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Actes des congrès de la Société

des historiens médiévistes de


l'enseignement supérieur public

Quel est le roi des animaux ?


Monsieur Michel Pastoureau

Citer ce document / Cite this document :

Pastoureau Michel. Quel est le roi des animaux ?. In: Actes des congrès de la Société des historiens médiévistes de
l'enseignement supérieur public, 15ᵉ congrès, Toulouse, 1984. Le monde animal et ses représentations au moyen-âge (XIe -
XVe siècles) pp. 133-142;

doi : 10.3406/shmes.1984.1442

http://www.persee.fr/doc/shmes_1261-9078_1985_act_15_1_1442

Document généré le 04/06/2016


Michel PASTO UREA U

QUEL EST LE ROI DES ANIMAUX ?

Quel est le roi des animaux dans l'imaginaire de l'homme médiéval? La


question est moins simple et moins anecdotique qu'il n'y paraît. Elle semble
au contraire mettre en jeu des faits de sensibilité d'une grande ampleur, à la
fois dans l'espace et dans la durée. A l'échelle de l'Occident, elle traduit
notamment une forte tension entre une Europe germanique et celtique pour
qui l'ours est ou a été le roi des animaux, et une Europe romane pour qui ce
rôle est tenu par le lion. Qu'à partir du XIIe siècle le lion commence de
l'emporter à peu près partout sur l'ours est en soi un important document
d'histoire culturelle. Mais étudier le comment et le pourquoi de cette
victoire du lion ne suffit pas. Il faut aussi mettre en valeur le rôle ambigu,
impérial, «perpendiculaire» de l'aigle, qui détourne parfois à son profit le
conflit entre l'ours et le lion.
Car il y a en définitive trois rois des animaux dans l'imaginaire et dans la
sensibilité de l'homme occidental : l'ours, le lion et l'aigle. Pour tenter de
saisir les enjeux idéologiques et les conséquences politiques ou culturelles
de leurs rivalités, deux disciplines me paraissent ouvrir à l'historien des
pistes fructueuses et nuancées : l'héraldique et l'emblématique (1).

La promotion du lion
Le lion est de très loin la figure héraldique la plus fréquente dans les
armoiries médiévales. Plus de 15% en sont chargées. C'est là une
proportion considérable puisque la figure qui vient en seconde position, lafasce,
n'atteint pas les 6%, et que l'aigle, seul rival du lion dans le bestiaire
héraldique, ne dépasse pas les 3% (2). Cette primauté du lion se retrouve partout : au

1. La présente étude, nécessairement brève, résume plusieurs des hypothèses que j'ai
présentées dans mon séminaire à l'Ecole pratique des hautes études pendant l'année scolaire
1983-1984, et qui seront développées dans un ouvrage que j'espère faire paraître en 1986 :
Ours, aigle, lion : recherches sur le roi des animaux dans les traditions occidentales.
2. M. Pastoureau, «Le bestiaire héraldique au Moyen Age», dans Revue française d
héraldique et de sigillographie, 1972, p. 3-17.
134 Michel PASTOUREAU

XIIe siècle comme au XVe, dans l'Europe du Nord comme dans l'Europe
méridionale, dans les armoiries nobles comme dans les armoiries non
nobles, dans les armoiries des personnes physiques comme dans celles des
personnes morales, dans l'héraldique véritable comme dans l'héraldique
imaginaire. L'adage fameux «qui n'a pas d'armes porte un lion» apparaît au
XIIe siècle et perdure en toutes régions jusqu'à l'époque moderne. Au reste,
on observe que, mis à part l'empereur et le roi de France, tous les dynastes
de la Chrétienté occidentale ont, à un moment ou à un autre de leur histoire,
porté un lion dans leurs armoiries.
A ce tableau d'ensemble il faut évidemment apporter des nuances
géographiques et chronologiques. C'est en Flandre et dans l'ensemble des
Pays-Bas que les lions sont les plus nombreux; dans les régions alpestres - et
d'une manière générale dans les zones de montagne - qu'ils sont les moins
fréquents. D'autre part, entre le XIIe et le XVIe siècle, l'indice de fréquence
moyen du lion est partout en régression. Mais cela est dû à la diversification
de plus en plus grande du répertoire des figures héraldiques et non pas, loin
s'en faut, à un recul en nombre absolu. Partout le lion conserve la première
place (3).
Premier par les statistiques, le lion l'est aussi sous la plume des auteurs
de traités de blason, compilés à partir du milieu du XIVe siècle. Tous
s'accordent pour en faire le roi des animaux et la figure héraldique par
excellence. Comme les bestiaires et comme les encyclopédies, ils le parent de
toutes les vertus du chef (force, courage, fierté, générosité, justice),
auxquelles s'ajoute une dimension fortement christologique : le lion ressuscite
ses petits morts-nés (4).
Cette vogue du lion dans les armoiries européennes reste toutefois mal
expliquée. Certes, on le trouve abondamment utilisé sur de nombreux
supports emblématiques ou insignologiques de l'Antiquité et du haut Moyen
Age; mais l'aigle et surtout le sanglier y sont au moins aussi fréquents (5).
Mieux même : entre le VIe et le XIe siècle, le lion semble en recul assez net
dans la symbolique politique et dans l'emblématique guerrière; et ce dans
tout l'Occident. Et puis, dans la seconde moitié du XIe siècle et au début du
XIIe, on assiste, soudainement et massivement, à une irruption de lions et
de chevaliers au lion. Thèmes iconographiques puis thèmes littéraires,

