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Pour citer cet article :

Philippe Séguin,
" La poétique d’Edgar Allan Poe ",
Alliage, n°57-58 - Juillet 2006, ,
mis en ligne le 02 août 2012.
URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3551

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La poétique d’Edgar Allan Poe
De la beauté comme aspiration romantique à la beauté de la
cohérence logique.
Philippe Séguin
Enseigne l’allemand au lycée Marquette de Pont-à-Mousson. Il est
titulaire d’un doctorat d’histoire des sciences, université de
Ratisbonne (Allemage). Dernières publications : Oublis et
résurgence en poésie, ss la dir. De Sylvie Grimm-Hannen & Philippe
Séguin (Presses universitaires de Nancy, 2005)
fr
126-136

Introduction
Ours is a world of words.
Al Aaraaf, vers 128.
Il est des poètes qui naissent tout armés : on pense à Rimbaud, à Hofmannstahl, qui, à
peine sortis de l’adolescence, brillent déjà de tous leurs feux. D’autres, comme Rilke,
commencent par être de « fort mauvais poètes », pour reprendre l’expression de Cendrars
dans la Prose du transsibérien. Edgar Poe (1809-1849) est de ceux-là. En mai 1929, il déclare
à son éditeur qu’il est irrévocablement un poète, alors qu’il est encore un simple épigone des
grands romantiques anglais. C’est pourtant bien à cette époque que démarre vraiment sa
carrière poétique : il informe John Allan, son riche père adoptif qui va bientôt le déshériter,
que Byron n’est plus son modèle depuis longtemps. Il exagère, bien sûr, il ne l’a ni totalement
abandonné, ni depuis longtemps. Mais un changement significatif se fait jour dans ses
balbutiements poétiques.
Son premier recueil, Tamerlane (1827), pouvait passer pour la traduction en vers, sur un
ton de confession et de lamentation, d’une expérience vécue par l’auteur lui-même. Mais deux
ans plus tard, il écrit que c’est la beauté qui est l’objet de la poésie et le poète qu’il prétend
être se doit de la vénérer, de l’adorer. Et en effet, dans Al Aaraaf, le poème qui donne son nom
au deuxième recueil (1829), le poète disparaît en tant que personne pour laisser place à une
réflexion sur la beauté.
Toute sa courte existence, à travers les pires épreuves, Poe resta fidèle à cette idée, mais à
force de travail et de réflexion, il en fit quelque chose d’entièrement personnel et de tout à fait
nouveau. La beauté, comme idéal poétique, issu de la tradition romantique et opposé à la
science, devint chez lui, au terme d’un combat long et épuisant auquel il ne survécut pas, un
curieux mélange de travail humain et d’inspiration divine, dont le caractère fondamental, la
« consistency », n’est pas sans rappeler la cohérence logique, la consistance caractéristique de
tout système formel axiomatisé. La lecture d’Eureka, son œuvre ultime, celle qui aurait dû
devenir son opus magnum, donne l’impression que tout l’effort poétique d’Edgar Poe a fini
par déboucher sur cette notion. Nous allons donc tenter de reconstruire le cheminement
douloureux de la réflexion poétique de Poe vers ce concept de consistance que l’on peut tenir
pour le point d’aboutissement de toute son œuvre.

Al Aaraaf : le ciel de la connaissance et la beauté comme


purgatoire.
Alors que la science est absente du premier recueil de Poe, elle sert d’introduction à celui
de 1829. Poe fait précéder Al Aaraaf d’un sonnet qui nous donne, pour ainsi dire, le ton du
recueil:

