métaphysique, Heidegger ne reproduisait pas cette
recherche « réactive », ce qui, dans la Lettre sur l'humanisme, il
appelle lui-même ainsi pour désigner le théoricisme qui tente de
se réapproprier la theoria contre le praricisme, en revenant à un
« plus originaire » ou « plus initial »), je voudrais donc développer
ici ces deux types de questions d'ailleurs indissociables. Remarquez
d'abord la complexité du schéma dans lequel, de façon discrète et
presque inapparente, Heidegger nous induit. La valeur de Richtig­
keit dont il dit qu'elle vaut pour notre représentation instrumen­
tale et anthropologique de la technique, cette Richtigkeit semble
définir le rapport de notre représentation courante à la technique :
notre représentation courante est correcte, elle a un rapport

1 . " Cette volonté d'être le maître devient d'autant plus insistante que la
technique menace davantage d'échapper au contrôle de l'homme. • (Ibid., loc.
cit.)

143
Yh!orit etpratique

juste à son objet. Il va apparaître aussitôt que la « représentation


instrumentale )) (instrumentale Vorstellung) oriente, « détermine ))

(bestimmt} l'effort de l'homme pour qu'il ait un rapport « exact ))

ou juste )) à la technique (in den rechten Bezug zur Technik zu


«

bringen}. La volonté de maîtrise est lisible dans ce geste. Or cette


valeur de Richtigkeit n'est autre justement qu'un produit ou un
effet, si vous voulez, de la technique, du projet de maîtrise volon­
tariste qui marque la détermination techno-métaphysique de la
vérité. La détermination de la vérité comme adaequatio, relais de
sa détermination comme homiosis, et comme Richtigkeit, appar­
tient justement à l'époque techno-métaphysique. N'oubliez pas,
quand vous lisez Richtigkeit dans « La question de la technique )),
que c'est le mot par lequel Heidegger, dans « De l'essence de la
vérité )), par exemple, nomme la conception courante et dérivée de
la vérité comme accord, convenance, adéquation d'une représen­
tation ou d'un énoncé à ce qui est devant, à son objet (en ce sens
la Vorstellung, la représentation en tant qu'elle a affaire à quelque
chose qui est devant, est condamnée à cette détermination de la
vérité comme Richtigkeit - commenter). Et Richtigkeit est même
la racine commune et invariante des deux versions de l' adéqua­
tion. Heidegger écrit dans la première partie de « De l'essence de
la vérité )) (sur le concept courant de vérité) :

Ce double caractère de l'accord fait apparaître la définition


traditionnelle de l'essentiel de l'essence de la vérité : veritas est adae­
quatio rei et intellectus. Cela peut signifier : la vérité est l'adéquation
de la chose à la connaissance. Mais cela peut s'entendre aussi : la
vérité est l'adéquation de la connaissance à la chose. D'ordinaire,
la définition citée ne s'exprime que dans la formule : veritas est
adaequatio intellectus ad rem. Cependant, la vérité ainsi comprise,
ou vérité de jugement, n'est possible que fondée sur la vérité de la
chose, sur l'adaequatio rei ad intellectum. Ces deux conceptions
de l'essence de la veritas visent toujours un « se conformer à » et
pensent donc la vérité comme conformité (rectitudo, Richtigkeit}' .

1 . M 1leidegger, " De l'essence de la vérité •, tr. fr. A. de Waelhans


et W. Bierne!, dans Questions, vol. I, Paris, Gallimard, 1968, p. 165. C'est
J. Derrida qui ajoute rectitudo dans la parenrhèse.

144
Septième séance

C'est donc cette Richtigkeit qui va être non pas démentie


ou déniée ou contestée, autant de gestes qui appartiennent au
système de la Richtigkeit (ce qui est droit est droit, ce qui est vrai
au sens de l'exactitude est vrai, exact), mais c'est cette valeur de
Rich tigkeitqui va être questionnée depuis une valeur de vérité plus
originaire, nous allons y venir.
Ma question serait à l'instant la suivante : est-ce que le mode de
questionnement, le chemin de Fragen, le Fragen comme construc­
tion d'un chemin chez Heidegger, ne continue pas de procéder,
dans sa technique même, dans sa procédure et ses procédés, dans
la mesure où il n'est pas purement aventureux et empirique, selon
une loi qui resterait celle de la techno-métaphysique et de la Rich­
tigkeit, c'est-à-dire de ce système de la volonté de maîtrise qui en
est indissociable ? En construisant son chemin comme celui d'un
« retour (Heimkehr) vers un « sens initial1 (Wég zum anfon­
>> >>

glichen Sinn), malgré toutes les différenciations et les mutations


dont nous avons tenu compte la dernière fois, est-ce que Heidegger
ne présume pas, ne répète pas la présomption philosophique, ici
techno-métaphysique, de l'unité sémantique du champ, du conti­
nuum philosophique, continuum dont la présomption est évidem­
ment une condition de maîtrise ? Autrement dit, la question sur
la Richtigkeit, ne se soumet-elle pas à l'injonction même de ce qui
est questionné, ne répète-t-elle pas plus ou moins audiblement cela
même qu'elle interroge ? Est-ce que ce type de question heideg­
gérienne, apparemment posée depuis le bord du philosophique et
concernant l'histoire de la philosophie dans son ensemble, ne vise
pas à s'assurer une maîtrise de type technique sur la techno-mé­
taphysique, si bien que Heidegger ne ferait qu'en développer et
proliférer le projet ? Et s'il en était ainsi - je laisse cette question à
l'état de principe ou d'hypothèse et sans développement-, le texte
heideggérien, l'ensemble de ses procédures de questionnement,
son écriture, ses modes rhétoriques, ses stratégies, son inscription
dans un champ technologique (au sens large : la scène politico-

1. « [ ] nous nous fermons le chemin conduisant vers le sens premier de


•.•

ce qu'on a appelé plus tard "causalité". » (M. Heidegger, « La question de la


technique >>, dans Essais et conférences, op. cit., p. 15.)

145
Théorie etpratique

sociale, l'institution universitaire, la machine éditoriale, aussi bien


que l'ensemble de ressources techniques de son langage, disons
sa rhétorique) devraient aussi être analysés, en gros et en détail,
comme les effets - je dirais : de son objet, non pas de la description
ou l'analyse ou le questionnement de son objet, mais les effets de
son objet : c'est là une structure de discours difficile à former, mais
elle me paraît nécessaire. Le questionnement de Heidegger sur la
œchno-métaphysique serait encore commandé par elle.
Ici arrêt : unité maîtrisante (pas système mais . . . ).
Reconstituer en improvisant la problématique du séminaire :
unité sémantique présumée égale omo-encyclopédie techno-sys­
tématique. Contre ça : non pas la psychanalyse ou la philosophie
analytique (autres débordements mais diffraction sans unité).
Psychanalyse : théorie/pratique/technique.
Grammatologie : dès les premières pages, lien de la question de
la technique à la déconstruction de l'omo-encyclopédie et de la
forme de question heideggérienne1•
Je reviens maintenant à la question de la technique telle qu'elle
se développe dans le texre qui porte ce titre. Après avoir lié la
volonté de maîtrise à la représentation instrumentale-anthropo­
logique, Heidegger fait d'un saut, d'un écart brusque, la supposi­
tion que la technique ne soit pas un simple moyen : « Mais suppo­
sons maintenant que la technique ne soit pas un simple moyen :
quelles chances restent alors à la volonté de s'en rendre maîtré ? »
(« Gesetzt nun aber, die Technik sei kein blojtes Mittel wie steht es
dann mit dem Willen, sie zu meistern ? >>) (volonté de maîtriser
la technique elle-même volonté de maîtrise ; tout cela renvoie
à la volonté de volonté dont Heidegger va tenter de dégager la
« liberté », comme Schelling : « der nicht wollende Wille », etc.,
volonté libre qui ne veut plus . . . - voir plus loin3) .

l. Cf J. Derrida, De fa grammatologie, Paris, Minuit, 1967, p. I l sq. et


p. 35 sq.
2. M. Heidegger, « La question de la technique '' • dans Essais et conférences,
op. cit., p. 1 1 .
3 . « [essence de la liberté n'est pas ordonnée originellement à L a volonté,
encore moins à la seule causalité du vouloir humain. " (Ibid., p. 34 sq.) Allu­
sion à la Gefassenheit (laisser être, sérénité) nommée par la suite. [,, entretien à

146
Stptihne stance

Que se passerait-il alors, si la technique n'était pas simplement


un moyen ? Cette hypothèse est impossible si nous maintenons,
comme nous le faisons, que la « détermination » ou la « destina­
tion >> (Bestimmung) instrumentale de la technique est << juste »
(richtig). Elle l'est. Mais - voici le passage ; entendons ce passage
à la fois comme un saut et une traversée, pratiques, donc, d'une
vérité à l'autre, de la vérité d'exactitude ou de justesse (Richtigkeit)
à la vérité de dévoilement de l'essence. La justesse ou l'exactitude
saisit, << observe » (feststellt) fermement « ce qui est devant nous »
(was vorliegt) : représentation de ce qui est présent. Mais cette
représentation juste (de ce qui est présent devant nous} n'a pas
besoin, précise Heidegger, de « dévoiler' » (enthüllen) l'essence de
ce qui est présent.
Dévoilement de l'essence : liberté et non volonté maîtrisante,
Gelassenheit.

Nur dort, wo solches Enthüllm geschieht, ereignet sich das Wahre.


Darum ist das bloj Richtige noch nicht das Wahre. Erst dieses bringt

rrois sur un chemin de campagne >> (1944-1945) dont Heidegger a publié un


extrait sous le titre Gelassrnhrit (1959) est une méditation sur le • non-vouloir »
et le « laisser-être » qui se tient « en dehors de la distinction entre activité et
passivité » (id., Feldweg-Gespriiche, dans Gesamtausgabe, vol. 77, Francfort-sur­
le-Main, Klostermann, 1995, p. 109). ll y va de la« vraie essence de la sponta­
néité de la pensée • (ibid., p. 145), donc d'une certaine liberté. Dans son cours
sur l'essence de la « liberté humaine » selon Schelling, Heidegger note : << Ne
rien vouloir, vouloir le Rien : intimité intense ec détachée » (« Nichts wollm :
geutssene Innigkeit. ») (id., Schelling. Le traitl tk 1809 sur l'essence tk la libertl
humaine, tr. fr. J.-F. Courtine Paris, Gallimard, 1977, p. 318). Schelling parle
d'une « volonté qui ne veut pas ,. dans Les Âges du monde (181 1) et aussi dans
la dixième conf érence de la Philosophie tk la Rlvi/ation (1841-1842). Dans Les
Âgts dtt monde, il distingue entre une volonré qui ne veut rien et une volonté
qui veut le commencement, et détermine la volonté qui ne veut rien comme
l'éternité du néant qui précède toute existence sans la précéder réellemene. Ce
néant, Schelling le caractérise aussi comme le « tout >> qui est « libené éter­
nelle » (Friedrich Wilhelm Schelling, LesÂges du monde, tr. fr. P. David, Paris,
Gallimard, 1992, p. 26)
1. M. Heidegger, « La question de la technique • , dans Essais et conflunces,
op. cit., p. 1 1 .