3. Sur toutes ces questions, on me permettra de renvoyer à M. Pastoureau, Traité


d'héraldique, Paris, 1979, p. 136-143 et spécialement à la carte reproduite p. 137.
4. Ainsi Hugues de Saint-Victor dans son De Bestiis (livre II, chap. I) : «Cum leaena pa-
rit, suos catulos mortuos parit, et ita custodit tribus diebus, donee veniens pater eonim in fa-
ciem eorum exhalet ut vivificentur. Sic omnipotens Pater Dominum nostrum Jesum Christum,
filium suum, tertia die suscitabit a mortuis» (P.L., t. CLXXVII, col. 57). Ou encore Philippe
de Thaon dans son Bestiaire : «Le lion signifie / Le filz sainte Marie» (éd. E. Walberg, Lund
et Paris, 1900, vers 331-332). VoirN. Henkel.op. cit. infra à la note 29, p. 166-167.
5. Voir surtout G. Scheibelreiter, Tiernamen und Wappenwesen, Vienne, 1976, p. 22-57
et 87-90. Voir aussi H. Beck, Das Ebersignum im Germanischen, Berlin, 1965, et H.E. Korn,
Adler und Doppeladler. Ein Zeichen im Wandel der Geschichte, 2ème éd. , Marburg, 1 976.
Illustration non autorisée à la diffusion

Lion protohéraldique. Bractéate frappée vers 1145 pour Henri le lion, duc
de Saxe. Paris, Bibl. nat., Cabinet des médailles, MA 723 (diam. 30 mm).

Illustration non autorisée à la diffusion

^m

LéopardD
femme
Sceaux duhéraldique
10018
roi d'Angleterre
bis (78
: contre-sceau
x 37 mm).
Edouard aux
1er (vers
armes 1280).
d'Eléonore
Paris, de
Arch,
Castille,
nat.,
'y , ! P \^é^^\ •/ >^~. 'ù ■ • '■

Ecu au lion. Pierre sculptée représentant le roi de Bohème (Mayence, vers


1330). Mayence, Mittelrheinisches Landesmuseum (200 x 100 cm).
Le roi des animaux 1 35

ceux-ci se diffusent partout à grande échelle. Plus qu'à une influence des
croisades proprement dites, je crois davantage au rôle (peut-être plus
morphologique que sémantique) joué par les tissus et par les objets d'art,
régulièrement importés d'Espagne et d'Orient, et sur lesquels des lions sont
fréquemment représentés (et souvent dans des attitudes quasi-héraldiques) (6).
L'héraldique apparaît ainsi au moment où l'iconographie et l'imaginaire
du lion sont en forte expansion. Dans la seconde moitié du XIIe siècle, l'écu
au lion devient dans toute œuvre littéraire française ou anglo-normande
l'écu stéréotypé du chevalier chrétien. Il s'oppose alors à l'écu au dragon
(ou au léopard) du combattant païen (7). Seules les régions germaniques
tentent de résister à cette prolifération de lions. Le sanglier y est encore, au
début du XIIIe siècle, l'attribut conventionnel du héros littéraire. Mais cela
ne dure pas. Dès le milieu du siècle, par exemple, Tristan abandonne en
Allemagne et en Scandinavie son écu au sanglier pour prendre un écu au lion,
comme il le fait depuis le siècle précédent en France et en Angleterre, et
comme il le fera un peu plus tard en Autriche et en Italie du Nord (8).

