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Le concept de responsabilité
Essai d'analyse sémantique
Paul Ricœur*
* Ce texte forme un ensemble avec deux articles déjà publiés dans Esprit, « Le juste entre
le légal et le bon » (septembre 1991) et « L'acte de juger » (juillet 1992).
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2. Il est remarquable que d'autres langues, marquées comme le français par l'usage latin
des termes putare et imputatio, restent tributaires de la métaphore du « compte », comme on
voit avec l'allemand Zurechnung et l'anglais accountability : Oxford English Dictionary donne
cette définition de accountable : liable (ligabilis), that can be bound to be called to account, or
to answer to responsibilities and conduct ; answerable, responsible. La filiation d'accountable à
responsible est préservée dans la définition de ce dernier terme : Responsible : morally accountable
for one's own actions : capable of rational conduct.
3. Jusqu'au milieu du XIXe siècle, le verbe imputer a pu être pris « en bonne part », au sens
d'attribuer (à quelqu'un) quelque chose de louable, de favorable. L'attribution peut même être
faite sans idée de blâme ni d'éloge : imputer un ouvrage à un auteur présumé. D'où l'expression :
imputer à crime, ou à gloire. L'action d'imputer n'est donc pas nécessairement liée au blâme,
à l'accusation, donc à la faute.
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4. Sur tout ceci, cf. Ritter, art. Imputation (Zurechnung), p. 274-277. Sur Pufendorf (De jure
naturae et gentium, Lund, 1672), cf. Simone Goyard-Fabre, Pufendorf et le droit naturel, Paris,
Pu F, 1994 ; on lira en particulier les pages relatives à la théorie des « êtres moraux » (entia
moralia), à leur capacité d'institution ou d'imposition (impositio) et au rapport à l'imputation
qui résulte de cette capacité, p. 51-56.
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6. La suite du texte de la Dialectique fait apparaître deux idées importantes. Selon la pre
mière, la raison est engagée dans cette controverse insurmontable par des intérêts opposés. Kant
distingue à cet égard plusieurs modalités d'intérêt. D'abord un intérêt pratique : c'est lui qui
est dominant dans le passage de l'idée de liberté transcendantale à celle d'imputabilité (Kant
parle à cet égard de « pierres fondamentales de la morale et de la religion », A 467) ; mais
l'intérêt spéculatif n'est pas moindre, consistant à penser l'inconditionné, irréductible au mou
vement que suit l'entendement montant et descendant de condition en condition ; s'y ajoute
enfin ce que Kant appelle intérêt populaire : « le sens commun, dit-il, ne trouve pas la moindre
difficulté dans les idées de commencement inconditionné de toute synthèse », en revanche,
« l'empirisme exclut toute espèce de popularité », tant il est difficile de « rester tout à fait muet
et avouer son ignorance ». La seconde idée à retenir pour la suite de la discussion est le style
de solution de la troisième antinomie. Alors que les deux premières antinomies, dites « mathé
matiques » (concernant la grandeur absolue du monde, dans l'espace et dans le temps) n'auto
risent qu'une solution sceptique, consistant à renvoyer dos à dos la thèse et l'antithèse,
l'antinomie « dynamique » de la causalité libre et de la causalité naturelle autorise une conci
liation, consistant à conserver la thèse et l'antithèse sur deux plans distincts, celui de la ré
gression finie de la chaîne des conditions à l'inconditionné, et celui de la régression sans fin
de condition en condition. C'est une conciliation proprement phénoménologique que nous pro
posons plus loin, en termes d'initiative ou d'intervention.
7. « Imputation désigne une relation normative : c'est cette relation et rien d'autre qu'exprime
le terme sollen lorsqu'il est utilisé dans une loi morale ou dans une loi juridique » (traduction
Ch. Eisenmann, p. 124). Que reste-t-il alors de l'enracinement cosmologique de l'imputation tel
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Le concept de responsabilité
II
Imputation et « ascription »
que l'avait préservé la troisième Antinomie kantienne ? Rien, à la limite : « Ce n'est nullement
la liberté, entendue comme la non-détermination causale de la volonté, qui rend l'imputation
possible, mais tout à l'inverse, l'imputation suppose la déterminabilité causale de la volonté.
