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Islam et occidentalisation dans l'autofiction d'Isabelle Eberhardt

Katherine Roussos [1/ 17]

Introduction : Isabelle Eberhardt, sa vie, sa quête

Qui est Isabelle Eberhardt ? À la fois amoureuse de la vie et obsédée par la mort,
femme européenne et homme arabe, combattante et fataliste, habituée des écoles
religieuses et des quartiers réservés — cette nomade et écrivain ne se soumet pas aux
catégories toutes faites. C'est précisément dans la coexistence des opposés qu'elle
affirme son identité si singulière. Dans le tourbillon de myriades de contradictions, elle
retrouve dans sa dévotion à l'islam une simplicité calme et résignée ; elle s'inspire de
l'esprit pur du nomade. En inventant sa vie, comme un jeu ou comme un roman, elle
poursuit pleinement sa quête, passionnée, de transcendance.
Isabelle Eberhardt est née en 1877 à Genève, de Nathalie Moerder (née Eberhardt),
une aristocrate russe, et de père inconnu. Elle reçoit l'instruction de l'érudit anarchiste
Alexandre Trophimowsky, son père présumé, qui trouve plus commode de l'élever
comme un garçon. Isabelle et son frère aîné, Augustin, apprennent plusieurs langues, y
compris l'arabe.Ils rêvent tous les deux de partir au Maghreb, ce que fait d'abord
Augustin ; dès qu'il a l'âge requis, il débarque avec la Légion étrangère en Algérie, d'où il
écrit de longues lettres à sa soeur. Trois ans plus tard, en 1897, Isabelle et sa mère
s'installent à Bône, en Algérie. Isabelle quitte la Suisse en espérant ne jamais y revenir.
Comme l'expliquent ses biographes : « Elle veut rompre avec un siècle, une civilisation
et certainement une famille qui ne répondent pas à sa soif d'absolu.» 7[1] Sa mère meurt
quelques mois après, et Isabelle commence sa vie de nomade.

Notes
[1] Isabelle Eberhardt, Écrits sur le sable, présentation de Marie-Odile Delacour et Jean-René
Huleu, Grasset, 1990, vol. 1, p. 12.

La volonté d'Eberhardt est de « vivre libre, sans attaches, comme le vagabond


mais aussi comme l'écrivain libre d'inventer un monde»[1] Mais, n'ayant pas
d'attaches, elle s'attache à tour avec des sentiments aussi forts qu'éphémères.
Dans sa vie remplie de contradictions, elle cherche en même temps que la
liberté et l'autonomie absolues, l'abandon total à Dieu. Quel Dieu ? Elle le
retrouve dans l'islam ésotérique [2] mais aussi dans les marges et les ténèbres
de l'esprit humain. Le Dieu d'Eberhardt égale tout ce qui touche aux limites du
possible, ce qui tend vers un absolu lointain, que l'on saisit dans de brefs
moments d'extase et de transcendance.
Eberhardt a besoin d'écrire, de raconter ses expériences, d'élaborer ses
contradictions et ses confusions intérieures, mais aussi d'agir dans le monde.
Ce n'est pas assez d'embrasser l'islam dans sa vie ; elle cherche aussi, à
travers ses écrits, à promouvoir l'islam chez les Européens. Elle propose ainsi
un lien entre l'Occident et l'Orient qui s'oppose à la domination coloniale.
Détournant l'idée du « white man's burden », Eberhardt voit dans l'islam un
dernier recours pour sauver (civiliser ?) une Europe atteinte d'un vide
cancéreux. Globalement, Eberhardt critique le pouvoir corrupteur de la
civilisation occidentale sur l'Orient. Au niveau personnel, elle rejette l'Occident,
qui ne correspond pas à sa nature portée à la dévotion. Ce qui motive
Eberhardt, c'est une croyance très profonde en la vie dans ses extrêmes : un
désir de tout connaître et tout saisir, vivant pleinement la condition humaine.
En contemplant sa mort, Eberhardt écrit qu'elle veut être enterrée « dans le
sable brûlé du désert, loin des banalités profanatrices de l'Occident envahisseur
»[3]. Dès sa jeunesse, elle rêve de l'Orient, symbole d'un bonheur qui réside
dans un ailleurs lointain. Eberhardt voit dans le colonialisme une médiocrité
moderne de l'Europe qui piétine un Orient caractérisé autant par sa quête spiri-
tuelle de l'absolu que par sa volupté sacrée. L'Europe, par contre, est un
continent que [...J les hommes sont en train de transformer en une vaste usine,
avant d'en faire une terre de désespoir [...] [4]. Dieu est remplacé par la
machine ; beauté et transcendance sont éclipsées par la quête de profit et
d'efficacité.

Notes
[1] Ibid., p. 12, présentation.
[2] islam ésotérique, appelé également soufisme, existe depuis le début de l'islam. Il est considéré comme le
noyau caché de l'islam, destiné aux initiés. Puisque seule existe l'unité divine, ces initiés, se jugeant eux-
mêmes en Dieu, peuvent même être acquittés des devoirs de l'islam exotérique destiné aux masses.
[3] Isabelle Eberhardt, Notes de route : Maroc-Algérie-Tunisie, Actes Sud, 1998, p. 94.
[4] Isabelle Eberhardt, Rakhil: roman inédit, présenté par Danièle Masse, La Boire à Documents, p. 27. Ce
livre comprend deux versions du roman. Cette citation vient de la première version, de l’autofiction, dans
laquelle le protagoniste, Mahmoud, est manifestement Eberhardt/Mahmoud Saadi.