147
7héorit: etpratique

uns in ein freies Verhaltnis zu dem, was uns aus seinem msen angeht
(commenter) 1•

Le pas encore : « das blojf Richtige noch nicht das Wahre » (« ce


qui est simplement exact n'est pas encore le vrai ))).
Le « à travers » deux fois. Approcher le vrai « à travers ». Pour
approcher (« in seine Niihe ») de l'essence de la technique, il faut
chercher le vrai « durch das Richtige hindurch », « à travers le juste ''·
Ceci nous reporte vers le « libre rapport ».
La question devient : qu'est-ce que l'instrumentalité ? Qu'est­
ce que le rapport d'un moyen à une fin ? Un moyen, c'est quelque
chose par quoi quelque chose est bewirkt » (opéré, effectué)
<<

et « erreicht » (obtenu). Ce qui a un « effet >> (Wirkung) comme


conséquence, on l'appelle « Ursache » (cause). Mais la « fin >> est
aussi appelée « cause >>. Donc là où l'instrumentalité « règne »,
<<domine>> (herrscht), « domine>> (waltet) la« causalité» (Ursiichlich­
keit, Kausalitiit).
Recours, une fois de plus, à l'enseignement - de la philoso­
phie : « Seitjahrhunderten lehrt die Philosophie, esgebe vier Ursa­
chen. i> (« Depuis des siècles, la philosophie enseigne qu'il y a
quatre causes. »)
Lire p. 12, souligner l'exemple (le sacrifice ; voir, dans « La
chose», la cruche, « der Krui »).
Quelle est la causalité de ces quatre causes ? Doctrine pas
tombée du ciel. Tant qu'on n'aura pas déterminé la causalité des
quatre causes, causité-instrumentalité-technique : « dunkel und
grundlos » (obscure et flottante, infondée).

1 . M. Heidegger, «Die Frage nach der Technik "• dans vortnïge undArifsiitze,
op. cit., p. 1 1 . (« C' est là seulement où pareil dévoilemenr a lieu que le vrai
se produit. C'est pourquoi ce qui est simplement exact n'est pas encore vrai.
Ce dernier seul nous établir dans un rapport libre à ce qui s'adresse à nous à
p arti r de sa propre essence. » Id., << La question de la technique », dans Essais et
conftrences, op. cit., p. 1 1.)
2. Id, « La chose •, dans ibid., p. 196 sq. Dans" Science er méditation »
il est question de la coupe d'argent qui apparaît juste après dans le séminaire
(infra, p. 149 sq.).

148
Septième séance

Depuis longtemps, on a privilégié la causalité opérante


(« bewirkend » : efficient, voir séance précédente - qui produit
des effets) au point que causa finalis un peu négligée, voire exclue.
La « doctrine des quatre causes » remonte à Aristote. Mais tout ce
que nous avons recherché, sous le nom de causalité, chez les Grecs,
n'a rien de commun avec le « Wirken » et
Bewirken l'effectuation.
« »,

Ursache : causa (Romains) aition : ce qui ein anderes ver­


: «

schutdet ( répond de » au sens aussi bien de culpabilité, dette,


» <<

etc. - commenter).
Donc espace de l'aition comme origine de l'instrumentalité
technique, etc. (toute notre problématique) : espace du Vér­ «

schulden » (etc.) . Rappel : pratique et loi, transgression, dette, faut


le faire, etc.
Geste étrange (je dis « geste » : pratique) de Heidegger : il paraît
alors sur un exemple reconstituer scolairement la « doctrine »
d'Aristote, mais il y fait apparaître un manque.
.Lexemple. Lire et traduire p. 131•
hylè-eidos-telos.
Il se passe dans le texte de Heidegger quelque chose de singu­
lier quant à la quatrième cause. Lire.
Heidegger ne donne pas de référence précise à un texte d'Aris­
tote. (Métaphysique A, 3, 1, 983a.) Si l'on se reporte par exemple
à la Métaphysique Delta (2, 1013) ou à la Physique (2, 194b sq.),
texte littéralement identique et probablement transposé de la
Physique à la Métaphysique, on trouve un exposé des quatre causes
et l'exemple, parmi d'autres, de la « coupe d'argent >> (mais sans
sacrifice) ; or on est un peu surpris parce qu'on y retrouve bien
entendu les trois noms des premières causes (ou plutôt les noms
de eidos et telos, donc deux noms comme noms) mais aussi, outre
la matière, il y a bien une quatrième cause (d'ailleurs, Aristote
dit explicitement qu'elles sont quatre) et cette cause est désignée

1. << Un quatrième facteur enfin répond aussi (mitschuld) de la présence et de


la disponibilité de la coupe sacrificielle achevée : c'est l'orfèvre ; mais nullement
en ceci que par son opération il produit la coupe sacrificielle achevée comme
effet d'une fabrication : nullement en tant que causa ejficiens. >> (M. Heidegger,
« La question de la technique », dans Essais et conférences, op. cit., p. 14.)

149
Thlorit ttpratiqta

clairement : c'est par exemple le sculpteur pour la statue, et il


est dit « poioun » (agent producteur, artiste) ou encore « arkè tes
metabolès è staseôs è kineseôs1 >> : bien sûr il n'y a pas de nom mais
il y a un participe présent, etc. - commenter . . . Que veut dire
Heidegger : « pas de nom2 >> ?
(N'entrons pas dans le détail des six causes : particulier/genre,
par soi/par accident ou comme genre de l'accident, combiné/
simple, acte/puissance, etc.)
Reprendre « La question de la technique ».
Co-responsabilité (pas morale ou opératoire).
Unité des quatre : orfèvre en tant que rassemble les trois modes.
Logos - « überlegen >> .
Heidegger va retrouver la poiesis dont il dit qu'elle n'est pas
nommée par Aristote (poioun pourtant) .
Mais question de rassemblement comme autre. Aition comme
autre, d'où la dette, etc. Lire jusqu'à la p. 17.
À partir de là seulement surgit le mot technè.
Technique pas seulement un moyen (instrumentalité) mais un
mode du « dévoilement », de l'« Entbergen >>.
Finir sur technè et pratique : voir ce que nous avons dit de
pratique comme pratique sexuelle (performance), etc.
Technique sexuelle et position (thesis/physis) sexuelle. Heideg­
ger n'en parle-t-il pas ?
Que se passe-t-il entre technè grecque et technique moderne ?
Voir questions de la séance précédente.
À suivre.

1 . Aristote, Métaphysique, livre V, ch. 2, 1 OI3b, 24. La traduction française


de Tricot dit : « des principes de changement ou d'arrêt » (Aristote, Mltapby­
sique, cr. fr. J. Tricot, Paris, Vrin, 1962 p. 249). En fait, la phrase grecque telle
que J. Derrida la transcrit ne se trouve avec ses trois termes (metabolès, stauôs,
kinueôs) ni dans la Métaphysique ni dans la Physique.
2. «Die LehredesAristote/es kenntwederdie mit diesem Tite!genrmnte Ursache,
noch gebraucht sie einen entsprr:chenden griechischen Namen. » (M. Heidegger,
« Die Frage nach der Technik 11, dans Wlrer.ïge undAufiiitze, op. cit., p. 13.) " La
doctrine d'Aristote ne connaît pas la cause que ce nom désigne, pas plus qu'elle
n'emploie un terme grec correspondant. " (Id., .. La question de la technique •,
dans Essais et confbences, op. cit., p. 14.)

150
Huitième séance

(Lire lentement.) Nous nous intéressions à la question de la


technique en tant que, loin d'être une simple dérivation de l'op­
position « théorie/pratique », elle en serait l'articulation ou la
médiation essentielle pour en avoir été, selon Heidegger, l'origine
commune. Je ne reviens ni sur le type de questionnement heideg­
gérien ni sur la dé-limitation que j'en avais tenté en principe, ni
sur le trajet qui nous avait conduits, la dernière fois, à tel point de
« La question de la technique ».
À ce point, le mot technè n'avait pas encore été prononcé.
Telle qu'elle avait été engagée, la question de la technique, le
« Fragen » (questionnement) frayant son chemin, frayant avec

son chemin, avait fait apparaître la nécessité, pour comprendre


la représentation courante de la technique, à savoir le complexe
instrumental et le rapport moyen/fin, et pour accéder « propre­
ment » (eigentlich) à l'instrumentalité qui repose dans la causa­
lité, de revenir vers le « sens initial >> (anfonglicher Sinn) de ce
qu'on a appelé plus tard la causalité. Un des traits remarquables
de cette relecture de la doctrine, de l'enseignement d'Aristote,
c'était la traduction de l'« aition » par « Verschulden » (responsa­
bilité, engagement, dette, voire culpabilité, imputabilité), par une
valeur qui installait la causalité et donc l'instrumentalité non pas
dans un espace moral ou symbolique, mais dans l'espace à partir
duquel quelque chose comme la loi pourrait surgir, et l' oppo­
sition entre une loi dite naturelle et une loi dite non naturelle,
symbolique ou morale. Nous ne cesserons de reconnaître la portée
de cette lecture de l'aition comme « Verschulden >>. Le deuxième
trait remarquable de cette lecture en ses prémisses, c'est qu'après

151
Théorie etpratique

avoir noté qu'Aristote n'avait pas de nom pour ce qu'on a appelé


la cause efficiente (j'avais attiré votre attention sur la singularité
surprenante, et à vrai dire difficile à justifier, de cette affirmation),
Heidegger désignait dans le Oberlegen par lequel l'orfèvre (cause
efficiente de la coupe) rassemble les trois modes de la causalité
qui se nomment hylè, eidos, telos - et qui apparaissent et entrent
en jeu dans la « production » (Hervorbringen) de la coupe-, ce à
partir de quoi la coupe trouve sa « première émergence » (erster
Ausgang). Si donc l'orfèvre est « co-responsable » (mitschuld) de
la coupe, ce n'est pas une responsabilité parmi d'autres. C'est la
responsabilité du rassemblement des trois autres causalités. Ce
rassemblement dans la Oberlegung (logos, legein, etc.) n'est ni un
geste de regard, théorique, si vous voulez, ni pratique au sens
manuel du geste, mais il est la condition rassemblante de tout
cela (commenter). La place de l'orfèvre est celle de l'unité, de
l'unification ou plutôt du rassemblement causal. C'est donc à
partir de sa place que l'instrumentalisation de la technique va
s'opérer ; « s'opérer » : tout le langage, vous le voyez, est pris dans
l effet
' - et jusqu'au mot « effet >> - de ce qui a lieu dans l'histoire
(« Geschehen » rassemblant) de l'alètheia comme technè.
Or curieusement, au moment où cette lecture permet à Heideg­
ger de reconduire l'unité des trois modes ou des quatre co-res­
ponsabilités causales à la poiesis (quatrième cause : efficiente :
poioun, rappelons-le) et de souligner que l'opposition physis/
poiesis est dérivée et tard-venue, que la physis est même poiesis
« im hochsten Sinne », « au sens le plus élevé1 >> (ce que Heidegger
semble dire contre la tradition apparente mais . . . Kant, etc.), à ce
moment même, Heidegger laisse apparaître une faille dont on ne
sait pas s'il la laissera finalement ouverte ou fermée, à l'intérieur
de ce même de physis et poiesis. Cette faille, èest celle de l' alté­
rité de l'orfèvre par rapport aux trois autres modes de la causa­
lité. C'est dans l'ouverture de cette altérité que la possibilité du
rassemblement causal aura lieu, et la différence, l'altérité entre la
cause qu'on appellera « efficiente » (poioun de l'orfèvre) et les trois

1. M. Heidegger, «La question de la technique ,, dans Essais etconférences,


op. cit., p. 16.