1
Sonnet — To Science
Science! true daughter of Old Time thou art!
Who alterest all things with thy peering eyes.
Why preyest thou thus upon the poet’s heart,
Vulture, whose wings are dull realities?
How should he love thee? Or how deem thee wise,
Who wouldst not leave him in his wandering
To seek for treasure in the jewelled skies,
Albeit he soared with an undaunted wing?
Hast thou not dragged Diana from her car,
And driven the Hamadryad from the wood
To seek a shelter in some happier star?
Hast thou not torn the Naiad from her flood,
The elfin from the green grass, and from me
The summer dream beneath the tamarind tree ?1
Le sujet est traité de manière convenue. Comme dans Lamia de Keats (1819), que Poe ne
semble pas avoir connu à cette époque, la science est accusée de désenchanter le monde. Ce
poème serait sans grande importance en soi si Poe n’y empruntait une voie différente de l’une
de ses sources, Bernardin de Saint-Pierre. Dans les Etudes de la nature de ce dernier, on
ignore ce qu’il advient des naïades et des hamadryades. Poe esquisse une réponse (vers 11)
qu’il développe dans un poème peu connu, long et difficile, que n’a pas traduit Mallarmé, Al
Aaraaf.
Al Aaraaf tient son nom du purgatoire dans la religion musulmane. Poe en fait un astre
situé quelque part entre la Terre et le Ciel, où naquit l’« Idée de Beauté » (vers 32). C’est là
probablement qu’ont pu se réfugier les créatures repoussées par la science, et non au ciel, le
séjour de la connaissance pure et réservé à Dieu. La créature n’y a pas accès. Les poètes, ceux
qui en général aspirent à la beauté, peuvent accéder à Al Aaraaf, mais seulement après la
mort. La mort ouvre la porte au règne de la beauté, si la créature ne vit pas dans le péché, ce
qui signifie deux choses : d’une part, il ne faut pas chercher la connaissance par le biais de la
science, comme si la science, d’origine humaine, était commensurable à la connaissance
divine ; d’autre part, il ne faut pas se laisser aller à confondre l’amour humain avec l’amour
de la créature envers Dieu. Un troisième péché consisterait peut-être (le texte n’est pas très
clair) à penser que ce sont les phénomènes de la nature qui nous donneraient accès au divin,
alors que c’est le privilège de l’âme exaltée.
De l’avis général, Al Aaraaf n’est pas un bon poème et la lecture en est malaisée, mais il
joue un rôle fondamental dans l’itinéraire poétique de son auteur, puisqu’il pose, très tôt, des
1
.Science, tu es la vraie fille du vieux temps,
qui changes toutes choses par ton œil scrutateur.
Pourquoi fais-tu ta proie ainsi du cœur du poète,
Vautour dont les ailes sont de ternes réalités ?

Comment t’aimerait-il ? ou te jugerait-il sage,


toi qui ne le laisserais point, dans la promenade de ton vol,
chercher un trésor dans les cieux pleins de joyaux,
encore qu’il y soit monté d’une aile indomptée.

N’as-tu pas arraché Diane à son char ?


et chassé du bois l’Hamadryade
qui cherche un refuge dans quelque plus heureux astre ?

N’as-tu pas banni de son flot la Naïade,


du gazon vert, l’Elfe
et moi des rêves d’été sous le tamarin. (Traduction de Mallarmé)