On n'impute pas à l'homme parce qu'il est libre, mais l'homme est libre parce qu'on lui impute »
(ibid., p. 134). La deuxième Critique kantienne, serait-on tenté de dire, a évacué la première
et sa partie la plus dramatique, la théorie des Antinomies. En témoigne cette dernière définition
de l'imputation, d'où toute trace d'aporie paraît avoir été éliminée : imputation, « connexion
établie entre une conduite humaine et la condition sous laquelle elle est prescrite ou défendue
par une norme » (ibid., p. 127). Ces citations sont empruntées à Simone Goyard-Fabre, Kant et
le problème du droit, Paris, Éd. Vrin, 1975, p. 47-52.
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8. P. Strawson, Individuals, Londres, Methnen and Co, 1959 ; trad, franç. A. Shalom et
P. Drong, Paris, Le Seuil, 1973.
9. L. A. Hart, "The Ascription of Responsibility and Rights", in Proceedings of the Aristotelian
Society, 1948, p. 171-194.
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Le concept de responsabilité
12. Parmi divers modèles de composition entre causalités hétérogènes, je privilégie celui de
H. von Wright, dans Explanation and Understanding, Londres, Routledge and Kegan Paul, 1971.
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Le concept de responsabilité
16. Jean-Marc Ferry, les Puissances de l'expérience, t. II, les Ordres de la reconnaissance,
Paris, éd. du Cerf, 1991, en particulier p. 7-115.
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21. De toutes les conséquences de mon action je n'ai « de comptes à rendre (nur an dem
Schuld zu haben) que de ce que la volonté sait des conditions de son but, de ce qui s'en trouvait
dans son projet ». C'est « le droit de la volonté » de ne « s'attribuer (zurechnen) que ces consé
quences miennes », § 117-118.
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peut être l'effet des développements que nous venons de décrire sur
la discussion antérieure du droit de responsabilité. Je suis tenté de
dire : un effet ambigu.
D'un côté, le déplacement de Yobjet de la responsabilité sur l'autrui
vulnérable et fragile tend incontestablement à renforcer le pôle impu
tation dans le couple imputation singulière/risque partagé : dans la me
sure où on est rendu responsable par l'injonction morale venue d'autrui,
la flèche d'une telle injonction vise un sujet capable de se désigner
comme l'auteur de ses actes. Une limite est ainsi posée à la sociali
sation des risques et à la mutualisation anonyme des indemnités.
D'un autre côté, l'extension dans l'espace et surtout l'allongement
dans le temps de la portée de la responsabilité peuvent avoir un
effet inverse, dans la mesure où le sujet de la responsabilité devient
insaisissable à force d'être multiplié et dilué. De plus, l'écart dans
le temps entre l'action nuisible et ses effets nocifs, ôtant toute signi
fication à l'idée de réparation, incline à renforcer le pôle de la socia
lisation des risques aux dépens de celui de l'imputation de l'action.
Mais on peut dire aussi qu'une fois l'idée de précaution substituée
à celle de réparation, le sujet est alors à nouveau responsabilisé
par l'appel à la vertu de prudence. Ne pourrait-on même dire que,
loin de s'opposer pôle à pôle, imputation et risque se recouvrent et
se renforcent mutuellement dans la mesure où, dans une conception
préventive de la responsabilité, ce sont les risques non couverts qui
nous sont imputables ?
C'est enfin à la vertu de prudence que nous a reconduit le
dilemme suscité par la question des effets latéraux de l'action, parmi
lesquels se classent les nuisances. Mais il ne s'agit plus alors de la
prudence au sens faible de prévention, mais à celui de la prudentia,
héritière de la vertu grecque de phronesis, autrement dit au sens de
jugement moral circonstancié. C'est en effet à cette prudence, au
sens fort du mot, qu'est remise la tâche de reconnaître parmi les
conséquences innombrables de l'action celles dont nous pouvons
légitimement être tenus responsables, au nom d'une morale de la
mesure. C'est finalement cet appel au jugement qui constitue le plai
doyer le plus fort en faveur du maintien de l'idée d'imputabilité,
soumise aux assauts de celles de solidarité et de risque. Si cette
dernière suggestion est valable, alors les théoriciens du droit de la
responsabilité, soucieux de maintenir une juste distance entre les
trois idées d'imputabilité, de solidarité et de risque partagé, trou
veraient appui et encouragement dans des développements qui
paraissaient à première vue faire dériver l'idée de responsabilité
bien loin du concept initial d'obligation de réparer ou de subir la
peine.
Paul Ricœur
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