Depuis son départ en Algérie, l'Europe est désormais la terre d'exil. Expulsée de
l'Algérie par l'administration française, Eberhardt, angoissant à Marseille,
dénonce : « La société moderne, sans foi et sans espoir, avide de jouir, non pour
le divin frisson de volupté, mais pour oublier l'inexprimable douleur de vivre,
attendant, crainrive et impatiente à la fois, l'heure de mourir [...] [1]. C'est
l'absence de foi qui provoque la peur de la mort, la perte de confiance dans la
vie. Même le plaisir y est une fuite, et non pas une expérience sacrée. Eberhardt
décrit le déclin d'une Europe nihiliste, vidée de sens. La seule possibilité de
sauver l'Europe moderne, est de revenir aux valeurs qu'a conservées un Orient
intemporel, et surtout celles de l'islam. De même, dans sa vie personnelle,
Eberhardt cherche dans l'intemporalité de l'islam des valeurs disparaissant dans
l'Europe industrialisée. En outre, l'islam continue de nos jours de s'opposer au
vide créé par un monde de plus en plus sécularisé.
Isabelle Eberhardt voyage d'abord en tant que journaliste. Elle se donne le
nom de Si Mahmoud Saadi et porte le costume traditionnel de l'homme arabe.
Parmi les raisons citées par Eberhardt : « Sous un costume correct de jeune fille
européenne, je n'aurais jamais rien vu, le monde eût été fermé pour moi, car la
vie extérieure semble avoir été faite pour l'homme et non pour la femme. » [2]
Cependant, ce n'est pas souvent qu'Eberhardt écrit sur la condition féminine,
surtout à propos de sa propre vie [3]. Est-ce qu'elle arrive même à oublier qu'elle
n'est pas que Si Mahmoud Saadi, taleb et cavalier ? En tout cas, son
déguisement est convaincant, comme k montre l'anecdote suivante : « Le chef
de poste, un capitaine de h Légion, me regarde, stupéfait. Il ne comprend pas
du tout h rapport qu'il peut y avoir entre ma carte de femme journaliste et h tout
jeune Arabe qui la lui tend. »[4] . Ce jeune arabe imberbe qu'est Si Mahmoud
Saadi change son passé selon les circonstances, au gré de son inventrice.

Notes
[1] « I:Âge du néant », dans Écrits sur le sable vol. Il, op. cit., p. 530.
[2] Écrits sur le sable I , p. 73.
[3] Un autre passage significatif à cet égard décrit ses sentiments après une visite à Lèlla Zeyneb, « la
maraboute », dirigeante d'une zaouïa. Cette femme raconte à Eberhardt sa tristesse d'avoir été obligée de
se priver de mari et d'enfants, afin d'avoir ce rôle de maraboute pour lequel elle n'est même pas appréciée.
À ce propos, Eberhardt écrit : « Je me sens devenir triste, devant cette douleur injuste: cachée peut-être
depuis des années, qui ne se fait jour qu'en présence d'une autre femme dont la destinée est aussi très
éloignée de l'ordinaire. Notes de route. p. 263. En devenant Mahmoud Saadi, Eberhardt échappe à la
condition féminine d'un monde fait « pour l'homme et non pour la femme ». En outre, dl( montre beaucoup
de compassion à l'égard des prostituées et des femmes victime: d'injustices, mais de la même manière
qu'elle le fair aussi pour les hommes.
[4] Isabelle Eberhardt, Sud Oranais, Editions Joelle Losfeld, 2003, p. 23.

Chez les peuples du désert, Eberhardt trouve une certain tolérance, même pour
sa double identité. À propos des relation entre Eberhardt et les paysans
musulmans, Robert Randau, son an et biographe, écrit : « Très abordable, elle
voulait qu'ils la considérassent comme un simple ratel), comme un lettré de
zaouïa. Nul parmi eux n'ignorait cependant que ce svelte cavalier au burnous
d'un blanc immaculé et au mesure écarlate fût une femme » [1]. Mais par
politesse, ils ne font jamais mention de cela. Ses confrères n'accordent, eux non
plus, pas d'importance au fait que Si Mahmoud Saadi soit une femme.
Se peut-il que sa double identité fût plus acceptée au Maghreb qu'en
Europe [2]? Le travestisme n'est certainement pas étranger aux traditions
algériennes, comme le montre la parodie rituelle du Rekeb dans laquelle les
femmes se déguisent en autorités religieuses masculines [3]. En outre, serait-il
possible d'établir un lien avec le soufisme, qui croit en l'abolition de toute
dualité ? Déjà au treizième siècle, des maîtres soufis tels qu'Ibn Arabi écrivent
sur la dissolution des concepts de mâle et de femelle. Si seule existe l'Unité
divine, quelle importance accorder aux distinctions de sexe ? En outre, bien
avant les écrits d'Eberhardt, Ibn Arabi mentionne l'utilité de l'acte sexuel pour
sentir cette dissolution [4].
En 1900, Eberhardt est initiée à une confrérie soufie, la Qadriya, sur laquelle
elle écrira très peu. La même année, elle rencontre son confrère Slimène Ehnni,
musulman de nationalité française, avec qui elle décide de partager sa vie. Avec
Ehnni, ils sont deux alliés face à un monde souvent hostile. Eberhardt se dit
capable d'être « envers lui seul d'une douceur et d'une soumission absolues
»[5], et quant à lui, « Slimène me suivra où je voudrai » [6], évoquant leur
dévotion quasi-religieuse l'un pour l'autre, dévotion qui accentue, peut-être, leurs
quêtes respectives de Dieu. La tradition de la poésie soufie compare Dieu à une
personne aimée. Autre tradition de la poésie arabe : le poète parle de sa
maîtresse (par pudeur) comme si elle était un garçon. Cette tradition influence,
selon Randau, le mari d'Eberhardt : « Le travestissement d'Isabelle en jeune
garçon attisait la fougue du beau cavalier ; il connut à la fois l'amour de coeur et
l'amour de tête ; il vécut littéralement un des grands poèmes de sa race [...] [7]