2
questions qui ne cesseront plus d’occuper Poe jusqu’à sa mort : quel est le rapport de
l’homme à la vérité, c’est-à-dire à la science, dont il est l’auteur, et à la connaissance, apanage
de Dieu ? Y a-t-il un point de rencontre entre les deux ? Ou, pour reprendre les termes de Poe,
qu’en est-il des pauvres humains qui ont rêvé pour l’infinité de Dieu un modèle à leur image ?
(vers 106-107) Quel rôle doit jouer le poète, et quelle est la relation entre la beauté et la
vérité ?
La réponse, provisoire, Poe la donne dans le recueil suivant, paru en 1831. Le titre en est
tout simplement Poems et la page de garde porte cet étrange exergue : « Tout le monde a
raison. Rochefoucault ». Le poème introductif compte parmi les meilleurs d’Edgar Poe et est
certainement son premier vraiment réussi : To Helen. En 1845, James Russell Lowell fit
notamment l’éloge de sa « symétrie » et de sa « mélodie ». Poe fait précéder ce choix de
poèmes (les trois derniers sont le Sonnet à la science, Al Aaraaf et Tamerlane) d’un court
essai, la Lettre à B---, où il affirme :
« Un poème, selon moi, s’oppose à une œuvre scientifique en ce qu’il a pour
objet immédiat le plaisir et non la vérité. »
En cela, il reprend presque mot pour mot une réflexion de Coleridge dans sa Biographia
Literaria. Un peu plus loin, il ajoute :
« La musique, lorsqu’elle est alliée [combined] à une idée agréable, est la
poésie. »
La vérité n’est pas complètement exclue du poème, mais elle ne doit pas figurer en
première place. Néanmoins, Al Aaraaf et, dans une moindre mesure, Israfel, deuxième poème
du recueil de 1831, sont des poèmes didactiques.
Poe a vingt-deux ans quand il fait paraître Poems. Il vient de démissionner de l’académie
militaire de West Point, dont il ne supporte pas la discipline, ses relations avec son père
adoptif sont au plus bas. De 1831 à 1849, l’année de sa mort, Poe vivra en forçat des lettres,
dans une extrême pauvreté. Sa mort fut certes accidentelle, mais à vrai dire, Poe, à quarante
ans, était réellement parvenu au bout de ses forces. Celui qui, en 1829, avait déclaré être
irrévocablement un poète et qui, jusqu’en 1831, semblait opposer radicalement la poésie et la
vérité, dut se faire « journaliste et critique »2 et devint un champion de la lutte pour et par la
vérité, dans une œuvre en prose constituée d’innombrables critiques et comptes rendus ainsi
que des contes que l’on connaît. De 1831 à 1844, il ne publia que onze poèmes, dont certains
mineurs.

E.A. Poe journaliste et critique : vers l’ingénieur littéraire


C’est en 1832 que Poe fait paraître son premier conte, Metzengerstein, alors qu’il est
définitivement obligé de publier dans des revues et des journaux, pour des cachets ridicules,
afin d’assurer la survie de sa petite famille, composée de sa tante, de sa cousine et future
femme, et de lui-même. Il n’est alors plus question d’inspiration divine, Poe fait de la
littérature à la mode, il parodie, il tente de plaire. Ainsi, Metzengerstein s’inscrit-il nettement
dans la tradition des contes gothiques, fort appréciés à cette époque, Manuscrit trouvé dans
une bouteille, paru en 1833, traitant du thème très populaire du pôle Sud, qui n’était pas
encore découvert. Il franchit un grand pas en 1835, lorsqu’il devient rédacteur du Southern
Literary Messenger, édité dans sa ville de Richmond, et entame une carrière de critique
propre à le rendre à la fois célèbre et honni dans les milieux littéraires des États-Unis. En
1936, paraît son premier compte rendu, qui traite de deux poètes américains en vogue, J.R.
Drake et F.G. Halleck.
C’est là que, pour la première fois il se place sous l’autorité de Shelley, et définit la poésie
comme « la faculté d’Idéalité », « l’instinct que Dieu a donné à l’homme pour s’assurer son

2
. Je reprends l’expression du livre de Claude Richard, Edgar Allan Poe, journaliste et critique. Cf.
bibliographie.

