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UNIVERSITÉ DE HAUTE-ALSACE
INTITULÉ DU MÉMOIRE
D’un univers multiculturel vers l’identité composée: les exemples d’Amin
Maalouf et d'Andreï Makine
Présenté par
Olivera Miok
Co-directeur
2010/2011
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ALMA MATER STUDIORUM - UNIVERSITÀ DI BOLOGNA
UNIVERSITÉ DE HAUTE-ALSACE
INTITULÉ DU MÉMOIRE
D’un univers multiculturel vers l’identité composée: les exemples d’Amin
Maalouf et d'Andreï Makine
Présenté par
Olivera Miok
Co-directeur
2010/2011
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Remerciements
4
À l'étranger, à l'ami
« Ces amis de l'étranger, à part les belles âmes qui se sont obligées de faire le bien,
ne sauraient être ceux qui se sentent étrangers à eux-mêmes? »
Julia Kristeva
5
Exil comme mode d'existence?
Andreï Makine
6
Sommaire
Introduction....................................................................................................................................9
- Le charme de l'Autre.....................................................................................................................11
Makine.............................................................................................................................................33
1. 3. Les conflits interculturels au niveau de la macrostructure des récits dans Les Échelles du
2. 4. 1. Étranger à soi-même............................................................................................................61
2. 4. 2. Le voyage.............................................................................................................................62
7
3. 3. L'interprète interculturel..........................................................................................................81
Conclusion......................................................................................................................................89
Bibliographie..............................................................................................................................….94
8
Introduction
9
« Le mouvement et la migration […] sont les conditions sociohistoriques qui définissent
l'humanité »1 , écrit Théo Golberg dans le livre Multiculturalism : A critical Reader. Dans un tel
monde où l'immigration est un phénomène quotidien, les écritures migrantes prennent une place
toujours plus importante. Depuis les années 2000, on dénombre un certain nombre d'écrivains
immigrés parmi les lauréats du Prix Nobel : Gao Xingjian (2000, né en Chine, écrit en français et
John Maxwell Coetzee (2003, né en Afrique du Sud, écrit en anglais) et Herta Müller (2009, née
auteurs émigrés, parmi eux, Amin Maalouf (le Prix Goncourt en 1993, né au Liban, et écrivant en
français) et Andreï Makine (le Prix Goncourt en 1995, né en Sibérie, USSR, écrivant en français),
Pourquoi a-t-on décidé de mettre ensemble ces deux écrivains? Premièrement, il existe un
certain nombre des similitudes dans leurs destins personnels : tout les deux sont émigrés en
France, ils ont commencé leurs carrières littéraires après leur arrivée, tous les deux ont choisi la
langue française comme la langue d'expression, tous les deux ont obtenu le Prix Goncourt, tous les
deux écrivent romans fondés sur l'histoire et sur des éléments autobiographiques. Deuxièment, les
questions fondamentales dans l'œuvre d'un comme dans l'œuvre de l'autre sont celles de l'identité
différente chez chacun, et parfois leurs opinions entrent en collision. Ce travail aura pour but
l'explication des tout ces problèmes, mais avant de les aborder, on expliquera la raison de l'intérêt
1 Théo Golberg, Multiculturalism : A critical Reader, Oxford, Blackwell, 1994 ; cité selon : Stuart Hall, « La
question multiculturelle », in Stuart Hall, Identités et Cultures, Politique des cultural studies, Éditions Amsterdam,
Paris, 2008, p. 377.
2 On utilisera « les écritures migrantes » comme le terme générique. En français existe un flottement en ce qui
concerne les termes « la littérature de l'immigration », « la littérature de l'émigration », « la littérature de l'exil »,
etc. Dans les pages suivantes on expliquera les différences entre ces termes en montrant que ce flottement n'est pas
fortuitous. Au contraire il reflète la nature même de ces écritures qui toujours en train de se changer, modifiér.
10
Le charme de l'Autre
Est-ce l'écriture migrante est attirante parce que, dans ces œuvres on découvre un Autre,
qui est toujours marqué par son altérité, d'où provient peur et angoisse, mais aussi par le désir qui
fait tendre vers des espaces inconnus? « Ce "regard" [des Européens], la place de l’Autre, nous
fixe non seulement dans sa violence, son hostilité, son agressivité, mais aussi dans l'ambivalence
de son désir »3, explique Stuart Hall. En même temps, ces espaces inconnus (ainsi que leurs
cultures, traditions et histoires) marquent l'écrivain émigré, qui les amène avec lui dans la culture
d'accueil. Il existe dans le concept d'écriture migrante une idée de déplacement : il ne s'agit pas du
déplacement de ceux qui veulent découvrir l'Autre, mais de cet Autre qui est amené dans la culture
d'accueil par l'écrivain émigré. L'Autre est interpreté dans la culture d'accueil (la culture-cible),
qui devient dominante par rapport à la culture d’origine (la culture-source), car elle a le pouvoir de
décider ce qu'elle veut accepter et inclure, ou non. Parallèlement, l'écrivain émigré, en publiant
Makine)
Que considère-t-on comme les écritures migrantes? Quelles en sont les spécificités?
- la littérature ethnique, qui renvoie à des éléments biographiques liés à l'appartenance culturelle,
sans qu'il y ait pour autant nécessité d'un passage migratoire ;
- la littérature de l'immigration, un corpus thématique qui traite des problématiques migratoires ;
- la littérature de l'exil, qui peut prendre selon les cas la forme de la biographie, de l'essai ou du
récit de voyage ;
- la littérature de diaspora, œuvres produites par des émigrés dans différents pays, mais qui se
rattachent aux rouages de l'institution littéraire du pays d'origine ;
- la littérature immigrante, corpus socioculturel transnational des écrivains qui ont vécu cette
expérience traumatisante, mais souvent fertile de l'immigration.4
3 Stuart Hall, « Identité culturelle et diaspora », in Stuart Hall, Identités et Cultures, Politique des cultural studies,
Éditions Amsterdam, Paris, 2008, p. 321.
4 Daniel Chartier, « De l'écriture migrante à l'immigration littéraire : perspectives conceptuelles et historiques sur la
littérature au Québec », in Danielle Dumontet et Frank Zipfel (éd.), Écriture migrante/Migrant Writing, Georg
Olms Verlag AG, Hildesheim, 2008, p. 84
11
Dans ces définitions on voit que la distinction entre ces concepts n'est pas forcement claire,
et qu'il existe plusieurs éléments qui se répètent presque toujours : par exemple, la dimension
métissage qui caractérise les écritures migrantes (le métissage des styles, des langues, des genres)
« Les écritures migrantes forment un micro-corpus d'œuvres littéraires produites par des
sujets migrants : ces écritures sont celles du corps et de la mémoire ; elles sont, pour l'essentiel,
L'œuvre d'Andreï Makine correspond à cette definition. « La Russie lui fournit son
selon Margaret Parry « le sentiment qui prédomine dans l'œuvre de Makine est […] un sentiment
de perte : de perte du paradis de l'enfance et de l'adolescence »7. Par ailleurs, « on peut considérer
l'écrivain bilingue, qui vit dans deux cultures, et il bénéficie du privilège d'une vision de deux
mondes.
De l'autre côté, même si Amin Maalouf est un sujet migrant du Liban, qui habite en France
depuis 1976, certains théoriciens, parmi eux, Pascale Solon, définissent son style d'écriture
5 Robert Berrouët et Robert Fournier, « L'émergence des écritures migrants et métisses au Québec », cité selon:
Pascale Solon, « Ecrire l'interculturalité : l'exemple de l'écrivain francophone Amin Maalouf », p. 163-177, in
Hans-Jürgen Lüsebrink (éd. et introd.) ; Katharina Städtler (éd.), Les Littératures africaines de langue française à
l'époque de la postmodernité : État des lieux et perspectives de la recherche, Oberhausen, Allemagne, Athena,
2004, p. 175.
6 Rabâa Ben Achour-Abdelkéfi, Appropriation culturelle et création littéraire, Maisonneuve & Larose, Paris, 2005,
p. 19
7 Margaret Parry, « Instants perdus, instants éternel : Makine, le Proust russe de son temps », in : Margaret Parry
(éd.) ; Marie Louise Scheidhauer (éd.) ; Edward Welch (éd.), Andreï Makine, La rencontre de l'Est et de l'Ouest,
Association Européenne François Mauriac, L'Harmattan, 2004, p. 103
8 Katya von Knorring, « À la recherche d'Andreï Makine, ou un humanisme de la frontière », in : Margaret Parry
(éd.) ; Marie Louise Scheidhauer (éd.) ; Edward Welch (éd.), Andreï Makine, La rencontre de l'Est et de l'Ouest,
Association Européenne François Mauriac, L'Harmattan, 2004, p. 25
12
Même si une certaine nostalgie d'un Orient multiculturel transparaît dans l'écriture de Maalouf, il
ne paraît pas justifié de ranger son écriture parmi des écritures migrantes fixées sur l'origine, l'exil,
le passé irrécouvrable. Le terme d'écriture métisse, qui croise passé et présent, ici et ailleurs,
semble déjà mieux saisir l'écriture du migrant Maalouf, encore que celui-ci aille au-delà d'une
écriture de la perte. 9
Selon Pascale Solon, Maalouf ne reste pas emprisonné dans sa propre mémoire ; de plus,
ses éléments autobiographiques sont généralement assez bien dissimulés sous les récits
historiques10, même si on constate des similitudes évidentes entre sa vie personnelle et la vie de
ses personnages. Néanmoins, il semble que l'écriture de Maalouf, et aussi celle de Makine, reste
toujours entre au moins deux genres, historique et (auto)biographique, ou elle crée un nouveau
genre hybride. Cette hybridation des genres, n'est-elle pas une des caractéristiques des toutes
écritures migrantes?
forcement être explicitement présente dans le récit), et pour cette raison, on utilisera le terme « la
littérature immigrante » pour la définir. Il ne faut pas oublier que dans l'idée de « migration » il
existe un « dédoublement » du même mouvement, c'est-à-dire, un seul voyage sera perçu comme
utilisant le terme « la littérature immigrante » on se situe du côté du pays d'accueil, autrement dit,
Amin Maalouf souligne que cette expérience de l'émigration était décisive dans son
écriture. « Il est probable que si je n’avais pas été contraint de quitter mon pays, je n’aurais pas
consacré ma vie à l’écriture. Il a fallu que je perde mes repères sociaux, et toutes les ambitions
évidentes liées à mon milieu, pour que je cherche refuge dans l’écriture »11. Maalouf, qui se sentait
toujours étranger, marginalisé dans sa société natale, à cause de « la blessure originelle [d'identité],
9 Pascale Solon, « Ecrire l'interculturalité : l'exemple de l'écrivain francophone Amin Maalouf », p. 163-177, in
Hans-Jürgen Lüsebrink (éd. et introd.) ; Katharina Städtler (éd.), Les Littératures africaines de langue française à
l'époque de la postmodernité : État des lieux et perspectives de la recherche, Oberhausen, Allemagne, Athena,
2004, p. 175.
10 La relation entre la mémoire et l'histoire varie selon le roman.
11 Egi Volterrani, « Amin Maalouf. Identité à deux voix » (entretien avec Amin Maalouf), [en ligne] texte disponible
sur le site : http://www.aminmaalouf.org (pages consultées 29 mai 2010)
13
à savoir le statut de minoritaire »12, a choisi, au début de la guerre au Liban (où il a travaillé
comme journalist dans un quotidien, An-Nahar), « l'exil volontaire plutôt que l'engagement dans
les conflits internes »13. Il partit pour la France le 16 juin 1976, à l'âge de 27, (d’abord seul, puis sa
femme l'a rejoint, avec sa mère et leurs trois enfants quatre mois plus tard), où il a recommencé sa
vie. En 1986, il a publié son premier roman (précédé par l'essai Les Croisades vues par les
Arabes en 1983) Léon l'Africain, dont l'auteur dit : « […] Léon l'Africain est l'histoire d'un exilé
qui cherche à dépasser son exil »14. Ce roman marque le début de l'écriture de son émigration, dont
les éléments autobiographiques sont devenus de plus en plus explicites au long de sa carrière.
Chez Makine, on a la même situation. Il a commencé à écrire après son arrivée en France
en 1987, à l'âge de 30, (naturalisé Français en 1995). Comme Maalouf, il s'est ressenti exilé, ou du
moins fortement différent des gens de son entourage, déjà dans son propre pays, ce dont il
Une des raisons pour ce son sentiment est certainement dans son double vision, produite
par la double origine, russe et française. Déjà en Russie, il s'est ressenti étranger, et ce lui donne
une sorte de distance par rapport à ses compatriotes mais aussi par rapport à lui-même. Julia
Kristeva décrit cette position de la façon suivante : « L'étranger se fortifie de cet intervalle qui le
décolle des autres comme de lui-même et lui donne le sentiment hautain non pas d'être dans la
vérité, mais de relativiser et de se relativiser là où les autres sont en proie aux ornières de la
monovalence »16. C'est justement ce que les narrateurs des Testament français et Requiem pour
l'Est font : ils relativisent l'idéologie dominante, la façon de vie prescrite, leur propres identités,
etc. et la consequence de toute cette reflection est la décision de partir, de quitter pas seulement
12 Ibid.
13 Ibid.
14 Ibid.
15 Andreï Makine, Le testament français, Collection Folio, Mercure de France, Paris, 2010, p. 66
16 Julia Kristeva, Étrangers à nous-mêmes, Fayard, Paris, 1989, p. 16
14
leur pays d'origine, mais aussi une serie des places occasionelles, avant de trouver un nouveau
enracinement (qui n'est pas lié spécifiquement à une place, mais à une nouvelle conscience, une
De même, tous ses romans parlent de l'expérience d'exil, volontaire ou forcé, conscient ou
moins conscient, comme dans le Requiem pour l'Est, où le personnage principal vagabonde à
l'écrivain de mieux voir, de mieux se rappeler, de mieux cerner la vie là-bas : une distancion
esthétique nécessaire à la création »17, affirme Katya von Knorring en expliquant les aspects dans
lesquels l'expérience de migration était fertile pour Makine. De plus, grâce à « ce nouveau point
de vue, extérieur à son pays et à son vie, il [Makine] commence à interroger l'histoire
officielle »18.
préoccupation des problématiques migratoires. Dans touts les romans de Makine, et encore plus
onirique et du voyage effectif »19 entre la Russie et la France, ou symboliquement, entre l'Orient et
l'Occident. Quant à Maalouf, à partir de Léon l'Africain, tous les personnages principaux sont des
nomades20 vivant entre Orient et Occident, comme l'était notre écrivain avant le début de sa
carrière littéraire en 198621. Dans son roman Léon l'Africain, Maalouf cite le poète irlandais,
William Butler Yeats, qui a dit à ce propos : « Cependant, ne doute pas que Léon l'Africain, Léon
17 Katya von Knorring, « À la recherche d'Andreï Makine, ou un humanisme de la frontière », in : Margaret Parry
(éd.) ; Marie Louise Scheidhauer (éd.) ; Edward Welch (éd.), Andreï Makine, La rencontre de l'Est et de l'Ouest,
Association Européenne François Mauriac, L'Harmattan, 2004, p. 28
18 Edward Welch, « La séduction du voyage dans le Testament français », in : Margaret Parry (éd.) ; Marie Louise
Scheidhauer (éd.) ; Edward Welch (éd.), Andreï Makine, La rencontre de l'Est et de l'Ouest, Association
Européenne François Mauriac, L'Harmattan, 2004, p. 20
19 Rabâa Ben Achour-Abdelkéfi, Appropriation culturelle et création littéraire, Maisonneuve & Larose, Paris, 2005,
p. 16
20 « […] aucun des personnages n'est assigné à un lieu comme à une identité. Maalouf reprend […] la thématique du
nomadisme, commune à des nombreux écrivains de l'exil qui, bien souvent, ne se reconnaissent de véritable
territoire que dans l'écriture. », Evelyne Argaud, « Les Appartenances multiples chez Amin Maalouf », Français
dans le monde, janvier-février 2006, p. 35.
21 L'année de la première parution de son premier roman Léon l'Africain. À propos de l'écriture de ce livre, Maalouf
explique : « Arrivé à la centième page de Léon l'Africain, j'ai démissionné de mon journal pour me consacrer jour
et nuit à ce livre, rageusement ». Ibid.
15
le voyageur, c'était également moi »22. Ce phénomène d'identification de l'auteur avec la figure du
narrateur se retrouve dans l'ensemble de son œuvre et le lie encore plus fortement avec les
écritures migrantes, dont la dimension autobiographique est une des caractéristiques (l'expérience
personnelle est une thématique centrale dans la quasi-totalité des définitions citées ci-dessus).
Cette identification entre l'écrivain et ses personnages est peut-être encore plus visible chez
Makine, mais selon la critique Galine Osmak il ne s'agit pas d'autobiographie, elle explique :
« c'est [Le testament français] plutôt une évocation romancée de ses souvenirs d'enfance, tissée de
réalité et de fiction »23. Pour soutenir son avis, elle ajoute : « Les villes où se déroule l'action -
Saranza et Boïarsk, ainsi que la Soumra, affluent de la Volga – n'existent pas en réalité »24. Par
ailleurs, Nina Nazarova affirme que Le testament français est le seul roman qui pourrait être lu
comme roman autobigraphique25, tandis que ses autres romans pourraient être classifiés en tant
Quand même, l'écrivain utilise toujours la narration à la première personne, qui donne l'impression
de la vérité et de témoignage, même si, ses histoires ne sont pas nécessairement basées sur
l'expérience. « Cette narration […] donne forcément une intimité et une intensité aux textes »27,
affirme Katya von Knorring. Ainsi, l'épisode où Aliocha raconte des problèmes que Makine a
réellement rencontrés auprès des éditeurs (dont il a donné le témoignage dans un entretien 28),
du narrateur. Dans son étude, Nina Nazarova argue que à côté de la narration à la première
22 Amin Maalouf, Léon l'Africain, Livre du Poche (première publication : Édition Jean-Claude Lattès, 1986.), Paris,
2009
23 Galina Osmak, « Portrait d'un narrateur entre deux mondes », in : Margaret Parry (éd.) ; Marie Louise
Scheidhauer (éd.) ; Edward Welch (éd.), Andreï Makine, La rencontre de l'Est et de l'Ouest, Association
Européenne François Mauriac, L'Harmattan, 2004, p. 42
24 Ibid., p. 42
25 "[...] j'appellerai ainsi [« roman autobiographique »] tous les textes de fiction dans lesquels le lecteur peur avoir
des raisons de soupçonner, à partir des ressemblances qu'il croit deviner, qu'il y a identité de l'auteur et du
personnage, alors que l'auteur, lui, a choisi de nier cette identité, ou du moins de ne pas l'affirmer ». Philippe
Lejeune, Le pacte autobiographique, nouvelle édition augmentée, Éditions du Seuil, Paris, 1996, p. 25
26 Nina Nazarova, Andreï Makine, deux facettes de son œuvre, L'Harmattan, Paris, 2005, p. 32
27 Katya von Knorring, « À la recherche d'Andreï Makine, ou un humanisme de la frontière », in : Margaret Parry
(éd.) ; Marie Louise Scheidhauer (éd.) ; Edward Welch (éd.), Andreï Makine, La rencontre de l'Est et de l'Ouest,
Association Européenne François Mauriac, L'Harmattan, 2004, p. 27
28 Dans l'entretien avec Marion Van Reterghem publié dans Le Monde du 2 décembre 1995.
16
personne, il y a deux autres facteurs qui donnent l'impression de l'authenticité à l'œuvre de Makine
De plus, le choix de leurs récits s'accorde plus au moins avec les événements
« L'histoire, pour moi, n'est pas que pour l'histoire, le passé que pour le passé. Il s'agit toujours de
préoccupations liées à aujourd'hui, aux questions de coexistence, aux affirmations exacerbées
d'appartenance, aux conflits proches, qu'il s'agisse du Liban, de la Palestine et d'Israël, du Proche-
Orient en général. L'histoire est un réservoir immense d'événements, de personnages, dont on peut
tirer toutes sortes d'enseignements. On la reconstruit, à chaque époque, selon ses propres besoins
d'explication du monde »30
Si on parle des ouvrages non-fictionnels de Maalouf, cette concordance est totale et bien visible
dans le changement d'attitude générale entre Les Identités meurtrières (œuvre marquée par un
certain optimisme), publiée en 1998 et Dérèglement du monde (qui dénote d'une forme
d'inquiétude) publiée en 2009, après le conflit israélo-libanais de 2006, la guerre en Irak, les
L'œuvre de Makine réfère largement au monde contemporain. Notre écrivain critique sans
France contemporaine, qui n'a rien à voir avec la France de la Belle-Époque, le pays de son rêve.
Parallèlement, Maalouf définit son identité de façon tout à fait différente de celle que
« Les identités […] ne sont jamais unifiées mais au contraire, dans la modernité récente, de plus
en plus fragmentées et fracturées ; jamais singulières, mais construites de façon plurielle dans des
discours, des pratiques, des positions différentes ou même antagonistes »31.
À la place d'une identité plurielle et fragmentée, née de la tension entre la culture d'accueil
et la culture d'origine, qui caractérise les personnages de Makine (au moins, au début de leur quête
29 Nina Nazarova, Andreï Makine, deux facettes de son œuvre, L'Harmattan, Paris, 2005, p. 39
30 Maurice Tournier, « Identité et appartenances. Entretien » (entretien avec Amin Maalouf), Mots, Les langages du
politique, mars 1997, p. 121.
31 Stuart Hall, « Qui a besoin de l' "identité"? », in: Stuart Hall, Identités et Cultures, Politique des cultural studies,
Éditions Amsterdam, Paris, 2008, p. 270.
17
identitaire), Maalouf propose une « identité composée ». Il faut noter que l'écrivain en proposant
« la composition » de son identité, prend pour soi le rôle de ce qui compose, autrement dit, en
composant son texte, il compose l'identité et vice versa. La différence entre l'identité de laquelle
parle Stuart Hall, « construite[...] de façon plurielle dans des discours, des pratiques, des positions
différentes ou même antagonistes » et celle que propose Maalouf est évidente, parce qu'au
contraire des identités construites par les forces extérieures (les discours, les pratiques, etc.), chez
Maalouf il s'agit de la construction volontaire, consciente, active. Maalouf souligne : « Je n'ai pas
plusieurs identités, j'en ai une seule, faite de tous les éléments qui l'ont façonnée, selon un
"dosage" particulier qui n'est jamais le même d'une personne à l'autre »32. Maalouf utilise le même
principe dans ses romans : ses personnages ne sont jamais marqués par leur appartenance (ou par
leur ethnicité33), parce que, comme notre écrivain le souligne dans entretien « Identité et
appartenances » avec Maurice Tournier, « chacun entre nous a une identité qui est faite de
nombreuses appartenances »34. Ainsi, ses personnages sont caractérisés par « [leur] plurilinguisme,
[leur] curiosité, [leur] capacité et [leur] volonté d'adaptation, [leur] humanisme cosmopolite »35,
qui sont les composantes de l'identité culturelle des nos deux écrivains.
