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2 1 BIOGRAPHIE
qui lui vaut les attaques haineuses des communistes. Il nomme « vice »[3] et qu'il ne pratique pas sans un fort
persiste cependant dans sa dénonciation du totalitarisme goût de péché et de triste défaite – reprendra plus tard
soviétique au moment des procès de Moscou et s’engage, sa place parmi ses habitudes, ce qui lui fera écrire à 23
parallèlement, dans le combat des intellectuels contre le ans qu'il a vécu jusqu'à cet âge « complètement vierge et
fascisme. dépravé »[4] .
En 1940, accablé par les circonstances, il abandonne la Le décès de son père, le 28 octobre 1880, l'écarte un peu
NRF et quasiment l'écriture en se repliant sur la Côte plus d'une scolarité normale. Déjà marqué par la mort
d'Azur, puis en Afrique du Nord durant la guerre. Après d'un petit cousin, Émile Widmer, qui provoque chez lui
la guerre, il est mis à l'écart de la vie littéraire, mais hono-
une profonde crise d'angoisse, baptisée, d'après Goethe,
ré par le prix Nobel de littérature en 1947, et il se préoc- du nom allemand de Schaudern, André perd, avec la
cupe dès lors de la publication intégrale de son Journal. mort de Paul Gide, une relation heureuse et tendre, qui
Il meurt le 19 février 1951. le laisse seul face à sa mère : « Et je me sentis soudain
tout enveloppé par cet amour, qui désormais se refer-
mait sur moi »[5] . Juliette Gide, souvent présentée comme
une mère rigoriste et castratrice, n'en éprouve pas moins
1 Biographie pour son enfant un amour profond, tout comme celui
qu'André Gide lui porte. Elle aura toujours à cœur de
1.1 L’enfance l'accompagner dans son cheminement intellectuel – quitte
à y porter la contradiction – et montrera une souplesse
Paul Guillaume André Gide naît le 22 novembre 1869 d'esprit bien supérieure à celle que l'on pouvait attendre
à Paris. Il est le fils de Paul Gide, professeur de droit d'une jeune fille Rondeaux. Il n'en reste pas moins que son [6]
à la faculté de Paris, et de Juliette Rondeaux. Le pre- amour étouffant, sa « sollicitude sans cesse aux aguets »
mier, originaire d'Uzès, descend d'une austère famille a souvent excédé son fils.
protestante ; la seconde est la fille de riches bourgeois Durant l'année 1881, Juliette Gide l'emmène d'abord en
rouennais, anciennement catholiques et convertis au pro- Normandie – il y connaît un second Schaudern :« Je
testantisme depuis quelques générations. L'enfance de ne suis pas pareil aux autres ! Je ne suis pas pareil aux
Gide est marquée par une alternance entre des séjours autres ! »[7] ) – où elle confie son instruction à un précep-
en Normandie – à Rouen, dans la famille Rondeaux, et teur peu inspiré ; puis elle le conduit à Montpellier, auprès
à La Roque-Baignard (Calvados), propriété maternelle – de l'oncle Charles Gide. Persécuté par ses condisciples,
et des séjours chez sa grand-mère paternelle à Uzès, dont Gide échappe au lycée grâce à une maladie nerveuse plus
il aime passionnément les paysages. Il attachera beau- ou moins simulée. Après une série de cures, il réintègre
coup d'importance à ces influences contradictoires, quitte l'École alsacienne en 1882, avant que des migraines ne
à exagérer leur caractère antithétique. Il est aussi le neveu l'en chassent. Suit une alternance de séjours entre Paris
de l'économiste Charles Gide. et Rouen, où le jeune André est confié à des professeurs
À Paris, les Gide habitent successivement rue de Médicis particuliers à l'efficacité variable.
