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problèmes économiques

Problèmes économiques invite les spécialistes à faire le point

HORS-SÉRIE
SEPTEMBRE 2015 NUMÉRO 8

comprendre
L’ÉCONOMIE
DOM : 9,40 € - MAROC : 100 MAD - TUN 19 DT - CFA 5900 - LIBAN 17500 LBP

2. Questions économiques contemporaines


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M 01975 - 8H - F: 9,00 E - RD
4 REVUES POUR ÊTRE BIEN
INFORMÉ

ÉCONOMIE SOCIÉTÉ - débat public


Tous les 15 jours, Tous les deux mois,
le meilleur de la presse et des revues les grands sujets qui nourrissent le débat public
pour comprendre l’actualité économique

problèmes économiques c a h i eç r s c a h i eç r s

Cahiers français 380

Cahiers français 382


• Fusion impôt sur le revenu / CSG • Le pacte de responsabilité

fran ais fran ais


et retenue à la source • Le bitcoin, ses perspectives et ses risques
Problèmes économiques invite les spécialistes à faire le point • Les pensées féministes contemporaines • L’union bancaire : de grands enjeux,
• Décentralisation : où en sommes-nous ? de petits moyens et une transition à haut risque

HORS-SÉRIE
SEPTEMBRE 2014 NUMÉRO 6

L A FRANCE
PEUTELLE RESTER
comprendre COMPÉTITIVE ? ÉCONOMIE ET POLITIQUES
DOM : 9,40 € - MAROC : 100 MAD - TUN 19 DT - CFA 5900 - LIBAN 17500 LBP

L’ÉCONOMIE MONDIALE
DE LA CULTURE

Septembre-octobre 2014
Mai-ajuin 2014
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M 01975 - 6H - F: 8,00 E - RD

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vous avez rendez-vous avec le monde l’histoire et la géographie à partir de documents

Norvège : fin de la social-démocratie ? Le modèle suédois à l’épreuve documentation photographique


Questions Questions
internationales
internationales

L’influence iranienne en Irak Villes scientifiques russes vs Poutine ?

internationales internationales
LE PATRIMOINE
Les canaux de Suez et Panama Le Nigeria au défi de Boko Haram
Histoire des capitales ivoiriennes À propos d’Incendies de Denis Villeneuve
Questions
Questions

POURQUOI, COMMENT, JUSQU’OÙ ?


L’Afrique CHRISTIAN HOTTIN

du Sud
YANN POTIN

Les grands Une émergence en question

ports
N° 70 Novtembre-décembre 2014

N° 71 Janvier-février 2015

mondiaux
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M 09894 - 69 - F: 10,00 E - RD

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L’ÉCONOMIE NE CONNAÎT
PAS LA CRISE
Direction de l’information
légale et administrative
26, rue Desaix
75015 Paris

Rédaction
de Problèmes économiques
Patrice Merlot (Rédacteur en chef) Tout le monde connaît quelques aphorismes autour du thème de l’économie. Certains
Markus Gabel mettent clairement en évidence son importance comme le fait le célèbre « It’s the
(Analyste-rédacteur, rédacteur en
economy, stupid ! » (C’est l’économie, imbécile !), formulé par James Carville, l’un
chef des hors-série)
Stéphanie Gaudron des conseillers du candidat Bill Clinton lors des élections américaines de 1992 afin de
(Analyste-rédactrice) souligner la place capitale de ces questions pour les citoyens. Jean Tirole, l’économiste
Secrétariat de rédaction français désormais le plus célèbre, l’a dit à sa manière quand il confiait après son
Anne Biet-Coltelloni discours de réception du prix de la Banque de Suède – dit « prix Nobel » – à l’université
Promotion de Stockholm en décembre dernier : « L’économie est partout, on ne peut y échapper… ».
Anne-Sophie Château
Loin de nous l’idée de mettre en cause ces déclarations, puisqu’elles traduisent, à leur
Secrétariat
Paul Oury manière, le projet ambitieux de vulgarisation auquel s’est attaché notre revue. Mais,
29, quai Voltaire
outre l’importance de la matière, il faut souligner une autre spécificité : l’économie ne
75344 Paris cedex 07 s’arrête jamais. Comme un jeu perpétuel, elle produit en flux continu des données et
Tél. : 01 40 15 70 00 des chiffres nouveaux, et booms et crises se succèdent. Avec l’économie, rien ne paraît
pe@ladocumentationfrancaise.fr jamais vraiment gagné, jamais perdu ; la naissance et le déclin dans la hiérarchie des
http://www.
entreprises, comme dans ceux des nations ou des régions, sont la règle.
ladocumentationfrancaise.fr/
revues-collections/problemes- Cette place éminente et ces transformations incessantes contribuent certainement
economiques/index.shtml
Abonnez-vous à la newsletter
au succès de nos titres « Comprendre l’économie ». Après une livraison consacrée aux
concepts et mécanismes fondamentaux (hors-série no 7 du printemps 2015), ce second
Avertissement tome se penche sur l’économie contemporaine, les grands problèmes de notre temps et
Les opinions exprimées
dans les articles reproduits
leurs solutions.
n’engagent que les auteurs
En cet automne 2015, les traces laissées par la « Grande Récession » de 2008 sont
Crédit photo : toujours profondes. Le dossier commence ainsi par faire le point sur l’état de l’économie
Couverture : Corbis mondiale : quels sont les pays sortis de la crise ? Lesquels la subissent encore ? Quels
Page 2 : Corbis ; Page 3 : iStock
pays sont menacés par la déflation et comment évoluent les déséquilibres financiers
© Direction de l’information légale
et administrative. Paris, 2015 dans le monde ? Quelles sont les conséquences de la baisse du prix des matières
premières et de la dépréciation de l’euro ? Une deuxième partie porte sur des évolutions
Conception graphique
Célia Pétry
plus structurelles : quelles sont les tendances longues qui se dessinent, quels aspects
Nicolas Bessemoulin institutionnels – en termes de protection sociale, d’emploi, de modèles de croissance,
En vente en kiosque et en librairie de compétitivité ou de systèmes fiscaux – marquent la période récente ? Enfin, une
(Adresses accessibles en ligne) troisième partie examine les nouveaux défis de régulation des économies, autant dans
# Retrouvez-nous sur le domaine des politiques publiques qu’au niveau de la gouvernance mondiale. C’est
Facebook et sur Twitter l’occasion de faire le point sur les politiques monétaires non conventionnelles, sur
@  ProbEcoPE la refonte de la gouvernance bancaire et financière (mondiale et européenne), ainsi
que sur d’autres sujets d’actualité comme – au moment du sommet Cop21 à Paris – la
gouvernance environnementale. Cette dernière partie, qui met notamment en relief la
IMPACT-ÉCOLOGIQUE très forte sollicitation des pouvoirs publics pour faire face à la crise, peut aussi se
www.dila.premier-ministre.gouv.fr
comprendre comme une ultime illustration de l’importance de l’économie et de l’utilité
PIC D’OZONE 141 mg eq C2 H 4 de bien comprendre ses rouages.
Pour un ouvrage

IMPACT SUR L’ EAU 1,5 g eq PO43-

CLIMAT 534 g eq CO2 Markus Gabel


Cet imprimé applique l'affichage environnemental.
COMPRENDRE L’ÉCONOMIE
2. QUESTIONS ÉCONOMIQUES CONTEMPORAINES
Conjoncture mondiale
P. 5 Des sorties de crise échelonnées (Xavier Timbeau)
P. 13 La déflation : quels risques ? (Dominique Plihon)
P. 18 Les pays émergents dans la tourmente (Christine Rifflart)
P. 25 Monnaies, taux de change et déséquilibres financiers (Christophe Boucher)
P. 32 Prix du pétrole : bonne ou mauvaise nouvelle pour la croissance ?
(Yannick Le Pen)

Croissance, emploi et protection sociale


dans les économies avancées
P. 41 Les régimes de croissance dans les pays du G7 (Mickaël Clévenot)
P. 50 Crise et réformes dans la zone euro (Florence Huart)
P. 58 La protection sociale en contexte de crise (Dominique Argoud)
P. 65 Les réformes du marché du travail en Europe : quels résultats ?
(Arnaud Chéron)
P. 72 Concurrence fiscale : où en sommes-nous ? (Amélie Barbier-Gauchard)
P. 81 France : comment retrouver la compétitivité ?
(Flora Bellone et Raphaël Chiappini)
P. 89 Une croissance inégalitaire ? (Florent Bresson)

Politiques publiques et gouvernance


P. 99 Les politiques monétaires non conventionnelles : quelles actions pour
quels résultats ? (Christophe Blot, Paul Hubert et Fabien Labondance)
P. 108 Commerce international : le multilatéralisme face à l’essor des accords
bilatéraux (Jean-Marc Siroën)
P. 116 La Conférence de Paris 2015 : une nouvelle économie politique des
changements climatiques (Michel Damian et Franck-Dominique Vivien)
P. 123 La régulation bancaire et financière : où en sont les réformes ?
(Sandra Rigot)
P. 130 Les pays en développement : quelles politiques, quelles trajectoires ?
(Delphine Boutin, Émilie Caldeira et Mary-Françoise Renard)
P. 138 Brevets et propriété intellectuelle : défis et enjeux (Yann Ménière)
Les traces laissées par la « Grande Récession » sont profondes et sa digestion longue et
délicate. L’analyse des trajectoires de sortie de cette crise dévoile des écarts importants entre
les pays développés, en particulier entre la zone euro et les États-Unis. Cette différence tient
notamment à l’articulation des politiques monétaires et budgétaires. Xavier Timbaud montre ici
que de l’autre côté de l’Atlantique, tout comme au Japon et au Royaume-Uni, la place accordée
à la réduction du chômage était plus importante et l’austérité plus modérée, tandis que la zone
euro s’est lancée avec une certaine précipitation dans la réduction des déficits. Aujourd’hui,
sur le plan des dettes publiques, le résultat est certes meilleur en Europe, mais moins bons en
termes d’activité ou de chômage, sauf en Allemagne, seul pays de la zone euro à avoir réussi
la sortie de la crise.
Problèmes économiques

Des sorties de crise échelonnées


raissent entre les trajectoires et les perspec-
¥ XAVIER TIMBEAU tives des différents pays développés (pre-
Directeur de l’Observatoire français des conjonctures mière partie). Plusieurs facteurs expliquent
économiques (OFCE) ces divergences. Les politiques suivies, et
en particulier l’articulation des politiques
monétaires et budgétaires, ont été radi-
La crise financière et économique qui a débuté calement différentes entre la zone euro et
en 2008 n’est pas encore finie. Le choc initial les États-Unis (deuxième partie). Mais les
est probablement parti des États-Unis mais conséquences n’ont pas fini de se manifes-
l’imbrication des systèmes financier et ban- ter et les perspectives sont sombres pour les
caire a propagé la crise quasi instantané- pays qui tardent à sortir de la crise de 2008
ment à tous les pays développés. Presque une (troisième partie). Nous n’évoquons pas ici
décennie après son déclenchement, la plupart les pays émergents dont les évolutions dans
des économies sont encore lourdement mar- la crise sont pourtant très marquées et qui
quées par ce qui s’est passé depuis 2008. La subissent également les conséquences des
crise a induit une récession sans précédent politiques monétaires extrêmement accom-
et a demandé des réactions de politique éco- modantes qui ont été conduites aux États-
nomique majeures. Pour soutenir le système Unis ou en Europe. Le très récent ralentis-
financier global, plus de 3 000 milliards de dol- sement chinois peut également indiquer que
lars ont été apportés en garantie et un effort les conséquences de la crise sur le modèle
de relance budgétaire, en 2009, sans précédent de développement par l’industrialisation ne
a été coordonné entre les pays développés. sont pas négligeables et peuvent en retour
Si la sortie de la crise est enclenchée presque avoir un impact sur les trajectoires des pays
partout, des particularités très fortes appa- développés.