Survivance du mauvais lion : le léopard


Dans la symbolique médiévale (notion vague dont on use et abuse), tous
les animaux sont ambivalents et peuvent être pris en bonne ou en mauvaise
part. Le lion n'échappe pas à cette règle. Il y a un bon et un mauvais lion.
Cela est du reste déjà le cas chez les auteurs antiques et, surtout, dans la
Bible, où il est à la fois le Christ et FAntichrist (quaerens quem devoret) (9).
Or la subite promotion du lion à partir du XIe siècle - promotion à la fois
qualitative et quantitative - suppose une forte atténuation, voire une
occultation pure et simple de ce mauvais lion, cher à la culture biblique et à la
sensibilité monastique du haut Moyen Age. Il fallut faire disparaître le lion
effrayant d'Ezechiel et des Psaumes (Salva me de ore leonis), et ne conserver
que le lion généreux de Juda.
Pour ce faire l'héraldique naissante a créé une soupape. Elle a mis en
scène un animal nouveau, fier mais cruel, un demi-lion, un presque lion,
qui s'est rapidement chargé de tout l'aspect négatif du lion biblique et mo-

6. M. Pastoureau, Traité d'héraldique, p. 188-189.


7. Voir, en les nuançant, les théories de R. Viel, Les origines symboliques du blason,
Paris, 1972, p. 31-91. Voir aussi M. Pastoureau, «Figures et couleurs péjoratives en héraldique
médiévale», dans Comunicaciones al XV congreso internacional de las ciencias genealogica
y heraldica, Madrid, 1982(1983), tome III, p. 293-309; A. Quacquarelli, llleone e il drago
ne lia simbolica dell' eta patristica, Bari, 1975.
8. M. Zips, «Tristan und die Ebersymbolik», Recueil du Xème congrès international des
sciences généalogique et héraldique, Vienne, 1970, p. 444-450; M. Pastoureau, «Les
armoiries de Tristan dans la littérature et l'iconographie médiévales», dans Gwechall, tome I, 1978,
p. 9-32.
9. Parmi une littérature très abondante (la Bible mentionne le lion 157 fois) : J. Feiiks,
The Animal World of the Bible, Tel-Aviv, 1962; W. Pangrist, Das Tier in der Bibel, Munich,
1963; R. Pinney, The Animals in the Bible, Philadelphie, 1964; ainsi que les dictionnaires
bibliques usuels.
136 Michel PASTOUREAU

nastique. Cet animal c'est le léopard. Par la même, le lion proprement dit
s'est trouvé purifié, justifié, valorisé. Ce fut là un coup de génie. Cette
naissance du léopard emblématique dans l'imaginaire du XIIe siècle - un léopard
n'ayant aucun rapport avec le léopard véritable - a été pour le lion
l'occasion d'une renaissance, d'un nouveau baptême. Il est désormais prêt pour
son sacre définitif comme roi des animaux (10).
Le léopard héraldique n'est qu'un lion figuré dans une position
particulière : la tête toujours de face et le corps généralement horizontal (11). C'est
surtout cette facialité qui fait sens : dans l'iconographie zoomorphe du
Moyen Age elle est presque toujours péjorative. Parce qu'il a la tête de face
alors que le lion l'a de profil (c'est du reste là l'essentiel de leurs
différences) le léopard est donc un mauvais lion (12).
L'origine technique de ce léopard héraldique est liée à l'évolution des
armoiries des Plantegenêts dans la seconde moitié du XIIe siècle. La place
manque pour s'y attarder ici (13). Disons seulement que c'est Richard Cœur
de Lion qui le premier utilisa les armoiries à trois léopards reprises par tous
ses successeurs (Henri II a peut-être déjà eu un écu à deux léopards), et que
jusqu'au milieu du XIVe siècle, dans tous les textes, ces animaux
conserveront ce nom de léopards. Mais à partir de cette date, les hérauts d'armes au
service des rois d'Angleterre commencent à éviter ce terme et lui préfèrent
l'expression lions passant guardant (lions horizontaux, la tête de face), qui
s'impose définitivement sous Richard II (14). A cette étrange substitution
terminologique des causes à la fois politiques et culturelles. En pleine
guerre franco-anglaise, les hérauts français multiplient les railleries et les
attaques contre le léopard Plantegenêt, mauvais lion, animal bâtard, fruit de
l'accouplement de la lionne et du mâle de la panthère, lepardus des
bestiaires latins. Toute la littérature zoologique, depuis Isidore, présente en effet
ainsi le léopard (15). Celui-ci est également devenu dans les armoiries
imaginaires, et spécialement dans les armoiries littéraires, la figure péjorative
par excellence. Innombrables sont les romans arthuriens qui opposent un
écu au lion et un écu au léopard (de même que les chansons de geste oppo-