puis rue de Tournon (à partir de 1875), à proximité du
jardin du Luxembourg. Non loin d'eux, s’installe Anna
Shackleton, une pieuse Écossaise jadis placée auprès de 1.2 Les vocations
la famille Rondeaux comme gouvernante et institutrice
de Juliette, qui s’est liée avec elle d'une amitié indéfec- Durant l'un de ses séjours à Rouen, à l'automne 1882, il
tible. Anna Shackleton, par sa douceur, sa gaieté et son surprend le chagrin secret que sa cousine Madeleine en-
intelligence, joue un rôle important auprès du jeune Gide. tretient à propos des relations adultères de sa mère. Dans
Évoquée dans la Porte Étroite et dans Si le grain ne meurt, son émotion, il découvre « un nouvel orient à [sa] vie »[7] .
sa mort, en 1884, le marque profondément et douloureu- Là naît une relation longue et tortueuse. Gide est fasciné
sement. par la jeune fille, par sa conscience du mal, son sens ri-
Le jeune André commence très tôt l'apprentissage du pia- gide et conformiste de ce qu'il faut faire, une somme de
no, qui sera pour lui le compagnon de toute une vie. Pia- différences qui l'attire. Il se construit peu à peu de sa cou-
niste accompli, il regrettera cependant de ne pas avoir sine une image parfaite dont il tombe amoureux, de façon
connu assez tôt d'excellents professeurs qui eussent fait purement intellectuelle et néanmoins passionnée.
de lui un véritable musicien. En 1877, il intègre l'École À partir de 1883, il suit pendant deux ans des cours par-
alsacienne, entamant une scolarité discontinue[2] . En ef- ticuliers chez M. Bauer. Auprès de celui-ci, il découvre,
fet, il est bientôt renvoyé pour trois mois après s’être laissé entre autres, le Journal d'Amiel, qui l'incitera bientôt à
aller à ses « mauvaises habitudes », c'est-à-dire la mastur- tenir son propre journal intime. Son cousin Albert Dé-
bation. Peu après son retour en classe – « guéri » par les marest, par son attention bienveillante et ouverte, joue
menaces de castration d'un médecin et la tristesse de ses également un rôle important auprès de lui, obtenant par
parents – la maladie l'en éloigne à nouveau. Malgré les exemple de sa mère réticente l'accès à la bibliothèque pa-
objurgations médicales et parentales, l'onanisme – qu’il ternelle.
1.3 La tentation de vivre 3
grande disposition à l'accueil, le risque de dissolution de l'écriture, avec La Porte étroite, et par la création de la
la personnalité. Une fois la pièce achevée, Gide s’obstine Nouvelle Revue Française. La Porte étroite est le premier
vainement à la mettre en scène, ce qui explique sa publi- livre de Gide à lui rapporter quelques subsides. La cri-
cation tardive (1903). L'année 1898 se traduit également tique ne tarit pas d'éloges mais, une fois de plus, il se
par une activité de critique et de chroniqueur de plus en sent incompris. De même qu'on l'avait assimilé à Mi-
plus soutenue, notamment dans L'Ermitage, revue qu'il chel, on l'assimile désormais à Alissa, alors que son effort
ne dirige pas tout en y jouant un rôle prééminent. Il y d'empathie envers son héroïne n'est en rien une approba-
parle de Nietzsche, y fait l'éloge funèbre de Mallarmé, y tion. La dimension ironique et critique de l’œuvre passe
répond aux Déracinés de Barrès… C'est cependant dans largement inaperçue.
La Revue blanche qu'il publie Philoctète qui constituera sa
contribution littéraire et intellectuelle au cas du capitaine
Alfred Dreyfus[20],[21] . Peu après, la sortie du Prométhée
mal enchaîné, incompris par la critique, passe inaperçue.
Au printemps 1899, Gide se lie avec les époux van Rys-
selberghe. Les Cahiers de la Petite Dame (Maria van
Rysselberghe), commencés en 1918, à l’insu de l’écri-
vain, et poursuivis jusqu’à sa mort, constituent pour les
biographes un témoignage précieux. L'année suivante,
Gide entame une collaboration régulière avec La Revue
Blanche. Enfin, en 1901, il parvient à faire monter une
de ses pièces. Mais la première du Roi Caudaule (écrit en
1899) est un désastre. La pièce est éreintée par la critique.
Gide prend alors le parti de snober le grand public et le Portrait par Henry Bataille.
théâtre.