5 DES SORTIES DE CRISE ÉCHELONNÉES


Une même crise, des destins nomiques, mais a surtout durement pesé sur
les politiques budgétaires. Face à des déficits
différents publics importants et une architecture euro-
péenne se révélant insuffisamment adaptée,
Le graphique 1 décrit l’évolution de l’activité les pays de la zone euro se sont engagés dans
économique (mesurée par le produit intérieur une austérité massive. L’effort budgétaire
brut [PIB] par habitant pour annuler les effets a été différent suivant les pays, en fonction
de la démographie) pour les grands pays de leur déficit public initial et de leur expo-
développés en prenant comme référence l’été sition aux sanctions des marchés financiers.
2008. Parmi cet échantillon de pays, le Japon, Les conséquences de cet effort budgétaire
l’Allemagne et l’Italie ont été plus durement sur l’activité, que l’on quantifie par les mul-
frappés du fait d’une grande exposition au tiplicateurs budgétaires, ont été également
commerce international. variables d’un pays à l’autre, en fonction de
Mais cette exposition ne contribue que par- la composition de l’effort (dépense publique
tiellement à l’impact de la crise sur les éco- ou impôt, dépenses de transfert ou consom-
nomies développées. Tous les pays sont insé- mation publique), mais aussi en fonction
rés dans l’échange international et la crise se de la situation économique du pays. On
propage du secteur bancaire (très imbriqué) (re)découvre aujourd’hui que les multiplica-
au reste de l’économie par le biais de l’ar- teurs budgétaires peuvent être plus ou moins
rêt du financement. L’investissement et les grands selon le niveau du chômage, de l’état
achats de biens durables (notamment l’auto- du système bancaire ou encore de la faiblesse
mobile) ont été frappés directement et ont de l’inflation. L’éclatement de la bulle immo-
provoqué en 2008 la pire récession depuis la bilière en Espagne a accentué la dépression
Seconde Guerre mondiale. Le déclenchement dans ce pays, aggravant la situation des
de la crise a été synchrone dans les princi- ménages, des banques et amputant l’éco-
paux pays développés du fait de l’intercon- nomie espagnole d’un pilier certes artificiel
nexion financière. Le rebond de 2009, une fois mais qui avait porté la croissance les années
que les secteurs bancaires et financiers ont précédentes : la construction.
été stabilisés, a compensé partiellement l’im-
pact initial de la crise. L’Allemagne a connu
ainsi une vive reprise, portée par le rebond Une même crise, des politiques
du commerce international, ce qui lui a per-
mis de connaître à la fin de l’année 2009 une économiques différentes
situation proche de celle de la France ou des Le renforcement du pacte budgétaire, qui
États-Unis et plus favorable que celle du formalise les engagements des États de la
Royaume-Uni. La trajectoire du Japon a été zone euro à réduire le plus rapidement pos-
marquée par la catastrophe de Fukushima au sible leur déficit, n’a pas produit les effets
milieu de l’année 2010. escomptés. En ayant négligé les effets des
La crise des dettes souveraines en zone euro a multiplicateurs et par une surenchère dans
introduit un premier décalage entre les pays les restrictions budgétaires pour être plus
de cette zone et les autres. La hausse des taux crédibles, la zone euro a connu un second
souverains pour les pays menacés (dans cet plongeon alors que les autres pays dévelop-
échantillon l’Espagne et l’Italie, et au-delà, le pés continuaient de sortir lentement de la
Portugal, l’Irlande et bien sûr la Grèce à par- récession de 2008. L’impact des restrictions
tir de la tourmente lors de la révélation de la budgétaires a été plus fort qu’anticipé et
situation désastreuse des comptes publics en a reporté le retour de la croissance, voire
novembre 2009) a eu à la fois un impact direct provoqué à nouveau une récession en Italie,
sur les taux pratiqués envers les agents éco- en Espagne ou en Grèce. Certes, les déficits

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2015 6


1. PIB par tête, principaux pays développés
1,10

1,05

1,00

0,95

0,90

0,85
2006 2007 2008 2009 2010 2011 2012 2013 2014
France Allemagne Italie Japon États-Unis Grande-Bretagne Espagne

Source : comptabilités nationales, prévisions avril 2015 OFCE.

publics ont été réduits, mais les résultats sortie de la Grèce de la zone euro. Elle a éga-
ont été moindres qu’attendu. La confiance lement réouvert la possibilité d’un défaut
dans les économies européennes et sur- sur les titres publics en zone euro, ainsi que
tout le soutien politique se sont émoussés. le débat sur l’opportunité des politiques
Il a fallu l’intervention de la Banque cen- conduites depuis 2010. La comparaison avec
trale européenne (BCE) en juillet 2012 – son les États-Unis ou le Royaume-Uni, tant sur le
action était conditionnée au renforcement plan de l’activité que du chômage, n’est pas à
et au respect du pacte de stabilité – pour l’avantage de la zone euro dans son ensemble.
que les taux souverains regagnent une zone La dette publique a moins augmenté dans la
plus acceptable pour les pays en crise et leur zone euro qu’aux États-Unis ou au Royaume-
permettent d’espérer un retour de la crois- Uni (d’une dizaine de points de PIB), mais le
sance. Cette intervention a pris la forme prix payé est important au regard des autres
d’un programme de rachat de titres publics résultats économiques. Ainsi, le chômage
pour les pays en crise (annoncé en sep- agrégé de la zone euro dépasse encore de plus
tembre 2012), conditionnellement à l’adop- de trois points le taux de 2007 et le PIB par
tion d’un programme de stabilisation des tête est inférieur au niveau de cette même
finances publiques (en fait un programme année. En revanche, aux États-Unis comme
de restriction budgétaire). Cet outil n’a pas au Royaume-Uni ou au Japon, la situation
été utilisé, mais la possibilité qu’il le soit du marché du travail est presque normali-
a suffi à convaincre les marchés financiers sée. Seul le taux d’emploi aux États-Unis est
que la zone euro prenait en charge sa mon- plus dégradé qu’en zone euro, traduisant un
naie. Ce programme a été ensuite complété, impact encore fort de la crise sur la partici-
lorsque les risques de déflation sont deve- pation au marché du travail (et touchant plus
nus plus forts, à la fin de l’année 2014, par particulièrement les Noirs et les femmes).
un programme massif de rachat de titres Les situations des pays de la zone euro
divers par la BCE. sont très diverses. L’Allemagne (ainsi que
L’élection du gouvernement Syriza au début l’Autriche) est aujourd’hui sortie de la crise.
de l’année 2015 a relancé les craintes d’une Le PIB par tête a augmenté, le chômage a

7 DES SORTIES DE CRISE ÉCHELONNÉES


Principaux indicateurs macroéconomiques (évolutions de 2007 à 2015)
PIB par tête Taux de chômage Taux d’emploi Dette publique
Évolutions de Volume, BIT, % population % population
Nette, % du PIB
2007 à 2015 % évolution active 15-74
Zone euro – 1,6 3.6 – 1.2 31
États-Unis 3,4 0,9 – 3,6 42
Royaume-Uni – 0,8 0,0 0,6 48
Japon 2,3 – 0,4 1,7 51
Allemagne 8,6 – 3,9 5,8 2
France – 0,9 2,5 – 1,0 48
Italie – 11,7 6,6 – 2,6 43
Espagne – 4,2 14,1 – 8,5 65
Pays-Bas – 1,6 2,7 – 1,2 21
Belgique – 1,7 1,0 – 0,7 28
Autriche 1,7 0,9 0,7 20
Grèce – 27,3 17,3 – 10,6 66
Irlande – 3,2 5,3 – 7,6 81
Portugal – 7,8 5,3 – 5,8 53
Source : OCDE, Economic Outlook, n 97.
o

diminué et le taux d’emploi y est supérieur à sur les évolutions salariales. L’Italie se dis-
celui de 2007. La dette publique nette (concept tingue de l’Espagne ou de l’Irlande en ce que
légèrement différent de celui entendu au la crise ne semble pas pouvoir s’interrompre
sens de Maastricht, mais plus adapté aux et la dégradation du PIB par tête est la pire
comparaisons internationales avec les pays après celle de la Grèce.
non couverts par le traité de Maastricht) On qualifie souvent cet épisode d’échec de
est presque la même qu’en 2007. Un second l’austérité. Il faut bien comprendre que l’aus-
groupe de pays, avec la France, la Belgique térité a eu des effets mal anticipés et peu
et les Pays-Bas sont revenus pratiquement contrôlés, mais qu’une politique radicale-
au niveau de PIB par tête d’avant la crise. La ment inverse n’aurait pas pour autant réduit
dette publique nette a augmenté significati- les déficits publics ou apporté une solution
vement (surtout en France) et le chômage est à la crise des dettes souveraines. La bonne
plus élevé qu’en 2007. Un troisième groupe de voie, telle que l’ont suivie les États-Unis,
pays, pour lesquels la crise des dettes sou- aurait été une austérité raisonnée, permet-
veraines a été massive, reste englué dans la tant une réduction progressive des déficits
crise. Ce groupe comporte la Grèce, mais aussi mais aussi du chômage. L’intervention de la
le Portugal, l’Irlande, l’Espagne ou l’Italie. BCE aurait pu permettre l’étalement de l’aus-
Le retour de taux de croissance positifs ces térité en empêchant la sanction des marchés
derniers trimestres en Espagne ou en Irlande financiers de conduire à une hausse des taux
n’a pas encore suffi à effacer les effets de la souverains. En maintenant les taux souve-
récession violente passée. De plus, y compris rains bas, l’effet boule de neige de la dette
en Irlande, la situation du marché du travail publique (mais aussi de la dette privée) aurait
est fortement dégradée et pèse lourdement été contenu et on aurait évité la trajectoire