Notes
[1] Robert Randau, Notes et souvenirs, La Boite à Documents, 1989, p. 86.
[2 ] Elle se sent certainement plus "chez elle" au Maghreb qu'en Europe. Elle me fait penser à Malcolm
X, qui écrit dans Roots que l'islam peut rapprocher les hommes, quelle que soit la couleur de leur peau.
Les distinctions de sexe, perdent-elles aussi leur sens, dans l'islam tel qu'Eberhardt l'interprète ? Est-ce
en partie cela qui l'attire ?
[3] Sosie Andezian, 'xpériences du divin dans l'Algérie contemporaine, CNRS éditions, 2001, p. 153.
[4] Valérie J. Hoffman, « I.e soufisme, la femme et la sexualité , dans Les Voies d'Allah : Les ordres
mystiques dans le monde musulman des origines à aujourd’hui » , sous la direction d 'Alexandre Popovic et
Gilles Veinstein, Fayard, 1996.
[5] Écrits sur le sable, vol. II, op. cit., p. 389.
[6] Ibid., p. 407.
[7] Notes et souvenirs, op. cit., p. 173.

Quant à Eberhardt, elle semble trouver avec Ehnni plus de paix et de bonheur
qu'avant. Mais cette paix n'est pas durable. Le couple est vite soupçonné
d'activités anti-françaises. Danger plus imminent : en 1901, un musulman se
croyant inspiré par Dieu essaie d'assassiner Eberhardt. La même année, après
un séjour à l'hôpital, suivi du procès de l'agresseur (Eberhardt ne veut pas qu'il
soit puni), elle est expulsée de l'Algérie.
Après quelques mois d'un exil torturant à Marseille, Eberhardt épouse Ehnni,
ce qui lui confère la nationalité française et le droit de retourner en Algérie. De
retour dans ce pays, elle collabore avec Victor Barrucand à une revue bilingue
et arabophile, Akhbar, et elle écrit également pour La Dépêche Algérienne. Mais
depuis l'agression, sa santé est affaiblie ; elle retourne à l'hôpital. À 27 ans, le
lendemain de sa sortie, elle se noie lors d'une inondation, chez elle à Ain Sefra.
Selon Randau, la mort d'Eberhardt est plus proche d'un suicide que d'un
simple accident : « Après une pipe de kif, une certaine ivresse nihiliste, mise ou
non sur le compte du mektoub, a pu emporter ses dernières forces. »[1]. Elle
avait déjà rêvé de s'abandonner à l'eau, influencée peut-être par l'image soufie
de dissolution dans l'unité. Dans un état fiévreux quelques années avant, elle
visualisait : « Une eau fraîche coulait le long de mon corps et je m'abandonnais
voluptueusement à la caresse humide. »[2]. Et dans le paragraphe suivant : « Je
m'abandonnais aux visions nombreuses, aux extases lentes du Paradis des
Eaux... »[3]. Étrange coïncidence ? D'autant plus que cette vision s'ajoute aux
prédictions récurrentes de mort [4]. La mort d'Eberhardt, est-elle un accident
avec de drôles de coïncidences, ou un véritable suicide qui profite de
l'inondation comme d'un moyen ? Les preuves ne sont pas concluantes. Bien
que l'hypothèse du suicide soit favorisée, il faut reconnaître que sa santé était
déjà affaiblie, lors de cette inondation qui a fait plus qu'un mort. Et aussi qu'elle
n'a jamais tenté le suicide auparavant, même dans les périodes les plus
désespérées de sa vie. Cette mort romanesque est emblématique de toute sa
vie, dans laquelle elle fait disparaître les limites entre fiction et réalité. Elle
raconte souvent deux versions d'un même événement, l'une étant autobiogra-
phique, l'autre présentée comme de la fiction ; c'est de l'autofiction.
Notes

[1] Ibid., p. 24.


[2] Sud Oranais, op. cit., p. 242.
[3]Ibid.
[4] Voir, entre autres, « Rachel », dans Rakhil, influencé par la visite d'Eberhardt chez un sorcier (Écrits
sur le sable 1, p. 442). En outre, Eberhardt se demande souvent si dans un an, elle sera encore en vie.

En outre, certains protagonistes reviennent dans plusieurs récits, changeant


légèrement d'identité. Par exemple : Jacques, l'occidental sympathique qui
tombe amoureux d'une femme du pays, est lieutenant dans « Yasmina » ; dans
« Tessaadith » il est médecin. Eberhardt utilise même son propre pseudonyme
Mahmoud, dans son premier roman Rakhil.
Bien que certains de ses biographes suggèrent qu'Eberhardt joue avec les
dénominations du fait qu'elle est privée du nom de son père, son jeu sur les
identités paraît plutôt ludique que désespéré [1]. Exemple typique de sa façon de
jouer : après son mariage, Eberhardt garde son pseudonyme Mahmoud Saadi,
en ajoutant parfois, pour sa correspondance officielle, le titre « Madame » ; elle
devient, en quelque sorte, sa propre épouse. Se moque-t-elle ainsi d'une
coutume qui fait désigner la femme par le nom de son mari, et qui est en
décalage avec son style de vie indépendante ? Élevée anarchiste, et n'ayant
pas de respect pour les institutions intrinsèquement cruelles ou indifférentes,
Eberhardt s'amuse à embrouiller les autorités avec ses inventions de noms. Qui
est-elle ? Impossible de la classer. Quand un groupe de colons écrit à
l'administration pour se plaindre des activités « pro-indigènes » d'Isabelle, ils
l'appellent « Mme Mahmoud Saadi Eberhardt » !
Son mari, en tout cas, ne paraît pas vexé par ces inventions de noms. Lui-
même, lors d'une première rencontre avec Randau, présente Si Mahmoud
Saadi, en ajoutant : « C'est là son nom de guerre ; en réalité il s'agit de Mme
Ehnni, ma femme. »[2]. Mais Isabelle Eberhardt, est-elle moins Mahmoud Saadi
qu'elle n'est Madame Ehnni ? Elle est certainement plus connue sous le nom de
Mahmoud Saadi. Eberhardt et Ehnni vivent aux yeux du public comme deux
confrères.

