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ALMA MATER STUDIORUM - UNIVERSITÀ DI BOLOGNA

UNIVERSITÉ DE HAUTE-ALSACE

Master Erasmus Mundus en


Cultures Littéraires Européennes - CLE

INTITULÉ DU MÉMOIRE
D’un univers multiculturel vers l’identité composée: les exemples d’Amin
Maalouf et d'Andreï Makine

Présenté par
Olivera Miok

Directeur Tesi di laurea in

Prof. Anna Soncini Letterature francofone

Co-directeur

Prof. Frédérique Toudoire Surlapierre

2010/2011

1
2
ALMA MATER STUDIORUM - UNIVERSITÀ DI BOLOGNA
UNIVERSITÉ DE HAUTE-ALSACE

Master Erasmus Mundus en


Cultures Littéraires Européennes - CLE

INTITULÉ DU MÉMOIRE
D’un univers multiculturel vers l’identité composée: les exemples d’Amin
Maalouf et d'Andreï Makine

Présenté par
Olivera Miok

Directeur Tesi di laurea in

Prof. Anna Soncini Letterature francofone

Co-directeur

Prof. Frédérique Toudoire Surlapierre

2010/2011

3
Remerciements

Je remercie Madame Hélène Barthelmebs pour la révision de mon travail.


De plus, spécialement, Mme Toudoire Surlapierre et Mme Soncini pour la lecture
soigneuse et pour les corrections du projet.
Enfin, je remercie mon mari pour m'avoir prodigué son soutien.

4
À l'étranger, à l'ami

« Ces amis de l'étranger, à part les belles âmes qui se sont obligées de faire le bien,
ne sauraient être ceux qui se sentent étrangers à eux-mêmes? »
Julia Kristeva

5
Exil comme mode d'existence?
Andreï Makine

Mon utopie, pour résumer : que chacun au monde soit minoritaire,


ou que personne ne le soit ; que chacun au monde soit étranger,
ou que personne ne le soit.
Amin Maalouf

L'unique patrie, étranger, c'est le monde que nous habitons ;


un seul Chaos a produit tous les mortels.
Méléagre de Gadara, 1er siècle av. J.-C.

6
Sommaire

Introduction....................................................................................................................................9

- Le charme de l'Autre.....................................................................................................................11

- L'écriture migrante – quelques définitions (la place de l'œuvre de Maalouf et de Makine).........11

- Les écrivains français, francophones ou de l'expression française? …........................................18

- Le grand succès et son explication...............................................................................................24

- Les concepts cléfs pour notre étude..............................................................................................27

I . L'univers « multiculturel ».......................................................................................................32

1. 1. La société multiculturelle : la théorie et l'introduction à cette problématique chez Maalouf et

Makine.............................................................................................................................................33

1. 2. La nostalgie pour les empires multiculturels chez Maalouf....................................................37

1. 3. Les conflits interculturels au niveau de la macrostructure des récits dans Les Échelles du

Levant et Le Rocher de Tanios........................................................................................................40

1. 4. La critique de modèle multiculturel – la France contemporaine chez Makine.......................42

II. La rencontre avec l'Autre. Les composantes d'une identité complexe................................47

2. 1. Le plurilinguisme dans l'œuvre de Maalouf............................................................................48

2. 2. Le projet linguistique de Makine. La fonction créatrice de la langue française.....................51

2. 3. Appropriation culturelle dans le Testament français...............................................................56

2. 4. Les voyages et l'expérience de l'exil : les rencontres avec l'Autre.........................................59

2. 4. 1. Étranger à soi-même............................................................................................................61

2. 4. 2. Le voyage.............................................................................................................................62

2. 5. La résistance à la haine raciale et à la discrimination.............................................................67

III. L'identité composée ou comment guérir de la blessure identitaire....................................74

3. 1. Les appartenances multiples....................................................................................................75

3. 2. L'identité problématique d'Aliocha dans le Testament français..............................................77

7
3. 3. L'interprète interculturel..........................................................................................................81

3. 4. Un exemple de la compréhension de l'Autre : le mariage entre Ossyane et Clara..................86

Conclusion......................................................................................................................................89

Bibliographie..............................................................................................................................….94

8
Introduction

9
« Le mouvement et la migration […] sont les conditions sociohistoriques qui définissent

l'humanité »1 , écrit Théo Golberg dans le livre Multiculturalism : A critical Reader. Dans un tel

monde où l'immigration est un phénomène quotidien, les écritures migrantes prennent une place

toujours plus importante. Depuis les années 2000, on dénombre un certain nombre d'écrivains

immigrés parmi les lauréats du Prix Nobel : Gao Xingjian (2000, né en Chine, écrit en français et

chinois mandarin), Vidiadhar Surajprasad Naipaul (2001, né à Trinité-et-Tobago, écrit en anglais),

John Maxwell Coetzee (2003, né en Afrique du Sud, écrit en anglais) et Herta Müller (2009, née

en Roumanie, écrit en allemand).

Il en va de même, concernant des lauréats du Prix Goncourt, il y a eu en effet plusieurs

auteurs émigrés, parmi eux, Amin Maalouf (le Prix Goncourt en 1993, né au Liban, et écrivant en

français) et Andreï Makine (le Prix Goncourt en 1995, né en Sibérie, USSR, écrivant en français),

les auteurs dont les œuvres seront le sujet de notre recherche.

Pourquoi a-t-on décidé de mettre ensemble ces deux écrivains? Premièrement, il existe un

certain nombre des similitudes dans leurs destins personnels : tout les deux sont émigrés en

France, ils ont commencé leurs carrières littéraires après leur arrivée, tous les deux ont choisi la

langue française comme la langue d'expression, tous les deux ont obtenu le Prix Goncourt, tous les

deux écrivent romans fondés sur l'histoire et sur des éléments autobiographiques. Deuxièment, les

questions fondamentales dans l'œuvre d'un comme dans l'œuvre de l'autre sont celles de l'identité

et de ses fondements, du plurilinguisme, du voyage, etc. Il existe, certainement, une approche

différente chez chacun, et parfois leurs opinions entrent en collision. Ce travail aura pour but

l'explication des tout ces problèmes, mais avant de les aborder, on expliquera la raison de l'intérêt

pour les écritures migrantes2.

1 Théo Golberg, Multiculturalism : A critical Reader, Oxford, Blackwell, 1994 ; cité selon : Stuart Hall, « La
question multiculturelle », in Stuart Hall, Identités et Cultures, Politique des cultural studies, Éditions Amsterdam,
Paris, 2008, p. 377.
2 On utilisera « les écritures migrantes » comme le terme générique. En français existe un flottement en ce qui
concerne les termes « la littérature de l'immigration », « la littérature de l'émigration », « la littérature de l'exil »,
etc. Dans les pages suivantes on expliquera les différences entre ces termes en montrant que ce flottement n'est pas
fortuitous. Au contraire il reflète la nature même de ces écritures qui toujours en train de se changer, modifiér.

10
Le charme de l'Autre

Est-ce l'écriture migrante est attirante parce que, dans ces œuvres on découvre un Autre,

qui est toujours marqué par son altérité, d'où provient peur et angoisse, mais aussi par le désir qui

fait tendre vers des espaces inconnus? « Ce "regard" [des Européens], la place de l’Autre, nous

fixe non seulement dans sa violence, son hostilité, son agressivité, mais aussi dans l'ambivalence

de son désir »3, explique Stuart Hall. En même temps, ces espaces inconnus (ainsi que leurs

cultures, traditions et histoires) marquent l'écrivain émigré, qui les amène avec lui dans la culture

d'accueil. Il existe dans le concept d'écriture migrante une idée de déplacement : il ne s'agit pas du

déplacement de ceux qui veulent découvrir l'Autre, mais de cet Autre qui est amené dans la culture

d'accueil par l'écrivain émigré. L'Autre est interpreté dans la culture d'accueil (la culture-cible),

qui devient dominante par rapport à la culture d’origine (la culture-source), car elle a le pouvoir de

décider ce qu'elle veut accepter et inclure, ou non. Parallèlement, l'écrivain émigré, en publiant

dans la langue de la culture d'accueil, montre sa motivation de s'y intégrer.

L'écriture migrante – quelques définitions (la place de l'œuvre de Maalouf et de

Makine)

Que considère-t-on comme les écritures migrantes? Quelles en sont les spécificités?

Dans le champ sémantique du concept des « écritures migrantes », Daniel Chartier,

théoricien canadien, distingue plusieurs concepts qui lui sont apparentés :

- la littérature ethnique, qui renvoie à des éléments biographiques liés à l'appartenance culturelle,
sans qu'il y ait pour autant nécessité d'un passage migratoire ;
- la littérature de l'immigration, un corpus thématique qui traite des problématiques migratoires ;
- la littérature de l'exil, qui peut prendre selon les cas la forme de la biographie, de l'essai ou du
récit de voyage ;
- la littérature de diaspora, œuvres produites par des émigrés dans différents pays, mais qui se
rattachent aux rouages de l'institution littéraire du pays d'origine ;
- la littérature immigrante, corpus socioculturel transnational des écrivains qui ont vécu cette
expérience traumatisante, mais souvent fertile de l'immigration.4

3 Stuart Hall, « Identité culturelle et diaspora », in Stuart Hall, Identités et Cultures, Politique des cultural studies,
Éditions Amsterdam, Paris, 2008, p. 321.
4 Daniel Chartier, « De l'écriture migrante à l'immigration littéraire : perspectives conceptuelles et historiques sur la
littérature au Québec », in Danielle Dumontet et Frank Zipfel (éd.), Écriture migrante/Migrant Writing, Georg
Olms Verlag AG, Hildesheim, 2008, p. 84

11
Dans ces définitions on voit que la distinction entre ces concepts n'est pas forcement claire,

et qu'il existe plusieurs éléments qui se répètent presque toujours : par exemple, la dimension

(auto)biographique et l'élément du voyage, d'un déplacement en général. Il semble qu'un

métissage qui caractérise les écritures migrantes (le métissage des styles, des langues, des genres)

affecte aussi leur théorie.

« Les écritures migrantes forment un micro-corpus d'œuvres littéraires produites par des

sujets migrants : ces écritures sont celles du corps et de la mémoire ; elles sont, pour l'essentiel,

travaillées par un référent massif, le pays laissé ou perdu »5.

L'œuvre d'Andreï Makine correspond à cette definition. « La Russie lui fournit son

système de références et demeure l'objet de sa quête », explique Rabâa Ben Achour-Abdelkéfi6 et

selon Margaret Parry « le sentiment qui prédomine dans l'œuvre de Makine est […] un sentiment

de perte : de perte du paradis de l'enfance et de l'adolescence »7. Par ailleurs, « on peut considérer

Andreï Makine comme un exemple de ce qu'on a nommé dans la critique anglo-saxonne un

border-writer, c'est-à-dire, un 'écrivain de la frontière' »8. Ce concept décrit la situation de

l'écrivain bilingue, qui vit dans deux cultures, et il bénéficie du privilège d'une vision de deux

mondes.

De l'autre côté, même si Amin Maalouf est un sujet migrant du Liban, qui habite en France

depuis 1976, certains théoriciens, parmi eux, Pascale Solon, définissent son style d'écriture

différemment des Berrouët et Fournier, dont la définition citée ci-dessus.

5 Robert Berrouët et Robert Fournier, « L'émergence des écritures migrants et métisses au Québec », cité selon:
Pascale Solon, « Ecrire l'interculturalité : l'exemple de l'écrivain francophone Amin Maalouf », p. 163-177, in
Hans-Jürgen Lüsebrink (éd. et introd.) ; Katharina Städtler (éd.), Les Littératures africaines de langue française à
l'époque de la postmodernité : État des lieux et perspectives de la recherche, Oberhausen, Allemagne, Athena,
2004, p. 175.
6 Rabâa Ben Achour-Abdelkéfi, Appropriation culturelle et création littéraire, Maisonneuve & Larose, Paris, 2005,
p. 19
7 Margaret Parry, « Instants perdus, instants éternel : Makine, le Proust russe de son temps », in : Margaret Parry
(éd.) ; Marie Louise Scheidhauer (éd.) ; Edward Welch (éd.), Andreï Makine, La rencontre de l'Est et de l'Ouest,
Association Européenne François Mauriac, L'Harmattan, 2004, p. 103
8 Katya von Knorring, « À la recherche d'Andreï Makine, ou un humanisme de la frontière », in : Margaret Parry
(éd.) ; Marie Louise Scheidhauer (éd.) ; Edward Welch (éd.), Andreï Makine, La rencontre de l'Est et de l'Ouest,
Association Européenne François Mauriac, L'Harmattan, 2004, p. 25

12
Même si une certaine nostalgie d'un Orient multiculturel transparaît dans l'écriture de Maalouf, il
ne paraît pas justifié de ranger son écriture parmi des écritures migrantes fixées sur l'origine, l'exil,
le passé irrécouvrable. Le terme d'écriture métisse, qui croise passé et présent, ici et ailleurs,
semble déjà mieux saisir l'écriture du migrant Maalouf, encore que celui-ci aille au-delà d'une
écriture de la perte. 9

Selon Pascale Solon, Maalouf ne reste pas emprisonné dans sa propre mémoire ; de plus,

ses éléments autobiographiques sont généralement assez bien dissimulés sous les récits

historiques10, même si on constate des similitudes évidentes entre sa vie personnelle et la vie de

ses personnages. Néanmoins, il semble que l'écriture de Maalouf, et aussi celle de Makine, reste

toujours entre au moins deux genres, historique et (auto)biographique, ou elle crée un nouveau

genre hybride. Cette hybridation des genres, n'est-elle pas une des caractéristiques des toutes

écritures migrantes?

L'écriture de Maalouf se nourrit de son expérience de l'émigration (qui ne doit pas

forcement être explicitement présente dans le récit), et pour cette raison, on utilisera le terme « la

littérature immigrante » pour la définir. Il ne faut pas oublier que dans l'idée de « migration » il

existe un « dédoublement » du même mouvement, c'est-à-dire, un seul voyage sera perçu comme

« immigration » et « émigration » en relation avec la position de ce qui définit ce mouvement. En

utilisant le terme « la littérature immigrante » on se situe du côté du pays d'accueil, autrement dit,

notre travail devient un travail de réception.

Amin Maalouf souligne que cette expérience de l'émigration était décisive dans son

écriture. « Il est probable que si je n’avais pas été contraint de quitter mon pays, je n’aurais pas

consacré ma vie à l’écriture. Il a fallu que je perde mes repères sociaux, et toutes les ambitions

évidentes liées à mon milieu, pour que je cherche refuge dans l’écriture »11. Maalouf, qui se sentait

toujours étranger, marginalisé dans sa société natale, à cause de « la blessure originelle [d'identité],

9 Pascale Solon, « Ecrire l'interculturalité : l'exemple de l'écrivain francophone Amin Maalouf », p. 163-177, in
Hans-Jürgen Lüsebrink (éd. et introd.) ; Katharina Städtler (éd.), Les Littératures africaines de langue française à
l'époque de la postmodernité : État des lieux et perspectives de la recherche, Oberhausen, Allemagne, Athena,
2004, p. 175.
10 La relation entre la mémoire et l'histoire varie selon le roman.
11 Egi Volterrani, « Amin Maalouf. Identité à deux voix » (entretien avec Amin Maalouf), [en ligne] texte disponible
sur le site : http://www.aminmaalouf.org (pages consultées 29 mai 2010)

13
à savoir le statut de minoritaire »12, a choisi, au début de la guerre au Liban (où il a travaillé

comme journalist dans un quotidien, An-Nahar), « l'exil volontaire plutôt que l'engagement dans

les conflits internes »13. Il partit pour la France le 16 juin 1976, à l'âge de 27, (d’abord seul, puis sa

femme l'a rejoint, avec sa mère et leurs trois enfants quatre mois plus tard), où il a recommencé sa

vie. En 1986, il a publié son premier roman (précédé par l'essai Les Croisades vues par les

Arabes en 1983) Léon l'Africain, dont l'auteur dit : « […] Léon l'Africain est l'histoire d'un exilé

qui cherche à dépasser son exil »14. Ce roman marque le début de l'écriture de son émigration, dont

les éléments autobiographiques sont devenus de plus en plus explicites au long de sa carrière.

Chez Makine, on a la même situation. Il a commencé à écrire après son arrivée en France

en 1987, à l'âge de 30, (naturalisé Français en 1995). Comme Maalouf, il s'est ressenti exilé, ou du

moins fortement différent des gens de son entourage, déjà dans son propre pays, ce dont il

témoigne dans le Testament français :

En repoussant mes camarades rieurs qui m’agrippaient et m’assourdissaient de leurs moqueries,


j’éprouvai soudain une terrible jalousie envers eux : “ Comme c’est bien de ne pas porter en soi
cette journée de grand vent, ce passé si dense et apparemment si inutile. Oui, n’avoir qu’un seul
regard sur la vie. Ne pas voir comme je vois… "15.

Une des raisons pour ce son sentiment est certainement dans son double vision, produite

par la double origine, russe et française. Déjà en Russie, il s'est ressenti étranger, et ce lui donne

une sorte de distance par rapport à ses compatriotes mais aussi par rapport à lui-même. Julia

Kristeva décrit cette position de la façon suivante : « L'étranger se fortifie de cet intervalle qui le

décolle des autres comme de lui-même et lui donne le sentiment hautain non pas d'être dans la

vérité, mais de relativiser et de se relativiser là où les autres sont en proie aux ornières de la

monovalence »16. C'est justement ce que les narrateurs des Testament français et Requiem pour

l'Est font : ils relativisent l'idéologie dominante, la façon de vie prescrite, leur propres identités,

etc. et la consequence de toute cette reflection est la décision de partir, de quitter pas seulement

12 Ibid.
13 Ibid.
14 Ibid.
15 Andreï Makine, Le testament français, Collection Folio, Mercure de France, Paris, 2010, p. 66
16 Julia Kristeva, Étrangers à nous-mêmes, Fayard, Paris, 1989, p. 16

14
leur pays d'origine, mais aussi une serie des places occasionelles, avant de trouver un nouveau

enracinement (qui n'est pas lié spécifiquement à une place, mais à une nouvelle conscience, une

nouvelle conception d'identité).

De même, tous ses romans parlent de l'expérience d'exil, volontaire ou forcé, conscient ou

moins conscient, comme dans le Requiem pour l'Est, où le personnage principal vagabonde à

travers le monde en quête de la vérité ou de sa propre identité. « La distance d'exil permet-elle à

l'écrivain de mieux voir, de mieux se rappeler, de mieux cerner la vie là-bas : une distancion

esthétique nécessaire à la création »17, affirme Katya von Knorring en expliquant les aspects dans

lesquels l'expérience de migration était fertile pour Makine. De plus, grâce à « ce nouveau point

de vue, extérieur à son pays et à son vie, il [Makine] commence à interroger l'histoire

officielle »18.

On se servira parallèlement du terme « littérature de l'immigration » du fait de sa

préoccupation des problématiques migratoires. Dans touts les romans de Makine, et encore plus

particulièrement dans le Testament français, il existe un « une double expérience du voyage

onirique et du voyage effectif »19 entre la Russie et la France, ou symboliquement, entre l'Orient et

l'Occident. Quant à Maalouf, à partir de Léon l'Africain, tous les personnages principaux sont des

nomades20 vivant entre Orient et Occident, comme l'était notre écrivain avant le début de sa

carrière littéraire en 198621. Dans son roman Léon l'Africain, Maalouf cite le poète irlandais,

William Butler Yeats, qui a dit à ce propos : « Cependant, ne doute pas que Léon l'Africain, Léon

17 Katya von Knorring, « À la recherche d'Andreï Makine, ou un humanisme de la frontière », in : Margaret Parry
(éd.) ; Marie Louise Scheidhauer (éd.) ; Edward Welch (éd.), Andreï Makine, La rencontre de l'Est et de l'Ouest,
Association Européenne François Mauriac, L'Harmattan, 2004, p. 28
18 Edward Welch, « La séduction du voyage dans le Testament français », in : Margaret Parry (éd.) ; Marie Louise
Scheidhauer (éd.) ; Edward Welch (éd.), Andreï Makine, La rencontre de l'Est et de l'Ouest, Association
Européenne François Mauriac, L'Harmattan, 2004, p. 20
19 Rabâa Ben Achour-Abdelkéfi, Appropriation culturelle et création littéraire, Maisonneuve & Larose, Paris, 2005,
p. 16
20 « […] aucun des personnages n'est assigné à un lieu comme à une identité. Maalouf reprend […] la thématique du
nomadisme, commune à des nombreux écrivains de l'exil qui, bien souvent, ne se reconnaissent de véritable
territoire que dans l'écriture. », Evelyne Argaud, « Les Appartenances multiples chez Amin Maalouf », Français
dans le monde, janvier-février 2006, p. 35.
21 L'année de la première parution de son premier roman Léon l'Africain. À propos de l'écriture de ce livre, Maalouf
explique : « Arrivé à la centième page de Léon l'Africain, j'ai démissionné de mon journal pour me consacrer jour
et nuit à ce livre, rageusement ». Ibid.

15
le voyageur, c'était également moi »22. Ce phénomène d'identification de l'auteur avec la figure du

narrateur se retrouve dans l'ensemble de son œuvre et le lie encore plus fortement avec les

écritures migrantes, dont la dimension autobiographique est une des caractéristiques (l'expérience

personnelle est une thématique centrale dans la quasi-totalité des définitions citées ci-dessus).

Cette identification entre l'écrivain et ses personnages est peut-être encore plus visible chez

Makine, mais selon la critique Galine Osmak il ne s'agit pas d'autobiographie, elle explique :

« c'est [Le testament français] plutôt une évocation romancée de ses souvenirs d'enfance, tissée de

réalité et de fiction »23. Pour soutenir son avis, elle ajoute : « Les villes où se déroule l'action -

Saranza et Boïarsk, ainsi que la Soumra, affluent de la Volga – n'existent pas en réalité »24. Par

ailleurs, Nina Nazarova affirme que Le testament français est le seul roman qui pourrait être lu

comme roman autobigraphique25, tandis que ses autres romans pourraient être classifiés en tant

que romans « partiellement autobiographiques ou contenant des moments autobiographiques »26.

Quand même, l'écrivain utilise toujours la narration à la première personne, qui donne l'impression

de la vérité et de témoignage, même si, ses histoires ne sont pas nécessairement basées sur

l'expérience. « Cette narration […] donne forcément une intimité et une intensité aux textes »27,

affirme Katya von Knorring. Ainsi, l'épisode où Aliocha raconte des problèmes que Makine a

réellement rencontrés auprès des éditeurs (dont il a donné le témoignage dans un entretien 28),

suggère, probablement plus que l'utilisation de la première personne, l'identification de l'auteur et

du narrateur. Dans son étude, Nina Nazarova argue que à côté de la narration à la première

22 Amin Maalouf, Léon l'Africain, Livre du Poche (première publication : Édition Jean-Claude Lattès, 1986.), Paris,
2009
23 Galina Osmak, « Portrait d'un narrateur entre deux mondes », in : Margaret Parry (éd.) ; Marie Louise
Scheidhauer (éd.) ; Edward Welch (éd.), Andreï Makine, La rencontre de l'Est et de l'Ouest, Association
Européenne François Mauriac, L'Harmattan, 2004, p. 42
24 Ibid., p. 42
25 "[...] j'appellerai ainsi [« roman autobiographique »] tous les textes de fiction dans lesquels le lecteur peur avoir
des raisons de soupçonner, à partir des ressemblances qu'il croit deviner, qu'il y a identité de l'auteur et du
personnage, alors que l'auteur, lui, a choisi de nier cette identité, ou du moins de ne pas l'affirmer ». Philippe
Lejeune, Le pacte autobiographique, nouvelle édition augmentée, Éditions du Seuil, Paris, 1996, p. 25
26 Nina Nazarova, Andreï Makine, deux facettes de son œuvre, L'Harmattan, Paris, 2005, p. 32
27 Katya von Knorring, « À la recherche d'Andreï Makine, ou un humanisme de la frontière », in : Margaret Parry
(éd.) ; Marie Louise Scheidhauer (éd.) ; Edward Welch (éd.), Andreï Makine, La rencontre de l'Est et de l'Ouest,
Association Européenne François Mauriac, L'Harmattan, 2004, p. 27
28 Dans l'entretien avec Marion Van Reterghem publié dans Le Monde du 2 décembre 1995.

16
personne, il y a deux autres facteurs qui donnent l'impression de l'authenticité à l'œuvre de Makine

« la force de son expression littéraire créant l'illusion de l'incarnation de l'écrivain en ses

personnages » et « la fidélité de Makine au thème russe, sa connaissance profonde des us et des

coutumes et de l'histoire de ce pays »29.

De plus, le choix de leurs récits s'accorde plus au moins avec les événements

contemporains. Maalouf écrit :

« L'histoire, pour moi, n'est pas que pour l'histoire, le passé que pour le passé. Il s'agit toujours de
préoccupations liées à aujourd'hui, aux questions de coexistence, aux affirmations exacerbées
d'appartenance, aux conflits proches, qu'il s'agisse du Liban, de la Palestine et d'Israël, du Proche-
Orient en général. L'histoire est un réservoir immense d'événements, de personnages, dont on peut
tirer toutes sortes d'enseignements. On la reconstruit, à chaque époque, selon ses propres besoins
d'explication du monde »30

Si on parle des ouvrages non-fictionnels de Maalouf, cette concordance est totale et bien visible

dans le changement d'attitude générale entre Les Identités meurtrières (œuvre marquée par un

certain optimisme), publiée en 1998 et Dérèglement du monde (qui dénote d'une forme

d'inquiétude) publiée en 2009, après le conflit israélo-libanais de 2006, la guerre en Irak, les

« événements du 11 septembre » en Amérique du nord...

L'œuvre de Makine réfère largement au monde contemporain. Notre écrivain critique sans

beaucoup de scrupule la « nouvelle Russie », c'est-à-dire la Russie post-soviétique, et de même la

France contemporaine, qui n'a rien à voir avec la France de la Belle-Époque, le pays de son rêve.

Parallèlement, Maalouf définit son identité de façon tout à fait différente de celle que

proposent les théoriciens de l'identité des immigrants. Stuart Hall écrit :

« Les identités […] ne sont jamais unifiées mais au contraire, dans la modernité récente, de plus
en plus fragmentées et fracturées ; jamais singulières, mais construites de façon plurielle dans des
discours, des pratiques, des positions différentes ou même antagonistes »31.