152
Huitihne séance

autres, c'est tout simp lemen t l'altérité, le fait d'avoir sa cause ou


sa poss ibilité dans un autre. Heidegger ne dit pas que cela rompt
la mêmeté emre physis et poiesis, et pourtant il faut bien admettre
que telle est la possibilité de toutes les ruptures ou oppositions
entre la physis et son ou ses autres, à commencer par la technique.
Je retraduis d'abord le paragraphe qui no us importe et sur lequel
nous nous étions arrêtés la dernière fois. Je lis lentement :

Une production [ein Hervorbringen - nous sommes bien là au


point où se tente une pensée de la production, de ce que produire
auravoulu dire, avec toutes les conséquences que nous reconnaissons
à cette question] , une production, poesis
i [Heidegger vient de traduire
poiesis dans une phrase du Banquet par « Her-vor-bringen »], n'est pas
seulement la fabrication artisanale (handwerkliche Verfertigtmg), elle
n'est pas seulement l'acte poétique-artistique qui fait venir au paraître
ou à l'image (zum-Scheinen-und-ins-Bild-Bringen). Laphysis, le se-dé­
couvrir, s'ouvrir, s'épanouir à partir de soi (tlas von-sich-her-Aufgehen),
est aussi une production (ein Her-vor-bringen), unepoiess i [autrement
dit, on aura pu nommerpoesiset i pro-duction la nature; la production
est poétique et naturelle, et en ce sens originaire. La distinction entre
processus naturel, voire animal, et production technique et humaine,
et travail, sivous voulez, telle que toute la tradition jusqu'à Marx inclus
la tiendra pour assurée, viendrait, surviendrait à cette mêmeté de la
nature et de la production, de physis et de poiesis comme « Her-vor­
bringen »]. La physis est même poiesis au sens le plus élevé [source
de cette évaluation ?]. Car ce qui est présent (das Anweseruk) physei
a en soi (en eautô) le [la possibilité du] s'ouvrir [faire effraction] de
la pro-duction (den Aufbruch des Her-vor-bringens), par exemple, le
s'ouvrir de la fleur dans la floraison [Aufbrechen der Blüte hts Erbiühen
- commencer, insister et noter le en eautô]. Au contraire [dagegen
- et c'est toute la pon:ée de cet << au contraire » qui va maintenant
nous ntéresser
i : est-ce que cet << au contraire » est compris dans son
contraire ou non ?, etc.], ce qui est produit an:isanalement et artisti­
quement, par exemple la coupe d'argent, n'a pas en soi le s'ouvrir de
la pro-duction (den Aujbruch des Her-vor-bringens) mais dans un autre
(in einem anderen, en allô), dans l'artisan et dans l'artiste1•

1. • Une production, poiess, i n'est pas seulement la fabrication artisa­


nale, ell e n'est pas seulement l'acre poétique et arcistique qui fàit apparaître et

153
Th!orit tt pratique

Ce mot et cette valeur d'autre qui surgit ici, Heidegger n'y


reviendra pas une seule fois au cours de son quesrionnement, du
moins sous cette forme et thématique1•
Cette valeur fait apparaître que quelque chose comme une
altérité (ne spécifions pas, il n'est pas encore nécessaire de spécifier
de quelle altérité il s'agit ici, es handelt sich) est seule capable de
rassembler les trois puis les quatre de la causalité. Est-elle interne ?
Bien sûr, Heidegger ne dit pas que le en allô est ici autre que la
nature ou que la production, que la physis ou la poiesis. I..:orfèvre
et son Überlegen rassemblant appartiennent à la physis ; mais dans
la physis une différence s'ouvre, dans la physis et comme physis.
Différance cryptique . . . (commenter longuement).
Heidegger laisse là le en allô. Il n'en reparlera plus. Mais vous
voyez bien que dans la différence entre le en eautô et le en allô va
se loger la différence entre physis et technè, même si elle appartient
à la nature, étrangement, lui appartient étrangement, comme
l'étranger. . . (unheimlich. . ) ..

Laissant là le en allô par lequel la physis, je dirais d'une ellipse


plus juste qu'amusante, si vous voulez bien la suivre, se téléphone
elle-même à elle-même, Heidegger reprend sa question, en deçà ou
au-delà de l'alternative en eautôlen allô. « Les quatre causes, dit-il,
jouent à l'intérieur de la pro-duction (Her-vor-bringen). Relèvent de la
pro-duction aussi bien ce qui croît dans la nature que ce que l'artiste
ou l'artisan fait venir au jour par la fabrication2• » « Pro-duire >> en

informe en image. Laphysis, par laquelle la chose s'ouvre d'elle-même, est aussi
une pro-duction, est poitsis. La physisest mêmepoitsis au sens le plus élevé. Car
ce qu i est présent physti a en soi (en tautô) (cette possibilité de) s'ouvrir (qui
est impliquée dans) la pro-duction, par exemple (la possibilité qu'a) la fleur
de s'ouvrir dans la floraison. Au contraire, ce qui est pro-duit par l'artisan ou
l'artiste, par exemple la coupe d'argent, n'a pas en soi (la possibilité de) s'ouvrir
(impliquée dans) la production, mais il l'a dans un autre (enaiJIJ), dans l'artisan
ou dans l'artiste. » (M. Heidegger, • La question de la technique "• dans Essais
et confirmees, op. cit., p. 16 sq.).
1. « Du moins sous cette forme et thématique ,, : hypothèse de reconstruc­
tion d un ajout difficile à déchiffrer.
'

2. « Les modes du faire-venir, les quatre causes, jouent donc à l'intérieur


de la pro-duction. C'est par celle-ci que chaque fois, vient au jour aussi bien
ce qui croît dans la nature que ce qui es t l'œuvre du métier ou des arts. "

154
Huitième séance

général veut dire dans tous les cas faire venir à la présence, rendre
présent. Et là nous retrouvons la valeur de crypte, de cache à dé-ca­
cher, à dé-celer. En tant que la production fair venir à la présence,
elle fait sortir hors du« caché >> {Verborgenheit) dans le« non-caché »
(Unverborgenheit). Cette arrivée du caché dans le non-caché repose,
dit Heidegger, et trouve son élan << dans ce que nous appelons
Entbergen1 ». (Pas de métaphore - ni pour chemin.) La traduction
française de ce mot en ce texte par « dévoilement » n'est pas assez
rigoureuse. Elle introduit une valeur de voile qui est ailleurs présente
dans le mot Enthüllungque Heidegger utilise pour nommer le même
mouvement, mais ici entbergen ne recourt pas à la figure du voile.
Il s'agit de faire sortir (ce qui ne va jamais sans une certaine force,
voire violence) de son être-caché (bergen : cacher ; sich verbergen : se
sauver, se cacher en se sauvant ou pour se garder sauf - le sauf !).
Entbergen, c'est faire sortir de l'abri, je dirai é-berger, non pas pour
jouer facilement en disant le contraire de « héberger », mais parce
qu'il s'agit ici de la logique de la Unheimlichkeit. . . etc.
Entbergen, nous dit Heidegger, c'est ce que les Grecs appelaient
la vérité : alètheia. Nous autres Allemands, poursuit-il, << nous
entendons couramment "vérité" {Wahrheit) comme "exactitude"
ou "justesse de la représentation" (Richtigkeit tks VorstellensJ ».
Mais . . . Heidegger feint alors l'étonnement : « Où nous sommes­
nous égarés ? Nous questionnons sur la technique, et nous voilà
arrivés devant l' alètheia et l' é-bergement [sans h] ». L'é-berge
ou l'a-berge comme alètheia, l'a-berge, c'est encore mieux, c'est
le vieux mot pour « auberge '' qui vient du germanique et du
haut-allemand (albergo : hôtel, etc.). Si la physis est toujours en ses
quatre modes de production alètheia, nous ne sommes pas sortis
de l'auberge ou de l'a-berge malgré l'impression d'égarement. La
figure de l'égarement feint dans la rhétorique pédagogique de

(M. Heidegger, « La question de la technique •, dans Essasi tt confirmees, op.


cit., p. 17.)
1. « Dans ce que nous appelons le dévoilement. » (Ibid., loc. cit.)
2. Ajout manuscrit.
3. « Nous autres Allemands disons Wahrhtit (vérité) et J'entendons habi
tuellement romme l'exactitude de la représentation. " (M. Heidegger, " La
question de la technique », dans Essais et confirmees, op. cit. , p. 17.)