Notes

[1] A noter qu’ « Eberhardt » est le nom de jeune fille de la grand-mère d’Isabelle. La mère d’Isabelle, a-
t-elle souffert d’être privée du nom du père ? Est-ce pour ça qu’Isabelle donne à sa mère déjà morte le
nom du père, nom qu’elle n’a jamais eu de son vivant ? Ou est-ce plutôt pour brouiller les pistes en
affirmant son refus de coopérer avec une administration rigide et déshumanisante ?
[2] Notes et souvenirs, op. cit., p. 64.

DEVENIR L'AUTRE

Eberhardt ne se contente pas d'observer ni de frôler l'exotisme de l'Orient ; elle s'en


imprègne. Pourtant, elle ne peut pas se laisser fondre complètement dans l'islam. Elle
doit revenir, écrire, partager son expérience, faire connaître en Occident les mérites de
l'islam. La tentation est toujours là, pourtant, de se dissoudre dans sa culture d'adoption,
coupant à tout jamais ses liens avec l'Occident profane. Mais elle se contente d'explorer
la transformation absolue à travers certains de ses personnages. Ainsi, elle montre une
autre possibilité de rapport avec l'Orient que celle de la domination coloniale.
Le récit « M'Tourni »[1], par exemple, raconte brièvement et simplement la vie d'un
ouvrier italien qui vient, par hasard, travailler en Algérie. Sans résistance ni
questionnement, il est amené à se transformer, au fil des années, en musulman
indissociable de ses voisins autochtones. Il finit par oublier entièrement son identité
antérieure. Il finit ses jours heureux parmi le peuple qui ne lui est plus étranger. Il est
absorbé par le pays : « Roberto Fraugi devint Mohammed Kasdallah. » [2]. Le verbe «
devenir » indique plus qu'un changement de nom ; c'est une métamorphose.
Robert Fraugi n'est pas venu en tant que colon. Il travaille pour les musulmans, qui le
traitent décemment et l'aident à s'intégrer à un style de vie paisible et chaleureux.
Eberhardt veut-elle suggérer que les musulmans au pouvoir n'iraient pas jusqu'à
exploiter les Européens, comme ils sont exploités par eux c'est-à-dire qu'il y a chez
quelque chose de foncièrement plus humains ? Ce récit est, certes, un plaidoyer pour
l'islam. « M'Tourni » suggère aussi la capa-cité de l'islam à absorber ce qui lui est
étranger, et ainsi de vaincre tout conquérant.
En outre, l'expression « M'Tourni » fut tin terme péjoratif chez les musulmans pour
désigner quelqu'un qui accepte d'envoyer son enfant à l'école coloniale, et qui trahit ainsi
sa race [3]. L'ouvrier italien « trahit sa race » aussi, en devenant musulman. Ainsi, le
terme péjoratif est renversé, et acquiert ici un sens positif. C'est la « mission civilisatrice
» de l'Europe qu'il trahit, en trouvant une vie plus civile chez les musulmans. Par ce
récit, Eberhardt suggère que l'Européen est capable d'avoir une autre relation avec
l'Orient que celle de la conquête, et que l'islam est ouvert à tous ceux qui ont le coeur pur
et simple. Le jeune lieutenant Jacques, dans la nouvelle Yasmina », possède cette pureté.

Notes
[1] Dans Écrits sur le sable, vol. II, op. cit., p. 342.
[2] Ibid., p. 345.
[3] L'Algérie des Français, présenté par Charles-Robert Ageron, éditions du Seuil, 1993, p. 93-
94.

Récemment arrivé au Maghreb, Jacques n'a pas encore appris les convictions de
supériorité européenne. Il est rêveur, aventurier et sincère ; il se fie à ses propres
impressions. Il vient des Ardennes, région encore « fermée à cet `esprit moderne'...qui
mène rapide-ment à toutes les décrépitudes morales. » [1]. Mais c'est cer esprit moderne,
finalement, qui le reconquiert. Il considère désormais son aventure avec Yasmina, jeune
bergère, comme un caprice naïf, adolescent, utopique, alors que c'est avec elle qu'il était
le plus noble, le plus authentique : « Et il ne comprenait plus combien cette première
forme de son moi conscient avait été meilleure et plus belle que la seconde, celle qu'il
devait à l'esprit moderne vaniteux, égoïste et frondeur qui l'avait pénétré peu à peu. » [2].
Le message est clair : Jacques aurait dû rester avec Yasmina, laissant ses vêtements
européens se décomposer, se cachant dans la montagne avec des brebis et des prières,
dans un amour voluptueux — une vie de sentiment, sans intellect. Il aurait dû devenir
l'Autre, au lieu de le conquérir.
Mais Eberhardt elle-même n'est pas allée jusqu'en haut d'une montagne, perdant à tout
jamais trace de la vie occidentale. Elle a besoin d'écrire, de dire aux occidentaux leur
erreur de croire en la technologie moderne, à la place de Dieu de la volupté. À l'époque,
le gouvernement vise surtout à ce que les Européens imposent leur culture, afin de créer
[...] une race de Français qui puisse civiliser et rapprocher de nous les indigènes » [3].
L'idée d'assimilation des Européens à la culture autochtone va directement à l'encontre
du piget de l'administration coloniale.
D'autres personnages, tels que Jacques, jeune médecin dans « Le Major », s'assimilent
d'une façon moins absolue. Comme Eberhardt, Jacques trouve ses semblables dans le
désert lointain : « Depuis qu'il commençait à comprendre l'arabe, à savoir s'exprimer un
peu, il aimait à aller s'étendre sur une natte, devant les cafés maures, à écouter ces gens,
leurs chants libres comme leur désert et comme lui, insondablement tristes [...] » [4].Le
Maghreb est ainsi un refuge pour les âmes trop sensibles et trop rêveuses pour survivre
à la mécanisation croissante de l'Europe.En juxtaposant la barbarie de l'Europe et les
mérites de l'islam, Eberhardt tourne en ridicule l'idée d'une « mission civilisatrice » de
la France. Les occidentaux heureux sont ceux qui, au lieu d'imposer leurs idéologies,
adoptent un style de vie musulman.