Quant à la NRF, si Gide n'en est pas officiellement le di-
recteur, il en est du moins le chef de file, entouré de Jean
Schlumberger, Jacques Copeau… En 1911, le groupe
1.6 De l’Immoraliste à la Porte étroite
s’associe à Gaston Gallimard pour adosser une maison
d'édition à la revue. Isabelle sera un des premiers titres
En 1902, L'Immoraliste obtient plus de succès mais l’au-
du catalogue.
teur, trop vite assimilé par la critique au personnage de
Michel, se sent incompris. Selon lui, Michel n'est qu'une
virtualité de lui-même, dont il se purge en écrivant. Après 1.7 Corydon
L'Immoraliste, il connaît un passage à vide qui se prolonge
jusqu'à la publication de La Porte étroite en 1909. Entre- C'est à cette période que Gide commence à écrire
temps, il peine à écrire, ne publiant guère que Prétextes Corydon, essai socratique qui tend à combattre les pré-
(recueil de critiques, en 1903), Amyntas (en 1906, sans jugés envers l'homosexualité et la pédérastie. Sa décision
aucun retentissement critique) et le Retour de l'enfant pro-
d'écrire fait suite au procès Renard, qui voit un homme ac-
digue (1907). Il publie également un hommage à Wilde, cusé de meurtre, moins en raison des charges qui pèsent
en 1902 : la bataille ainsi engagée pour préserver la mé-
contre lui que de ses « mœurs innommables ». Les amis
moire de l’écrivain contre les attaques sournoises de Bosie à qui Gide soumet l'ébauche du traité sont effrayés par le
se poursuivra dans Si le grain ne meurt.
scandale et le rejaillissement qu'il pourrait avoir sur sa vie
Pendant ces quelques années, de nouvelles amitiés se publique et privée, tant et si bien que Gide ne fait d'abord
nouent ou s’approfondissent (avec Jacques Copeau, Jean imprimer que les deux premiers chapitres, anonymement
Schlumberger et Charles Du Bos). D'autres se défont pro- et en petit nombre, en 1910. Il complètera son œuvre en
gressivement, avec Jammes notamment, converti par Paul 1917-18, pour ne la publier sous son nom qu'en 1924.
Claudel, même si les dissensions entre les deux amis pré- 1912 est l'année de l'une des plus célèbres bourdes de
cèdent cette conversion. Gide également est entrepris par l'histoire de l'édition quand Gide, lecteur à la NRF, re-
Claudel, qui se qualifie lui-même de « zélote » et de « fa- fuse Du côté de chez Swann, en raison du snobisme de
natique »[22] . Ce dernier échoue cependant, car Gide est son auteur. Il s’en repentira deux ans plus tard, dans un
moins tenté de se convertir que de vivre l'expérience de courrier adressé à Proust : « Le refus de ce livre reste-
la foi à travers Claudel, par empathie. C'est aussi du- ra la plus grave erreur de la NRF, et (car j’ai cette honte
rant cette période, après avoir vendu son château de La d’en être beaucoup responsable) l’un des regrets, des re-
Roque-Baignard en 1900, qu’il fait construire sa maison mords, les plus cuisants de ma vie. » Le brouillon de cette
à Auteuil, maison qu'il juge inhabitable et que Madeleine lettre révèle une autre raison, peu glorieuse, à la décision
prend immédiatement en grippe, mais dans laquelle il vi- de Gide : ouvrant le livre au hasard, il était tombé sur une
vra vingt-deux ans (1906-1928). métaphore qui lui avait semblé dépourvue de sens (les cé-
La fin de la décennie est marquée par un retour à lèbres vertèbres frontales de la tante Léonie).
6 1 BIOGRAPHIE
L'année 1913 est marquée par la naissance d’une nou- 1.8 La gloire et sa rançon
velle grande amitié, unissant Gide à Roger Martin du
Gard (qui deviendra par la suite le dédicataire des Faux-
monnayeurs), après la publication de Jean Barois par
Gallimard. Ami fidèle et critique dénué de flatteuse in-
dulgence, Roger Martin du Gard restera dans la garde
rapprochée de Gide jusqu’au décès de ce dernier.