10. Sur le lion roi des animaux dans l'antiquité gréco-romaine voir les remarques nuancées
de O. Keller, Die antike Tierwelt, Leipzig, 1913, tome II, p. 24-61 (notons que ni Aristote ni
Pline ne font du lion le roi des animaux, à la différence de la Bible) ainsi que l'article «Lôwe»
dans Paulys Realenzyklopàdie..., \ol. 13, 1926, vol. 968-990.
1 1. M. Pastoureau, Traité d' héraldique, p. 143-146.
12. C'est également la figure péjorative la plus fréquente dans les armoiries imaginaires,
entre le XIIe et le XVIe siècle. Voir mon étude citée à la note 7.
13. R. Viel, op. cit., p. 46-106; H. S. London, Royal Beasts, Londres, 1956, p. 9-15.
14. E.E. Dorling, Leopards of England and other Papers on Heraldry, Londres, 1913;
H. S. London, «Lion or Leopard?», dans TheCoatof Arms, II, oct. 1953, p. 291 etsuiv.
15. F. Maccullough, Medieval latin andfrench Bestiaries, Chapel Hill, 1962, p. 150-151.
Aristote ne parle pas de l'accouplement de la lionne et du pard. C'est Pline qui transmet cette
légende à Solin, puis à l'Occident médiéval par l'intermédiaire obligé d'Isidore : «Leopardus
ex adulterio leaenae et pardi nascitur...» (Liber Etymologiarum, 1. XII, c. II, § 11).
Le roi des animaux 137

sent un écu au lion et un écu au dragon) (16). De ce fait, il n'était plus


possible aux rois d'Angleterre de garder pour emblème héraldique un animal
ayant une aussi mauvaise réputation. Sans en changer le dessin, par une
simple substitution de termes, leur léopard, entre 1350 et 1400, est définti-
vement devenu un lion. Il l'est encore aujourd'hui (17).

Dévaluation de l'ours
Depuis des temps immémoriaux, le culte de l'ours est dans l'hémisphère
nord l'un des cultes animaliers les plus répandus. Sa mythologie
exceptionnellement riche s'est exprimée dans d'innombrables contes et légendes
jusqu'en plein XXe siècle : l'ours est par excellence l'animal des traditions
orales (18). C'est aussi celui dont le caractère anthropomorphe est le plus
accentué. Il entretient avec l'être humain, et notamment la femme, des
rapports étroits, violents, parfois charnels. Opposer ou associer la bestialité de
l'ours et la nudité de la femme est un thème narratif et figuré attesté partout.
L'ours c'est l'animal velu, la masle beste, et par extension l'homme
sauvage (19). Mais c'est aussi et surtout le roi de la forêt, le roi des animaux.
Dans le folklore des pays germano-scandinaves cette fonction royale de
l'ours - qui ailleurs semble disparaître de bonne heure - se prolonge parfois
jusqu'à l'époque moderne. Les deux aspects - bestialité et royauté - peuvent
du reste être confondus : nombreux sont les récits, germaniques celtiques ou
autres, qui mettent en scène des rois ou des chefs qui sont «fils d'ours»,
c'est-à-dire fils d'une femme enlevée et violée par un ours (20).
L'ensemble de ces traditions n'occupe qu'une place discrète dans
l'expression héraldique. Même dans les pays germaniques, les armoiries sont
venues trop tard pour donner pleinement à l'ours la place royale et guerrière

16. Outre les travaux cités à la note 7, voir : F. Bangert, Die Tiere im altfranzosischen
Epos, Marburg, 1885, p. 231-232; F. Maccullough, op. cit., p. 137-140 et 150-151; G.
Scheibelreiter, op. cit., p. 46-47, 91-94 et 131-132; G.J. Brault, Early Blazon, Oxford,
1972, p. 171-172.
17. C.R. Humphery-Smith et M. Heenan, The Royal Heraldry of England, Londres,
1966; J.H. et R.V. Pinches, The Royal Heraldry of
England, Londres, 1974; J.P. Brooke-Little, Royal Heraldry, Londres, 1977.
18. Parmi une littérature très abondante, on verra, outre les dictionnaires
habituels : A.I. Hallowell, «Bear Ceremonialism in the Northern
hemisphere», dans The American Anthropologist, vol. 28, 1926, p. 51-202;
P.N. Boratav, Histoires d'ours en Anatolie, Helsinki, 1955; R. Christin-
ger, Mythologie de la Suisse ancienne, tome I, Paris, 1963; P. Sebillot, Le
folklore de France. La faune, nouv. éd., Paris, 1984, p. 72-73. Voir aussi
les travaux de Daniel Fabre mentionnés à la note 20.
19. Voir par exemple ce qui est dit de l'ours et de ses rapports avec
l'homme sauvage dans les ouvrages de R. Bernheimer, Wild Men in the
Middle Ages, Cambridge (Mass.), 1952; T. Husband, The Wild Man. Medieval Myth and
Symbolism, New York, 1980.
20. Ici encore la bibliographie est considérable. Outre le tome I du Handwôrterbuch des
deutschen Màrchen, Leipzig, 1930, article «Bârensohn», on verra surtout l'étude de D. Fa*
bre, Jean de l'Ours. Analyse formelle et thématique d' un conte populaire, Carcassonne,
1971, ainsi que D. Fabre et J. Lacroix, Histoires et légendes du Languedoc mystérieux,
Paris, 1978, p. 31-43.
138 Michel PASTOUREAU