155
7héorie etpratique

Heidegger (« Où nous sommes-nous égarés ? Wohin haben


», «

wir uns vtrirrt? ) est accordée à celle du questionnement (Fragen)


» ,

comme frayage duchemin (pratique, pra-traque du Wèg). Mais cet


égarement apparent est déjà une Heimkehr, un chemin de retour
vers le propre, vers l'origine propre de la technique. Que ce propre
ait dû faire place à un certain en allô de l'imputation, voilà qui ne
retient pas comme tel le questionnement heideggérien ici même.
Heidegger se demande : « Où nous sommes-nous égarés ? », ques­
tion rhétorique pour annoncer qu'en fait, nous ne nous sommes
pas égarés, et la réponse qui suit, c'est « nous avons en fait retrouvé
le chemin le plus sûr, le plus "vrai" vers la vérité de la technique
ou mieux encore vers la vérité de la vérité de la technique, la vérité
comme production et origine de la technè ». Lisons :

Où nous sommes-nous égarés ou dévoyés (verirrt} ? Nous ques­


tionnons au sujet de la technique et nous sommes maintenant arrivés
près de l'a/ètheia, près de l'é-bergemem (Entbergen). Qu'est-ce que
l'essence de la technique a à faire avec l'é-bergement ? Réponse : tout
(alles). Car tout produire se fonde dans l'é-bergement. Or celui-ci
rassemble en lui les quarres modes du faire-venir (la causalité) et les
régit (durchwaüet). À son domaine (Bereich) appartiennent les fins
et les moyens, apparliem l'instrumental. Celui-ci passe pour être le
trait fondamental de la technique. Si nous questionnons pas à pas
(Schrittfor Schritt) sur ce que c'est proprement (eigentlich) que la
technique représentée comme moyen, alors nous arrivons à l'é-ber­
gement. En lui réside la possibilité de toute fabrication productrice
(herste/lende Verfertigung). La technique n'est donc pas simplement
un moyen : elle est un mode de l'é-bergemenr. Si nous la considé­
rons ainsi, alors s'ouvre à nous, pour l'essence de la technique, un
domaine tout à fait différent. C'est le domaine de l'é-bergemem,
c'est-à-dire de la vé rité (W
ahr-heit). Cette perspective nous étonne
[littéralement : beftemdet uns, « nous paraît étrange ]
» . Il faut aussi
qu'elle le fasse aussi longtemps que possible, et d'une manière si
pressante que nous prenions enfin au sérieux la simple question de
ce que dit alors le nom « technique »1•

1. • Où no us sommes-nou� égarés ? Nou� demandionl> ce qu'estla technique


et sommes maintenant arrivés devant l' aètheia,
l devant le dévoilement. En quoi

156
Huitième séanc(

C'est la première fois dans ce texte que le mot, le nom « tech­


nique » est considéré pour lui-même. Comme si tout le trajet
précédent avait eu pour fin principale de nous conduire au point
où il faut tomber en arrêt (par « Befremdung >> ) devant le • • •

mot pour poser la question : « Mais qu'est-ce que ça veut dire,


" h .
tee mque, �. ».
[analyse du mot « technique » (technikon, technè) dans laquelle
Heidegger nous engage alors, est-ce une analyse sémantique ?
Oui, apparemment (développer).
Questions déjà posées sur le continuum sémantique.
Reprochera-t-on à Heidegger d'interroger le mot et le sens,
et ses occurrences dans un texte « philosophique » (l'Ethique à
Nicomaque, comme dans « Science et méditation »), et non dans la
« réalité » techno-historique, etc. ? Insuffisance d'une telle objec­
tion : qu'est-ce que la « réalité >> (Wirklichkeit, etc.) ?
Unité présumée du sens1 : problématique dès lors que cela à
quoi ça reconduit toujours (présence, physis, alètheia) admet en
soi la différance.
Quand il a avancé le mot technè, Heidegger nous propose de
faire attention, quant à la tt signification (Bedeutung) de ce mot »,
à deux choses. Premièrement - c'est le point le plus facile, sur

l'essence de la technique a-t-elle affaire avec le dévoilement ? Réponse : en tout.


Car tout "pro-duire" se fonde dans le dévoUement. Or, celui-ci rassemble en lui
les quatres modes du faire-venir la causalité - et les régit. Dans son domaine
rentrent les fins et les moyens, et aussi l'instrumenralité. Celle-ci passe pour être
le trait fondarnemal de la technique. Si, précisant peu à peu notre question,
nous demandons ce qu'est proprement la technique entendue comme moyen,
alors nous arrivons au dévoilement. En lui réside la possibilité de toute fabrica­
tion productrice. Ainsi l a technique n'est pas seulement un moyen : elle est un
mode du dévoilement. Si nous la considérons ainsi, alors s'ouvre à nous, pour
l'essence de la technique, un domaine tout à fait différent. C'est le domaine
du dévoilement, c'est-à-dire de la vérité (Wahr-hfit). Cette perspective nous
étonne. Il faut aussi qu'elle nous étonne, le plus longtemps possible, et d'une
manière si pressante que nous prenions enfin au sérieux la simple question :
que dit donc le mot de "technique" ? � (M. Heidegger, " La question de la
technique », dans Essais (t conftrmus, op. cit., p. 17 sq.)
1. Avant « unité présumée du sens », J. Derrida ajoute : • Question +
efficace (?) : ».

157
Théorü tlpratiqut

lequel j e ne m'arrêterai pas ici -, technè ne désigne pas seulement le


« faire » et le pouvoir artisanal, mais le faire et le pouvoir de l'« art
élevé » et des « beaux-arts >>. La technè fait partie de la poiesis, et
elle est quelque chose de poïétique. Développer contre distinction
tard venue entre artistique ou poétique et technique. Et de fait le
passage facile entre technique et poétique apparaîtra clairement
dans le texte d'Aristote évoqué après par Heidegger, à propos du
deuxième point.
Ce deuxième point est plus intéressant. li concerne une dis­
sociation intervenue après ce que Heidegger appelle l'époque de
Platon, entre le mot « technè >> et le mot « épistemè >>. Jusqu'à
l'époque de Platon, technè est toujours associé à épistemè. Ce sont
deux noms de la connaissance au sens large. Ils veulent dire le fait
de s'y connaître ou reconnaître, de s'entendre à quelque chose. En
deux phrases, Heidegger fait le lien : se connaître à quelque chose,
ça signifie que le « connaître » (Erkennen} donne des « ouver­
tures » (Aufichlujf) et donc est un é-bergement, est un mode de
l'alètheuein. Puis vient le moment où l'épistemè est dissociée de
la technè. Bien sûr, Heidegger ne rend pas Aristote responsable
de cette dissociation. Elle n'est pas le fait d'un philosophe dans
un texte philosophique, mais évidemment la question se pose du
point de repère choisi pour une « histoire >> qui n'est pas seulement
ni intrinsèquement philosophique.
Que dire de ce repère lui-même ? C'est une référence à l'Éthique
à Nicomaque, VI, chapitres 3 et 4. Je suis ce texte d'abord dans
sa lecture ou son usage heideggérien, puis nous irons regarder le
texte d'Aristote pour lui-même, au cours d'un excursus analogue
à celui dans lequel nous nous étions déjà engagés à propos de
« Science et méditation '' · Je dirai tout à l'heure pourquoi.
Que tire Heidegger de ce texte1 ? Très curieusement - bien
qu'il ne le dise pas ainsi et ne veuille pas le dire ou le rappeler -,
que cette dissociation entre technè et épistemè enfonce la définition
aristotélicienne de la technè dans cette dimension de la causalité
qui ne serait pas, selon Heidegger, nommée par Aristote, celle qui
met la pro-duction ou la causalité productrice en allô. Aristote,

1. Ajout manuscrit illisible dans la marge.

158
Huitième séance

dans ce texte, distingue donc entre épistemè et technè quant à ce


qu'elles « dé-cèlent » ou « é-bergent » (ent-bergen), et à la façon
dont elles le font. La technè y est bien, donc, un mode de l'alè­
theuein. Mais - et voici l'important - la technè ne décèle que ce
qui ne se produit pas de soi (en soi), à partir de soi, elle ne décèle
que ce qui se produit à partir de l'autre. La technè décèle ce qui ne
se pro-duit pas de soi-même et n'est donc pas encore devant nous.
Et elle le fait selon les quatre modes de la causalité . . 1 (exemples
.

donnés : maison, bateau, coupe, etc.). Ce qu'il y a de décisif en


elle, ce n'est pas, selon Heidegger, le « faire », la manipulation,
l'utilisation des moyens, mais l'Entbergen, l'é-bergement, etc.
Mais Heidegger ne mentionne pas ce qui la sépare de l' épistemè,
l'en allô. Il dit que la production produit quelque chose qui n'était
pas là auparavant et peut prendre ces formes-ci ou ces formes-là.
Heidegger laisse dans l'ombre tout le reste du texte d'Aristote,
pour insister sur la technè comme pro-duction et comme é-berge­
ment, comme alètheuein.
Nous allons faire un détour par ce texte d'Aristote au moins
parce qu'il comporte une définition du praxique dans son rapport
au technique, définition qui nous importe en elle-même pour
ce séminaire mais aussi parce qu'elle est totalement absente, du
moins sous son nom, du texte heideggérien que nous lisons en ce
moment. Fait d'autant plus étrange que cette notion de prt1Xis est
au cœur du texte évoqué par Heidegger.
Ce passage d'Aristote (Éthique à Nicomaque, VI, chapitre 3,
1139b) suit précisément celui que nous avions analysé il y a
plusieurs semaines. Dès l'abord on est en effet frappé du fait que
la technè est bien explicitement, comme le dit Heidegger, rangée
parmi les modes de l' alètheuein, ou plus précisément parmi les
façons qu'a l'<< âme » (psyché) de dire le vrai de façon << affirmative
ou négative2 » (kataphanai è apophanai). Ces façons sont cinq :
la première nommée est la technè, vient ensuite l' épistemè, puis la
phronèsis, qu'on traduit en général par « prudence », puis la sophia,
la sagesse, et le nous, la raison intuitive.

1 . Points de suspension tels dans le tapuscrit.


2. Aristote, EthiqueàNicomaque, livre VI, ch. 4, 1 139b, 15, op. cit., p. 280.

159
Ihéorit ttpratiqut

Aristote commence par définir la science (épistemè) : rapport


aux choses nécessaires, qui ne peuvent être autrement qu'elles ne
sont (éternel, inengendré, incorruptible). Il passe alors aux choses
qui peuvent être autrement qu'elles ne sont (alMs). Ces choses
qui peuvent être autrement qu'elles ne sont, se rangent d'abord
sous deux catégories, celles qui sont l'effet d'une poiesis, celles
qui sont l'effet d'une praxis, le poièton et le prakton. La poiessi
n'est pas la praxis (« produire »!« agir », dit la traduction), elles
ne sont pas une partie l'une de l'autre, ni l'hexis (disposition) à
la praxis ni l'hexis à la poiesis. I.:architecture, par exemple, est une
technè et une disposition à « produire » (poiein) selon une « règle»
(logos), et il n'existe aucune technè, aucun art, si vous voulez, qui
ne soit disposition à produire (poiein) selon une règle. Il y a donc
identité, dit Aristote, entre technè et poiesis (selon un logos). La
technè concerne toujours un << devenir » (genesis), et s'appliquer
à la technè, c'est « considérer » l« théorein » - ici, la technique
est inséparable de la theoria] la façon d'amener à l'existence des
choses qui peuvent être ou ne pas être, mais dont le « principe »
(arkè) d'existence est dans le poioun et non dans le poème, dans
l'artiste et non dans la chose poétique produite, dans le produc­
teur et non dans le produit (différent de la « nature1 », << outè tôn
kata physin >> : racine de l'opposition entre technè et physs). i Il
s'ensuit que comme praxis et poiesis sont différentes, la technè est
partie de la poiesis et non de la praxis ; plus proche de la theoria
que de la praxis. Il ressort en effet de cela que ce que nous avions
dit, certes, de l'intellect pratique et de l'intellect théorique dans la
lecture du texte précédent de l'Éthique à Nicomaque, à savoir que
malgré la hiérarchie qui met le théorétique au-dessus du pratique,
l'un et l'autre ont un lien essentiel avec le logos et la vérité, cela,
nous pouvons maintenant aussi le dire de la technè, qui produit
toujours selon un logos et qui est donc étrangère à l'animalité.