L’année suivante, la publication des Caves du Vatican,
conçu comme « un livre ahurissant, plein de trous, de
manques, mais aussi d'amusements, de bizarrerie et de
réussites partielles »[23] , est un échec. Le livre mécon-
tente notamment Claudel, qui y décèle des accents pédé-
rastiques. Après avoir sommé Gide de s’expliquer, il re-
fuse désormais toute collaboration avec lui. Progressive-
ment évincé de la direction effective de la NRF, laissée à
Jacques Rivière et à Gaston Gallimard, Gide est désœuvré
lorsque commence la Première Guerre mondiale. Après
un premier mouvement nationaliste, il développe une ré-
flexion sur la complémentarité possible entre la France
et l’Allemagne, vision d’avenir d’une Europe culturelle,
qu’il défendra dès la fin de la guerre[24] (rencontres avec
Walther Rathenau[25],[26] ). Pour s’affronter à la réalité, il
s’engage dans un foyer franco-belge et s’y épuise. André Gide
1916 est l’année d’une nouvelle tentation de se convertir
au catholicisme. La crise est provoquée par la conversion Au sein d’une NRF divisée (la maison d’édition adossée
de Ghéon. Pour Gide, le problème est moins religieux que à la revue devient la Librairie Gallimard), Gide garde
moral : il balance entre un paganisme qui lui permet de la fonction symbolique de figure tutélaire. Auteur, il est
s’affirmer dans la joie et une religion qui lui donne des également chargé de dénicher de nouveaux talents et de
armes pour combattre son péché. Sa réflexion se traduit rendre possible la coopération entre anciens et nouveaux
par l’écriture tourmentée de Numquid et tu. Finalement, la venus : Louis Aragon, André Breton, Henry de Monther-
conversion n’a pas lieu, par rejet de l'institution ecclésias- lant.
tique, par refus de substituer une vérité institutionnelle à Dans les années 1920, sa réputation ne cesse de gran-
une vérité personnelle et d'abandonner son libre examen. dir. On écoute cette voix qui parle de transformer les es-
Le dogmatisme des catholiques qui l'entourent, tel Paul prits sans évoquer de révolution. On reconnaît également,
Claudel, l’écarte également de cette voie. Pour poursuivre avec enthousiasme ou consternation, son rôle de guide de
son cheminement, il commence la rédaction de Si le grain la jeunesse. Lui conserve l’impression d’être célèbre sans
ne meurt. avoir été lu ni compris.
L’année suivante est bien différente. Tandis qu’il reprend Son influence lui vaut des attaques virulentes de la droite
Corydon, Henri Ghéon s’éloigne définitivement. En mai catholique (Henri Massis, Henri Béraud). On lui reproche
1917, Gide tombe amoureux du jeune Marc Allégret ses valeurs, son intellectualisme, la mainmise de la NRF
alors âgé de 16 ans et entame une brève liaison avec sur la littérature française et même sa langue. Gide, fer-
lui lors d'un voyage à Cambridge de juillet à octobre mement soutenu par Roger Martin du Gard, se défend
1918[27] . Alors que désir et amour avaient toujours che- peu mais défend la NRF. Plusieurs intellectuels de droite
miné séparément, le cœur et le corps vibrent cette fois à (Léon Daudet, François Mauriac), qui l’admirent malgré
l’unisson. C’est alors que Madeleine se détache de lui : leurs divergences, refusent de prendre part à cette cam-
pendant qu’il voyage en Angleterre avec Marc, un ha- pagne de dénigrement, sans pour autant le défendre. Gide
sard vient confirmer les doutes qu’elle réussissait encore va d’ailleurs donner à ses ennemis de quoi nourrir leurs at-
à taire ; elle brûle toutes les lettres de son mari et se replie taques, en publiant enfin Corydon, qui n’avait fait l’objet
chez elle, à Cuverville. Gide, que cette destruction laisse en 1920 que d’un tirage limité, destiné aux proches. Tous
inconsolable (« Je souffre comme si elle avait tué notre ses amis ont tenté de le dissuader, voire, une fois encore,
enfant »[28] ), devient le spectateur impuissant du lent étio- de le convertir. Il préfère mettre en jeu sa situation, se
lement de celle qui constitue toujours l'axe de sa vie. Ce remémorant le cas douloureux d'Oscar Wilde, qui mo-
drame lui offre cependant une liberté nouvelle : celle de tive sa volonté de faire tomber le masque. Finalement, la
publier Corydon et ses mémoires. publication (en 1924) tombe dans l'indifférence, à la fois
parce que le livre est mauvais, trop démonstratif[29] , et
parce que l'opinion, si prompte à lever d'autres tabous,
n'est pas encore prête à affronter celui-là. Le scandale
1.10 Engagement et désillusion 7
viendra deux ans plus tard, avec Si le grain ne meurt. il mène l'enquête pour éclaircir des cas de mauvais trai-
tement faits à des indigènes.