qui était la sienne dans l'Antiquité et pendant le haut Moyen Age. Sous
l'influence du Christianisme, les bestiaires et les encyclopédies ont fortement
dévalué l'ours (21). C'est une créature diabolique, un animal violent, méchant,
lubrique, glouton, et parfois ridicule (ainsi dans le Roman de Renart) (22). Si
offrir un ours reste longtemps un cadeau royal (usage encore attesté en
France sous Charles IX), combattre contre un ours n'est plus l'exploit
guerrier par excellence. C'est plutôt devenu (ou redevenu) un spectacle, une
activité de cirque. Toutefois, dans la sensibilité du Moyen Age finissant, il
subsiste un bon ours, un ours qui n'est ni ridicule ni diabolique : c'est la
femelle, l'ourse, jugée plus forte que le mâle et mère exemplaire. A cet égard
il est significatif que dans les textes à caractère zoologique, les deux seuls
animaux chez qui la femelle soit réputée plus forte que le mâle, soient les
deux «rivaux» du lion : l'ours et le léopard («Ursefemine sunt fortiores et
audaciores maribus, sicut in leopardorum génère est», écrit par exemple
vers 1240 Thomas de Cantimpré) (23).
L'ours est rare dans les armoiries médiévales. Son indice de fréquence
ne dépasse pas 5 pour 1000. C'est surtout une figure parlante. Mais toujours
et partout il faut souligner le contraste entre l'abondance des anthroponymes
et des toponymes construits sur une racine évoquant l'ours et la rareté de
celui-ci dans les armoiries. Il y a là de la part du blason une forte réticence;
elle existe pareillement pour le renard et pour le corbeau, abondants dans
l'onomastique mais rares dans les armoiries; elle n'existe pas en revanche
pour le coq (24).
L'héraldique n'occulte cependant pas complètement l'ancien aspect
valorisant de l'ours. Il est ainsi assez fréquemment représenté en cimier
(reliquat des nombreux «casque à l'ours» du haut Moyen Age germanique?). Le
cimier est souvent une soupape : on y place ce que l'on ne peut pas mettre à
l'intérieur de l'écu. Et surtout quelques armoiries allemandes et suédoises
témoignent de l'ancienne dignité royale de l'animal. Ce sont celles où l'ours
est «parlant» avec un anthroponyme évoquant le concept de roi : Kônigs-

21. F. Maccullough, op. cit., p. 94-95; G. Scheibelreiter, op. cit., p. 46-48 et 90-92; D.
Schmidtke, Geistliche Tierinterpretation in der deutscheprachigen Literatur, Berlin, 1968.
Dans les exempla également, l'ours est presque toujours pris en mauvaise part : S. Balandier
et A. Menard, Le symbolisme animal dans les «exempla» du XIII" siècle, Paris, 1979, dactyl.
22. L'ours apparaît souvent comme le principal conseiller du roi Noble le lion; il joue même
parfois le rôle d'une sorte de vice-roi. Le Roman de Renart est ainsi un des premiers
témoignages littéraires de cette récente substitution du lion à l'ours comme roi des animaux entre
1 150 et 1250. Au reste la version néerlandaise Van den Vos Reinaerde et sa continuation Rei-
naerts Historié soulignent expressément que l'ours était «autrefois» le roi des animaux et
qu'il a perdu cette dignité. L'enquête reste à conduire pour cerner la substitution du lion à
l'ours dans les ménageries médiévales.
23. Liber de natura rerum, livre 4, chap. 105 (éd. H. Boese, Berlin, 1973, p. 168). Cette
affirmation est du reste attribuée par Thomas à Aristote; elle figure également chez
Barthélémy l'Anglais.
24. M. Pastoureau, Traité d' héraldique , p. 146-154.
Le roi des animaux 1 39