1 . Littéralement : • ni les choses qui sone selon la nature » ; Aristote parle


ici des " êrres naturels, qui ont en eux-mêmes leur principe " - et des � choses
qui existent ou qui de'iennent par nécessité ,. pour le:. distinguer des produirs
de l'art {Éthiqut à Nicomaque, livre VI, ch. 4, l l40a, 15, op. cit., p. 284).

160
Huititme stance

Qu'en est-il maintenant de la distinction si clairement et avec


tant d'insistance maintenue par Aristote entre la technè (qui est
poiesis) et la praxis (qu'on traduit par « action >> et qui couvre le
domaine de l'action morale, politique, de la conduite sociale, etc.) ?
(Toujours au-dessous de la vie théorique1.) Comment la catégorie
apparemment moderne, au moins, de travail qu'on associe faci­
lement à celle de pratique, se situerait-elle dans ce schéma ? Elle
paraît plus proche de la technè que de la praxis artistotélicienne2•
Nous reprendrons ces questions la prochaine fois : question de la
modernité « technique >> chez Heidegger, lire Lacoue-Labanhe . . .
Et pourtant, dans la mesure où la pensée - disons la pensée
moderne du travail - a au moins ceci de constant, d'invariant
(aussi bien chez Hegel que chez Marx, et donc quelles que soient
les « oppositions >> au sujet de cette invariance), qu'elle ne dissocie
plus la technè de la praxis, le travail dans sa portée productive
de son inscription socio-politique, de la praxis au sens aristoté­
licien, c'est-à-dire au sens de l'action politique er la conduite de
l'homme en société, technè et praxis ne sont pas séparables, fût-ce
en droit, dans un concept moderne du travail, comme ils sont
séparés chez Aristote et finalement chez Heidegger qui maintient
cette séparation. On peut d'ailleurs se demander - je ne fais là
que poser une question difficile dont je suis loin de détenir la
réponse - si le concept de travail est traduisible en grec, ou plutôt
s'il traduit quelque chose dont l'unité conceptuelle est pensable
dans la philosophie grecque, s'il n'y a pas là un exemple de procès
discontinu, d'émergence irréductible, irréductible à une conti­
nuité sémantique et au style de question ou d'herméneutique
qu'elle appelle. Même quand Heidegger parle du travail - ailleurs
que dans « La question de la technique >> - et pour en dire ce
que vous savez, à savoir que le travail constitue la détermination

1. Hypothèse, ici, de reconstruction d'un ajour manuscril difficile à


déchiffrer, dont les derniers mots restent illisibb.
2. Dans son capu�crit, J. Derrida a raturé à la main la phrase qui suit :
� Nous reprendrons ces questions la prochaine fois : question de la modernité
"technique" chez Heidegger, lire Lacoue-Labarrhe . » -voir infra, p. 162, n. 1
. .

et p. 173, n. 3 pour d� références.

161
1htorit ttpratique

essentielle de l'étant selon le matérialisme moderne, même à ce


moment-là, Heidegger, pour des raisons évidentes, rattache le tra­
vail à la technè et non à la praxis, ce qui lui permet de reconduire
le matérialisme moderne à l'histoire d'une métaphysique, et puis
la technè à l'alètheia, etc.
(Lire et commenter longuement la Lettre sur l'humanisme :

I.:essence du matérialisme ne consiste pas dans l'affirmation que


cout n'est que matière, mais bien plutôt dans une détermination
métaphysique selon laquelle tout étant apparaît comme la matière
d'un travail donné. [ . . ] I.:essence du matérialisme se dissimule dans
.

l'essence de cette technique sur laquelle, à vrai dire, on a beaucoup


écrit mais peu pensé. La technique est dans son essence un destin
historico-ontologique de la vérité de l'ttre en tant qu'elle repose
dans l'oubli. Ce n'est pas seulement selon l'étymologie qu'elle
remonte à la technè des Grecs, mais sa source historique essentielle
est à chercher dans la technè comme mode de l' alètheuein, c'est-à­
dire, comme mode de la révélation de l'étant1.)

Vous direz : mais si Heidegger avait reconduit le travail à la


praxis aristotélicienne, le résultat eût été le même. Oui, mais peut­
être pas s'il avait rompu avec la dissociation entre technè et praxis
opérée par Aristote et s'il avait proposé un nouveau concept, une
nouvelle organisation, etc.
Au lieu de faire un geste de ce type, que fait Heidegger ? Il ne
cherche pas, nous l'avons déjà vu, à effacer toute transformation
moderne de la technè, de l'expérience historiale de la technè. Mais
cette transformation moderne reste sous, je dirai, le coup de la
vérité initiale et plus qu'initiale.
Heidegger pose la question « Qu'est-ce que la technique mo­
derne ? >>, car si la technique est un mode de l'é-bergement, si elle
se déploie là où la vérité « advient2 » (geschieht), a son lieu, on peut
se demander si cela vaut aussi pour la technique moderne et non
seulement pour la technique artisanale des Grecs. O n dit que la

1 . M. Heidegger, Lettre sur l'lmma�tsme,


i op. cit., p. 103 sq.
2. � Üt
l la vérité a lieu. • (M. Heidegger, « Dit Frage nach der Ièchnik "•
dans VortrageundAufiiitu, op. cit., p. 19.)

162
Huitième séance

technique moderne suppose la science exacte de la nature ; mais


la présupposition est réciproque, et le constater ne nous avance
guère . . . Il faut donc savoir ce que c'est que la technique moderne,
d'autant plus que c'est d'elle que nous vient l'« élément inquié­
tant1 (das Beunruhigende).
»

(À partir de là, lire et commenter . . . )

l. Ibid., loc. cit.

163
Neuvième séance

Je voudrais maintenant, sans artifice, sans trop d'artifice rhéto­


rique (mais tout artifice rhétorique ne peut s'évaluer et d'abord
s'analyser que depuis la question de la technique et même de la
technique psychanalytique), je voudrais maintenant sans trop
d'artifice enchaîner ma lecture de Heidegger, de la dernière partie
de« La question de la technique », à la discussion que nous venons
d'avoir1• Cette discussion a fait apparaître au moins ceci, pour en
rester au minimal et à l'incontestable. I.:histoire du mouvement
analytique, de la société analytique (de ses conflits internes, de
ses règles institutionnelles, de son inscription dans le champ
socio-politique, inscription qui n'est pas simplement celle d'une
partie dans un tout mais qui obéit à une logique plus complexe,
nous l'avons vu), cette histoire de la société analytique qui n'est
pas seulement (malgré sa jeunesse et sa nouveauté : trois quarts de
siècle) un fragment d'une histoire plus ample, mais qui entretient
avec cette histoire des rapports qui ne sont pas de partie à tout
(puisque, comme pour la notion de société, elle prétend repenser
la catégorie et la logique de l'historicité), cette histoire et cette
problématique de la société analytique joue et est appelée à jouer
dans la société dite occidentale d'abord un rôle qu'on ne peut plus
considérer comme régional, circonscrit, confiné. Cette histoire de
la/des sociétés analytiques, dans la guerre et les guerres qui y font

1. Le calendrier précis de cette année d'enseignement n ayant pas pu être


'

reconstitué, il semble - comme plusieurs allusions ici de J. Derrida le laissent


entendre - que, entre les séances, d'autres aient été consacrées à des exposés
d'étudiants et à des discussions, dom il n'existe pas de trace écrire.

165
1htorn etpratiq�

et feront rage, ne fait que commencer, elle n'aura engagé que deux
ou trois générations, mais sans même faire la liste de toutes les
frontières qui se trouvent mises en cause par cette histoire et cette
conflictualité de la société/des sociétés analytiques (le champ poli­
rico-analytique, le champ dit théorique, théorico-didactique et
onto-encyclopédique (l'université), le champ médical, autant de
dbtinctions artificielles que j'évoque pour fàire vite), sans même
faire la liste de toutes ces frontières, il suffit au principe de retenir
ce fait que le projet psychanalytique ne se donne pas seulement
comme la conséquence ou l'application, la « régionalisation » de
schèmes concernant le théorique, le savoir ou la vérité, le pratique,
le technique, etc., mais se donne comme la transformation, le
déplacement et la réélaboration de cout ce que nous nommons
sous ces noms, et jusqu'au nom de nom. (Cela suffit pour recon­
naître que la question de l'institution analytique n'est pas une
question 1.)
Dès lors - et c'est là le mouvement annoncé dès le début du
séminaire sur « théorie/pratique >> il faut prendre un nouveau
-

départ depuis l'indice suivant : la psychanalyse parle de théorie,


de pratique, de technique analytique, mais elle prétend modi­
fier chacun de ces concepts et surtout le rapport entre chacun
de ces concepts. Le théorique s'y donne comme indissociable du
pratique mais, surtout, la pratique psychanalytique s'y donne
comme irréductible à quoi que ce soit d'autre qu'on puisse dési­
gner sous le nom de pratique. C'est une pratique dans laquelle,
si l'on se réfère à un sens courant de pratique, du faire, de l'acte,
on ne fait rien, on n'agit pas, on ne passe surtout pas à l'acte
(parole et« travail », transfert). Et pourtant ce n'est pas par simple
convention paléonymique qu'on appelle cela « pratique », et ce
qui s'y passe ou s'y fait pourrait bien prétendre nous reconduire
au sens le plus caché du pratique (voir Aristote, désir et logos, et
même bien en deçà d'Aristote). Surtout, et passant très vite sur les
immenses problèmes que je viens d'effleurer, je voudrais insister
pour l'enchaînement, sur la question de la technique analytique,

l . Hypothèse de reconstruction d'un ajout difficile à déchiffrer, dom les


derniers mots restent illisibles.