Notes
[1]Rakhil, op. cit., p. 98.
[2] Ibid., p. 69.
[3] L'Algérie des Français présenté par Charles-Robert Ageron, Seuil, 1993, p. 164.
[4] Ibid., p. 164.

ABSORPTION CULTURELLE

Des individus dans les récits d'Eberhardt sont souvent absorbés par l'Orient. De
manière plus générale, Eberhardt exprime aussi l'idée que le continent africain va
toujours finir par absorber ses conquérants étrangers. Lors de son dernier voyage,
Eberhardt écrit : « J'ai voulu posséder ce pays, et ce pays m'a possédée. À certaines
heures, je me demande si la terre du Sud ne ramènera pas à elle tous les conquérants qui
viendront avec des rêves nouveaux de puissance et de liberté, comme elle a déformé tous
les anciens. N'est-ce pas la terre qui fait les hommes ? » [1]. Les rythmes de la vie, la
nature, les traditions au Maghreb finiront par transformer tous ceux qui y vivent, y
compris les colons. La terre est personnifiée comme une mère ou une bergère qui ramène
à elle les enfants souffrants, les brebis perdues.
Dans la nouvelle « Yasmina », on voit une terre plutôt affamée et monstrueuse, dans sa
réclamation néanmoins justifiée : « Toute la gloire triomphante des Césars vaincue par le
temps est résorbée par les entrailles jalouses de cette terre d'Afrique qui dévore
lentement, mais sûrement, toutes les civilisations étrangères ou hostiles à son âme... » [2].
Cette terre est protectrice des civilisations autochtones, en dévorant les conquérants
jusqu'à ce qu'ils perdent leur forme originale, tout comme un estomac absorbe les
aliments. La conviction que la domination européenne ne va pas durer explique en partie
le désintérêt d'Eberhardt pour la politique. Pourquoi lutter contre le colonialisme,
puisque l'absorption de la culture européenne se fera d'elle-même ? Ce n'est qu'une
question de temps. Or, l'idée d'absorption culturelle est proche du concept soufi selon
lequel tous les êtres seront finalement réabsorbés par l'unité qui est Dieu. La quête soufie
est celle de la conscience de cette unité divine, à travers la musique, la danse, le chant, et
aussi l'amour. La terre divine de l'Afrique absorbera les Européens, tout comme Dieu
absorbera l'humanité.

Notes
[1] Sud Oranais, op. cit., p. 249.
<!--[if !supportEmptyParas]--><!--[endif]--> [2] Écrits sur le sable, vol. II, op. cit., p. 94.

ÉCRIRE EN FAVEUR DE L'ISLAM

En affirmant sa foi musulmane, Eberhardt va à l'encontre du projet colonial de


sécularisation. Estomper l'islam dans la vie de tous les jours est une des stratégies du
gouvernement français pour installer une colonie durable et pour réduire la résistance
autochtone. Le gouvernement estime qu'une fois dépourvu de religion, le peuple n'aura
plus la force de s'opposer au colonialisme ; l'histoire a révélé la fausseté de ce calcul.
Eberhardt commence son premier roman, Rakhil, avec l'intention d'écrire un «
plaidoyer en faveur du Coran » [1]. Est-ce qu'elle y réussit ? Selon Danièle Masse, « ce
`plaidoyer en faveur du Coran' tourne vite court » puisqu'elle est « tiraillée une fois de
plus entre l'aspiration à la pureté absolue et à la débauche totale » [2]. S'il y a opposition
débauche-pureté, ce n'est pas (comme le suggère Danièle Masse), une question
d'immoralité et de sainteté, mais à cause de la dichotomie orient-occident. Il est vrai
qu'Eberhardt oublie parfois son objectif de défendre le Coran. Elle ne s'éloigne jamais,
pourtant, de la défense de ce qu'elle considère comme un islam pur, assiégé à la fois par
la conquête occidentale et par les traditions exotériques ou préislamiques.
Rakhil raconte l'histoire de deux frères, l'un qui représente les valeurs européennes,
l'autre les valeurs musulmanes. Belkassem est instruit selon la tradition de la confrérie de
son père, et y obtient une position de pouvoir. Quant à Mahmoud, il reçoit une éduca tion
européenne, et obtient un doctorat en droit d'une université française. Rakhil comprend
plusieurs symboles qui opposent la pureté de l'Orient et la corruption de l'Occident.
Rakhil réserve son lit bédouin à elle seule ; pour recevoir ses clients, elle utilise un lit
italien. L'Europe, symbolisée par un lit italien, est lieu de vice, d'un simulacre d'amour,
vendu et acheté, alors que Rakhil garde pour elle et pour son vrai amour, Mahmoud, le lit
bédouin [3].

Notes
[1] Isabelle Eberhardt , Les Journaliers , Introuvables, 1985, p. 27.
[2] Danièle Masse, sous la direction d’Anne Roche, Deux itinéraires sous le signe de l'Orient :
Isabelle Eberhardt et Ella Maillar t, thèse, Université d’Aix-Marseille,
année 1990-1991, p. 143.
[3] Rakhil, op. cit., p. 93.