À la place d'une identité plurielle et fragmentée, née de la tension entre la culture d'accueil

et la culture d'origine, qui caractérise les personnages de Makine (au moins, au début de leur quête

29 Nina Nazarova, Andreï Makine, deux facettes de son œuvre, L'Harmattan, Paris, 2005, p. 39
30 Maurice Tournier, « Identité et appartenances. Entretien » (entretien avec Amin Maalouf), Mots, Les langages du
politique, mars 1997, p. 121.
31 Stuart Hall, « Qui a besoin de l' "identité"? », in: Stuart Hall, Identités et Cultures, Politique des cultural studies,
Éditions Amsterdam, Paris, 2008, p. 270.

17
identitaire), Maalouf propose une « identité composée ». Il faut noter que l'écrivain en proposant

« la composition » de son identité, prend pour soi le rôle de ce qui compose, autrement dit, en

composant son texte, il compose l'identité et vice versa. La différence entre l'identité de laquelle

parle Stuart Hall, « construite[...] de façon plurielle dans des discours, des pratiques, des positions

différentes ou même antagonistes » et celle que propose Maalouf est évidente, parce qu'au

contraire des identités construites par les forces extérieures (les discours, les pratiques, etc.), chez

Maalouf il s'agit de la construction volontaire, consciente, active. Maalouf souligne : « Je n'ai pas

plusieurs identités, j'en ai une seule, faite de tous les éléments qui l'ont façonnée, selon un

"dosage" particulier qui n'est jamais le même d'une personne à l'autre »32. Maalouf utilise le même

principe dans ses romans : ses personnages ne sont jamais marqués par leur appartenance (ou par

leur ethnicité33), parce que, comme notre écrivain le souligne dans entretien « Identité et

appartenances » avec Maurice Tournier, « chacun entre nous a une identité qui est faite de

nombreuses appartenances »34. Ainsi, ses personnages sont caractérisés par « [leur] plurilinguisme,

[leur] curiosité, [leur] capacité et [leur] volonté d'adaptation, [leur] humanisme cosmopolite »35,

qui sont les composantes de l'identité culturelle des nos deux écrivains.

Les écrivains français, francophones ou de l'expression française?

Il ne faut pas oublier que l'œuvre d'Amin Maalouf trouve sa place dans la littérature

francophone, non seulement parce qu'il est installé en France, mais aussi parce qu'il a fait du

français sa langue d'expression, en marge de sa place dans la littérature libanaise. Pourquoi il a

32 Amin Maalouf, Les Identités meurtrières, Le Livre du Poche 2009 (première publication: Éditions Grasset &
Fasquelle, 1998), p. 8.
33 « Le mot ethnicité reconnaît la place de l'histoire, de la langue, et de la culture dans la construction de la
subjectivité et de l'identité, ainsi que le fait que tout discours est placé, positionné, situé et que tout savoir est
contextuel. », Stuart Hall, « Nouvelles ethnicités », in Stuart Hall, Identités et Cultures, Politique des cultural
studies, Éditions Amsterdam, Paris, 2008, p. 270.
34 Maurice Tournier, « Identité et appartenances. Entretien » (avec Amin Maalouf), Mots, Les langages du politique,
mars 1997, p. 123.
35 Pascale Solon, « Ecrire l'interculturalité : l'exemple de l'écrivain francophone Amin Maalouf », p. 163-177, in
Hans-Jürgen Lüsebrink (éd. et introd.) ; Katharina Städtler (éd.), Les Littératures africaines de langue française à
l'époque de la postmodernité : État des lieux et perspectives de la recherche, Oberhausen, Allemagne, Athena,
2004, p. 167.

18
choisi d'écrire en français? Est-ce était un choix vraiment déliberé? Robert Jouanny dans son livre

Singularités francophones met en lumière les différentes conditions et circonstances sous

lesquelles un écrivain choisie d'écrire en français, par exemple le statut minoritaire de sa langue

maternelle, la situation politique dans son pays d'origine, tels le totalitarisme ou les autres types

d'opression politique, la tradition francophone, etc. Dans le cas de Maalouf on peut dire que d'un

côté il s'agit d'une ancienne tradition de l'enseignement du français au Liban où la France s'est

imposée comme le protecteur des intérêts matériels et moraux des chrétiens (un Collège de

Lazaristes à Antoura, au Liban, était ouvert en 1784). De même, le français fut considéré la langue

d'élite sociale dans tout le Proche-Orient. Sa propre éducation française n'est pas un facteur

négligable. Selon Jouanny les raisons inhérentes à la langue maternelle 36 peuvent conduire au

refus de celle-ci, et à l'adoption d'une autre langue d'écriture. Parmi ces raisons il liste : « faible

diffusion, absence de tradition littéraire, voire de tradition écrite, inadéquation entre l'"imaginaire"

de la langue et celui de l'écrivain »37. Il semble que chez Maalouf cette dernière raison est le plus

importante. Maalouf explique pourquoi il a choisi de ne pas écrire en arabe :

[…] lorsque j'ai essayé d'écrire des textes de fiction en arabe, j'ai été gêné par la différence qui
existe entre la langue parlée et la langue écrite. […] Quand il s'agit d'un […] texte de fiction et
surtout dans un dialogue, je n'ai jamais pu dépasser la barrière psychologique qui consiste à faire
parler un personnage dans une langue que personne ne parle actuellement. 38

Les raisons pour le refus de la langue maternelle chez Makine sont probablement

différentes par rapport à celles de Maalouf. Il est sûr que la langue russe, n'impose pas les mêmes

limites que la langue arabe. Il ne faut pas oublier que quand on parle du choix de la langue au

Liban les éléments religieux et culturels, la séparation entre islam et christianisme, et entre les

communautés francophones, anglophones, etc. entrent en jeu, aussi. Par contre, en Russie de

36 Sous la notion de la langue maternelle chez Maalouf on entend la langue arabe, mais en écrivant des écrivans
libanais, Robert Jouanny pose la question : « N'a-t-on pas l'habitude de considérer les Libanais comme ayant le
français pour langue maternelle, au même titre que Belges, Suisses et Québecois, indépendamment, ou peu s'en
faut, de tout contexte de colonisation? », Robert Jouanny, Singularités francophones ou choisir d'écrire en
français, PUF, Paris, 2000, p. 121
37 Ibid., p. 42
38 Cité selon : Pascale Solon, « Ecrire l'interculturalité : l'exemple de l'écrivain francophone Amin Maalouf », p. 163-
177, in Hans-Jürgen Lüsebrink (éd. et introd.) ; Katharina Städtler (éd.), Les Littératures africaines de langue
française à l'époque de la postmodernité : État des lieux et perspectives de la recherche, Oberhausen, Allemagne,
Athena, 2004, p. 173.

19
l'époque communiste, où Makine habitait avant son installation en France, et dont il écrit, il

existait des limites imposés par le régime totalitaire. Bien que Robert Jouanny, en explicant la

situation de Makine souligne une « affectivité qui détermine le choix initial : il doit à une grand-

mère normande […] d'avoir senti palpiter en lui "telle une greffe fabuleuse […] portant en elle le

fruit de toute une civilisation, […] le français" (Le testament français) »39, il nous semble qu' il y a

d'autres raisons plus importantes. Bien sûr l'affectivité peut être le point initial, mais déjà le

deuxième élément de son explication n'est pas tellement indiscutable, parce que les faits qui sont

vrais pour le personnage d'Aliocha dans Le testament français (une grand-mère française), ne doit

pas être forcement vrai pour l'écrivain40, même s'il existe un grand nombre d'éléments

autobiographiques dans ce roman. Ensuite, à côté de l'affinité personnelle, une grande affinité

collective russe pour la France n'est pas négligeable : le dramaturge russe Fonvizine a dit dès le

XVIIIème siècle, en parlant du culte français chez les Russes, « Avoir vu Paris pour un Russe,

c'est la même chose qu'avoir vu La Mecque pour un Musulman »41, et en plus « au cours du

XIXème siècle, la langue française a été celle de l'éducation en Russie, une marque d'appartenance

à la haute société. Maintenant encore les Russes idéalisent la France »42. Dans le cas de Makine, il

ne faut pas oublier le rôle du patrimoine français, particulièrement de la littérature française de

XIXème siècle, dans sa formation personnelle et professionnelle. Finalement, le choix d'écrire

dans une langue d'adoption porte en soi une possibilité d'un regard distancié, et cette langue

« moins immédiatement engagée, peut permettre de dire l'indicible complexité du monde dans

lequel vit ou ne veut plus vivre l'écrivain. C'est souvent le cas pour le pays dans lesquels

s'imposent des tabous moraux ou politiques »43. De même, l'utilisation de la langue française est

39 Robert Jouanny, Singularités francophones ou choisir d'écrire en français, PUF, Paris, 2000, p. 32
40 Thierry Laurent, par exemple, suppose, dans son livre Andreï Makine, Russe en exil (Connaissances et Savoirs,
Paris, 2006) que cette grand-mère n'est qu'une amie de la famille de Makine.
41 Cité selon Robert Jouanny, Singularités francophones ou choisir d'écrire en français, PUF, Paris, 2000, p. 87
42 Nina Nazarova, « Atlantide française et Atlantide russe », in : Margaret Parry (éd.) ; Marie Louise Scheidhauer
(éd.) ; Edward Welch (éd.), Andreï Makine, La rencontre de l'Est et de l'Ouest, Association Européenne François
Mauriac, L'Harmattan, 2004, p. 55
43 Ibid., p. 55

20
« ce qui fait l'originalité de Makine par rapport aux autres écrivains russes »44 qui, en suivant

l'exemple de Soljenitsyne (son livre L'Archipel Goulag, publié en 1974 était le premier qui a parlé

de l'existence du totalitarisme en Union soviétique) ont décrit ses traits principaux : idéologie,

organisation et terreur.

Les théoriciens de la littérature migrante posent la question des modalités d'inscription de

ces textes (des écrivains émigrés) dans les littératures nationales : « ces textes font-ils partie du

champ littéraire dans lequel ils sont publiés ou bien le concept de littérature nationale n'est-il pas

remis en question dans ses fondements? »45. Par rapport à ces questions, et à la distinction entre la

littérature française et la littérature francophone, Maalouf explique:

Il me semble que le mot "francophonie" devrait être réservé à un usage politique et stratégique,
parce qu'en matière de littérature, il pose problème. […] où il y a dérapage, c'est quand on a
commencé à parler de "littérature francophone" parce qu'alors les vieilles habitudes
discriminatoires se sont réintroduites, et l'idée s'est imposée selon laquelle il y aurait d'un côté "la
littérature française" proprement dite, et de l'autre une littérature "francophone" regroupent
Belges, Québécois, Marocains, ou Sénégalais dont la seule caractéristique commune est d'être
allogène. [...] Ainsi, un écrivain d'origine russe qui arrive à Paris, et qui commence à écrire en
français, n'est jamais traite d'écrivain francophone. Alors qu'un écrivain d'origine algérienne et de
nationalité française, qui a toujours vécu en France, est classé "francophone" du seul fait qu'il
porte un prénom arabe. 46

Pour éviter de situer leurs œuvres, d'un côté sous la notion de « la littérature francophone »

qui lui semble problématique et discriminatoire, et de l'autre côté sous la notion de « la littérature

française », qui est caractérisée par la notion de nation, Maalouf propose l'utilisation du concept

de « littérature de langue française ». De même, Rabâa Ben Achour-Abdelkéfi explique que le

Testament français dont le sujet principale est la Russie, doit être définir plus comme un roman

d'expression française qu'un roman français, et cette définition encore une fois met en question la

position des écritures migrantes, mais aussi elle provoque la question c'est quoi un « roman

français » ou un « roman russe », ou un « roman anglais ». Est-il est vraiment possible parler,

44 Galina Osmak, « Portrait d'un narrateur entre deux mondes », in : Margaret Parry (éd.) ; Marie Louise
Scheidhauer (éd.) ; Edward Welch (éd.), Andreï Makine, La rencontre de l'Est et de l'Ouest, Association
Européenne François Mauriac, L'Harmattan, 2004, p. 37
45 Danielle Dumontet/Frank Zipfel (eds.), Écriture migrante/ Migrant Writing, Georg Olms Verlag AG, Hildesheim,
2008, p. 3.
46 Ottmar Ette, « Vivre dans une autre langue, une autre réalité », (entretien avec Amin Maalouf), Lendemains :
Etudes Comparées sur la France/Vergleichende Frankreichforschung, 2008; 33 (129), p. 93.

21
maintenant, après l'époque postmoderne et ses jeux d'intertextualité, en ces termes génériques, ou

faut-il chercher les caractéristiques spécifiques pour chaque écrivain, émigré ou non?

Maalouf a choisi la langue française pour son écriture parce que « [il] avai[t] envie de

vivre pleinement dans ce pays […] [Il] n'avai[t] pas envie de rester quelqu'un d'extérieur […] Une

fois installé en France, [il a] eu envie de [s]'exprimer dans la langue des gens au milieu desquels

[il] vivai[t] »47. Une autre écrivaine libanaise, Vénus Khoury-Gata (poète et romancière, née en

1937, vivant aujourd'hui à Paris), en parlant de son choix du français ajoute, à côté d'envie de

s'intégrer, des raisons plus pratiques, elle dit: « […] après mon arrivée en France, il fallait que

j'écrive dans une langue qui pouvait être éditée, publiée par une maison de Paris »48 et ensuite

« J'ai écrit en français peut-être aussi pour raconter mon pays à ceux qui ne le connaissent pas »49.

Cette dernière raison correspond à ce qu'on a déjà dit à propos d'intérêt pour les écritures

migrantes : non seulement que l'écrivain émigré amène avec lui sa culture dans la culture

d'accueil, mais aussi dans la langue d'accueil. De ce point de vue, la littérature des émigrés a

quelques éléments en commun avec le récit de voyage : on a la rencontre avec l'Autre, on a le récit

écrit dans la langue de la culture d'accueil, on a l'aspect de témoignage, et de migration, sauf que

l'écrivain vient d'une autre culture, c'est-à-dire, la culture d'accueil, déjà dominante, devient encore

plus dominante – elle obtient la connaissance de l'Autre sans aucun effort. L'usage des stéreotypes

dans la création de l'image du pays lointain (en ce cas : pays d'origine) est un élément de plus qui

rapproche la littérature des émigrés et le récit de voyage, autrement dit, l'écrivain émigré doit

utiliser un certain nombre des images stéreotypiques s'il veut donner le caractère de vraisemblance

aux autres images50. Agata Sylwestrzak-Wszelaki dans son étude intitulée Andreï Makine –

l'identité problématique, explique :

Pour le lecteur français, ces loci communes de la Sibérie relèvent d’un exotisme qui joue une
fonction précise dans le récit. Il s’agit de ramener l’autre à soi. L’image exotique n’est pas
porteuse de vérité et se compose souvent de simplifications. D’après Tzvetan Todorov, l’exotisme

47 Ibid., p. 95.
48 Cité selon Robert Jouanny, Singularités francophones ou choisir d'écrire en français, PUF, Paris, 2000, p. 123
49 Ibid., p. 123
50 Rabâa Ben Achour-Abdelkéfi analyse cette problématique dans le Voyage en Orient de Nerval.

22
implique toujours une attirance pour certains traits au détriment des autres, et ces traits
s’organisent d’habitude en oppositions binaires, telles que la simplicité et la complexité, la nature
et l’art, l’origine et le progrès, la sauvagerie et la socialité, la spontanéité et les lumières. Comme
le souligne le critique, “ Les meilleurs candidats au rôle d’idéal exotique sont les peuples et les
cultures les plus éloignés et les plus ignorés “ (Todorov, Nous et les autres 298) .
Or, il semble que Makine ait besoin de l’exotisme en tant que “ passeur “ entre les cultures51.

Parallèlement, « dire son pays à l'Autre, c'est aussi […] se donner une chance de mieux

comprendre cette terre natale »52. Edward Welch à propos de Makine souligne : « la France lui

donne une nouvelle vision de son propre pays »53. En plus, l'écrivain émigré en parlant de ses

origines qu'il a abandonnées se déculpabilise à ses propres yeux pour cet abandon.

Malgré l'intégration réussie de Maalouf dans la société française54, sa position dans

l'horizon de la perception critique est restée ambivalente : il est en même temps considéré comme

écrivain francophone (peut-être à cause de son prénom et de son nom arabe) et ses œuvres se

trouvent dans la section « littérature française » des bibliothèques et des librairies. Robert Jouanny

écrit à propos de la réception des écrivains francophones en France : « Accueillante, la France

l'est, sans doute, au point de faire siens le plus souvent les écrivains venus d'ailleurs, dès qu'ils ont

réussi à atteindre un public attentif et une renommée appréciable. Mieux, elle ignore ou oublie

volontiers leur qualité de "méteques" »55. À ce propos, Makine, vers la fin de son roman Le

testament français, où le personnage principale Aliocha est devenu écrivain en France, explique:

Le matin, reprenant la route […], je me rappelai, sans raison, ce rayonnage au fond de la librairie :
"La littérature de l'Europe de l'Est". Mes premiers livres y étaient, serrés […] entre ceux de
Lermontov et de Nabokov. Il s'agissait, de ma part, d'une mystification littéraire pure et simple.
Car ces livres avaient été écrits directement en français et refusés par les éditeurs : j'étais "un drôle
de Russe qui se mettait à écrire en français". Dans un geste de désespoir, j'avais inventé alors un
traducteur et envoyé le manuscript en le présentant comme traduit du russe56.

Après quelques livres publiés sous le voile de cette mystification, Makine a commencé à

51 Agata Sylwestrzak-Wszelaki, Andreï Makine – l'identité problématique, L'Harmattan, Paris, 2010, p. 221
52 Ibid., p. 149
53 Edward Welch, « La séduction du voyage dans le Testament français », in : Margaret Parry (éd.) ; Marie Louise
Scheidhauer (éd.) ; Edward Welch (éd.), Andreï Makine, La rencontre de l'Est et de l'Ouest, Association
Européenne François Mauriac, L'Harmattan, 2004, p. 20
54 Et, aussi à la société de l'Union Européenne, dont témoin son engagement dans le « Group of Intellectuals of
Intercultural Dialogue set up at the initiative of the European Commision » (les autres membres étaient José
Manuel Durão Barroso, le Président de la Commission Européenne, Leonard Orban, le membre de la Commission
Européenne pour le plurilinguisme, et plusieurs écrivains et spécialistes européens dans le domaine de la
linguistique) qui a discuté comment le multiplicité des langues pourrait renforcer l'Europe.
55 Robert Jouanny, Singularités francophones ou choisir d'écrire en français, PUF, Paris, 2000, p. 76
56 Andreï Makine, Le testament français, Collection Folio, Mercure de France, Paris, 2010, p. 313

23
publier les livres ouvertement écrits en français, et il a été récompensé par plusieurs prix

littéraires57. Son personnage Aliocha, en se promenant à travers d'une librairie, voit son nouveau

livre sur l'étalage parmi les « Nouveautés du roman français »58.

Les théoriciens des écritures migrantes mettent en question la place et l'appartenance de

ces littératures59.

Il apparaît ironique de constater le besoin de définitions claires et univoques, alors que l'une des
propositions de la transculture et des écritures migrantes repose sur la nécessité de la mouvance,
de l'entre-deux, de la relation dialectique et constructiviste, ainsi que de la multiplicité des points
de vue60.

Le même paradoxe (d'un côté on a besoin des définitions et d'une classification claire, et

de l'autre, un phénomène essentiellement « flottant », indéfini, dynamique) s'applique à la

question de la place des écritures migrantes : symboliquement, le fait que les écritures migrantes

ne trouvent pas leur place reflète leur sujet (migration, immigration/émigration).

Pour notre propos on reprendra la notion de la littérature de langue française/d'expression

française.

Le grand succès et son explication

Dans la littérature de langue française, les romans de Maalouf, mais aussi ceux de Makine,

appartiennent à la littérature historique, et plus particulièrement, au genre des romans historiques.

Certains auteurs expliquent le succès de Maalouf par son « excellente maîtrise du genre du roman

historique», les autres par sa dimension interculturelle61. Nina Nazarova dans son étude Andreï

Makine, deux facettes de son œuvre donne une des explications possibles ce succès :

« Cet intérêt particulier du public envers l'œuvre de Makine [et selon nous, aussi envers l'œuvre de
Maalouf] peut être expliqué par le fait, qu'après des années de domination de la littérature française
57 Le Prix Goncourt et Médicis en 1995 pour Le testament français, le Prix Littéraire de la Fondation Prince Pierre
de Monaco 2005 pour l'ensemble de son œuvre, le Prix Lanterna Magica du Meilleur Roman Adaptable à l'Écran
2005 pour La Femme qui attendait.
58 Andreï Makine, Le testament français, Collection Folio, Mercure de France, Paris, 2010, p. 312
59 Ce phénomène a connu un fort intérêt durant les vingt dernières années au Québec.
60 Daniel Chartier, « De l'écriture migrante à l'immigration littéraire : perspectives conceptuelles et historiques sur la
littérature au Québec », in Danielle Dumontet/Frank Zipfel (eds.), Écriture migrante/ Migrant Writing, Georg
Olms Verlag AG, Hildesheim, 2008, p. 83.
61 Pascal Solon, « Ecrire l'interculturalité : l'exemple de l'écrivain francophone Amin Maalouf », p. 163-177, in
Hans-Jürgen Lüsebrink (éd. et introd.) ; Katharina Städtler (éd.), Les Littératures africaines de langue française à
l'époque de la postmodernité : État des lieux et perspectives de la recherche, Oberhausen, Allemagne, Athena,
2004, p. 163.

24
par le nouveau roman, les lecteurs ont commencé à retourner aux formes plus traditionnelles de
l'expression littéraire, basées sur l'intrigue et les personnages dans le contexte du récit historique et
autobiographique »62.

L'intégration de ces deux écrivains dans le champ littéraire français témoigne de ce grand

succès, qui vérifie l'importance de l'analyse actuelle de leurs œuvres.

Dès le début de sa carrière, Maalouf publie chez les grands éditeurs français (les éditions

Jean-Claude Lattès et les éditions Grasset & Fasquelle), il a été récompensé par plusieurs prix

littéraires, il est apprécié par la critique (dont témoigne sa présence dans la presse), et par les

lecteurs (il est classé parmi les meilleures ventes, avec un tirage à plusieurs centaines de milliers

d'exemplaires, ses livres sont réédités dans la collection populaire Le Livre de Poche et traduits en

plusieurs langues). Quant à Makine, il a publié dix romans entre 1990 et 2006 chez des éditeurs

prestigieux, tels que Seuil et Mercure de France, et aussi un essai chez Flammarion, il est

récompensé par des plusieurs prix, et ses romans sont traduits en trente langues. Après le Prix

Goncourt, Makine

a une place en vue dans le sacro-saint microcosme des milieux littéraires [français] : les bonnes
revues lui demandent des articles, les meilleurs libraires parisien de la rive gauche l'invitent pour
des dédicaces, tout nouveau roman publié est présenté comme un "événement" […], de nouveaux
prix lui sont décernés (par exemple le Prix RTL-Lire pour La musique d'une vie, ou bien, en 2005,
le prestigieux Prix de la Fondation Prince Pierre de Monaco), les traductions se succèdent […] Le
Testament français s'est vendu à plus d'un million d'exemplaires!63.

Est-ce que l'explication de la maîtrise du genre historique et du changement de goût de

public sont suffisants64? Il ne faut pas oublier qu'il s'agit de la réception des auteurs émigrés dans

la culture française au moment où la politique de l'immigration est plus en plus stricte (le fait qu'il

existe une loi privilégiant65 l'immigration choisie est parlante), quand les partis situés

politiquement à droite sont assez « forts ». Les raisons pour le grand succès de nos deux écrivains

peuvent être diverses. À propos de Makine, Edward Welch a expliqué que dans ses roman le
62 Nina Nazarova, Andreï Makine, deux facettes de son œuvre, L'Harmattan, Paris, 2005, p. 7
63 Thierry Laurent, Andreï Makine, Russe en exil, Connaissances et Savoirs, Paris, 2006, p. 18
64 En parlant de la réception de Stefan Zweig en France, une critique a appelé la culture française la « culture
nostalgique », et elle a expliqué succès de Zweig (un des écrivains préféré de Maalouf pendant son adolescence)
en relation avec cette passion, mais il ne faut pas oublier que la thématique de ces œuvres est souvent prise de
l'histoire française (par contre, Maalouf traite l'histoire du Liban).
65 Loi n°2006-911 du 24 juillet 2006 relative à l'immigration et à l'intégration (1), le texte de la loi est disponible
sur : http://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000000266495&dateTexte= (dernière
consultation de la page : 30, avril 2010)

25
lecteur français « est invité à contempler son propre pays, ainsi que sa propre culture, de

l'extérieur – tout comme le narrateur a fait pour la Russie. C'est la France, et non plus la Russie,

qui est rendue étrange et exotique, qui devient une terre de merveilles »66. En prenant en

considération une sorte de « centirisme » de la culture française, nous pouvons constater que ce

regard focalisé sur la France, à côté de tout ce qu'on a dit par rapport des possibles sources

d'intêret pour l'écriture migrante, a un rôle important dans le succès de Makine.

De l'autre côté, dans l'œuvre de Maalouf (sauf dans Les Identités meurtrières) une vision

de ce type n'existe pas, mais ses romans donnent une connaissance de cohabitation, de la vie dans

le contexte multiculturel. Il explique :

Il me semble que la littérature peut transmettre une connaissance de l'Autre que les autres
approches ne peuvent pas saisir avec les mêmes nuances. Moi, j'ai vécu dans une société où il y
avait des gens qui appartenaient à des traditions religieuses différentes, qui avaient des histoires
communautaires différentes, et cette expérience de vie, ce côtoiement quotidien de l'Autre, j'essaie
toujours de le transmettre parce qu'il me semble qu'il manque beaucoup dans le monde
d'aujourd'hui67.