3
adoration. » Il y reprend aussi une idée déjà présente dans le Manuscrit et dans Al Aaraaf : la
véritable connaissance n’est accessible qu’après la mort. On se rend compte alors que Poe
était sans doute déjà sous l’influence de Shelley lorsqu’il écrivait Al Aaraaf, mais qu’il avait
peut-être tenté de s’y soustraire en forgeant une mythologie personnelle, une sorte de poème
cosmique. En 1836, Poe n’est plus tenté par ce genre d’aventure, d’ailleurs il n’écrit presque
plus de poèmes : cinq entre 1831 et 1836. Il préfère publier un essai sur le joueur d’échecs de
Johann N. Maelzel alors en tournée triomphale aux États-Unis. Il prend de toute évidence un
grand plaisir à analyser le modus operandi du prétendu automate et démontre
méthodiquement (« step by step » écrira-t-il plus tard) et avec succès que cette machine n’en
est pas une mais qu’il s’y cache un véritable joueur d’échecs en chair et en os.
Quatre ans plus tard, entre-temps au service d’une autre revue, Poe fait paraître un article
sur le poème Alciphron de Thomas Moore, où il se réfère de nouveau à Shelley, auquel il
restera fidèle jusqu’au bout. Mais un élément nouveau apparaît. Il reprend les idées exprimées
par Coleridge dans sa Biographia Literaria, en les simplifiant : « La fantaisie [fancy]
combine, l’imagination crée », écrit-il, mais contrairement à Coleridge il semble réévaluer la
« fancy » puisque, d’après lui, l’homme ne crée pas. La création est réservée au divin. À cette
époque, son imagination poétique semble décidément tarie. Quatre poèmes paraissent entre
1836 et 1840 (dont un étrange sonnet, Silence, qui compte quinze vers au lieu des quatorze
réglementaires), mais aucun ni en 1841 ni en 1842, année où il publie un compte rendu des
ballades de Henry W.Longfellow. Or, dans l’intervalle, Poe a écrit de nombreux contes et
récits, toujours pour la presse à plus ou moins grand tirage. Un roman, Les Aventures d’Arthur
Gordon Pym de Nantucket (1537-1838), et le conte Une descente dans le Maelström (1841)
marquent une nouvelle étape dans l’écriture de Poe.
Ces deux œuvres ont en commun que leurs héros, qui parlent à la première personne pour
augmenter le suspens, doivent leur survie à leur capacité de réflexion. Les personnages qui ne
pensent pas doivent périr, mais eux, dont l’esprit se remet en marche au moment décisif, sont
sauvés. En 1843, paraît Le Puits et le pendule, où le narrateur semble condamné à mourir
déchiqueté par le pendule, mais parvient à surmonter sa peur et recommence à penser, c’est-à-
dire à combiner tous les éléments pouvant contribuer à son salut :
« Pour la première fois depuis bien des heures, depuis des jours peut-être, je
pensai. »
En effet :
« Même dans le tombeau, tout n’est pas perdu. Autrement, il n’y aurait pas
d’immortalité pour l’homme. »
Pensée et immortalité sont donc liées. On peut y voir un écho aux idées de Poe sur la
poésie. En effet, dans la critique de Longfellow, Poe insiste sur ce qu’il y a de divin dans la
vocation du poète : la poésie est une réponse à une soif de beauté surnaturelle, qui caractérise
l’essence immortelle de la nature humaine, mais elle ne doit pas se contenter de dupliquer la
création divine. Cependant, on sent que Poe hésite, et il ne lui faudra pas moins de quatre
termes pour parvenir enfin à qualifier la poésie de « création ». Il recourt de nouveau à la
notion de « combinaison » : le poète doit tenter d’étancher sa soif de beauté par « de nouvelles
combinaisons », et énonce la définition suivante :
« De tout cela nous pouvons déduire que la nouveauté, l’originalité, l’invention,
l’imagination, ou enfin la création de la BEAUTÉ (ces mots, tels que nous les
employons, sont synonymes) constituent l’essence de toute Poésie. »
C’est dans ce contexte que, pour la première fois, Poe fait allusion à Keats, et l’on pense
bien sûr à l’Ode sur une urne grecque, où celui-ci assimile la beauté à la vérité, et vice-versa.
Mais à vrai dire, Poe déclare justement dans cette critique que la poésie et la vérité sont
ennemies comme l’eau et l’huile. En effet, il reproche à Longfellow son didactisme, c’est-à-
dire de mettre la poésie au service d’une vérité. Or, pour Poe, la vérité peut être au service de