À l'opposé de l'esprit éclairé et pacifié, évident chez Belkassem; Mahmoud est


tourmenté. Il passe son temps à séduire toutes lei femmes de la maison ou à
errer sans but, en proie au nihilisme et au vice occidentaux. Sa famille prône le
Coran qui serait capable de k guider, mais lui le refuse. Dans sa débauche,
irrespectueux de toué il va jusqu'à prendre la femme de son frère comme
maîtresse. Non seulement il est malheureux, mais il sème des problèmes autour
de lui. Il représente les malheurs de l'Europe, qui, loin de rester dan: leur
continent d'origine, s'en vont polluer le reste du monde Comme le Mahmoud du
roman, que les circonstances obligent retourner dans son pays d'origine,
Eberhardt souffre chaque foi qu'elle revoit la « terre d'exil », l'Europe, où elle
s'ennuie et déprime autant que lui dans son pays natal. Le Mahmoud du roman
ressemble à Eberhardt-Mahmoud comme un reflet dans un miroir.
Mahmoud tombe amoureux de la belle prostituée juive, Rakhil qui est, comme
lui, « sans cesse en proie à un désir vague, indéter miné et d'autant plus
angoissant qu'elle était incapable d'en défini: la cause et l'objet. C'était en elle
comme en lui à certaines heures de douloureux et violents élans vers un ailleurs
inconnu, mais oi devait être le bonheur et qu'ils n'atteindraient jamais [...] »[1]. Ils
subissent la même douleur douce qui pousse Eberhardt à voyager et à se
réjouir des perpétuels départs.
Après sa rencontre avec Rakhil, Mahmoud ne s'intéresse plus Chelbia, femme
de son frère, qui devient furieusement jalouse Enfermée à la maison, Chelbia
n'a pas d'autre passe-temps que dl songer à reconquérir Mahmoud, et, lorsqu'il
lui dit qui est soi amante, de brûler de haine pour Rakhil. Pourtant, Belkassem
insiso sur le fait que le Coran « [...] ne contraint point la femme à l'igno rance et
à la claustration »[2]. Au contraire, Belkassem veut élever s; femme au même
niveau d'instruction que lui-même. C'est la rat» de Mahmoud qui veut la
claustration des jeunes femmes, ce qu'ell. fonde « [...] non pas sur la très
libérale doctrine du Coran mais bien sûr certaines coutumes postérieures aux
siècles de gloir de l'Islam, et très oppressives » [3].
Notes
[1] Ibid., p. 79.
[2] Ibid., p. 69.
[3] Ibid., p. 64.

À première vue, le « vrai islam apparaît comme une sorte de panacée pour
soulager l'âme, ainsi que pour encourager la liberté et l'autonomie. Eberhardt
vise ainsi à montrer aux lecteurs européens un islam idéal, qu'elle découvre
dans l'islam ésotérique, loin des dogmes, embrassant les expériences
transcendantes de l'amour. La pratique exotérique de l'islam, pourtant, est
parfois remise en cause, même si Eberhardt défend ardemment la foi de
Belkassem, qui croit « en ce Dieu de l'Islam qu'il adorait en toute sa sublime et
simple splendeur, dégagée de tous les symboles, de tous les mythes destinés à
la plèbe des non-initiés [...] » [1].
Comme dans la vie d'Eberhardt, l'islam n'est pas la seule toute-puissance ;
c'est dans l'amour que Mahmoud et Rakhil transcendent leurs tourments. La
comparaison entre l'amour divin et l'amour entre amants est caractéristique du
soufisme. Le Mathnawi de Rûmî comprend plusieurs poèmes qui se servent de
l'amour humain comme métaphore de l'amour de Dieu. Le poète s'adresse à
Dieu comme à un amant. Dans l'acte d'amour, Mahmoud et Rakhil sont « [...]
lavés par les larmes extatiques de la volupté », en voyant « l'illusion enivrante
de leur éternité »[2].Eberhardt, aussi fascinée par la volupté que par l'esprit,
exprime ses penchants personnels à travers un plaidoyer à la fois pour le Coran,
la liberté et l'amour : tout ce qui tend vers l'Absolu. À travers le personnage de
Mahmoud, tantôt elle-même, tantôt son opposé, Eberhardt exprime les tensions
dans sa vie souvent contradictoire. Les tourments de l'esprit de Mahmoud ne
sont qu'aggravés par la pensée européenne ; ils sont là bien avant. Ainsi, Rakhil
comme plaidoyer pour le Coran est ombragé par d'autres thèmes primordiaux
pour Eberhardt, notamment les conflits intérieurs de l'individu. Tout en valorisant
l'islam de l'initié, Rakhil explore les conflits personnels de l'écrivain, son
attirance pour l'islam et ses tentatives pour réconcilier liberté et dévotion .
Notes
[1] Ibid., p. 81.
[2] Ibid., p. 98.

Dans la nouvelle « Yasmina », Eberhardt expose les violences faites par le


système colonial : « Il y avait bien une fontaine [...] mais le gardien roumi [...] ne
permettait point aux gens de la tribu de puiser l'eau pure et fraîche dans cette
fontaine. Ils étaient donc réduits à se servir de l'eau saumàtre de l'oued où
piétinaient, matin et soir, les troupeaux. De là, l'aspect maladif des gens de la
tribu continuellement atteints de fièvres malignes. » [1]. Ici, le colonialisme n'est
pas un remède pour des conditions misérables, mais précisé-ment la cause de
ces conditions. L'Europe donne avec une main la maladie, avec l'autre main la
cure, tout en proclamant la nécessité de son aide bienfaisante.
Le colonialisme, selon les récits d'Eberhardt, est mauvais pour tout le monde.
Dans « Le Major »[2], ce n'est pas que les peuples colonisés qui sont
déshumanisés, mais les administrateurs aussi, comme le montre le portrait
suivant : « Dur, froid, soumis aveuglé-ment aux ordres venant de ses chefs,
sans jamais un mouvement spontané ni de bonté, ni de cruauté, impersonnel, le
capitaine Malet vivait depuis quinze ans parmi les indigènes, ignoré d'eux et les
ignorant, rouage parfait dans la grande machine à dominer [3] » C'est la même
personne qui demande à Jacques de ne jamais montrer de l'amitié pour les
musulmans, mais de : «... ne jamais rapprocher ces gens de vous, (de) les tenir
à leur juste place, » puisque seule la sévérité peut les dompter [4]. Mais Jacques
refuse ces conseils, en considérant plutôt qu'il a réussi quand les autochtones
n'ont plus peur de lui, et ne le saluent plus.
Critiqué à cause de son amitié avec les musulmans, donc obligé de partir,
Jacques dit au capitaine : «...je pars avec la conviction très nette et désormais
inébranlable de la fausseté absolue et du danger croissant que fait courir à la
cause française votre système d'administrateur[5]. Il n'est toujours pas contre la
« cause française » telle qu'il l'imagine dans une abstraction bienfaisante. Cette
abstraction, dans les récits d'Eberhardt, n'a aucun rapport avec la réalité
coloniale.
Notes
[1] Écrits sur le sable, vol. I l, op. rit., p. 96.
[2] Ibid., p. 157.
[3] Ibid., p. 162.
[4] Ibid., p. 159.
[5] Ibid., p. 181.