Dans ce travail, on examinera comment Maalouf transmet son idée d'« identité

composée »68, qu'il propose comme le modèle d'une identité non-conflictuelle, par ses œuvres

œuvres fictionnelles et comment elle a trouvé sa forme explicite et définitive dans ses œuvres non-

fictionnelles. Autrement dit, comment, par rapport à cette idée, il montre qu'il pourrait exister une

possibilité pour l'intégration et pour la cohabitation des personnes de religions, de nationalités et

des langues différentes, en créant les identités de ses personnages. D'ailleurs, en analysant l'œuvre

de Makine, on verra comment à travers le désir d'aller à la rencontre de l'autre 69, l'écrivain se met

« en quête de [son] moi par le biais de l'appropriation de la culture de [cet] autre »70, en d'autres

66 Edward Welch, « La séduction du voyage dans le Testament français », in : Margaret Parry (éd.) ; Marie Louise
Scheidhauer (éd.) ; Edward Welch (éd.), Andreï Makine, La rencontre de l'Est et de l'Ouest, Association
Européenne François Mauriac, L'Harmattan, 2004, p. 22
67 Ottmar Ette, « Vivre dans une autre langue, une autre réalité », (entretien avec Amin Maalouf, Lendemains :
Études comparées sur la France/Vergleichende Frankreichforschung, 2008, p. 89
68 Amin Maalouf, Les Identité Meurtrières, Le Livre du Poche 2009 (première publication: Éditions Grasset &
Fasquelle, 1998), p. 10.
69 Au même temps, ce mouvement signifie le refus de l'idéologie identitaire du discours stalinien, qui cherche à
établir une identité univoque et figée.
70 Rabâa Ben Achour-Abdelkéfi, Appropriation culturelle et création littéraire, Maisonneuve & Larose, Paris, 2005,
p. 15

26
termes, comment le sens de la rencontre s'achève en création d'une identité composée du narrateur,

qui se à la fin intègre dans la société d'accueil.

Les concepts cléfs pour notre étude

La base pour notre étude sera constituée de deux romans d'Amin Maalouf, Les Échelles

du Levant71 (publié en 1996) et Le Rocher de Tanios72 (publié en 1993) et de son essai Les

Identités meurtrières73 (publié en 1998), et de deux romans d'Andreï Makine, Le testament

français74 (publié en 1995) et Requiem pour l'Est75 (publié en 2000) et de son essai Cette France

qu'on oublie d'aimer76 (publié en 2006). Ces essais seront mis en relation avec leurs romans, car

chez nos deux écrivains existe une relation forte au niveau conceptuel entre les œuvres

fictionnelles et non-fictionnelles77. Maalouf dans son essai nomme explicitement les notions qu'il

utilise dans ses œuvres littéraires. Parmi ces concepts, « l'identité composée », qui sera à préciser

dans notre recherche, aura une place centrale et privilégiée. Maalouf explique : « Pour moi,

l'identité d'une personne se forme par accumulation, par sédimentation, et non par exclusion.

Chaque élément de mes origines ou de mon propre parcours a sa place ; je le préserve, je le

cultive, à ma manière, je ne le rejette jamais. »78. Et, ensuite, l'identité est « complexe, unique,

irremplaçable »79.

71 Amin Maalouf, Les Échelles du Levant, Livre du Poche (première édition : Éditions Grasset & Fasquelle, 1996),
Paris, 2009
72 Amin Maalouf, Le Rocher de Tanios, Livre du Poche (première édition : Éditions Grasset & Fasquelle, 1993),
Paris, 2009.
73 Amin Maalouf, Les Identités meurtrières, Livre du Poche (première édition : Éditions Grasset & Fasquelle, 1998),
Paris, 2008
74 Andreï Makine, Le testament français, Collection Folio, Mercure de France (première édition : Mercure de
France, 1995), Paris, 2010
75 Andreï Makine, Requiem pour l'Est, Mercure de France (première édition : Mercure de France, 2000), Paris, 2001
76 Andreï Makine, Cette France qu'on oublie d'aimer, Flammarion (première édition : Flammarion, 2006), Paris,
2010
77 Dans Les Identités Meurtrières « la réflexion de l'auteur sur le rapport de force entre identité et altérité, pluralisme
et exclusion, présent dans tous les romans, se trouve condensée et approfondie. », Pascale Solon, « Ecrire
l'interculturalité : l'exemple de l'écrivain francophone Amin Maalouf », p. 163-177, in Hans-Jürgen Lüsebrink (éd.
et introd.) ; Katharina Städtler (éd.), Les Littératures africaines de langue française à l'époque de la
postmodernité : État des lieux et perspectives de la recherche, Oberhausen, Allemagne, Athena, 2004, p. 163.
78 Egi Volterrani, « Amin Maalouf. Identité à deux voix » (entretien avec Amin Maalouf), [en ligne] texte disponible
sur le site : http://www.aminmaalouf.org (pages consultées 29 mai 2010)
79 Amin Maalouf, Les Identités meurtrières, Livre du Poche (première édition : Éditions Grasset & Fasquelle, 1998),
Paris, 2008, p. 28.

27
Pour aborder notre sujet, on utilisera les notions de « multiculturalisme»,

d'« interculturalisme », de « cosmopolite » et celle d'« identité composée ».

Stuart Hall, un des fondateurs des cultural studies, tout en distinguant les termes

multiculturel et multiculturalisme, définit le « multiculturel » de la façon suivante :

[Il] décrit les caractéristiques sociales et les problèmes de gouvernance soulevés par toute société
dans laquelle différentes communautés sont obligées, du fait des circonstances historiques, de
vivre ensemble et d'essayer de construire une vie commune, tout en continuant à marquer leurs
différences, sans s'entredévorer ou se diviser en tribus guerrières et repliées sur elles-mêmes. 80

Dans la première partie, cette notion nous aidera dans l'explication de la nostalgie du passé

chez Maalouf, c'est-à-dire pour les différentes époques des grands empires multiculturels, avec en

premier lieu l'Empire Ottoman, où les peuples cohabitaient sur le même territoire. La Russie

(l'empire et l'Union soviétique) était peuplée par les différents peuples, mais à cause d'une

imposition de régime d'unification identitaire ils étaient touts considerés Russes/Soviétiques.

Parallèlement, les contacts extérieurs étaient bloqués par le rideau de fer qui separait l'Union

soviétique du reste de monde. Pourtant, les narrateurs makiniens ressentent une certaine nostalgie

pour les temps passés.

Ensuite, on montrera quels sont les problèmes – inhérents à ce type de société

multiculturelle - qui la conduisent vers le déclin et vers la chute. Ces difficultés sont représentées

sous forme de conflits et de guerres interculturelles, qui forment la macrostructure du récit dans

les romans de Maalouf ; autrement dit, ils sont les cadres des vies et des destins des personnages

principaux (Ossyane, Clara, Tanios). Ces personnages prennent une certaine distance par rapport à

ces événements et leurs identités se définissent au travers de valeurs opposées : l'ouverture à

l'Autre, le plurilinguisme (parce que la langue commune est la première condition pour le

dialogue), le respect des us et coutumes différents. Les personnages de Makine prennent le même

type de distance envers leur entournage et ils sont caracterisés par les mêmes valeurs que les

80 Par contre, le terme « multiculturalisme » « […] indique les stratégies et les lignes politiques adoptées pour
ordonner ou régir la diversité et la multiplicité qu'engendrent les sociétés multiculturelles. », Stuart Hall, « La
Question multiculturelle », in : Stuart Hall, Identités et Cultures, Politique des cultural studies, Éditions
Amsterdam, Paris, 2008, p. 373.

28
personnages de Maalouf, même le contexte est tout-à-fait différent.

Dans la deuxième partie, on montrera que le début de la communication interculturelle est

dans la confirmation de l'identité de l'Autre, c'est-à-dire, il faut dépasser l'ignorance présente et

critiquée dans les sociétés multiculturelles pour aller vers l'Autre. On se concentrera sur la

question des langues et des voyages, qui offrent l'opportunité de la rencontre directe avec l'Autre.

Dans les romans de Makine au moins deux langues sont présentes : le russe et le français, et même

si le texte n'est pas bilingue en soi-même (il y a quelque exception, par example le mot tsar qui a

pour le narrateur dans le Testament français deux significations différentes en relation avec le

manière dont ce mot est écrit, comme « tsar » ou « царь ») les narrateurs/personnages connaissent

ces deux langues, qui leur permettent la rencontre avec la culture de l'Autre.

On a déjà constaté que les personnages d'Amin Maalouf sont plurilingues, et vu que la

langue est importante dans la construction de l'identité (au niveau personnel, même comme au

niveau d'un peuple ; à propos de ce dernier Maalouf affirme : « La langue est souvent l'élément

essentiel de l'identité d'un peuple »81), l'analyse de cette question semble particulièrement parlante

dans l'explication de l’évolution du concept de « multiculturel » vers celui du « interculturel »,

c'est-à-dire, dans l'explication du passage entre une cohabitation et une interaction.

Interkulturalität in a wide sense designates everything that has to do with the contact, relationships,
intertwinement, conflicts and interactions between cultures. Interkulturalität specifically deals with
possibilities of understanding the unknown 'other', under the premises that understanding does not
mean subjugate, incorporate or dissolve that otherness, but that understanding is a process of
partially coming to know the other while preserving distance and difference. Moreover the prefix
inter- is meant to designate exchange, reciprocity and the in-between.82

En parallèle du contact et de la communication interculturelle se trouvent la haine et la

discrimination (nationales, religieuses, tribales…). Nos personnages (toujours les personnages

81 Egi Volterrani, « Amin Maalouf. Identité à deux voix » (entretien avec Amin Maalouf), [en ligne] texte disponible
sur le site : http://www.aminmaalouf.org (pages consultées 29 mai 2010)
82 « L'interculturel dans un sens large désigne tout ce qui concerne le contact, les relations, l'entrecroisement, les
conflits et interactions entre des cultures. L'interculturel, plus spécifiquement, traite des possibilités pour
comprendre l'Autre' inconnu, aux termes que la compréhension ne signifie pas d'asservir, d'incorporer, ou de
dissoudre cet altérité. La compréhension est un processus d'une connaissance partielle et graduelle d'autre en
préservant la distance et la différence. En plus, le préfixe inter- est destiné à designer l'échange, la réciprocité et
l'état d'être entre », explique Zipfel dans l'article « Migrant concepts : multi-, inter-, transkulturalität,
métissage/creólisation and hibridity as new paradigms for literary criticism », in Danielle Dumontet/Frank Zipfel
(eds.), Écriture migrante/ Migrant Writing, Georg Olms Verlag AG, Hildesheim, 2008, p. 7.

29
principaux) s'opposent à ces passions, en essayant de jouer le rôle de l'interprète interculturel.

Dans la troisième partie, nous nous intéresserons à la problématique des appartenances

multiples et la notion de l'identité composée. On essayera d'expliquer le rôle de la figure du

médiateur interculturel83 de nos personnages.

Définissant comme communication interculturelle "ensemble des processus de communication


liant des cultures différentes", donc les processus d'interaction directe ou indirecte entre cultures
qui reposent sur des constructions identitaires (identité, altérité, stéréotypage) et impliquent – à
degrés différents – des intermédiaires, des médiateurs, le concept de l'interculturalité est employé
pour décrire les "déroulements et les formes d'expression des rencontres entre différentes
cultures".

Ce rôle est nécessaire pour la communication interculturelle ; sans cela, cette

communication (au sens de la communication non-conflictuelle) se déroulerait exclusivement à

l'aide d’intermédiaires.

On verra dans les œuvres non-fictionnelles de Maalouf quels sont les arguments pour ce

rôle. On montrera finalement que Maalouf, tout en promouvant les différences, crée les identités

des ces médiateurs interculturels qui ne se ressentent jamais, grâce à leurs appartenances

multiples, comme des étrangers. Cette libération est le moment décisif dans la création d’une

société sans conflits. Dans ses romans, Maalouf montre que cet idéal peut exister, et cette idée (de

« faire vivre ensemble des hommes, des groupes humains, sans violence, sans oppression, sans

génocide, sans haine... »84) Maalouf veut transmettre par le biais de la littérature. Enfin, on

illustrera notre propos en analysant un exemple de la compréhension totale de l'Autre : le mariage

entre Ossyane et Clara.

Dans la même partie de notre recherche on examinera parallèlement, comment, après

beaucoup des problèmes, les personnages de Makine parviennent à achever une identité qui ne

sera plus fracturée et fragmentée.

83 Pascale Solon, « Ecrire l'interculturalité : l'exemple de l'écrivain francophone Amin Maalouf », p. 163-177, in
Hans-Jürgen Lüsebrink (éd. et introd.) ; Katharina Städtler (éd.), Les Littératures africaines de langue française à
l'époque de la postmodernité : État des lieux et perspectives de la recherche, Oberhausen, Allemagne, Athena,
2004, p. 164.
84 Gunther Verheyen, « Faire vivre les gens ensemble. Un entretien avec Amin Maalouf », Franzosisch Heute, mars
2006, p. 37.

30
Enfin, on verra, d'un côté, quelles sont les raisons pour ce concept d'identité qui dépasse

tous les conflits (en relation avec son idéal humaniste d'un multiculturalisme pacifique et tolérant),

quelles sont les raisons pour une telle ouverture proposée dans la société fermée où « the

international mobile consumer, the tourist, is welcomed in the new service economy while the

international mobile worker, the migrant, is very restricted »85.

85 « Le mobile consommateur international, le touriste, est toujours bienvenu dans la société de nouvelle économie
des services, pendant que, l'ouvrier international est très restreint. », Michael Humphrey, Lebanese Identities :
Between Cities, Nations and Trans-nations, « Arabs Studies Quarterly », vol. 26, no. 1, hiver 2004, p. 45

31
I. L'univers « multiculturel »

32
1. 1. La société multiculturelle : la théorie et l'introduction à cette problématique chez

Maalouf et Makine

Bien avant l'invention du terme « multiculturalisme », il existait un grand nombre de

sociétés multiculturelles. Ce nombre était incomparablement plus important avant le XIX eme siècle,

c'est-à-dire, avant la création des États Nations. Parmi ces derniers états où les sociétés étaient

multiculturelles, se trouvaient des empires tels que l'Empire des Ottomans, ou encore l'Empire des

Habsbourg qui existèrent jusqu'à la Première guerre mondiale.

La question du multiculturalisme est devenue encore une fois actuelle dans ces dernières

décennies du fait des plusieurs mouvements de migrations qui sont représentés par « vagues »

d’immigration/émigration. Il semble que la première fois où le phénomène eut cette ampleur ait eu

lieu pendant la Seconde guerre mondiale, et ce vers l'Amérique, vers l'Europe occidentale, et plus

particulièrement vers les pays coloniaux (après la libération des colonies): la Grande Bretagne et la

France. En Grande Bretagne, un certain nombre de théoriciens ont défini la problématique autour

du terme « multiculturalisme », qui est désormais critiqué à cause de ses connotations politiques.

Multiculturalism [...] is suspected to propagate a peaceful coexistence of different cultures hardly


considering and much less acting out their differences. […] The aim of multiculturalism would
then come down to seeing that different cultural groups live relatively peacefully together, without
too much friction but possibly also without too much contact 86.

En plus de ces connotations politiques, ceux qui critiquent le concept du « multiculturel »

stigmatisent une certaine forme d’ignorance de cette théorie et de ce type de société, qui amène à

un manque d’interactions entre les peuples qui habitent le même territoire.

Stuart Hall souligne qu’il existe « plusieurs types des sociétés multiculturelles […] mais

tous partagent une même caractéristique : ils sont par définition culturellement hétérogènes »87.
86 « Le multiculturalisme est soupçonné de propager une coexistence pacifique des cultures différentes. Ces cultures
ne considèrent pas ou n'expriment pas de leurs différences. Le but du multiculturalisme serait alors de percevoir
que les différents groupes culturels vivent relativement en paix ensemble, sans beaucoup des frictions, mais peut-
être aussi, sans trop des contacts ». Frank Zipfel, « Migrant concepts : multi-, inter-, transkulturalität,
métissage/creólisation and hibridity as new paradigms for literary criticism », in Danielle Dumontet/Frank Zipfel
(eds.), Écriture migrante/ Migrant Writing, Georg Olms Verlag AG, Hildesheim, 2008, p. 6.
87 Stuart Hall, « La Question multiculturelle », in Stuart Hall, Identités et Cultures, Politique des cultural studies,
Éditions Amsterdam, Paris, 2008, p. 374.

33
L'immense espace de l'Union soviétique et avant de l'Empire russe, qui occupait un

sixième des terres émergées et s'étendait sur 11 fuseaux horaires, que Makine décrit comme « la

terre russe sans limites »88 était habité par un certain nombre des peuples (dont un prouve pourrait

être le nombre des républiques nationales fondées après sa chute), mais dans l'œuvre de Makine le

concept de multiculturalisme n'est pas lié à son pays natal. Dans le Requiem pour l'Est il écrit :

« Symbolique était le lien qui, d'une manière ou d'une autre, unissait tout habitant du pays à

l'existence mythique du maître de l'empire »89, et non seulement que touts les habitants étaient unis

au maître, mais aussi ils étaient unis parmi eux dans la peur de ce même maître et de son régime

totalitaire. Ce régime imposait un certain modèle de vie, « la vie de tout le monde »90 et en

conséquence, d'une identité univoque91. Aliocha dans le Testament français explique ce que ce

syntagme, « la vie de tout le monde » veut dire :

Conduire un char, puis, démobilisé, faire couler l'acier au milieu des machines d'une grande usine
au bord de la Volga, aller chaque samedi, au stade pour voir un match de football. Mais surtout
savoir que cette suite de jours, tranquille et prévisible, était couronnée d'un grand projet
messianique – ce communisme qui, un jour, nous rendrait tous constamment heureux, cristallins
dans nos pensées, strictement égaux [c'est nous qui soulignons]…92

Parallèlement, tout les contacts avec le monde extérieur étaient restreints, sinon intérdits 93,

et chaque lien avec un pays étranger était raison pour la peur de ce qui le possédait, parce qu'il

pouvait être accusé à n'importe quel moment de sa vie. Dans le Testament Makine donne plusieurs

exemples toujours liés à la nationalité française de Charlotte : quand, après la Première guerre

mondiale, Charlotte a essayé de trouver comment quitter la Sibérie en parlant avec un nouvel
88 Andreï Makine, Requiem pour l'Est, Mercure de France, Paris, 2001, p. 136
89 Ibid., p. 13
90 Andreï Makine, Le testament français, Collection Folio, Mercure de France, Paris, 2010, p. 222
91 Par contre, en écrivant des romans qui ne sont pas inclus dans la notre recherche, tels Au temps du fleuve Amour,
La terre et le ciel de Jacques Dorme, etc., Thierry Laurent argue : « La Sibérie, c'est aussi une terre où ont
miraculeusement survécu, en dépit de la russification puis de la soviétisation, quelques traditions ancentrales et
surtout des souvenirs des anciens modes de vie ; tout cela a excité l'imagination du jeune Andreï et il y fait parfois
allusions dans ses récits. Le héros de son dernier roman [La femme qui attendait] est par exemplecensé écrire une
étude sur le folklore de la région d'Arkhangelsk ; tel autre personnage en arrive à fantasmer sur la soif d'aventures
et sur les mœurs amoureuses des Cosaques […] Il me semble aussi que les premières pages de La Terre et le ciel
de Jacques Dorme ont quelque chose d'un hommage au peuple Yakoutie, simple, rieur et accueillant », etc. Thierry
Laurent, Andreï Makine, Russe en exil, Savoirs et connaissances, Paris, 2006, p. 29
92 Ibid., p. 222
93 Aliocha affirme : « […] notre ville, à cause de ses usines, était interdite aux étrangers... Oui, c'était une ville où
l'on sentait très bien le pouls de l'empire ». Ibid., p. 63

34
fonctionnaire, il l'a nommée « sale espionne »94, ensuite, « à cette époque de la lutte contre le

“cosmopolitisme “ »95 quand sa fille (et mère d'Aliocha) voulait s'inscrire à l'université et en étant

effrayée a menti pour la nationalité de sa mère, une commission a été formée pour juger son

« crime », etc. Une des conséquences de cet enfermement et ce contrôle était bien sûr la censure

sur certains livres dans la bibliothéque, qui étant l'« otage de l’idéologie, était très inégalement

fournie »96. Pour connaître l'Autre, Aliocha se tourna « vers la littérature. Les grands classiques

français étaient là et, à l’exception de quelques proscrits célèbres comme Retif de La Bretonne,

Sade ou Gide, ils avaient, dans l'ensemble, échappé à la censure »97.

L'implication de tout ce qu'on a dit sur la Russie est que le personnage principal du

Testament se tourna vers l'une autre culture, celle de sa grand-mère, c'est-à-dire vers la culture

française. Ce pays et sa culture sont en opposition forte avec son pays d'origine, mais il faut dire

que même l'image de la France n'est pas privée d'ambiguïté, autrement dit, deux Frances existent

dans l'œuvre de Makine, ou deux facettes d'une France, une « féerique de Charlotte », qui sera

l'objet de notre attention plus tard, et une France contemporaine, multiculturelle et critiquée par

Makine. L'image de cette France contemporaine, qui est finalement un pays réel avec ses

problèmes quotidiens, est largement influencée par l'image de la France de la Belle Époque, qui

reste toujours chez notre écrivain un pays de rêve. En effet, le désatre,

la laideur. Laideur des mots, laideur dees pensées, laideur du mensonage partagé. Extraoridinaire
laideur de ce jeune visage féminin incliné vers l'oreille du cinéaste, de ce jeune corps, long et
souple, incurvé par l'hypocrisie des mots que l'homme écoute avec une indulgence paternelle.
Laideur de tous ces visages et de ces corps lissées par l'entretien et qui se frottent dans l'agréable
tiédeur du clan. L'infinie laideur de cette France-là98

que Makine observe est conséquence de sa très forte désillusion, « la patine fragile des

songes est déchirée et les couleurs vives font mal aux yeux »99, mais, parallèlement il aime la

94 Ibid., p. 94
95 Ibid., p. 203
96 Ibid., p. 156
97 Ibid.
98 Andreï Makine, Requiem pour l'Est, Mercure de France, 2001, p. 284
99 Nina Nazarova, « Atlantide française et Atlantide russe », in : Margaret Parry (éd.) ; Marie Louise Scheidhauer
(éd.) ; Edward Welch (éd.), Andreï Makine, La rencontre de l'Est et de l'Ouest, Association Européenne François
Mauriac, L'Harmattan, 2004, p. 59

35
France passionement, et la critique en croyant à son avenir100.

À cause de ses critiques, certains auteurs ont atribué à Makine une postition

« réactionnaire », et il est tombé « sous le coup de l'accusation de ne pas être bien-pensant en

raison de plusieurs déclarations qu'il a faites publiquement et de quelques thèmes traités dans ses

derniers livres »101. Parmi les autres thèmes problématiques selon la presse française, le plus

important et le plus pénible pour la société française, qui se tient multiculturelle, est celui de

l'immigration. Est-il, Makine, écrivant émigré, pourrait être le vrai xénophobe et réactionnaire ou

la critique de l'échec de modèle de l'intégration en France a ses raisons?

En analysant l'argumentation que Makine donne dans son essai Cette France qu'on oublie

d'aimer, on expliquera les similitudes entre son opinion et celle des critiques des cultural studies,

mais d'abord on envisagera l'opinion de Maalouf.

Selon Amin Maalouf, cette hétérogénéité, dont Stuart Hall écrit, est un élément très positif

dans la vie des anciens empires multiculturels. Plusieurs critiques de l'œuvre de Maalouf relèvent

chez lui une certaine nostalgie pour ce type de société. Il faut dire que ce type d’empires se

distingue beaucoup des « imperials », tel que la Grande-Bretagne, sur lesquels la théorie du

« multiculturalisme » et des théories des cultural studies se sont basées. Edward Said, orientaliste

et théoricien de l'exil, définit l'impérialisme de la façon suivante :

[…] "impérialisme" désigne la pratique, la théorie et mentalité d'une métropole dominatrice qui
gouverne un territoire lointain. Le "colonialisme", qui est presque toujours une conséquence de
l'impérialisme, est l'installation d'une population sur un tel territoire. […] L'impérialisme est
simplement le processus ou la stratégie d'établissement et de maintien d'un empire. 102

Dans l'Empire ottoman, dont Maalouf est nostalgique, la métropole, Istanbul, n'était pas

séparée des territoires subordonnés, comme c'était le cas pour la France et la Grande-Bretagne.

Pour cette raison, le colonialisme n'existait pas au sens de l'installation du peuple colonisateur sur
100« Je n'écrirais pas ce livre si je ne croyais pas profondément à la vitalité de la France, à son avenir, à la capacité
des Français de dire "assez!" ». Andreï Makine, Cette France qu'on oublie d'aimer, Flammarion, Paris, 2006, p. 87
101Thierry Laurent, « Andreï Makine : un écrivain réactionnaire? », La vie littéraire, [en ligne] texte disponible sur
le site : http://www.lavielitteraire.fr/index.php/dossiers/dossier-makine/andrei-makine--ecrivain-reactionnaire -
(pages consultées 7 avril 2010)
102Edward Said, « Empire, géographie et culture », in Edward said, Culture et impérialisme, Fayard : le Monde
diplomatique, Paris, 2000, p. 44.

36
le territoire colonisé, ce sont des cheikhs ou émirs qui l'ont gouverné. Ces cheiks ont pu être, pour

certains, très bien intégrés dans la société qu’ils ont gouvernée : par exemple, dans Le Rocher de

Tanios le cheikh Francis, a été vu par ses subordonnés comme « un des leurs » et ses caprices

étaient tolérés. De son côté, il a accepté le catholicisme, la religion dominante parmi ses sujets.

Pleinement conscient des défauts et des faiblesses de l'Empire ottoman, Maalouf souligne

néanmoins ses aspects positifs. Dans Le Rocher de Tanios, on trouve la description des

communautés chrétiennes et musulmanes qui habitaient côte à côte, des peuples de langues et de

coutumes différentes qui circulaient librement… etc. Dans Les Échelles du Levant, l'idée de cette

cohabitation est encore plus présente, mais aussi, plus précise et contrastée : d'un côté, on y voit

les contacts intensifs entre les personnage principaux (le père d'Ossyane, qui est turc, est le

meilleur ami d'un arménien, bien que l’histoire se déroule après le génocide arménien ; la mère

d'Ossyane est la fille de ce même arménien ; le cercle autour de son père est multinational et

multireligieux… etc.) et de l'autre, les conflits tout autour ces personnages y sont mis en scène.

Pourquoi Maalouf évoque-t-il l'histoire de cet empire et de la vie dans ce type de société?

Quel message veut-il transmettre?