Pour autant, il ne remet pas en cause le principe colo-
1.9 De la paternité au Congo nial. En revanche, il dénonce sans complaisance le ré-
gime des grandes concessions et la complicité des agents
Entre-temps la vie de Gide a été bouleversée par un autre locaux de l'administration coloniale. Il va bientôt com-
événement : la naissance de Catherine (avril 1923) le fait prendre que les dirigeants à Paris sont avertis de ces pra-
père, avec la complicité d’Elisabeth van Rysselberghe, tiques par quelque administrateur courageux, mais aussi
fille de Maria, à qui il avait écrit : « Je me résigne mal à te qu'ils font silence sur ces faits, y compris les plus graves.
voir sans enfant et à n’en pas avoir moi-même »[30] . Ca- Il remet alors son témoignage à Léon Blum, qui le publie
therine Gide ne sera officiellement reconnue par son père dans Le Populaire (Voyage au Congo sera publié par la
qu’après la mort de Madeleine, à qui cette naissance est NRF en 1927). La droite visée et les compagnies accusées
soigneusement cachée. Gide s’occupe également de l’éta- dénient à l'écrivain Gide la compétence d'analyser le co-
blissement de Marc Allégret. Il compose ainsi une famille lonialisme. Pourtant, des enquêtes administratives corro-
hors norme, qui s’installe avec lui rue Vaneau, lorsqu’il borent ses affirmations. Un débat à l'Assemblée nationale
vend la villa Montmorency en 1928. Dans cette nouvelle s’achève sur de nombreuses promesses gouvernementales.
demeure, une chambre est dédiée à Madeleine et à son Gide craint que l’opinion ne se rendorme mais il refuse de
absente présence, qui pèse sur lui. Les Faux-monnayeurs, prendre sur la question coloniale une position de principe.
publié en 1925, est le premier livre qui n’est pas écrit en Le temps de l’engagement politique n’est pas venu.
fonction d’elle. Malgré la modernité de la seule œuvre
qu’il considère comme un roman, Gide craint d’être daté,
souffre d’apathie. Son voyage au Congo, avec Marc Allé-
gret, est l’occasion d’un nouvel élan.
1.10 Engagement et désillusion
Beaucoup de ses nouveaux alliés regardent avec défiance 1.11 La Seconde Guerre mondiale
ce grand bourgeois qui vient à eux, trouvant, à l’instar de
Jean Guéhenno, que « les pensées de M. Gide semblent Il ne faut que quelques jours[37] à Gide pour passer de
trop souvent ne lui coûter rien. M. Gide n’a pas assez souf- l’approbation à la réprobation du maréchal Pétain. Rapi-
fert » (Europe, 15 février 1933). Rapidement, alors qu'il dement, il est accusé d'avoir contribué à la défaite en rai-
accepte de présider tout ce qu'on lui demande de prési- son de son influence sur la jeunesse. Les journaux de la
der, son esprit regimbe contre l'orthodoxie. Il développe collaboration font son procès. Les Allemands reprennent
pour lui-même une vision du communisme qui concilie en main la NRF, désormais dirigée par Drieu la Rochelle.