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2015 8


dramatique de beaucoup de pays européens. (voir tableau p. 8), mais le bilan est bien meil-
Les pays qui n’ont pas été concernés direc- leur en termes d’activité ou de chômage et,
tement par la crise des dettes souveraines, comme on le verra à la section suivante, cela
c’est-à-dire ceux dont les taux d’intérêt a des conséquences à moyen terme sur l’infla-
souverains ont baissé quand ceux de l’Ita- tion et le potentiel futur de croissance.
lie ou de l’Espagne montaient, ont pâti indi-
rectement de cette crise par la baisse de la
demande de leurs principaux partenaires. La Des perspectives éclatées
réduction des déficits était donc une néces- Les pays développés – tous ou presque tous –
sité et les pays frappés par la crise des dettes sortent de la crise avec une dette publique
souveraines ont été ceux qui sont entrés dans accrue. La bonne stratégie de réduction des
la crise avec des situations déséquilibrées. déficits publics a conditionné le rétablisse-
Plus que les déficits publics, ce sont les désé- ment des économies, tant du point de vue du
quilibres macroéconomiques négligés par chômage que du PIB par tête. La soutenabi-
le Pacte de stabilité et de croissance qui ont lité de la dette publique dépend quant à elle
été centraux. La dette des ménages, la fragi- à la fois de la capacité à réduire les déficits
lité des banques (en Espagne et en Irlande), (ce qui détermine le numérateur du ratio
et dans une moindre mesure la baisse de dette sur PIB), mais aussi de la capacité à
compétitivité face à l’Allemagne (en France, générer de la croissance nominale (le déno-
en Italie, en Espagne principalement) ont minateur). La croissance nominale peut être
à la fois réduit les marges de manœuvre et obtenue soit par de l’inflation, soit par de la
accentué l’impact de la crise. La moindre croissance réelle. Les situations très différen-
performance de l’économie de la zone euro ciées sur les marchés du travail sont en train
par rapport aux États-Unis découle d’une de provoquer des évolutions divergentes
divergence macroéconomique qui, dans la des salaires et des prix. Plus le chômage est
crise et en l’absence d’une intervention forte élevé, moins les salaires croissent et plus
de la BCE, a condamné les États membres à l’inflation sera basse. Les dettes publiques
des politiques budgétaires très récessives comme privées sont alors plus difficilement
au moment même de la récession. Les mul- soutenables et peuvent induire une spirale de
tiplicateurs élevés ont aidé à réaliser les déflation par la dette, conformément à l’ana-
réductions de déficit, mais ces dernières ont lyse d’Irving Fisher (les revenus baissent du
pesé sur l’économie. La stratégie alternative fait de la déflation, mais la dette ne se dépré-
demandait de pouvoir rétablir les conditions cie pas plus que le taux d’intérêt contracté
de l’activité économique et de réduire le chô- ne se réduit, et donc le ratio dette sur revenu
mage, en acceptant de conserver des déficits s’envole, entretenant le processus récessif).
plus élevés et donc d’accumuler de la dette Le graphique 2 quantifie le lien robuste entre
publique, puis à enclencher la réduction des évolution des salaires (réels, donc en prenant
déficits. Pour être appliquée, cette stratégie en compte l’effet positif de la baisse des prix
aurait nécessité l’existence d’une politique sur le pouvoir d’achat) et chômage. Les pays
économique de la zone euro, impossible du de la zone euro qui ont subi le plus fort de
fait de l’incomplétude institutionnelle de la la crise des dettes souveraines, et qui ont été
monnaie unique. Le renforcement du pacte contraints aux politiques les plus restric-
de stabilité et l’émergence de la BCE comme tives au plus mauvais moment (lorsque les
acteur majeur ne sont qu’une réponse par- multiplicateurs budgétaires étaient les plus
tielle. C’est la raison pour laquelle la zone élevés) connaissent aujourd’hui le chômage le
euro n’a pas pu appliquer le même policy mix plus haut et des évolutions salariales réces-
que les États-Unis ou le Royaume-Uni. Dans sives. Les déséquilibres initiaux spécifiques
ces pays, la dette publique a plus augmenté à ces pays, ignorés et amplifiés pendant les

9 DES SORTIES DE CRISE ÉCHELONNÉES


2. Salaires et chômage

2%
Écart de chômage (2015)
EST SVK Chômage-chômage plein emploi

Croissance moyenne annuelle du salaire réel (2008-2015)


DEU

IRL USA
FRA
LUX FIN
BEL NLD
0% AUT
–4 –2 0 2 4 6 8 10
GBR ESP
ITA
PRT

–2%

GRC

R2 = 0,7725
–4%

Note : la taille des bulles est proportionnelle à la taille des économies (PIB en volume, en parité de pouvoir d’achat).
Source : OCDE, Economic Outlook, no 97.

premières années de la monnaie unique, com- La réduction des salaires réels provoque
binés à l’incomplétude institutionnelle de la néanmoins un effet positif. La réduction des
zone euro, alimentent maintenant le risque coûts de production permet, lorsque les taux
de déflation. de change sont fixes, de gagner en compéti-
tivité et donc de conquérir des parts de mar-
En moyenne depuis 2008, le pouvoir d’achat
ché. Mais lorsque les changes sont variables,
des salaires a évolué négativement en Italie,
l’appréciation de la monnaie annule le gain
en Espagne, au Portugal ou en Grèce. Cela
strictement nominal. Ainsi, ce canal positif
s’ajoute à la faiblesse de la demande exté- ne peut jouer qu’à l’intérieur d’une même
rieure, se traduit par une inflation de plus en zone monétaire et son effet est d’autant plus
plus basse et introduit un véritable risque de important qu’aucun autre pays ne réduit
déflation. La spirale déflationniste est lente à également ses prix. Ainsi, ce processus au
s’installer, mais la réduction du chômage est sein de la zone euro alimente une déflation et
elle-même très lente. L’exemple de l’Espagne, ne permet que de réduire les déséquilibres
qui connaît pourtant une réduction nette de de compétitivité internes à la zone.
son chômage est édifiant. Au rythme actuel Ce processus de déflation va condition-
de réduction du chômage en Espagne de deux ner pour longtemps (disons une décennie)
points par an, il faudra plus de sept années la question de la soutenabilité des dettes
pour revenir au taux de chômage d’avant publique et privées et dominera les débats
2008. Pendant ces sept années, la pression à économiques. Le graphique 3 complète le
la baisse sur les salaires persistera et accen- tableau de l’impact de la crise par un élément
tuera les difficultés espagnoles. qui est souvent ignoré. On a ici calculé quel

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2015 10


3. Révisions avant/après la crise des perspectives d’activité 2015-2020 et chômage
2

DEU IRL
GBR JPN
0
USA BEL
– 10 0 10 20 30 40 50 60
NLD FRA
AUT PRT
–2

ITA ESP
–4

–6

–8
GRC

R2 = 0,4804
– 10

Source : OCDE, Economic Outlook, no 97.

est son impact sur les perspectives d’acti- réduction de ces droits. Enfin, pour d’autres
vité futures telles que les experts de l’Orga- pays, l’impact de long terme de la crise est
nisation de coopération et de développement considérable et dépasse 10 %. En Espagne, en
économiques (OCDE) les apprécient. Pour ce Irlande, Italie et surtout en Grèce, la révision
faire, on a comparé ce que ces experts anti- des perspectives ne pourra pas se faire sans
cipaient pour le moyen terme juste avant la une refonte complète des systèmes sociaux
crise (à partir des évaluations de croissance (qui est d’ailleurs partiellement à l’œuvre).
potentielle) à ce qu’ils estiment aujourd’hui. Les travaux historiques du Fonds moné-
[1]
Zdzienicka A. et Le résultat de ce calcul indique quel est l’im- taire international (FMI)1 ont montré que les
Furceri D. (2011),
« How Costly Are Debt
pact de long terme de la crise, une fois les crises bancaires et financières avaient des
Crises? », IMF Working aléas de la politique économique absorbés. conséquences sur le long terme de l’ordre
paper, 11/280, 1–30. Pour l’Allemagne, les États-Unis ou les Pays- d’une dizaine de points d’activité. La crise
Bas, l’effet est modéré et ne dépasse pas de 2008 présente tous les aspects d’une crise
quelques pourcentages. Pour la France, la financière et bancaire. Elle diffère des crises
Grande-Bretagne, la Belgique ou l’Autriche, passées en ce qu’elle a touché tous les pays
il est plus significatif, entre 5 % et 10 %. Dans développés et que des solutions massives,
ces cas, la réduction estimée par les experts du soutien des systèmes financiers aux poli-
de l’OCDE de l’activité dans les prochaines tiques monétaires non conventionnelles, ont
années implique un ajustement notoire des été mises en œuvre puissamment en utili-
systèmes de protection sociale. Les droits sant l’expérience des crises passées. L’ana-
ouverts ne pourront pas être garantis sans lyse historique donne en fait beaucoup de
une hausse notable des prélèvements ou une poids à des crises localisées dans des pays

11 DES SORTIES DE CRISE ÉCHELONNÉES


ou des groupes de pays qui ne disposent nomiques ont joué un rôle et sont détermi-
pas des moyens de politique économique nantes pour l’impact long de la crise. Il est
d’une grande zone comme la zone euro ou les long et délicat de digérer une crise finan-
États-Unis. Les conséquences que l’on peut cière et bancaire ; il est possible d’en sortir
craindre sur le moyen terme ne sont peut-être presque indemne.
pas celles que l’histoire nous enseigne.
L’analyse des trajectoires de sortie de crise
menée ici suggère que les politiques éco-

POUR EN SAVOIR PLUS


™ BIT (2015), Perspectives pour qui s’annonce. Perspectives ™ TIMBEAU X. (sous la dir. de)
l’emploi et le social dans le 2015-2016 », Revue de l’OFCE, (2014), « Le piège de la
monde : tendances 2015, no 138, juin. déflation. Perspectives
rapport (www.ilo.org). ™ iAGS (2014), « A Diverging 2014-2015 », Revue de l’OFCE,
™ FMI (2015), « Uneven Growth: Europe on the Edge », dans : no 136, octobre.
Short- and Long-Term Independant Annuel Growth
Factors », World Economic Survey 2015, rapport pour
Outlook, avril. le Parlement européen
™ HEYER E. et TIMBEAU X. (sous (www.iags-project).
la dir. de) (2015), « La reprise

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2015 12


Le spectre de la déflation s’est matérialisé dans la zone euro en décembre 2014. L’expérience
des années 1930, mais également celle, plus récente, du Japon, rappellent combien la baisse
du niveau général des prix peut enfermer durablement une économie dans un cercle vicieux
de faible croissance voire de récession. Avant d’analyser les similitudes entre ces différentes
périodes historiques de déflation, Dominique Plihon replace la situation actuelle de la zone
euro dans une tendance plus longue de « lowflation » amorcée dans les années 1990 par l’en-
semble des économies avancées. Cette évolution a rendu les économies plus vulnérables à la
déflation en cas de choc conjoncturel tel que de celui de 2008. Pour éloigner durablement le
risque de déflation, l’auteur recommande des politiques budgétaires et salariales plus expan-
sionnistes, ainsi qu’un allègement des dettes publiques les plus lourdes afin d’éviter le
phénomène de « déflation par la dette ».
Problèmes économiques