1. 2. La nostalgie pour les empires multiculturels chez Maalouf

Il faut commencer par retracer l'histoire personnelle de Maalouf pour comprendre ses

motivations. Né au Liban, il a vécu dans une société multiculturelle (les populations dominantes

au Liban sont les chrétiens-maronites, les Arabes, les descendeurs des réfugiés de la guerre

israélo-arabe de 1948-1949, les Assyriens, etc.) et pluriconfessionelle (parfois il est difficile de

distingeur les communautés réligieuses des communautés éthniques); il explique à ce propos :

« C'est une région où il y a toujours eu toutes sortes de communautés qui ont vécu des moments

de coexistence merveilleux mais aussi des moments de tension »103. Cette expérience vecue dans

103Maurice Tournier, « Identité et appartenances. Entretien » (entretien avec Amin Maalouf), Mots, Les langages du

37
le contexte multiculturel donne à l'écrivain une sorte de légitimité pour parler et pour critiquer ce

modèle d'organisation, de la même manière que la provenance, l'origine d'un écrivain lui donne la

légitimité de témoin quand il écrit de ce pays dans l'émigration (par exemple, quand un Russe

émigré en France décrit la situation en Russie, son texte sera souvent reçu comme plus légitime

que le texte écrit par un français, anglais, ou l'écrivain de n'importe quelle autre nationalité).

Dans Le Rocher de Tanios Maalouf reprend cette même idée, et le narrateur (qui n'assiste

pas aux événements, parce que le roman est basé sur la technique narrative du manuscrit trouvé)

affirme, à la fin du roman, que la Montagne, métaphore pour le Liban, est un « lieu de refuge, lieu

de passage. Terre du lait et du miel et du sang. Ni paradis ni enfer »104.

À ce propos, il s'agit aussi d’une région où les populations sont arrivées de nombreux pays

voisins, d'Égypte, de Turquie… etc., et chacun porte son histoire personnelle, c'est-à-dire qu’une

certaine nostalgie du pays abandonné ou perdu est déjà présente. Ossyane, le personnage des

Échelles du Levant affirme : « Ma vie a commencé […] un demi-siècle avant ma naissance, dans

une chambre que je n'ai jamais visité, sur les rives de Bosphore »105. Maalouf, personnellement,

souligne la même relation à sa propre origine.

Je suis un peu nostalgique des vieux empires, non pas pour leur côté impérial, forcément
hégémonique et dominateur […] - mais par le fait que ces empires rassemblaient justement des
gens qui venaient des cultures différentes, qui avaient des religions différentes, des langues
différentes106.

Dans nos deux romans, cette nostalgie est souvent présente, notamment dans Les Échelles

du Levant. Le père d'Ossyane, qui aurait du être prince de la Turquie si sa famille n'avait pas été

détrônée, est l’incarnation de ce sentiment. Chez lui, il s'agit aussi de la nostalgie d’un certain

type de noblesse, d'ouverture d'esprit. Ossyane la décrit de la manière suivante :

Et quels rêves! Si je voulais en faire la caricature la plus ressemblante, je dirais qu’il rêvait d’un
monde où il n’y aurait que des hommes courtois et généreux, impeccablement habillés, qui

politique, mars 1997, p. 133.


104Amin Maalouf, Le Rocher de Tanios, Livre du Poche (première édition : Éditions Grasset & Fasquelle, 1993),
Paris, 2009, p. 279.
105Amin Maalouf, Les Échelles du Levant, Livre du Poche (première édition : Éditions Grasset & Fasquelle, 1996),
Paris, 2009, p. 23.
106David Rabouin, « Je parle du voyage comme d'autres parlent de leur maison », Magazine littéraire, janvier 2001,
p. 100.

38
salueraient bien bas les dames, mépriseraient d’un revers de main toutes les différences de race, de
langue et de croyance, et se passionneraient comme des enfants pour la photographie, l’aviation, la
TSF et le cinématographe107.

Il a fait autour de lui un cercle des étrangers qui ont les mêmes idéaux. Il l’a établi au

niveau de la microstructure du récit, mais aussi par rapport à sa propre vie une interaction

« interculturelle » qui serait la phase suivante du multiculturalisme - tout comme Ossyane et Clara

par la suite.

Chez Maalouf, les récits des empires multiculturels ne sont pas un simple cadre historique

pour les actions de ses romans. L’histoire a, dans son écriture, la fonction de l'exemple

« didactique ». Le choix des sociétés multiculturelles est lié à sa vision de la situation actuelle.

Après tout, l’Europe en construction, avec ses dizaines de peuples différents, ses dizaines de
langues, n’est-elle pas la version moderne du vieil empire austro-hongrois? Bien plus vaste encore,
plus bigarrée, plus démocratique, et incomparablement moins fragile! C’est probablement l’un des
projets les plus ambitieux et les plus prometteurs de l’Histoire; et, de mon point de vue, l’une des
rares raisons objectives d’espérer en l’avenir108.

Dans cette citation, Maalouf souligne que l'Europe, c'est-à-dire l'Union Européenne, est

« incomparablement moins fragile ». Pourquoi est-elle plus forte? Il semble qu'elle soit ainsi car,

au contraire des empires anciens, elle réfléchit sur elle-même ; autrement dit, elle est consciente

des différences qui la composent et elle tend à trouver des solutions, même préventives, pour une

vie commune possible pour tous les peuples qui la forment. Elle compte sur son interculturalité, et

elle la renforce. Par contre, dans les anciens empires, des peuples ont cohabité souvent sans

aucune vraie interaction. De ce fait, il était facile de les dresser les uns contre les autres.

107Amin Maalouf, Les Échelles du Levant, Livre du Poche (première édition : Éditions Grasset & Fasquelle, 1996),
Paris, 2009, p. 59.
108Amin Maalouf affirme : « La langue est souvent l'élément essentiel de l'identité d'un peuple. », dans l'entretien :
« Amin Maalouf. Identité à deux voix » (entretien avec Amin Maalouf), [en ligne] texte disponible sur le site :
http://www.aminmaalouf.org (pages consultées 29 mai 2010)

39
1. 3. Les conflits interculturels au niveau de la macrostructure des récits dans Les Échelles

du Levant et Le Rocher de Tanios

Les empires que Maalouf évoque n'étaient pas « idéaux ». Dans la vie quotidienne, il

existait une proximité, des échanges plutôt commerciaux entre les différents peuples, mais en

même temps, ces communautés restaient fermées. « Les identités deviennent "meurtrières"

lorsqu'on se enferme dans une conception tribale de l'identité »109, explique Maalouf dans son

essai Les Identités meurtrières. Autrement dit, des personnes qui étaient voisines pendant des

décennies peuvent devenir des ennemis les plus fanatiques. Dans ses romans, Maalouf utilise ces

conflits interculturels pour encadrer des idylles interpersonnelles. Comment fonctionne cet

encadrement?

Dans Les Échelles du Levant, Maalouf commence son roman par un cadre plus vaste : la

situation politique. Il décrit les événements historiques : « les gens de Beyrouth préféraient parler

le français [à l'époque Liban s'est libéré du gouvernement turc après la Première guerre mondiale

et la France a été alors, suite au démantèlement de l'empire ottoman, mandatée par la Société des

Nations pour développer et moderniser certains territoires ex-ottomans] et oublier le turc »110.

Dans cette situation où la famille d'Ossyane, famille turque, était tout à fait indésirable, Maalouf

introduit l'amitié du père d'Ossyane (qui est turc) et de son grand-père (arménien, encore plus

indésirable) pour faire contraste : « Des relations d’affaires, des échanges mondains courtois, de

l’estime réciproque, oui, dans certains milieux, cela se voyait encore, semble-t-il ; une véritable

amitié, une complicité profonde, non. Les rapports entre les deux communautés se détérioraient à

vue d’œil »111.

Ensuite, Maalouf dépeint un certain type d'ignorance par le fait que différentes

109Amin Maalouf, Les Identités meurtrières, Livre du Poche (première édition : Éditions Grasset & Fasquelle,
1998), Paris, 2008, p. 46.
110Amin Maalouf, Les Échelles du Levant, Livre du Poche (première édition : Éditions Grasset & Fasquelle, 1996),
Paris, 2009, p. 57.
111Ibid, p. 34.

40
appartenances existaient au même moment. Dans le mariage entre Ossyane et Clara, déjà à l'aube

de la guerre israélo-arabe en 1948, le père d'Ossyane force la communication entre l'oncle de

Clara, qui est juif, et le beau-frère d'Ossyane. Il ne faut pas oublier que ce deuxième personnage

étant musulman, il a du quitter Haïfa, où il avait habité, parce que la ville est devenue une partie

d’Israël, après l'indépendance d'Israël en 1948.

Il y avait chez lui [son père] un profond mépris pour cette attitude, très répandue au Levant, qui
prétend « ménager » les susceptibilités et les appartenances ; cette attitude qui consiste par
exemple à chuchoter à ses invités : « Attention, Untel est juif! », « Untel est chrétien! », « Untel
est musulman! » Alors les uns et les autres s'efforcent de censurer leurs propos habituels, ceux que
l'on prononce lorsqu'on est « entre nous », pour débiter les banalités mielleuses qui sont censées
reflétant le respect qu'on a pour l'autre, et qui ne reflètent en réalité que le mépris et l'éloignement.
Comme si l'on appartenait à des espèces différentes112.

Cette scène est contrastée par celle du mariage entre la mère d'Ossyane et son père, qui

s'est passé en 1914 (un an avant le génocide arménien commis par les turcs et quatre ans avant la

chute définitive de l'Empire ottoman).

Y assistera, entre mille autres, le gouverneur de la Montagne, en ce temps-là un arménien,


justement, Ohannés Pacha. Vieux fonctionnaire ottoman, il improvisera pour l’occasion un
discours sur la fraternité retrouvée entre les communautés de l’Empire – ‘turcs, arméniens, arabes,
grecs et juifs, les cinq doigts de l’auguste main sultanienne’ – qui sera copieusement applaudi 113.

Par ce contraste, Maalouf démontre que l'ignorance ne peut pas être une solution pour la

résolution des problèmes sociaux, et que cette même ignorance conduit aux guerres, à la haine, et

finalement au déclin et à la chute des sociétés multiculturelles.

L’auteur utilise le même type de démonstration dans son roman Le Rocher de Tanios, où il

décrit un moment fort et crucial de l'Histoire du Proche-Orient. Il s'agit de l'époque à laquelle le

vice-roi d'Égypte, Méhémet-Ali pacha, a essayé d'établir un état puissant, calqué sur le modèle

occidental. Du fait que l’existence d’une telle nation était une menace pour des ambitions des

pouvoirs occidentaux - car « l'Occident ne veut pas qu'on lui ressemble, il veut seulement qu'on lui

obéisse »114 - la France et l'Angleterre ont alimenté le conflit entre les communautés qui avaient

pourtant connu des relations pacifiques et tolérantes (ou elles s’étaient « ignorées »
112Ibid, p. 153.
113Ibid, p. 43.
114Amin Maalouf, Les Identités meurtrières, Livre du Poche (première édition : Éditions Grasset & Fasquelle,
1998), Paris, 2008, p. 90.

41
mutuellement).

[…] Méhémet-Ali pacha, vice-roi d’Égypte, avait entrepris de bâtir en Orient, sur les décombres
de l’Empire ottoman, une nouvelle puissance qui devait s’étendre des Balkans jusqu’aux sources
du Nil, et contrôler la route des Indes.
De cela, les Anglais ne voulaient à aucun prix, et ils étaient prêts à tout pour l'empêcher. Les
Français, en revanche, voyaient en Méhémet-Ali l’homme providentiel qui allait sortir l’Orient de
sa léthargie, et bâtir une Égypte nouvelle en prenant justement la France pour modèle115.

Le roman montre les différentes répercussions de ces conflits dans la vie quotidienne du

petit village de Kfaryabda. Les puissances pro-égyptiennes et anti-égyptiennes s’arrangent pour

dresser les populations les unes contre les autres, parce que les différentes communautés n'avaient

pas des relations assez profondes pour résister au désir de guerre des grands pouvoirs. « L'émir

avait de l'autorité, certes, et de l'influence, mais la Montagne ne se réduisait pas à sa personne. Il u

avait les communautés religieuses, avec leur clergé, leurs chefs, leurs notabilités, il y avait les

grandes familles et les petits seigneurs116 ».

Étant conscient que les sociétés multiculturelles connaissent un manque d'interaction entre

les peuples qui les fondaient, Maalouf passe de cette nostalgie à la recherche des moyens pour

améliorer la communication. Au niveau du micro-récit, il crée des personnages qui seront les

médiateurs entre les différentes communautés.

1. 4. La critique de modèle multiculturel – la France contemporaine chez Makine

Dans plusieurs de ses romans, Andreï Makine critique la France contemporaine, et en

conséquence, il critique son modèle de l'organisation politique, c'est-à-dire, le modèle

multiculturel. Parfois, il utilise les mots assez directs et pottentielement offensifs. Pour cette

raison, il était souvent l'objet de critique française, que Thierry Laurent décrit en façon suivante :

S'il est un sujet tabou dans le milieu des bien-pensants contemporains, c'est vraiment la question
de l'immigration et de la situation dans les banlieues ; on se doit de prôner une France
multiculturelle et fraternelle et d'être compréhensif envers les jeunes déboussolés qui font des
115Amin Maalouf, Le Rocher de Tanios, Livre du Poche (première édition : Éditions Grasset & Fasquelle, 1993),
Paris, 2009, p. 104.
116Ibid., p. 106.

42
bêtises ; tout autre discours sera censé faire le jeu de l'extrême droite 117.

Récemment, plusieurs évenèments politiques (par example l'expulsion des Roms de la

France) et quelques dénonciations sur l'échec de multiculturalisme par les politiciens importants

(par exemple, en Allemagne et en Grand-Bretagne), ont approuvé les problèmes que la théorie des

cultural studies avait critiqués depuis longtemps : la tolerence passive, l'encouragement des

diverses ethnies à garder leurs cultures et à vivre séparées des autres minorités culturelles.

Chez Makine, dans son essai de 2006 Cette France qu'on oublie d'aimer, mais aussi dans

ses romans, la politique de l'immigration en France a été mise en question. On commencera de ce

qu'il écrit dans le Testament français sur la procedure pour obtenir la nationalité française.

Aliocha, le narrateur, explique :

Le dossier qu'on me demandait de réunir me rassura : aucun document impossible à trouver,


aucune embûche bureaucratique. Seule ma visite chez le médecin me laissa une impression
pénible. L’examen pourtant ne dura que cinq minutes et fut, somme toute, assez superficiel : l’état
de ma santé se serait révèlé compatible avec la nationalité française 118.

Et ensuite, il ajoute : « En sortant dans la rue, je pensais aux camps où par des tests

physiques semblables, on triait les prisonniers »119. L'évocation des camps de concentration se

justifie en pensant à la « ghettoïsation » des immigrés, le problème connu en France sous le nom

de « jeunes de banlieu » dont témoigne le film « La haine » réalisé par Mathieu Kassovitz en 1995

et récompensé par plusieurs prix120, mais aussi Makine dans le Testament français (voir note de

bas de page 119). En racontant sa rencontre avec Alex Bond, un « Russe nouveau », Aliocha

réproduit ce que ce premier a dit en regardant du balcon de son appartament dans une banlieue

parisienne : « Mais écoutez, bonnes gens, on n’est plus en France ici, mais en Afrique ! »121. De

même, Aliocha ne veut pas que Charlotte voie ce quartier où il habite, il explique :

117 Thierry Laurent, « Andreï Makine : un écrivain réactionnaire? », La vie littéraire, [en ligne] texte disponible sur
le site : http://www.lavielitteraire.fr/index.php/dossiers/dossier-makine/andrei-makine--ecrivain-reactionnaire -
(pages consultées 7 avril 2010)
118 Andreï Makine, Le testament français, Collection Folio, Mercure de France, Paris, 2010, p. 318
119 Ibid., p. 319
120 César du meilleur film, César du meilleur producteur : Christophe Rossignon, César du meilleur montage :
Mathieu Kassovitz, Scott Stevenson, Festival de Cannes – Prix de la mise en scène : Mathieu Kassovitz, etc.
121 Andreï Makine, Le testament français, Collection Folio, Mercure de France, Paris, 2010, p. 321

43
Non, ce n’est pas la nouvelle population de ce vieux quartier parisien qui aurait pu impressioner
Charlotte. Si je ne voulais pas l’y amener, c’est parce qu’on pouvait traverser ces rues sans
entendre un mot de français. Certains voyaient dans cet exotisme la promesse d’un monde
nouveau, d’autres – un désastre122.

Selon Makine, une des raisons pour l'échec du modèle multiculturel en France, qui se

voulait « le paradis multiculturel, multiracial, multiconfessionel, multi quoi encore ? Multi

tout. »123, est dans l'ignorance des intellectuels français124 (il s'agit probablement de ceux mêmes

qui l'ont critiqué à propos de ses affirmations sur les problèmes d'immigration en France) en face

de ce modèle. Makine se moque souvent de leur obsession du « politiquement correct »125 qui les

empêche d' « évoquer la moindre violence de la part de ces “jeunes“ [de banlieue] sous peine

d’être pris pour un suppôt de la réaction »126, et parallèlement, il critique « le décalage entre le

discours officiel et les commentaires que les Français osaient en privé [qui lui] rappelait la

situation dans [sa] patrie soviétique. Le même double langage, la même schizophrénie

collective »127. Selon lui, la France est « foncièrement raciste, ce qui empêche la véritable

intégration des immigrés de couleur. Non, la France ne veut pas comprendre qu’il puisse y avoir

un islam modéré et moderne »128.

De l'autre côté, on trouve un désintéressement des immigrés envers la langue et la culture

française. Comme on a déjà vu dans le passage cité au-dessus, il existent les quatiers entiers où il

est impossible entendre un mot en français. S'agit-il de la réaction des immigrés à la

discrimination où est-ce la discrimination conséquence du comportament arrogant des immigrés?

Il semble que la première raison est la politique multiculturelle qui a toléré le manque de

122 Ibid., p. 322


123 Andreï Makine, Cette France qu'on oublie d'aimer, Flammarion, Paris, 2006, p. 83
124 Makine suggère très ironiquement qu'il faut considérer l'intellectuel français comme l'une des composants de la
francité folklorique, comme le béret basque, les grèves à la SNCF, etc. Il explique : « l'intellectuel français se voit
obligé d'exécuter une suite des gestes et de mimiques sans aucun respect pour la vraisemblance de son personnage.
Propriétaire d'une résidence de millionnaire à Marrakech, il parlera au nom des déshérités. N'ayant jamais été
confronté au racisme qui sévit en Afrique, il agonira le prétendu racisme héréditaire des Français. Effectuant le
trajet quotidien entre son domicile dans le seizième arrondisement et sin bureau dans le sixième, il se croira le
mieux placé pour analyser la crise des banlieu ». Ibid., p. 36
125 Il écrit que le « politiquement correct » et ses dogmes, sont véritable « gangrène de la pensée unique ». Ibid., p.
88
126 Ibid., p. 80
127 Ibid., p. 61
128 Ibid., p. 64

44
l'intéraction entre la société d'accueil et les émigrés, c'est-à-dire, cette raison correspond à ce que

les théoricien des cultural studies critiquent. À ce propos Makine écrit ouvertement dans l'essai

intutulé « Si vous n'êtes pas Français, soyez dignes de l'être » :

Il faudrait un langage clair, sans complaissance, sans aucune censure, sans la police de la pensée
et de l'arrière-pensée qu'exercent les "antiracistes" professionnels.
Oui, des mots clairs pour dire qu’il ne peut y avoir qu’une seule communauté en France : la
communauté nationale. Celle qui nous unit tous, sans distinction d’origine et de race.
Des mots clairs pour parler de l’immigration qui pour la première fois dans l’histoire de ce pays
devient un échec, après tant de vagues intégrées par la France pour son plus grand bien 129.

Il faut souligner que la notion de la « communauté nationale » chez Makine, qui avec la

même passion critique son pays natal, n'a rien à voir avec « nationaliste ». Il proclame une

intégration au sens culturel et linguistique, c'est-à-dire, un respect pour le patrimoine français. On

est d'accord avec Thierry Laurent, auteur d'étude Andreï Makine, russe en exil (Paris, 2006), qui

écrit :

Disons les choses très objectivement : on ne trouvera aucune déclaration publique, aucun indice
dans les romans, laissant supposer que Makine, l'immigré qui s'est fait traiter de métèque,
l'éternel voyageur, le croyant, l'humaniste sincère, pense que des êtres sont méprisables du fait de
leur [des émigrés] appartenance à une ethnie130.

En revanche, Andreï Makine montre par son exemple personnel (au sens de l'intégration

de la culture russe et la culture français dans son œuvre) et dans ses œuvres il ne faut pas avoir une

situation où « leurs traditions [sont] contre les notres »131, où les deux côtés s'exclusent

mutuellement, mais il faut introduire en jeu une identité plurielle qui réfuse les binarités 132. Le

premier pas dans la direction de l'acceptation de la culture d'Autre est l'apprentisage de sa langue.

***

Même si notre deux écrivains proviennent de deux contextes totalement différents,

Makine d'un pays monoéthnique, et univoque au sens identitaire, et Maalouf d'une région qui était

129 Ibid., p. 88
130 Thierry Laurent, « Andreï Makine : un écrivain réactionnaire? », La vie littéraire, [en ligne] texte disponible sur
le site : http://www.lavielitteraire.fr/index.php/dossiers/dossier-makine/andrei-makine--ecrivain-reactionnaire -
(pages consultées 7 avril 2010)
131 Stuart Hall, « Quel est ce "noir" dans "culture populaire noire", in: Stuart Hall, Identités et Cultures, Politique des
cultural studies, Éditions Amsterdam, Paris, 2008, p. 307
132 Ibid., p. 308

45
toujours multiculturelle, ils, en critiquant le modèle multiculturel (et cette critique corresponde

bien aux théories contemporaines, tel cultural studies, et aux événements qui ont confirmé que ce

type de la société était insoutenable), que le premier trouve en France contemporaine, et l'autre

aux empires anciens, cherchent d'établir un nouveau type de rélations entre les cultures

différentes. L'interculturalité, et ses valeurs, sert à nos écrivains comme une étape intermédiaire,

après laquelle, et à travers quelle, leur identité se compose et prend sa forme définitive.

46
II. La rencotre avec l'Autre – les composantes d'une identité

complexe

47
2. 1. Le plurilinguisme dans l'œuvre de Maalouf

« Pour moi, la question linguistique est fondamentale. On ne peut pas connaître l'Autre si

on ne désire pas connaître sa langue »133, affirme Maalouf dans un entretien. Il explique que la

connaissance des langues est indispensable pour une compréhension mutuelle avec l'Autre : la

méconnaissance de la langue de l’Autre peut produire des malentendus désastreux. Selon lui,

chaque personne devrait connaître au moins trois langues : une langue identitaire, une langue de

communication internationale et une langue d’adoption personnelle. Il est parvenu à introduire

cette idée lors de la proposition officielle du « Groupe des intellectuels pour le dialogue

interculturel » concernant l'enseignement des langues étrangères en Europe. En même temps,

Maalouf souligne l'importance de l'égalité de statut entre des langues différentes, car il perçoit

que, par exemple dans la communication entre un occidental et des orientaux, « c'est toujours dans

sa langue à lui, presque jamais dans la leur »134. Ensuite, ce respect de la langue de l'Autre est

important à cause du rôle primordial de la langue dans le processus de construction identitaire.

« De toutes les appartenances que nous nous reconnaissons, elle [la langue] est presque toujours

l'une des plus déterminantes »135, affirme Maalouf.

Maalouf introduit les mêmes idées dans ses romans. Le plurilinguisme est une des

caractéristiques principales de ses personnages. Dès son premier roman Léon l'Africain (en

prennent pour le titre de son roman, le nom de Hassan al-Wazzan 136, que celui-ci a reçu quand il

133Ottmar Ette, « Vivre dans une autre langue, une autre réalité », (entretien avec Amin Maalouf), Lendemains :
Etudes Comparées sur la France/Vergleichende Frankreichforschung, 2008; 33 (129), p. 91.
134Amin Maalouf, Les Identités meurtrières, Livre du Poche (première édition : Éditions Grasset & Fasquelle, 1998),
Paris, 2008, p. 87.
135Ibid., p. 152
136 Hassan al-Wazzan, né vers 1488 en Andalousie musulmane, fut diplomate, grand voyager et négociateur. En
1518, de retour du pèlerinage musulman à La Mecque, le navire sur lequel il se trouve est attaqué, et il est fait
prisonnier par des « marins siciliens ». Il est en fait capturé par un chevalier de l’Ordre de Saint-Jean, Pedro di
Bobadilla. Sans doute parce qu'il a quelques errements à se faire pardonner, celui-ci en fait présent au pape Léon
X, qui l’adopte comme fils, le fait catéchiser puis baptiser sous ses propres noms, Jean Léon. Il devient alors Jean-
Léon de Médicis, dit « Léon l’Africain ». Pendant son séjour en Italie, il s’initie à l’italien et au latin, et enseigne
l’arabe à Bologne. Sur demande du pape, il écrit sa fameuse Cosmographia de Affrica, publiée à Venise sous le
titre Description de l'Afrique. Cet ouvrage de référence, qui évite soigneusement de donner des informations à
caractère militaire, est la seule source de renseignement sur la vie, les mœurs, les us et coutumes dans l'Afrique du
XVIe siècle

48
était baptisé par le pape Léon X, Maalouf introduit en jeu la complexité de l'identité, son

doublement, sa flexibilité, la capacité d'une personne de rester profondément idéntique en se

changeant. D'ailleurs, en raccontant la vie de cette personne qui fut également apprécié dans le

monde arabe, africain et européen, il est possible que Maalouf fait allusion à soi-même comme il

se veut, dans le rôle de médiateur interculturel) Maalouf a essayé de transmettre l'importance de

l’apprentissage et de l'utilisation de diverses langues étrangères, qui sont une source de richesse

intellectuelle, mais parfois aussi un moyen de survie. Léon l'Africain dit à propos de lui même :

« […] de ma bouche, tu entendrais l'arabe, le turc, le castillan, le berbère, l'hébreu, le latin et

l'italien vulgaire, car toutes les langues, toutes les prières m'appartiennent »137.

Dans Le Rocher de Tanios, l'importance de la connaissance des langues étrangères est

soulignée au moins deux fois. Quand le pasteur anglais vient à la Montagne pour ouvrir une école

(laquelle joue un rôle dans la stratégie anglaise dans la lutte contre l'influence égyptienne, c'est-à-

dire contre l'influence française médiatisée par les égyptiens qui ont adopté des idées françaises),

il propose d’enseigner les sujets suivants : en premier lieu, l'anglais et le turc, et ensuite, la poésie

arabe et la rhétorique. Le cheikh Francis insiste sur le fait que le français doit également être

enseigné, parce que sa famille a soigné ses relations avec la France depuis plusieurs générations.