Il ne faut pas oublier que l'œuvre d'Amin Maalouf trouve sa place dans la littérature
francophone, non seulement parce qu'il est installé en France, mais aussi parce qu'il a fait du
32 Amin Maalouf, Les Identités meurtrières, Le Livre du Poche 2009 (première publication: Éditions Grasset &
Fasquelle, 1998), p. 8.
33 « Le mot ethnicité reconnaît la place de l'histoire, de la langue, et de la culture dans la construction de la
subjectivité et de l'identité, ainsi que le fait que tout discours est placé, positionné, situé et que tout savoir est
contextuel. », Stuart Hall, « Nouvelles ethnicités », in Stuart Hall, Identités et Cultures, Politique des cultural
studies, Éditions Amsterdam, Paris, 2008, p. 270.
34 Maurice Tournier, « Identité et appartenances. Entretien » (avec Amin Maalouf), Mots, Les langages du politique,
mars 1997, p. 123.
35 Pascale Solon, « Ecrire l'interculturalité : l'exemple de l'écrivain francophone Amin Maalouf », p. 163-177, in
Hans-Jürgen Lüsebrink (éd. et introd.) ; Katharina Städtler (éd.), Les Littératures africaines de langue française à
l'époque de la postmodernité : État des lieux et perspectives de la recherche, Oberhausen, Allemagne, Athena,
2004, p. 167.
18
choisi d'écrire en français? Est-ce était un choix vraiment déliberé? Robert Jouanny dans son livre
lesquelles un écrivain choisie d'écrire en français, par exemple le statut minoritaire de sa langue
maternelle, la situation politique dans son pays d'origine, tels le totalitarisme ou les autres types
d'opression politique, la tradition francophone, etc. Dans le cas de Maalouf on peut dire que d'un
côté il s'agit d'une ancienne tradition de l'enseignement du français au Liban où la France s'est
imposée comme le protecteur des intérêts matériels et moraux des chrétiens (un Collège de
Lazaristes à Antoura, au Liban, était ouvert en 1784). De même, le français fut considéré la langue
d'élite sociale dans tout le Proche-Orient. Sa propre éducation française n'est pas un facteur
négligable. Selon Jouanny les raisons inhérentes à la langue maternelle 36 peuvent conduire au
refus de celle-ci, et à l'adoption d'une autre langue d'écriture. Parmi ces raisons il liste : « faible
diffusion, absence de tradition littéraire, voire de tradition écrite, inadéquation entre l'"imaginaire"
de la langue et celui de l'écrivain »37. Il semble que chez Maalouf cette dernière raison est le plus
[…] lorsque j'ai essayé d'écrire des textes de fiction en arabe, j'ai été gêné par la différence qui
existe entre la langue parlée et la langue écrite. […] Quand il s'agit d'un […] texte de fiction et
surtout dans un dialogue, je n'ai jamais pu dépasser la barrière psychologique qui consiste à faire
parler un personnage dans une langue que personne ne parle actuellement. 38
Les raisons pour le refus de la langue maternelle chez Makine sont probablement
différentes par rapport à celles de Maalouf. Il est sûr que la langue russe, n'impose pas les mêmes
limites que la langue arabe. Il ne faut pas oublier que quand on parle du choix de la langue au
Liban les éléments religieux et culturels, la séparation entre islam et christianisme, et entre les
communautés francophones, anglophones, etc. entrent en jeu, aussi. Par contre, en Russie de
36 Sous la notion de la langue maternelle chez Maalouf on entend la langue arabe, mais en écrivant des écrivans
libanais, Robert Jouanny pose la question : « N'a-t-on pas l'habitude de considérer les Libanais comme ayant le
français pour langue maternelle, au même titre que Belges, Suisses et Québecois, indépendamment, ou peu s'en
faut, de tout contexte de colonisation? », Robert Jouanny, Singularités francophones ou choisir d'écrire en
français, PUF, Paris, 2000, p. 121
37 Ibid., p. 42
38 Cité selon : Pascale Solon, « Ecrire l'interculturalité : l'exemple de l'écrivain francophone Amin Maalouf », p. 163-
177, in Hans-Jürgen Lüsebrink (éd. et introd.) ; Katharina Städtler (éd.), Les Littératures africaines de langue
française à l'époque de la postmodernité : État des lieux et perspectives de la recherche, Oberhausen, Allemagne,
Athena, 2004, p. 173.
19
l'époque communiste, où Makine habitait avant son installation en France, et dont il écrit, il
existait des limites imposés par le régime totalitaire. Bien que Robert Jouanny, en explicant la
situation de Makine souligne une « affectivité qui détermine le choix initial : il doit à une grand-
mère normande […] d'avoir senti palpiter en lui "telle une greffe fabuleuse […] portant en elle le
fruit de toute une civilisation, […] le français" (Le testament français) »39, il nous semble qu' il y a
d'autres raisons plus importantes. Bien sûr l'affectivité peut être le point initial, mais déjà le
deuxième élément de son explication n'est pas tellement indiscutable, parce que les faits qui sont
vrais pour le personnage d'Aliocha dans Le testament français (une grand-mère française), ne doit
pas être forcement vrai pour l'écrivain40, même s'il existe un grand nombre d'éléments
autobiographiques dans ce roman. Ensuite, à côté de l'affinité personnelle, une grande affinité
collective russe pour la France n'est pas négligeable : le dramaturge russe Fonvizine a dit dès le
XVIIIème siècle, en parlant du culte français chez les Russes, « Avoir vu Paris pour un Russe,
c'est la même chose qu'avoir vu La Mecque pour un Musulman »41, et en plus « au cours du
XIXème siècle, la langue française a été celle de l'éducation en Russie, une marque d'appartenance
à la haute société. Maintenant encore les Russes idéalisent la France »42. Dans le cas de Makine, il
dans une langue d'adoption porte en soi une possibilité d'un regard distancié, et cette langue
« moins immédiatement engagée, peut permettre de dire l'indicible complexité du monde dans
lequel vit ou ne veut plus vivre l'écrivain. C'est souvent le cas pour le pays dans lesquels
s'imposent des tabous moraux ou politiques »43. De même, l'utilisation de la langue française est
39 Robert Jouanny, Singularités francophones ou choisir d'écrire en français, PUF, Paris, 2000, p. 32
40 Thierry Laurent, par exemple, suppose, dans son livre Andreï Makine, Russe en exil (Connaissances et Savoirs,
Paris, 2006) que cette grand-mère n'est qu'une amie de la famille de Makine.
41 Cité selon Robert Jouanny, Singularités francophones ou choisir d'écrire en français, PUF, Paris, 2000, p. 87
42 Nina Nazarova, « Atlantide française et Atlantide russe », in : Margaret Parry (éd.) ; Marie Louise Scheidhauer
(éd.) ; Edward Welch (éd.), Andreï Makine, La rencontre de l'Est et de l'Ouest, Association Européenne François
Mauriac, L'Harmattan, 2004, p. 55
43 Ibid., p. 55
20
« ce qui fait l'originalité de Makine par rapport aux autres écrivains russes »44 qui, en suivant
l'exemple de Soljenitsyne (son livre L'Archipel Goulag, publié en 1974 était le premier qui a parlé
de l'existence du totalitarisme en Union soviétique) ont décrit ses traits principaux : idéologie,
organisation et terreur.
ces textes (des écrivains émigrés) dans les littératures nationales : « ces textes font-ils partie du
champ littéraire dans lequel ils sont publiés ou bien le concept de littérature nationale n'est-il pas
remis en question dans ses fondements? »45. Par rapport à ces questions, et à la distinction entre la
Il me semble que le mot "francophonie" devrait être réservé à un usage politique et stratégique,
parce qu'en matière de littérature, il pose problème. […] où il y a dérapage, c'est quand on a
commencé à parler de "littérature francophone" parce qu'alors les vieilles habitudes
discriminatoires se sont réintroduites, et l'idée s'est imposée selon laquelle il y aurait d'un côté "la
littérature française" proprement dite, et de l'autre une littérature "francophone" regroupent
Belges, Québécois, Marocains, ou Sénégalais dont la seule caractéristique commune est d'être
allogène. [...] Ainsi, un écrivain d'origine russe qui arrive à Paris, et qui commence à écrire en
français, n'est jamais traite d'écrivain francophone. Alors qu'un écrivain d'origine algérienne et de
nationalité française, qui a toujours vécu en France, est classé "francophone" du seul fait qu'il
porte un prénom arabe. 46
Pour éviter de situer leurs œuvres, d'un côté sous la notion de « la littérature francophone »
qui lui semble problématique et discriminatoire, et de l'autre côté sous la notion de « la littérature
française », qui est caractérisée par la notion de nation, Maalouf propose l'utilisation du concept
Testament français dont le sujet principale est la Russie, doit être définir plus comme un roman
d'expression française qu'un roman français, et cette définition encore une fois met en question la
position des écritures migrantes, mais aussi elle provoque la question c'est quoi un « roman
français » ou un « roman russe », ou un « roman anglais ». Est-il est vraiment possible parler,
44 Galina Osmak, « Portrait d'un narrateur entre deux mondes », in : Margaret Parry (éd.) ; Marie Louise
Scheidhauer (éd.) ; Edward Welch (éd.), Andreï Makine, La rencontre de l'Est et de l'Ouest, Association
Européenne François Mauriac, L'Harmattan, 2004, p. 37
45 Danielle Dumontet/Frank Zipfel (eds.), Écriture migrante/ Migrant Writing, Georg Olms Verlag AG, Hildesheim,
2008, p. 3.
46 Ottmar Ette, « Vivre dans une autre langue, une autre réalité », (entretien avec Amin Maalouf), Lendemains :
Etudes Comparées sur la France/Vergleichende Frankreichforschung, 2008; 33 (129), p. 93.
21
maintenant, après l'époque postmoderne et ses jeux d'intertextualité, en ces termes génériques, ou
faut-il chercher les caractéristiques spécifiques pour chaque écrivain, émigré ou non?
Maalouf a choisi la langue française pour son écriture parce que « [il] avai[t] envie de
vivre pleinement dans ce pays […] [Il] n'avai[t] pas envie de rester quelqu'un d'extérieur […] Une
fois installé en France, [il a] eu envie de [s]'exprimer dans la langue des gens au milieu desquels
[il] vivai[t] »47. Une autre écrivaine libanaise, Vénus Khoury-Gata (poète et romancière, née en
1937, vivant aujourd'hui à Paris), en parlant de son choix du français ajoute, à côté d'envie de
s'intégrer, des raisons plus pratiques, elle dit: « […] après mon arrivée en France, il fallait que
j'écrive dans une langue qui pouvait être éditée, publiée par une maison de Paris »48 et ensuite
« J'ai écrit en français peut-être aussi pour raconter mon pays à ceux qui ne le connaissent pas »49.
Cette dernière raison correspond à ce qu'on a déjà dit à propos d'intérêt pour les écritures
migrantes : non seulement que l'écrivain émigré amène avec lui sa culture dans la culture
d'accueil, mais aussi dans la langue d'accueil. De ce point de vue, la littérature des émigrés a
quelques éléments en commun avec le récit de voyage : on a la rencontre avec l'Autre, on a le récit
écrit dans la langue de la culture d'accueil, on a l'aspect de témoignage, et de migration, sauf que
l'écrivain vient d'une autre culture, c'est-à-dire, la culture d'accueil, déjà dominante, devient encore
plus dominante – elle obtient la connaissance de l'Autre sans aucun effort. L'usage des stéreotypes
dans la création de l'image du pays lointain (en ce cas : pays d'origine) est un élément de plus qui
rapproche la littérature des émigrés et le récit de voyage, autrement dit, l'écrivain émigré doit
utiliser un certain nombre des images stéreotypiques s'il veut donner le caractère de vraisemblance
aux autres images50. Agata Sylwestrzak-Wszelaki dans son étude intitulée Andreï Makine –
Pour le lecteur français, ces loci communes de la Sibérie relèvent d’un exotisme qui joue une
fonction précise dans le récit. Il s’agit de ramener l’autre à soi. L’image exotique n’est pas
porteuse de vérité et se compose souvent de simplifications. D’après Tzvetan Todorov, l’exotisme
47 Ibid., p. 95.
48 Cité selon Robert Jouanny, Singularités francophones ou choisir d'écrire en français, PUF, Paris, 2000, p. 123
49 Ibid., p. 123
50 Rabâa Ben Achour-Abdelkéfi analyse cette problématique dans le Voyage en Orient de Nerval.
22
implique toujours une attirance pour certains traits au détriment des autres, et ces traits
s’organisent d’habitude en oppositions binaires, telles que la simplicité et la complexité, la nature
et l’art, l’origine et le progrès, la sauvagerie et la socialité, la spontanéité et les lumières. Comme
le souligne le critique, “ Les meilleurs candidats au rôle d’idéal exotique sont les peuples et les
cultures les plus éloignés et les plus ignorés “ (Todorov, Nous et les autres 298) .
Or, il semble que Makine ait besoin de l’exotisme en tant que “ passeur “ entre les cultures51.
Parallèlement, « dire son pays à l'Autre, c'est aussi […] se donner une chance de mieux
comprendre cette terre natale »52. Edward Welch à propos de Makine souligne : « la France lui
donne une nouvelle vision de son propre pays »53. En plus, l'écrivain émigré en parlant de ses
origines qu'il a abandonnées se déculpabilise à ses propres yeux pour cet abandon.
l'horizon de la perception critique est restée ambivalente : il est en même temps considéré comme
écrivain francophone (peut-être à cause de son prénom et de son nom arabe) et ses œuvres se
trouvent dans la section « littérature française » des bibliothèques et des librairies. Robert Jouanny
l'est, sans doute, au point de faire siens le plus souvent les écrivains venus d'ailleurs, dès qu'ils ont
réussi à atteindre un public attentif et une renommée appréciable. Mieux, elle ignore ou oublie
volontiers leur qualité de "méteques" »55. À ce propos, Makine, vers la fin de son roman Le
testament français, où le personnage principale Aliocha est devenu écrivain en France, explique:
Le matin, reprenant la route […], je me rappelai, sans raison, ce rayonnage au fond de la librairie :
"La littérature de l'Europe de l'Est". Mes premiers livres y étaient, serrés […] entre ceux de
Lermontov et de Nabokov. Il s'agissait, de ma part, d'une mystification littéraire pure et simple.
Car ces livres avaient été écrits directement en français et refusés par les éditeurs : j'étais "un drôle
de Russe qui se mettait à écrire en français". Dans un geste de désespoir, j'avais inventé alors un
traducteur et envoyé le manuscript en le présentant comme traduit du russe56.
Après quelques livres publiés sous le voile de cette mystification, Makine a commencé à
51 Agata Sylwestrzak-Wszelaki, Andreï Makine – l'identité problématique, L'Harmattan, Paris, 2010, p. 221
52 Ibid., p. 149
53 Edward Welch, « La séduction du voyage dans le Testament français », in : Margaret Parry (éd.) ; Marie Louise
Scheidhauer (éd.) ; Edward Welch (éd.), Andreï Makine, La rencontre de l'Est et de l'Ouest, Association
Européenne François Mauriac, L'Harmattan, 2004, p. 20
54 Et, aussi à la société de l'Union Européenne, dont témoin son engagement dans le « Group of Intellectuals of
Intercultural Dialogue set up at the initiative of the European Commision » (les autres membres étaient José
Manuel Durão Barroso, le Président de la Commission Européenne, Leonard Orban, le membre de la Commission
Européenne pour le plurilinguisme, et plusieurs écrivains et spécialistes européens dans le domaine de la
linguistique) qui a discuté comment le multiplicité des langues pourrait renforcer l'Europe.
55 Robert Jouanny, Singularités francophones ou choisir d'écrire en français, PUF, Paris, 2000, p. 76
56 Andreï Makine, Le testament français, Collection Folio, Mercure de France, Paris, 2010, p. 313
23
publier les livres ouvertement écrits en français, et il a été récompensé par plusieurs prix
littéraires57. Son personnage Aliocha, en se promenant à travers d'une librairie, voit son nouveau
ces littératures59.
Il apparaît ironique de constater le besoin de définitions claires et univoques, alors que l'une des
propositions de la transculture et des écritures migrantes repose sur la nécessité de la mouvance,
de l'entre-deux, de la relation dialectique et constructiviste, ainsi que de la multiplicité des points
de vue60.
Le même paradoxe (d'un côté on a besoin des définitions et d'une classification claire, et
question de la place des écritures migrantes : symboliquement, le fait que les écritures migrantes
française.
Dans la littérature de langue française, les romans de Maalouf, mais aussi ceux de Makine,
Certains auteurs expliquent le succès de Maalouf par son « excellente maîtrise du genre du roman
historique», les autres par sa dimension interculturelle61. Nina Nazarova dans son étude Andreï
Makine, deux facettes de son œuvre donne une des explications possibles ce succès :
« Cet intérêt particulier du public envers l'œuvre de Makine [et selon nous, aussi envers l'œuvre de
Maalouf] peut être expliqué par le fait, qu'après des années de domination de la littérature française
57 Le Prix Goncourt et Médicis en 1995 pour Le testament français, le Prix Littéraire de la Fondation Prince Pierre
de Monaco 2005 pour l'ensemble de son œuvre, le Prix Lanterna Magica du Meilleur Roman Adaptable à l'Écran
2005 pour La Femme qui attendait.
58 Andreï Makine, Le testament français, Collection Folio, Mercure de France, Paris, 2010, p. 312
59 Ce phénomène a connu un fort intérêt durant les vingt dernières années au Québec.
60 Daniel Chartier, « De l'écriture migrante à l'immigration littéraire : perspectives conceptuelles et historiques sur la
littérature au Québec », in Danielle Dumontet/Frank Zipfel (eds.), Écriture migrante/ Migrant Writing, Georg
Olms Verlag AG, Hildesheim, 2008, p. 83.
61 Pascal Solon, « Ecrire l'interculturalité : l'exemple de l'écrivain francophone Amin Maalouf », p. 163-177, in
Hans-Jürgen Lüsebrink (éd. et introd.) ; Katharina Städtler (éd.), Les Littératures africaines de langue française à
l'époque de la postmodernité : État des lieux et perspectives de la recherche, Oberhausen, Allemagne, Athena,
2004, p. 163.
24
par le nouveau roman, les lecteurs ont commencé à retourner aux formes plus traditionnelles de
l'expression littéraire, basées sur l'intrigue et les personnages dans le contexte du récit historique et
autobiographique »62.
L'intégration de ces deux écrivains dans le champ littéraire français témoigne de ce grand
Dès le début de sa carrière, Maalouf publie chez les grands éditeurs français (les éditions
Jean-Claude Lattès et les éditions Grasset & Fasquelle), il a été récompensé par plusieurs prix
littéraires, il est apprécié par la critique (dont témoigne sa présence dans la presse), et par les
lecteurs (il est classé parmi les meilleures ventes, avec un tirage à plusieurs centaines de milliers
d'exemplaires, ses livres sont réédités dans la collection populaire Le Livre de Poche et traduits en
plusieurs langues). Quant à Makine, il a publié dix romans entre 1990 et 2006 chez des éditeurs
prestigieux, tels que Seuil et Mercure de France, et aussi un essai chez Flammarion, il est
récompensé par des plusieurs prix, et ses romans sont traduits en trente langues. Après le Prix
Goncourt, Makine
a une place en vue dans le sacro-saint microcosme des milieux littéraires [français] : les bonnes
revues lui demandent des articles, les meilleurs libraires parisien de la rive gauche l'invitent pour
des dédicaces, tout nouveau roman publié est présenté comme un "événement" […], de nouveaux
prix lui sont décernés (par exemple le Prix RTL-Lire pour La musique d'une vie, ou bien, en 2005,
le prestigieux Prix de la Fondation Prince Pierre de Monaco), les traductions se succèdent […] Le
Testament français s'est vendu à plus d'un million d'exemplaires!63.
public sont suffisants64? Il ne faut pas oublier qu'il s'agit de la réception des auteurs émigrés dans
la culture française au moment où la politique de l'immigration est plus en plus stricte (le fait qu'il
existe une loi privilégiant65 l'immigration choisie est parlante), quand les partis situés
politiquement à droite sont assez « forts ». Les raisons pour le grand succès de nos deux écrivains
peuvent être diverses. À propos de Makine, Edward Welch a expliqué que dans ses roman le
62 Nina Nazarova, Andreï Makine, deux facettes de son œuvre, L'Harmattan, Paris, 2005, p. 7
63 Thierry Laurent, Andreï Makine, Russe en exil, Connaissances et Savoirs, Paris, 2006, p. 18
64 En parlant de la réception de Stefan Zweig en France, une critique a appelé la culture française la « culture
nostalgique », et elle a expliqué succès de Zweig (un des écrivains préféré de Maalouf pendant son adolescence)
en relation avec cette passion, mais il ne faut pas oublier que la thématique de ces œuvres est souvent prise de
l'histoire française (par contre, Maalouf traite l'histoire du Liban).
65 Loi n°2006-911 du 24 juillet 2006 relative à l'immigration et à l'intégration (1), le texte de la loi est disponible
sur : http://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000000266495&dateTexte= (dernière
consultation de la page : 30, avril 2010)
25
lecteur français « est invité à contempler son propre pays, ainsi que sa propre culture, de
l'extérieur – tout comme le narrateur a fait pour la Russie. C'est la France, et non plus la Russie,
qui est rendue étrange et exotique, qui devient une terre de merveilles »66. En prenant en
considération une sorte de « centirisme » de la culture française, nous pouvons constater que ce
regard focalisé sur la France, à côté de tout ce qu'on a dit par rapport des possibles sources
De l'autre côté, dans l'œuvre de Maalouf (sauf dans Les Identités meurtrières) une vision
de ce type n'existe pas, mais ses romans donnent une connaissance de cohabitation, de la vie dans
Il me semble que la littérature peut transmettre une connaissance de l'Autre que les autres
approches ne peuvent pas saisir avec les mêmes nuances. Moi, j'ai vécu dans une société où il y
avait des gens qui appartenaient à des traditions religieuses différentes, qui avaient des histoires
communautaires différentes, et cette expérience de vie, ce côtoiement quotidien de l'Autre, j'essaie
toujours de le transmettre parce qu'il me semble qu'il manque beaucoup dans le monde
d'aujourd'hui67.