berg, Kôniggut, Kônnecke, Kungslena, etc (25). L'héraldique exprime ici


une tradition orale. Mais cela est rare et semble disparaître au XVe siècle. A
cet égard on peut remarquer que le roi Arthur, dont le nom même est
construit sur une racine celtique signifiant ours (ce qui constitue un témoignage
important sur l'ancien rang de cet animal), ne porte jamais d'ours dans ses
armoiries. On préfère y placer, banalement, trois couronnes (26).
Fréquemment l'héraldique littéraire est ainsi anesthésiée par la sensibilité
chrétienne. Ce qui n'empêche pas les romans de la Table Ronde de mettre
souvent en scène Arthur chassant le sanglier, survivance manifeste de
l'opposition celte entre l'ours (fonction guerrière) et le sanglier (fonction sacerdotale).
Plus que le blason, domaine étroitement contrôlé, le rituel littéraire de la chasse
peut être le lieu prolongé de ces vieilles oppositions archétypales (27).
A l'époque où se met en place le système héraldique l'ours a donc cessé
d'être, dans la plus grande partie de l'Europe occidentale, le roi des
animaux. En plein essor, le lion étend partout son Empire. Même en
Allemagne du Nord, où le conflit qui oppose trente années durant (vers 1 140-1 170)
le duc de Saxe Henri le Lion et le margrave de Brandebourg Albert l'Ours,
se termine par la victoire du premier sur le second et constitue comme un
résultat symbolique du point de vue qui nous occupe. Désormais, plus aucun
dynaste allemand ne sera surnommé «l'Ours» (28).

Le problème de l'aigle
La victoire héraldique et emblématique du lion sur l'ours dans
l'Occident des XIe-XIIIe siècles est un fait culturel important. C'est une victoire
de la sensibilité romane (faut-il dire de la culture gréco-latine?) sur la
sensibilité germanique. C'est aussi le triomphe, tardif en ce domaine, de
l'Europe chrétienne sur l'Europe «barbare». La question du roi des animaux
n'est cependant pas entièrement réglée pour autant. A partir du XIIe siècle,
un autre animal s'oppose de plus fréquemment au lion et lui conteste sa
récente primauté : l'aigle.
Ici n'est pas le lieu de s'attarder sur la symbolique et la mythologie de

25. Ibid., p. 253. Je n'ai pas encore fait une enquête systématique pour rechercher les
familles dont le nom évoquerait l'ours et qui porteraient un lion dans leurs armoiries. Il y en a
probablement, surtout dans les pays germaniques.
26. CE. Pickford, «The three Crowns of the King Arthur», dans The Yorkshire
Archaeological Journal, t. XXXV1I1, 1954, p. 373-382; J.B. de Vaivre, «Artus, les trois couronnes et
les hérauts», dans Archives héraldiques suisses, 1974, p. 2-13; M. Pastoureau, Armoriai des
chevaliers de la Table Ronde, Paris, 1983, p. 46-47.
27. En attendant une étude approfondie des rapports entre Arthur et le sanglier, voir M.
Thiebaux, «The Mouth of the Boar as a Symbol in Medieval Literature», dans Romance
Philology, vol. XXI, 1968-1969, p. 281-299.
28. En ce domaine, il faut regretter que la plupart des enquêtes passées ou en cours sur l'an-
throponymie dans l'Occident des V'-XII' siècles insistent si peu sur le problème antropologi-
que de l'animal, et sur la façon dont l'homme occidental est pour ainsi dire incapable
d'organiser les systèmes de sa symbolique sociale sans passer par l'animal.
140 Michel PASTOUREAU

l'aigle. Une littérature abondante leur a été consacrée (29). Ce qu'il faut
mettre en valeur c'est - contrairement à une idée répandue - la relative
pauvreté du rôle de cet oiseau dans l'emblématique et dans Finsignologie
germanique du haut Moyen Age. L'aigle carolingienne, l'aigle que
Charlemagne fait placer au sommet du palais d'Aix-la-Chapelle, est une aigle
romaine et non pas allemande (30). A l'aigle, la civilisation germanique, et
aussi la civilisation celte, préfèrent un autre oiseau de proie, le faucon.
Oiseau dont le graphisme s'apparente à celui du corbeau et dont le champ
symbolique correspond davantage à un oiseau stéréotypé (le roi des oiseaux)
plutôt qu'à une espèce déterminée (31). Par là même, aux environs de l'an
mil, vers la fin de l'époque ottonienne, un glissement formel et sémantique
peut s'opérer et faire fusionner le faucon germain et l'aigle romaine.
L'oiseau des empereurs Staufen et de leurs successeurs (Frédéric Barberousse
est le premier qui use de l'aigle sur sa bannière et dans son écu) est le
produit de cette fusion. Fusion dans laquelle la part romaine semble d'ailleurs
rester prépondérante, comme le prouve le nom de cette figure épigone
(aquila), désormais vue de face et non plus de profil (32).
L'héraldique arrive au moment où cette évolution est consommée. Le
faucon est rarissime dans les armoiries médiévales (il faudrait du reste
enquêter sur cette rareté qui fait contraste avec la passion que la société
aristocratique a vouée à cet oiseau). L'aigle en revanche y est abondamment
représentée. C'est, dans le bestiaire du blason, l'animal qui s'oppose au lion.
Statistiques et cartographies héraldiques (exercices difficiles) mettent bien
en valeur le caractère antinomique des deux animaux : jusqu'au milieu du
XIVe siècle, on observe que toutes les régions riches en aigles sont
(relativement) pauvres en lions, et réciproquement. A l'échelle de l'Occident, il
n'y a qu'une exception : la Normandie (mais pour la période médiévale,
quel que soit le problème envisagé, la Normandie est toujours un territoire
d'exception) (33).