Tanios a appris ces trois langues, ce qui lui a permis de devenir traducteur lorsque les anglais ont

renversé l'émir, qui était détesté. De ce fait, Tanios est rentré triomphant dans son village (duquel

il était exilé parce que son père a tué le patriarche). Du fait de ce même savoir, il a réussi de

s'intégrer plus ou moins facilement dans la société de Famagouste (à Chypre, qui appartient

désormais à la Turquie) où il s’est enfui avec son père.

Dans Les Échelles du Levant, Ossyane, le personnage principal, a reçu une éducation

sérieuse qui a inclut les plusieurs langues. Seul l'apprentissage du français (au sens qu'il avait

l'enseignant de cette langue) est explicitement nommé, mais, vu que son père est turc, sa mère

137Amin Maalouf, Léon l'Africain, Livre du Poche (première publication : Édition Jean-Claude Lattès, 1986.), Paris,
2009, p. 9.

49
arménienne, qu'il a grandi dans un environnement arabophone, et que Clara lui écrit en allemand,

on peut facilement en déduire qu’il maitrise toutes ces langues. En France, à l'aube de la Seconde

guerre mondiale, il explique à son ami :

[…] l'éternelle querelle entre Allemands et Français me laissait indifférent, ou, en tout cas, n'aurait
pas suffi à me retourner le sang. Traditionnellement, dans ma famille, on a toujours étudié
simultanément le français et l'allemand, depuis qu'un arrière-arrière-grand père avait épousé une
aventurière bavaroise ; et nous avons la même estime pour les deux cultures 138.

Il n'est pas suprenant que dans la famille du narrateur le français était enseigné : il ne faut

pas oublier que Liban, où se déroule l'action du roman, était entre deux guerres mondiales

administrée par la France sous un régime de Mandat de la Société des Nations. De même ces

territoires en Proche Orient étaient toujours multiculturelles, et habitées par les peuples différents.

Dans les romans de Maalouf, la multiplicité des langues des personnages est reflétée au

niveau du plurilinguisme du texte où on trouve les mots et les phrases en anglais et en arabe (bien

entendu, cette dernière langue est transcrite en caractères latins). Cette utilisation pourrait être

dépendante du sentiment personnel de Maalouf vers ces langues. « L'arabe, qui est ma langue

maternelle et qui a une signification particulière dans ma famille »139. Cette langue est présente

dans le texte pour désigner les noms des plats traditionnels, des fêtes… etc. : elle est liée à la

nostalgie du pays perdu. « Notre deuxième langue familiale, c'était l'anglais […] Quand je suis les

informations à la radio, à la télévision, c'est surtout en anglais »140, et dans ses textes littéraires

cette langue est utilisée pour exprimer de manière formelle des idées. Par exemple, dans Les

Échelles du Levant, le beau-frère écrit dans le télégramme : « Father ill »141 (il ne faut pas oublier

que l'action se passe juste avant la fermeture définitive des frontières des pays arabes vers Israël,

où se trouve Ossyane à ce moment). La troisième langue de Maalouf est le français, langue qu'il

utilisait avant son départ en France seulement pour rédiger des notes intimes, et qui est finalement

138Amin Maalouf, Le Rocher de Tanios, Livre du Poche (première édition : Éditions Grasset & Fasquelle, 1993),
Paris, 2009, p. 79.
139Ottmar Ette, « Vivre dans une autre langue, une autre réalité », (entretien avec Amin Maalouf), Lendemains :
Etudes Comparées sur la France/Vergleichende Frankreichforschung, 2008; 33 (129), p. 94.
140Ibid., p. 94-95.
141Amin Maalouf, Les Échelles du Levant, Livre du Poche (première édition : Éditions Grasset & Fasquelle, 1996),
Paris, 2009, p. 174.

50
devenue sa langue de l'écriture.

Dans le titre d'un entretien avec Maalouf, le journaliste a repris une phrase de Maalouf :

« Vivre dans une autre langue, une autre réalité »142. Cette phrase témoigne du passage qui se fait

quand on utilise une langue étrangère et qui est toujours le passage vers l'Autre. D'ailleurs, « la

multiplicité […] des langues parlées est là pour témoigner de cette impossibilité de rattacher le

personnage à une identité unique, stable et définitive. 143» explique la critique Evelyne Argaud.

Cette impossibilité est complétée par l’impossibilité de vivre en un seul lieu. Chez Maalouf, toutes

deux ont des connotations positives parce qu'elles assurent des contacts interculturels tout en

permettant un type de libération du concept d’appartenance unique.

2. 2. Le projet linguistique de Makine. La fonction créatrice de la langue française

Le projet linguistique de Makine, au sens de plurilinguisme, est beaucoup plus modeste,

c'est-à-dire, il ne propose pas l'apprentisage de trois langues étrangères, mais en tout cas, il

souligne l'importance d'une bonne connaissance d'émigré de la langue de la culture d'accueil. Les

deux langues principales dans ses romans sont le français et le russe, même si « le bilinguisme des

personnages est dissimulé sous le français de la narration »144, et seulement occasionnellement, en

dehors de ces deux langues, le romancier utilise aussi l'anglais et l'allemand.

Ayant été une « langue universelle de l'humanité », le français d'aujourd'hui, selon Makine

est confronté à un grand danger :

Non que le français risque de disparaître, ni la France de se déliter définitivement dans un magma
uniformisé de vestiges de nations, dans cette égalisation par le bas que dicte le mondialisme. Tout
simplement, ce français ravalé au statut d’une des langues vernaculaires dans une Europe sans
identité, cette France ramenée aux proportions d’une provincee gérée par une démocratie sénile qui
ne sait plus défendre ses idéaux, une telle langue et un tel pays n’auront plus rien de commun avec
la francité créatrice, passionnée, génèreuse qui s’ouvrait sur l’univers, l’englobait par sa pensée et

142Ottmar Ette, « Vivre dans une autre langue, une autre réalité », (entretien avec Amin Maalouf), Lendemains :
Etudes Comparées sur la France/Vergleichende Frankreichforschung, 2008; 33 (129)
143 Evelyne Argaud, « Les Appartenances multiples chez Amin Maalouf », Français dans le monde, janvier-février
2006, p. 33.
144 Agata Sylwestrzak-Wszelaki, Andreï Makine – l'identité problématique, L'Harmattan, Paris, 2010, p. 60

51
le transformait145.

et aussi :

Dans la France d'aujourd'hui, la langue est nivelée. Il n'y a plus ces 'étages' des Précieuses à l'argot.
Branchez la télévision : les animateurs parlent un français infect. Il y a un tel 'aplatissement' du
français que chacun pense qu'il peut écrire un roman146.

On voit, donc, que la langue est fortement liée à la situation culturelle d'un pays, et que la

critique d'un de ces phénomènes amène avec soi la critique de l'autre, autrement dit, la situation

linguistique d'un pays reflète l'état d'esprit de ses citoyens, et plus particulièrement, de ses

intellectuels. Malgré cette critique il existe chez Makine un grand désir de perfection de la langue

française, et presque tous les personnages ont une relation profonde avec cette langue.

Dans le Testament français et dans le Requiem pour l'Est le français pour deux narrateurs

est moyen pour sortir de la banalité de quotidien russe et de son horreur, pour s'éloigner du régime

soviétique, pour se liberer de toute manipulation idéologique. « Écrire en français pour Makine [et

pour Aliocha qui est une sorte d'alter-ego de Makine], c'est sortir de soi pour aller vers l'autre non

pas dans l'intention de s'identifier à lui mais de parvenir à la connaissance de soi »147. Avant de

devenir conscient de la fonction qui a la langue française pour lui, Aliocha la considère comme un

« dialecte familial »148, un « patois domestique, [qui] pouvait – par la magie de ses sons – arracher

aux eaux noires et tumultueuses une ville fantasmatique [Paris] qui revenait lentement à la vie »149.

Cette relation familiale avec le français est liée à la figure de sa grand-mère, Charlotte et à son

ascendance française (même si à la fin du roman le narrateur découvrira qu'il est un fils adopté).

D'ailleurs, « le français permet de tracer une frontière entre la sphère publique, controlée par

l'État, et la vie privée »150.

La situation en ce qui concerne la langue française est similaire dans le Requiem pour l'Est,

parce que la première souvenir du narrateur est d'une chanson en français que Sacha, une vieille
145 Andreï Makine, Cette France qu'on oublie d'aimer, Flammarion, Paris, 2006, p. 66
146 Thierry Laurent, Andreï Makine, Russe en exil, Savoirs et connaissances, Paris, 2006, p. 59
147 Rabâa Ben Achour-Abdelkéfi, Appropriation culturelle et création littéraire, Maisonneuve & Larose, Paris, 2005,
p. 20
148 Andreï Makine, Le testament français, Collection Folio, Mercure de France, Paris, 2010, p. 41
149 Ibid., p. 42
150 Agata Sylwestrzak-Wszelaki, Andreï Makine – l'identité problématique, L'Harmattan, Paris, 2010, p. 39

52
amie de ses gran-parents, lui chante en le portant de la maison où ses parents sont tués comme les

ennemis du peuple. Le français, à ce moment, lui porte un apaisement et une réconciliation. Il

explique :

Il [lui-même étant enfant] essaie d'en saisir les mots. Mais les paroles ont une étrange beauté libre
de sens. Une langue qu'il n'a jamais entendue. Tout autre que celle de ses parents. Une langue qui
n'exige pas la compréhension, juste la plongée dans son rythme ondoyant, dans la souplesse
veloutée de ses sons.
Grisé par cette langue inconnue, l'enfant s'endort151.

Non seulement que les narrateurs ont une relation intime avec la langue française, mais

cette langue a, surtout dans le Testament français, une fonction créatrice, c'est-à-dire, à l'aide du

français un monde nouveau se crée malgré le rideau de fer. Grâce à une grande valise sibérienne,

où sa grand-mère a collecté les photos et les articles des magasins français du début de XXème

siècle, et grâce aux anecdotes qu'elle raconte aux narrateur et sa sœur, le narrateur récrée son

Atlantide française, « un pays livresque par essence, un pays composé de mots, dont les fleuves

ruisselaient comme des strophes, dont les femmes pleuraient en alexandrins et les hommes

s’affrontaient en sirventés »152. Avant de gagner cette conscience sur le caractère livresque de la

France et sur le pouvoir des mots de créer un monde, Aliocha décrit plusieures fois l'evolution de

ce monde devant leurs yeux. Étant privés de chaque contact direct avec le monde extérieur de

l'Union soviétique, les enfants traduisent inconsciemment en russe les images de la France qui

surgissent des histoires de leur grand-mère :

– Oh ! Neuilly, à l’époque, était un simple village… Elle l’avait dit en français, mais nous, nous ne
connaissons que les villages russes. Et le village en Russie est nécessairement un chapelet d’isbas –
le mot même dérevnia vient de dérévo – l’arbre, le bois. La confusion fut tenace malgré les
éclaircissements que les récits de Charlotte apporteraient par la suite 153.

Et ensuite :

La réalité russe transparaissait souvent sous la fragile patine de nos vocables français.
Le président de la Republique n’échappait pas à quelque chose de stalinien dans le portrait que
brossait notre imagination. Neuilly se peuplait de kolkhoziens. Et Paris qui se libérait lentement des
eaux portait en lui une émotion très russe – ce fugitif répit après un cataclysme historique de plus,
cette joie d’avoir terminé une guerre, d’avoir survécu à des répressions meurtrières 154.
151 Andreï Makine, Requiem pour l'Est, Mercure de France, Paris, 2001, p. 23
152 Andreï Makine, Le testament français, Collection Folio, Mercure de France, Paris, 2010, p. 324
153 Ibid., p. 42
154 Ibid., p. 44

53
En écoutant une histoire de Charlotte sur la mort du président français dans les bras de sa

maîtresse, Aliocha découvre les limites de la langue russe, qui étaient imposées par l'idéologie

communiste (ailleurs, il dit que le mariage civil était la seule forme des relations amoureuses) :

je me mis à traduire inconsciemment cette scène en russe. C’est-à-dire à remplacer les


protagonistes français par leurs équivalents nationaux »155...

"Felix Faure… Le président de la Republique… Dans les bras de sa maîtresse…“ Plus que jamais
l’Atlantide-France me paraissait une terra incognita où nos notions russes n’avaient plus cours156...

À ma très grande surprise, revue en russe, la scène n’était plus bonne à dire. Meme impossible à
dire ! Censurée par une inexplicable pudeur des mots, raturée tout à coup par une étrange morale
offusquée. Enfin dite, elle hésitait entre l’obscénité morbide et les euphémismes qui transformaient
ce couple d’amants en personnages d’un roman sentimental mal traduit157.

En pensant à ses deux langues, français et russe, Aliocha a découvert que même les mots

qui sont similaires en apparence, par exemple le mot « tsar » en français et le mot « царь »158 en

russe, amènent les images tout-à-fait différentes qui sont liées à l'imaginaire national de ces deux

cultures. Petit à petit il comprend que à cause de la connaissance de deux langues, il a une double

vision de monde. Il explique que le mot russe amène avec soi l'image d'un « tyran cruel », tandis

que le mot français « s’emplissait du lumières, de bruits, de vent, d’éclats de lustres, de reflets

d’épaules féminines nues, de parfums mélangés – de cet air inimitable de notre Atlantide »159.

D'ailleurs, Aliocha aperçoit que le français est « la clef de [leur] Atlantide »160, c'est-à-dire, que ce

pays mythique existe seulement dans la langue, et grâce à elle. Même si on ne lit pas son

affirmation dans le contexte de la création littéraire, elle semble vraie parce que dans la vie

quotidienne « la clef » qui ouvre la porte de la culture étrangère est toujours la langue.

Non seulement que l'image d'Atlantide se crée dans cette langue, mais aussi, l'image de la

Russie est largement influencée par sa connaissance de français. Aliocha affirme que pour la

155 Ibid., p. 111


156 Ibid., p. 113
157 Ibid., p. 114
158 Agata Sylwestrzak-Wszelaki a remarqué que les mots russes présents dans le texte ont la fonctionne des
« marqueurs d'exotisme ». « Le cyrillique amplifie l'étrangeté du mot déjà placé entre guillements et le lecteur se
sent projeté dans une culture peu connue, voire inaccessible ». Agata Sylwestrzak-Wszelaki, Andreï Makine –
l'identité problématique, L'Harmattan, Paris, 2010, p. 62
159Andreï Makine, Le testament français, Collection Folio, Mercure de France, Paris, 2010, p. 66
160 Ibid., p. 56

54
première fois de sa vie, il regardait son pays de l'exterieur, et qu'il le voyait en français. Autrement

dit, la connaissance de la langue étrangère lui a permis de voir son propre pays de l'extérieur et en

même temps, grâce à cette connaissance il pourrait rencontrer une autre culture, un Autre. On

parlera dans le chapitre suivant des conséquences négatives de cette double vision, mais

premièrement on verra les autres avantages qu'elle porte.

La connaissance de la deuxième langue lui sert aussi pour découvrir le caractère arbitraire

des langues, et lui donne une « surconscience linguistique »161. En apercavant que le même objet

« fleur » peut être de différent genre, en français « une fleur », en russe un « tsvetok », Aliocha

reconnaît que « neither term belongs naturally or inevitably to the concept described and suggests

that only by detaching one-self from a native speaker's immediate perception of meaning can one

become a verbal artist »162. Au contraire des critiques français qui dans le changement de la

langue, c'est-à-dire, le choix du français pour sa langue d'écriture, voient une liberation 163 de sa

propre langue et de sa propre culture, Gabriella Safran explique quel influence la connaissance de

la deuxième langue a sur la réflexion abstraite et comment elle renforce la créativité. En citant

Bakhtine qui écrit que seulement polyglossia (« mnogoiazychie » en russe) libère la conscience

d'écrivain de la tyrannie imposée par sa propre langue, elle argue que dans le cas de Makine [et

d'Aliocha, son alter-ego] l'art se produit par « cross-fertilization »164 de ces deux langues.

La connaissance des langues étrangères apporte avec soi aussi la connaissance de la

culture de l'autre.

161 Agata Sylwestrzak-Wszelaki, Andreï Makine – l'identité problématique, L'Harmattan, Paris, 2010, p. 33
162 Gabriella Safran, « Andrei Makine's Literary Bilinguism anf the Critics », Comparative Literature, Vol. 55, No. 3,
été 2003, p. 256
163 Par exemple : Anne Pons, le journalist de l'Express, dans son texte : « Makine: Non, il n'a pas changé »,
L'Express, le 23 mai1996, p. 126-27
164 Gabriella Safran, « Andrei Makine's Literary Bilinguism anf the Critics », Comparative Literature, Vol. 55, No. 3,
été 2003, p. 259

55
2. 3. Appropriation culturelle dans le Testament français

On a vu que la France était un pays livresque (en ce sens toutes les références, tous les

anecdotes, créent une sorte de l'intertexte) pour le narrateur du Testament français. Elle est crée

par les anecdotes et les photos de la valise sibérienne, mais en ce moment il faut préciser le type

d'anecdotes qu'utilise la grand-mère du narrateur pour lui transmettre sa culture. Déjà au début du

roman, le narrateur nous informe que chaque soir pendant les vacances que lui et sa sœur ont

passé à Saranza, leur grand-mère lisait pour eux « quelques pages de Daudet ou de Jules Verne qui

accompagnaient souvent [leurs] longues soirées d’été »165. Perdus dans le « steppe sans limites »,

ils reçoivent une éducation comme les petits français. À travers des histoires de Charlotte, la

France se constitue comme un pays des merveilles, qui intrigue le garçon. Les petites anecdotes

qui racontent la vie réele, comme celle de la mort du président dans les bras de son amante, et les

textes littéraires se éclaircissent les unes à l'aide des autres, c'est-à-dire que le narrateur, par

exemple, réussit à comprendre une histoire de Maupassant et aussi Mme Bovary, qu'il avait lus au

printemps avant de venir à Saranza, grâce aux « amants de l'Élysée ». Motivé par tout ce qu'il a

appris sur la France de sa grand-mère, Aliocha a lu « tout ce que la bibliothéque de [leur] école

possédait d’intéressant sur la France »166.

Pourtant, la vraie appropriation culturelle commence quand « le narrateur […] se rend

compte finalement qu'il ne s'agit pas d'accumuler autant d'éléments que possible de la culture

française, comme dans la valise de sa grand-mère, mais plutôt de saisir "l'évidence, discrète et

spontanée, de la vie même" »167. Cette vie lui premettra de voir sa propre vie de la distance – la

rencontre avec l'Autre, qui se déroule par le biais de l'appropriation de la culture de l'autre, aidait

au narrateur en quête de son « moi ». En adolescent, il cherche à revivre cette vie en lui-même. Il

165 Andreï Makine, Le testament français, Collection Folio, Mercure de France, Paris, 2010, p. 28
166 Ibid., p. 153
167 Toby Garfitt : « Le pantin désarticulé : la recherche de l'unité dans l'œuvre d'Andreï Makine », in : Margaret Parry
(éd.) ; Marie Louise Scheidhauer (éd.) ; Edward Welch (éd.), Andreï Makine, La rencontre de l'Est et de l'Ouest,
Association Européenne François Mauriac, L'Harmattan, 2004, p. 82

56
décrit comment il passait les soirées d'un été :

J’étais seul, libre. J’étais hereux. En chuchotant, je m’adressais à moi-même en français. Devant
ces façades en trapèze, la sonorité de cette langue me semblait très naturelle. [...]
Chaque demi-heure gagnée sur la nuit étoffait mon mirage français. Je n’appartenais plus ni à mon
temps ni à ce pays. Sur ce petit rond-point nocturne, je me sentais merveilleusement étranger à
moi-même168.

Après la mort de sa mère, il change l'attitude envers la France. Cette fois il la voit comme

un pays phantôme, et la Russie se reveille à lui comme un « ours après un long hiver »169, il se

ressent russe, mais bientôt il decouvrira le pouvoir de mots grâce à un poème de Hugo.

Secrètement, je m’enorgueillissais d’avoir fait briller une étincelle de ce rayonnement qu’irradiait


la patrie de Charlotte. […] une pénétrante harmonie du visible qui, une fois révélée par le poète,
devenait éternelle. Sans savoir la nommer, c'est elle que je poursuivrais désormais d'un livre à
l'autre. Plus tard, j'apprendrais son nom : Le Style170.

Avant de parvenir à une identité et à une connaissance complète, qui lui permettra de

devenir écrivain, Aliocha s'approprie l'identité de Charlotte, et dans un moment du roman, c'est lui

qui racconte les anecdotes sur la France à ses amis. Il explique : « Je remarquai assez rapidement

qu’il fallait assaisonner mes récits français selon le goût de mes interlocuteurs »171. C'est le

premier pas vers une intégration et vers sa future profession d'écrivain. Ses camarades, qui l'ont

accepté, commencent à l'appeler « Frantsouz ».

Finalement, déjà en France, et après plusieures années d'exil, Aliocha commence à écrire

son texte, dont le premier titre est Charlotte Lemonnier. Notes bibliographiques. La lettre qui

l'informe sur la mort de Charlotte, change sa vie, mais aussi le titre de son texte. La personne qui

l'appelle pour lui donner le paquet de Charlotte, maladroitement utilise le mot « testament » au

lieu d' « héritage ». Le commentaire que Aliocha fait à propos de cette erreur conduit l'attention du

lecteur vers la nuance entre ces deux mots. Tous les deux, dans ce contexte, sont associés à un

« don posthume venant d'ailleurs, la France, et implique[nt] l'idée d'un héritage culturelle »172,

168 Andreï Makine, Le testament français, Collection Folio, Mercure de France, Paris, 2010, p. 198
169 Ibid., p. 203
170 Ibid., p. 165
171 Ibid., p. 224
172 Rabâa Ben Achour-Abdelkéfi, Appropriation culturelle et création littéraire, Maisonneuve & Larose, Paris, 2005,
p. 17

57
mais, au contraire d' « héritage », il semble que le mot « testament » évoque une idée de la

contituité, au sens que celui qui le reçoit a une obligation implicite de continuer la mission de son

prédécesseur. C'est exactement ce qu'Aliocha fait : il continue le « travail » de Charlotte en

gardant l'amour et l'admiration pour la culture française et sa langue et en transmettant les

histoires de Charlotte.

L'appropriation culturelle, si l'on analyse de point du vue de la stratégie littéraire de

Makine, n'est pas seulement un élément dans la création de l'identité de son personnage, mais elle

montre la volonté « de l'auteur de se situer et de situer son œuvre dans une affiliation

culturelle »173. En incluant les vers de Gérard de Nerval et Baudelaire dans le texte du Testament

français, Makine se situe dans cette tradition 174. Gabriella Safran montre l'importance du poème

« Fantasie » dans le roman de Makine. Elle voit les échos du poème dans le thème du roman :

« Nerval presents memory in this poem as the mysterious possibility of a connection to something

long ago and far away, something that may or may not be real »175. D'ailleurs, à travers

l'« odelette » de Nerval, Makine entre en contact avec la tradition française plus ancienne, parce

que Nerval, lui-même, a avoué l'influence de Ronsard. Étant écrivain romantique, De Nerval a

suivi le conseil de Schlegel, et revient à la tradition nationale, mais, au même temps, il utilise la

forme classique. Comme De Nerval, Makine arrive à réconcilier deux traditions différentes, la

russe et française.

Au même temps, en citant les textes des autres écrivains, Makine produit l'intertextualité,

« le lieu de rencontre d'une multiplicité de voix »176, qui, en revanche, donne un qualité

« polyphonique » à son roman.

Avant de prolonger notre analyse des éléments qui créent ensemble une identité specifique,

en tant que plurielle, il faut souligner que dans l'œuvre de Makine il existe d'un côté le phénomène
173 Ibid., p. 40
174 Rabâa Ben Achour-Abdelkéfi explique dans son livre les relation entre le Testament français et Voyage en Orient
de Nerval.
175 Gabriella Safran, « Andrei Makine's Literary Bilinguism anf the Critics », Comparative Literature, Vol. 55, No. 3,
été 2003, p. 260
176 Ibid., p. 15

58
de l'appropriation culturelle, et de l'autre, un réfus très fort de certains modèles culturels. En

imaginant ses promenades avec Charlotte, Aliocha exclut de ses parcours possibles « toutes ces

nouvelles pyramides, tours de verre et arcs. Leurs silhouettes se figeraient dans un étrange demain

futuriste qui ne troublerait pas l'éternel présent de nos promenades »177. De même, dans le

Requiem pour l'Est le narrateur décrit ses impréssions d'une exposition à Berlin :

Tout l'Occident était là, dans cette hypocrisie extatique devant un veule barbouillage où il fallait
voir du génie. Ce mensonge partagé était leur contrat social, leur mot de passe mondain, leur non-
conformisme bien-pensant. […] Je regardai la femme [une visiteuse de l'exposition], puis le
tableau, en éprouvant ce mélange de fascination et de dégoût que l'Ouest de tout temps avait
inspiré à l'Est178.

Il semble que le critique Thierry Laurent ait raison en regrettant « qu'il [Makine] n'ait pas

nuancé certains propos et qu'il se soit exprimé de manière si catégorique »179.

On fermera la parenthèse sur la critique de la culture contemporaine, et on continuera notre

analyse.

2. 4. Les voyages et l'expérience de l'exil : les rencontres avec l'Autre

Dans une lecture en 1951 Heidegger a défini l'être humain par sa capacité de demeurer.

Selon lui, l'homme est « a being who exists in a human manner-that is who dwells »180. Par contre,

Theodor Adorno, dans son livre Minima Moralia, publié la même année et écrit pendant son exile

en Amérique pendant la guerre, affirme que « le temps de la maison est passé », en faisant

l'allusion à la destruction des maisons et des villes européennes, au grand nombre des réfugiés et

sans-abri181, et de même, au concept de « sang et sol » (Blut und Boden) d'idéologie nazie.

D'ailleurs, il souligne que « désormais, il fait partie de la morale de ne pas habiter chez soi »182.