La déflation : quels risques ?


plusieurs pays (Autriche : + 0,8 % ; Finlande :
¥ DOMINIQUE PLIHON + 0,6 %). Disparu depuis la crise de 1929,
Professeur d’économie financière, université Paris-XIII le spectre de la déflation est ainsi réapparu
récemment dans la zone euro. S’agit-il d’un
L’inflation a fortement baissé dans l’écono- simple processus de désinflation conduisant
mie mondiale depuis la fin des années 1970. à une situation de faible inflation (« lowfla-
Dans les pays du G7, alors qu’elle culminait tion ») qui pourrait être considérée comme
à 13 % en 1979 à la suite des chocs pétroliers, bénéfique, ou, au contraire, la zone euro ne
elle a connu une diminution spectaculaire et risque-t-elle pas de plonger dans le cercle
durable pour se maintenir aux environs de vicieux de la déflation tel qu’il a été expéri-
2 % dans les années 1990 et 2000, qualifiées menté dans les années 1930, et plus récem-
de « Grande Modération ». Ce ralentissement ment par le Japon à partir du milieu des
de l’inflation a été amplifié depuis 2008 par années 1990 ?
la « Grande Récession », conduisant certains
pays au bord de la déflation. C’est le cas de
la zone euro, où l’inflation est passée en terri-
Désinflation et déflation
toire négatif en 2014 : mesurée par le glisse- L’inflation est la hausse durable du niveau
ment annuel de l’indice des prix à la consom- général des prix. Deux types de facteurs
mation harmonisé (IPCH) publié par Eurostat, peuvent l’alimenter : l’augmentation de la
l’inflation moyenne de la zone euro a atteint demande de biens et de services, d’une part,
– 0,2 % en décembre 2014 et – 0,3 % en février et la hausse des coûts de production, d’autre
2015. Les prix ont fortement diminué en Grèce part. La déflation est souvent considérée
(– 2,5 %) et en Espagne (– 1,1 %), tandis qu’ils comme le contraire de l’inflation, c’est-à-dire
ont continué d’augmenter faiblement dans un processus général et continu de baisse des

13 LA DÉFLATION : QUELS RISQUES ?


prix. Il n’y a pas de déflation si la baisse des face à des échéances devenues plus coûteuses.
prix est temporaire, ou si seulement certains Le processus de désendettement des entre-
prix diminuent, par exemple le prix des ordi- prises et des ménages déprime la demande
nateurs et du matériel informatique. La désin- de biens et services, ce qui fait chuter les prix
flation est le ralentissement du rythme de l’in- et alourdit l’endettement en termes réels. Ce
flation : c’est un mouvement de décélération cercle vicieux entre dette et déflation consti-
de la hausse des prix. Il ne doit donc pas être tue « l’effet Fisher » (Gomez Betancourt et
confondu avec la déflation, qui implique une Vila, 2015).
baisse du niveau général des prix (Banque de
Le caractère durable et cumulatif de la spirale
France, 2009).
déflationniste provient, en troisième lieu, de
La désinflation est généralement un proces- ce que la déflation peut rendre moins efficace
sus bénéfique pour la société, dans la mesure la politique monétaire. Les banques centrales
où la modération de l’inflation se traduit sont amenées à baisser leurs taux d’intérêt
par une amélioration du pouvoir d’achat des directeurs, qui constituent leur arme prin-
ménages. En revanche, la déflation est parti- cipale pour tenter de soutenir l’investisse-
culièrement dangereuse pour une économie, ment et de soulager les emprunteurs. Mais les
car elle peut déclencher un processus cumu- banques centrales ne peuvent baisser les taux
latif susceptible d’aggraver une récession d’intérêt au-dessous de zéro. Et même si les
dont il est difficile de sortir. Ainsi, la défla- taux d’intérêt nominaux sont ramenés à zéro,
tion ne peut se définir uniquement comme un la charge d’intérêt réel (intérêt nominal moins
mouvement de baisse des prix. Ce n’est donc inflation) supportée par l’économie reste posi-
pas l’inverse de l’inflation. Il s’agit en réalité tive si les prix continuent de baisser1. Face [1]
Si le taux d’intérêt
d’un processus autoentretenu qui s’explique nominal est égal à zéro
à cet obstacle, lié au plancher zéro des taux
et la baisse des prix à
par le jeu de trois séries de mécanismes. d’intérêt (zero lower bound), les banques cen- 3 %, le taux d’intérêt
En premier lieu, la baisse des prix anticipée trales ont dû mettre en place des politiques réel s’élève à 3 %.

par les ménages les amène à différer leurs monétaires « non conventionnelles », consis-
achats. Ce recul de la consommation conduit tant à injecter massivement des liquidités
à leur tour les entreprises à freiner leurs dans les banques et sur les marchés. Si ces
investissements, leurs embauches et leur politiques ont contribué à éviter l’effondre-
production, contribuant ainsi à aggraver la ment du système financier, elles ne sont pas
récession et le chômage, et à engendrer une suffisantes pour conjurer le risque de défla-
pression à la baisse des salaires et des prix. tion (voir infra).

Un second enchaînement a été analysé au len-


demain de la grande crise de 1929 par l’éco-
nomiste américain Irving Fisher et a donné
Les raisons du recul de l’inflation
lieu à la théorie de la « déflation par la dette ». depuis les années 1970
Selon cette approche, la déflation aggrave
Au-delà des facteurs conjoncturels de court
le coût réel de la dette car elle entraîne une
terme, le recul spectaculaire de l’inflation
hausse du taux d’intérêt réel, égal au taux
a des causes plus profondes et durables, de
d’intérêt nominal diminué de l’inflation. Cette
nature structurelle. Deux séries de facteurs
augmentation de la charge de la dette, jointe
structurels ont été mises en avant.
à la baisse des revenus, met en difficulté les
emprunteurs, notamment les entreprises, qui En premier lieu, le changement de cap bru-
peuvent être amenées à réduire leurs inves- tal des politiques économiques. D’un côté, on
tissements et leur niveau d’emploi, voire à a assisté à un durcissement des politiques
faire faillite. De leur côté, les ménages endet- monétaires, à commencer par la politique
tés sont incités à augmenter leur épargne, et initiée en 1979 par Paul Volcker, président de
donc à contracter leurs dépenses, pour faire la Réserve fédérale, avec l’objectif de casser

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2015 14


l’inflation à deux chiffres. Par ailleurs, les mie mondiale a basculé d’un régime structu-
politiques néolibérales appliquées à partir rel de demande excédentaire, qui poussait les
des années 1980 se sont traduites en particu- prix et les salaires à la hausse, vers un régime
lier par une dérégulation du marché du tra- d’offre excédentaire, qui exerce au contraire
vail. Ainsi, le gouvernement français a-t-il mis des pressions à la baisse et peut déboucher
en œuvre à partir de 1982 une politique de à tout moment sur une spirale déflationniste,
« désindexation salariale » destinée à rompre notamment sous l’effet d’un choc exogène.
la boucle productivité-prix-salaires et à ins-
taller un régime de basse inflation.
L’accélération de la mondialisation a aussi été La zone euro en situation
un puissant facteur de désinflation via plu-
sieurs canaux. L’arrivée sur le marché mon-
de « lowflation »
dial de pays émergents disposant d’une abon- C’est dans la zone euro que le processus de
dante main-d’œuvre bon marché a exercé une désinflation a été le plus marqué depuis le
pression à la baisse sur les salaires dans les début de la crise : le rythme d’inflation est
pays avancés. Le canal du prix des importa- en effet passé de 4 % en juillet 2008 à – 0,3 %
tions a également joué avec les entrées de pro- en février 2015. L’inflation devrait revenir
duits à bas prix dans les pays développés. en territoire positif sous l’effet de la reprise
D’une manière générale, le régime de basse économique, mais demeurer à un niveau très
inflation qui s’est installé dans la plupart des faible, proche de zéro. Ce ralentissement de
pays – avancés et émergents – provient d’une l’inflation a plusieurs causes, conjoncturelles
modification des mécanismes de détermina- et structurelles. Depuis 2012 (– 3 points), il est
tion des prix. On est passé d’un régime de dû en grande partie à la baisse des cours des
prix gouverné par les vendeurs à un régime de matières premières, en particulier de l’éner-
[2]
Aglietta M., prix régi par les acheteurs2. Dans le passé, et gie. Mais on constate également une tendance
Berrebi L. et particulièrement dans la phase de haute infla- régulière à la baisse de l’inflation tendancielle
Cohen A. (2009),
tion des années 1970, le pouvoir de marché ou « sous-jacente », hors énergie et alimenta-
« Banques centrales
et globalisation », ou de négociation appartenait aux vendeurs, tion, et qui représente 70 % de l’évolution de
Expertises, no 7, tant sur le marché du travail que sur celui des l’indice IPCH. Ainsi, le fort ralentissement de
Groupama.
biens et services. En raison d’une insuffisance l’inflation dans la zone euro provient princi-
de l’offre, les travailleurs étaient en position palement de facteurs structurels. Ce qui pour-
de force pour négocier leurs salaires, tan- rait signifier que la zone euro est entrée dans
dis que les entreprises étaient en mesure de un régime durable de basse inflation, qualifiée
répercuter les hausses de coûts sur leurs prix de « lowflation ».
de vente. La dérégulation et la mondialisation, Ce régime de « lowflation » comporte des
avec l’arrivée de la Chine et de l’Inde dans le risques importants. Tout d’abord, celui de
commerce mondial, ont modifié les rapports basculer dans la déflation, à la suite de chocs
de négociation, sur le marché du travail et des négatifs (par exemple, une nouvelle baisse des
biens et services. Il en a résulté un bascule- prix de l’énergie), va en augmentant. Ensuite,
ment vers un régime de prix dominé par les l’existence de surcapacités et d’un niveau
acheteurs. L’offre de travail est devenue excé- de chômage historiquement élevé (11,9 % en
dentaire, réduisant le pouvoir de négociation 2014) va continuer à alimenter les pressions
des salariés au profit des entreprises, ce qui a déflationnistes. Enfin, les ratios de dette ne
pesé sur les salaires et modifié le partage de peuvent guère reculer dans un environne-
la valeur ajoutée au profit du capital. De leur ment d’inflation et de croissance économique
côté, les entreprises connaissent une situa- faibles. L’effet « Fisher » de déflation par la
tion d’offre excédentaire sur le marché des dette, mentionné plus haut, risque de fonc-
biens et services qui les oblige à s’adapter aux tionner. Compte tenu de l’importance de la
conditions de la demande. Au total, l’écono- dette publique (96 % du produit intérieur brut