Dans ce travail, on examinera comment Maalouf transmet son idée d'« identité
composée »68, qu'il propose comme le modèle d'une identité non-conflictuelle, par ses œuvres
œuvres fictionnelles et comment elle a trouvé sa forme explicite et définitive dans ses œuvres non-
fictionnelles. Autrement dit, comment, par rapport à cette idée, il montre qu'il pourrait exister une
des langues différentes, en créant les identités de ses personnages. D'ailleurs, en analysant l'œuvre
de Makine, on verra comment à travers le désir d'aller à la rencontre de l'autre 69, l'écrivain se met
« en quête de [son] moi par le biais de l'appropriation de la culture de [cet] autre »70, en d'autres
66 Edward Welch, « La séduction du voyage dans le Testament français », in : Margaret Parry (éd.) ; Marie Louise
Scheidhauer (éd.) ; Edward Welch (éd.), Andreï Makine, La rencontre de l'Est et de l'Ouest, Association
Européenne François Mauriac, L'Harmattan, 2004, p. 22
67 Ottmar Ette, « Vivre dans une autre langue, une autre réalité », (entretien avec Amin Maalouf, Lendemains :
Études comparées sur la France/Vergleichende Frankreichforschung, 2008, p. 89
68 Amin Maalouf, Les Identité Meurtrières, Le Livre du Poche 2009 (première publication: Éditions Grasset &
Fasquelle, 1998), p. 10.
69 Au même temps, ce mouvement signifie le refus de l'idéologie identitaire du discours stalinien, qui cherche à
établir une identité univoque et figée.
70 Rabâa Ben Achour-Abdelkéfi, Appropriation culturelle et création littéraire, Maisonneuve & Larose, Paris, 2005,
p. 15
26
termes, comment le sens de la rencontre s'achève en création d'une identité composée du narrateur,
La base pour notre étude sera constituée de deux romans d'Amin Maalouf, Les Échelles
du Levant71 (publié en 1996) et Le Rocher de Tanios72 (publié en 1993) et de son essai Les
français74 (publié en 1995) et Requiem pour l'Est75 (publié en 2000) et de son essai Cette France
qu'on oublie d'aimer76 (publié en 2006). Ces essais seront mis en relation avec leurs romans, car
chez nos deux écrivains existe une relation forte au niveau conceptuel entre les œuvres
fictionnelles et non-fictionnelles77. Maalouf dans son essai nomme explicitement les notions qu'il
utilise dans ses œuvres littéraires. Parmi ces concepts, « l'identité composée », qui sera à préciser
dans notre recherche, aura une place centrale et privilégiée. Maalouf explique : « Pour moi,
l'identité d'une personne se forme par accumulation, par sédimentation, et non par exclusion.
cultive, à ma manière, je ne le rejette jamais. »78. Et, ensuite, l'identité est « complexe, unique,
irremplaçable »79.
71 Amin Maalouf, Les Échelles du Levant, Livre du Poche (première édition : Éditions Grasset & Fasquelle, 1996),
Paris, 2009
72 Amin Maalouf, Le Rocher de Tanios, Livre du Poche (première édition : Éditions Grasset & Fasquelle, 1993),
Paris, 2009.
73 Amin Maalouf, Les Identités meurtrières, Livre du Poche (première édition : Éditions Grasset & Fasquelle, 1998),
Paris, 2008
74 Andreï Makine, Le testament français, Collection Folio, Mercure de France (première édition : Mercure de
France, 1995), Paris, 2010
75 Andreï Makine, Requiem pour l'Est, Mercure de France (première édition : Mercure de France, 2000), Paris, 2001
76 Andreï Makine, Cette France qu'on oublie d'aimer, Flammarion (première édition : Flammarion, 2006), Paris,
2010
77 Dans Les Identités Meurtrières « la réflexion de l'auteur sur le rapport de force entre identité et altérité, pluralisme
et exclusion, présent dans tous les romans, se trouve condensée et approfondie. », Pascale Solon, « Ecrire
l'interculturalité : l'exemple de l'écrivain francophone Amin Maalouf », p. 163-177, in Hans-Jürgen Lüsebrink (éd.
et introd.) ; Katharina Städtler (éd.), Les Littératures africaines de langue française à l'époque de la
postmodernité : État des lieux et perspectives de la recherche, Oberhausen, Allemagne, Athena, 2004, p. 163.
78 Egi Volterrani, « Amin Maalouf. Identité à deux voix » (entretien avec Amin Maalouf), [en ligne] texte disponible
sur le site : http://www.aminmaalouf.org (pages consultées 29 mai 2010)
79 Amin Maalouf, Les Identités meurtrières, Livre du Poche (première édition : Éditions Grasset & Fasquelle, 1998),
Paris, 2008, p. 28.
27
Pour aborder notre sujet, on utilisera les notions de « multiculturalisme»,
Stuart Hall, un des fondateurs des cultural studies, tout en distinguant les termes
[Il] décrit les caractéristiques sociales et les problèmes de gouvernance soulevés par toute société
dans laquelle différentes communautés sont obligées, du fait des circonstances historiques, de
vivre ensemble et d'essayer de construire une vie commune, tout en continuant à marquer leurs
différences, sans s'entredévorer ou se diviser en tribus guerrières et repliées sur elles-mêmes. 80
Dans la première partie, cette notion nous aidera dans l'explication de la nostalgie du passé
chez Maalouf, c'est-à-dire pour les différentes époques des grands empires multiculturels, avec en
premier lieu l'Empire Ottoman, où les peuples cohabitaient sur le même territoire. La Russie
(l'empire et l'Union soviétique) était peuplée par les différents peuples, mais à cause d'une
Parallèlement, les contacts extérieurs étaient bloqués par le rideau de fer qui separait l'Union
soviétique du reste de monde. Pourtant, les narrateurs makiniens ressentent une certaine nostalgie
multiculturelle - qui la conduisent vers le déclin et vers la chute. Ces difficultés sont représentées
sous forme de conflits et de guerres interculturelles, qui forment la macrostructure du récit dans
les romans de Maalouf ; autrement dit, ils sont les cadres des vies et des destins des personnages
principaux (Ossyane, Clara, Tanios). Ces personnages prennent une certaine distance par rapport à
l'Autre, le plurilinguisme (parce que la langue commune est la première condition pour le
dialogue), le respect des us et coutumes différents. Les personnages de Makine prennent le même
type de distance envers leur entournage et ils sont caracterisés par les mêmes valeurs que les
80 Par contre, le terme « multiculturalisme » « […] indique les stratégies et les lignes politiques adoptées pour
ordonner ou régir la diversité et la multiplicité qu'engendrent les sociétés multiculturelles. », Stuart Hall, « La
Question multiculturelle », in : Stuart Hall, Identités et Cultures, Politique des cultural studies, Éditions
Amsterdam, Paris, 2008, p. 373.
28
personnages de Maalouf, même le contexte est tout-à-fait différent.
critiquée dans les sociétés multiculturelles pour aller vers l'Autre. On se concentrera sur la
question des langues et des voyages, qui offrent l'opportunité de la rencontre directe avec l'Autre.
Dans les romans de Makine au moins deux langues sont présentes : le russe et le français, et même
si le texte n'est pas bilingue en soi-même (il y a quelque exception, par example le mot tsar qui a
pour le narrateur dans le Testament français deux significations différentes en relation avec le
manière dont ce mot est écrit, comme « tsar » ou « царь ») les narrateurs/personnages connaissent
ces deux langues, qui leur permettent la rencontre avec la culture de l'Autre.
On a déjà constaté que les personnages d'Amin Maalouf sont plurilingues, et vu que la
langue est importante dans la construction de l'identité (au niveau personnel, même comme au
niveau d'un peuple ; à propos de ce dernier Maalouf affirme : « La langue est souvent l'élément
essentiel de l'identité d'un peuple »81), l'analyse de cette question semble particulièrement parlante
Interkulturalität in a wide sense designates everything that has to do with the contact, relationships,
intertwinement, conflicts and interactions between cultures. Interkulturalität specifically deals with
possibilities of understanding the unknown 'other', under the premises that understanding does not
mean subjugate, incorporate or dissolve that otherness, but that understanding is a process of
partially coming to know the other while preserving distance and difference. Moreover the prefix
inter- is meant to designate exchange, reciprocity and the in-between.82
81 Egi Volterrani, « Amin Maalouf. Identité à deux voix » (entretien avec Amin Maalouf), [en ligne] texte disponible
sur le site : http://www.aminmaalouf.org (pages consultées 29 mai 2010)
82 « L'interculturel dans un sens large désigne tout ce qui concerne le contact, les relations, l'entrecroisement, les
conflits et interactions entre des cultures. L'interculturel, plus spécifiquement, traite des possibilités pour
comprendre l'Autre' inconnu, aux termes que la compréhension ne signifie pas d'asservir, d'incorporer, ou de
dissoudre cet altérité. La compréhension est un processus d'une connaissance partielle et graduelle d'autre en
préservant la distance et la différence. En plus, le préfixe inter- est destiné à designer l'échange, la réciprocité et
l'état d'être entre », explique Zipfel dans l'article « Migrant concepts : multi-, inter-, transkulturalität,
métissage/creólisation and hibridity as new paradigms for literary criticism », in Danielle Dumontet/Frank Zipfel
(eds.), Écriture migrante/ Migrant Writing, Georg Olms Verlag AG, Hildesheim, 2008, p. 7.
29
principaux) s'opposent à ces passions, en essayant de jouer le rôle de l'interprète interculturel.
l'aide d’intermédiaires.
On verra dans les œuvres non-fictionnelles de Maalouf quels sont les arguments pour ce
rôle. On montrera finalement que Maalouf, tout en promouvant les différences, crée les identités
des ces médiateurs interculturels qui ne se ressentent jamais, grâce à leurs appartenances
multiples, comme des étrangers. Cette libération est le moment décisif dans la création d’une
société sans conflits. Dans ses romans, Maalouf montre que cet idéal peut exister, et cette idée (de
« faire vivre ensemble des hommes, des groupes humains, sans violence, sans oppression, sans
génocide, sans haine... »84) Maalouf veut transmettre par le biais de la littérature. Enfin, on
beaucoup des problèmes, les personnages de Makine parviennent à achever une identité qui ne
83 Pascale Solon, « Ecrire l'interculturalité : l'exemple de l'écrivain francophone Amin Maalouf », p. 163-177, in
Hans-Jürgen Lüsebrink (éd. et introd.) ; Katharina Städtler (éd.), Les Littératures africaines de langue française à
l'époque de la postmodernité : État des lieux et perspectives de la recherche, Oberhausen, Allemagne, Athena,
2004, p. 164.
84 Gunther Verheyen, « Faire vivre les gens ensemble. Un entretien avec Amin Maalouf », Franzosisch Heute, mars
2006, p. 37.
30
Enfin, on verra, d'un côté, quelles sont les raisons pour ce concept d'identité qui dépasse
tous les conflits (en relation avec son idéal humaniste d'un multiculturalisme pacifique et tolérant),
quelles sont les raisons pour une telle ouverture proposée dans la société fermée où « the
international mobile consumer, the tourist, is welcomed in the new service economy while the
85 « Le mobile consommateur international, le touriste, est toujours bienvenu dans la société de nouvelle économie
des services, pendant que, l'ouvrier international est très restreint. », Michael Humphrey, Lebanese Identities :
Between Cities, Nations and Trans-nations, « Arabs Studies Quarterly », vol. 26, no. 1, hiver 2004, p. 45
31
I. L'univers « multiculturel »
32
1. 1. La société multiculturelle : la théorie et l'introduction à cette problématique chez
Maalouf et Makine
sociétés multiculturelles. Ce nombre était incomparablement plus important avant le XIX eme siècle,
c'est-à-dire, avant la création des États Nations. Parmi ces derniers états où les sociétés étaient
multiculturelles, se trouvaient des empires tels que l'Empire des Ottomans, ou encore l'Empire des
La question du multiculturalisme est devenue encore une fois actuelle dans ces dernières
décennies du fait des plusieurs mouvements de migrations qui sont représentés par « vagues »
d’immigration/émigration. Il semble que la première fois où le phénomène eut cette ampleur ait eu
lieu pendant la Seconde guerre mondiale, et ce vers l'Amérique, vers l'Europe occidentale, et plus
particulièrement vers les pays coloniaux (après la libération des colonies): la Grande Bretagne et la
France. En Grande Bretagne, un certain nombre de théoriciens ont défini la problématique autour
du terme « multiculturalisme », qui est désormais critiqué à cause de ses connotations politiques.
stigmatisent une certaine forme d’ignorance de cette théorie et de ce type de société, qui amène à
Stuart Hall souligne qu’il existe « plusieurs types des sociétés multiculturelles […] mais
tous partagent une même caractéristique : ils sont par définition culturellement hétérogènes »87.
86 « Le multiculturalisme est soupçonné de propager une coexistence pacifique des cultures différentes. Ces cultures
ne considèrent pas ou n'expriment pas de leurs différences. Le but du multiculturalisme serait alors de percevoir
que les différents groupes culturels vivent relativement en paix ensemble, sans beaucoup des frictions, mais peut-
être aussi, sans trop des contacts ». Frank Zipfel, « Migrant concepts : multi-, inter-, transkulturalität,
métissage/creólisation and hibridity as new paradigms for literary criticism », in Danielle Dumontet/Frank Zipfel
(eds.), Écriture migrante/ Migrant Writing, Georg Olms Verlag AG, Hildesheim, 2008, p. 6.
87 Stuart Hall, « La Question multiculturelle », in Stuart Hall, Identités et Cultures, Politique des cultural studies,
Éditions Amsterdam, Paris, 2008, p. 374.
33
L'immense espace de l'Union soviétique et avant de l'Empire russe, qui occupait un
sixième des terres émergées et s'étendait sur 11 fuseaux horaires, que Makine décrit comme « la
terre russe sans limites »88 était habité par un certain nombre des peuples (dont un prouve pourrait
être le nombre des républiques nationales fondées après sa chute), mais dans l'œuvre de Makine le
concept de multiculturalisme n'est pas lié à son pays natal. Dans le Requiem pour l'Est il écrit :
« Symbolique était le lien qui, d'une manière ou d'une autre, unissait tout habitant du pays à
l'existence mythique du maître de l'empire »89, et non seulement que touts les habitants étaient unis
au maître, mais aussi ils étaient unis parmi eux dans la peur de ce même maître et de son régime
totalitaire. Ce régime imposait un certain modèle de vie, « la vie de tout le monde »90 et en
conséquence, d'une identité univoque91. Aliocha dans le Testament français explique ce que ce
Conduire un char, puis, démobilisé, faire couler l'acier au milieu des machines d'une grande usine
au bord de la Volga, aller chaque samedi, au stade pour voir un match de football. Mais surtout
savoir que cette suite de jours, tranquille et prévisible, était couronnée d'un grand projet
messianique – ce communisme qui, un jour, nous rendrait tous constamment heureux, cristallins
dans nos pensées, strictement égaux [c'est nous qui soulignons]…92
Parallèlement, tout les contacts avec le monde extérieur étaient restreints, sinon intérdits 93,
et chaque lien avec un pays étranger était raison pour la peur de ce qui le possédait, parce qu'il
pouvait être accusé à n'importe quel moment de sa vie. Dans le Testament Makine donne plusieurs
exemples toujours liés à la nationalité française de Charlotte : quand, après la Première guerre
mondiale, Charlotte a essayé de trouver comment quitter la Sibérie en parlant avec un nouvel
88 Andreï Makine, Requiem pour l'Est, Mercure de France, Paris, 2001, p. 136
89 Ibid., p. 13
90 Andreï Makine, Le testament français, Collection Folio, Mercure de France, Paris, 2010, p. 222
91 Par contre, en écrivant des romans qui ne sont pas inclus dans la notre recherche, tels Au temps du fleuve Amour,
La terre et le ciel de Jacques Dorme, etc., Thierry Laurent argue : « La Sibérie, c'est aussi une terre où ont
miraculeusement survécu, en dépit de la russification puis de la soviétisation, quelques traditions ancentrales et
surtout des souvenirs des anciens modes de vie ; tout cela a excité l'imagination du jeune Andreï et il y fait parfois
allusions dans ses récits. Le héros de son dernier roman [La femme qui attendait] est par exemplecensé écrire une
étude sur le folklore de la région d'Arkhangelsk ; tel autre personnage en arrive à fantasmer sur la soif d'aventures
et sur les mœurs amoureuses des Cosaques […] Il me semble aussi que les premières pages de La Terre et le ciel
de Jacques Dorme ont quelque chose d'un hommage au peuple Yakoutie, simple, rieur et accueillant », etc. Thierry
Laurent, Andreï Makine, Russe en exil, Savoirs et connaissances, Paris, 2006, p. 29
92 Ibid., p. 222
93 Aliocha affirme : « […] notre ville, à cause de ses usines, était interdite aux étrangers... Oui, c'était une ville où
l'on sentait très bien le pouls de l'empire ». Ibid., p. 63
34
fonctionnaire, il l'a nommée « sale espionne »94, ensuite, « à cette époque de la lutte contre le
“cosmopolitisme “ »95 quand sa fille (et mère d'Aliocha) voulait s'inscrire à l'université et en étant
effrayée a menti pour la nationalité de sa mère, une commission a été formée pour juger son
« crime », etc. Une des conséquences de cet enfermement et ce contrôle était bien sûr la censure
sur certains livres dans la bibliothéque, qui étant l'« otage de l’idéologie, était très inégalement
fournie »96. Pour connaître l'Autre, Aliocha se tourna « vers la littérature. Les grands classiques
français étaient là et, à l’exception de quelques proscrits célèbres comme Retif de La Bretonne,
L'implication de tout ce qu'on a dit sur la Russie est que le personnage principal du
Testament se tourna vers l'une autre culture, celle de sa grand-mère, c'est-à-dire vers la culture
française. Ce pays et sa culture sont en opposition forte avec son pays d'origine, mais il faut dire
que même l'image de la France n'est pas privée d'ambiguïté, autrement dit, deux Frances existent
dans l'œuvre de Makine, ou deux facettes d'une France, une « féerique de Charlotte », qui sera
l'objet de notre attention plus tard, et une France contemporaine, multiculturelle et critiquée par
Makine. L'image de cette France contemporaine, qui est finalement un pays réel avec ses
problèmes quotidiens, est largement influencée par l'image de la France de la Belle Époque, qui
la laideur. Laideur des mots, laideur dees pensées, laideur du mensonage partagé. Extraoridinaire
laideur de ce jeune visage féminin incliné vers l'oreille du cinéaste, de ce jeune corps, long et
souple, incurvé par l'hypocrisie des mots que l'homme écoute avec une indulgence paternelle.
Laideur de tous ces visages et de ces corps lissées par l'entretien et qui se frottent dans l'agréable
tiédeur du clan. L'infinie laideur de cette France-là98
que Makine observe est conséquence de sa très forte désillusion, « la patine fragile des
songes est déchirée et les couleurs vives font mal aux yeux »99, mais, parallèlement il aime la
94 Ibid., p. 94
95 Ibid., p. 203
96 Ibid., p. 156
97 Ibid.
98 Andreï Makine, Requiem pour l'Est, Mercure de France, 2001, p. 284
99 Nina Nazarova, « Atlantide française et Atlantide russe », in : Margaret Parry (éd.) ; Marie Louise Scheidhauer
(éd.) ; Edward Welch (éd.), Andreï Makine, La rencontre de l'Est et de l'Ouest, Association Européenne François
Mauriac, L'Harmattan, 2004, p. 59
35
France passionement, et la critique en croyant à son avenir100.
À cause de ses critiques, certains auteurs ont atribué à Makine une postition
raison de plusieurs déclarations qu'il a faites publiquement et de quelques thèmes traités dans ses
derniers livres »101. Parmi les autres thèmes problématiques selon la presse française, le plus
important et le plus pénible pour la société française, qui se tient multiculturelle, est celui de
l'immigration. Est-il, Makine, écrivant émigré, pourrait être le vrai xénophobe et réactionnaire ou
En analysant l'argumentation que Makine donne dans son essai Cette France qu'on oublie
d'aimer, on expliquera les similitudes entre son opinion et celle des critiques des cultural studies,
Selon Amin Maalouf, cette hétérogénéité, dont Stuart Hall écrit, est un élément très positif
dans la vie des anciens empires multiculturels. Plusieurs critiques de l'œuvre de Maalouf relèvent
chez lui une certaine nostalgie pour ce type de société. Il faut dire que ce type d’empires se
distingue beaucoup des « imperials », tel que la Grande-Bretagne, sur lesquels la théorie du
« multiculturalisme » et des théories des cultural studies se sont basées. Edward Said, orientaliste
[…] "impérialisme" désigne la pratique, la théorie et mentalité d'une métropole dominatrice qui
gouverne un territoire lointain. Le "colonialisme", qui est presque toujours une conséquence de
l'impérialisme, est l'installation d'une population sur un tel territoire. […] L'impérialisme est
simplement le processus ou la stratégie d'établissement et de maintien d'un empire. 102
Dans l'Empire ottoman, dont Maalouf est nostalgique, la métropole, Istanbul, n'était pas
séparée des territoires subordonnés, comme c'était le cas pour la France et la Grande-Bretagne.
Pour cette raison, le colonialisme n'existait pas au sens de l'installation du peuple colonisateur sur
100« Je n'écrirais pas ce livre si je ne croyais pas profondément à la vitalité de la France, à son avenir, à la capacité
des Français de dire "assez!" ». Andreï Makine, Cette France qu'on oublie d'aimer, Flammarion, Paris, 2006, p. 87
101Thierry Laurent, « Andreï Makine : un écrivain réactionnaire? », La vie littéraire, [en ligne] texte disponible sur
le site : http://www.lavielitteraire.fr/index.php/dossiers/dossier-makine/andrei-makine--ecrivain-reactionnaire -
(pages consultées 7 avril 2010)
102Edward Said, « Empire, géographie et culture », in Edward said, Culture et impérialisme, Fayard : le Monde
diplomatique, Paris, 2000, p. 44.
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le territoire colonisé, ce sont des cheikhs ou émirs qui l'ont gouverné. Ces cheiks ont pu être, pour
certains, très bien intégrés dans la société qu’ils ont gouvernée : par exemple, dans Le Rocher de
Tanios le cheikh Francis, a été vu par ses subordonnés comme « un des leurs » et ses caprices
étaient tolérés. De son côté, il a accepté le catholicisme, la religion dominante parmi ses sujets.
Pleinement conscient des défauts et des faiblesses de l'Empire ottoman, Maalouf souligne
néanmoins ses aspects positifs. Dans Le Rocher de Tanios, on trouve la description des
communautés chrétiennes et musulmanes qui habitaient côte à côte, des peuples de langues et de
coutumes différentes qui circulaient librement… etc. Dans Les Échelles du Levant, l'idée de cette
cohabitation est encore plus présente, mais aussi, plus précise et contrastée : d'un côté, on y voit
les contacts intensifs entre les personnage principaux (le père d'Ossyane, qui est turc, est le
meilleur ami d'un arménien, bien que l’histoire se déroule après le génocide arménien ; la mère
d'Ossyane est la fille de ce même arménien ; le cercle autour de son père est multinational et
multireligieux… etc.) et de l'autre, les conflits tout autour ces personnages y sont mis en scène.
Pourquoi Maalouf évoque-t-il l'histoire de cet empire et de la vie dans ce type de société?