égalitarisme et individualisme, évoquant dans son journal Gide refuse de s’associer au comité directeur. Il donne un
« une religion communiste » qui l'effraie[33] . Il est particu- texte au premier numéro puis, devant l’orientation prise
lièrement actif dans diverses actions antifascistes[34] . En par la revue, s’abstient de toute autre publication, à l’ins-
1936, les autorités soviétiques l’invitent en URSS. Ac- tar de Mauriac. Malgré les pressions amicales ou inami-
compagnés de quelques proches (Jef Last, Pierre Her- cales, il publie dans Le Figaro sa volonté d'abandonner la
bart, Louis Guilloux, Eugène Dabit), il accepte de par- NRF. Il refuse également une place d'académicien.
tir. Ses illusions tombent : au lieu de l’homme nouveau, il À l’atmosphère de Paris, il préfère un exil doré et serein
ne trouve que le totalitarisme. Il accepte progressivement sur la Côte d’Azur, publiant occasionnellement des ar-
l’amère déception que partagent ses compagnons. Puis il ticles de critique littéraire dans Le Figaro. À partir de
décide de publier son témoignage, Retour de l'U.R.S.S.. 1942, les attaques dirigées contre lui (et bien d’autres)
Le PCF, Aragon en tête, et les autorités soviétiques s’intensifient, sans qu’il puisse se défendre, pour cause
tentent d’abord d’empêcher la publication puis d’étouffer de censure. Seul, il s’embarque pour Tunis. Pendant l’oc-
l’affaire par le silence. En réaction aux procès de Mos- cupation de la ville, il constate avec effroi les effets de
cou, Gide revient à la charge avec Retouches à mon re- l'antisémitisme. Plus que d'autres privations, il souffre de
tour de l'URSS, où il ne se contente plus de faire part son isolement. Puis il quitte Tunis libérée pour Alger, où
d'observations, mais dresse un réquisitoire contre le sta- il rencontre le général de Gaulle. Il accepte la direction
linisme. « Que le peuple des travailleurs comprenne qu'il (nominale) de l’Arche, une revue littéraire dirigée contre
est dupé par les communistes, comme ceux-ci le sont au- la NRF.
jourd'hui par Moscou ». C’est alors un nouveau déchaîne-
ment contre lui. On le traite de fasciste, on le pousse vers Après la Libération, il choisit de ne pas rentrer direc-
la droite, dont il refuse de rejoindre les rangs. L’heure du tement à Paris. Il craint l'épuration, non pour lui-même
désengagement a sonné. L’homme nouveau n’est pas en ou ses proches, aucun ne s’étant compromis, mais pour
URSS, la politique ne lui a pas apporté ce qu’il attendait. la dangereuse unanimité qui se crée à ce moment et
Tout en soutenant la cause des républicains espagnols (il qu'il juge totalitaire. Ses nuances et ses doutes lui valent
soutient notamment les militants calomniés du Parti ou- de nouvelles attaques d’Aragon. Il laisse Jean Paulhan,
vrier d'unification marxiste), il se remet vite de sa dés- Mauriac et Herbart prendre sa défense. À son retour, en
illusion (sans verser dans l'anticommunisme haineux ou mai 1946, il peine à trouver sa place dans un monde lit-
la mauvaise conscience) et essaie de se replonger dans la téraire surpolitisé, lui qui a toujours voulu une littérature
littérature. Il regrette d’avoir « désappris à vivre », lui quiautonome. Alors que Sartre utilise volontiers sa notorié-
« savait si bien »[35] . té à des fins politiques, Gide refuse d'assumer la sienne,
cherchant à fuir ses obligations. Pour s’exprimer, il pré-
À ce deuil politique succède un deuil plus intime, celui fère la publication de Thésée aux tribunes.