15 LA DÉFLATION : QUELS RISQUES ?


[PIB] en 2014) et privée (131 %), la zone euro différence de la période de l’étalon-or, ce qui
apparaît particulièrement vulnérable face à exige de réduire plus fortement la dette pour
cet environnement d’inflation basse. la rendre soutenable. Tout comme les écono-
mies débitrices sous l’étalon-or dans l’entre-

Le spectre des années 1930 deux-guerres, les pays de la périphérie euro-


péenne ont dû faire face à de fortes pressions
dans la zone euro déflationnistes, prenant notamment la forme
d’une contraction des salaires. Enfin, la zone
Analyser le processus actuel de désinflation euro fonctionne comme l’étalon-or pour ce qui
et les risques d’une spirale déflationniste à concerne l’ajustement des balances de paie-
l’aide des expériences historiques est très ments. Les pays excédentaires de la zone euro
éclairant. Les épisodes déflationnistes des comme l’Allemagne ne dépensent pas leurs
années 1930, et du Japon depuis les années excédents alors que les pays déficitaires sont
1990, sont instructifs. obligés d’épargner parce qu’on ne veut pas
Il y a deux raisons pour établir un rappro- leur prêter. Cet excédent d’épargne engendre
chement entre la situation actuelle de la zone des pressions déflationnistes, comme celles
euro et celle de la Grande Dépression. D’une qu’ont connues dans les années 1930 les pays
part, c’est la première fois depuis 1932 que du « bloc or » (France, Belgique, Pays-Bas, Ita-
les principaux pays avancés enregistrent un lie, Grèce et Suisse).
niveau d’inflation aussi bas, compris entre
0 % et 2 %. D’autre part, la zone euro est la
région du monde où l’inflation a été la plus
Le précédent japonais
faible sur la période récente ; or, il existe de L’expérience de déflation la plus récente, celle
troublantes ressemblances entre le fonction- du Japon, apporte également un éclairage
nement actuel de la zone euro et le régime utile sur la situation actuelle de la zone euro
monétaire de l’étalon-or, dont les historiens (Dourille-Feer, 2014). L’éclatement de la bulle
ont montré qu’il a contribué à la crise défla- boursière en 1990, puis de celle de l’immo-
tionniste des années 1930 (Hautcoeur, 2012). bilier en 1991-1992 en sont à l’origine. Le
L’étalon-or et l’Union économique et moné- Japon a connu une phase de désinflation au
taire (UEM) sont deux systèmes reposant sur début des années 1990 jusqu’en 1994, avec
des changes fixes3 et une stricte orthodoxie une inflation proche de zéro en 1995. Puis [3]
L’intérieur
monétaire et budgétaire. Sous l’étalon-or, la la déflation s’est enracinée de 1999 à 2012, de la zone euro peut être
apparenté à un système
contrainte monétaire passait par la conver- période où l’indice des prix à la consomma- de changes fixes.
tibilité des devises en une certaine quantité tion hors énergie n’a enregistré aucune année
de métal ; dans l’UEM, elle est imposée par en territoire positif. La situation du Japon à
une banque centrale indépendante ciblant partir de la seconde moitié des années 1990
la stabilité des prix. Sous les deux régimes, présente des similitudes avec celle de la zone
les déficits budgétaires menacent l’objectif euro après le choc de la crise des subprimes :
monétaire, donc les États doivent faire preuve secteur privé en voie de désendettement, pres-
d’orthodoxie budgétaire. La contrainte impo- sion à la baisse sur les salaires, monnaie forte
sée par la fixité des changes a été forte dans (déflation importée), politique monétaire trop
l’entre-deux-guerres : si les banques cen- peu expansive. La politique monétaire ultra-
trales des pays créditeurs comme les États- expansive jointe à de la relance budgétaire
Unis et la France stérilisaient les entrées d’or, impulsée par le gouvernement de Shinzõ Abe
les pays débiteurs subissaient en revanche à partir de fin 2013 a eu des effets positifs sur
de puissantes forces déflationnistes. L’UEM la croissance et l’inflation. Mais la sortie de
a reproduit la logique de l’étalon-or en l’ag- la déflation est loin d’être pérenne en 2015.
gravant : les pays de la zone euro ne peuvent Car l’inflation reste très basse, et les dépenses
procéder à aucun ajustement de change, à la des ménages stagnent. L’exemple du Japon

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2015 16


montre que une fois la déflation installée, il japonaise montre que des anticipations posi-
est difficile d’en sortir. tives d’inflation ne suffisent pas à éliminer
le processus de déflation. Les politiques de

Quelles politiques pour éloigner « reflation » budgétaires et salariales appa-


raissent ainsi comme les moyens les plus
le risque de déflation ? efficaces pour y mettre fin. Compte tenu des
contraintes spécifiques de l’UEM mention-
En 2015, l’inflation des pays avancés de l’Orga- nées plus haut, il apparaît nécessaire que les
nisation de coopération et de développement pays ayant un surplus extérieur commencent
économiques (OCDE) demeure inférieure à la par augmenter leurs dépenses publiques et
cible de 2 %, considérée comme le seuil de la soutenir les salaires, ce qui contribuerait à
stabilité des prix. En zone euro, le risque de alléger les pressions déflationnistes dans
déflation n’est pas conjuré, en raison des spé- l’ensemble de la zone euro. L’autre volet
cificités de l’Union monétaire. Les ajustements des politiques concerne l’allègement des
macroéconomiques imposés depuis 2010, dettes privées et publiques afin d’éviter l’ef-
particulièrement l’ajustement des salaires et fet « Fisher ». Au début de la crise, les États
la consolidation budgétaire, risquent de se ont « socialisé » (pris en charge) une partie
poursuivre dans les prochaines années, pro- des dettes privées, notamment celle du sys-
longeant ainsi les pressions désinflationnistes. tème financier, ce qui a provoqué une forte
Une accélération significative de l’inflation hausse des dettes publiques. Deux séries de
liée à la reprise dans la zone euro apparaît mesures permettraient d’alléger la charge de
peu probable car la croissance restera a priori ces dernières, devenue excessive : procéder à
modeste (de l’ordre de + 1,5 % en 2015). Un scé-
leur restructuration, ce qui inclut l’annula-
nario d’inflation durablement basse accompa-
tion d’une partie des engagements des pays
gnée de mécanismes à l’œuvre dans une spi-
les plus endettés. Une deuxième proposition,
rale déflationniste n’est donc pas à exclure.
faite par le Fonds monétaire international
L’éloignement du territoire de la basse infla- (FMI) et certains économistes, consiste à
tion et de la déflation dépendra beaucoup des lever une taxe globale de 10 % sur le patri-
politiques économiques. Dans la situation moine net (en prenant en compte les dettes)
[4]
FMI (2013), Fiscal actuelle, la politique monétaire – conven- de l’ensemble des ménages4. Les ressources
Monitor, 9 octobre. tionnelle et non conventionnelle – a atteint
Piketty T. (2013), ainsi collectées permettraient de ramener
Le Capital au XXIe siècle, ses limites, pour les raisons mentionnées les dettes publiques au niveau antérieur à
Paris, Seuil. plus haut. Son rôle principal doit être d’agir la crise. Ces deux mesures exceptionnelles
sur les anticipations d’inflation dans le but seraient de nature à éloigner le spectre de la
de les ancrer à une cible supérieure à 2 % à déflation par la dette.
moyen et long termes. Toutefois, l’expérience

POUR EN SAVOIR PLUS


™ AGLIETTA M. (2014), ™ DOURILLE-FEER É. (2014), L’Économie politique,
« La déflation : un spectre « L’Économie du Japon », no 66, avril.
qui rôde en zone euro », Paris, La Découverte, ™ HAUTCOEUR P.-C.
blog du CEPII, 1er avril. coll. « Repères ». (2012), « Crise de l’euro :
™ BANQUE DE FRANCE. (2009), ™ GOMEZ BETANCOURT R. regard d’un historien »,
« Déflation ou désinflation », et VILA A. (2015), « Fisher lafinancepourtous.com,
Focus, no 3, janvier. et la déflation par la dette », mars.

17 LA DÉFLATION : QUELS RISQUES ?


Si les pays émergents ont été un temps épargnés par la crise mondiale, leur croissance est
devenue plus fragile après 2012. La crise a rappelé leur vulnérabilité à l’environnement
extérieur, et en particulier aux mouvements des capitaux étrangers. Les politiques monétaires
accommodantes des banques centrales américaine et européenne ont en effet soutenu un
temps la croissance des économies émergentes grâce à un approvisionnement massif des
marchés financiers mondiaux en liquidités. Mais ces conditions exceptionnelles ont nourri des
bulles d’endettement qui font désormais planer sur celles-ci un certain nombre de menaces.
Christine Rifflart rappelle les fragilités des grandes économies émergentes, qui résident
notamment dans leur exposition au commerce extérieur et aux flux financiers. Les risques
encourus sont toutefois moins importants qu’ils ne l’étaient lorsque s’est déclenchée la crise
asiatique en 1997.
Problèmes économiques

Les pays émergents dans


la tourmente
Depuis 2008, les économies émergentes ¥ CHRISTINE RIFFLART
sont chahutées par les chocs extérieurs
qu’elles subissent. La crise économique et Économiste à l’Observatoire français des conjonctures
financière déclenchée aux États-Unis et en économiques (OFCE)
Europe, combinée plus récemment au ralen-
tissement de l’économie chinoise, a mis un gentes. La chute de l’activité s’est révélée
terme à la période d’expansion qui s’était forte, notamment en Amérique latine, en Rus-
ouverte en 2003. Certes, la croissance des sie, ainsi que dans plusieurs pays asiatiques.
économies émergentes reste globalement Seuls quelques pays (Chine, Inde et Indonésie)
plus soutenue que celles des économies ont bien résisté. En 2010 et 2011, le processus
avancées (respectivement 5,2 % par an de reprise s’est généralisé à l’ensemble de
contre 0,9 % – dont – 0,2 % dans la zone euro l’économie mondiale. En réorientant sa dyna-
– entre 2008 et 2014) mais les performances mique de développement vers son marché
divergent selon les pays et les degrés d’ex- intérieur, la Chine a vu sa croissance ralentir
position aux risques. En 2014, la croissance significativement. La Chine tient de moins en
a ralenti à 4,6 % et les perspectives pour moins son rôle de pilier de la croissance mon-
2015 sont mauvaises. diale et son ralentissement économique pèse
La panique financière de 2008-2009 qui a sur les performances de ses partenaires.
poussé les économies avancées dans la réces- Malgré cet environnement dégradé, la crois-
sion s’est propagée aux économies émer- sance des pays émergents a été soutenue