Il faut commencer par retracer l'histoire personnelle de Maalouf pour comprendre ses
motivations. Né au Liban, il a vécu dans une société multiculturelle (les populations dominantes
au Liban sont les chrétiens-maronites, les Arabes, les descendeurs des réfugiés de la guerre
« C'est une région où il y a toujours eu toutes sortes de communautés qui ont vécu des moments
de coexistence merveilleux mais aussi des moments de tension »103. Cette expérience vecue dans
103Maurice Tournier, « Identité et appartenances. Entretien » (entretien avec Amin Maalouf), Mots, Les langages du
37
le contexte multiculturel donne à l'écrivain une sorte de légitimité pour parler et pour critiquer ce
modèle d'organisation, de la même manière que la provenance, l'origine d'un écrivain lui donne la
légitimité de témoin quand il écrit de ce pays dans l'émigration (par exemple, quand un Russe
émigré en France décrit la situation en Russie, son texte sera souvent reçu comme plus légitime
que le texte écrit par un français, anglais, ou l'écrivain de n'importe quelle autre nationalité).
Dans Le Rocher de Tanios Maalouf reprend cette même idée, et le narrateur (qui n'assiste
pas aux événements, parce que le roman est basé sur la technique narrative du manuscrit trouvé)
affirme, à la fin du roman, que la Montagne, métaphore pour le Liban, est un « lieu de refuge, lieu
À ce propos, il s'agit aussi d’une région où les populations sont arrivées de nombreux pays
voisins, d'Égypte, de Turquie… etc., et chacun porte son histoire personnelle, c'est-à-dire qu’une
certaine nostalgie du pays abandonné ou perdu est déjà présente. Ossyane, le personnage des
Échelles du Levant affirme : « Ma vie a commencé […] un demi-siècle avant ma naissance, dans
une chambre que je n'ai jamais visité, sur les rives de Bosphore »105. Maalouf, personnellement,
Je suis un peu nostalgique des vieux empires, non pas pour leur côté impérial, forcément
hégémonique et dominateur […] - mais par le fait que ces empires rassemblaient justement des
gens qui venaient des cultures différentes, qui avaient des religions différentes, des langues
différentes106.
Dans nos deux romans, cette nostalgie est souvent présente, notamment dans Les Échelles
du Levant. Le père d'Ossyane, qui aurait du être prince de la Turquie si sa famille n'avait pas été
détrônée, est l’incarnation de ce sentiment. Chez lui, il s'agit aussi de la nostalgie d’un certain
Et quels rêves! Si je voulais en faire la caricature la plus ressemblante, je dirais qu’il rêvait d’un
monde où il n’y aurait que des hommes courtois et généreux, impeccablement habillés, qui
38
salueraient bien bas les dames, mépriseraient d’un revers de main toutes les différences de race, de
langue et de croyance, et se passionneraient comme des enfants pour la photographie, l’aviation, la
TSF et le cinématographe107.
Il a fait autour de lui un cercle des étrangers qui ont les mêmes idéaux. Il l’a établi au
niveau de la microstructure du récit, mais aussi par rapport à sa propre vie une interaction
« interculturelle » qui serait la phase suivante du multiculturalisme - tout comme Ossyane et Clara
par la suite.
Chez Maalouf, les récits des empires multiculturels ne sont pas un simple cadre historique
pour les actions de ses romans. L’histoire a, dans son écriture, la fonction de l'exemple
« didactique ». Le choix des sociétés multiculturelles est lié à sa vision de la situation actuelle.
Après tout, l’Europe en construction, avec ses dizaines de peuples différents, ses dizaines de
langues, n’est-elle pas la version moderne du vieil empire austro-hongrois? Bien plus vaste encore,
plus bigarrée, plus démocratique, et incomparablement moins fragile! C’est probablement l’un des
projets les plus ambitieux et les plus prometteurs de l’Histoire; et, de mon point de vue, l’une des
rares raisons objectives d’espérer en l’avenir108.
Dans cette citation, Maalouf souligne que l'Europe, c'est-à-dire l'Union Européenne, est
« incomparablement moins fragile ». Pourquoi est-elle plus forte? Il semble qu'elle soit ainsi car,
au contraire des empires anciens, elle réfléchit sur elle-même ; autrement dit, elle est consciente
des différences qui la composent et elle tend à trouver des solutions, même préventives, pour une
vie commune possible pour tous les peuples qui la forment. Elle compte sur son interculturalité, et
elle la renforce. Par contre, dans les anciens empires, des peuples ont cohabité souvent sans
aucune vraie interaction. De ce fait, il était facile de les dresser les uns contre les autres.
107Amin Maalouf, Les Échelles du Levant, Livre du Poche (première édition : Éditions Grasset & Fasquelle, 1996),
Paris, 2009, p. 59.
108Amin Maalouf affirme : « La langue est souvent l'élément essentiel de l'identité d'un peuple. », dans l'entretien :
« Amin Maalouf. Identité à deux voix » (entretien avec Amin Maalouf), [en ligne] texte disponible sur le site :
http://www.aminmaalouf.org (pages consultées 29 mai 2010)
39
1. 3. Les conflits interculturels au niveau de la macrostructure des récits dans Les Échelles
Les empires que Maalouf évoque n'étaient pas « idéaux ». Dans la vie quotidienne, il
existait une proximité, des échanges plutôt commerciaux entre les différents peuples, mais en
même temps, ces communautés restaient fermées. « Les identités deviennent "meurtrières"
lorsqu'on se enferme dans une conception tribale de l'identité »109, explique Maalouf dans son
essai Les Identités meurtrières. Autrement dit, des personnes qui étaient voisines pendant des
décennies peuvent devenir des ennemis les plus fanatiques. Dans ses romans, Maalouf utilise ces
conflits interculturels pour encadrer des idylles interpersonnelles. Comment fonctionne cet
encadrement?
Dans Les Échelles du Levant, Maalouf commence son roman par un cadre plus vaste : la
situation politique. Il décrit les événements historiques : « les gens de Beyrouth préféraient parler
le français [à l'époque Liban s'est libéré du gouvernement turc après la Première guerre mondiale
et la France a été alors, suite au démantèlement de l'empire ottoman, mandatée par la Société des
Nations pour développer et moderniser certains territoires ex-ottomans] et oublier le turc »110.
Dans cette situation où la famille d'Ossyane, famille turque, était tout à fait indésirable, Maalouf
introduit l'amitié du père d'Ossyane (qui est turc) et de son grand-père (arménien, encore plus
indésirable) pour faire contraste : « Des relations d’affaires, des échanges mondains courtois, de
l’estime réciproque, oui, dans certains milieux, cela se voyait encore, semble-t-il ; une véritable
amitié, une complicité profonde, non. Les rapports entre les deux communautés se détérioraient à
Ensuite, Maalouf dépeint un certain type d'ignorance par le fait que différentes
109Amin Maalouf, Les Identités meurtrières, Livre du Poche (première édition : Éditions Grasset & Fasquelle,
1998), Paris, 2008, p. 46.
110Amin Maalouf, Les Échelles du Levant, Livre du Poche (première édition : Éditions Grasset & Fasquelle, 1996),
Paris, 2009, p. 57.
111Ibid, p. 34.
40
appartenances existaient au même moment. Dans le mariage entre Ossyane et Clara, déjà à l'aube
Clara, qui est juif, et le beau-frère d'Ossyane. Il ne faut pas oublier que ce deuxième personnage
étant musulman, il a du quitter Haïfa, où il avait habité, parce que la ville est devenue une partie
Il y avait chez lui [son père] un profond mépris pour cette attitude, très répandue au Levant, qui
prétend « ménager » les susceptibilités et les appartenances ; cette attitude qui consiste par
exemple à chuchoter à ses invités : « Attention, Untel est juif! », « Untel est chrétien! », « Untel
est musulman! » Alors les uns et les autres s'efforcent de censurer leurs propos habituels, ceux que
l'on prononce lorsqu'on est « entre nous », pour débiter les banalités mielleuses qui sont censées
reflétant le respect qu'on a pour l'autre, et qui ne reflètent en réalité que le mépris et l'éloignement.
Comme si l'on appartenait à des espèces différentes112.
Cette scène est contrastée par celle du mariage entre la mère d'Ossyane et son père, qui
s'est passé en 1914 (un an avant le génocide arménien commis par les turcs et quatre ans avant la
Par ce contraste, Maalouf démontre que l'ignorance ne peut pas être une solution pour la
résolution des problèmes sociaux, et que cette même ignorance conduit aux guerres, à la haine, et
L’auteur utilise le même type de démonstration dans son roman Le Rocher de Tanios, où il
vice-roi d'Égypte, Méhémet-Ali pacha, a essayé d'établir un état puissant, calqué sur le modèle
occidental. Du fait que l’existence d’une telle nation était une menace pour des ambitions des
pouvoirs occidentaux - car « l'Occident ne veut pas qu'on lui ressemble, il veut seulement qu'on lui
obéisse »114 - la France et l'Angleterre ont alimenté le conflit entre les communautés qui avaient
pourtant connu des relations pacifiques et tolérantes (ou elles s’étaient « ignorées »
112Ibid, p. 153.
113Ibid, p. 43.
114Amin Maalouf, Les Identités meurtrières, Livre du Poche (première édition : Éditions Grasset & Fasquelle,
1998), Paris, 2008, p. 90.
41
mutuellement).
[…] Méhémet-Ali pacha, vice-roi d’Égypte, avait entrepris de bâtir en Orient, sur les décombres
de l’Empire ottoman, une nouvelle puissance qui devait s’étendre des Balkans jusqu’aux sources
du Nil, et contrôler la route des Indes.
De cela, les Anglais ne voulaient à aucun prix, et ils étaient prêts à tout pour l'empêcher. Les
Français, en revanche, voyaient en Méhémet-Ali l’homme providentiel qui allait sortir l’Orient de
sa léthargie, et bâtir une Égypte nouvelle en prenant justement la France pour modèle115.
Le roman montre les différentes répercussions de ces conflits dans la vie quotidienne du
dresser les populations les unes contre les autres, parce que les différentes communautés n'avaient
pas des relations assez profondes pour résister au désir de guerre des grands pouvoirs. « L'émir
avait les communautés religieuses, avec leur clergé, leurs chefs, leurs notabilités, il y avait les
Étant conscient que les sociétés multiculturelles connaissent un manque d'interaction entre
les peuples qui les fondaient, Maalouf passe de cette nostalgie à la recherche des moyens pour
améliorer la communication. Au niveau du micro-récit, il crée des personnages qui seront les
multiculturel. Parfois, il utilise les mots assez directs et pottentielement offensifs. Pour cette
raison, il était souvent l'objet de critique française, que Thierry Laurent décrit en façon suivante :
S'il est un sujet tabou dans le milieu des bien-pensants contemporains, c'est vraiment la question
de l'immigration et de la situation dans les banlieues ; on se doit de prôner une France
multiculturelle et fraternelle et d'être compréhensif envers les jeunes déboussolés qui font des
115Amin Maalouf, Le Rocher de Tanios, Livre du Poche (première édition : Éditions Grasset & Fasquelle, 1993),
Paris, 2009, p. 104.
116Ibid., p. 106.
42
bêtises ; tout autre discours sera censé faire le jeu de l'extrême droite 117.
France) et quelques dénonciations sur l'échec de multiculturalisme par les politiciens importants
(par exemple, en Allemagne et en Grand-Bretagne), ont approuvé les problèmes que la théorie des
cultural studies avait critiqués depuis longtemps : la tolerence passive, l'encouragement des
diverses ethnies à garder leurs cultures et à vivre séparées des autres minorités culturelles.
Chez Makine, dans son essai de 2006 Cette France qu'on oublie d'aimer, mais aussi dans
qu'il écrit dans le Testament français sur la procedure pour obtenir la nationalité française.
Et ensuite, il ajoute : « En sortant dans la rue, je pensais aux camps où par des tests
physiques semblables, on triait les prisonniers »119. L'évocation des camps de concentration se
justifie en pensant à la « ghettoïsation » des immigrés, le problème connu en France sous le nom
de « jeunes de banlieu » dont témoigne le film « La haine » réalisé par Mathieu Kassovitz en 1995
et récompensé par plusieurs prix120, mais aussi Makine dans le Testament français (voir note de
bas de page 119). En racontant sa rencontre avec Alex Bond, un « Russe nouveau », Aliocha
réproduit ce que ce premier a dit en regardant du balcon de son appartament dans une banlieue
parisienne : « Mais écoutez, bonnes gens, on n’est plus en France ici, mais en Afrique ! »121. De
même, Aliocha ne veut pas que Charlotte voie ce quartier où il habite, il explique :
117 Thierry Laurent, « Andreï Makine : un écrivain réactionnaire? », La vie littéraire, [en ligne] texte disponible sur
le site : http://www.lavielitteraire.fr/index.php/dossiers/dossier-makine/andrei-makine--ecrivain-reactionnaire -
(pages consultées 7 avril 2010)
118 Andreï Makine, Le testament français, Collection Folio, Mercure de France, Paris, 2010, p. 318
119 Ibid., p. 319
120 César du meilleur film, César du meilleur producteur : Christophe Rossignon, César du meilleur montage :
Mathieu Kassovitz, Scott Stevenson, Festival de Cannes – Prix de la mise en scène : Mathieu Kassovitz, etc.
121 Andreï Makine, Le testament français, Collection Folio, Mercure de France, Paris, 2010, p. 321
43
Non, ce n’est pas la nouvelle population de ce vieux quartier parisien qui aurait pu impressioner
Charlotte. Si je ne voulais pas l’y amener, c’est parce qu’on pouvait traverser ces rues sans
entendre un mot de français. Certains voyaient dans cet exotisme la promesse d’un monde
nouveau, d’autres – un désastre122.
Selon Makine, une des raisons pour l'échec du modèle multiculturel en France, qui se
tout. »123, est dans l'ignorance des intellectuels français124 (il s'agit probablement de ceux mêmes
qui l'ont critiqué à propos de ses affirmations sur les problèmes d'immigration en France) en face
de ce modèle. Makine se moque souvent de leur obsession du « politiquement correct »125 qui les
empêche d' « évoquer la moindre violence de la part de ces “jeunes“ [de banlieue] sous peine
d’être pris pour un suppôt de la réaction »126, et parallèlement, il critique « le décalage entre le
discours officiel et les commentaires que les Français osaient en privé [qui lui] rappelait la
situation dans [sa] patrie soviétique. Le même double langage, la même schizophrénie
collective »127. Selon lui, la France est « foncièrement raciste, ce qui empêche la véritable
intégration des immigrés de couleur. Non, la France ne veut pas comprendre qu’il puisse y avoir
française. Comme on a déjà vu dans le passage cité au-dessus, il existent les quatiers entiers où il
Il semble que la première raison est la politique multiculturelle qui a toléré le manque de
44
l'intéraction entre la société d'accueil et les émigrés, c'est-à-dire, cette raison correspond à ce que
les théoricien des cultural studies critiquent. À ce propos Makine écrit ouvertement dans l'essai
Il faudrait un langage clair, sans complaissance, sans aucune censure, sans la police de la pensée
et de l'arrière-pensée qu'exercent les "antiracistes" professionnels.
Oui, des mots clairs pour dire qu’il ne peut y avoir qu’une seule communauté en France : la
communauté nationale. Celle qui nous unit tous, sans distinction d’origine et de race.
Des mots clairs pour parler de l’immigration qui pour la première fois dans l’histoire de ce pays
devient un échec, après tant de vagues intégrées par la France pour son plus grand bien 129.
Il faut souligner que la notion de la « communauté nationale » chez Makine, qui avec la
même passion critique son pays natal, n'a rien à voir avec « nationaliste ». Il proclame une
est d'accord avec Thierry Laurent, auteur d'étude Andreï Makine, russe en exil (Paris, 2006), qui
écrit :
Disons les choses très objectivement : on ne trouvera aucune déclaration publique, aucun indice
dans les romans, laissant supposer que Makine, l'immigré qui s'est fait traiter de métèque,
l'éternel voyageur, le croyant, l'humaniste sincère, pense que des êtres sont méprisables du fait de
leur [des émigrés] appartenance à une ethnie130.
En revanche, Andreï Makine montre par son exemple personnel (au sens de l'intégration
de la culture russe et la culture français dans son œuvre) et dans ses œuvres il ne faut pas avoir une
situation où « leurs traditions [sont] contre les notres »131, où les deux côtés s'exclusent
mutuellement, mais il faut introduire en jeu une identité plurielle qui réfuse les binarités 132. Le
premier pas dans la direction de l'acceptation de la culture d'Autre est l'apprentisage de sa langue.
***
Makine d'un pays monoéthnique, et univoque au sens identitaire, et Maalouf d'une région qui était
129 Ibid., p. 88
130 Thierry Laurent, « Andreï Makine : un écrivain réactionnaire? », La vie littéraire, [en ligne] texte disponible sur
le site : http://www.lavielitteraire.fr/index.php/dossiers/dossier-makine/andrei-makine--ecrivain-reactionnaire -
(pages consultées 7 avril 2010)
131 Stuart Hall, « Quel est ce "noir" dans "culture populaire noire", in: Stuart Hall, Identités et Cultures, Politique des
cultural studies, Éditions Amsterdam, Paris, 2008, p. 307
132 Ibid., p. 308
45
toujours multiculturelle, ils, en critiquant le modèle multiculturel (et cette critique corresponde
bien aux théories contemporaines, tel cultural studies, et aux événements qui ont confirmé que ce
type de la société était insoutenable), que le premier trouve en France contemporaine, et l'autre
aux empires anciens, cherchent d'établir un nouveau type de rélations entre les cultures
différentes. L'interculturalité, et ses valeurs, sert à nos écrivains comme une étape intermédiaire,
après laquelle, et à travers quelle, leur identité se compose et prend sa forme définitive.
46
II. La rencotre avec l'Autre – les composantes d'une identité
complexe
47
2. 1. Le plurilinguisme dans l'œuvre de Maalouf
« Pour moi, la question linguistique est fondamentale. On ne peut pas connaître l'Autre si
on ne désire pas connaître sa langue »133, affirme Maalouf dans un entretien. Il explique que la
connaissance des langues est indispensable pour une compréhension mutuelle avec l'Autre : la
méconnaissance de la langue de l’Autre peut produire des malentendus désastreux. Selon lui,
chaque personne devrait connaître au moins trois langues : une langue identitaire, une langue de
cette idée lors de la proposition officielle du « Groupe des intellectuels pour le dialogue
Maalouf souligne l'importance de l'égalité de statut entre des langues différentes, car il perçoit
que, par exemple dans la communication entre un occidental et des orientaux, « c'est toujours dans
sa langue à lui, presque jamais dans la leur »134. Ensuite, ce respect de la langue de l'Autre est
« De toutes les appartenances que nous nous reconnaissons, elle [la langue] est presque toujours
Maalouf introduit les mêmes idées dans ses romans. Le plurilinguisme est une des
caractéristiques principales de ses personnages. Dès son premier roman Léon l'Africain (en
prennent pour le titre de son roman, le nom de Hassan al-Wazzan 136, que celui-ci a reçu quand il
133Ottmar Ette, « Vivre dans une autre langue, une autre réalité », (entretien avec Amin Maalouf), Lendemains :
Etudes Comparées sur la France/Vergleichende Frankreichforschung, 2008; 33 (129), p. 91.
134Amin Maalouf, Les Identités meurtrières, Livre du Poche (première édition : Éditions Grasset & Fasquelle, 1998),
Paris, 2008, p. 87.
135Ibid., p. 152
136 Hassan al-Wazzan, né vers 1488 en Andalousie musulmane, fut diplomate, grand voyager et négociateur. En
1518, de retour du pèlerinage musulman à La Mecque, le navire sur lequel il se trouve est attaqué, et il est fait
prisonnier par des « marins siciliens ». Il est en fait capturé par un chevalier de l’Ordre de Saint-Jean, Pedro di
Bobadilla. Sans doute parce qu'il a quelques errements à se faire pardonner, celui-ci en fait présent au pape Léon
X, qui l’adopte comme fils, le fait catéchiser puis baptiser sous ses propres noms, Jean Léon. Il devient alors Jean-
Léon de Médicis, dit « Léon l’Africain ». Pendant son séjour en Italie, il s’initie à l’italien et au latin, et enseigne
l’arabe à Bologne. Sur demande du pape, il écrit sa fameuse Cosmographia de Affrica, publiée à Venise sous le
titre Description de l'Afrique. Cet ouvrage de référence, qui évite soigneusement de donner des informations à
caractère militaire, est la seule source de renseignement sur la vie, les mœurs, les us et coutumes dans l'Afrique du
XVIe siècle
48
était baptisé par le pape Léon X, Maalouf introduit en jeu la complexité de l'identité, son
changeant. D'ailleurs, en raccontant la vie de cette personne qui fut également apprécié dans le
monde arabe, africain et européen, il est possible que Maalouf fait allusion à soi-même comme il
l’apprentissage et de l'utilisation de diverses langues étrangères, qui sont une source de richesse
intellectuelle, mais parfois aussi un moyen de survie. Léon l'Africain dit à propos de lui même :
l'italien vulgaire, car toutes les langues, toutes les prières m'appartiennent »137.
soulignée au moins deux fois. Quand le pasteur anglais vient à la Montagne pour ouvrir une école
(laquelle joue un rôle dans la stratégie anglaise dans la lutte contre l'influence égyptienne, c'est-à-
dire contre l'influence française médiatisée par les égyptiens qui ont adopté des idées françaises),
il propose d’enseigner les sujets suivants : en premier lieu, l'anglais et le turc, et ensuite, la poésie
arabe et la rhétorique. Le cheikh Francis insiste sur le fait que le français doit également être
enseigné, parce que sa famille a soigné ses relations avec la France depuis plusieurs générations.
Tanios a appris ces trois langues, ce qui lui a permis de devenir traducteur lorsque les anglais ont
renversé l'émir, qui était détesté. De ce fait, Tanios est rentré triomphant dans son village (duquel
il était exilé parce que son père a tué le patriarche). Du fait de ce même savoir, il a réussi de
s'intégrer plus ou moins facilement dans la société de Famagouste (à Chypre, qui appartient
Dans Les Échelles du Levant, Ossyane, le personnage principal, a reçu une éducation
sérieuse qui a inclut les plusieurs langues. Seul l'apprentissage du français (au sens qu'il avait
l'enseignant de cette langue) est explicitement nommé, mais, vu que son père est turc, sa mère
137Amin Maalouf, Léon l'Africain, Livre du Poche (première publication : Édition Jean-Claude Lattès, 1986.), Paris,
2009, p. 9.