177 Andreï Makine, Le testament français, Collection Folio, Mercure de France, Paris, 2010, p. 321
178 Andreï Makine, Requiem pour l'Est, Mercure de France, Paris, 2001, p. 77
179 Thierry Laurent, Andreï Makine, Russe en exil, Savoirs et connaissances, Paris, 2006, p. 60
180 Martin Heidegger, « Building Dwelling Thinking », in : Poetry, Language, Thought, (traduit par Albert
Hofstadier), Harper Colophon Books, New York, San Francisco, London, 1975, p. 159
181 Symboliquement son essai est intitulé « Refuge for the homeless », ou en français « Asiles pour sans-abri ».
182 "Today we should add : it is part of morality not to be at home at one's home ». Theodor Adorno, « Refuge for the
homeless », in : Minima Moralia, Reflections on a Damaged Life, (traduit par : E. F. N. Jephcott), Verso, London,
New York, 2005, p. 40

59
Une quarantaine d'années après Heidegger et Adorno, Julia Kristeva donne une nouvelle

signification à l'idée de « ne pas être chez soi ». En suivant le parcours introduit par Sigmund

Freud, elle montre que dans le monde contemporain la notion d'étranger, de celui qui « n'est pas

chez soi », n'est pas liée à une demeure, mais au sentiment personnel : « étrangement, l'étranger

nous habite : il est la face cachée de notre identité »183, écrit elle, et d'ailleurs, elle propose qu' « on

devient étranger dans un autre pays parce qu'on est déjà étranger de l'intérieur »184.

En partant d'un tout à fait différent point de vue, Homi Bhabha introduit la notion de

« unhomeliness »185, la condition des initiations extra-territorialles et interculturelles. Il connecte

cette notion à la condition coloniale et post-coloniale, et finalement, à la fiction qui traite les

différences culturelles. De même, il cite une phrase de Salman Rushdie où ce dernier affirme « the

truest eye may now belong to the imigrant's double vision »186, c'est-à-dire, la condition d'immigré

ou exilé pourrait être un avantage, parce que celui qui la possède voit la verité des plusieures

points de vue. Comment nos deux écrivains traitent-ils la problématique d'immigration? Est-ce

que l'immigration pour eux signifie un enrichissement ou plutôt une source des problèmes

existentiels?

Selon un théoricien « la tâche de l'exilé consiste à transformer la figure de rupture de

nouveau en figure de relation »187, c'est-à-dire, à trouver le moyen par lequel la rupture, qui

produit un changement complet ou partiel de système de valeurs, de style de vie, de langue,

d'habitudes, peut être depassée, et par lequel l'écrivain émigré peut renouveler la continuité de sa

vie. Il rencontre souvent les problèmes d'assimilation, du dédoublement de la personnalité, la

culpabilité envers la partie quitée, et l'écriture lui sert à les depasser.

183 Julia Kristeva, Julia Kristeva, Étrangers à nous-mêmes, Fayard, Paris, 1989, p. 9
184 Ibid., p. 26
185"Unhomeliness – that is condition of extraterritorial and cross-cultures initiations ». Homi Bhabha, Nation and
Narration, Routledge, London and New York, 1990, p. 9
186 Cité selon : Homi Bhabha, Nation and Narration, Routledge, London and New York, 1990, p. 6
187 Michael Seidel, Exile and the Narrative Imagination, New Haven and London, Yale University Press, 1986, p. X,
cité selon : Nina Nazarova, Andreï Makine, deux facettes de son œuvre, L'Harmattan, Paris, 2005, p. 220

60
2. 4. 1. Étranger à soi-même

« Je parle du voyage comme d'autres parlent de leur maison »188, affirme Maalouf.

Autrement dit, Maalouf se ressent à l'aise dans les voyages et on peut dire la même chose de ses

personnages. Ossyane raconte : « Tout heureux dans ce monde nouveau, où à vrai dire, rien ne

m'éblouissait, mais où j'avais une foule de petits étonnements »189. D'ailleurs, le concept de

voyage, au sens de déplacement, est lié à ceux de l'immigration/émigration ou l'exil, parce

qu'aucun des personnages de Maalouf ne voyage pour des raisons touristiques.

Avant de devenir un immigré, on est un émigré ; avant d'arriver dans un pays, on a dû quitter un
autre, et les sentiments d'une personne envers la terre qu'elle a quittée ne sont jamais simples. Si
l'on est parti, c'est qu'il y a des choses que l'on a rejetées – la répression, l'insécurité, la pauvreté,
l'absence d'horizon190.

Même si Ossyane et Tanios rêvent des voyages, il s'agit du phantasme de libération que le

pays étranger devrait leur offrir. Ossyane songe à Montpellier, où se trouve une célèbre faculté de

Médecine. L’Université, qu'Ossyane ne finira d’ailleurs pas, lui sert d’excuse pour quitter la

maison familiale. « À cet âge, je rêvais : le voyage en mer, l'aventure, le dévouement ultime, la

gloire, et plus que tout peut-être ces jeunes filles au visage tourné vers le dieu victorieux 191. ». Du

fait des ambitions de son père, qui lui a prédit la gloire en tant que révolutionnaire, Ossyane se

sent comme un étranger dans sa maison. Ce sentiment est souvent la raison nécessaire pour se

décider à partir.

Dans Le Rocher de Tanios, dès le moment où Tanios constate que son origine n'est pas

totalement claire (dans son village, beaucoup des gens croient qu'il est le fils du cheikh, et non

celui de son père), il a le sentiment, tout comme Ossyane, de ne pas appartenir à la société

villageoise. De plus, l'idéal de vie des gens de son village est une sorte d'hédonisme : des siestes,

des plats délicieux… etc., et au contraire, Tanios veut se dédier entièrement aux sciences. Quand il

188David Rabouin, « Je parle du voyage comme d'autres parlent de leur maison », Magazine littéraire, janvier 2001,
p. 98.
189Amin Maalouf, Les Échelles du Levant, Livre du Poche (première édition : Éditions Grasset & Fasquelle, 1996),
Paris, 2009, p. 70.
190Amin Maalouf, Les Identités meurtrières, Livre du Poche (première édition : Éditions Grasset & Fasquelle, 1998),
Paris, 2008, p. 48.
191Ibid., p. 10.

61
affirme qu'il a déjà appris beaucoup à l'école du pasteur et qu'il veut continuer à apprendre,

Gérios, son père, lui conseille : « Ce que tu as appris est suffisant. Crois en mon expérience, si tu

étudies trop, tu ne supporteras plus de vivre au milieu des tiens »192.

Dans nos deux romans de Makine, le sentiment d'être étranger dans son propre pays et à

soi-même, est forcement lié à la double appartenance des narrateurs, ou, autrement dit, à l'origine

incertaine de chaque de deux narrateurs. Dans tous les deux romans, le narrateur est orphelin,

même si dans le Testament français, Aliocha découvre sa vraie origine seulement à la fin, et il

existe un personnage féminin qui les introduit à la culture de l'Autre, c'est-à-dire à la culture

française. Justement, en raison de cette connaissance, chez les garçons il se produit un

dédoublement identitaire, et le sentiment déjà méntionné. Aliocha explique que cette sensibilité

française, qu'il a hérité de Charlotte, le « condamnant à vivre dans un pénible entre-deux-

mondes »193. En revanche, il admet qu'il a toujours « vécu en marginal »194 de la vie soviétique, en

se ressentant « merveilleusement étranger à [soi]-même »195.

2. 4. 2. Le voyage

Qu'est-ce qui nous fait voyager? Selon les mythes fondateurs du voyage, c'est avant tout l'attrait de
l'éxotique, de l'inconnu, de l'autre. Si le voyage nous séduit, c'est parce qu'il implique un certain
dépaysement. Le déplacement physique, l'acte d'aller d'un lieu à un autre, s'accompagne souvent
d'un déplacement mental. L'individu perd ses points de repère habituels et est obligé d'en trouver
d'autres. Il s'expose à la différence, en voyant s'ouvrir devant lui d'autres mondes. Aussi le voyage
peut avoir un effet transformateur, en nous faisant regarder le monde avec des yeux nouveaux 196.

Dans cette citation d'Edward Welch on voit pourquoi le voyage pourrait être séduisant. On

peut dire que les raisons, que Welch évoque, seront les mêmes raisons pour lesquelles, la

littérature migrante attire l'attention de public. D'ailleurs cette perte de repères habituels, et

nécessité de voir le monde avec les yeux nouveaux, jouent un rôle important dans la création de

192Amin Maalouf, Le Rocher de Tanios, Livre du Poche (première édition : Éditions Grasset & Fasquelle, 1993),
Paris, 2009, p. 125.
193 Andreï Makine, Le testament français, Collection Folio, Mercure de France, Paris, 2010, p. 249
194 Ibid., p. 222
195 Ibid., p. 198
196 Edward Welch, « La séduction du voyage dans le Testament français », in : Margaret Parry (éd.) ; Marie Louise
Scheidhauer (éd.) ; Edward Welch (éd.), Andreï Makine, La rencontre de l'Est et de l'Ouest, Association
Européenne François Mauriac, L'Harmattan, 2004, p. 19

62
l'identité de migrant. Comment se réalise cette transformation du monde et du personnage chez

nos deux écrivains?

L'élément du voyage a une double fonction dans ces deux romans de Maalouf.

Premièrement, le voyage197, est un élément structurant des récits, et deuxièmement, du fait des

voyages « les protagonistes sont obligés de se frotter à des modes de vie et de pensée différents, à

entrer dans des interactions culturelles », c'est-à-dire que le voyage a une fonction dans la

construction de l'identité des personnages. « […] aucun des personnages n'est pas assigné à un lieu

comme à une identité. Maalouf reprend ici la thématique du nomadisme, commune à de nombreux

écrivains de l'exil qui, bien souvent, ne se reconnaissent de véritable territoire que dans

l'écriture198. Danielle Dumontet appelle cette expérience « déterritorialisation de la parole

migrante »199.

Les fonctionnes du voyage chez Makine sont similaires à celles présentes chez Maalouf.

Dans le Testament français on a deux types du voyage : voyage imaginaire et voyage réel, mais

tous les deux structurent l'histoire de roman. Ces voyages s'effectuent en traversant l'espace, mais

aussi, les temps. Le voyage imaginaire relie la fin du XIXème siècle avec la fin du XXème, en

raccontant la vie des gens en migrations constantes. Dès le début du roman, Aliocha nous racconte

ses voyages imaginaires, qu'il pratique à l'aide des histoires de sa grand-mère :

Et sur notre balcon, une Française nous parlait de la barque qui traversait une grande ville incodée
et accostait le mur d’un immeuble… Nous nous secouâmes en essayant de comprendre où nous
étions. Ici ? Là-bas? Non, ce n’était pas la première fois que nous remarquions ce dédoublement
dans notre vie. Vivre auprès de notre grand-mère était déjà se sentir ailleurs.200

et ensuite :

Elle parla, le balcon se détacha lentement du mur et plana en s’enfonçant dans l’ombre odorante de

197Dans Les Échelles la famille d'Ossyane s'est déplacée d'Istanbul à Adana, Ossyane va deux fois en France, lui et
Clara circulent dans le Proche-Orient ; dans Le Rocher Tanios est exilé en Chypre où il rencontre des gens qui
viennent des cultures différentes.
198Evelyne Argaud, « Les Appartenances multiples chez Amin Maalouf », Français dans le monde, janvier-février
2006, p. 34.
199Danielle Dumontet, « Pour une poétique de l'écriture migrante. L'exemple du Québec », in Danielle
Dumontet/Frank Zipfel (eds.), Écriture migrante/ Migrant Writing, Georg Olms Verlag AG, Hildesheim, 2008, p.
93.
200 Andreï Makine, Le testament français, Collection Folio, Mercure de France, Paris, 2010, p. 32-33

63
la steppe201.

En parlant de la fonction créatrice de la langue française, on a expliqué la nature livresque

de cette France imaginaire. « Ce pays exotique »202, Atlantide, qui selon Nina Nazarova ressemble

à « un patchwork et [qui] représente[...] tous les traits que les russes attribuent à la France et aux

français »203, et la rencontre avec l'Autre, bien qu'il soit imaginaire (il faut dire qu'en Russie à

l'époque de rideau de fer, c'était presque le seul mode de voyage), enrichissent la perception du

garçon/narrateur. D'un côté, il devient conscient qu'il pourrait exister une vie différente de la vie

en Russie, il decouvre « que le repas, oui, la simple absorption de la nourriture, pouvait devenir

une mise en scène, une liturgie, un art »204 et qu'il existe de quelque part « un peuple d’une

fabuleuse multiplicité de sentiments, d’attitudes, de regards, de façons de parler, de créer,

d’aimer »205. De l'autre côté, grâce à sa connaissance d'une autre culture, d'un autre pays, il peut

prendre la distance critique envers son propre pays. Il explique : « Pour la première fois de ma vie,

je regardais mon pays de l’extérieur, de loin, comme si je ne lui appartenais plus. Transporté dans

une grande capitale européenne, je me retournais pour contempler l’immensité des champs de blé

et des plaines neigeuses sous la lune »206. D'ailleurs, le narrateur (encore en garçon et avant ses

voyages réels) désire que « la France greffée dans [son] cœur, étudiée, explorée, apprise, fasse de

[lui] un autre »207.

Dans le Requiem pour l'Est, la narration se base aussi sur le voyage et vagabondage sans

fin du narrateur, mais aussi de ses prédécesseurs. Au contraire du Testament français, où il y existe

le phénomène de « double voyage », celui du voyage imaginaire et du voyage réel, dont le premier

porte exclusivement les conotations positives, dans le Requiem le seul voyage s'effectue dans la

réalité (même si cette réalité n'est pas toujours la réalité du narrateur), et il s'agit quasi toujours
201 Ibid., p. 48
202 Ibid, p. 123
203 Nina Nazarova, « Atlantide française et Atlantide russe », in : Margaret Parry (éd.) ; Marie Louise Scheidhauer
(éd.) ; Edward Welch (éd.), Andreï Makine, La rencontre de l'Est et de l'Ouest, Association Européenne François
Mauriac, L'Harmattan, 2004, p. 58
204 Andreï Makine, Le testament français, Collection Folio, Mercure de France, Paris, 2010, p. 121
205 Ibid., p. 122
206 Ibid., p. 58
207 Ibid., p. 168

64
d'un type d'exil, plus ou moins volontaire. En fait, dans chaqun des romans (en ce qui concerne les

voyages réels), le narrateur et les autres personnages sont en pérpetuel déplacement, c'est-à-dire,

même s'il existe un point de départ, rien ne garantit pas qu'il existerait un point d'arrivée définitif.

En ce sens, Agata Sylwestrzak-Wszelaki propose que « le héros de Makine peut être désigné

comme homo viator »208. D'ailleurs, elle souligne que dans la plupart des voyages qu'effectuent les

héros makiniens, il s'agit de l'expérience de l'émigration, mais cette question s'articule sur un

mode plutôt « individuel que social ou collectif »209, c'est-à-dire, Makine ne raconte pas les exodes

des peuples, ou les migrations collectives, mais il se focalise sur le destin particulier, personnel.

Dans chaque de ces destins, il se trouve un peu du destin personnel de notre écrivain, et de même,

dans les voyages de ses personnages on découvre les parcours que Makine a accomplis (par

exemple dans le Requiem pour l'Est, le narrateur en tant qu’espion soviétique visite le Yémen, l'

Angola, l'Afghanistan, etc. - toutes les destinations que l'auteur, lui-même, a visité).

On a dit que le voyage imaginaire a des connotations positives, mais parfois, le voyage

réel peut être effectué avec un enthousiasme initial. Par exemple, dans le Testament français,

Aliocha, en se rappelant de son premier depart pour la France, affirme qu'il était exalté par son

voyage:

J’avais vingt-cinq ans. Mon voyage m’exaltait. Je savais déjà que je partais pour longtemps. Ou
plutôt que ce séjour en Europe se prolongerait bien au-delà des deux semaines prévues. Il me
semblait que mon départ allait ébranler le calme de notre empire engourdi, que tous ses habitants
ne parleraient que de ma fuite, qu’une nouvelle époque s’ouvrirait dès mon premier geste, dès ma
première parole prononcée de l’autre côté de la frontière. Je vivais déjà de ce défilé de visages
nouveaux que j’allais rencontrer, de l’eclat des paysages révés, de l’excitation du danger 210.

Mais la réalité qu'il rencontre est tout à fait différente de ce qu'il a imaginé à la base des

histoires de Charlotte. Il subitement constaterait que « c’est en France que [il] failli[t] oublier

définitivement la France de Charlotte… »211. Ensuite, il a reconnu que le voyage est devenu pour

lui un mode d'existence, et non seulement voyage, mais aussi l'exil. Ce sentiment, que Homi

208 Agata Sylwestrzak-Wszelaki, Andreï Makine – l'identité problématique, L'Harmattan, Paris, 2010, p. 203
209 Ibid., p. 204
210 Andreï Makine, Le testament français, Collection Folio, Mercure de France, Paris, 2010, p. 292
211 Ibid., p. 297

65
Bhabha appelle « unhomeliness », dans les romans de Makine est largement lié à la disparation

réelle de son pays natal, l'Union soviétique. Dans le Testament français, le narrateur commence à

mettre en question le but de sa vie, quand il entende pour la chute de l'USSR, parce qu'avant cet

evenement il travaillait dans une station de radio qui a emitté le programme dissident et

subverssif. Il explique :

Ce pays allait bientôt changer de nom, de régime, d’histoire, de frontières. Un autre pays allait
naître. On n’avait plus besoin de nous212.

et d'ailleurs
ce n’était pas seulement une station de radio qui disparaissait, mais notre époque elle-même. […]
Nous restions devant ce vide, tels des personnages en cire d’un cabinet de curiosités, des reliques
d’un empire défunt. […] Exil comme mode d’existence?213
et

Non, ces années n’étaient qu’un long voyage auquel je réussissais, de temps en temps, à trouver un
but. Je l’inventais au moment du départ, ou déjà en route, ou même à l’arrivée quand il fallait
expliquer ma présence ce jour-là, dans cette ville-là, dans ce pays plutôt que dans un autre214.

De la même manière, le narrateur du Requiem pour l'Est décrit son sentiment après la

chute de l'USSR. Il utilise un métaphor corporel, dont il met en relation la perte du pays natal et

d'une parti du corps215 :

Plus tard, dans la nuit, je pensai à cette douleur fantôme qu'éprouve un blessé après l'amputation. Il
sent très charnellement, la vie du bras ou de la jambe qu'il vient de perdre. Je me disais qu'il en
était ainsi pour le pays natal, pour la patrie, perdue ou réduite à l'état d'une ombre, et qui s'éveille
en nous, à la fois déchirement et amour, dans les pulsations les plus intimes des veines rompues 216.

Il ne faut pas oublier, en parlant de la thématique d'exil chez Makine, qu'il existe aussi un

exil d'une partie de la Russie à l'autre. En ce cas, il s'agit toujours de l'exil forcé par le pouvoir

étatique ou par la guerre. On a un bel exemple de ce type d'exil dans le Requiem pour l'Est où le

narrateur, en raccontant l'histoire de Pavel, son père, qui est devenu un des soupçonnés après la

Seconde guerre mondiale, explique : « Il fallait tout simplement s'éloigner de plus en plus de

Stalingrad, se rendre invisible […] Il quitta la région de la Volga en se dirigeant vers l'ouest puis,

212 Ibid., p. 297


213 Ibid., p. 298
214 Ibid. p. 298
215 Cette métaphore corprorelle correspond à ce que Julia Kristeva écrit dans son livre Étranger à nous-mêmes, que
le changement de pays signifie une nouvelle naissance dans un nouveau corps et dans une nouvelle langue.
216 Andreï Makine, Requiem pour l'Est, Mercure de France, Paris, 2001, p. 258

66
d'un hasard à l'autre, se mit à descendre vers le sud […] »217. Il est difficile de dire si ce type d'exil

enrichit (au sens positif) d'une manière ou de l'autre la vie de ceux qui l'ont connu. On laissera à

côté cette expérience, et on poursuivra notre analyse en examinant les effets positifs que l'exil

pourrait amèner avec soi, c'est-à-dire, la rencontre avec l'Autre, qui finalement conduit les

narrateurs de nos deux romans, et particulièrement, celui du Testament français, vers une

meilleure connaissance de sa propre identité.

« Malgré l'exil, l'éloignement de sa terre natale par la langue et la culture, ce héros-narrateur


revendique une « reterritorialisation » dans un lieu nouveau qu'il reconstruit à partir de la mémoire
des origines. On peut dire que la situation d'immigration représente chez lui une expérience double,
de " déterritorialisation " et de " reterritorialisation "»218.

En évoquant les concepts issus des travaux philosophiques de Deleuze et Guattari, Agata

Sylwestrzak-Wszelaki, explique qu'il s'agit d'un sentiment de perte et d'un processus

compensatoire par lequel le sentiment idenitaire retrouve un sens. Dans leurs travaux Deleuze et

Guattari réfèrent à l'appartenance identitaire de l'individu qui se manifeste à travers le langage,

mais on ajoutera qu'il pourrait se réferer aussi à l'appartenance culturelle, mais sans perte totale de

la culture initiale, au sens sociologique de l'integration219.

2. 5. La résistance à la haine raciale et à la discrimination

« Dans tout ce que j'écris, j'ai le sentiment de mener un combat, mon combat, depuis

toujours le même. Contre la discrimination, contre l'exclusion, contre l'obscurantisme, contre les

identités étroites, contre la prétendue guerre des civilisations »220, explique Maalouf. On a vu que

ses personnages principaux enrichissent leurs identités pendant les voyages et par le biais de leur

217 Ibid., p. 239


218 Agata Sylwestrzak-Wszelaki, Andreï Makine – l'identité problématique, L'Harmattan, Paris, 2010, p. 205
219 « According to social scientists, there are several potential modes of acculturation : assimilation (one accepts the
new culture and rejects the old one) ; separation (one rejects the new culture as much as possible and sticks to the
old one) ; deculturation (one is caught between cultures identifying with neihter the new nor the old one) ; and
integration (one adds a new culture without losing the old one) ». Cité selon : Gabriella Safran, « Andrei Makine's
Literary Bilinguism anf the Critics », Comparative Literature, Vol. 55, No. 3, été 2003, p. 248
220Egi Volterrani, « Amin Maalouf. Identité à deux voix » (entretien avec Amin Maalouf), [en ligne] texte disponible
sur le site : http://www.aminmaalouf.org (pages consultées 29 mai 2010)

67
plurilinguisme. Ils sont ouverts aux autres traditions et cultures, qu’ils les respectent et parfois

même adoptent. Ils ne sont porteurs « d'une identité essentialiste et exclusive »221. De ces

caractéristiques provient la résistance à la haine raciale et à la discrimination, c'est-à-dire que leur

ouverture d’esprit leur permet de résister (au niveau microstructurel) aux conflits, à la haine, aux

guerres (au niveau macrostructurel des récits). Dans deux romans d'Andreï Makine, qui sont

l'objet de notre recherche, parmi tous les autres, le personnage de Charlotte, la grand-mère du

narrateur du Testament français, serait le plus bel exemple de ce type de la résistance. Bien sûr,

les personnages principaux de ces romans sont aussi les porteurs des valeurs interculturelles,

comme on a déjà vu en examinant les questions du plurilinguisme, de l'appropriation culturelle,

du voyage. D'ailleurs, le narrateur du Requiem pour l'Est, même s'il participe aux guerres, montre

une attitude pacifiste en critiquant les deux pouvoirs mondiaux, la Russie et les États-Unis qui

produissent toutes les guerres en créant par la remodelation de l'histoire des « haines

ancestrales »222 entre les gens en Afrique ou en Asie.

Dans Le Rocher de Tanios, on voit Tanios (après le procès contre l'émir dont il a été

traducteur) dans son village, où il est choisi comme juge par celui-là même qui l’avait contraint à

l'exil. Tout le monde le presse de condamner cet homme à mort, mais il ne veut pas continuer les

conflits sanglants, donc il décide d'oublier sa vengeance et de le punir autrement.

Dans le deuxième roman de Maalouf, qui entre dans notre analyse, Les Échelles du Levant,

Ossyane explique ce qu'il ne peut pas supporter :

[…] les mots d'occupation et d'occupant ne produisaient pas chez moi l'effet de révolte immédiat
qu'ils pouvaient produire sur un Français. Je viens d’une région du monde où il n'y a eu, tout au
long de l'histoire, que des occupations successives, et mes propres ancêtres ont occupé pendant des
siècles une bonne moitié du bassin méditerranéen. Ce que j'exècre, en revanche, c'est la haine
raciale et la discrimination. Mon père est turc, ma mère était arménienne, et s'ils ont pu se tenir la
main au milieu des massacres, c'est parce qu'ils étaient unis par leur refus de la haine 223.

221Pascale Solon, « Ecrire l'interculturalité : l'exemple de l'écrivain francophone Amin Maalouf », p. 163-177, in
Hans-Jürgen Lüsebrink (éd. et introd.) ; Katharina Städtler (éd.), Les Littératures africaines de langue française à
l'époque de la postmodernité : État des lieux et perspectives de la recherche, Oberhausen, Allemagne, Athena,
2004, p. 171.
222 Andreï Makine, Requiem pour l'Est, Mercure de France, Paris, 2001, p. 265
223Amin Maalouf, Les Échelles du Levant, Livre du Poche (première édition : Éditions Grasset & Fasquelle, 1996),
Paris, 2009, p. 79.

68
Ossyane suit l'exemple de ses parents. Sa rencontre avec Clara, leur relation et enfin leur

mariage sont les symboles de cette lutte contre la discrimination et la haine. Il ne faut pas oublier

qu'ils se sont rencontrés pour la première fois dans un appartement où ils étaient cachés comme

membres de la Résistance. Ensuite, ils se sont mariés juste avant le début de la guerre israélo-

arabe où ils auraient du être ennemis : lui du côté des arabes, et elle avec les juifs. Relevons par

ailleurs qu’à son arrivée au Proche-Orient avec son oncle, elle avait fondé une organisation dans

le but d'empêcher les conflits entre ces deux peuples.

Elle ne supportait pas l'idée qu'au lendemain même de la défaite du nazisme, deux peuples détestés
par Hitler se dressent l'un contre l'autre, en arrivant à s'entre-tuer, chacun étant persuadé d'être
parfaitement dans son droit et unique victime d'une injustice. […] Cette fois, elle résistait à la
guerre224.

Maalouf et ses personnages sont contre l'approche tribale de la communication. Selon

Maalouf, cette manière de faire et l’attitude qui lui est inhérente conduisent aux guerres, comme

on l’a vu dans l'exemple cité ci-dessus. « Je suis toujours pour la conciliation, la réconciliation, et

si je suis révolté, c'est d'abord contre la haine »225, explique Ossyane.