4
la poésie, mais non l’inverse. L’objet premier de la poésie, c’est la Beauté, qu’il écrit toujours
avec un grand B.
Parallèlement, Poe invente un nouveau genre de littérature, l’énigme policière, avec
Double Assassinat dans la rue Morgue (1841), Le Mystère de Marie Roget (1842), et La
Lettre volée (1844). Or, si Dupin, le héros, arrive précisément à démêler tous les fils de
l’intrigue, c’est parce qu’il est à la fois poète et mathématicien. S’il était uniquement
mathématicien ou bien poète, il n’y parviendrait pas. Il semble que Poe assimile les
mathématiques à une méthode s’appliquant à des vérités finies, tandis que l’imagination
poétique se rapporterait à l’infini, de sorte que le mariage des deux rend invincible leur
dépositaire. À cette époque, presque toute l’imagination créatrice de Poe est investie dans
l’écriture des contes, dont il vit, mais toutes les fois qu’il écrit sur la poésie, il la place bien
au-dessus de toutes les œuvres en prose. Cependant, non seulement sa production poétique est
maigre, mais elle va à l’encontre des goûts du public américain.
Ses deux derniers poèmes, The Conqueror Worm (1843) et Dream-Land le bien-nommé
(1844), sont des visions de cauchemar. Un vers de ce dernier texte, « Out of space – out of
time », a contribué à lui faire une réputation de poète éthéré, sans rapport avec la vie réelle.
Mais c’est également en 1844 qu’il réussit un énorme canular journalistique : pour appeler
l’attention, peu après son arrivée à New-York, il fait paraître dans le New York Sun la nouvelle
extraordinaire d’une traversée en ballon de l’Atlantique en trois jours. La mystification est si
parfaite que l’on s’arrache l’édition. Six mois plus tard, Poe récidive, mais cette fois avec un
poème, The Raven, Le corbeau (janvier 1845). Lancé avec soin par lui-même et ses amis dans
l’Evening Mirror, et composé dans les règles de l’art journalistique, qu’il maîtrise désormais
parfaitement, le poème connaît un succès fulgurant.
Un an plus tard, il publie une nouvelle mystification, The Philosophy of Composition, que
Baudelaire traduisit La genèse d’un poème, où il prétend expliquer la technique d’écriture de
la poésie. Avec cet essai, il devenait « l’ingénieur littéraire » que Baudelaire admirait tant. Il y
présente le poème à la manière du joueur d’échecs de Maelzel, comme une « combinaison »
de divers éléments, une « machine » dont il se propose de démonter le modus operandi. Il
choisit pour cela Le c orbeau, le plus connu de ses poèmes, et déclare son intention de
« démontrer qu’aucun point de la composition ne peut être attribué au hasard ou
à l’intuition, et que l’ouvrage a marché pas à pas [« step by step »] vers sa solution,
avec la précision et la rigoureuse logique d’un problème mathématique. »
Mais le concept qui nous intéresse n’apparaît pas encore : Poe est l’ingénieur littéraire,
mais il n’est pas arrivé à l’idée de « consistance ».
En cette même année 1846, son ami George Eveleth lui écrit qu’il trouve The Sleeper,
poème moins connu de Poe, supérieur au Corbeau. Non seulement Poe se déclare d’accord
avec lui, mais le félicite de son jugement et ajoute que, sur un million de personnes, aucune ne
serait d’accord avec eux. Le Corbeau est un poème-sensation, fait pour augmenter le tirage
d’un journal et appeler l’attention du public sur l’auteur, ce qui fut réussi. Mais il lui manque
cette part d’imagination qui fait participer le poète du divin.
En 1845, Poe n’avait plus que quelques années à vivre, et, fidèle à son propre « démon de
la perversité », il travaille avec acharnement à se retrouver le plus vite possible au bord du
précipice. C’est ainsi qu’au moment même où il pouvait espérer récolter les fruits du succès
remporté par Le corbeau, il se lança dans un nouveau combat pour la vérité : il partit en
guerre contre Longfellow, qu’il accusait de plagiat. Une série d’articles, publiée de mars à
avril 1845, contribua à braquer contre lui le monde littéraire. À ces déboires, s’ajoutaient la
maladie de son épouse Virginia, qui mourut en 1847, après cinq années de souffrances, ainsi
qu’une série de scandales, à la fois littéraires et privés, que ses ennemis exploitèrent
savamment. Douze poèmes parurent, dont certains sont des œuvres de circonstance. D’autres
sont devenus célèbres, comme The Bells, dont on peut imaginer qu’il a été composé selon son
nouvel art poétique, ou Annabel Lee, paru deux jours après sa mort. Mais finalement, ce n’est

5
pas avec ces poèmes que Poe est devenu le grand poète qu’il rêvait d’être, mais bien avec
cette œuvre étrange, démesurée, et véritablement fascinante, qu’est Eureka, Le poème dont il
attendait le salut définitif, qui n’eut aucun succès en son temps mais lui valut l’admiration de
Baudelaire, de Valéry et de tant d’autres ultérieurement, comme Edward Harrison et Jean-
Pierre Luminet. C’est là qu’il parvint enfin à énoncer cette notion de « consistance » qui nous
intéresse ici.