166
Neuvimzt slanu

du sens analytique de la technique de cette pratique. Ce qui soude


la théorie analytique à ladite pratique analytique, ce qui définit
le lieu de leur articulation indécomposable, je dirai inanalysable,
c'est ce qu'on appelle la « technique 11 analytique. La question de
la " technique analytique » n'est pas une question annexe des
grandes questions théoriques et pratiques de la psychanalyse. Elle
règle le rapport entre les deux et c'est bien en ce lieu d'articula­
tion ou médiation entre le théorique et le pratique que se situent
tous les enjeux du mouvement analytique, de l'agonistique de
la société analytique. Apparemment la technique analytique, les
règles instituées de la technique analytique, forment ce qu'il y a
de plus thétique, de plus institutionnel dans l'institution : ce sont
des règles posées par le nomothète, le père fondateur, celui du
moins qui a été et s'est fait reconnaître comme rel aux origines de
la société analytique, origines dont l'histoire reste encore à préci­
sément analyser, avec tous les paradoxes que peut receler un tel
projet ; par celui, donc, qui s'est fait reconnaître en posant non
seulement les règles de la technique analytique mais les processus
mêmes et l'institution de sa propre reconnaissance. Il y a là un
événement d'auto-institution, d'auto-thèse ou d' auto-thète, d'au­
to-télie dont l'énigme tient d'abord à ce que l'auto- n'a pu s'ar­
rêter, se mettre en mouvement, se donner le départ et l'économie
{le parking, l'épargne, la tradition) qu'à solliciter d'une étrange
façon ce qui se trouvait en allô (avec responsabilité, Verschulden,
et transfert de responsabilité), levant la limite entre le en eautô
et le en allô. Je laisse pour l'instant l'énorme problème de cette
auro-hétéro-institution pour marquer ce point qui m'intéresse
ici, à savoir que les règles de la technique, règles qui impliquent
un savoir théorique, une conceprualité nouvelle (quant à savoir
ce qu'est l'inconscient, le langage, le transfert, etc.), mais aussi
définissent les conditions d'une pratique nouvelle, ces règles
techniques qui forment la pierre d'angle de l'institution analy­
tique ont sans doute été instituées par le nomothète à partir de
ce qu'il considérait comme une expérience pratique et un savoir
théorique. Mais comme très vite, aussi près que possible de la
source, cette expérience pratique et ce savoir théorique étaient
eux-mêmes conditionnés par la structure d'une technique en voie

167
7héorù �tpratiqtu

d'in sti tu tion et en p lein fray ag e, le p roblè me reste en tier de ce


qui fon de, lég itime, auto rise l'in stitution de tell es règ les qu ion t
fo urn i aussi desp ro o t co les d'exp érien ce, des p roto co lesp rat iques
et théo ri ques. I l y a là un cercle- qui n 'es t n i le cercle hégé lien
ni le cercl e hermén eutique, p ar ex empl e heidegg érien , mais un
cercleo rigin al qui app elle un eno uvellep roblé mat ique; ces règ les
techn iques o s n t en app aren ce si mp les, p eu no mbreu ses et t rè s
st ables ( cure- typ e, tran sf ert, asso ciation libre, to u t- dire, n e- ri en­
faire- divan - le co rp s, etc. ). C 'est, en app aren ce, p lu s qu e to ut
discou rs théo rique, p lu s que to utep rat ique emp iriqu e, l a cha rte
simp le et into uchabl e, la con st ri ution n i altérable et quasi men t
sacré e de la so ciété an alyt ique. Co mmeto ut e co n stitut o i n , celle- ci
app artient à un lang ag e qu ifaitp lutôt qu i' ln e co n stat eo u décrit,
qui in st au re et pro duit, qu i p erfo rme, si vou s vo ulez. [ n i stit u­
iton de ces règ les esc dé jà un lang ag e qui po se, opè re, eng ag e, et
ce car actè re « p rat ique » de l'in stitution t echni que pose déjà le
p roblè me d'un ep ratiquep lus vieille que lap ratique- que ce que
lano mo rhérie n i st aure : c'est un lang ag e p ratique, un « p erfo r­
matif» , si vo us vo ulez , qui fai t, qu ipo se et ni aug ure les con dition s
d'un ep ratiqu e; cettepr atique n i stitu tive est en po sition « tran s­
cen dan ta le» , si vo us vo ulez , p ar rappo rtà lap rat ique qu'elle ren d
po ssible, bien qu eF reu d ai tp réten du tirerl es con séquen ces de sa
t héorie et de sap rat ique à ce mo ment. Mais ce p erfo rmat if qu e
fait quelqu e cho se en disan t ce qui do ti être ( la règ le) , n' est p as
un p erfo rmat f i au sen s strict o u co mme les aut res, si du mo in s li
y avait un p erfo rmatif au sen s strict : iln e se confo rme p as à un
con tex te de con ven tion s ex istantes co mmeAu stin dit quefait le
p erfo rmatif ; o u du moin s, p uisque malg ré o t ut tou tes so rtes de
con vent o i n s er de con trats ex ista nts ni t ervienn en t dan s les con di­
t ion s depo ssibilité de 'l n i st auration de lat echni quep sychana ly­
tique, dison s qu'en un certain po int cett e in staurat ion p réten d
cré er absol umen t sap rop re con ven tionn alité, sap rop recon trac­
tu alité irréductibl e, irrédu ctiblement hét érogèn e à la con ven ­
tionn alité en vironn ant e ( co mmen ter, discu ter . . . ). C et te charte,
qui p ro du ti p ar un acte de langag e, un lang ag e- act e, un acte, un
en semb le de règ les min imales, un co rp us très simp le de règ les
ab so lumen to rig n i ales, cett e chartep arait in o t uchable. Er defait ,

168
Neuvièmt slanct

quiconque y touche semble devoir - comme sacrilège ou criminel


en rupture de société - se faire exclure-excommunier de la société.
Mais cet intouchable simple, on sait aussi qu'il n'est pas simple ni
intouchable, qu'à travers la question du transfert (voir la semaine
dernière), il ouvre de son modèle les Hmires de l'endos de la cure ­
er surtout, on sait que la question de la psychanalyse didactique,
de la formation des analystes, à travers une cure-type qui ne peut
être simplement close sur elle-même et ouvre aussitôt la pratique
analytique sur l'ouvert du champ que j'appelle textuel général
et sans bord, la question de la formation, donc, comme ques­
tion de la technique théorico-pratique est l'enjeu d'une guerre
et d'un mouvement incessant qui est loin d'être clos et qui entre
aujourd'hui même, on en a toutes sortes d'indices, dans une phase
plus critique et plus imprévisible que jamais - on en parlera.
Mais mon propos n'était pas aujourd'hui de m'enfoncer dans
ce ou ces problèmes ; nous les retrouverons la semaine prochaine
avec l'exposé de Chalenset1• Je voulais uniquement prendre ces
repères pour poser la question :
La technique psychanalytique, ainsi problématisée, la tech­
nique psychanalytique, la technique, la seule, la première à régler
son institution sur quelque chose - si on peut encore dire - comme
l'inconscient, cette technique est-elle une technique moderne ?
Attendez que j'aille un peu plus loin avant de recevoir cette ques­
tion qui vous paraît un peu étrange, sinon un peu bête.
Quand je dis « technique moderne », je vise ce que Heidegger
appelle de ce nom quand, dans sa Besinnung sur la question de
la technique, il propose d'en venir à l'époque de la technique
moderne, après le passage que nous avions lu ensemble U y a
quelques semaines. Est-ce que la technique psychanalytique dont,
évidemment, Heidegger ne dit pas un mot, à laquelle il est sans
doute loin de penser (encore que dans « Science et méditation »
il parle, à propos de science moderne, de « psychiatrie »), est-ce
que la technique psychanalytique appartient à l'époque de ce
que Heidegger - nous allons voir comment- détermine comme
la technique moderne ? Comment se situe-t-elle par rapport à

1. Participant non identifié.

169
Théorie ttpratiqut

cette technique moderne ? Se situe-t-elle, se laisse-t-elle situer


par elle, par ce que Heidegger appelle la technique moderne ?
En déborde-t-elle, au contraire, les limites, voire la conceptualité
et la Frageste/lung même ? Est-ce que la Fragestellung heideggé­
rienne peut rendre compte de quelque chose comme la technique
psychanalytique (par exemple son en allô) ou bien est-elle faite
pour l'exclure, le forclore, etc. ? Mais qu'est-ce qu'une exclusion
dans un texte ? (développer. . . )
À partir de là, retour au texte de Heidegger. Re-souligner le
en allô (autre dans la nature ? autre origine, egotale ou autre ?
inconscient ? I..:inconscient pour Heidegger époque de la con­
science . . .).
Nous nous étions arrêtés la dernière fois au point où Heide­
gger, ayant déployé le schéma que vous savez sur la technè comme
pro-duction et comme mode de l'Entbergen ou de l'alètheuein,
pose la question « qu'est-ce que la technique moderne ? » qui
est la seule dont 1'« inquiétant >> (beunruhigen) nous pousse à
demander ce qu'est la technique. Nous avions vu comment il
amorce la réponse à cette question. La technique moderne est
aussi un Entbergen (de ce point de vue, la psychanalyse aussi :
Entbergen pas lié à la conscience ou à la représentation), et c'est
seulement en tenant compte de cette continuité essentielle de ce
trait fondamental que l'on peut accéder à ce qu'il y a de nouveau
dans la technique moderne. Ce nouveau, c'est que l'Entbergen ne
s'y déploie plus en une « pro-duction » (Her-vor-bringen) au sens
de poiesis (vous vous rappelez), mais comme « Heraus-fordern »,
comme pro-vocation qui arrache, requien, extrait violemment
avec accumulation (psychanalyse ?). Nous avions suivi l'analyse de
cette demande violente, de cette exploitation extractive, de cette
« Bestellung >> qui « commet » et qui « somme » (stellt) la nature,

le champ, le fleuve, la mine de livrer, fournir, exhiber, on pourrait


presque dire avouer ce qu'elle a dans le ventre.
Ce ventre, c'est ce à quoi Heidegger donne le titre de« fonds »
(Bestand). Ce qui est commis à son « Stand)), sa « position » et
« stabilité ». Cette position stable que Heidegger appelle donc

« Bestand », dit plus que le « stock >> ou la « réserve » {WJmtt), et le


« fonds ,, n'est pas encore un « objet » (Gegenstand).

170
Neuvième séance

Par rapport à ce fonds, ce qui interpelle de façon provocante


et é-berge le fonds comme réel, c'est apparemment l'homme.
Mais l'homme lui-même - dans son activité apparente -, bien
qu'il paraisse être le sujet de cette provocation persécutrice, est
lui-même « heraus-gefordert », provoqué à . . . , commis, mandé,
demandé, interpellé depuis ce qui l'attire - l'autre -, le porte vers
le non-caché, l'é-bergé, le « Unverborgenes ». En dé-celant, en
ébergeant, l'homme répond à ce « Zuspruch der Unverborgenheitl »
(« appel de la non-occultation ») : « Aussi la technique moderne
comme l'é-bergement qui commet, qui fait commission (als das
bestellende Entbergen), n'est-elle pas un foire (Tun) simplement
humain2 » . I..:homme est constitué, rassemblé dans cette commis­
sion provocante. Comment nommer ce qui rassemble ainsi
l'homme ? Recourant auge- rassemblant qui opère dans « Gebirg »
(montagne) ou « Gemüt » (cœur, « zumute ist », « les modes de
notre humeur »), Heidegger nomme « Ge-stel! » ce rassemblement
qui provoque et rassemble l'homme en l'appelant, l'interpellant
pour commettre comme fonds ce qui s'é-berge.
Arbitraire, bizarrerie ? Exemple de l'eidos de Platon3• Frayage
pratique langue.
Ce « Ge-stell » qui régit l'essence de la technique moderne n'est
pas en lui-même technique.
Le « Ge-stel! », l'« arraisonnement . . . » comme provocation,
garde un rapport au « Stellen » de « Her-stellen » et « Dar-stellen »>
(placer debout, devant, fabriquer et exposer : érection - statue).