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2015 18


par les politiques monétaires très accomo- cette année-là), avant d’amorcer un ralen-
dantes des économies avancées, qui ont pro- tissement, mais jusqu’en 2011, la croissance
voqué un afflux de liquidités sur les marchés est restée supérieure à 9 % par an. Portées
financiers mondiaux. Les capitaux dispo- par des marchés en pleine expansion, les
nibles se sont dirigés massivement vers les exportations des pays émergents se sont
économies émergentes, plus rentables que accélérées, avec notamment une réorienta-
les États-Unis et l’Europe, ce qui explique tion de leurs ventes vers la Chine, devenue
que leur croissance est restée forte jusqu’en incontournable.
2012. L’illusion d’une croissance solide s’ef-
face toutefois à la mi-2013, quand la Réserve À cet accroissement des volumes exportés,
fédérale annonce la fin prochaine du quanti- s’est ajouté un fort effet prix. La hausse des
tative easing. besoins en matières premières, en phase
avec la croissance mondiale, et notamment
Ces enchaînements soulignent la vulnérabi- celle de la Chine, a déstabilisé les marchés et
lité persistante des économies émergentes à provoqué de fortes tensions sur les prix. De
leur environnement extérieur. Portées pen- la fin 2002 au début de l’année 2011, lorsque
dant les années 2000 par le cycle du com- les tensions sur les marchés de matières pre-
merce international, la hausse du prix des mières, notamment industrielles, ont atteint
matières premières et un accès plutôt aisé au leur degré maximal, les prix ont augmenté
marché des capitaux étrangers, elles avaient de 540 % pour le minerai de fer, 520 % pour
pu profiter de cette embellie d’autant plus le cuivre, 650 % pour l’étain, 490 % pour le
aisément que leurs déséquilibres avaient plomb, 210 % pour le zinc et 300 % pour le
été corrigés au moment de la crise asiatique nickel ! Les produits alimentaires n’ont pas
de 1997. L’instabilité économique et finan- été en reste : 200 % pour le café, 160 % pour
cière qui s’est ouverte en 2008 révèle toute le soja…
la fragilité de ces économies émergentes
aux systèmes financiers encore immatures. Pour la région d’Amérique latine, expor-
Alors que l’origine de la crise se situe dans tatrice nette de matières premières mais
les grandes économies occidentales, elles structurellement déficitaire, et aussi pour
demeurent largement exposées à la volatilité quelques pays d’Asie et d’Europe, cette
des mouvements de capitaux, de change et envolée des prix et des volumes a permis
du prix des actifs. de dégager d’importants excédents cou-
rants. Dans certains pays, les entreprises
locales ont alors été incitées à redéployer
Un lien étroit entre commerce leur activité vers ces secteurs exportateurs

et croissance au détriment des autres, moins rentables. Ce


mouvement de « reprimarisation » des éco-
nomies a été d’autant plus encouragé qu’il
Années 2000 : hausse des prix s’est avéré lucratif et s’est articulé étroi-
des matières premières et tement avec une perte de compétitivité de
« reprimarisation » de certaines l’industrie manufacturière. En effet, l’entrée
économies émergentes massive de devises, favorisée par les expor-
tations de produits primaires, a poussé à la
Au cours des années 2000, le commerce surévaluation des monnaies locales vis-à-
international a été très dynamique. Les éco- vis du dollar, qui a pesé sur la compétitivité
nomies avancées ont crû rapidement et la des autres secteurs productifs et freiné leur
Chine a connu une période de croissance développement. Victime de ce syndrome dit
exceptionnelle : 11,7 % en moyenne annuelle de la « malédiction des matières premières »
entre 2003 et 2007 (avec un record à 14,2 % (Dutch disease), l’Amérique latine s’est clai-

19 LES PAYS ÉMERGENTS DANS LA TOURMENTE


rement engagée dans cette voie. Alors que
ses besoins sont largement orientés vers Le piège de la finance
les produits industriels (l’essor de la classe
moyenne au Brésil en est l’illustration), elle Un afflux de liquidités qui booste
a développé encore davantage son secteur la croissance…
primaire, et délaissé son industrie.
L’autre soutien à la croissance est d’origine
Le choc de 2008-2009 financière. La libéralisation financière, qui
s’est accrue au cours des vingt dernières
Avec l’entrée en récession des États-Unis et années dans les pays émergents, s’est accé-
de l’Europe en 2008 et 2009, on a assisté à une lérée depuis 2003. Les entrées de capitaux
chute brutale des importations des biens et ont été multipliées par 5 entre 2003 et 2007
des services qui s’est propagée via le canal (dont 30 % captés par la Chine). L’abondance
du commerce extérieur. Les exportations de liquidités internationales permise par les
des pays émergents ont décru brutalement politiques de quantitative easing menées
en 2008 et surtout 2009 (– 10 % en Amérique aux États-Unis et en Europe a renforcé cette
latine, – 8 % en Asie émergente, – 8,6 % dans dépendance aux capitaux étrangers et, par
l’Europe émergente cette année-là). Avec la conséquent, accru le degré d’exposition aux
reprise de 2010 et 2011, les échanges ont risques d’un retrait. Car depuis 2008, si la
repris, à un rythme de 14,5 % puis 16,5 % sur liquidité internationale a été abondante, les
chacune des années (dont 23 % et 10 % respec- mouvements sont restés erratiques et ont
tivement pour l’Asie émergente et la Chine). pesé sur la stabilité financière des économies
Mais depuis 2012, les volumes exportés pro- récipiendaires.
gressent mollement, en phase avec l’état de
En 2008 et 2009, la panique financière a
santé de l’économie mondiale. Le ralentisse-
entraîné des rapatriements brutaux de capi-
ment de la demande chinoise détend la pres-
taux vers les entreprises des pays occiden-
sion sur les marchés des matières premières,
taux ou vers l’achat d’actifs sans risque (obli-
faisant baisser les prix.
gations et bons du Trésor américains surtout),
Dans l’ensemble des économies émergentes, provoquant aussitôt une chute des monnaies
les balances courantes se dégradent : les émergentes au profit du dollar. Dès 2010,
excédents asiatiques s’annulent progres- désertant les économies en crise au profit de
sivement, les déficits latino-américains se places financières d’économies mieux rému-
creusent, tandis que la dynamique de crois- nérées, les capitaux sont revenus vers les pays
sance tirée par le commerce international émergents. La très faible croissance et les bas
est épuisée, laissant derrière elle des éco- taux d’intérêt dans les économies avancées
nomies plus ouvertes commercialement et ont poussé les choix des investisseurs vers
donc plus sensibles au choc d’un retour- des lieux plus rentables, où les perspectives
nement. Mais si le retournement du com- de plus-values étaient meilleures. Cette réo-
merce international pèse sur la croissance rientation des flux vers les pays émergents
de l’ensemble des économies émergentes, témoigne également d’une réappréciation du
les facilités offertes sur les marchés des « risque émergent ». En quête de placements
capitaux ont ouvert d’autres opportunités. lucratifs, les investisseurs révisent à la baisse
Elles ont permis, au moins pendant un leur aversion au « risque émergent », quitte à
temps, de stimuler la demande domestique, la revoir à la hausse et à revenir vers des lieux
au risque là aussi d’engendrer fragilités et plus sûrs lorsque les perspectives s’améliore-
déséquilibres. ront. C’est bien ce qui s’est produit mi-2013,
quand le gouverneur de la Réserve fédérale
a annoncé la fin prochaine du programme

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2015 20


de rachats massifs de titres longs aux États- aujourd’hui pose problème. Cet endettement
Unis. Cette annonce a marqué l’entrée dans prend plusieurs formes (bancaires ou obli-
une période de normalisation des outils de la gataires) et se situe soit directement face
politique monétaire, voire des conditions de à un prêteur étranger, soit sur les marchés
financement. Et même si, aujourd’hui, la liqui- domestiques. Rapportée au PIB, la dette ban-
dité internationale reste abondante, les condi- caire totale (externe et interne) des agents
tions d’accès au crédit se sont durcies. non financiers atteint des niveaux très élevés
Cet afflux de liquidités a été un soutien oppor- dans de nombreux pays.
tun à la croissance pour les émergents. En C’est en Asie que cette dette bancaire a aug-
desserrant la contrainte financière et en favo- menté le plus et y est toujours la plus élevée :
risant une baisse des taux d’intérêt domes- 150 % du produit intérieur brut (PIB) (170 %
tiques, il a permis de stimuler la consomma- pour la Chine). Si la dette extérieure reste
tion et l’investissement. Selon la Banque des marginale, sa part dans la dette totale aug-
règlements internationaux (BRI), la politique mente néanmoins significativement, surtout
non conventionnelle menée aux États-Unis en Chine, du fait de la vigueur des nouveaux
aurait ainsi permis de réduire de 1,5 point le crédits transfrontaliers (hausse de 20 % en
taux d’intérêt domestique dans les pays émer- moyenne par an depuis 2007). Les crédits
gents et d’accroître les dépenses en capital de domestiques progressent plus modérément.
près d’un tiers sur les dernières années. La situation est différente en Amérique
latine. La dette bancaire est moins élevée et
… mais engendre de l’instabilité reste stable depuis 2013 autour de 80 % du
PIB (mais 120 % au Brésil !). Surtout, depuis
Mais cette arrivée massive de financement 2011, la nouvelle dette bancaire transfron-
externe constitue une source d’instabilité talière a ralenti avant de baisser en 2013
d’autant plus forte que les capitaux investis et 2014 pendant que les nouveaux crédits
ne sont pas toujours voués à rester longtemps domestiques continuent d’augmenter à des
dans les pays et peuvent être davantage gui- rythmes compris entre 15 % et 20 % par an.
dés par des opportunités de rendement. Dès Dans les pays émergents d’Europe, les nou-
lors, le risque d’un retrait des capitaux étran- veaux crédits bancaires transfrontaliers et
gers est élevé. Une sortie massive de capitaux domestiques baissent depuis 2012. La dette
se traduit alors par une forte volatilité des totale est revenue de 100 % du PIB en 2012 à
taux de change et des prix d’actifs, et rend 80 % fin 2014.
délicat l’ancrage des anticipations de com- Si cette dette bancaire a fortement progressé
portements d’achat et d’investissement. au cours des dernières années et reste pré-
Pour un meilleur contrôle des flux de capitaux pondérante dans les sources de financement
et pour lutter contre une appréciation trop des agents privés, on a assisté entre 2010 et
forte de la monnaie, plusieurs pays ont mis mi-2013 à une très forte hausse de l’endette-
en place des mesures restrictives. Le Pérou, ment obligataire. De 44 % de la dette bancaire
l’Indonésie, la Corée du Sud et la Thaïlande en 2010, elle en représente mi-2014 l’équiva-
ont réintroduit des mesures de contrôle des lent de 77 %. Cette forte progression est le fait
capitaux. Pour éviter les achats spéculatifs, le des grandes entreprises dont l’endettement
Brésil a appliqué une taxe sur les investisse- obligataire atteint 100 % du PIB des pays
ments de portefeuille. émergents. Compte tenu d’un coût de finan-
cement moindre que sur les marchés domes-
Bulles d’endettement… tiques, les entreprises s’endettent en devises
Cette abondance de liquidités internatio- pour acheter des actifs locaux. Ce phéno-
nales s’est traduite par une poussée de mène est très marqué en Amérique latine. Cet
l’endettement dans les pays émergents qui attrait des investisseurs étrangers pour ce