49
arménienne, qu'il a grandi dans un environnement arabophone, et que Clara lui écrit en allemand,
on peut facilement en déduire qu’il maitrise toutes ces langues. En France, à l'aube de la Seconde
[…] l'éternelle querelle entre Allemands et Français me laissait indifférent, ou, en tout cas, n'aurait
pas suffi à me retourner le sang. Traditionnellement, dans ma famille, on a toujours étudié
simultanément le français et l'allemand, depuis qu'un arrière-arrière-grand père avait épousé une
aventurière bavaroise ; et nous avons la même estime pour les deux cultures 138.
Il n'est pas suprenant que dans la famille du narrateur le français était enseigné : il ne faut
pas oublier que Liban, où se déroule l'action du roman, était entre deux guerres mondiales
administrée par la France sous un régime de Mandat de la Société des Nations. De même ces
territoires en Proche Orient étaient toujours multiculturelles, et habitées par les peuples différents.
Dans les romans de Maalouf, la multiplicité des langues des personnages est reflétée au
niveau du plurilinguisme du texte où on trouve les mots et les phrases en anglais et en arabe (bien
entendu, cette dernière langue est transcrite en caractères latins). Cette utilisation pourrait être
dépendante du sentiment personnel de Maalouf vers ces langues. « L'arabe, qui est ma langue
maternelle et qui a une signification particulière dans ma famille »139. Cette langue est présente
dans le texte pour désigner les noms des plats traditionnels, des fêtes… etc. : elle est liée à la
nostalgie du pays perdu. « Notre deuxième langue familiale, c'était l'anglais […] Quand je suis les
informations à la radio, à la télévision, c'est surtout en anglais »140, et dans ses textes littéraires
cette langue est utilisée pour exprimer de manière formelle des idées. Par exemple, dans Les
Échelles du Levant, le beau-frère écrit dans le télégramme : « Father ill »141 (il ne faut pas oublier
que l'action se passe juste avant la fermeture définitive des frontières des pays arabes vers Israël,
où se trouve Ossyane à ce moment). La troisième langue de Maalouf est le français, langue qu'il
utilisait avant son départ en France seulement pour rédiger des notes intimes, et qui est finalement
138Amin Maalouf, Le Rocher de Tanios, Livre du Poche (première édition : Éditions Grasset & Fasquelle, 1993),
Paris, 2009, p. 79.
139Ottmar Ette, « Vivre dans une autre langue, une autre réalité », (entretien avec Amin Maalouf), Lendemains :
Etudes Comparées sur la France/Vergleichende Frankreichforschung, 2008; 33 (129), p. 94.
140Ibid., p. 94-95.
141Amin Maalouf, Les Échelles du Levant, Livre du Poche (première édition : Éditions Grasset & Fasquelle, 1996),
Paris, 2009, p. 174.
50
devenue sa langue de l'écriture.
Dans le titre d'un entretien avec Maalouf, le journaliste a repris une phrase de Maalouf :
« Vivre dans une autre langue, une autre réalité »142. Cette phrase témoigne du passage qui se fait
quand on utilise une langue étrangère et qui est toujours le passage vers l'Autre. D'ailleurs, « la
multiplicité […] des langues parlées est là pour témoigner de cette impossibilité de rattacher le
personnage à une identité unique, stable et définitive. 143» explique la critique Evelyne Argaud.
Cette impossibilité est complétée par l’impossibilité de vivre en un seul lieu. Chez Maalouf, toutes
deux ont des connotations positives parce qu'elles assurent des contacts interculturels tout en
c'est-à-dire, il ne propose pas l'apprentisage de trois langues étrangères, mais en tout cas, il
souligne l'importance d'une bonne connaissance d'émigré de la langue de la culture d'accueil. Les
deux langues principales dans ses romans sont le français et le russe, même si « le bilinguisme des
Ayant été une « langue universelle de l'humanité », le français d'aujourd'hui, selon Makine
Non que le français risque de disparaître, ni la France de se déliter définitivement dans un magma
uniformisé de vestiges de nations, dans cette égalisation par le bas que dicte le mondialisme. Tout
simplement, ce français ravalé au statut d’une des langues vernaculaires dans une Europe sans
identité, cette France ramenée aux proportions d’une provincee gérée par une démocratie sénile qui
ne sait plus défendre ses idéaux, une telle langue et un tel pays n’auront plus rien de commun avec
la francité créatrice, passionnée, génèreuse qui s’ouvrait sur l’univers, l’englobait par sa pensée et
142Ottmar Ette, « Vivre dans une autre langue, une autre réalité », (entretien avec Amin Maalouf), Lendemains :
Etudes Comparées sur la France/Vergleichende Frankreichforschung, 2008; 33 (129)
143 Evelyne Argaud, « Les Appartenances multiples chez Amin Maalouf », Français dans le monde, janvier-février
2006, p. 33.
144 Agata Sylwestrzak-Wszelaki, Andreï Makine – l'identité problématique, L'Harmattan, Paris, 2010, p. 60
51
le transformait145.
et aussi :
Dans la France d'aujourd'hui, la langue est nivelée. Il n'y a plus ces 'étages' des Précieuses à l'argot.
Branchez la télévision : les animateurs parlent un français infect. Il y a un tel 'aplatissement' du
français que chacun pense qu'il peut écrire un roman146.
On voit, donc, que la langue est fortement liée à la situation culturelle d'un pays, et que la
critique d'un de ces phénomènes amène avec soi la critique de l'autre, autrement dit, la situation
linguistique d'un pays reflète l'état d'esprit de ses citoyens, et plus particulièrement, de ses
intellectuels. Malgré cette critique il existe chez Makine un grand désir de perfection de la langue
française, et presque tous les personnages ont une relation profonde avec cette langue.
Dans le Testament français et dans le Requiem pour l'Est le français pour deux narrateurs
est moyen pour sortir de la banalité de quotidien russe et de son horreur, pour s'éloigner du régime
soviétique, pour se liberer de toute manipulation idéologique. « Écrire en français pour Makine [et
pour Aliocha qui est une sorte d'alter-ego de Makine], c'est sortir de soi pour aller vers l'autre non
pas dans l'intention de s'identifier à lui mais de parvenir à la connaissance de soi »147. Avant de
devenir conscient de la fonction qui a la langue française pour lui, Aliocha la considère comme un
« dialecte familial »148, un « patois domestique, [qui] pouvait – par la magie de ses sons – arracher
aux eaux noires et tumultueuses une ville fantasmatique [Paris] qui revenait lentement à la vie »149.
Cette relation familiale avec le français est liée à la figure de sa grand-mère, Charlotte et à son
ascendance française (même si à la fin du roman le narrateur découvrira qu'il est un fils adopté).
D'ailleurs, « le français permet de tracer une frontière entre la sphère publique, controlée par
La situation en ce qui concerne la langue française est similaire dans le Requiem pour l'Est,
parce que la première souvenir du narrateur est d'une chanson en français que Sacha, une vieille
145 Andreï Makine, Cette France qu'on oublie d'aimer, Flammarion, Paris, 2006, p. 66
146 Thierry Laurent, Andreï Makine, Russe en exil, Savoirs et connaissances, Paris, 2006, p. 59
147 Rabâa Ben Achour-Abdelkéfi, Appropriation culturelle et création littéraire, Maisonneuve & Larose, Paris, 2005,
p. 20
148 Andreï Makine, Le testament français, Collection Folio, Mercure de France, Paris, 2010, p. 41
149 Ibid., p. 42
150 Agata Sylwestrzak-Wszelaki, Andreï Makine – l'identité problématique, L'Harmattan, Paris, 2010, p. 39
52
amie de ses gran-parents, lui chante en le portant de la maison où ses parents sont tués comme les
explique :
Il [lui-même étant enfant] essaie d'en saisir les mots. Mais les paroles ont une étrange beauté libre
de sens. Une langue qu'il n'a jamais entendue. Tout autre que celle de ses parents. Une langue qui
n'exige pas la compréhension, juste la plongée dans son rythme ondoyant, dans la souplesse
veloutée de ses sons.
Grisé par cette langue inconnue, l'enfant s'endort151.
Non seulement que les narrateurs ont une relation intime avec la langue française, mais
cette langue a, surtout dans le Testament français, une fonction créatrice, c'est-à-dire, à l'aide du
français un monde nouveau se crée malgré le rideau de fer. Grâce à une grande valise sibérienne,
où sa grand-mère a collecté les photos et les articles des magasins français du début de XXème
siècle, et grâce aux anecdotes qu'elle raconte aux narrateur et sa sœur, le narrateur récrée son
Atlantide française, « un pays livresque par essence, un pays composé de mots, dont les fleuves
ruisselaient comme des strophes, dont les femmes pleuraient en alexandrins et les hommes
s’affrontaient en sirventés »152. Avant de gagner cette conscience sur le caractère livresque de la
France et sur le pouvoir des mots de créer un monde, Aliocha décrit plusieures fois l'evolution de
ce monde devant leurs yeux. Étant privés de chaque contact direct avec le monde extérieur de
l'Union soviétique, les enfants traduisent inconsciemment en russe les images de la France qui
– Oh ! Neuilly, à l’époque, était un simple village… Elle l’avait dit en français, mais nous, nous ne
connaissons que les villages russes. Et le village en Russie est nécessairement un chapelet d’isbas –
le mot même dérevnia vient de dérévo – l’arbre, le bois. La confusion fut tenace malgré les
éclaircissements que les récits de Charlotte apporteraient par la suite 153.
Et ensuite :
La réalité russe transparaissait souvent sous la fragile patine de nos vocables français.
Le président de la Republique n’échappait pas à quelque chose de stalinien dans le portrait que
brossait notre imagination. Neuilly se peuplait de kolkhoziens. Et Paris qui se libérait lentement des
eaux portait en lui une émotion très russe – ce fugitif répit après un cataclysme historique de plus,
cette joie d’avoir terminé une guerre, d’avoir survécu à des répressions meurtrières 154.
151 Andreï Makine, Requiem pour l'Est, Mercure de France, Paris, 2001, p. 23
152 Andreï Makine, Le testament français, Collection Folio, Mercure de France, Paris, 2010, p. 324
153 Ibid., p. 42
154 Ibid., p. 44
53
En écoutant une histoire de Charlotte sur la mort du président français dans les bras de sa
maîtresse, Aliocha découvre les limites de la langue russe, qui étaient imposées par l'idéologie
communiste (ailleurs, il dit que le mariage civil était la seule forme des relations amoureuses) :
"Felix Faure… Le président de la Republique… Dans les bras de sa maîtresse…“ Plus que jamais
l’Atlantide-France me paraissait une terra incognita où nos notions russes n’avaient plus cours156...
À ma très grande surprise, revue en russe, la scène n’était plus bonne à dire. Meme impossible à
dire ! Censurée par une inexplicable pudeur des mots, raturée tout à coup par une étrange morale
offusquée. Enfin dite, elle hésitait entre l’obscénité morbide et les euphémismes qui transformaient
ce couple d’amants en personnages d’un roman sentimental mal traduit157.
En pensant à ses deux langues, français et russe, Aliocha a découvert que même les mots
qui sont similaires en apparence, par exemple le mot « tsar » en français et le mot « царь »158 en
russe, amènent les images tout-à-fait différentes qui sont liées à l'imaginaire national de ces deux
cultures. Petit à petit il comprend que à cause de la connaissance de deux langues, il a une double
vision de monde. Il explique que le mot russe amène avec soi l'image d'un « tyran cruel », tandis
que le mot français « s’emplissait du lumières, de bruits, de vent, d’éclats de lustres, de reflets
d’épaules féminines nues, de parfums mélangés – de cet air inimitable de notre Atlantide »159.
D'ailleurs, Aliocha aperçoit que le français est « la clef de [leur] Atlantide »160, c'est-à-dire, que ce
pays mythique existe seulement dans la langue, et grâce à elle. Même si on ne lit pas son
affirmation dans le contexte de la création littéraire, elle semble vraie parce que dans la vie
quotidienne « la clef » qui ouvre la porte de la culture étrangère est toujours la langue.
Non seulement que l'image d'Atlantide se crée dans cette langue, mais aussi, l'image de la
Russie est largement influencée par sa connaissance de français. Aliocha affirme que pour la
54
première fois de sa vie, il regardait son pays de l'exterieur, et qu'il le voyait en français. Autrement
dit, la connaissance de la langue étrangère lui a permis de voir son propre pays de l'extérieur et en
même temps, grâce à cette connaissance il pourrait rencontrer une autre culture, un Autre. On
parlera dans le chapitre suivant des conséquences négatives de cette double vision, mais
La connaissance de la deuxième langue lui sert aussi pour découvrir le caractère arbitraire
des langues, et lui donne une « surconscience linguistique »161. En apercavant que le même objet
« fleur » peut être de différent genre, en français « une fleur », en russe un « tsvetok », Aliocha
reconnaît que « neither term belongs naturally or inevitably to the concept described and suggests
that only by detaching one-self from a native speaker's immediate perception of meaning can one
become a verbal artist »162. Au contraire des critiques français qui dans le changement de la
langue, c'est-à-dire, le choix du français pour sa langue d'écriture, voient une liberation 163 de sa
propre langue et de sa propre culture, Gabriella Safran explique quel influence la connaissance de
la deuxième langue a sur la réflexion abstraite et comment elle renforce la créativité. En citant
Bakhtine qui écrit que seulement polyglossia (« mnogoiazychie » en russe) libère la conscience
d'écrivain de la tyrannie imposée par sa propre langue, elle argue que dans le cas de Makine [et
d'Aliocha, son alter-ego] l'art se produit par « cross-fertilization »164 de ces deux langues.
culture de l'autre.
161 Agata Sylwestrzak-Wszelaki, Andreï Makine – l'identité problématique, L'Harmattan, Paris, 2010, p. 33
162 Gabriella Safran, « Andrei Makine's Literary Bilinguism anf the Critics », Comparative Literature, Vol. 55, No. 3,
été 2003, p. 256
163 Par exemple : Anne Pons, le journalist de l'Express, dans son texte : « Makine: Non, il n'a pas changé »,
L'Express, le 23 mai1996, p. 126-27
164 Gabriella Safran, « Andrei Makine's Literary Bilinguism anf the Critics », Comparative Literature, Vol. 55, No. 3,
été 2003, p. 259
55
2. 3. Appropriation culturelle dans le Testament français
On a vu que la France était un pays livresque (en ce sens toutes les références, tous les
anecdotes, créent une sorte de l'intertexte) pour le narrateur du Testament français. Elle est crée
par les anecdotes et les photos de la valise sibérienne, mais en ce moment il faut préciser le type
d'anecdotes qu'utilise la grand-mère du narrateur pour lui transmettre sa culture. Déjà au début du
roman, le narrateur nous informe que chaque soir pendant les vacances que lui et sa sœur ont
passé à Saranza, leur grand-mère lisait pour eux « quelques pages de Daudet ou de Jules Verne qui
accompagnaient souvent [leurs] longues soirées d’été »165. Perdus dans le « steppe sans limites »,
ils reçoivent une éducation comme les petits français. À travers des histoires de Charlotte, la
France se constitue comme un pays des merveilles, qui intrigue le garçon. Les petites anecdotes
qui racontent la vie réele, comme celle de la mort du président dans les bras de son amante, et les
textes littéraires se éclaircissent les unes à l'aide des autres, c'est-à-dire que le narrateur, par
exemple, réussit à comprendre une histoire de Maupassant et aussi Mme Bovary, qu'il avait lus au
printemps avant de venir à Saranza, grâce aux « amants de l'Élysée ». Motivé par tout ce qu'il a
appris sur la France de sa grand-mère, Aliocha a lu « tout ce que la bibliothéque de [leur] école
compte finalement qu'il ne s'agit pas d'accumuler autant d'éléments que possible de la culture
française, comme dans la valise de sa grand-mère, mais plutôt de saisir "l'évidence, discrète et
spontanée, de la vie même" »167. Cette vie lui premettra de voir sa propre vie de la distance – la
rencontre avec l'Autre, qui se déroule par le biais de l'appropriation de la culture de l'autre, aidait
au narrateur en quête de son « moi ». En adolescent, il cherche à revivre cette vie en lui-même. Il
165 Andreï Makine, Le testament français, Collection Folio, Mercure de France, Paris, 2010, p. 28
166 Ibid., p. 153
167 Toby Garfitt : « Le pantin désarticulé : la recherche de l'unité dans l'œuvre d'Andreï Makine », in : Margaret Parry
(éd.) ; Marie Louise Scheidhauer (éd.) ; Edward Welch (éd.), Andreï Makine, La rencontre de l'Est et de l'Ouest,
Association Européenne François Mauriac, L'Harmattan, 2004, p. 82
56
décrit comment il passait les soirées d'un été :
J’étais seul, libre. J’étais hereux. En chuchotant, je m’adressais à moi-même en français. Devant
ces façades en trapèze, la sonorité de cette langue me semblait très naturelle. [...]
Chaque demi-heure gagnée sur la nuit étoffait mon mirage français. Je n’appartenais plus ni à mon
temps ni à ce pays. Sur ce petit rond-point nocturne, je me sentais merveilleusement étranger à
moi-même168.
Après la mort de sa mère, il change l'attitude envers la France. Cette fois il la voit comme
un pays phantôme, et la Russie se reveille à lui comme un « ours après un long hiver »169, il se
ressent russe, mais bientôt il decouvrira le pouvoir de mots grâce à un poème de Hugo.
Avant de parvenir à une identité et à une connaissance complète, qui lui permettra de
devenir écrivain, Aliocha s'approprie l'identité de Charlotte, et dans un moment du roman, c'est lui
qui racconte les anecdotes sur la France à ses amis. Il explique : « Je remarquai assez rapidement
qu’il fallait assaisonner mes récits français selon le goût de mes interlocuteurs »171. C'est le
premier pas vers une intégration et vers sa future profession d'écrivain. Ses camarades, qui l'ont
Finalement, déjà en France, et après plusieures années d'exil, Aliocha commence à écrire
son texte, dont le premier titre est Charlotte Lemonnier. Notes bibliographiques. La lettre qui
l'informe sur la mort de Charlotte, change sa vie, mais aussi le titre de son texte. La personne qui
l'appelle pour lui donner le paquet de Charlotte, maladroitement utilise le mot « testament » au
lieu d' « héritage ». Le commentaire que Aliocha fait à propos de cette erreur conduit l'attention du
lecteur vers la nuance entre ces deux mots. Tous les deux, dans ce contexte, sont associés à un
« don posthume venant d'ailleurs, la France, et implique[nt] l'idée d'un héritage culturelle »172,
168 Andreï Makine, Le testament français, Collection Folio, Mercure de France, Paris, 2010, p. 198
169 Ibid., p. 203
170 Ibid., p. 165
171 Ibid., p. 224
172 Rabâa Ben Achour-Abdelkéfi, Appropriation culturelle et création littéraire, Maisonneuve & Larose, Paris, 2005,
p. 17
57
mais, au contraire d' « héritage », il semble que le mot « testament » évoque une idée de la
contituité, au sens que celui qui le reçoit a une obligation implicite de continuer la mission de son
histoires de Charlotte.
Makine, n'est pas seulement un élément dans la création de l'identité de son personnage, mais elle
montre la volonté « de l'auteur de se situer et de situer son œuvre dans une affiliation
culturelle »173. En incluant les vers de Gérard de Nerval et Baudelaire dans le texte du Testament
français, Makine se situe dans cette tradition 174. Gabriella Safran montre l'importance du poème
« Fantasie » dans le roman de Makine. Elle voit les échos du poème dans le thème du roman :
« Nerval presents memory in this poem as the mysterious possibility of a connection to something
long ago and far away, something that may or may not be real »175. D'ailleurs, à travers
l'« odelette » de Nerval, Makine entre en contact avec la tradition française plus ancienne, parce
que Nerval, lui-même, a avoué l'influence de Ronsard. Étant écrivain romantique, De Nerval a
suivi le conseil de Schlegel, et revient à la tradition nationale, mais, au même temps, il utilise la
forme classique. Comme De Nerval, Makine arrive à réconcilier deux traditions différentes, la
russe et française.
Au même temps, en citant les textes des autres écrivains, Makine produit l'intertextualité,
« le lieu de rencontre d'une multiplicité de voix »176, qui, en revanche, donne un qualité
Avant de prolonger notre analyse des éléments qui créent ensemble une identité specifique,
en tant que plurielle, il faut souligner que dans l'œuvre de Makine il existe d'un côté le phénomène
173 Ibid., p. 40
174 Rabâa Ben Achour-Abdelkéfi explique dans son livre les relation entre le Testament français et Voyage en Orient
de Nerval.
175 Gabriella Safran, « Andrei Makine's Literary Bilinguism anf the Critics », Comparative Literature, Vol. 55, No. 3,
été 2003, p. 260
176 Ibid., p. 15
58
de l'appropriation culturelle, et de l'autre, un réfus très fort de certains modèles culturels. En
imaginant ses promenades avec Charlotte, Aliocha exclut de ses parcours possibles « toutes ces
nouvelles pyramides, tours de verre et arcs. Leurs silhouettes se figeraient dans un étrange demain
futuriste qui ne troublerait pas l'éternel présent de nos promenades »177. De même, dans le
Requiem pour l'Est le narrateur décrit ses impréssions d'une exposition à Berlin :
Tout l'Occident était là, dans cette hypocrisie extatique devant un veule barbouillage où il fallait
voir du génie. Ce mensonge partagé était leur contrat social, leur mot de passe mondain, leur non-
conformisme bien-pensant. […] Je regardai la femme [une visiteuse de l'exposition], puis le
tableau, en éprouvant ce mélange de fascination et de dégoût que l'Ouest de tout temps avait
inspiré à l'Est178.
Il semble que le critique Thierry Laurent ait raison en regrettant « qu'il [Makine] n'ait pas
analyse.
Dans une lecture en 1951 Heidegger a défini l'être humain par sa capacité de demeurer.
Selon lui, l'homme est « a being who exists in a human manner-that is who dwells »180. Par contre,
Theodor Adorno, dans son livre Minima Moralia, publié la même année et écrit pendant son exile
en Amérique pendant la guerre, affirme que « le temps de la maison est passé », en faisant
l'allusion à la destruction des maisons et des villes européennes, au grand nombre des réfugiés et
sans-abri181, et de même, au concept de « sang et sol » (Blut und Boden) d'idéologie nazie.
D'ailleurs, il souligne que « désormais, il fait partie de la morale de ne pas habiter chez soi »182.