Non seulement les personnages Ossyane et Clara sont contre cette « fermeture d'esprit »,

autrement dit, contre le repli de chaque communauté sur elle-même : mais de plus, ils sont prêts à

se mettre à la place d’autrui pour mieux comprendre les problèmes de cet autre 226 et ceux de sa

communauté – car on peut être plus objectif si on garde une certaine distance. Ossyane se

souvient que « Lorsque Clara me contredisait, c'était pour aller plus loin dans le sens des Arabes,

pour me dire que je devrais mieux les comprendre ; et moi, quand je la reprenais, c'était pour lui

dire qu'elle se montrait trop sévère avec ses coreligionnaires »227.

Cette inversion de perspectives (dans un sens absolument positif) est possible à cause de la

libération d'une identité fixe et invariable, qui est remplacée par une identité composée.
224Ibid., p. 134.
225Ibid., p. 166.
226 Selon Julia Kristeva on peut connaître l'Autre seulement si on se met à sa place. Elle explique : « Vivre avec
l'autre, avec l'étranger, nous confronte à la possibilité ou non d'être un autre. Il ne s'agit pas simplement –
humanistement – de notre aptitude à accepter l'autre ; mais d'être à sa place, ce qui revient à se penser et à se faire
autre à soi-même ». Julia Kristeva, Étrangers à nous-mêmes, Fayard, Paris, 1989, p. 25
227 Amin Maalouf, Les Échelles du Levant, Livre du Poche (première édition : Éditions Grasset & Fasquelle, 1996),
Paris, 2009, , p. 169.

69
Dans le Requiem pour l'Est de Makine, le narrateur prend la position contre la haine,

même s'il le fait dans une manière assez différente de celle des personnages de Maalouf : etant

éspion soviétique, il participe aux guerres, mais après son retrait (après la chute de l'Union

soviétique), il les critique passionnément. Pourquoi Makine a-t-il choisi pour son personnage une

profession si problématique? Pourquoi a-t-il eu besoin d'un espion pour critiquer les guerres?

Dans un entretien Makine explique :

L'espion voit les choses que nous ne voyons pas. D'où viennent les armes, l'argent pour les armes?
De ces mêmes pays dont les intellectuels pérorent dans les salons en disant : " Ah, les pauvres
idiots qui s'entre-tuent... " les armes sont payées avec le pétrole, avec le diamant, avec l'or, avec la
mort des autres228.

Cet espion dans sa critique des conflits va bien au-delà de ce qu'est critiqué par Maalouf et

ses personnages. Pour lui, l'explication des guerres par les conflits tribaux et identitaires (au sens

de l'identité univoque) n'est pas suffisant : il essaie de trouver les premières sources, qui sont

finalement matérielles, c'est-à-dire, dans chaque conflit en jeu entrent les pouvoirs mondials et

leurs intérêts. Il constate avec un certain pessimisme que « c'étaient les grandes guerres qui avaient

une fin pas les petites qui n'étaient que leur prolongement en temps de paix »229. De même, il met

en lumière que ces conflits identitaires, que Maalouf critique, pourraient être crées par les

pouvoirs, tels la Russie ou les États-Unis : « Quelque antropologue de service va trouver autant

d'ethnies qu'il le faut et on leur apprendra qu'elles se sont toujours détestées et qu'elles n'ont qu'à

s'entre-tuer »230. Ces guerres crées peut avoir pour but final soit le profit materiel pour leurs

créateurs (par exemple, l'huile moins chère, ou le nouveau marché pour l'armement produit par

ceux mêmes qui créent la guerre, ou l'espace où cet armement sara testé) soit le profit immatériel,

au sens de création de l'image positive pour leurs créateurs cachés qui se montreront pacificateurs.

Cette vision de la guerre sans fin qu'offre le narrateur du Requiem pour l'Est, pourrait

tromper le lecteur en le faisant croire que Makine soit profondement pessimiste. Par contre, dans le

Testament français, en créant le personnage de Charlotte, cette Française qui parfois comprend la

228 Le Club reçoit Andreï Makine, Interview du 20 avril 2000


229 Andreï Makine, Requiem pour l'Est, Mercure de France, Paris, 2001, p. 35
230 Ibid., p. 265

70
Russie mieux que les Russes, Makine montre qu'on peut trouver un être humain qui, malgré tous

les malheurs vécus, croit encore aux valeurs humanistes, et qui resiste à la haine et la bigoterie. La

vie de Charlotte couvre une grande periode de l'histoire russe/soviétique – presque du début du

XXème siècle jusqu'aux années quatre-vingts. Elle, qui a survécu à la Première et la Deuxième

guerre mondiale en travaillant comme infirmière de la Croix Rouge, qui a vu les conséquences de

la famine en Ukraine, qui a été violée par les Ouzbeks, etc., elle a réussi à guarder sa tranquilité et

de même, elle a réussi à enseigner son petit-fils les valeurs interculturelles, tels l'amour et le

respect pour l'Autre et son culture. Il explique : « C’était Charlotte qui m’avait appris à distinguer

les silhouettes parisiennes au milieu d’une grande ville industrielle sur la Volga, c’est elle qui

m’avait enfermé dans ce passé révé d’où je jetais des coups d’œil distraits sur la vie réelle »231. De

même, grâce à Charlotte et la langue française que le narrateur et sa sœur ont appris d'elle, ils

étaient capables à se distancier de l'intolérance et de la violence de la foule qui attendait un jour

devant le magasin pour la portion des oranges. En se souvenant de ce jour, le narrateur nous

racconte ses sentiments : d'un côté, il ne s'est pas ressenti supérieur aux ces gens qui se pressaient

dans la file, parce qu'ils appartenaient tous à la même classe « celle des gens qui pataugeaient dans

une neige piétinée au milieu d’une grande ville industrielle, aux portes d’un magasin, en espérant

remplir leurs sacs de deux kilos d’oranges »232 ; mais de l'autre côté en entendant les mots en

français que sa sœur lui a dit en évoquant le banquet de Cherbourg, il s'est ressenti différent :

Tout simplement, l’instant qui était en moi – avec ses lumières brumeuses et ses odeurs marines –
avait rendu relatif tout ce qui nous entourait : cette ville et sa carrure très stalinienne, cette attente
nerveuse et la violence obtuse de la foule. Au lieu de la colère envers ces gens qui m’avaient
repoussé, je ressentais maintenant une étonnante compassion à leur égard : ils ne pouvaient pas, en
plissant légèrement les paupières, pénétrer dans ce jour plein de senteurs fraîches des algues, des
cris de mouettes, du soleil voilé233.

Peut-être il faut chercher les raisons pour cette resistance réussie, que Charlotte montre,

dans sa double origine. Elle, dont la mère était française et le père était russe, n'appartient ni à la

231Andreï Makine, Le testament français, Collection Folio, Mercure de France, Paris, 2010, p. 200
232 Ibid., p. 68
233 Ibid., p. 69

71
Russie ni à la France. Makine fait plusieurs allusions à cette double appartenance. La position

frontière de la maison de Charlotte, qui est « figée à la bordure des steppes »234 et « à la limite de

la ville », et de même de la ville Saranza, où elle se trouve, stigmatisent « la double culture de

Charlotte, le lieu où se mélagent sans se heurter, les cultures russe et française »235. D'ailleurs, la

combinaison de son prénom français, légèrement russifié, Charlota, et de son prénom de père,

Norbertovna, « ce patronyme exotique »236, qu'utilise l'ivrogne Gavrylitch, montrent sa position

insolite. Dans la communication avec ce même Gavrylitch, dont l'apparition dans le court effraie

les babouchkas, le rôle de médiateur de Charlotte est clairement visible. Non seulement qu'elle est

médiateur entre deux mondes lointains (pour ses grand-fils), tels le monde russe et le monde

français, mais aussi dedans le monde russe, elle atténue les tensions entre les différentes classes

sociales : les babouchkas qui représentent les valeurs traditionelles, et Gavrylitch, « un homme qui

bravait les miliciens en bloquant la circulation de la rue principale […] un homme qui fulminait

contre les autorités »237.

Dans le Requiem pour l'Est, la française, « une étrangère qui a depuis longtemps perdu son

nom d'origine, et qui répond au prénom de Sacha »238 partage la même fonction de la médiatrice

avec Charlotte du Testament. Elle, aussi, introduit le narrateur aux langue et culture française,

mais en plus, elle a risqué la vie pour protéger le narrateur, l'enfant de ses amis, et avant cet

événement elle était seule personne qui les visitait dans leur abri dans le bois et les aidait.

« Étrangère, elle, prenait plus de liberté avec les pesantes lois et habitudes qui gouvernaient ce

pays et qu'elle ne croyait pas absolues »239. Par son geste, les lois vraiment cessent d'être absolues,

de même manière que l'isolation des parents de narrateur a cessé d'être absolue grâce à son

courage.

234 Ibid., p. 37
235 Rabâa Ben Achour-Abdelkéfi, Appropriation culturelle et création littéraire, Maisonneuve & Larose, Paris, 2005,
p. 76
236 Andreï Makine, Le testament français, Collection Folio, Mercure de France, Paris, 2010, p. 36
237 Ibid., p. 36
238 Andreï Makine, Requiem pour l'Est, Mercure de France, Paris, 2001, p. 128
239 Ibid., p. 247

72
***

En analysant les composantes de l'identité, on a montré que tous les deux écrivains

utilisent les mêmes ou similaires éléments dans la création de leurs personnages. Ces éléments

correspondent aux théories de l'identité de l'émigré proposées par les théoriciens des cultural

studies, mais aussi à celles proposées par Julia Kristeva, du côté de la psychanalyse.

Pourtant, les mêmes éléments chez un et chez l'autre écrivain peuvent avoir les fonctions

différentes. Par exemple, dans l'œuvre de Maalouf, le plurilinguisme principalement sert à assurer

à ses personnages la communication directe avec l'Autre, bien que chez Makine la conaissance de

deux langues (le bilinguisme) soit le moyen qui permet l'appropriation culturelle, au sens d'un

enrichissement de l'identité mais aussi de l'œuvre qui devient l'intertexte. De même, grâce à

l'intertextualité, l'œuvre de Makine se situe dans la tradition de la culture d'accueil, c'est-à-dire,

dans la culture française.

D'ailleurs, l'analyse des voyages et de l'expérience de l'exil a montré qu'il faut se sentir

étranger chez soi pour décider de se deplacer, mais aussi, elle a montré comment ce deplacement

peut être positif et fértile pour la complétion d'une identité qui va au-delà des limites nationales,

éthniques, religieuses.

Enfin, en posedant les conaissances de l'Autre et en respectant les valeurs interculturelles,

les héros de tous les écrivains peuvent se positioner en déhors des conflits, qu'ils critiquent et

auxquels ils résistent.

73
ΙΙΙ. L'identité composée ou comment guérir de la blessure identitaire 240

240 Plusieurs authors parlent de la blessure identitaire de l'émigré ; parmi eux, Julia Kristeva qui explique que « une
blessure secrète, souvent inconnue de lui-même, propulse l'étranger dans l'errance ». Julia Kristeva, Étrangers à
nous-mêmes, Fayard, Paris, 1989, p. 13

74
3. 1. Les appartenances multiples

[...] il me semble que le monde a besoin aujourd'hui d'une nouvelle conception de l'identité.
Jusqu'ici, on pouvait se satisfaire de la conception traditionnelle, qui consiste à considérer qu'il y a,
pour chacun, une appartenance essentielle, le plus religieuse, nationale, ou ethnique, et que toute
autre appartenance est secondaire ; la conception que je préconise est celle qui consiste à assumer
l'ensemble de ses appartenances, sans considérer qu'elle s'excluent les unes et les autres 241.

En soulignant la nécessité d’une nouvelle conception de l'identité, Maalouf est en accord

avec les théoriciens des cultural studies, qui se demandent « d'où vient alors ce besoin de débattre

à nouveau de l'"identité"? »242. Ces théoriciens confrontent l'identification qui « se construit sur la

reconnaissance de caractéristiques ou d'une origine communes avec une autre personne, avec un

groupe – ou avec un idéal – et sur l'aboutissement naturel de la solidarité et d'allégeance établies

sur ce fondement »243 (cette identification correspond à ce que Maalouf appelle « la conception

traditionnelle ») et « l'identification comme une construction, un processus jamais achevé,

toujours "en cours" »244 (qui correspond plus ou moins à la deuxième conception de Maalouf).

D'où vient ce besoin d’une nouvelle conception de l’identité? Qui a besoin de l'"identité"?

Et pourquoi maintenant? Cette nouvelle conception pourrait-elle influence la création d'un

nouveau genre littéraire?

Premièrement, la nouvelle notion d'identité est nécessaire pour empêcher l'exclusion.

Maalouf explique :

[…] je n'ai pas beaucoup de sympathie pour les sociétés monochromes où l'on parle sans retenue
de "nous" et des "autres". Je n'ai jamais senti que j'appartiens exclusivement à un "nous", quel qu'il
soit ; et les "autres", pour moi, ne sont jamais totalement "autres". Je me méfie des communautés
fermées, des tribus, des nations [...]245.

D'ailleurs, les théoriciens des cultural studies, ainsi que Maalouf, basent leur réflexion sur

des sociétés postcoloniales, comme la Grande-Bretagne ; c'est-à-dire, des sociétés où l'émigration

241Egi Volterrani, « Amin Maalouf. Identité à deux voix » (entretien avec Amin Maalouf), [en ligne] texte disponible
sur le site : http://www.aminmaalouf.org (pages consultées 29 mai 2010)
242Stuart Hall, « Qui a besoin de l' "identité"? », in: Stuart Hall, Identités et Cultures, Politique des cultural studies,
Éditions Amsterdam, Paris, 2008, p. 267.
243Ibid., p. 269.
244Ibid., p. 269.
245Egi Volterrani, « Amin Maalouf. Identité à deux voix » (entretien avec Amin Maalouf), [en ligne] texte disponible
sur le site : http://www.aminmaalouf.org (pages consultées 29 mai 2010)

75
est un phénomène quotidien. Ils refusent la dichotomie discriminatoire « soit l'un soit l'autre »

dans la définition de l'identité : une personne ne devrait pas s'identifier comme, par exemple, « le

noir » ou « l'anglais », car elle peut être en même temps « le noir » et « l'anglais ». « Les

appartenances multiples peuvent coexister au sein d'une même individualité et ces cohabitations

dessinent des êtres pluriels, sans qu'ils soient déchirés ou incapables de relier les fragments

identitaires dont ils sont composés »246, autrement dit, il existe une différence entre l'identité au

singulier, et les appartenances, au pluriel. Maalouf souligne : « Je pense que chacun d'entre nous a

une identité qui est faite de nombreuses appartenances »247.

Selon Maalouf et les théoriciens des cultural studies, « l'identité ne signale pas un sujet

stable et central qui se développerait sans altération entre un commencement et un fin, à travers

les vicissitudes de l'histoire »248. Par contre, l'identité est variable, elle se change, elle se

développe, et ces changements peuvent correspondre à des changements historiques. « L'identité

n'est pas donnée une fois pour toutes, elle se construit et elle se transforme tout au long de

l'existence »249, souligne Maalouf.

Même si on ne trouve pas les notions théoriques sur l'identité, sa création et son

changements dans l'œuvre de Makine, il ne faut que jeter un coup d'œil sur la manière dont

Makine a crée son personnage principal dans le Testament français pour voir qu'il était forcement

conscient de la nature non-statique de l'identité. Son personnage/alter-ego change les attitudes

vers ses appartenances, française et russe, tout au long du roman, par rapport aux changements des

circumstances que l'entourent : parfois il se ressent plus russe que français, et parfois, sa francité

domine. Seulement vers la fin du roman, notre personnage parviendra à une réconciliation de ses

deux appartenances, en achevant une identité plurielle et non-conflictuelle.

246Evelyne Argaud, « Les Appartenances multiples chez Amin Maalouf », Français dans le monde, janvier-février
2006, p. 36.
247Maurice Tournier, « Identité et appartenances. Entretien » (avec Amin Maalouf), Mots, Les langages du politique,
mars 1997, p. 123.
248Stuart Hall, « Qui a besoin de l' "identité"? », in: Stuart Hall, Identités et Cultures, Politique des cultural studies,
Éditions Amsterdam, Paris, 2008, p. 270.
249Amin Maalouf, Les Identités meurtrières, Livre du Poche (première édition : Éditions Grasset & Fasquelle, 1998),
Paris, 2008, p. 31.

76
Dans ses essais, Maalouf introduit une nouvelle idée à la réflexion sur l'identité. Au

contraire des identités fragmentées et fracturées (Stuart Hall), il propose une identité composée de

toutes les appartenances, c'est-à-dire, une identité unifiée et complète, à laquelle correspond aussi

l'identité d'Aliocha à la fin du Testament français de Makine.

Pour parvenir à cet idéal, une personne devrait être ouverte à l'Autre, mais aussi à elle-

même, au sens de la possibilité d'adopter toutes ses appartenances. Ce processuss d'adoption peut

être problématique, et la personne se ressent parfois déchirée et isolée de son entourage, dont

Makine témoin dans le Testament français.

D'ailleurs, ces personnes, ouvertes à l'Autre et à elles-mêmes, qui sont parfois les êtres

frontières, êtres pluriels, « ceux qui se trouvent […] à la frontière entre deux nations, entre deux

ethnies »250, ont souvent le rôle du médiateur dans la communication et dans l'interaction

interculturelle. Ils « peuvent être une sorte de "liant" pour les sociétés »251. Leur rôle et la

communication interculturelle sont importants, parce que « les conflits dans le monde aujourd'hui

ne sont plus idéologiques, mais identitaires »252.

3. 2. L'identité problématique d'Aliocha dans le Testament français

Dans son étude, Andreï Makine, L'identité problématique, Agata Sylzestrzak-Wszekaki

explique que : « À cause de sa double appartenance, le héros makinien se voit étranger à lui-

même »253. Au contraire de Maalouf, dont les personnages surpassent facilement les problèmes

posés par leurs appartenances multiples (il semble que Maalouf les ait créés en gardant toujours à

l'esprit l'idée qu'il faut montrer à travers ses œuvres littéraires qu'une identité non-conflictuelle

puisse exister), Makine, dans son Testament français, décrit une évolution difficile d'un

250Egi Volterrani, « Amin Maalouf. Identité à deux voix » (entretien avec Amin Maalouf), [en ligne] texte disponible
sur le site : http://www.aminmaalouf.org (pages consultées 29 mai 2010)
251Ibid.
252Ibid.
253 Agata Sylwestrzak-Wszelaki, Andreï Makine – l'identité problématique, L'Harmattan, Paris, 2010, p. 140

77
enfant/adolescent déchiré et isolé, qui se ressent parfois exilé dans son propre pays, et pour lequel

« être disposé à différence, à l'alterité, est […] une chose de pertubateur, et même

traumatisant »254, vers un écrivain reconnu et bien intégré en France, le pays des ses rêves et de

son exil.

Dès sa première enfance il se pose des questions sur les différences entre deux mondes,

russe et français, auxquels il est lié par les liaisons familiales (Charlotte, sa grand-mère maternale,

joue le rôle de médiateur entre ces deux mondes). En regardant les photos, qu'il trouve dans la

« valise sibérienne » de Charlotte, il perçoit un grand écart qui sépare (au niveau d'apparence) les

membres familiaux de côté français et de côté russe : par exemple, son arrière-grand-mère,

Albertine, « cette femme ravissante, au visage pur et fin entourné de boucles soyeuses » et son

arrière-grand-père, « ce viellard dont la barbe blanche est divisée en deux tresses rigides

semblables aux défenses d'un morse »255. Il ne peut pas comprendre ce qu'elle, Albertine,

française, pouvait avoir en commun avec cet homme, russe et barbare, et cette question –

comment mettre ensemble deux choses tellement différentes, deux appartenances confrontées

(déjà au sens géographique : une appartenance orientale, « incarnant la sauvagerie de l'histoire

cruelle », l'autre occidentale, « symbolysant le raffinement civilisé »256, et au sens politique : la

Russie communiste, la France démocratique) – restera la question de sa vie, parce que tout au long

de son enfance, adolescence, et une grande partie de sa vie adulte, il essaiera de les concilier. Il ne

faut pas oublier que l'histoire du Testament français se déroule en Russie à l'époque communiste,

où les enfants de l'école étaient preparés à combattre l'ennemi occidental, et qu'entre ces deux

mondes, la Russie et le monde occidental, « une frontière, plus infranchisable que n’importe

quelles montagnes, s’élevait […] le rideau de fer »257.

Déjà au début du roman, le narrateur remarque le dédoublement de sa vie. Il constate que


254 Edward Welch, « La séduction du voyage dans le Testament français », in : Margaret Parry (éd.) ; Marie Louise
Scheidhauer (éd.) ; Edward Welch (éd.), Andreï Makine, La rencontre de l'Est et de l'Ouest, Association
Européenne François Mauriac, L'Harmattan, 2004, p. 21
255 Andreï Makine, Le testament français, Collection Folio, Mercure de France, Paris, 2010, p. 23
256 Nina Nazarova, Andreï Makine, deux facettes de son œuvre, L'Harmattan, Paris, 2005, p. 70
257 Andreï Makine, Le testament français, Collection Folio, Mercure de France, Paris, 2010, p. 99

78
« vivre auprès de [sa] grand-mère était déjà se sentir ailleurs »258. Parfois, encore enfant, il ne peut

pas distinguer à quelle réalité, française ou russe, il appartient :

Autour de nous s'étendait l'énorme empire, puisant un orgueil particulier de l’exploration de ce ciel
insondable au-dessus de nos têtes. L’empire avec sa redoutable armée, avec ses brise-glace
atomiques éventrant le pôle Nord, avec ses usines qui devaient bientôt produire plus d’acier que
tous les pays du monde réunis, avec ses champs de blé qui ondoyaient de la mer Noire jusqu’au
Pacifique… Avec cette steppe sans limites.
Et sur notre balcon, une Française nous parlait de la barque qui traversait une grande ville incodée
et accostait le mur d’un immeuble… Nous nous secouâmes en essayant de comprendre où nous
étions. Ici ? Là-bas ? Dans nos oreilles s’éteignait le chuchotement des vagues 259.

Malgré tous les obstacles réels, tels le rideau de fer, la censure des informations et des

livres, l'interdiction d'entrée dans certains villes russes (parmi eux, la ville natale du narrateur) aux

étrangers, le narrateur, sous l'influence des histoires de Charlotte, ressent un enorme « désir

d'entrer en communication plus intime avec le goût et l'esprit français »260. Pour réaliser son but, il

lit tous les livres historiques et littéraires disponibles dans la bibliothèque de son école, il étudie la

langue française, et réalise les voyages imaginaires en France. Pourtant son attitude envers son

héritage français change plusieurs fois au long du roman. Parfois, il a l'impression que sa « greffe

française » ne l'empeche pas de mener une existence semblable à celle de ses camarades. Au

contraire, de temps en temps, sous la pression des moqueries des ces mêmes camarades, il regrette

de ne pas avoir « un seul regard sur la vie »261, mais « malgré ses efforts, il devient clair qu'il lui

est impossible de trouver son état d'origine, son innocence monolingue »262. Il se pose la question

si cette double vision lui donne l'avantage ou elle est « un handicap, une tare »263.

Les tensions identitaires deviennent de plus en plus visibles pendant la période adolescente

de la vie du narrateur. Comme tous les adolescents, il cherche à établir une identité stable et à la

fois il se veut un membre de groupe des ses collègues de la classe, mais « la société miniature de

258 Ibid., p. 33
259 Ibid., p. 32-33
260 Ibid., p. 56
261 Ibid., p. 66
262 Edward Welch, « La séduction du voyage dans le Testament français », in : Margaret Parry (éd.) ; Marie Louise
Scheidhauer (éd.) ; Edward Welch (éd.), Andreï Makine, La rencontre de l'Est et de l'Ouest, Association
Européenne François Mauriac, L'Harmattan, 2004, p. 21
263Andreï Makine, Le testament français, Collection Folio, Mercure de France, Paris, 2010, p. 66

79
[ses] collègues manifestait à [son] égard tantôt une condescendance distraite […] tantôt une

grande agressivité dont la violence collective [le] laissait pantois »264. On peut dire que la

deuxième partie du roman, qui correspond à l'adolescence du narrateur, est caractérisée par un

réfus fort de son appartenance française. « Le héros cherche à se recréer une origine compatible

avec les circonstances parce qu'il souffre l'exclusion de la part de l'entourage »265. De même, il lui

semble que « toutes [ses] connaissances ne [lui] garantissaient ni le bonheur ni le contact

privilégié avec l'essentiel »266.

Par contre, l'influence de la vie et de la réalité russe (il ne faut pas oublier que la France à

cette époque était encore le pays exclusivement livresque, l'Atlantide) devient plus en plus forte, il

resssent la Russie qui se réveillait en lui comme « un ours après long hiver, »267, et à la fois, sous

la pression de cette nouvelle identité russe, « la greffe française dans [son] cœur se mit à [lui]

faire, par moments, très mal »268. De plus, toutes ces vies et destins des héros des histoires de

Charlotte qu'il a revécu, lui semblent maintenant totalement inutiles, il les appelle ironiquement

les « reliques poussiéreusses »269. Pourtant, l'héritage français se montre trop fort pour être oublié

ou réprimé facilement. Sa greffe française reste toujours en lui et elle « scindait la réalité en

deux »270, faisant de lui « un étrange mutant, incapable de vivre dans le monde réel »271. Plein de

rage, il va à Saranza pour expliquer à Charlotte qu'elle est le coupable pour le déchirement

douloureux de sa vie, mais en apercevant sa solitude et la fragilité de son monde, en apercevant

l'exemple de Charlotta qui montre qu'une appartenance ne doit pas exclure une autre, il parvient à

accepter ses identités, à s'accepter.

Cette quête de soi, la volonté de reconstituer une personnalité de fragments est une des

caractéristiques des écrivains francophones. Le changement de la langue, aussi, répond à un désir

264 Ibid., p. 154


265 Agata Sylwestrzak-Wszelaki, Andreï Makine – l'identité problématique, L'Harmattan, Paris, 2010, p. 93
266 Andreï Makine, Le testament français, Collection Folio, Mercure de France, Paris, 2010, p. 181
267 Ibid., p. 204
268 Ibid., p. 205
269Ibid., p. 219
270 Ibid., p. 249
271 Ibid., p. 248

80
de reconstruction. « Se définir par rapport à l'Autre, avec les moyens de l'Autre, n'est-ce pas

encore tenter de se définir, sous un jour renouvelé, par rapport à Soi et ses Origines? »272, demande

Robert Jouanny. Le cas d'Aliocha est spécifique parmi nos autres exemples, parce que lui-même

est écrivain.