29. En attendant l'ouvrage d'Alain Boureau sur le sujet, voir : H.E. Korn, op. cit. à la note
5; O. Keller, op. cit., tome II, p. 1-12; E. Oder, «Adler», dans Paulys Realenzykopàdie der
classischen Altertumswissenschaft, vol. I, 1893, col. 371-375; E.R. Goodenough, Jewish
Symbols, vol. VIII, New York, 1958, p. 121-142; N. Henkel, Studien zum Physiologus im
Mittelalter, Tubingen, 1976, p. 192-194.
30. H.E. Korn, op. cit., p. 40-55; P.E. Schramm, Herrschaftszeichen und Staatssymbo-
lik, tome III, Suttgart, 1956, p. 897-902 et passim; E. Gritzner, Symbole und Wappen des al-
ten deutschen Reiches, Leipzig, 1902, p. 16-20; H. Horstmann, «Der Adler Karls des
Grossen», dans Archivum heraldicum, 1966, p. 18-22.
31. P.E. Schramm, Kaiser Friedrichs II. Herrschaftszeichen, Gôttingen, 1955; O. Hoe-
fler, «Zur Herkunft der Heraldik», dans Festschrift fur Hans Sedlmayr, Munich, 1962, p.
134-200; G. Scheibelreiter, op. cit., p. 22-86.
32. Sur l'aigle héraldique : J. Woodward et G. Burnett, A Treatise on heraldry Bristh and
Foreign, 2ème éd., Londres, 1896, p. 242-261; M. Pastoureau, Traité d'héraldique, p. 148-
150 et 192-193.
33. Voir les cartes comparées de la fréquence de l'aigle et de celle du lion que j'ai publiées
dans «L'héraldique nouvelle» dans Pour la Science, n° 1 , nov. 1977, p. 50-59.
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Ecu à l'aigle. Pierre sculptée représentant le margrave de Brandenbourg


(Mayence, vers 1330). Mayence, Mittelrheinisches Landesmuseum (200 x
100 cm).
Illustration non autorisée à la diffusion
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Armoiries anglaises et écossaises chargées d'un lion. Thomas Jenyn s Book


(vers 1410). Londres, British Library, Ms Add. 40851, fol. 7 verso.
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Carte de la fréquence du lion dans les armoiries médiévales (XIIe-XVe


siècles), d'après le dépouillement d'environ 125 000 armoiries connues par
des sceaux et par des armoiries.
Légende : 1. Régions où le lion se rencontre dans plus de 187r des
armoiries.- 2. Régions où le lion se rencontre dans 15 à 18% des armoiries. -
3. Régions où le lion se rencontre dans 10 à 15% des armoiries.- 4. Régions
où le lion se rencontre dans moins de 10% des armoiries.- 5. Régions qui
n'ont pas été prises en compte par l'enquête.
Le roi Noble et sa cour. Bois gravé vers 1490, accompagnant une édition de
Reynard the Fox imprimée à Westminster en 1499.

Illustration non autorisée à la diffusion

Le roi Noble en son conseil, pourvu des regalia et faisant les gestes de
l'autorité. Miniature tirée d'un manuscrit du Roman de Renart copié à Paris vers
1290. Paris, Bibl. nat., ms. fr. 1580, fol. 115.
Le roi des animaux 141