Eureka et la consistance
« I have no desire to live since I have done Eureka.
I could accomplish nothing more. »
Lettre du 07 juillet 1849 à Maria Clemm
Eureka est une œuvre de la démesure, qui se veut calculée. Poe n’y entreprend rien moins
que la genèse de notre univers, en y intégrant les conquêtes majeures de la science,
notamment, pour ne citer qu’elles, la gravitation de Newton et l’hypothèse de la nébuleuse de
Laplace. En cela, il va au-delà des ambitions d’Al Aaraaf : Eureka est un poème non
seulement cosmique, mais cosmologique. Est-ce un essai ? Une œuvre scientifique ? Un
poème ? Tout à la fois, semble-t-il, puisque, si Poe le qualifie d’essai dans le sous-titre, il le
présente également dans la dédicace comme une « œuvre d’art », un « roman » et même un
« poème ». Cependant, ajoute-t-il,
« c’est simplement comme Poëme [orthographe de Baudelaire] que je désire que
cet ouvrage soit jugé, alors que je ne serai plus. »
Voilà un « simplement » bien étrange pour qui place la poésie au plus haut de l’activité
littéraire. Il est également fort étrange que celui qui voulut bannir la vérité de la poésie
déclare :
« Aux rêveurs et à ceux qui ont mis leur foi dans les rêves comme dans les seules
réalités, — j’offre ce Livre de Vérités, non pas spécialement pour son caractère
véridique, mais à cause de la Beauté qui abonde dans sa Vérité, et qui confirme son
caractère véridique. »
La poésie serait-elle tout à coup le lieu de la vérité ? Et de quelle vérité ? En effet, Poe
prétend s’adresser « à ceux qui sentent plutôt qu’à ceux qui pensent ». D’autre part, il met
clairement la vérité en rapport avec l’éternité, l’immortalité : « Ce que j’avance ici est vrai ;
— donc cela ne peut pas mourir. »
Tout ceci semble non seulement bien mystique, mais surtout didactique, ce qui est pour le
moins surprenant après ce qui fut appelé la « Guerre Longfellow ». En effet, voilà comment
Poe formule son intention :
« Je me suis imposé la tâche de parler de l’Univers Physique, Métaphysique et
Mathématique, — Matériel et Spirituel : de son Essence, de son Origine, de sa
Création, de sa Condition présente, de sa Destinée. »
En outre, fait surprenant pour un poème du milieu du XIX e siècle, le texte est en prose.
S’il ne prétend pas être une démonstration, mais seulement une suggestion (Poe ne reconnaît
pas à l’homme le pouvoir de démontrer), il est malgré tout une longue argumentation tout à
fait raisonnée. En effet, Poe veut aller au-delà de Newton. Il a donc, contrairement à celui-ci,
besoin d’une hypothèse, et ce sera la supposition de la simplicité, donc de l’unité :
« Dans l’Unité Originelle de l’Etre Premier est contenue la Cause Secondaire de
Tous les Etres, ainsi que le Germe de leur inévitable Destruction. »
Il admet de plus un principe, la « Volition divine ». Valéry, fasciné dans sa jeunesse par
Eureka, semble surpris de la présence d’un dieu et se contente de noter : « Il y a un dieu »,
sans plus de commentaires. Cette présence s’éclaire pourtant lorsqu’on replace Eureka dans le
contexte de l’évolution poétique de Poe. Depuis Al Aaraaf, il ne cesse de le répéter : le divin
est le lieu, inaccessible à l’homme, de la connaissance, de la perfection. Dans Eureka, il tente
de dépasser cette insuffisance humaine par un nouveau concept, « consistency », que
Baudelaire traduit tout simplement par « consistance » :