Au moment où il devient capable « de voir les deux pays et les deux cultures comme

égaux », quand il devient capable de « faire de son enracinement un déracinement, et de son

déracinement, un nouvel enracinement »273, il peut prendre la position de l'interprète interculturel

(dans « son » roman Makine lui donne le rôle que dans la vie réelle joue lui-même en tant que

l'écrivain émigré, qui se situe entre deux cultures), dont « [l']approche favorise un dialogue entre

les cultures différentes, où aucun interlocuteur ne tend à se soumettre à l'autre »274.

3. 3. L'interprète interculturel

Les êtres pluriels, frontières, peuvent se ressentir partagés et déchirés entre plusieurs

appartenances, comme par exemple Aliocha. Dans la conception de Maalouf, où l'identité est

composée de toutes les appartenances, ils se sentent à l'aise ici et là, parce qu'ils sont ouverts à des

changements et à de nouvelles expériences qui enrichissent leurs identités. À partir de Léon

l'Africain, Maalouf crée des personnages cosmopolites, en mouvement, qui traversent des

frontières, qui ont une éducation interculturelle, qui parlent plusieurs langues, et qui enfin tiennent

des rôles d’interprètes, de médiateurs.

Le médiateur interculturel est une personne qui agit de manière directe ou indirecte, consciente ou
inconsciente, sur les schémas collectifs de perception de soi de l'autre, le plus souvent dans le but
d'engager une dynamique en faveur d'une entente interculturelle durable. Cela veut dire que le
médiateur cherche à établir des contacts entre différents systèmes culturels, qui reposent sur la
compréhension mutuelle. Pour cela, il réalise un travail important de décodage et de sensibilisation
sur les spécificités culturelles de l'un et de l'autre et sur les éléments de l'Autre qui composent le

272 Robert Jouanny, Singularités francophones ou choisir d'écrire en français, PUF, Paris, 2000, p. 142
273 Salah Stétié, cité selon : Robert Jouanny, Singularités francophones ou choisir d'écrire en français, PUF, Paris,
2000, p. 124
274 Agata Sylwestrzak-Wszelaki, Andreï Makine – l'identité problématique, L'Harmattan, Paris, 2010, p. 142

81
soi-même275.

Tanios a reçu une éducation plurilingue et interculturelle (pendant ses années

d’apprentissage, il a toujours vécu des interactions interculturelles, parce que son enseignant était

le pasteur anglais, lui-même protestant dans un village catholique). Dans l'exil, il rencontre une

femme, qui est aussi étrangère, et il se demande « fallait-il que les vagues de la vie me rejettent

aussi loin pour que j'aie droit à cet instant de bonheur? Intense comme s'il était la raison d'être de

mon aventure »276. Mais la raison de son aventure n'était pas cette passion éphémère, mais son

engagement dans les négociations pour la paix entre les anglais, les turcs et les égyptiens. Dans

cette situation tendue, il avait le rôle de traducteur, c'est-à-dire, de médiateur. Peut-être ce rôle est

lui inné, parce qu'en parlant de l'identité nationale libanaise, Salah Stétié (un écrivain et diplomate

libanais, né à Beyrouth en 1929, installé à Paris depuis plus de 40 ans) explique que l'homme en

exil est : « L'homme du double pays, l'homme de la double culture, est un pont – c'est non

seulement quelqu'un qui relie et conjoint ses deux exils, mais quelqu'un qui permet aux autres de

passer : par le passage qu'il est devenu lui-même, lui-même transformé justement en passeur-

médiateur »277.

Les éléments mentionnés ici, et sa résistance à la vengeance et à la haine, font de lui un

vrai médiateur interculturel : il tend toujours aux dialogues et à essayer de comprendre l’Autre, au

lieu de céder à la solution du conflit.

Dans Les Échelles du Levant, Ossyane est porteur de ce rôle. Provenant d'une famille

multinationale, dont l'importance dans sa formation est soulignée plusieurs fois, il a obtenu une

éducation interculturelle. Ses enseignants, de différentes nationalités et confessions, l’ont préparé

en vue d’une éducation en France ; où la position d’ « étranger » n’a pas été source de malaise. Il a

275Pascal Solon, « Ecrire l'interculturalité : l'exemple de l'écrivain francophone Amin Maalouf », p. 163-177, in
Hans-Jürgen Lüsebrink (éd. et introd.) ; Katharina Städtler (éd.), Les Littératures africaines de langue française à
l'époque de la postmodernité : État des lieux et perspectives de la recherche, Oberhausen, Allemagne, Athena,
2004, p. 164-165.
276Amin Maalouf, Le Rocher de Tanios, Livre du Poche (première édition : Éditions Grasset & Fasquelle, 1993),
Paris, 2009, p. 191.
277 Cité selon Robert Jouanny, Singularités francophones ou choisir d'écrire en français, PUF, Paris, 2000, p. 125

82
compris cette situation et quelles en étaient les raisons, ce qui fait qu’il s'est très bien adapté.

Être étranger était une réalité de mon existence, que je devais prendre en compte. […] Ce n'était
pas en soi une abomination. Cela impliquait que je fasse et dise certaines choses plutôt que les
autres. J'avais mes origines, mon histoire, mes langues, mes secrets, d'innombrables sujets de
fierté, peut-être même mon charme propre... Non, être étranger ne m'incommodait pas, et j'étais
plutôt heureux de ne pas être chez moi278.

Pourquoi se ressent-il si facilement à l'aise à l'étranger? Serait-ce dû à un esprit

cosmopolite qui se crée par l'interaction avec l'Autre? Maalouf souligne souvent que le respect

mutuel est essentiel pour les relations non-conflictuelles. Dans cette citation, on voit qu'Ossyane

est bien accepté dans la société des étudiants marseillais. Ensuite, la guerre a commencé, et il a

rejoint la Résistance, où il n'était plus « l'étranger » et où il a rencontré sa femme. Après la guerre,

il s'est marié à Clara, et ils se sont engagés ensemble pour la réconciliation israélo-arabe. Cet

engagement, qui suit l'engagement dans la Résistance contre le nazisme et son mariage, montre

ses « aspirations médiatrices », qui « témoignent aussi de la capacité de l'Homme à construire des

idylles interculturelles au niveau individuel279.

Dans les romans de Makine, et plus particulièrement dans le Testament français, les héros

rencontrent des nombreuses difficultés avant d'achever la position de l'interprète interculturel. Il

semble que seulement une personne qui a accepté soi et ses appartenances diverses pourrait

occuper cette position. Comme on a montré citant les exemples d'Ossyan ou de Tanios, l'interprète

interculturel doit se sentir à l'aise en contact avec la culture de l'Autre, il doit dépasser toutes les

tensions, pour être capable d'entrer en communication et de jouer le rôle du médiateur.

Dans le Testament français, Aliocha joue ce rôle deux fois. La première fois dans l'école

secondaire, quand, pour un moment, il réussit de s'intégrer à la petite société des ses collègues, et

c'est justement grâce à sa conaissance de la culture française et grâce à l'appropriation des

histoires de Charlotte. De plus, après la division de cette société aux classes sociales, tel

278Amin Maalouf, Les Échelles du Levant, Livre du Poche (première édition : Éditions Grasset & Fasquelle, 1996),
Paris, 2009, p. 72.
279 Pascal Solon,« Ecrire l'interculturalité : l'exemple de l'écrivain francophone Amin Maalouf », p. 163-177, in
Hans-Jürgen Lüsebrink (éd. et introd.) ; Katharina Städtler (éd.), Les Littératures africaines de langue française à
l'époque de la postmodernité : État des lieux et perspectives de la recherche, Oberhausen, Allemagne, Athena,
2004, p. 169.

83
« prolétaires », « tekhnars » et « intelligentsia », il choisit de n’appartenir à aucune entre elles,

mais de garder sa position intermédiaire, qui « était appréciée par tout le monde »280.

La deuxième situation où Aliocha se trouve dans le rôle d'interprète est quand il devient

écrivain après son émigration en France. D'abord, il n'était pas accepté dans le nouveau contexte,

et ses premiers essais de publier ont échoué. Il a dû presenter ses œuvres comme traductions et

finalement, il a trouvé l'éditeur pour son œuvre. Il se rend conscient que sa « malédiction russo-

française était toujours là »281, seulement l'appartenance qu'il doit cacher est changée. « Si, enfant,

j'étais obligé de dissimuler la greffe française, à présent c'était ma russité qui devenait

répréhensible »282, mais il semble que c'est seulement la première phase de l'intégration. Dans le

Requiem pour l'Est, le narrateur explique que « l'intégration ne signifie, au fond, rien d'autre que

l'imitation »283. Pourtant, il se moque de ceux qui réussissent dans cette imitation si bien qu'ils

« finissent par exprimer le caractère du pays mieux que les autochtones, justement à la manière de

ces comédiens imitateurs qui flaquent tel ou tel homme connu d'une copie plus vrai que

nature »284, parce que, finalement, il faut « se faire pareil pour rester autre »285. Cela veut dire, qu'il

faut garder son alterité, ne pas s'assimiler pour s'intégrer. L'intégration signifie que quelqu'un a

accepté certains codes de la culture d'accueil en gardant sa propre culture – c'est justement ce que

fait l'écrivain émigré : en se souvenant de son pays, il l'interprète dans le nouveau contexte en

utilisant les stratagèmes narratives adaptés au public cerné. Aliocha, dans le Testament, joue

exactement ce rôle : si en Russie il interprétait la culture française, en France il devient l'interpète

de la culture russe. Si au début, il n'était pas accepté comme écrivain francophone, une des raisons

pourrait être le nécessité de l'authencité de l'écrivain emigré que le public exige, autrement dit,

premièrement il dévait justifier son authencité, son appartenance russe, la spécifité de son regard –

il fallait se distinguer des écrivains des récits du voyage et la langue étrangère (étrangère par
280 Andreï Makine, Le testament français, Collection Folio, Mercure de France, Paris, 2010, p. 224
281 Ibid., p. 313
282 Ibid., p. 313
283 Andreï Makine, Requiem pour l'Est, Mercure de France, 2001, p. 123
284 Ibid., p. 123
285 Ibid., p. 123

84
rapport à celle de la culture d'accueil) permet cette distanction à l'écrivain emigré, et à la fois, il

faut se distinguer de la littérature étrangère au sens propre (en ce cas, de la littérature russe écrite

en Russie en russe avec laquelle l'écrivain emigré peut partager les thématiques) et l'appartenance

double, l'existence à la frontière, dans un entre-deux, double regard, est ce qui distigue Makine, ou

n'importe quel écrivain emigré de ses compatriotes qui sont restés au pays d'origine.

Une des questions qui se pose quand on parle du rôle de l'interprète interculturel, surtout

si'il est écrivain, est la vérité de son interprétation 286. Ne pourrait-on dire que l'écrivain emigré

joue consciemment avec les stéréotypes sur son pays d'origine287 en vue de séduire le public dans

le pays d'accueil? On peut s'accorder qu'il doit exister, dans chaque œuvre qui parle d'une culture,

un minimum de stéréotypes (surtout s'il s'agit d'une culture bien connue comme la culture russe)

qui rend cette culture reconnaissable, mais pourrait-il être que la réception devient plus en plus

positive si l'écrivain écrit ce que le public veut entendre288?

286 Par rapport à la vraisemblance de l'image de la Russie dans l'œuvre de Makine plusieurs critiques russes ont écrit
en façon negative, parmi eux, Tatyana Tolstaya qui se plaint de l'image injuste donnée par Makine : « l'image [de
la Russie] qu'il dépeint est imparfaite et injuste. Malgré toutes nos années de désordre et de bouleversements, nous
ne pouvons pas laisser faire cet étrange témoin de notre style de vie, ce métis littéraire, cet hybride culturel, cette
chimère linguistique, ce basilic ésotérique – un type caractérisé dans notre littérature ancienne un mélange entre le
coq et le serpent – quelque chose qui peut voler et ramper en même temps ». Cité selon : Katya von Knorring, « À
la recherche d'Andreï Makine, ou un humanisme de la frontière », in : Margaret Parry (éd.) ; Marie Louise
Scheidhauer (éd.) ; Edward Welch (éd.), Andreï Makine, La rencontre de l'Est et de l'Ouest, Association
Européenne François Mauriac, L'Harmattan, 2004, p. 34
287 Robert Jouanny affrime que il existe « une tentation de l'exotisme [qui] est le piège tendu à tout écrivain venu
d'ailleurs : il sait ou il croit (parfois à juste titre) que le public attend de lui une invitation au voyage ». Robert
Jouanny, Singularités francophones ou choisir d'écrire en français, PUF, Paris, 2000, p. 155
288 « En général, la critique [française] réagit à la prose de Makine de façon favorable, mais elle exige qu'il soit
"autre", différent. Il est accepté en tout que Russe, à la fois exotique et répondant aux clichés français à l'endroit de
la culture russe ». Agata Sylwestrzak-Wszelaki, Andreï Makine – l'identité problématique, L'Harmattan, Paris,
2010, p. 22

85
3. 4. Un exemple de la compréhension de l'Autre : le mariage entre Ossyane et Clara

Le mariage entre Ossyane et Clara est un élément structural du récit des Échelles du

Levant, qui est mis en claire opposition avec les autres éléments, et particulièrement avec les

éléments historiques. Ce mariage entre un musulman et une juive n'est pas moins étrange et

inattendu à l'aube de la guerre israélo-arabe que le mariage entre le père (turc) et la mère

(arménienne) d'Ossyane à l'époque.

Aux conflits interculturels, qui composent la macrostructure du récit et la toile de fond devant
laquelle le protagoniste prend corps, s'opposent des projections d'idylles interculturelles qui se
définissent par la tolérance et le respect de la différence de l'Autre, par le souci de la
compréhension de l'Autre et l'acceptation d'enrichir son identité par des éléments propre à
l'Autre289.

Cette compréhension de l'Autre se révèle en pratique dans l'organisation de leur fête de

mariage. Ossyane commente : « deux orchestres […] se relayaient, l'un oriental, l'autre à

l'occidental »290. Cette scène témoigne d'un certain optimisme de Maalouf « dans la capacité des

êtres à se rencontrer au-delà de leurs différences »291.

D'ailleurs, cette tolérance est renforcée par l'engagement mutuel dans l'organisation qui a

lutté contre le conflit entre Israël et les pays arabes. On a vu que cet effort pour comprendre

l'Autre ne s’achève au niveau de la compréhension interpersonnelle entre ces deux personnages :

par contre Ossyane a essayé de comprendre, de défendre et d’expliquer la position des juifs à

Clara quand elle n'était pas d'accord avec leurs actions, et elle a fait le même effort au profit des

arabes.

Chacun se mettait spontanément à la place de l'autre […] L'élégance morale […], c'était Clara et
moi, Clara qui s'efforçait de comprendre jusqu'au pires travers les Arabes, et de se montrer sans
complaisance envers les juifs, et moi, sans complaisance pour les Arabes, en gardant toujours à
l'esprit les persécutions lointaines et proches pour pardonner les excès chez les Juifs 292.

289Ibid., p. 166.
290Amin Maalouf, Les Échelles du Levant, Livre du Poche (première édition : Éditions Grasset & Fasquelle, 1996),
Paris, 2009, p. 151.
291Evelyne Argaud, « Les Appartenances multiples chez Amin Maalouf », Français dans le monde, janvier-février
2006, p. 35.
292 Amin Maalouf, Les Échelles du Levant, Livre du Poche (première édition : Éditions Grasset & Fasquelle, 1996),
Paris, 2009, p.169-170.

86
Tous deux essaient d'établir un dialogue ; et par ce dialogue, Maalouf démontre que

l'amitié et l'amour peuvent exister en dépit des clivages culturels.

De ce mariage est née une fille, Nadia, qui a continué à porter en elle ce potentiel des êtres

pluriels. D'origine métissée, elle est au même temps juive et musulmane parce que chez les

musulmans « la religion se transmet par le père ; chez les juifs, par la mère »293. Elle a grandi en

France, séparée de son père, qui a été emprisonné à l'hôpital psychiatrique pour les maladies

psychiques. Dans une lettre à Ossyane, elle écrit : « seuls nous séparent en vérité quelques

kilomètres d'une superbe route côtière, mais une maudite frontière s'est dressée, et la haine, et

l'incompréhension. Et aussi le manque d'imagination »294. Ces deux phrases transmettent le

message entier de l'œuvre de Maalouf : ce qui nous sépare est presque toujours une petite distance,

un petit détail, qui, à cause de la haine et du manque d'effort, devient insurmontable et qui pourrait

pourtant être surmontée avec un peu d'imagination.

***

Selon Amin Maalouf l'identité est composée des appartenances multiples, autrement dit, il

souligne la singularité de l'identité et la pluralité des appartenances. Cette identité composée

permet aux ses personnages de jouer le rôle de l'interprète interculturel. Leur cosmopolitisme est

la condition pour se sentir à l'aise dans les contextes diverses, et aussi à l'étranger.

Par contre, être disposé à l'alterité chez Makine a quelque chose de perturbant et

traumatisant. Le narrateur de son Testament français souffre du dédoublement de l'identité, et il se

pose la question si sa double vision soit une avantage ou un handicap. Parfois, il regrette de ne pas

être dans la situation de l'innocente monolinguisme comme les gens de son entourage. En tout cas,

à la fin du roman il parvient à accepter toutes ses identités, ou si on veut reprendre les idées de

Maalouf – toutes ses appartenances, et il arrive à une connaissance intégrale de soi-même. Cette

293Ibid., p. 217.
294 Ibid., p. 222.

87
acceptation l'aide à se mettre dans la position de l'interprète culturel, et c'est exactement la même

position que celle de l'écrivain émigré, qui en écrivant ses œuvres découvre son pays perdu au

public de son pays d'accueil. Ainsi, il guérit sa blessure identitaire, et l'œuvre littéraire devient une

sorte de compensation pour l'origine perdue, qui est, selon Kristeva introuvable 295, mais en

écrivant dans une langue d'emprunt, « dès que les étrangers ont une action ou une passion, ils

s'enracinent »296.

295 « La femme perdue – terre perdue, langue perdue – est introuvable », écrit elle. Julia Kristeva, Étrangers à nous-
mêmes, Fayard, Paris, 1989, p. 55
296 Ibid., p. 19

88
Conclusion

89
Dans les œuvres analysées il existe un passage d'un univers multiculturel vers l'identité

composée. Cette conception de l'identité, qui se met en accord avec les théories contemporaines,

et notamment les cultural studies, sert aux écrivains dans la construction de leurs personnages

principaux. Ces derniers sont les porteurs des valeurs de tolérance, de respect pour l'Autre, de

compréhension.

Il ne faut pas oublier que selon les plusieurs théoriciens, tels Julia Kristeva et Mikhail

Bakhtine, « le concept d'identité nécessite un "Je" et un "Autre" pour exister »297. Au contraire des

personnages de Maalouf, qui, provenant d'un millieu pluriculturel, portent en soi une sorte

d'ouverture spontanée vers l'Autre, les personnages de Makine doivent passer un parcours

difficile, surtout en raison d'isolation politique de l'Union soviétique de l'époque stalinienne, qui

les conduit à travers l'appropriation culturelle et plusieurs réfus de leur culture d'origine, vers

l'acceptation de leur « moi » et de ses appartenances multiples. Ces personnages doivent

comprendre que « l'identité n'est pas l'affirmation du système de valeurs du groupe auquel on

appartient, c'est la reconnaissance de soi par soi-même, c'est la conscience de sa liberté »298. En ce

cas, la reconnaissance de soi signifie aussi la reconnaissance de un Autre en soi, qui, après une

phase de problèmes identitaires que nos héros doivent passer, devient seulement une des facettes

de l'identité composée, et grâce à qui, nos héros deviennent les porteurs de la double vision du

monde. D'ailleurs, pour construire cette double vision et pour illustrer connaissance et

compréhension de la culture de l'Autre, Makine se sert de plusieures citations et allusions à la

littérature française et russe, qui donnent au texte des romans un caractère intertextuel. Ces

emprunts participent à la construction de l'identité plurielle du héros, mais parallèlement, grâce à

leur présence, le texte obtient une dimension (post)moderne (le style de Makine est souvent définit

comme traditionnel).

297 Murielle Lucie Clément, « L'entre deux-mondes chez Andreï Makine », disponible en ligne :
http://lavielitteraire.fr/index.php/dossiers/dossier-makine/lentre-deux-mondes (pages consultées 5 mai 2011)
298 Rabâa Ben Achour-Abdelkéfi, Appropriation culturelle et création littéraire, Maisonneuve & Larose, Paris, 2005,
p. 323

90
Dans ses romans, Maalouf, conscient du pouvoir de la littérature à transmettre des nuances

précises, essaie de trouver « des solutions imaginatives pour apprendre coexister avec l'Autre »299.

Ses romans proposent une réponse possible à la question, qui est fondamentale pour Maalouf :

« comment faire vivre ensemble ces hommes [différents par la langue, par la religion, par la

condition sociale… etc.], ces groupes humains, sans violence, sans oppression, sans génocide,

sans haine »300.

Avec la même foi à la littérature et à son pouvoir de transmettre les messages universels

mieux que les autres moyennes de communication, Makine critique les phénomènes quotidiens et

la société multiculturelle, en montrant par exemple d'Aliocha et de sa grand-mère Charlotte qu'un

modèle non-conflictuel peut exister et qu'une personne qui appartient aux plusieurs cultures peut

voir les choses en façon plus claire. L'universitaire Katya von Knorring résume « que veut nous

dire, Makine, à travers ses histoires de guerre, de famille et d'amitié? Qu'il suffit que quelques

hommes de bonne volonté se lèvent, s'expriment et réfusent le chaos et le mal »301.

L'importance de l'analyse de la question d'identité composée en Littérature de façon

théorique, est basée sur le fait qu’aujourd'hui les sociétés du monde entier sont de plus en plus

hétérogènes, c'est-à-dire multiculturelles, et que les conflits identitaires sont de plus en plus

courants. À ce propos, Julia Kristeva explique qu'aujourd'hui

[…] la violence du problème posé par l'étranger […] tient sans doute aux crises des constructions
religieuses et morales. Elle est due surtout au fait que l'absorption de l'étrangeté proposée par nos
sociétés se rélève inacceptable pour l'individu moderne, jaloux de sa différence non seulement
nationale et éthique, mais essentiellement subjective, irréductible302.

En se sens, on a vu que le « multiculturel », comme le modele de la société composée des

individus et des groupes que gardent leur particularité sans entrer en communication avec les

autres, n'est pas suffisant, parce que la cohabitation doit être liée à la compréhension mutuelle.
299 Ottmar Ette, « Vivre dans une autre langue, une autre réalité », (entretien avec Amin Maalouf), Lendemains :
Etudes Comparées sur la France/Vergleichende Frankreichforschung, 2008; 33 (129), p. 99.
300 Gunther Verheyen, « Faire vivre les gens ensemble. Un entretien avec Amin Maalouf », Franzosisch Heute, mars
1996, p. 37.
301 Katya von Knorring, « À la recherche d'Andreï Makine, ou un humanisme de la frontière », in : Margaret Parry
(éd.) ; Marie Louise Scheidhauer (éd.) ; Edward Welch (éd.), Andreï Makine, La rencontre de l'Est et de l'Ouest,
Association Européenne François Mauriac, L'Harmattan, 2004, p. 33
302 Julia Kristeva, Étrangers à nous-mêmes, Fayard, Paris, 1989, p. 10

91
Dans cette compréhension, le rôle du médiateur interculturel, tel que les personnages d’Ossyane et

de Tanios, est indispensable : ils traduisent les cultures et établissent un dialogue interculturel tout

en véhiculant les notions d’appartenance multiple et d’identité composée. Finalement, le

personnage d'Aliocha du Testament français, en tant qu'écrivain, nous montre que ce rôle de

l'interprète interculturel est joué par les écrivains émigrés, qui sont médiateurs entre les cultures.

Peut-être le plus grand avantage des écritures migrantes est justement dans leurs caractère

interculturel.

L'idée de l'identité composée pourrait être un champ fertile pour les prochaines recherches.

Si on se limite aux œuvres de deux écrivains analysés dans notre étude, on pourrait se demander

s'il existe un développement de cette idée au long de leurs carrières, est-ce les prix littéraires ont

influencé leurs choix des thématiques, etc. D'ailleurs, est-ce que le bilinguisme/plurilinguisme a

l'influence sur le style de l'écrivain bilingue 303, ou on parle « russe en quinze langues »304? Est-ce

le nouvel type de l'identité apporte avec soi le changement des genres littéraires?

Même si en France, ou plus précisement aux pays francophones, il existe un certain

nombre des études sur l'écriture créole et identité métisse 305, il semble que les écrivains émigré qui

ne viennent pas de ex-collonies, et dont les œuvres ne peuvent pas être considerer l'écriture de

métissage, soient ignorés. Il serait pertinent continuer la réflexion sur l'identité composée dans

leurs œuvres, en examinant la différence entre ce type de l'identité et l'identité créole...

Finalement, il ne faut pas oublier que toutes ces œuvres sont reçues par le public français, dans la

France d'aujourd'hui, qui a une politique stricte envers l'immigration et qui a un certain nombre

des problèmes liés à la xénophobie. De ce point de vue une étude sur la réception qui expliquera
303 Adrian Wanner propose utilisation de terme « translingual » au lieu de « bilingual » : « Given that they [les
écrivains russes qu'il analyse, et parmi eux Andreï Makine] are using the language of their adopted home countries
exclusively, they need to be classified as translingual rather than bilingual writers ». Il se refère à l'étude de Steven
G. Kelman, Translingual Imagination, Lincoln, 2000. Adrian Wanner, « Russian Hybrids : Identity on the
Translingual Writings of Andreï Makine, Wladimir Kaminer, and Gary Shteyngart », Slavic Review, Vol. 67, No. 3
(automne, 2008), p. 662, disponible sur JSTOR http://www.jstor.org/stable/27652944
304 Julia Kristeva, en décrivant la situation des polyglottes, raconte une anecdote : « Un savant renommée
internationale ironisait sur son fameux polyglottisme en disant qu'il parlait le russe en quinze langues ». Julia
Kristeva, Étrangers à nous-mêmes, Fayard, Paris, 1989, p. 25
305 En science anglophone on utilise les termes « hybridity », « hybrid identity », qui sont de point de vue politique
également discutable, parce qu'ils contiennent l'idée de la race, et de la métissage au sens biologique.

92
les raisons pour le succès des écrivains émigrés dans le contexte français, pourrait être

intéressante.

93
Bibliographie

94
Œuvres de référence

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& Fasquelle, 1996), Paris, 2009, p. 254

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