En revanche, comme dans Rakhil, les questions coloniales sont, ici aussi,
entremêlées de réflexions sur l'esprit humain et ses luttes intérieures. Eberhardt
glisse facilement vers des réflexions sur la différence entre la nature du
protagoniste et celle de ses semblables. Ainsi, Jacques dit des administrateurs :
« Non contents d'être inexistants eux-mêmes, les gens voulaient encore
annihiler sa personnalité à lui, réglementer ses idées, enrayer l'indépendance de
ses actes... »[1]. Jacques est opposé aux abus du système colonial envers les
autochtones, et il se sent aussi personnellement touché, menacé, par ce
système qui réduit l'individu à une chose. C'est cc côté déshumanisant de
l'Europe en général, et encore plus dans les colonies, Clui pousse Eberhardt à
découvrir ses âmes soeurs dans le désert.
Le récit « L'Arrivée du colon »[2] se concentre particulièrement sur la
déshumanisation des autochtones musulmans. Il fut inspiré par le soupçon dont
furent victimes Eberhardt et son mari, « deux indigènes », lors de leur arrivée à
l'hôtel des Arts à Ténès en 1902[3]. Ce récit est raconté sur un ton sarcastique,
comme le montre les phrases suivantes : « Certes, il y aurait là-bas beaucoup
de difficulté : le climat parfois meurtrier, le sol inconnu, la sécheresse, le sirocco,
les sauterelles, les indigènes [...] Les manuels qu'avait lus Bérard parlaient de
tout cela »[4]. Les « indigènes » n'y sont donc qu'un inconvénient naturel, tout
comme les sauterelles et les inondations, contre lequel se protéger, ou mieux,
qu'il faut dompter, voire éradiquer.
Mais ce récit cherche aussi à humaniser le colon, qui est parfois lui-même
victime d'un projet qu'il ne comprend pas [5]. Le nouveau colon, d'une naïveté
surprenante, demande au serveur du café maure pourquoi les autochtones ne
semblent pas l'aimer. Il se trouve au café maure, d'ailleurs, parce que les autres
colons l'ont vexé avec leurs discours politiques. Il est en dehors des deux
mondes, ne trouvant aucune place, ni chez les Européens, ni chez les
autochtones. Le serveur lui explique : « Il y en a par là qui en avaient de la terre
et du blé, avant l'agrandissement. À présent, ils n'ont rien. Alors ils n'en sont pas
contents, tu comprends. Mais ça ne fait rien. » [6]. Embarqué en toute
innocence, le nouveau colon se rend compte qu'il est un intrus, et il finit par
éprouver une extrême tristesse.
Notes
[1] Ibid., p. 182.
[2] Ibid., p. 249.
[3] Voir note à la fin du récit, p. 252
[4] Ibid., p. 248, pas d'italiques dans l'original.
[5] Eberhardt s'identifie avec tous les déshérités du Monde, comme le témoigne son amitié pour les
soldats de la Légion étrangère. Loin d'être de la propagande pour un mouvement islamiste, ses récits
exposent des malheurs infligés à divers individus.
[6] Écrits sur le sable, vol. Il, op. cit., p. 252.
Cette tristesse est aggravée pour le lecteur par l'apathie apparente du serveur, qui
comprend qu'il y a de l'injustice, mais qui ne semble pas y accorder de l'importance.
D'une façon résignée, ou peut-être simplement circonspecte, il emploie même
l'euphémisme administratif d'agrandissement.
Les colons du récit « Sous le joug », pourtant, sont tous corrompus. Eberhardt y
dénonce particulièrement le système judiciaire, mais aussi des traditions autochtones
telles que les mariages arrangés et la claustration de la femme. Ce récit est influencé par
le procès de l'agresseur d'Eberhardt en 1901. En le lisant, on comprend mieux pourquoi
elle prenait la défense de celui qui voulait sa mort. Entre autres raisons, elle ne veut pas
que cet incident augmente injustement la fureur des colons contre les musulmans [1].
« Sous le joug » commence avec l'évocation un autochtone qui est accusé d'avoir volé
des légumes du jardin des colons. 1:homme employé à flageller ce supposé voleur
extorque de l'argent à son père, en menaçant de tuer le fils. Cela donne le ton pour une
suite encore pire, dans ce monde où les indigènes « saluent militairement, de peur de la
prison et des coups. »[2].Tessaadith, femme à l'esprit indépendant, est forcée de se marier
avec un vieillard qu'elle quitte par la suite, pour un spahi. On voit d'abord une critique
des mariages arrangés : « On donna Tessaadith à un marchand d'Eloued, un vieux qu'elle
ne connaissait pas. Le soir, parée, les femmes la menèrent dans une chambre et la
laissèrent seule, pour le viol légal, en face d'un inconnu caduc et laid. » [3];. Tessaadith
oblige ce vieillard à divorcer. Mais elle tombe victime de la même chose, en version
coloniale : elle subit le viol légal du lieutenant Lavaux qui, en apprenant l'existence de
cette belle femme, ordonne qu'elle soit capturée et amenée chez lui. Le spahi, après avoir
passé des années à nourrir sa rancune, assassine le lieutenant. Cela lui coûtera, il le sait
d'avance, sa propre vie. Ironiquement, c'est le lieutenant qui est considéré comme le
martyr : « Sous ce titre : `Mort au champ d'honneur', un journal publia une biographie du
colonel de Lavaux, l'un des pionniers de la civilisation française dans le Sud algérien,
martyr du devoir, tombé sous les coups du fanatisme. On cita même des versets du
Coran et Mahomet fut rendu responsable du 'drame d' Eloued'. » [4].