177 Andreï Makine, Le testament français, Collection Folio, Mercure de France, Paris, 2010, p. 321
178 Andreï Makine, Requiem pour l'Est, Mercure de France, Paris, 2001, p. 77
179 Thierry Laurent, Andreï Makine, Russe en exil, Savoirs et connaissances, Paris, 2006, p. 60
180 Martin Heidegger, « Building Dwelling Thinking », in : Poetry, Language, Thought, (traduit par Albert
Hofstadier), Harper Colophon Books, New York, San Francisco, London, 1975, p. 159
181 Symboliquement son essai est intitulé « Refuge for the homeless », ou en français « Asiles pour sans-abri ».
182 "Today we should add : it is part of morality not to be at home at one's home ». Theodor Adorno, « Refuge for the
homeless », in : Minima Moralia, Reflections on a Damaged Life, (traduit par : E. F. N. Jephcott), Verso, London,
New York, 2005, p. 40
59
Une quarantaine d'années après Heidegger et Adorno, Julia Kristeva donne une nouvelle
signification à l'idée de « ne pas être chez soi ». En suivant le parcours introduit par Sigmund
Freud, elle montre que dans le monde contemporain la notion d'étranger, de celui qui « n'est pas
chez soi », n'est pas liée à une demeure, mais au sentiment personnel : « étrangement, l'étranger
nous habite : il est la face cachée de notre identité »183, écrit elle, et d'ailleurs, elle propose qu' « on
devient étranger dans un autre pays parce qu'on est déjà étranger de l'intérieur »184.
En partant d'un tout à fait différent point de vue, Homi Bhabha introduit la notion de
cette notion à la condition coloniale et post-coloniale, et finalement, à la fiction qui traite les
différences culturelles. De même, il cite une phrase de Salman Rushdie où ce dernier affirme « the
truest eye may now belong to the imigrant's double vision »186, c'est-à-dire, la condition d'immigré
ou exilé pourrait être un avantage, parce que celui qui la possède voit la verité des plusieures
points de vue. Comment nos deux écrivains traitent-ils la problématique d'immigration? Est-ce
que l'immigration pour eux signifie un enrichissement ou plutôt une source des problèmes
existentiels?
nouveau en figure de relation »187, c'est-à-dire, à trouver le moyen par lequel la rupture, qui
d'habitudes, peut être depassée, et par lequel l'écrivain émigré peut renouveler la continuité de sa
183 Julia Kristeva, Julia Kristeva, Étrangers à nous-mêmes, Fayard, Paris, 1989, p. 9
184 Ibid., p. 26
185"Unhomeliness – that is condition of extraterritorial and cross-cultures initiations ». Homi Bhabha, Nation and
Narration, Routledge, London and New York, 1990, p. 9
186 Cité selon : Homi Bhabha, Nation and Narration, Routledge, London and New York, 1990, p. 6
187 Michael Seidel, Exile and the Narrative Imagination, New Haven and London, Yale University Press, 1986, p. X,
cité selon : Nina Nazarova, Andreï Makine, deux facettes de son œuvre, L'Harmattan, Paris, 2005, p. 220
60
2. 4. 1. Étranger à soi-même
« Je parle du voyage comme d'autres parlent de leur maison »188, affirme Maalouf.
Autrement dit, Maalouf se ressent à l'aise dans les voyages et on peut dire la même chose de ses
personnages. Ossyane raconte : « Tout heureux dans ce monde nouveau, où à vrai dire, rien ne
m'éblouissait, mais où j'avais une foule de petits étonnements »189. D'ailleurs, le concept de
Avant de devenir un immigré, on est un émigré ; avant d'arriver dans un pays, on a dû quitter un
autre, et les sentiments d'une personne envers la terre qu'elle a quittée ne sont jamais simples. Si
l'on est parti, c'est qu'il y a des choses que l'on a rejetées – la répression, l'insécurité, la pauvreté,
l'absence d'horizon190.
Même si Ossyane et Tanios rêvent des voyages, il s'agit du phantasme de libération que le
pays étranger devrait leur offrir. Ossyane songe à Montpellier, où se trouve une célèbre faculté de
Médecine. L’Université, qu'Ossyane ne finira d’ailleurs pas, lui sert d’excuse pour quitter la
maison familiale. « À cet âge, je rêvais : le voyage en mer, l'aventure, le dévouement ultime, la
gloire, et plus que tout peut-être ces jeunes filles au visage tourné vers le dieu victorieux 191. ». Du
fait des ambitions de son père, qui lui a prédit la gloire en tant que révolutionnaire, Ossyane se
sent comme un étranger dans sa maison. Ce sentiment est souvent la raison nécessaire pour se
décider à partir.
Dans Le Rocher de Tanios, dès le moment où Tanios constate que son origine n'est pas
totalement claire (dans son village, beaucoup des gens croient qu'il est le fils du cheikh, et non
celui de son père), il a le sentiment, tout comme Ossyane, de ne pas appartenir à la société
villageoise. De plus, l'idéal de vie des gens de son village est une sorte d'hédonisme : des siestes,
des plats délicieux… etc., et au contraire, Tanios veut se dédier entièrement aux sciences. Quand il
188David Rabouin, « Je parle du voyage comme d'autres parlent de leur maison », Magazine littéraire, janvier 2001,
p. 98.
189Amin Maalouf, Les Échelles du Levant, Livre du Poche (première édition : Éditions Grasset & Fasquelle, 1996),
Paris, 2009, p. 70.
190Amin Maalouf, Les Identités meurtrières, Livre du Poche (première édition : Éditions Grasset & Fasquelle, 1998),
Paris, 2008, p. 48.
191Ibid., p. 10.
61
affirme qu'il a déjà appris beaucoup à l'école du pasteur et qu'il veut continuer à apprendre,
Gérios, son père, lui conseille : « Ce que tu as appris est suffisant. Crois en mon expérience, si tu
Dans nos deux romans de Makine, le sentiment d'être étranger dans son propre pays et à
soi-même, est forcement lié à la double appartenance des narrateurs, ou, autrement dit, à l'origine
incertaine de chaque de deux narrateurs. Dans tous les deux romans, le narrateur est orphelin,
même si dans le Testament français, Aliocha découvre sa vraie origine seulement à la fin, et il
existe un personnage féminin qui les introduit à la culture de l'Autre, c'est-à-dire à la culture
dédoublement identitaire, et le sentiment déjà méntionné. Aliocha explique que cette sensibilité
mondes »193. En revanche, il admet qu'il a toujours « vécu en marginal »194 de la vie soviétique, en
2. 4. 2. Le voyage
Qu'est-ce qui nous fait voyager? Selon les mythes fondateurs du voyage, c'est avant tout l'attrait de
l'éxotique, de l'inconnu, de l'autre. Si le voyage nous séduit, c'est parce qu'il implique un certain
dépaysement. Le déplacement physique, l'acte d'aller d'un lieu à un autre, s'accompagne souvent
d'un déplacement mental. L'individu perd ses points de repère habituels et est obligé d'en trouver
d'autres. Il s'expose à la différence, en voyant s'ouvrir devant lui d'autres mondes. Aussi le voyage
peut avoir un effet transformateur, en nous faisant regarder le monde avec des yeux nouveaux 196.
Dans cette citation d'Edward Welch on voit pourquoi le voyage pourrait être séduisant. On
peut dire que les raisons, que Welch évoque, seront les mêmes raisons pour lesquelles, la
littérature migrante attire l'attention de public. D'ailleurs cette perte de repères habituels, et
nécessité de voir le monde avec les yeux nouveaux, jouent un rôle important dans la création de
192Amin Maalouf, Le Rocher de Tanios, Livre du Poche (première édition : Éditions Grasset & Fasquelle, 1993),
Paris, 2009, p. 125.
193 Andreï Makine, Le testament français, Collection Folio, Mercure de France, Paris, 2010, p. 249
194 Ibid., p. 222
195 Ibid., p. 198
196 Edward Welch, « La séduction du voyage dans le Testament français », in : Margaret Parry (éd.) ; Marie Louise
Scheidhauer (éd.) ; Edward Welch (éd.), Andreï Makine, La rencontre de l'Est et de l'Ouest, Association
Européenne François Mauriac, L'Harmattan, 2004, p. 19
62
l'identité de migrant. Comment se réalise cette transformation du monde et du personnage chez
L'élément du voyage a une double fonction dans ces deux romans de Maalouf.
Premièrement, le voyage197, est un élément structurant des récits, et deuxièmement, du fait des
voyages « les protagonistes sont obligés de se frotter à des modes de vie et de pensée différents, à
entrer dans des interactions culturelles », c'est-à-dire que le voyage a une fonction dans la
construction de l'identité des personnages. « […] aucun des personnages n'est pas assigné à un lieu
comme à une identité. Maalouf reprend ici la thématique du nomadisme, commune à de nombreux
écrivains de l'exil qui, bien souvent, ne se reconnaissent de véritable territoire que dans
migrante »199.
Les fonctionnes du voyage chez Makine sont similaires à celles présentes chez Maalouf.
Dans le Testament français on a deux types du voyage : voyage imaginaire et voyage réel, mais
tous les deux structurent l'histoire de roman. Ces voyages s'effectuent en traversant l'espace, mais
aussi, les temps. Le voyage imaginaire relie la fin du XIXème siècle avec la fin du XXème, en
raccontant la vie des gens en migrations constantes. Dès le début du roman, Aliocha nous racconte
Et sur notre balcon, une Française nous parlait de la barque qui traversait une grande ville incodée
et accostait le mur d’un immeuble… Nous nous secouâmes en essayant de comprendre où nous
étions. Ici ? Là-bas? Non, ce n’était pas la première fois que nous remarquions ce dédoublement
dans notre vie. Vivre auprès de notre grand-mère était déjà se sentir ailleurs.200
et ensuite :
Elle parla, le balcon se détacha lentement du mur et plana en s’enfonçant dans l’ombre odorante de
197Dans Les Échelles la famille d'Ossyane s'est déplacée d'Istanbul à Adana, Ossyane va deux fois en France, lui et
Clara circulent dans le Proche-Orient ; dans Le Rocher Tanios est exilé en Chypre où il rencontre des gens qui
viennent des cultures différentes.
198Evelyne Argaud, « Les Appartenances multiples chez Amin Maalouf », Français dans le monde, janvier-février
2006, p. 34.
199Danielle Dumontet, « Pour une poétique de l'écriture migrante. L'exemple du Québec », in Danielle
Dumontet/Frank Zipfel (eds.), Écriture migrante/ Migrant Writing, Georg Olms Verlag AG, Hildesheim, 2008, p.
93.
200 Andreï Makine, Le testament français, Collection Folio, Mercure de France, Paris, 2010, p. 32-33
63
la steppe201.
de cette France imaginaire. « Ce pays exotique »202, Atlantide, qui selon Nina Nazarova ressemble
à « un patchwork et [qui] représente[...] tous les traits que les russes attribuent à la France et aux
français »203, et la rencontre avec l'Autre, bien qu'il soit imaginaire (il faut dire qu'en Russie à
l'époque de rideau de fer, c'était presque le seul mode de voyage), enrichissent la perception du
garçon/narrateur. D'un côté, il devient conscient qu'il pourrait exister une vie différente de la vie
en Russie, il decouvre « que le repas, oui, la simple absorption de la nourriture, pouvait devenir
une mise en scène, une liturgie, un art »204 et qu'il existe de quelque part « un peuple d’une
d’aimer »205. De l'autre côté, grâce à sa connaissance d'une autre culture, d'un autre pays, il peut
prendre la distance critique envers son propre pays. Il explique : « Pour la première fois de ma vie,
je regardais mon pays de l’extérieur, de loin, comme si je ne lui appartenais plus. Transporté dans
une grande capitale européenne, je me retournais pour contempler l’immensité des champs de blé
et des plaines neigeuses sous la lune »206. D'ailleurs, le narrateur (encore en garçon et avant ses
voyages réels) désire que « la France greffée dans [son] cœur, étudiée, explorée, apprise, fasse de
Dans le Requiem pour l'Est, la narration se base aussi sur le voyage et vagabondage sans
fin du narrateur, mais aussi de ses prédécesseurs. Au contraire du Testament français, où il y existe
le phénomène de « double voyage », celui du voyage imaginaire et du voyage réel, dont le premier
porte exclusivement les conotations positives, dans le Requiem le seul voyage s'effectue dans la
réalité (même si cette réalité n'est pas toujours la réalité du narrateur), et il s'agit quasi toujours
201 Ibid., p. 48
202 Ibid, p. 123
203 Nina Nazarova, « Atlantide française et Atlantide russe », in : Margaret Parry (éd.) ; Marie Louise Scheidhauer
(éd.) ; Edward Welch (éd.), Andreï Makine, La rencontre de l'Est et de l'Ouest, Association Européenne François
Mauriac, L'Harmattan, 2004, p. 58
204 Andreï Makine, Le testament français, Collection Folio, Mercure de France, Paris, 2010, p. 121
205 Ibid., p. 122
206 Ibid., p. 58
207 Ibid., p. 168
64
d'un type d'exil, plus ou moins volontaire. En fait, dans chaqun des romans (en ce qui concerne les
voyages réels), le narrateur et les autres personnages sont en pérpetuel déplacement, c'est-à-dire,
même s'il existe un point de départ, rien ne garantit pas qu'il existerait un point d'arrivée définitif.
En ce sens, Agata Sylwestrzak-Wszelaki propose que « le héros de Makine peut être désigné
comme homo viator »208. D'ailleurs, elle souligne que dans la plupart des voyages qu'effectuent les
héros makiniens, il s'agit de l'expérience de l'émigration, mais cette question s'articule sur un
mode plutôt « individuel que social ou collectif »209, c'est-à-dire, Makine ne raconte pas les exodes
des peuples, ou les migrations collectives, mais il se focalise sur le destin particulier, personnel.
Dans chaque de ces destins, il se trouve un peu du destin personnel de notre écrivain, et de même,
dans les voyages de ses personnages on découvre les parcours que Makine a accomplis (par
exemple dans le Requiem pour l'Est, le narrateur en tant qu’espion soviétique visite le Yémen, l'
Angola, l'Afghanistan, etc. - toutes les destinations que l'auteur, lui-même, a visité).
On a dit que le voyage imaginaire a des connotations positives, mais parfois, le voyage
réel peut être effectué avec un enthousiasme initial. Par exemple, dans le Testament français,
Aliocha, en se rappelant de son premier depart pour la France, affirme qu'il était exalté par son
voyage:
J’avais vingt-cinq ans. Mon voyage m’exaltait. Je savais déjà que je partais pour longtemps. Ou
plutôt que ce séjour en Europe se prolongerait bien au-delà des deux semaines prévues. Il me
semblait que mon départ allait ébranler le calme de notre empire engourdi, que tous ses habitants
ne parleraient que de ma fuite, qu’une nouvelle époque s’ouvrirait dès mon premier geste, dès ma
première parole prononcée de l’autre côté de la frontière. Je vivais déjà de ce défilé de visages
nouveaux que j’allais rencontrer, de l’eclat des paysages révés, de l’excitation du danger 210.
Mais la réalité qu'il rencontre est tout à fait différente de ce qu'il a imaginé à la base des
histoires de Charlotte. Il subitement constaterait que « c’est en France que [il] failli[t] oublier
définitivement la France de Charlotte… »211. Ensuite, il a reconnu que le voyage est devenu pour
lui un mode d'existence, et non seulement voyage, mais aussi l'exil. Ce sentiment, que Homi
208 Agata Sylwestrzak-Wszelaki, Andreï Makine – l'identité problématique, L'Harmattan, Paris, 2010, p. 203
209 Ibid., p. 204
210 Andreï Makine, Le testament français, Collection Folio, Mercure de France, Paris, 2010, p. 292
211 Ibid., p. 297
65
Bhabha appelle « unhomeliness », dans les romans de Makine est largement lié à la disparation
réelle de son pays natal, l'Union soviétique. Dans le Testament français, le narrateur commence à
mettre en question le but de sa vie, quand il entende pour la chute de l'USSR, parce qu'avant cet
evenement il travaillait dans une station de radio qui a emitté le programme dissident et
subverssif. Il explique :
Ce pays allait bientôt changer de nom, de régime, d’histoire, de frontières. Un autre pays allait
naître. On n’avait plus besoin de nous212.
et d'ailleurs
ce n’était pas seulement une station de radio qui disparaissait, mais notre époque elle-même. […]
Nous restions devant ce vide, tels des personnages en cire d’un cabinet de curiosités, des reliques
d’un empire défunt. […] Exil comme mode d’existence?213
et
Non, ces années n’étaient qu’un long voyage auquel je réussissais, de temps en temps, à trouver un
but. Je l’inventais au moment du départ, ou déjà en route, ou même à l’arrivée quand il fallait
expliquer ma présence ce jour-là, dans cette ville-là, dans ce pays plutôt que dans un autre214.
De la même manière, le narrateur du Requiem pour l'Est décrit son sentiment après la
chute de l'USSR. Il utilise un métaphor corporel, dont il met en relation la perte du pays natal et
Plus tard, dans la nuit, je pensai à cette douleur fantôme qu'éprouve un blessé après l'amputation. Il
sent très charnellement, la vie du bras ou de la jambe qu'il vient de perdre. Je me disais qu'il en
était ainsi pour le pays natal, pour la patrie, perdue ou réduite à l'état d'une ombre, et qui s'éveille
en nous, à la fois déchirement et amour, dans les pulsations les plus intimes des veines rompues 216.
Il ne faut pas oublier, en parlant de la thématique d'exil chez Makine, qu'il existe aussi un
exil d'une partie de la Russie à l'autre. En ce cas, il s'agit toujours de l'exil forcé par le pouvoir
étatique ou par la guerre. On a un bel exemple de ce type d'exil dans le Requiem pour l'Est où le
narrateur, en raccontant l'histoire de Pavel, son père, qui est devenu un des soupçonnés après la
Seconde guerre mondiale, explique : « Il fallait tout simplement s'éloigner de plus en plus de
Stalingrad, se rendre invisible […] Il quitta la région de la Volga en se dirigeant vers l'ouest puis,
66
d'un hasard à l'autre, se mit à descendre vers le sud […] »217. Il est difficile de dire si ce type d'exil
enrichit (au sens positif) d'une manière ou de l'autre la vie de ceux qui l'ont connu. On laissera à
côté cette expérience, et on poursuivra notre analyse en examinant les effets positifs que l'exil
pourrait amèner avec soi, c'est-à-dire, la rencontre avec l'Autre, qui finalement conduit les
narrateurs de nos deux romans, et particulièrement, celui du Testament français, vers une
En évoquant les concepts issus des travaux philosophiques de Deleuze et Guattari, Agata
compensatoire par lequel le sentiment idenitaire retrouve un sens. Dans leurs travaux Deleuze et
mais on ajoutera qu'il pourrait se réferer aussi à l'appartenance culturelle, mais sans perte totale de
« Dans tout ce que j'écris, j'ai le sentiment de mener un combat, mon combat, depuis
toujours le même. Contre la discrimination, contre l'exclusion, contre l'obscurantisme, contre les
identités étroites, contre la prétendue guerre des civilisations »220, explique Maalouf. On a vu que
ses personnages principaux enrichissent leurs identités pendant les voyages et par le biais de leur
67
plurilinguisme. Ils sont ouverts aux autres traditions et cultures, qu’ils les respectent et parfois
même adoptent. Ils ne sont porteurs « d'une identité essentialiste et exclusive »221. De ces
ouverture d’esprit leur permet de résister (au niveau microstructurel) aux conflits, à la haine, aux
guerres (au niveau macrostructurel des récits). Dans deux romans d'Andreï Makine, qui sont
l'objet de notre recherche, parmi tous les autres, le personnage de Charlotte, la grand-mère du
narrateur du Testament français, serait le plus bel exemple de ce type de la résistance. Bien sûr,
les personnages principaux de ces romans sont aussi les porteurs des valeurs interculturelles,
du voyage. D'ailleurs, le narrateur du Requiem pour l'Est, même s'il participe aux guerres, montre
une attitude pacifiste en critiquant les deux pouvoirs mondiaux, la Russie et les États-Unis qui
produissent toutes les guerres en créant par la remodelation de l'histoire des « haines
Dans Le Rocher de Tanios, on voit Tanios (après le procès contre l'émir dont il a été
traducteur) dans son village, où il est choisi comme juge par celui-là même qui l’avait contraint à
l'exil. Tout le monde le presse de condamner cet homme à mort, mais il ne veut pas continuer les
Dans le deuxième roman de Maalouf, qui entre dans notre analyse, Les Échelles du Levant,
[…] les mots d'occupation et d'occupant ne produisaient pas chez moi l'effet de révolte immédiat
qu'ils pouvaient produire sur un Français. Je viens d’une région du monde où il n'y a eu, tout au
long de l'histoire, que des occupations successives, et mes propres ancêtres ont occupé pendant des
siècles une bonne moitié du bassin méditerranéen. Ce que j'exècre, en revanche, c'est la haine
raciale et la discrimination. Mon père est turc, ma mère était arménienne, et s'ils ont pu se tenir la
main au milieu des massacres, c'est parce qu'ils étaient unis par leur refus de la haine 223.
221Pascale Solon, « Ecrire l'interculturalité : l'exemple de l'écrivain francophone Amin Maalouf », p. 163-177, in
Hans-Jürgen Lüsebrink (éd. et introd.) ; Katharina Städtler (éd.), Les Littératures africaines de langue française à
l'époque de la postmodernité : État des lieux et perspectives de la recherche, Oberhausen, Allemagne, Athena,
2004, p. 171.
222 Andreï Makine, Requiem pour l'Est, Mercure de France, Paris, 2001, p. 265
223Amin Maalouf, Les Échelles du Levant, Livre du Poche (première édition : Éditions Grasset & Fasquelle, 1996),
Paris, 2009, p. 79.
68
Ossyane suit l'exemple de ses parents. Sa rencontre avec Clara, leur relation et enfin leur
mariage sont les symboles de cette lutte contre la discrimination et la haine. Il ne faut pas oublier
qu'ils se sont rencontrés pour la première fois dans un appartement où ils étaient cachés comme
membres de la Résistance. Ensuite, ils se sont mariés juste avant le début de la guerre israélo-
arabe où ils auraient du être ennemis : lui du côté des arabes, et elle avec les juifs. Relevons par
ailleurs qu’à son arrivée au Proche-Orient avec son oncle, elle avait fondé une organisation dans
Elle ne supportait pas l'idée qu'au lendemain même de la défaite du nazisme, deux peuples détestés
par Hitler se dressent l'un contre l'autre, en arrivant à s'entre-tuer, chacun étant persuadé d'être
parfaitement dans son droit et unique victime d'une injustice. […] Cette fois, elle résistait à la
guerre224.
Maalouf, cette manière de faire et l’attitude qui lui est inhérente conduisent aux guerres, comme
on l’a vu dans l'exemple cité ci-dessus. « Je suis toujours pour la conciliation, la réconciliation, et
Non seulement les personnages Ossyane et Clara sont contre cette « fermeture d'esprit »,
autrement dit, contre le repli de chaque communauté sur elle-même : mais de plus, ils sont prêts à
se mettre à la place d’autrui pour mieux comprendre les problèmes de cet autre 226 et ceux de sa
communauté – car on peut être plus objectif si on garde une certaine distance. Ossyane se
souvient que « Lorsque Clara me contredisait, c'était pour aller plus loin dans le sens des Arabes,
pour me dire que je devrais mieux les comprendre ; et moi, quand je la reprenais, c'était pour lui
Cette inversion de perspectives (dans un sens absolument positif) est possible à cause de la
libération d'une identité fixe et invariable, qui est remplacée par une identité composée.