de Madeleine, morte le 17 avril 1938. Après avoir maudit
son époux, celle-ci avait fini par accepter le rôle lointain,
mais essentiel qu’elle n’a cessé de jouer auprès de lui, ainsi 1.12 Le prix Nobel
que l’amour si particulier que Gide lui vouait. Amour dont
il confesse l'étrangeté et les difficultés dans Et nunc manet Après 1947, il n’écrit presque plus. Tout en affirmant haut
in te, dont le premier tirage est réservé aux intimes. et fort qu’il ne renie rien – y compris Corydon–, l'écrivain
Gide part à la recherche de sa sérénité perdue. Le scandaleux qu'il a été pour certains accepte les hommages
contexte historique est peu favorable. La fin de la guerre des institutions conservatrices : Université d'Oxford ; prix
d'Espagne – « héroïsme bafoué, foi trahie et tricherie Nobel de littérature en 1947, preuves selon lui qu’il a eu
[38]
triomphante » – emplit son « cœur de dégoût, d’indigna- raison de croire à la « vertu du petit nombre » qui finit
[36]
tion, de rancœur et de désespoir » . La vieillesse lui ôte tôt ou tard par l’emporter. Il réaffirme également le rôle
[39]
également certains plaisirs : le piano que ses mains ne par- de l'intellectuel détaché de l'actualité . C'est par la litté-
courent plus aussi souplement ; les voyages pour lesquels rature qu'il s’est dressé contre les préjugés de son temps
il ne ressent plus l’enthousiasme qu’il savait si bien faire et son influence est moins redevable à ses engagements
partager ; le désir qui s’éteint. politiques qu’à son art. Jean-Paul Sartre décide de suivre
une autre voie : sans cesser d’être littéraire, elle fait la part
belle à l’engagement politique. Une émouvante rencontre
filmée dans la maison de Gide à Cabris en 1950 rassemble
les deux hommes pour une sorte de passage de témoin :
9
André Gide laisse à Sartre la charge de « contemporain • L'Immoraliste, Mercure de France, 1902.
capital » et l'auréole de haine qui l'accompagne.
• Saül, Mercure de France, 1903.
Sa principale préoccupation est désormais la publication
de ses dernières œuvres, notamment son Journal (premier • De l'Importance du Public, L'Ermitage, 1903.
tome en 1939, second en 1950, avec quelques coupures à
• Prétextes, Mercure de France, 1903.
chaque fois) qu’il ne veut pas laisser à la charge de sa des-
cendance familiale et spirituelle. En juillet 1950, il com- • Amyntas, Mercure de France, 1906.
mence un dernier cahier, Ainsi soit-il ou Les jeux sont faits,
dans lequel il s’efforce de laisser courir sa plume. « Je • Le Retour de l'Enfant prodigue, Vers et Prose, 1907.
crois même que, à l'article de la mort, je me dirai : tiens !
• Dostoïevsky d'après sa correspondance, Jean et Ber-
il meurt ». Malade despotique entouré de ses fidèles, il
ger, 1908.
s’achemine vers une mort calme, dénuée d’angoisse et
sans le sursaut religieux que guettaient encore certains. • La Porte étroite, Mercure de France, 1909.
Décédé le 19 février 1951, on l’enterre auprès de Made-
leine quelques jours plus tard. L'ensemble de son œuvre • Oscar Wilde, Mercure de France, 1910.
est mis à l'Index par le Vatican en 1952. Cette nouvelle
• Nouveaux Prétextes, Mercure de France, 1911.
scandalise les admirateurs enthousiastes de l'écrivain.
Quant à ses détracteurs, qui pourtant l'attaquent avec vio- • Charles-Louis Philippe, Figuière, 1911.
lence, ils ne sont guère convaincus de l'utilité d'une telle
discrimination. • C.R.D.N., 1911 (tirage privé à 12 exemplaires).
Il est inhumé dans le petit cimetière de Cuverville (Seine- • Isabelle, NRF, 1911.
Maritime), où l'on peut voir le château familial, près
d'Étretat[40] . • Bethsabé, L'Occident, 1912.
• Souvenirs de la cour d'assises, NRF, 1914.
• Les Poésies d'André Walter, L'Art indépendant, • Pages choisies, Crès, 1921.
1892.
• Numquid et tu... ?, SLND [Bruges, 1922].
• Le Voyage d'Urien, L'Art indépendant, 1893. • Dostoïevsky, Plon, 1923.
• La Tentative amoureuse, L'Art indépendant, 1893. • Incidences, NRF, 1924.
• Paludes, L'Art indépendant, 1895. • Corydon, NRF, 1924.