Notes
[1] À propos des autres raisons pour lesquelles Eberhardt n’a pas accusé son agres seur, Abdallah
Mohammed, qui l'a grièvement blessé, elle écrit : „ J’ai beau chercher au fond de mon cœur de
la haine pour cet homme, je n'en trouve point. Du mépris encore moins. Le sentiment que
j’éprouve pour cet être est singulier : il me semble, en y pensant, côtoyer un abîme, un mystère
dont le dernier mot...ou plutôt dont le premier mot n’est pas dit encore et qui renfermerait tout
le sens de ma vie. » Écrits sur le sable, vol. 1, op. cit., p. 359. Elle écrit aussi, dans une lettre aux
administrateurs, que cet homme a une femme et des enfants, qui vont souffrir s’il va en prison,
ou si on l’exécute. Puisqu’elle écrit souvent sur la misère des femmes abandonnées par des
circonstances défavorables, on ne doute pas de la sincérité de sa motivation.
[2] Écrits sur le sable, vol. II, op. cit., p. 148.
[3] Ibid., p. 178.
[4] Ibid., p. 188.
À une époque où le Coran fut largement discrédité, et l'islam tenu responsable des
violences, Eberhardt donne un autre visage au coupable : celui du colon. L'enlèvement
de Tessaadith est à peu près légal : selon la justice coloniale, Tessaadith n'avait pas le
droit d'habiter avec son spahi. Puisqu'ils n'étaient pas mariés, elle est chargée de la faute
de prostitution clandestine. Les prostituées doivent se rendre à la maison publique, sous
le contrôle du gouvernement. Toute femme vivant avec un homme, mais non mariée est
une prostituée, ce qui fait un beau prétexte pour enlever Tessaadith. Dans « Sous le joug
», Eberhardt critique à la fois certaines traditions autochtones, la domination des
Européens qui se croient tout permis, et la presse qui soutient les mensonges des colons.
Le récit « Exploits indigènes » est une satire encore plus virulente dans sa critique de
l'administration coloniale, et surtout de la presse. Deux serviteurs européens volent une
oie du jardin d'un colon, étant sûrs que le personnel européen ne sera pas soupçonné.
Non seulement ce sont les musulmans qui sont accusés de ce vol, niais cette oie devient
symbole même de la corruption des musulmans, qui font souffrir les pauvres colons. Un
article dans un journal cite l'exemple de l'oie comme évidence que « le banditisme
indigène augmente rapidement »s-3. L'oie dans le récit est donc symbole des accusations
absurdes portées contre les musulmans boucs émissaires, tandis que l'immunité des
Européens est assurée.

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[1] À propos des autres raisons pour lesquelles Eberhardt n’a pas accusé son agres seur, Abdallah
Mohammed, qui l'a grièvement blessé, elle écrit : „ J’ai beau chercher au fond de mon cœur de
la haine pour cet homme, je n'en trouve point. Du mépris encore moins. Le sentiment que
j’éprouve pour cet être est singulier : il me semble, en y pensant, côtoyer un abîme, un mystère
dont le dernier mot...ou plutôt dont le premier mot n’est pas dit encore et qui renfermerait tout
le sens de ma vie. » Écrits sur le sable, vol. 1, op. cit., p. 359. Elle écrit aussi, dans une lettre aux
administrateurs, que cet homme a une femme et des enfants, qui vont souffrir s’il va en prison,
ou si on l’exécute. Puisqu’elle écrit souvent sur la misère des femmes abandonnées par des
circonstances défavorables, on ne doute pas de la sincérité de sa motivation.
[2] Écrits sur le sable, vol. II, op. cit., p. 148.
[3] Ibid., p. 178.
[4] Ibid., p. 188.

CONCLUSION

Eberhardt trouve au Maghreb, et surtout dans l'islam ésotérique, une voie qui
correspond à ses envies d'aventure, de dévotion, de réclusion d'un monde qu'elle
considère comme trop technologique, séculaire et vide. Sa préférence pour l'islam, ainsi
que son humanisme, lui permettent de remettre en cause « l'intouchable administration
coloniale ». Inspirée par ses croyances, aussi bien dans les mystères inconnus, dans
l'esprit humain, et dans l'islam, elle s'oppose à l'occidentalisation de son continent
d'adoption, tout comme elle rejette l'Occident dans sa propre vie : toujours avec des
convictions originales, exprimées dans un mélange de faits concrets et d'envolées vers
l'Absolu. Elle invente son propre Dieu, celui de l'initié, pour pouvoir naviguer librement
dans les tourments de son âme. Finalement, ce sont ceux de la nature qui l'emportent,
comme s'il s'agissait d'un de ses récits tragiques, lors d'une inondation en plein désert, à
l'âge de 27 ans. Dieu seul sait ce qu'elle serait devenue, cette aventurière au génie
protéiforme, qui ne semblait avoir peur de rien, sauf parfois des ténèbres au fond d'elle-
même.

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