224Ibid., p. 134.
225Ibid., p. 166.
226 Selon Julia Kristeva on peut connaître l'Autre seulement si on se met à sa place. Elle explique : « Vivre avec
l'autre, avec l'étranger, nous confronte à la possibilité ou non d'être un autre. Il ne s'agit pas simplement –
humanistement – de notre aptitude à accepter l'autre ; mais d'être à sa place, ce qui revient à se penser et à se faire
autre à soi-même ». Julia Kristeva, Étrangers à nous-mêmes, Fayard, Paris, 1989, p. 25
227 Amin Maalouf, Les Échelles du Levant, Livre du Poche (première édition : Éditions Grasset & Fasquelle, 1996),
Paris, 2009, , p. 169.
69
Dans le Requiem pour l'Est de Makine, le narrateur prend la position contre la haine,
même s'il le fait dans une manière assez différente de celle des personnages de Maalouf : etant
éspion soviétique, il participe aux guerres, mais après son retrait (après la chute de l'Union
soviétique), il les critique passionnément. Pourquoi Makine a-t-il choisi pour son personnage une
profession si problématique? Pourquoi a-t-il eu besoin d'un espion pour critiquer les guerres?
L'espion voit les choses que nous ne voyons pas. D'où viennent les armes, l'argent pour les armes?
De ces mêmes pays dont les intellectuels pérorent dans les salons en disant : " Ah, les pauvres
idiots qui s'entre-tuent... " les armes sont payées avec le pétrole, avec le diamant, avec l'or, avec la
mort des autres228.
Cet espion dans sa critique des conflits va bien au-delà de ce qu'est critiqué par Maalouf et
ses personnages. Pour lui, l'explication des guerres par les conflits tribaux et identitaires (au sens
de l'identité univoque) n'est pas suffisant : il essaie de trouver les premières sources, qui sont
finalement matérielles, c'est-à-dire, dans chaque conflit en jeu entrent les pouvoirs mondials et
leurs intérêts. Il constate avec un certain pessimisme que « c'étaient les grandes guerres qui avaient
une fin pas les petites qui n'étaient que leur prolongement en temps de paix »229. De même, il met
en lumière que ces conflits identitaires, que Maalouf critique, pourraient être crées par les
pouvoirs, tels la Russie ou les États-Unis : « Quelque antropologue de service va trouver autant
d'ethnies qu'il le faut et on leur apprendra qu'elles se sont toujours détestées et qu'elles n'ont qu'à
s'entre-tuer »230. Ces guerres crées peut avoir pour but final soit le profit materiel pour leurs
créateurs (par exemple, l'huile moins chère, ou le nouveau marché pour l'armement produit par
ceux mêmes qui créent la guerre, ou l'espace où cet armement sara testé) soit le profit immatériel,
au sens de création de l'image positive pour leurs créateurs cachés qui se montreront pacificateurs.
Cette vision de la guerre sans fin qu'offre le narrateur du Requiem pour l'Est, pourrait
tromper le lecteur en le faisant croire que Makine soit profondement pessimiste. Par contre, dans le
Testament français, en créant le personnage de Charlotte, cette Française qui parfois comprend la
70
Russie mieux que les Russes, Makine montre qu'on peut trouver un être humain qui, malgré tous
les malheurs vécus, croit encore aux valeurs humanistes, et qui resiste à la haine et la bigoterie. La
vie de Charlotte couvre une grande periode de l'histoire russe/soviétique – presque du début du
XXème siècle jusqu'aux années quatre-vingts. Elle, qui a survécu à la Première et la Deuxième
guerre mondiale en travaillant comme infirmière de la Croix Rouge, qui a vu les conséquences de
la famine en Ukraine, qui a été violée par les Ouzbeks, etc., elle a réussi à guarder sa tranquilité et
de même, elle a réussi à enseigner son petit-fils les valeurs interculturelles, tels l'amour et le
respect pour l'Autre et son culture. Il explique : « C’était Charlotte qui m’avait appris à distinguer
les silhouettes parisiennes au milieu d’une grande ville industrielle sur la Volga, c’est elle qui
m’avait enfermé dans ce passé révé d’où je jetais des coups d’œil distraits sur la vie réelle »231. De
même, grâce à Charlotte et la langue française que le narrateur et sa sœur ont appris d'elle, ils
devant le magasin pour la portion des oranges. En se souvenant de ce jour, le narrateur nous
racconte ses sentiments : d'un côté, il ne s'est pas ressenti supérieur aux ces gens qui se pressaient
dans la file, parce qu'ils appartenaient tous à la même classe « celle des gens qui pataugeaient dans
une neige piétinée au milieu d’une grande ville industrielle, aux portes d’un magasin, en espérant
remplir leurs sacs de deux kilos d’oranges »232 ; mais de l'autre côté en entendant les mots en
français que sa sœur lui a dit en évoquant le banquet de Cherbourg, il s'est ressenti différent :
Tout simplement, l’instant qui était en moi – avec ses lumières brumeuses et ses odeurs marines –
avait rendu relatif tout ce qui nous entourait : cette ville et sa carrure très stalinienne, cette attente
nerveuse et la violence obtuse de la foule. Au lieu de la colère envers ces gens qui m’avaient
repoussé, je ressentais maintenant une étonnante compassion à leur égard : ils ne pouvaient pas, en
plissant légèrement les paupières, pénétrer dans ce jour plein de senteurs fraîches des algues, des
cris de mouettes, du soleil voilé233.
Peut-être il faut chercher les raisons pour cette resistance réussie, que Charlotte montre,
dans sa double origine. Elle, dont la mère était française et le père était russe, n'appartient ni à la
231Andreï Makine, Le testament français, Collection Folio, Mercure de France, Paris, 2010, p. 200
232 Ibid., p. 68
233 Ibid., p. 69
71
Russie ni à la France. Makine fait plusieurs allusions à cette double appartenance. La position
frontière de la maison de Charlotte, qui est « figée à la bordure des steppes »234 et « à la limite de
Charlotte, le lieu où se mélagent sans se heurter, les cultures russe et française »235. D'ailleurs, la
combinaison de son prénom français, légèrement russifié, Charlota, et de son prénom de père,
insolite. Dans la communication avec ce même Gavrylitch, dont l'apparition dans le court effraie
les babouchkas, le rôle de médiateur de Charlotte est clairement visible. Non seulement qu'elle est
médiateur entre deux mondes lointains (pour ses grand-fils), tels le monde russe et le monde
français, mais aussi dedans le monde russe, elle atténue les tensions entre les différentes classes
sociales : les babouchkas qui représentent les valeurs traditionelles, et Gavrylitch, « un homme qui
bravait les miliciens en bloquant la circulation de la rue principale […] un homme qui fulminait
Dans le Requiem pour l'Est, la française, « une étrangère qui a depuis longtemps perdu son
nom d'origine, et qui répond au prénom de Sacha »238 partage la même fonction de la médiatrice
avec Charlotte du Testament. Elle, aussi, introduit le narrateur aux langue et culture française,
mais en plus, elle a risqué la vie pour protéger le narrateur, l'enfant de ses amis, et avant cet
événement elle était seule personne qui les visitait dans leur abri dans le bois et les aidait.
« Étrangère, elle, prenait plus de liberté avec les pesantes lois et habitudes qui gouvernaient ce
pays et qu'elle ne croyait pas absolues »239. Par son geste, les lois vraiment cessent d'être absolues,
de même manière que l'isolation des parents de narrateur a cessé d'être absolue grâce à son
courage.
234 Ibid., p. 37
235 Rabâa Ben Achour-Abdelkéfi, Appropriation culturelle et création littéraire, Maisonneuve & Larose, Paris, 2005,
p. 76
236 Andreï Makine, Le testament français, Collection Folio, Mercure de France, Paris, 2010, p. 36
237 Ibid., p. 36
238 Andreï Makine, Requiem pour l'Est, Mercure de France, Paris, 2001, p. 128
239 Ibid., p. 247
72
***
En analysant les composantes de l'identité, on a montré que tous les deux écrivains
utilisent les mêmes ou similaires éléments dans la création de leurs personnages. Ces éléments
correspondent aux théories de l'identité de l'émigré proposées par les théoriciens des cultural
studies, mais aussi à celles proposées par Julia Kristeva, du côté de la psychanalyse.
Pourtant, les mêmes éléments chez un et chez l'autre écrivain peuvent avoir les fonctions
différentes. Par exemple, dans l'œuvre de Maalouf, le plurilinguisme principalement sert à assurer
à ses personnages la communication directe avec l'Autre, bien que chez Makine la conaissance de
deux langues (le bilinguisme) soit le moyen qui permet l'appropriation culturelle, au sens d'un
enrichissement de l'identité mais aussi de l'œuvre qui devient l'intertexte. De même, grâce à
D'ailleurs, l'analyse des voyages et de l'expérience de l'exil a montré qu'il faut se sentir
étranger chez soi pour décider de se deplacer, mais aussi, elle a montré comment ce deplacement
peut être positif et fértile pour la complétion d'une identité qui va au-delà des limites nationales,
éthniques, religieuses.
les héros de tous les écrivains peuvent se positioner en déhors des conflits, qu'ils critiquent et
73
ΙΙΙ. L'identité composée ou comment guérir de la blessure identitaire 240
240 Plusieurs authors parlent de la blessure identitaire de l'émigré ; parmi eux, Julia Kristeva qui explique que « une
blessure secrète, souvent inconnue de lui-même, propulse l'étranger dans l'errance ». Julia Kristeva, Étrangers à
nous-mêmes, Fayard, Paris, 1989, p. 13
74
3. 1. Les appartenances multiples
[...] il me semble que le monde a besoin aujourd'hui d'une nouvelle conception de l'identité.
Jusqu'ici, on pouvait se satisfaire de la conception traditionnelle, qui consiste à considérer qu'il y a,
pour chacun, une appartenance essentielle, le plus religieuse, nationale, ou ethnique, et que toute
autre appartenance est secondaire ; la conception que je préconise est celle qui consiste à assumer
l'ensemble de ses appartenances, sans considérer qu'elle s'excluent les unes et les autres 241.
avec les théoriciens des cultural studies, qui se demandent « d'où vient alors ce besoin de débattre
à nouveau de l'"identité"? »242. Ces théoriciens confrontent l'identification qui « se construit sur la
reconnaissance de caractéristiques ou d'une origine communes avec une autre personne, avec un
sur ce fondement »243 (cette identification correspond à ce que Maalouf appelle « la conception
toujours "en cours" »244 (qui correspond plus ou moins à la deuxième conception de Maalouf).
D'où vient ce besoin d’une nouvelle conception de l’identité? Qui a besoin de l'"identité"?
Maalouf explique :
[…] je n'ai pas beaucoup de sympathie pour les sociétés monochromes où l'on parle sans retenue
de "nous" et des "autres". Je n'ai jamais senti que j'appartiens exclusivement à un "nous", quel qu'il
soit ; et les "autres", pour moi, ne sont jamais totalement "autres". Je me méfie des communautés
fermées, des tribus, des nations [...]245.
D'ailleurs, les théoriciens des cultural studies, ainsi que Maalouf, basent leur réflexion sur
241Egi Volterrani, « Amin Maalouf. Identité à deux voix » (entretien avec Amin Maalouf), [en ligne] texte disponible
sur le site : http://www.aminmaalouf.org (pages consultées 29 mai 2010)
242Stuart Hall, « Qui a besoin de l' "identité"? », in: Stuart Hall, Identités et Cultures, Politique des cultural studies,
Éditions Amsterdam, Paris, 2008, p. 267.
243Ibid., p. 269.
244Ibid., p. 269.
245Egi Volterrani, « Amin Maalouf. Identité à deux voix » (entretien avec Amin Maalouf), [en ligne] texte disponible
sur le site : http://www.aminmaalouf.org (pages consultées 29 mai 2010)
75
est un phénomène quotidien. Ils refusent la dichotomie discriminatoire « soit l'un soit l'autre »
dans la définition de l'identité : une personne ne devrait pas s'identifier comme, par exemple, « le
noir » ou « l'anglais », car elle peut être en même temps « le noir » et « l'anglais ». « Les
appartenances multiples peuvent coexister au sein d'une même individualité et ces cohabitations
dessinent des êtres pluriels, sans qu'ils soient déchirés ou incapables de relier les fragments
identitaires dont ils sont composés »246, autrement dit, il existe une différence entre l'identité au
singulier, et les appartenances, au pluriel. Maalouf souligne : « Je pense que chacun d'entre nous a
Selon Maalouf et les théoriciens des cultural studies, « l'identité ne signale pas un sujet
stable et central qui se développerait sans altération entre un commencement et un fin, à travers
les vicissitudes de l'histoire »248. Par contre, l'identité est variable, elle se change, elle se
n'est pas donnée une fois pour toutes, elle se construit et elle se transforme tout au long de
Même si on ne trouve pas les notions théoriques sur l'identité, sa création et son
changements dans l'œuvre de Makine, il ne faut que jeter un coup d'œil sur la manière dont
Makine a crée son personnage principal dans le Testament français pour voir qu'il était forcement
vers ses appartenances, française et russe, tout au long du roman, par rapport aux changements des
circumstances que l'entourent : parfois il se ressent plus russe que français, et parfois, sa francité
domine. Seulement vers la fin du roman, notre personnage parviendra à une réconciliation de ses
246Evelyne Argaud, « Les Appartenances multiples chez Amin Maalouf », Français dans le monde, janvier-février
2006, p. 36.
247Maurice Tournier, « Identité et appartenances. Entretien » (avec Amin Maalouf), Mots, Les langages du politique,
mars 1997, p. 123.
248Stuart Hall, « Qui a besoin de l' "identité"? », in: Stuart Hall, Identités et Cultures, Politique des cultural studies,
Éditions Amsterdam, Paris, 2008, p. 270.
249Amin Maalouf, Les Identités meurtrières, Livre du Poche (première édition : Éditions Grasset & Fasquelle, 1998),
Paris, 2008, p. 31.
76
Dans ses essais, Maalouf introduit une nouvelle idée à la réflexion sur l'identité. Au
contraire des identités fragmentées et fracturées (Stuart Hall), il propose une identité composée de
toutes les appartenances, c'est-à-dire, une identité unifiée et complète, à laquelle correspond aussi
Pour parvenir à cet idéal, une personne devrait être ouverte à l'Autre, mais aussi à elle-
même, au sens de la possibilité d'adopter toutes ses appartenances. Ce processuss d'adoption peut
être problématique, et la personne se ressent parfois déchirée et isolée de son entourage, dont
D'ailleurs, ces personnes, ouvertes à l'Autre et à elles-mêmes, qui sont parfois les êtres
frontières, êtres pluriels, « ceux qui se trouvent […] à la frontière entre deux nations, entre deux
ethnies »250, ont souvent le rôle du médiateur dans la communication et dans l'interaction
interculturelle. Ils « peuvent être une sorte de "liant" pour les sociétés »251. Leur rôle et la
communication interculturelle sont importants, parce que « les conflits dans le monde aujourd'hui
explique que : « À cause de sa double appartenance, le héros makinien se voit étranger à lui-
même »253. Au contraire de Maalouf, dont les personnages surpassent facilement les problèmes
posés par leurs appartenances multiples (il semble que Maalouf les ait créés en gardant toujours à
l'esprit l'idée qu'il faut montrer à travers ses œuvres littéraires qu'une identité non-conflictuelle
puisse exister), Makine, dans son Testament français, décrit une évolution difficile d'un
250Egi Volterrani, « Amin Maalouf. Identité à deux voix » (entretien avec Amin Maalouf), [en ligne] texte disponible
sur le site : http://www.aminmaalouf.org (pages consultées 29 mai 2010)
251Ibid.
252Ibid.
253 Agata Sylwestrzak-Wszelaki, Andreï Makine – l'identité problématique, L'Harmattan, Paris, 2010, p. 140
77
enfant/adolescent déchiré et isolé, qui se ressent parfois exilé dans son propre pays, et pour lequel
« être disposé à différence, à l'alterité, est […] une chose de pertubateur, et même
traumatisant »254, vers un écrivain reconnu et bien intégré en France, le pays des ses rêves et de
son exil.
Dès sa première enfance il se pose des questions sur les différences entre deux mondes,
russe et français, auxquels il est lié par les liaisons familiales (Charlotte, sa grand-mère maternale,
joue le rôle de médiateur entre ces deux mondes). En regardant les photos, qu'il trouve dans la
« valise sibérienne » de Charlotte, il perçoit un grand écart qui sépare (au niveau d'apparence) les
membres familiaux de côté français et de côté russe : par exemple, son arrière-grand-mère,
Albertine, « cette femme ravissante, au visage pur et fin entourné de boucles soyeuses » et son
arrière-grand-père, « ce viellard dont la barbe blanche est divisée en deux tresses rigides
semblables aux défenses d'un morse »255. Il ne peut pas comprendre ce qu'elle, Albertine,
française, pouvait avoir en commun avec cet homme, russe et barbare, et cette question –
comment mettre ensemble deux choses tellement différentes, deux appartenances confrontées
Russie communiste, la France démocratique) – restera la question de sa vie, parce que tout au long
de son enfance, adolescence, et une grande partie de sa vie adulte, il essaiera de les concilier. Il ne
faut pas oublier que l'histoire du Testament français se déroule en Russie à l'époque communiste,
où les enfants de l'école étaient preparés à combattre l'ennemi occidental, et qu'entre ces deux
mondes, la Russie et le monde occidental, « une frontière, plus infranchisable que n’importe
78
« vivre auprès de [sa] grand-mère était déjà se sentir ailleurs »258. Parfois, encore enfant, il ne peut
Autour de nous s'étendait l'énorme empire, puisant un orgueil particulier de l’exploration de ce ciel
insondable au-dessus de nos têtes. L’empire avec sa redoutable armée, avec ses brise-glace
atomiques éventrant le pôle Nord, avec ses usines qui devaient bientôt produire plus d’acier que
tous les pays du monde réunis, avec ses champs de blé qui ondoyaient de la mer Noire jusqu’au
Pacifique… Avec cette steppe sans limites.
Et sur notre balcon, une Française nous parlait de la barque qui traversait une grande ville incodée
et accostait le mur d’un immeuble… Nous nous secouâmes en essayant de comprendre où nous
étions. Ici ? Là-bas ? Dans nos oreilles s’éteignait le chuchotement des vagues 259.
Malgré tous les obstacles réels, tels le rideau de fer, la censure des informations et des
livres, l'interdiction d'entrée dans certains villes russes (parmi eux, la ville natale du narrateur) aux
étrangers, le narrateur, sous l'influence des histoires de Charlotte, ressent un enorme « désir
d'entrer en communication plus intime avec le goût et l'esprit français »260. Pour réaliser son but, il
lit tous les livres historiques et littéraires disponibles dans la bibliothèque de son école, il étudie la
langue française, et réalise les voyages imaginaires en France. Pourtant son attitude envers son
héritage français change plusieurs fois au long du roman. Parfois, il a l'impression que sa « greffe
française » ne l'empeche pas de mener une existence semblable à celle de ses camarades. Au
contraire, de temps en temps, sous la pression des moqueries des ces mêmes camarades, il regrette
de ne pas avoir « un seul regard sur la vie »261, mais « malgré ses efforts, il devient clair qu'il lui
est impossible de trouver son état d'origine, son innocence monolingue »262. Il se pose la question
si cette double vision lui donne l'avantage ou elle est « un handicap, une tare »263.
Les tensions identitaires deviennent de plus en plus visibles pendant la période adolescente
de la vie du narrateur. Comme tous les adolescents, il cherche à établir une identité stable et à la
fois il se veut un membre de groupe des ses collègues de la classe, mais « la société miniature de
258 Ibid., p. 33
259 Ibid., p. 32-33
260 Ibid., p. 56
261 Ibid., p. 66
262 Edward Welch, « La séduction du voyage dans le Testament français », in : Margaret Parry (éd.) ; Marie Louise
Scheidhauer (éd.) ; Edward Welch (éd.), Andreï Makine, La rencontre de l'Est et de l'Ouest, Association
Européenne François Mauriac, L'Harmattan, 2004, p. 21
263Andreï Makine, Le testament français, Collection Folio, Mercure de France, Paris, 2010, p. 66
79
[ses] collègues manifestait à [son] égard tantôt une condescendance distraite […] tantôt une
grande agressivité dont la violence collective [le] laissait pantois »264. On peut dire que la
deuxième partie du roman, qui correspond à l'adolescence du narrateur, est caractérisée par un
réfus fort de son appartenance française. « Le héros cherche à se recréer une origine compatible
avec les circonstances parce qu'il souffre l'exclusion de la part de l'entourage »265. De même, il lui
Par contre, l'influence de la vie et de la réalité russe (il ne faut pas oublier que la France à
cette époque était encore le pays exclusivement livresque, l'Atlantide) devient plus en plus forte, il
resssent la Russie qui se réveillait en lui comme « un ours après long hiver, »267, et à la fois, sous
la pression de cette nouvelle identité russe, « la greffe française dans [son] cœur se mit à [lui]
faire, par moments, très mal »268. De plus, toutes ces vies et destins des héros des histoires de
Charlotte qu'il a revécu, lui semblent maintenant totalement inutiles, il les appelle ironiquement
les « reliques poussiéreusses »269. Pourtant, l'héritage français se montre trop fort pour être oublié
ou réprimé facilement. Sa greffe française reste toujours en lui et elle « scindait la réalité en
deux »270, faisant de lui « un étrange mutant, incapable de vivre dans le monde réel »271. Plein de
rage, il va à Saranza pour expliquer à Charlotte qu'elle est le coupable pour le déchirement
l'exemple de Charlotta qui montre qu'une appartenance ne doit pas exclure une autre, il parvient à
Cette quête de soi, la volonté de reconstituer une personnalité de fragments est une des
80
de reconstruction. « Se définir par rapport à l'Autre, avec les moyens de l'Autre, n'est-ce pas
encore tenter de se définir, sous un jour renouvelé, par rapport à Soi et ses Origines? »272, demande
Robert Jouanny. Le cas d'Aliocha est spécifique parmi nos autres exemples, parce que lui-même
est écrivain.