• Réflexions sur quelques points de littérature et de mo- • Caractères, La Porte étroite, 1925.
rale, Mercure de France, 1897.
• Les Faux-monnayeurs, NRF, 1925.
• Les Nourritures terrestres, Mercure de France, 1897.
• Si le grain ne meurt, NRF, 1926.
• Feuilles de route 1895-1896, SLND, (Bruxelles),
1897. • Le Journal des Faux-Monnayeurs, Éos, 1926.
• La Séquestrée de Poitiers, Gallimard, 1930. • Robert ou l'Intérêt général, Ides et Calendes, 1949.
• Paul Valéry, Domat, 1947. [2] Colombe Schneck, « École alsacienne, les liens du rang »,
GQ, septembre 2015, pages 94-98.
• Poétique, Ides et Calendes, 1947.
[3] Si le grain ne meurt, I, chapitre 7
• Le Procès, Gallimard, 1947.
[4] Journal, mars 1893
• L'Arbitraire, Le Palimugre, 1947. [5] Si le grain ne meurt, I, chapitre 3
• Préfaces, Ides et Calendes, 1948. [6] Si le grain ne meurt, II, chapitre 2
• Rencontres, Ides et Calendes, 1948. [7] Si le grain ne meurt, I, chapitre 5
• Les Caves du Vatican (farce), Ides et Calendes, [8] Si le grain ne meurt, I, chapitre 8
1948.
[9] Si le grain ne meurt, in Souvenirs et voyages, Gallimard,
• Éloges, Ides et Calendes, 1948. « Bibliothèque de la Pléiade », 2001, p. 217
11
[10] Jean Delay, La Jeunesse d'André Gide, Gallimard, 1956, [37] Journal, 21 et 24 juin 1940
p. 346-347
[38] Gide, Martin du Gard, Annexe à Correspondance, 1935-
[11] Martine Sagaert, « Les Petits Comptes d'une grande bour- 1951
geoise : Mme Gide », Historama no 56, octobre 1988, p.
76-81 [39] Journal, 19 janvier 1948
[12] Si le grain ne meurt, in Souvenirs et voyages, Gallimard, [40] Harry Bellet, Pour Gide le sulfureux, un repos en pays de
« Bibliothèque de la Pléiade », 2001, p. 215 Caux, mais sans croix, Le Monde, 7 août 2015, p. 20.
[23] Correspondance avec J. Copeau, 8 juin 1912 • Gide, tel que je l'ai connu (avec 20 lettres inédites)
(Maurice Lime, Julliard, 1952)
[24] Réflexions sur l'Allemagne, NRF, juin 1919
• Pierre Lepape, André Gide, le messager, Paris, Seuil,
[25] Journal, Tome I, 1887-1925, feuillets de 1921, pages
1152-54
1997.
[26] Journal, 3 janvier 1922 • Claude Martin, André Gide ou la vocation du bon-
heur, t.1, 1869-1911, Paris, Fayard, 1998.
[27] André Gide & Marc Allégret - Le roman secret, Pierre
Billard, Plon, 2006 • Martine Sagaert, André Gide, ADPF, 2002.
• Pierre Masson et Jean Claude, éd., André Gide et • Marc Allégret. Cette volumineuse correspondance
l'écriture de soi, Presses universitaires de Lyon, 2002 (503 lettres) permet un regard privilégié sur la re-
lation Gide-Allégret. De l'adolescence de ce dernier
• Pierre Lachasse, éd., Correspondance Gide Jaloux (1917) jusqu'en 1949. soit deux ans avant la mort de
1896-1950, Presses universitaires de Lyon, 2004 Gide.
• Bernard Bastide (dir.), Martine Sagaert et al. (préf. • Portail de la littérature française
Christian Giudicelli), Balade dans le Gard : sur les
pas des écrivains, Paris, Alexandrines, coll. « Les
écrivains vagabondent » (réimpr. 2014) (1re éd. • Portail LGBT
2008), 255 p. (ISBN 978-2-370890-01-6, présentation
• Portail du XIXe siècle
en ligne), « Toi, un Gide... », p. 88-95
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