6
« Une parfaite consistance ne peut être qu’une vérité absolue », « symétrie et
consistance sont des termes réciproquement convertibles. »
En effet, Poe considère l’évolution de l’Univers, sa naissance et sa mort, son expansion à
partir d’une sphère originelle jusqu’à la plus grande sphère, et sa contraction, comme
« l’intrigue de Dieu » :
« C’est l’essence poétique de l’Univers, de cet Univers qui, dans la perfection de
sa symétrie, est simplement le plus sublime des poëmes. »
Or, l’homme est dépositaire d’un « instinct analogique, symétrique ou poétique ». Kepler,
par exemple, a deviné ses lois par son instinct poétique, ou plutôt, se corrige Poe, il les a
imaginées. Ces lois sont vraies par leur consistance, que l’on établit, petit à petit, par le
raisonnement, la vérification. Valéry constate que Poe ne définit pas vraiment la consistance,
pourtant, les opinions divergent peu : traducteurs et commentateurs s’accordent pour critiquer
la traduction de Baudelaire et proposer à la place « cohérence logique ». Mais
aujourd’hui , »consistance » a précisément le sens de « cohérence logique » en mathématiques
: quand on dit d’un système axiomatique qu’il est consistant, cela veut dire qu’il est cohérent
logiquement.3
C’est Eveline Pinto qui, dans son essai E.A. Poe et l’art d’inventer, donne la définition la
plus précise et la plus intéressante :
« La consistance, c’est l’ordre, la structure, la perfection interne d’un univers
logique, cosmique, artistique. Ainsi, découvre-t-il [Poe] en l’ordonnance du poème
l’avenue la plus majestueuse pour parvenir à la vérité. » (p. 292)
Effectivement, Poe dit de la théorie de Laplace qu’elle est magnifiquement vraie
(« beautifully true »), et « immensément trop belle pour ne pas contenir la Vérité comme
caractère essentiel » : la beauté implique la vérité, et non l’inverse. D’ailleurs, tout le
poème/essai cosmologique est sous le signe de cette implication, puisque la dédicace
mentionne « la Beauté qui abonde dans sa Vérité, et confirme son caractère véridique »
(« constituting it true »).
La Beauté, c’est-à-dire l’harmonie, est garantie de la vérité, mais la réciproque n’est pas
vraie, et c’est pour cette raison qu’Eureka ne peut, ne doit être qu’un poème. Poe semble prier
qu’on l’excuse quand il prétend désirer que cet ouvrage soit jugé « simplement comme
Poëme » : il n’est pas un scientifique. Mais en réalité, ce repli simulé signifie seulement que
ce qui l’intéresse, ce n’est pas, en premier lieu, les vérités scientifiques, mais la Vérité
poétique, celle qui rend le poète immortel parce qu’elle le fait participer du divin. Cette Vérité
prime sur les vérités des sciences de la nature : sans la vérité/intuition du poète Kepler, les
Newton et Laplace n’existeraient pas. Cependant, pour écrire le poème, le poème définitif de
l’Univers, vérité poétique et vérité scientifique sont indissociables : la poétique de Poe se
nourrit à la fois du travail de l’ingénieur littéraire et d’une dimension romantique et mystique.
Il n’est pas certain que les admirateurs de la méthode de Poe que furent Baudelaire,
Mallarmé et Valéry, aient été conscients que leur maître était parvenu à faire « de son style un
outil », et à « appliquer à la littérature les procédés de la philosophie, et à la philosophie la
méthode de l’algèbre » (Baudelaire, Edgar Allan Poe, sa vie et ses ouvrages) parce qu’il
aspirait profondément au divin.

Conclusion
Nous sommes parvenus au terme de notre enquête : on reconnaît dans la poétique de Poe
une parenté fondamentale avec le formalisme du mathématicien David Hilbert (1862-1943) :

3
. On peut se reporter à ce sujet à l’entrée « consistant » dans le Dictionnaire des mathématiques de François
Le Lionnais, ou au livre de Pierre Cassou-Noguès sur Hilbert, où il écrit, page 63 : « La non-contradiction, ou
consistance, d’un système signifie que l’on ne peut pas déduire des axiomes une proposition qui serait la
négation de l’un d’eux. »
Voir également : « Edgar Poe et les mathématiques » par Robert Vallée, Alliage, n° 41, p. 63.