Dans ce « Ge-stel/ », écrit Heidegger, se produit (ereignet sich)


l'é-bergé (Unverborgenheit) conformément auquel le travail de la
technique moderne dé-cèle, é-berge le réel (Wirkliches) comme

1 . M. Heidegger, '' Die Frage nach der Technik "• dans Vclrtnïge undAufiiitze,
op. cit., p. 22 (<< La question de la technique >>, dans Essais et conférences, op.
cit., p. 25).
2. « Ainsi la technique moderne, en tant que dévoilement qui commet,
n'est-elle pas un acte purement humain. •> (M. Heidegger, « La question de la
technique », dans Essais et conférences, op. cit., p. 25 sq. - c'est J. Derrida qui
souligne.)
3. Ibid., p. 27.

171
1héorie etpratique

fonds. Mais ce dé-cèlement, ce dé-cryptage [sortie hors de la ca­


chette) n'est ni un acte humain ni un moyen, un instrument au
service de l'homme1•

La conception instrumentale dont nous avons longuement


parlé au début de cette lecture devient totalement caduque.
Ge-stell : Schicken (destiner, envoyer) : Ge-schick (destin, en­
voi) : liberté (non ordonnée à volonté, à la causalité du vouloir
humain).
Liberté : unie par la parenté la plus proche à vérité co mme
mouvement de voile :

La liberté est ce qui cache en éclairant (Jas lichtend Verbergende)


et dans la clarté (Lichtung) de laquelle flotte ce voile (Schleier) qui
voile (verhüllt) das Wesende de toute vérité et fait apparaître le voile
comme ce qui cache ou voile {den Schleier ais den verhüllenden
erscheinen lajftf.

(« La double séance » et question du styl& . . .)


Rapport avec psychanalyse : peu t-elle éclairer ce voile ou au
contraire ? (commenter long uement) .
Dans l'élément libre (en ce sens de « destin » ) , le rapport à
l'essence de la technique ne peut être ni une contrainte préci­
pitant tête baissée vers la technique, ni une fuite comme d'un
<< Teufelswerk >J, d'une« œuvre diabolique » (rappor t au diabolique
dans Au-delà. . . - l'an dernier. SK4).

l . « Dans l'Arraisonnement se produit (ereignet sich) cette non-occulta­


tion, conformément à laquelle le travail de la technique moderne dévoile le
réel comme fonds. Aussi n'est-elle ni un acte humain ni encore moins un
simple moyen inhérent à un pareil acte. » (M. Heidegger, " La question de la
technique �. dans Essais et conférences, op. cit., p. 28.)
2. «La vérité est ce quicache en éclairant et dans la clarté de laquelle flotte
ce voile qui cache l'être profond (das Wesende) de toute vérité et fait apparaître
le voile comme ce qui cache. » (Ibid., p. 34.)
3. J. Derrida, " La double séance », La Dissémination, op. cit., et Éperons.
Les styûs de Nietzsche, Paris, Flammarion, 1978.
4. J. Derrida, • Spéculer-sur Freud "• !.a Campostaû. D�Socrate à Freud
et art-delà, Paris, Flammarion, 1980. .. SK "• initiales de S0ren Kierkegaard et
de Sarah Kofman.

172
Neuvième séance

Pas de diable mais danger, « Gefohr » : technique moderne : ni


dangereuse1 ni démonique - « Es gibt keine Ddmonie », << Il n'y a
rien de démonique2 >> - mais : « secret de son essence » (Geheimnis
ihres 'Wésens). « Nous pensons Ge-stell au sens de Geschick et de
Gefohr. »
Quelle est la menace de ce danger qui appartient proprement
au destin de la liberté ? Quel est le danger du « Ge-stell » en tant
qu'il est, et cache, l'essence de la technique moderne ?
Ce danger, cette menace ne vient pas des machines ou des
appareils - autrement dit des choses techniques. La menace vient
de l'essence de la technique, du « Ge-stell », de l'arraisonnement
« co-érecteur ». Co-érection : correction : je propose de traduire
« Ge-stell »
par correction, non pas ce qui rassemble un double
bander, mais ce qui rassemble l'« érection » (Aujstellung) en elle­
même - voir Lacoue-Labarthe3•
La menace vient de la correction en tant qu'elle menace l'être
de l'homme. La« menace propre » (die eigentliche Bedrohung) vient
du « Ge-stell », de la correction, de ce que la « maîtrise du Ge-stell »
(Herrschaft des Ge-stells) menace l'homme de « la possibilité que
lui soit refusé {versagt sein konnte) de revenir à un é-bergement
plus originaire (in ein ursprünglicheres Entbergen einzukehren) et
d'éprouver ainsi l'appel (Zuspruch) d'une vérité plus initiale (eine
anfonglichere Wahrheit zu erfahrenj4 ».
Commenter longuement. Pourquoi j'ai traduit « Ent-bergen »
par « é-bergement » (« retour » : « einkehren »). « Ge-stel! », correc­
tion, menace le retour à << dé-voilement plus originel ».

1 . C'est le « Ge-schick "' le destin ou l'envoi, qui est dangereux, non la


technique, précise Heidegger.
2. M. Heidegger, «Die Frage nachder 'fltchnik », dans Vtirtr.:ïge undAufidtze,
op. cit., p. 31 sq. (« La question de la rechnique », dans Essais et conférences, op.
cit., p. 37).
3. Philippe Lacoue-Labarthe, « Typographie », dans Mimésis- des articu­
lations, Paris, Flammarion, 1975.
4. « La menace véritable a déjà atteint l'homme dans son être. Le règne de
l'Arraisonnement nous menace de l'éventualité qu'à l'homme puisse être refusé
de revenir à un dévoilement plus originel et d'entendre ainsi l'appel d'une vérité
plus initiale. » (M. Heidegger, << La question de la technique », dans Essais et
confénmces, op. cit. , p. 37 sq.)

173
7hiorie etpratiq�

Rapport à la psychanalyse (commenter).


Danger : le sauf, le salut (sauve qui peut). « "WO aber Gefohr ist,
wachst 1 rias Rettende auch1• » (Holderlin.)
Que veut dire « sauf », « sauver » ?

Habituellement nous pensons que "sauver" veut dire saisir à


temps ce qui est menacé de destruction et le mettre en sûreté dans
son Fortbestehen antérieur. Mais « sauver » {retten) veut dire davan­
tage : conduire [tinholen : aller à la rencontre, aller chercher] dans
l essence (ins �sen), afin de porter celle-ci à son apparaître propre
'

(um so das �sen erst zu seinem eigentlichen Scheinen zu bringenJ.

J'insiste sur propre, le propre apparaître de l'essence : sauf :


propre : sauf conduit vers le propre, etc.
(Commenter longuement (rapport à la psychanalyse) avec
suite du texte en main - passages soulignés.)

l . Vers cités par Heidegger dans « La question de la technique » : « Mais,


là où i1 y a danger, là aussi 1 croit ce qui sauve » (dans Essais et conformees, op.
cit., p. 38).
2. • Nous sommes habitués à penser que ce mot veut dire simplement :
saisir encore à temps ce qui esr menacé de destruction, pour le mettre en sûreté
dans sa permanence antérieure. Mais "sauver" veut dire davantage. "Sauver"
es t :reconduire dans l'essence, afin de faue apparaître celle-ci, pour la première
fois , de la façon qui lui est propre. • (Ibid., wc. cit.}

174
Table

Note du responsable de la publication.......................................... 9

PREMIÈRE SÉANCE ..................................................................... 13

DEUXIÈME SÉANCE.................................................................... 35

TROISlÈME SÉANCE............................ ........................................ 61

QUATRIÈME StANCE . .. .. ..... .. .. .... ... .. . .. . .. .. .. .. .. .. .. .. ..... .. . . ... ...... .. . .. 81

CINQUIÈME SÉANCE .................................................................. l 0l

SIXIÈME SÉANCE........................................................................ 121

SEPTIÈME SÉANCE ............................................................ . . . . . . . . . 139

HUITIÈME SÉANCE .................................................................... 151

NEUVIÈME SÉANCE.................................................................... 165

175
DU MÊME AUTEUR

Aux Éditions Galilée

l.:ARCHÉOLOGIE DU FRIVOLE (Introduction à L'Essai sur l'origine des connaissances