Cette opposition/association de l'aigle et du lion vient de fort loin


(pensons au thème du griffon). En héraldique, elle s'exprime d'abord dans les
pays d'Empire. L'aigle est l'animal de l'empereur, de ses partisans, de ses
«fonctionnaires»; le lion est l'animal de ses adversaires. Aux XIIe et XIIIe
siècles, les querelles entre Guelfes et Gibelins mettent particulièrement en
exergue cette lutte politique et emblématique entre les deux animaux. Il est
probable que la plupart des lions ducaux et comtaux (Saxe, Brabant, Hai-
naut, Flandre, Palatinat, Souabe, Misnie, etc.) sont, à l'origine, des lions
choisis pour souligner une opposition à la politique impériale (34). A la fin
du XIIIe siècle encore, Otton IV comte de Bourgogne, en révolte contre
l'empereur, abandonne son écu à l'aigle pour un écu au lion (35).
Si dans l'espace géographique l'aigle est représentée partout - avec une
prédilection pour l'Italie du Nord, la Suisse, la Savoie et l'Autriche, zones
où le lion est moins fréquent qu'ailleurs (36) - dans l'espace social, en
revanche, le déséquilibre est immense entre les armoiries nobles et les
armoiries non nobles. L'aigle est même pratiquement absente de l'héraldique
roturière (ce qui n'est nullement le cas du lion). C'est la figure la plus noble
du blason, à la fois dans les faits et sous la plume des auteurs du XVe siècle.
Plusieurs d'entre eux affirment que le lion ne peut commander à l'aigle, roi
des airs. Deux hérauts d'armes au service de la maison de Lorraine vont
même jusqu'à faire de l'alérion (le plus grand des aigles, selon les bestiaires)
non seulement le roi des oiseaux mais aussi le roi de tous les animaux (37). Au
siècle suivant, cette idée se répand, notamment dans les livres d'emblèmes
allemands et néerlandais (38).
En définitive, il est permis de se demander si cette solution - l'aigle roi
des animaux - n'est pas celle qui satisfait tout le monde. Elle heurte moins
la sensibilité germanique que la solution du lion. Remplacer l'ours par
l'aigle est pour beaucoup plus acceptable que de le remplacer par le lion.
Oiseau solaire, impérial, bicéphale, l'aigle est l'image parfaite de la
souveraineté. Au reste, tous les empires de l'époque moderne s'en souviendront et
prendront l'aigle - et non pas le lion - comme figure emblématique et
politique (39).

34. H.E. Korn, op. cit., p. 40-73; M. A. Beelaerts Van Blokland, «Quelques remarques
sur le lion et l'aigle comme figures héraldiques», dans Recueil du 7ème congrès international
des sciences généalogique et héraldique, La Haye, 1964, p. 95-107; R. Harmignies,
«Origine et formation des blasons des provinces belges : les lions de Flandre et de Brabant-
Limbourg (1 162-1234)», ibidem, p. 171-183.
35. J.B. de Vaivre, «La probable signification politique du changement d'armes des
comtes de Bourgogne à la fin du XIIIe siècle», dans Recueil du llème congrès international des
sciences généalogique et héraldique, Liège, 1972 (1973), p. 499-506.
36. Supra, note 33.
37. Voir P. Marot, «Les alérions de Lorraine» , dans Mémoires de l'Académie de Stanislas,
1930-1931, p. 25-54.
38. Voir A. Henkel et A. Schoene, Emblemata. Handbuch zur Sinnbildkunst des XVI.
undXVII. Jahrhunderts, 2ème éd., Stuttgart, 1976, col. 757-780.
39. Supra, note 29. Voir aussi E. Fehrenbach, «Ueber die Bedeutung der politischen
Symbole imNationalstaat», dans Historische Zeitschrifi, t. 213, 1971, p. 296-357.
142 Michel PASTOUREAU

L'ours n'était que le chef des animaux. Le lion en est devenu le roi,
grâce à l'appui du Christianisme. Mais il a dû céder le pas devant l'aigle, le
roi des rois. Quel est l'animal qui, à son tour, devancera l'aigle?

BIEN
COLOMBE AGNEAU

LICORNE 1
PELICAN BELIER
DAUPHIN
CIGOGNE CERF
AIGLE
ABEILLE ELEPHANT

LEVRIER
rASTOR
LAblUK GRIFFON SANGLIER

COQ
FORCE LI0N FORCE
INTELLECTUELLE PHYSIQUE
PIE
TORTUE p0RC CHIEN TAUREAU
CYGNE CORBEAU FAUCON BALEINE

RAT CHAT ANE LIC0RNE 2 DRAGON

SINGE RENARD
PANTHERE
SERPENT LEOPARD

CRAPAUD
BOUC L0UP

MAL
Diagramme essayant de situer les uns par rapport aux autres les principaux
animaux mis en scène par le blason, par les bestiaires, par les textes
littéraires et par les encyclopédies des XIIe et XIIIe siècles. Malgré le caractère
ambivalent de tous les animaux et malgré la prise en compte de deux axes
paradigmatiques seulement (on aurait pu introduire dans le diagramme bien
d'autres articulations, par exemple beau/laid, travailleur/paresseux,
pur/impur, etc.), l'ensemble reflète la plupart des systèmes de valeurs et des
systèmes symboliques construits autour du monde animal entre le XIe et le
XIVe siècle. On notera une absence de marque, celle du cheval, qui pour
l'imagination et la sensibilité médiévales n'est pas vraiment considéré
comme un animal.

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