7
de même que chez celui-ci, la non-contradiction, c’est-à-dire la cohérence logique des
axiomes entre eux, implique la vérité du système, de même chez Poe, la beauté, l’harmonie du
poème impliquent sa vérité poétique. Dans les deux cas, c’est la forme qui détermine le texte,
mathématique ou poétique. Mais bien évidemment, Hilbert n’a pas besoin de cette hypothèse
supplémentaire, dont Valéry ne sait trop que faire : l’existence d’un dieu. Ce qui pourrait
passer pour une simple faiblesse du système de Poe se révèle moins anodin si l’on considère
Eureka de plus près.
Poe bute sur la notion d’infini, dont il a besoin dans une cosmogonie. En effet, tandis que
chez Hilbert la question de l’infini est au cœur des mathématiques, selon Poe les activités
humaines, et en particulier les mathématiques, ressortissent du fini. L’infini est une
prérogative du divin. Si donc l’homme veut accéder à l’infini pour écrire le poème de la
naissance et de la mort de l’Univers, il doit se tourner vers le divin. Pour écrire Le corbeau, ce
n’était pas nécessaire, mais nul doute que Poe s’est cru en état d’inspiration divine en écrivant
A Hélène, Annabel Lee et surtout, Eureka.
Poe conclut Eureka en exprimant, dans un langage panthéiste, sa foi en l’immortalité de la
créature. Mais ce n’est pas à ce « Livre de Vérités » qu’il dut son immortalité. Par-delà la
mort, Poe fut encore victime du démon de la perversité, puisque c’est La genèse d’un poème
qui eut, grâce à Baudelaire, la plus grande fortune. Il convient naturellement d’ajouter que
l’une des caractéristiques de ce petit essai est, aux dires de Tzvetan Todorov, la « cohérence
logique ».
La plupart des citations de Poe sont tirées de la collection Bouquins :
Edgar Allan Poe, Contes, essais, poèmes. Édité par Claude Richard, Robert Laffont, Paris,
1989.
La version anglaise du sonnet À la science se trouve dans l’édition de référence dite
« Virginia" » :
Edgar Allan Poe, The complete Works. 17 volumes, édités par James A.Harrison, New
York, 1902. Réédition 1965.
Les citations des comptes rendus sur Moore et Longfellow se trouvent dans le numéro du
Cahier de l’Herne consacré à Edgar Poe, paru sous la direction de Claude Richard, Paris,
1974.
Sur Edgar Poe :
Charles Baudelaire, Edgar Allan Poe, sa vie et ses ouvrages. In Œuvres complètes, éd.
Claude Pichois, la Pléiade, Paris, 1976. Vol.2, p. 259-288.
Edward Harrison, Le noir de la nuit, une énigme du cosmos. Traduit de l’anglais par C.
Jeanmougin, éditions du Seuil, Paris, 1990.
Jean-Pierre Luminet, Douze petites cosmologies d’Edgar Poe. In revue Europe, n° 868-869,
août-septembre 2001, p.158-174.
Eveline Pinto, Edgar Poe et l’art d’inventer. Klincksieck, Paris, 1983.
Claude Richard, Edgar Allan Poe journaliste et critique. Klincksieck, Paris, 1978.
Philippe Séguin, Novalis, Poe, Mallarmé : trois poètes aux prises avec la science. In
Alliage, L’écrit de la science, n° 37-38, Nice, hiver 98-printemps 99, p.196-202.
Tzvetan Todorov, Les limites d’Edgar Poe. In La notion de littérature et autres essais.
Éditions du Seuil, Paris, 1987, p.108-122.
Paul Valéry, Au sujet d’Eurêka. In Edgar Allan Poe : Eureka. Préface et commentaires de
Jean-Louis Schefer, Presses Pocket, Paris, 1990, p.183-195.
Georges Walter, Edgar Allan Poe. Flammarion, Paris, 1991.
Sur Hilbert, la consistance et le problème de l’infini en mathématiques :
Pierre Cassou-Noguès, Hilbert. Les Belles Lettres, Paris, 2001.

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