Au moment où il devient capable « de voir les deux pays et les deux cultures comme
(dans « son » roman Makine lui donne le rôle que dans la vie réelle joue lui-même en tant que
l'écrivain émigré, qui se situe entre deux cultures), dont « [l']approche favorise un dialogue entre
3. 3. L'interprète interculturel
Les êtres pluriels, frontières, peuvent se ressentir partagés et déchirés entre plusieurs
appartenances, comme par exemple Aliocha. Dans la conception de Maalouf, où l'identité est
composée de toutes les appartenances, ils se sentent à l'aise ici et là, parce qu'ils sont ouverts à des
l'Africain, Maalouf crée des personnages cosmopolites, en mouvement, qui traversent des
frontières, qui ont une éducation interculturelle, qui parlent plusieurs langues, et qui enfin tiennent
Le médiateur interculturel est une personne qui agit de manière directe ou indirecte, consciente ou
inconsciente, sur les schémas collectifs de perception de soi de l'autre, le plus souvent dans le but
d'engager une dynamique en faveur d'une entente interculturelle durable. Cela veut dire que le
médiateur cherche à établir des contacts entre différents systèmes culturels, qui reposent sur la
compréhension mutuelle. Pour cela, il réalise un travail important de décodage et de sensibilisation
sur les spécificités culturelles de l'un et de l'autre et sur les éléments de l'Autre qui composent le
272 Robert Jouanny, Singularités francophones ou choisir d'écrire en français, PUF, Paris, 2000, p. 142
273 Salah Stétié, cité selon : Robert Jouanny, Singularités francophones ou choisir d'écrire en français, PUF, Paris,
2000, p. 124
274 Agata Sylwestrzak-Wszelaki, Andreï Makine – l'identité problématique, L'Harmattan, Paris, 2010, p. 142
81
soi-même275.
d’apprentissage, il a toujours vécu des interactions interculturelles, parce que son enseignant était
le pasteur anglais, lui-même protestant dans un village catholique). Dans l'exil, il rencontre une
femme, qui est aussi étrangère, et il se demande « fallait-il que les vagues de la vie me rejettent
aussi loin pour que j'aie droit à cet instant de bonheur? Intense comme s'il était la raison d'être de
mon aventure »276. Mais la raison de son aventure n'était pas cette passion éphémère, mais son
engagement dans les négociations pour la paix entre les anglais, les turcs et les égyptiens. Dans
cette situation tendue, il avait le rôle de traducteur, c'est-à-dire, de médiateur. Peut-être ce rôle est
lui inné, parce qu'en parlant de l'identité nationale libanaise, Salah Stétié (un écrivain et diplomate
libanais, né à Beyrouth en 1929, installé à Paris depuis plus de 40 ans) explique que l'homme en
exil est : « L'homme du double pays, l'homme de la double culture, est un pont – c'est non
seulement quelqu'un qui relie et conjoint ses deux exils, mais quelqu'un qui permet aux autres de
passer : par le passage qu'il est devenu lui-même, lui-même transformé justement en passeur-
médiateur »277.
vrai médiateur interculturel : il tend toujours aux dialogues et à essayer de comprendre l’Autre, au
Dans Les Échelles du Levant, Ossyane est porteur de ce rôle. Provenant d'une famille
multinationale, dont l'importance dans sa formation est soulignée plusieurs fois, il a obtenu une
en vue d’une éducation en France ; où la position d’ « étranger » n’a pas été source de malaise. Il a
275Pascal Solon, « Ecrire l'interculturalité : l'exemple de l'écrivain francophone Amin Maalouf », p. 163-177, in
Hans-Jürgen Lüsebrink (éd. et introd.) ; Katharina Städtler (éd.), Les Littératures africaines de langue française à
l'époque de la postmodernité : État des lieux et perspectives de la recherche, Oberhausen, Allemagne, Athena,
2004, p. 164-165.
276Amin Maalouf, Le Rocher de Tanios, Livre du Poche (première édition : Éditions Grasset & Fasquelle, 1993),
Paris, 2009, p. 191.
277 Cité selon Robert Jouanny, Singularités francophones ou choisir d'écrire en français, PUF, Paris, 2000, p. 125
82
compris cette situation et quelles en étaient les raisons, ce qui fait qu’il s'est très bien adapté.
Être étranger était une réalité de mon existence, que je devais prendre en compte. […] Ce n'était
pas en soi une abomination. Cela impliquait que je fasse et dise certaines choses plutôt que les
autres. J'avais mes origines, mon histoire, mes langues, mes secrets, d'innombrables sujets de
fierté, peut-être même mon charme propre... Non, être étranger ne m'incommodait pas, et j'étais
plutôt heureux de ne pas être chez moi278.
cosmopolite qui se crée par l'interaction avec l'Autre? Maalouf souligne souvent que le respect
mutuel est essentiel pour les relations non-conflictuelles. Dans cette citation, on voit qu'Ossyane
est bien accepté dans la société des étudiants marseillais. Ensuite, la guerre a commencé, et il a
il s'est marié à Clara, et ils se sont engagés ensemble pour la réconciliation israélo-arabe. Cet
engagement, qui suit l'engagement dans la Résistance contre le nazisme et son mariage, montre
ses « aspirations médiatrices », qui « témoignent aussi de la capacité de l'Homme à construire des
Dans les romans de Makine, et plus particulièrement dans le Testament français, les héros
semble que seulement une personne qui a accepté soi et ses appartenances diverses pourrait
occuper cette position. Comme on a montré citant les exemples d'Ossyan ou de Tanios, l'interprète
interculturel doit se sentir à l'aise en contact avec la culture de l'Autre, il doit dépasser toutes les
Dans le Testament français, Aliocha joue ce rôle deux fois. La première fois dans l'école
secondaire, quand, pour un moment, il réussit de s'intégrer à la petite société des ses collègues, et
histoires de Charlotte. De plus, après la division de cette société aux classes sociales, tel
278Amin Maalouf, Les Échelles du Levant, Livre du Poche (première édition : Éditions Grasset & Fasquelle, 1996),
Paris, 2009, p. 72.
279 Pascal Solon,« Ecrire l'interculturalité : l'exemple de l'écrivain francophone Amin Maalouf », p. 163-177, in
Hans-Jürgen Lüsebrink (éd. et introd.) ; Katharina Städtler (éd.), Les Littératures africaines de langue française à
l'époque de la postmodernité : État des lieux et perspectives de la recherche, Oberhausen, Allemagne, Athena,
2004, p. 169.
83
« prolétaires », « tekhnars » et « intelligentsia », il choisit de n’appartenir à aucune entre elles,
mais de garder sa position intermédiaire, qui « était appréciée par tout le monde »280.
La deuxième situation où Aliocha se trouve dans le rôle d'interprète est quand il devient
écrivain après son émigration en France. D'abord, il n'était pas accepté dans le nouveau contexte,
et ses premiers essais de publier ont échoué. Il a dû presenter ses œuvres comme traductions et
finalement, il a trouvé l'éditeur pour son œuvre. Il se rend conscient que sa « malédiction russo-
française était toujours là »281, seulement l'appartenance qu'il doit cacher est changée. « Si, enfant,
j'étais obligé de dissimuler la greffe française, à présent c'était ma russité qui devenait
répréhensible »282, mais il semble que c'est seulement la première phase de l'intégration. Dans le
Requiem pour l'Est, le narrateur explique que « l'intégration ne signifie, au fond, rien d'autre que
l'imitation »283. Pourtant, il se moque de ceux qui réussissent dans cette imitation si bien qu'ils
« finissent par exprimer le caractère du pays mieux que les autochtones, justement à la manière de
ces comédiens imitateurs qui flaquent tel ou tel homme connu d'une copie plus vrai que
nature »284, parce que, finalement, il faut « se faire pareil pour rester autre »285. Cela veut dire, qu'il
faut garder son alterité, ne pas s'assimiler pour s'intégrer. L'intégration signifie que quelqu'un a
accepté certains codes de la culture d'accueil en gardant sa propre culture – c'est justement ce que
fait l'écrivain émigré : en se souvenant de son pays, il l'interprète dans le nouveau contexte en
utilisant les stratagèmes narratives adaptés au public cerné. Aliocha, dans le Testament, joue
de la culture russe. Si au début, il n'était pas accepté comme écrivain francophone, une des raisons
pourrait être le nécessité de l'authencité de l'écrivain emigré que le public exige, autrement dit,
premièrement il dévait justifier son authencité, son appartenance russe, la spécifité de son regard –
il fallait se distinguer des écrivains des récits du voyage et la langue étrangère (étrangère par
280 Andreï Makine, Le testament français, Collection Folio, Mercure de France, Paris, 2010, p. 224
281 Ibid., p. 313
282 Ibid., p. 313
283 Andreï Makine, Requiem pour l'Est, Mercure de France, 2001, p. 123
284 Ibid., p. 123
285 Ibid., p. 123
84
rapport à celle de la culture d'accueil) permet cette distanction à l'écrivain emigré, et à la fois, il
faut se distinguer de la littérature étrangère au sens propre (en ce cas, de la littérature russe écrite
en Russie en russe avec laquelle l'écrivain emigré peut partager les thématiques) et l'appartenance
double, l'existence à la frontière, dans un entre-deux, double regard, est ce qui distigue Makine, ou
n'importe quel écrivain emigré de ses compatriotes qui sont restés au pays d'origine.
Une des questions qui se pose quand on parle du rôle de l'interprète interculturel, surtout
si'il est écrivain, est la vérité de son interprétation 286. Ne pourrait-on dire que l'écrivain emigré
joue consciemment avec les stéréotypes sur son pays d'origine287 en vue de séduire le public dans
le pays d'accueil? On peut s'accorder qu'il doit exister, dans chaque œuvre qui parle d'une culture,
un minimum de stéréotypes (surtout s'il s'agit d'une culture bien connue comme la culture russe)
qui rend cette culture reconnaissable, mais pourrait-il être que la réception devient plus en plus
286 Par rapport à la vraisemblance de l'image de la Russie dans l'œuvre de Makine plusieurs critiques russes ont écrit
en façon negative, parmi eux, Tatyana Tolstaya qui se plaint de l'image injuste donnée par Makine : « l'image [de
la Russie] qu'il dépeint est imparfaite et injuste. Malgré toutes nos années de désordre et de bouleversements, nous
ne pouvons pas laisser faire cet étrange témoin de notre style de vie, ce métis littéraire, cet hybride culturel, cette
chimère linguistique, ce basilic ésotérique – un type caractérisé dans notre littérature ancienne un mélange entre le
coq et le serpent – quelque chose qui peut voler et ramper en même temps ». Cité selon : Katya von Knorring, « À
la recherche d'Andreï Makine, ou un humanisme de la frontière », in : Margaret Parry (éd.) ; Marie Louise
Scheidhauer (éd.) ; Edward Welch (éd.), Andreï Makine, La rencontre de l'Est et de l'Ouest, Association
Européenne François Mauriac, L'Harmattan, 2004, p. 34
287 Robert Jouanny affrime que il existe « une tentation de l'exotisme [qui] est le piège tendu à tout écrivain venu
d'ailleurs : il sait ou il croit (parfois à juste titre) que le public attend de lui une invitation au voyage ». Robert
Jouanny, Singularités francophones ou choisir d'écrire en français, PUF, Paris, 2000, p. 155
288 « En général, la critique [française] réagit à la prose de Makine de façon favorable, mais elle exige qu'il soit
"autre", différent. Il est accepté en tout que Russe, à la fois exotique et répondant aux clichés français à l'endroit de
la culture russe ». Agata Sylwestrzak-Wszelaki, Andreï Makine – l'identité problématique, L'Harmattan, Paris,
2010, p. 22
85
3. 4. Un exemple de la compréhension de l'Autre : le mariage entre Ossyane et Clara
Le mariage entre Ossyane et Clara est un élément structural du récit des Échelles du
Levant, qui est mis en claire opposition avec les autres éléments, et particulièrement avec les
éléments historiques. Ce mariage entre un musulman et une juive n'est pas moins étrange et
inattendu à l'aube de la guerre israélo-arabe que le mariage entre le père (turc) et la mère
Aux conflits interculturels, qui composent la macrostructure du récit et la toile de fond devant
laquelle le protagoniste prend corps, s'opposent des projections d'idylles interculturelles qui se
définissent par la tolérance et le respect de la différence de l'Autre, par le souci de la
compréhension de l'Autre et l'acceptation d'enrichir son identité par des éléments propre à
l'Autre289.
mariage. Ossyane commente : « deux orchestres […] se relayaient, l'un oriental, l'autre à
l'occidental »290. Cette scène témoigne d'un certain optimisme de Maalouf « dans la capacité des
D'ailleurs, cette tolérance est renforcée par l'engagement mutuel dans l'organisation qui a
lutté contre le conflit entre Israël et les pays arabes. On a vu que cet effort pour comprendre
par contre Ossyane a essayé de comprendre, de défendre et d’expliquer la position des juifs à
Clara quand elle n'était pas d'accord avec leurs actions, et elle a fait le même effort au profit des
arabes.
Chacun se mettait spontanément à la place de l'autre […] L'élégance morale […], c'était Clara et
moi, Clara qui s'efforçait de comprendre jusqu'au pires travers les Arabes, et de se montrer sans
complaisance envers les juifs, et moi, sans complaisance pour les Arabes, en gardant toujours à
l'esprit les persécutions lointaines et proches pour pardonner les excès chez les Juifs 292.
289Ibid., p. 166.
290Amin Maalouf, Les Échelles du Levant, Livre du Poche (première édition : Éditions Grasset & Fasquelle, 1996),
Paris, 2009, p. 151.
291Evelyne Argaud, « Les Appartenances multiples chez Amin Maalouf », Français dans le monde, janvier-février
2006, p. 35.
292 Amin Maalouf, Les Échelles du Levant, Livre du Poche (première édition : Éditions Grasset & Fasquelle, 1996),
Paris, 2009, p.169-170.
86
Tous deux essaient d'établir un dialogue ; et par ce dialogue, Maalouf démontre que
De ce mariage est née une fille, Nadia, qui a continué à porter en elle ce potentiel des êtres
pluriels. D'origine métissée, elle est au même temps juive et musulmane parce que chez les
musulmans « la religion se transmet par le père ; chez les juifs, par la mère »293. Elle a grandi en
France, séparée de son père, qui a été emprisonné à l'hôpital psychiatrique pour les maladies
psychiques. Dans une lettre à Ossyane, elle écrit : « seuls nous séparent en vérité quelques
kilomètres d'une superbe route côtière, mais une maudite frontière s'est dressée, et la haine, et
message entier de l'œuvre de Maalouf : ce qui nous sépare est presque toujours une petite distance,
un petit détail, qui, à cause de la haine et du manque d'effort, devient insurmontable et qui pourrait
***
Selon Amin Maalouf l'identité est composée des appartenances multiples, autrement dit, il
permet aux ses personnages de jouer le rôle de l'interprète interculturel. Leur cosmopolitisme est
la condition pour se sentir à l'aise dans les contextes diverses, et aussi à l'étranger.
Par contre, être disposé à l'alterité chez Makine a quelque chose de perturbant et
pose la question si sa double vision soit une avantage ou un handicap. Parfois, il regrette de ne pas
être dans la situation de l'innocente monolinguisme comme les gens de son entourage. En tout cas,
à la fin du roman il parvient à accepter toutes ses identités, ou si on veut reprendre les idées de
Maalouf – toutes ses appartenances, et il arrive à une connaissance intégrale de soi-même. Cette
293Ibid., p. 217.
294 Ibid., p. 222.
87
acceptation l'aide à se mettre dans la position de l'interprète culturel, et c'est exactement la même
position que celle de l'écrivain émigré, qui en écrivant ses œuvres découvre son pays perdu au
public de son pays d'accueil. Ainsi, il guérit sa blessure identitaire, et l'œuvre littéraire devient une
sorte de compensation pour l'origine perdue, qui est, selon Kristeva introuvable 295, mais en
écrivant dans une langue d'emprunt, « dès que les étrangers ont une action ou une passion, ils
s'enracinent »296.
295 « La femme perdue – terre perdue, langue perdue – est introuvable », écrit elle. Julia Kristeva, Étrangers à nous-
mêmes, Fayard, Paris, 1989, p. 55
296 Ibid., p. 19
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Conclusion
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Dans les œuvres analysées il existe un passage d'un univers multiculturel vers l'identité
composée. Cette conception de l'identité, qui se met en accord avec les théories contemporaines,
et notamment les cultural studies, sert aux écrivains dans la construction de leurs personnages
principaux. Ces derniers sont les porteurs des valeurs de tolérance, de respect pour l'Autre, de
compréhension.
Il ne faut pas oublier que selon les plusieurs théoriciens, tels Julia Kristeva et Mikhail
Bakhtine, « le concept d'identité nécessite un "Je" et un "Autre" pour exister »297. Au contraire des
personnages de Maalouf, qui, provenant d'un millieu pluriculturel, portent en soi une sorte
d'ouverture spontanée vers l'Autre, les personnages de Makine doivent passer un parcours
difficile, surtout en raison d'isolation politique de l'Union soviétique de l'époque stalinienne, qui
les conduit à travers l'appropriation culturelle et plusieurs réfus de leur culture d'origine, vers
comprendre que « l'identité n'est pas l'affirmation du système de valeurs du groupe auquel on
appartient, c'est la reconnaissance de soi par soi-même, c'est la conscience de sa liberté »298. En ce
cas, la reconnaissance de soi signifie aussi la reconnaissance de un Autre en soi, qui, après une
phase de problèmes identitaires que nos héros doivent passer, devient seulement une des facettes
de l'identité composée, et grâce à qui, nos héros deviennent les porteurs de la double vision du
monde. D'ailleurs, pour construire cette double vision et pour illustrer connaissance et
littérature française et russe, qui donnent au texte des romans un caractère intertextuel. Ces
leur présence, le texte obtient une dimension (post)moderne (le style de Makine est souvent définit
comme traditionnel).
297 Murielle Lucie Clément, « L'entre deux-mondes chez Andreï Makine », disponible en ligne :
http://lavielitteraire.fr/index.php/dossiers/dossier-makine/lentre-deux-mondes (pages consultées 5 mai 2011)
298 Rabâa Ben Achour-Abdelkéfi, Appropriation culturelle et création littéraire, Maisonneuve & Larose, Paris, 2005,
p. 323
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Dans ses romans, Maalouf, conscient du pouvoir de la littérature à transmettre des nuances
précises, essaie de trouver « des solutions imaginatives pour apprendre coexister avec l'Autre »299.
Ses romans proposent une réponse possible à la question, qui est fondamentale pour Maalouf :
« comment faire vivre ensemble ces hommes [différents par la langue, par la religion, par la
condition sociale… etc.], ces groupes humains, sans violence, sans oppression, sans génocide,
Avec la même foi à la littérature et à son pouvoir de transmettre les messages universels
mieux que les autres moyennes de communication, Makine critique les phénomènes quotidiens et
modèle non-conflictuel peut exister et qu'une personne qui appartient aux plusieurs cultures peut
voir les choses en façon plus claire. L'universitaire Katya von Knorring résume « que veut nous
dire, Makine, à travers ses histoires de guerre, de famille et d'amitié? Qu'il suffit que quelques
théorique, est basée sur le fait qu’aujourd'hui les sociétés du monde entier sont de plus en plus
hétérogènes, c'est-à-dire multiculturelles, et que les conflits identitaires sont de plus en plus
[…] la violence du problème posé par l'étranger […] tient sans doute aux crises des constructions
religieuses et morales. Elle est due surtout au fait que l'absorption de l'étrangeté proposée par nos
sociétés se rélève inacceptable pour l'individu moderne, jaloux de sa différence non seulement
nationale et éthique, mais essentiellement subjective, irréductible302.
individus et des groupes que gardent leur particularité sans entrer en communication avec les
autres, n'est pas suffisant, parce que la cohabitation doit être liée à la compréhension mutuelle.
299 Ottmar Ette, « Vivre dans une autre langue, une autre réalité », (entretien avec Amin Maalouf), Lendemains :
Etudes Comparées sur la France/Vergleichende Frankreichforschung, 2008; 33 (129), p. 99.
300 Gunther Verheyen, « Faire vivre les gens ensemble. Un entretien avec Amin Maalouf », Franzosisch Heute, mars
1996, p. 37.
301 Katya von Knorring, « À la recherche d'Andreï Makine, ou un humanisme de la frontière », in : Margaret Parry
(éd.) ; Marie Louise Scheidhauer (éd.) ; Edward Welch (éd.), Andreï Makine, La rencontre de l'Est et de l'Ouest,
Association Européenne François Mauriac, L'Harmattan, 2004, p. 33
302 Julia Kristeva, Étrangers à nous-mêmes, Fayard, Paris, 1989, p. 10
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Dans cette compréhension, le rôle du médiateur interculturel, tel que les personnages d’Ossyane et
de Tanios, est indispensable : ils traduisent les cultures et établissent un dialogue interculturel tout
personnage d'Aliocha du Testament français, en tant qu'écrivain, nous montre que ce rôle de
l'interprète interculturel est joué par les écrivains émigrés, qui sont médiateurs entre les cultures.
Peut-être le plus grand avantage des écritures migrantes est justement dans leurs caractère
interculturel.
L'idée de l'identité composée pourrait être un champ fertile pour les prochaines recherches.
Si on se limite aux œuvres de deux écrivains analysés dans notre étude, on pourrait se demander
s'il existe un développement de cette idée au long de leurs carrières, est-ce les prix littéraires ont
influencé leurs choix des thématiques, etc. D'ailleurs, est-ce que le bilinguisme/plurilinguisme a
l'influence sur le style de l'écrivain bilingue 303, ou on parle « russe en quinze langues »304? Est-ce
le nouvel type de l'identité apporte avec soi le changement des genres littéraires?
nombre des études sur l'écriture créole et identité métisse 305, il semble que les écrivains émigré qui
ne viennent pas de ex-collonies, et dont les œuvres ne peuvent pas être considerer l'écriture de
métissage, soient ignorés. Il serait pertinent continuer la réflexion sur l'identité composée dans
Finalement, il ne faut pas oublier que toutes ces œuvres sont reçues par le public français, dans la
France d'aujourd'hui, qui a une politique stricte envers l'immigration et qui a un certain nombre
des problèmes liés à la xénophobie. De ce point de vue une étude sur la réception qui expliquera
303 Adrian Wanner propose utilisation de terme « translingual » au lieu de « bilingual » : « Given that they [les
écrivains russes qu'il analyse, et parmi eux Andreï Makine] are using the language of their adopted home countries
exclusively, they need to be classified as translingual rather than bilingual writers ». Il se refère à l'étude de Steven
G. Kelman, Translingual Imagination, Lincoln, 2000. Adrian Wanner, « Russian Hybrids : Identity on the
Translingual Writings of Andreï Makine, Wladimir Kaminer, and Gary Shteyngart », Slavic Review, Vol. 67, No. 3
(automne, 2008), p. 662, disponible sur JSTOR http://www.jstor.org/stable/27652944
304 Julia Kristeva, en décrivant la situation des polyglottes, raconte une anecdote : « Un savant renommée
internationale ironisait sur son fameux polyglottisme en disant qu'il parlait le russe en quinze langues ». Julia
Kristeva, Étrangers à nous-mêmes, Fayard, Paris, 1989, p. 25
305 En science anglophone on utilise les termes « hybridity », « hybrid identity », qui sont de point de vue politique
également discutable, parce qu'ils contiennent l'idée de la race, et de la métissage au sens biologique.
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les raisons pour le succès des écrivains émigrés dans le contexte français, pourrait être
intéressante.
93
Bibliographie
94
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