21 LES PAYS ÉMERGENTS DANS LA TOURMENTE


type d’investissements émergents se retrouve que les conditions de financement se modi-
également dans l’achat par des non-résidents fient. Or, le changement de cap de la politique
d’obligations souveraines émises de plus monétaire américaine annoncé à l’été 2013,
en plus en monnaie locale, et plus dans une et effectif en 2014 et 2015 (probable hausse
devise forte. Ce phénomène est important des taux directeurs vers la fin de l’année 2015)
puisque le risque de change n’est plus sup- annonce la fin de cette période exceptionnelle
porté par l’émetteur mais par l’investisseur de bas taux d’intérêt, et avec elle le début des
étranger. Or, c’est précisément cette prise de ajustements sur les taux de change.
risque de change qui avait fait basculer le Le premier risque est celui d’une désaffec-
Brésil dans une crise très forte lors de l’élec- tion des investisseurs étrangers pour les pays
tion de Lula, le candidat du Parti des travail- émergents et d’un retour des capitaux vers
leurs, à la Présidence de la République en des placements plus sûrs et mieux rémuné-
2002. Face aux attaques des marchés finan- rés, au moins que par le passé. Cela réduirait
ciers, le real s’était déprécié, ce qui avait eu les possibilités de refinancement de la dette
pour conséquence directe de renchérir la obligataire des entreprises et des États, pro-
charge de la dette publique extérieure et de voquant alors une forte remontée de taux
conforter le sentiment de défiance qui s’était d’intérêt domestiques. L’importance de l’en-
installé. Ce risque semble écarté en Amé- dettement en devises étrangères expose éga-
rique latine, les émissions de titres publics lement entreprises et États au risque d’une
se faisant désormais davantage en monnaie inadéquation des monnaies (currency mis-
locale qu’en dollars ou autre monnaie forte. match) entre actif et passif. Cela se rencontre
Dit autrement, les dettes publiques sont en en cas de couverture insuffisante du service
Amérique latine de moins en moins exposées de la dette extérieure par des activités pro-
au risque de change. ductives génératrices de recettes d’exporta-
D’autres risques subsistent malgré tout. tion ou bien des avoirs à l’étranger à l’origine
Car la montée de l’endettement interne ou de revenus en devises. Ce peut être le cas si
externe nourrit des déséquilibres d’autant l’endettement en devises a servi à financer des
plus importants que l’appréciation du risque activités orientées sur la demande interne. En
de crédit tend à s’effacer dans un environ- cas de dépréciation de la monnaie nationale,
nement favorable. Or, le développement de les engagements extérieurs exprimés en mon-
crédits assis sur des opérations peu ou non naie nationale se renchérissent, ce qui rend
rentables, ou des montages d’ordre spéculatif plus difficile leur respect. Selon la Banque des
alimentent la formation de bulles sur les mar- règlements internationaux (BRI), les pays for-
chés boursiers et immobiliers, qui devront tôt tement endettés tels que le Brésil, le Mexique,
ou tard être corrigées. De même, cette situa- la Russie ou l’Afrique du Sud seraient davan-
tion peut être à l’origine de surcapacités dans tage protégés de ce risque que la Chine ou
certains secteurs productifs de l’économie. l’Inde, notamment. L’endettement extérieur
Ainsi, en Chine, les entreprises du secteur de des promoteurs immobiliers chinois ou des
la construction sont très endettées alors que entreprises indiennes très engagées dans le
le secteur de l’immobilier est en excès d’offre secteur de l’énergie ou des services publics
et connaît des baisses de prix depuis plus de souligne cette asymétrie entre des revenus
six mois. d’exploitation en monnaie locale et des enga-
gements contractés dans une devise forte.
… et risques associés Cette vulnérabilité des entreprises à tout
Tant que les conditions de financement changement dans les conditions de finance-
restent stimulantes, la formation de bulles ou ments fragilise l’ensemble du secteur finan-
l’accumulation de surcapacités peuvent conti- cier. À l’actif, les institutions financières sont
nuer. Mais ces déséquilibres éclatent dès lors exposées au risque de crédit de leurs clients.

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2015 22


En Chine, notamment, du fait de l’importance freiner la demande et réduire les tensions
de la dette bancaire, les banques s’inquiètent inflationnistes, au risque d’attirer davan-
de la montée des prêts non performants. Au tage les capitaux étrangers et voir le taux de
passif, les institutions financières sont dépen- change s’apprécier, ou bien ne pas interve-
dantes des dépôts de ces grandes entreprises nir et laisser les tensions inflationnistes se
pour exercer leur activité de prêts. De fait, développer. Dans ce contexte, le manque de
les banques sont très liées à la situation des compétitivité de l’industrie brésilienne, lié
entreprises qui ont une dette à risque. C’est en grande partie à la surévaluation du taux
notamment le cas de l’Argentine, du Brésil, de de change, apparaît comme un défi majeur à
la Chine ou de l’Inde. relever pour résoudre sa contrainte d’offre.
Or, en période d’inflation élevée, toute cor-
rection baissière du taux de change ne fait
Le Brésil comme cas d’école qu’attiser la hausse des prix.

Après une moyenne de 4,8 % par an entre


2003 et 2008, la croissance brésilienne a
ralenti à 2,6 % par an entre 2008 et 2014, avec
Tourmente, mais pas de cataclysme
une croissance nulle en 2014. En 2015, une
récession est attendue de l’ordre de – 1,5 %.
en vue
La production industrielle baisse depuis mi- Les défis auxquels se heurtent en 2015 les
2013 : – 6,8 % sur un an en mars 2015. Mal- économies émergentes sont complexes.
gré la récession, les tensions inflationnistes Comme on l’a dit, le basculement des capi-
persistent et l’inflation s’accélère depuis le taux vers les pays occidentaux réduit les
début de l’année 2015 jusqu’à 8,1 %, soit bien possibilités de refinancement des dettes tan-
au-delà de la bande autorisée par la banque dis que la faiblesse du commerce interna-
centrale dans le cadre de sa politique d’infla- tional induit une dégradation des balances
tion ciblée (4,5 %, ± 2 points). Cette situation courantes dans l’ensemble des régions. Cette
illustre les défis auxquels se heurte l’écono- combinaison pourrait s’avérer dramatique si
mie brésilienne. les mouvements étaient violents : retrait bru-
tal de capitaux des pays émergents, hausse
Avec le boom du prix des matières pre- des taux d’intérêt domestique, chute des
mières, l’appareil productif brésilien s’est taux de change et revalorisation des dettes
réorienté vers les secteurs de base, délais- extérieures exprimées en monnaie locale,
sant son industrie. De forts excédents cou- multiplication des défauts de paiement, crise
rants ont été enregistrés, le taux de change économique et crise financière. Mais si les
s’est fortement apprécié et d’importantes pays émergents sont dans la tourmente, l’ho-
réserves de change ont été accumulées. rizon n’est malgré tout pas aussi sombre que
Après la crise financière de 2008, le Brésil a ce qui vient d’être décrit et qui ressemble
été l’un des principaux pays récipiendaires beaucoup à la situation de 1997-1998, quand
de capitaux étrangers (après la Chine). Ces la crise commencée en Thaïlande s’était
entrées de capitaux ont financé la crois- propagée à l’ensemble de l’Asie, à la Russie
sance, et notamment une consommation puis à l’Amérique latine tel un jeu de domi-
des ménages en plein essor, par un cycle du nos. S’il existe des ressemblances entre les
crédit très important. Cette forte demande deux périodes (resserrement de la politique
a été contrainte par une adaptation insuf- monétaire américaine, surcapacités produc-
fisante de l’offre productive, ce qui a favo- tives en Asie, balances courantes déficitaires,
risé le développement de tensions inflation- taux de change surévalués), les différences
nistes et a mis la banque centrale face à un restent nombreuses et non des moindres.
dilemme : augmenter les taux d’intérêt pour Aujourd’hui, l’ensemble des régimes de

23 LES PAYS ÉMERGENTS DANS LA TOURMENTE


change (à l’exception de celui de la Chine) Dans un contexte de moindres liquidités, de
sont flottants et non plus ancrés à une mon- baisse du prix des matières premières et de
naie ; le risque de crédit, bien qu’élevé, n’est croissance mondiale peu dynamique, la crois-
probablement pas aussi important qu’à sance des émergents dans les prochaines
l’époque ; et les banques sont probable- années restera modérée. La morosité de cet
ment moins exposées du fait de l’applica- environnement international rendra l’ajuste-
tion de règles prudentielles plus strictes. Les ment des déséquilibres passés plus doulou-
finances publiques sont plus saines, et sur- reux et pèsera lourdement sur ces économies
tout, la structure des dettes publiques moins émergentes. Là est le paradoxe au moment où
exposée au risque de change. Le risque d’un les économies avancées, elles, commencent à
ralentissement plus marqué de la croissance voir le bout du tunnel.
chinoise demeure toutefois, ce qui aurait un
impact important sur la croissance des pays
émergents, et notamment asiatiques.

POUR EN SAVOIR PLUS


™ ALHENC-GELAS V. ™ CEPII (2015), L’Économie ™ FMI (2015), Brazil, Staff
(2014), « Déséquilibres mondiale 2015. Report for the 2014 article IV
macroéconomiques dans les ™ CHAUVIN S. (2014), « Où en Consultation, 4 mars.
pays émergents », Note de est l’économie brésilienne ? », ™ OFCE, Perspectives de
conjoncture, INSEE, juin. MacroDév no 2, AFD, avril. croissance pour l’économie
™ BELLOCQ F.-X. et ZLOTOWSKI Y. ™ FMI, World Economic mondiale (diverses années).
(2013), « Les pays émergents Outlook (existe en version ™ ROUCHER D. (2014), « La
dans la globalisation française), (diverses années). Chine ralentit : quels risques
financière », MacroDév no 11, pour l’économie mondiale ? »,
™ FMI, Global Financial
AFD, octobre. Note de conjoncture,
Stability Report (diverses
™ BIS (Bank of International années). INSEE, juin.
Settlements), Quaterly Review,
différents numéros (existe en
version française).