humaines, de Condillac), 1973.
GLAS, 1974.
<< ÜCELLE COMME PAS UN »,préface à !.:ENFANT AU CHIEN-ASSIS, de}os Joliet, 1980.
D'uN TON APOCALYPTIQUE ADOPTÉ NAGUÈRE EN PHILOSOPHIE, 1983; rééd., 2005.
ÜTOBIOGRAPHIES. L'enseignement ck Nietzsche et la politique du nom propre, 1984 ;
rééd., 2005.
SCHIBBOLETH- Pour Paul Celan, 1986 ; nouv. éd. augmenrée, 2003.
PARAGES, 1986.
ULYSSE GRAMOPHONE. Deux mots pour]IJ)'ce, 1987.
DE L'ESPRIT. Heickgger et la questibn, 1987.
PSYCHÉ. Inventions ck l'autre, 1987.
MÉMOIRES - Pou1· Paul ck Man, 1988.
LIMITED lNC., 1990.
!.:ARCHÉOLOGIE DU FRIVOLE, 1990.
DU DROIT À LA PHILOSOPHIE, 1990.
DONNER LE TEMPS 1. Lafausse monnaie, 1991.
POINTS DE SUSPENSION. Entretiens, 1992.
PASSIONS, 1993.
SAUF LE NOM, 1993.
KHÔRA, 1993.
SPECTRES DE MARX. Z:État ck la dette, le travail du ckuil et la nouvelle Internationale,
1993.
POLITIQUES DE L'AMITIÉ suivi de LÜREILLE DE HEIDEGGER, 1994.
FORCE DE LOI. Le « Fonckment mystique de l'autorité », 1994 ; rééd., 2005.
MAL D'ARCHIVE. Une impressionfreudienne, 1995.
APORIES. Mourir- s'attendre aux • limites de la vérité », 1996.
RÉSISTANCES - tU fa psychanalyse, 1996.
LE MONOLINGUISME DE L'AUTRE - ou Laprothèse d'origine, 1996.
ÉCHOGRAPHIES - ck la télévision (enrretiens filmés avec Bernard Stiegler), 1996.
COSMOPOLITES DE TOUS LES PAYS, ENCORE UN EFFORT !, 1997.
ADIEU à Emmanuel Lévinas, 1997.
DEMEURE- Maurice Blanchot, 1998.
PSYCHÉ. Inventions ck l'autre, t. !, nouv. éd. augmentée, 1998.
VOILES, avec Hélène Cncous, 1998.
«LANIMAL QUE DONC JE SUIS », dans [ANIMAL AUTOBiOGRAPHIQUE. Autour de
Jacques Derrida, M.-L. Mallet (dir.), 1999.
DONNER LA MORT, 1999.
LE TOUCHER, jean-Luc Nancy, 2000.
ÉTATS D'ÂME DE LA PSYCHANALYSE. L'impossible au-cklà d'une souvemine cruauté, 2000.
TOURNER LES MOTS. Au bord d'un film, avec Safaa Fathy, Galilée/Arce Éditions, 2000.
LA CONNAISSANCE DES TEXTES. Lecture d'un manuscrit illisible, avec Simon Hanta ï
et Jean-Luc Nancy, 200l.
DE QUOI DEMAIN .. . Diawgue, avec Élisabeth Roudinesco, Fayard/Galilée, 2001.
l.:UN!VERSITÉ SANS CONDITION, 2001.
PAPIER MACHINE. Le ruban de machine à crire
é et autres réponses, 200l .
ARTAUD LE MOMA. Interjections d'appel, 2002.
FICHUS. Discours de Francfort, 2002.
H. C. POUR LA VIE, c'EST À DIRE... , 2002.
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VOYOUS. Deux essais sur la raison, 2003 .
« ABRAHAM, L'AUTRE », dans JuDÉITÉS. Questions pour jacques Derrida, J. Cohen et
R. Zagury-Orly (dir.), 2003.
GENÈSES, GÉNÉALOGIES, GENRES ET LE GÉNIE. Les secrets de l'archive, 2003.
PSYCHÉ. Inventions de l'autre, t. II, nouv. éd. augmentée, 2003.
PARAGES, nouv. éd. augmentée, 2003.
CHAQUE FOIS UNIQUE, LA FIN DU MONDE, présenté par P.-A. Brault et M. Naas, 2003.
BÉUERS. Le dialogue ininterrompu : entre deux infinis, lepoème, 2003.
LE « CONCEPT » DU 1 1 SEPTEMBRE. Diawgues à New York (octobre-décembt·e 2001),
avec Jürgen Habermas, présentés et commentés par Giovanna Borradori, 2004.
« LE LIEU DIT : STRASBOURG », dans PENSER À STRASBOURG, GaliléeNilJe de
Strasbourg, 2004.
<< L A stTE ET LE SOUVERAIN », dans LA DÉMOCRATIE À VENIR, M.-L. Mallet (dir.),
2004.
APPRENDRE À VIVRE ENFIN. Entretien avecjean Birnbaum, Galilée/Le Monde, 2005.
LANIMAL QUE DONC JE SUIS, M.-L. Mallet (éd.), 2006.
SÉMINAIRELA B�TE ETLE SOUVERAIN. Volume 1(2001-2002), M. Lisse, M.-L. Mallet
et G. Michaud (éds), 2008.
DEMEURE, ATHÈNES, photographies de Jean-François Bonhomme, 2009.
SÉMINAIRE L ABÊTE ETLE SOUVERAIN. VolumeII (2002-2003), M. Lisse, M.-L. Mallet
et G. Michaud (éds), 2010.
POLITIQUE ET AMITIÉ. Entretiens avec Michael Sprinker autour de Marx et d'Althusser,
2011.
HISTOIRE DU MENSONGE. Proligomènes, 201 1.
LES YEUX DE LA LANGUE. Le volcan, l'abîme, 2011.
PARDONNER. L'impardonnable et l'imprescriptible, 2012.
SÉMINAIRE L A PEINE DB MORT. Volume 1 (1999-2000), G. Bennington, M. Crépon
et Th. Dutoit (éds), 2012.
HEIDEGGER : LA QUESTION DE L'ÎhRE ET L'HISTOIRE. Cours de l'ENS-Ulm (1964-
1965), 2013.
LE DBRNIBR DES JUIFS, 2014.
SÉMINAIRE LA PEINE DE MORT, Volume Il (2000-2001), G. Benningron et M. Crépon
(éds), 2015.
SURTOUT, PAS DE JOURNALISTES, 2016.
LE PARJURE, PEUT-ÊTRE. « Brusques sautes de syntaxe », 2017.
THÉORIE ET PRATIQUE, A Garcia-Düttmann (éd.), 2017.
DANS lA M:ËME COLLECTION

Jacques Derrida Alexander Garda-Dünmann


Glas La Parole donnée

Élisabeth de Fontenay Sarah Kofman


Üs Figuresjuives tk Marx Socrate(s)

Sarah Kofman Paul de Man


Camera obscura ALlé
gories tk la lecture

Jean-Luc Nancy Marc Froment-Meurice


Solitutkr
La Remarque spéculative
Sarah K.ofman
Sarah K.ofman
Séductions
Quatrr Romans analytiques
Jacques Derrida
Philippe Lacoue-Labarthe
Limited!ne
L'lmitation tks Motkrnes
Philippe Lacoue-Labarthe
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Jean-Luc Nancy
Parages
ù Titrr tk la lettre
Jacques Derrida Jacques Derrida
Schibboleth - Pour L'Archéologie dufrivole
Paul Celan
Gérard Grane!
Jean-François Lyotard Écrits logiques ttpo/jtzques
L'Enthousiasme
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Éliane Escoubas Extase tk la raison
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Jacques Derrida Du droit à la philosophie
Ulysse gramophone
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Jacques Derrida Unepenséefinie
De l'Esprit Daniel Payot
Jacques Derrida Anarhronies tk l'œuvrr d'art
Psyché Geoffrey Benningron
Jacques Derrida Dudding, tks noms de Rowseau
Mémoires- Pour Paul Jean-François Lyocard
tkMan Leçom sttr l'analytiqtu du mbbme

Jean-Luc Nancy Jacqu� Derrida


L'Expérience tk la liberté Donner le temps
Peggy Kamuf Sarah Kofman
Signatures L1mposture de la beauté

Marc Froment-Meurice Jacques Derrida


La Chose même Résistances

Sylviane Agacinski Jean-Luc Nancy


Volume Être singulier pluriel

Sarah Kofman Bernard Stiegler


Explosion 1 La Technique et le Temps II

Jacques Derrida Marc Froment-Meurice


Points de suspension C'est-à-dire

Sarah Kofman Sylviane Agacinski


Explosion II Critique de l'égocentrisme

Jean-Luc Nancy Werner Harnacher


Le Sens du monde Pieroma

Jacques Derrida Collectif


Spectres de Marx Passions de la littérature

Bernard Stiegler Étienne Balibar


La Technique et le Temps I La Crainte des masses

Collectif Daniel Payot


Le Passage desfrontières Effigies

Jean-Luc Nancy Jacques Derrida


Les Muses Psyché 1

Jacques Derrida David Wills


Politiques de l'amitié Prothèse I

Jacques Derrida Michel Lisse


Force de loi L'Expérience de la lecture I

Rodolphe Gasché David Wîlls


Le Tain du miroir Prothèse II

Jacques Rancière Collectif


La Mésentente L'Animal autobiographique

Daniel Giovannangeli Ann Van Sevenant


La Passion de l'origine Écrire à la lumière

Gérard Granel Jean-Pierre Moussaron


Études Limites des Beaux-Arts 1
Geoffrey Bennington Jean-Luc Nancy
Frontières kantiennes A l'écoute

Serge Marge! Serge Marge!


Logique de la nature Destin et liberté

Michel Deguy Marc Froment-Meurice


La Raison poétique Incitations

Collectif Jacques Derrida


Hélène Cixous, croisées d'une œuvre voyous

Jean-Luc Nancy Collectif


La Pensée dérobée judéités

Jacques Rancière Jacques Derrida


L'Inconscient esthétique Psyché II
Michel Lisse Jacques Derrida
L'Expérience de la lecture II Parages (nouv. éd.)
Max Loreau Jacques Derrida
Genèses Chaquefois unique, lajin du monde

Jacques Derrida Jacques Derrida


Papier Machine Béliers

Bernard Stiegler Jean-Luc Nancy


La Technique et le Temps III Chroniques philosophiques

Jean-Luc Nancy Jacques Derrida


La Communauté affrontée Jürgen Habermas
Le " concept" du Il septembre
Jean-Luc Nancy
La Création du monde François Raffoul
ou la mondialisation À chaquefois mien

Philippe Lacoue-Labarrhe Marc Crépon


Poétique de L'histoire Terreur et Poésie

Jacques Derrida Collectif


Fichus Sem en tous sem

Marie-Louise Mallet Jacques Rancière


La Musique en respect Malaise dam l'esthétique

Jean-Pierre Moussaron Serge Marge!


Limites des Beaux-Arts II Corps et âme

Philippe Lacoue-Labarthe Collectif


Heidegger - La politique dupoème La Démocratie à venir
Jacques Derrida Jacques Derrida
App rendre à vivre enfin Séminaire
Entretien avec jean Birnbaum La bite et le souverain
Volume I (2001-2002)
Serge Marge!
Superstition Collectif
Derrida d'ici, Derrida de là
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Langues sans demeure Catherine Malabou
Changer de différence
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La Décwsion (Dtconstruction joseph Cohen
du christianisme !) Alternances
de La métaphysique
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Le Spectrejuifde Hegel Jacques Derrida
Séminaire
Jacques Derrida
La bête et le souverain
L'animalque doncje suis
Volume II (2002-2003)
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tk la philosophie
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V
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i
Séminaire
Jacques Derrida Ùl peine tÛ mort
Lts Ytux tk Ût langue Volume II (2000-2001)
Jacques Derrida Jean-Luc Nancy
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L'Équivalence tks catastrophes Surtout, pas tÛjournalistes !
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Saeculum Des Univmtls
Jacques Derrida Jean-Luc Nancy
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Ùl p(int de mort
Volume I (1999-2000) Jacques Derrida
Leparjure, peut-;ere
Jacques Derrida
Heitkgger : Ût question Jacques Derrida
de l'Etre et I'HiJtoire 7héorit etpratique
CET OUVRAGE A ÉTÉ
ACHEvt. D'IMPRIMER POUR LE
COMPTE DES :ËDITIONS GALILËE
EN MARS 2017 PAR
L'IMPRIMERIE FLOCH
À MAYENNE
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DÉPÔT lÉGAL : MARS 2017
NUM:ËRO D':ËDITION : 1087

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