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2015 24


Le système monétaire international (SMI) a passé la crise financière globale de 2007-2008 sans
grandes perturbations, malgré les déséquilibres internationaux, et a révélé une certaine forme
de partage international des risques, comme le démontre Christophe Boucher. Cette relative
stabilité ne doit cependant pas faire oublier les imperfections du SMI. Organisé autour d’un
centre et d’une périphérie, le SMI procure un double privilège au pays pivot, les États-Unis :
émettre la principale monnaie de réserve internationale et attirer l’investissement internatio-
nal. En contrepartie, il transfère d’importants montants de richesse vers le reste du monde en
cas de crise. Le pays est ainsi à la fois assureur et banquier du monde. Néanmoins, la politique
monétaire américaine s’impose souvent aux pays de la périphérie, notamment dans les pays
émergents, et révèle ainsi un défaut de coordination au sein du SMI.
Problèmes économiques

Monnaies, taux de change


et déséquilibres financiers
¥ CHRISTOPHE BOUCHER taire) ainsi que les excédents de nombreux
pays émergents asiatiques (dont la Chine) et
Professeur à l’université Paris-Ouest - Nanterre-La Défense des pays exportateurs de pétrole.
et CNRS
Les déséquilibres globaux faisaient craindre
un dénouement violent qui serait passé par
Il y a des choses que la crise n’a pas chan- une crise du SMI et aurait pris la forme d’un
gées : l’absence de coordination au sein du arrêt brusque des flux de capitaux, d’un
système monétaire international (SMI) et le effondrement du dollar et d’une récession
privilège exorbitant dont jouissent les États- mondiale.
Unis dans ce système. La crise a plutôt révélé une certaine forme de
À la veille de la crise financière globale de partage international des risques. Compte
2007-2008, et de la Grande Récession qui s’en tenu de leur position particulière au sein du
est suivie, l’économie mondiale se caracté- SMI et du système financier international,
risait par d’impressionnants déséquilibres les États-Unis jouent le rôle d’assureur glo-
des balances courantes. Ces « déséquilibres bal. Ils encaissent une sorte de prime d’as-
globaux » comprenaient essentiellement les surance en période faste mais enregistrent
déficits de la balance des paiements courants de fortes pertes en période de crise. Ce pays-
des États-Unis et de certains pays de la zone centre du SMI consomme davantage que
euro (à l’exception de l’Allemagne, excéden- les autres pays et finance son déficit cou-

25 MONNAIES, TAUX DE CHANGE ET DÉSÉQUILIBRES FINANCIERS


ZOOM du monde. La balance
de fair
Elle
Ell
faire
e état
balance cour
courant
ante
état des déséquilibres
e reflèt
reflète
e permet donc
déséquilibres dits « de flux ».
e un besoin ou une capacit
capacitéé de
LES DÉSÉQUILIBRES DE FLUX financement
financ ement des résidents
du monde.
résidents vis-à-vis du res
restte

ET LES DÉSÉQUILIBRES La position extextérieur


érieuree nette
nette (PEN) repr
représent
ésentee
DE ST
STOCK la richesse
richesse ou la dette
vis-à-vis de l’étr
dette nette
l’étranger
nette des résidents
résidents
anger à un moment dans
Dans la balance
balance des paiements d’un pays, le le temps.
temps. Elle
Elle reflèt
reflète
e plus précisément
précisément les les
solde du compt
compte e cour
courant
ant es
estt cons
constitué
titué par la avoir
av oirss et engagements nets des résidents
résidents
différ
différenc
encee entre
entre ce
ce que ses résidents
résidents gagnent vis-à-vis du res
restte du monde. Lorsque
Lorsque la PEN
et ce
ce qu’ils dépensent. S’ils dépensent plus estt négative,
es négative, cela
cela signifie que les
les résidents
résidents
qu’ils ne gagnent, leur
leur solde cour
courant
ant est
est empruntent
emprunt ent davant
davantage
age au res
restte du monde
déficitair
déficitaire.
e. Si, en re
revanche, les
les résidents
résidents d’un qu’ils ne lui prêt
prêtent.
ent. Elle
Elle reflèt
reflète e ainsi les
les
pays dépensent moins qu’ils ne gagnent, le le déséquilibres
déséquilibr es dits « de st
stock ». La PEN est est le
le
solde cour
courant
ant du pays est
est ex
excédent
édentair
aire.
e. La pendant de la balance
balance cour
courant
antee en ce
ce sens que
partie du re
revenu qui n’a pas étéété dépensée les déséquilibres
déséquilibres de flux viennent alimenter
alimenter
repr
eprésent
ésente e alor
alorss une épargne
épargne prêt
prêtée
ée au res
restte les déséquilibres
déséquilibres de st stock.

rant par les revenus supérieurs qu’il tire en ces effets collatéraux ne participent pas
compensation des risques qu’il prend. Lors d’une « guerre des changes » entre les pays.
des crises globales, en revanche, les pertes Ils témoignent plutôt d’un défaut de coordi-
en capital sur sa richesse nette extérieure nation internationale lorsque chaque pays
conduisent à des transferts de richesse vers cherche à réduire ses déséquilibres internes
le reste du monde. sans aucune concertation.
Ainsi, la crise n’a entraîné ni l’effondrement « Le dollar, c’est notre monnaie, c’est votre
du dollar, ni l’atterrissage en catastrophe problème », affirmait le secrétaire au Trésor
de l’économie mondiale. Cependant, elle a du président Nixon, John Connaly, en 1971,
laissé les zones développées, États-Unis, au lendemain de la décision unilatérale de
Japon et Europe, exsangues, au bord de la Washington de mettre fin à la convertibilité
déflation, avec de forts taux de chômage et du dollar en or. Pas plus aujourd’hui qu’hier,
de lourdes dettes. Au contraire, les grands les États-Unis ne se préoccupent des consé-
pays émergents, Inde, Chine et Brésil, ont quences de leur politique monétaire sur le
connu une croissance supérieure aux pays reste du SMI.
avancés. Les pays avancés les plus durement
touchés par la crise financière furent ainsi
assez vite acculés aux politiques monétaires Les déséquilibres globaux
de taux zéro.
Ce faisant, ces politiques monétaires ultra-
après la crise
accommodantes ont eu d’importants effets Les déséquilibres courants ont atteint leur
collatéraux sur les pays émergents. Ils ont pic en 2006-2007, puis se sont fortement
connu une forte croissance des flux de capi- contractés. Mais alors que ces déséquilibres
taux entrants avec une hausse des prix des mondiaux du compte courant – les « désé-
actifs et une appréciation des monnaies, quilibres de flux » se réduisaient, les posi-
détériorant alors leur compétitivité. Mais tions créditrices et débitrices nettes – les

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2015 26


« déséquilibres de stock » – ont continué de et débitrices (c’est-à-dire les déséquilibres en
se creuser. termes de stocks) ont continué à s’aggraver
Pendant près de vingt ans, et jusqu’au début ces dernières années. Les plus importants
des années 2000, les soldes des balances pays débiteurs, que sont les États-Unis, l’Es-
courantes oscillaient entre 2 % et un peu pagne, l’Italie et la France, ont vu leur dette
plus de 3 % du produit intérieur brut (PIB) extérieure augmenter entre 2006 et 2013. Les
mondial. À partir de 2003, ces déséquilibres plus importants pays créditeurs, que sont le
mondiaux se sont creusés pour atteindre Japon, la Chine et l’Allemagne, ont de leur
leur apogée en 2006 et 2007. Les déséqui- côté accru leur richesse extérieure nette sur
libres mondiaux ont ainsi doublé en quatre la même période.
ans, passant de 3,3 % du PIB mondial en
2002 à 6,6 % en 2006.
La périphérie de la zone euro, les États-Unis, Une architecture financière
le Royaume-Uni et l’Europe centrale et orien-
tale connaissaient une aggravation de leurs
internationale qui rend les
déficits courants, tandis que l’Asie émergente
(en particulier la Chine), les exportateurs de
déséquilibres soutenables
pétrole et plusieurs pays avancés en zone Avant la crise financière globale de 2007-
euro et en Europe du Nord engrangeaient des 2008, tous les économistes ne s’inquiétaient
excédents courants. pas de l’ampleur des déséquilibres. La situa-
tion des États-Unis était moins mauvaise
Pour certains économistes, tels que Martin
qu’il n’y paraissait, car le pays joue un rôle
Feldstein (2008), ces déséquilibres mondiaux
central.
n’étaient pas soutenables car ils reflétaient
des déséquilibres macroéconomiques, dont
l’asymétrie des taux de change entre grands Une architecture du système
pays, la faiblesse des taux d’épargne et le financier international
creusement du déficit budgétaire des pays à asymétrique
compte de transactions courantes déficitaire.
Ils craignaient que l’économie mondiale ne La position centrale des États-Unis au sein
soit contrainte d’effectuer un atterrissage en du système leur a conféré un « privilège exor-
catastrophe si ces déséquilibres macroéco- bitant », pour reprendre la formule choisie
nomiques n’étaient pas corrigés. Il devait en par Valéry Giscard d’Estaing dans les années
résulter une chute brutale du taux de change 1960 au sujet de l’avantage que le dollar,
du dollar, sous l’effet d’un alourdissement comme monnaie de réserve internationale,
supplémentaire de la dette extérieure nette procurait aux États-Unis.
des États-Unis. Aujourd’hui ce privilège exorbitant passe
Ces déficits courants, ou de flux (voir Zoom non seulement par l’avantage que leur donne
p. 26), se sont par la suite réduits avec la le dollar au sein du SMI, mais également par
crise et les différentiels de croissance liés à leur position centrale dans le système finan-
la reprise plus rapide dans les pays émer- cier international.
gents. Cet ajustement est toutefois passé par La quasi-totalité des engagements extérieurs
une crise financière qui ne s’est pas manifes- américains sont en dollars, tandis qu’environ
tée par une crise du dollar telle que certains 70 % des avoirs américains sont libellés dans
l’anticipaient. d’autres monnaies. Une dépréciation de 10 %
Mais si les déséquilibres de flux se sont du dollar augmente donc la valeur des avoirs
contractés, ils ne se sont pour autant pas à l’étranger et représente un transfert d’en-
inversés, si bien que les positions créditrices viron 5,9 % du PIB du reste du monde vers

27 MONNAIES, TAUX DE CHANGE ET DÉSÉQUILIBRES FINANCIERS


Le triangle d’incompatibilité de Mundell

A All Allemagne
C 80 C Chine
Fr France
J Japon
US États-Unis
ZE Zone euro

J 71

Po
C 05

litiq
ue
mos
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US 71 C 08

J 08 ZE 08

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a US 08
Parfaite mobilité des capitaux

Lecture :
Losange BaOc = prépondérance de règles de change strictes et d’une forte mobilité des capitaux

Losange AbOc = prépondérance des contrôles de capitaux et de régimes de change à la discrétion des autorités nationales

Source : Aglietta M., Berrebi L., Cohen A. (2009), « Banques centrales et globalisation », Expertises, no 7, Groupama Asset Management.

les États-Unis. La baisse du dollar a ainsi Les États-Unis : du banquier


un effet doublement positif sur les comptes mondial à l’assureur global
extérieurs des États-Unis, dopant les expor-
tations nettes et augmentant la valeur en dol- Après la Seconde Guerre mondiale, les États-
lars des avoirs américains. Unis sont devenus le banquier du monde, à
Le développement et la profondeur des mar- la suite de la Grande-Bretagne, émettant la
chés financiers aux États-Unis constituent la principale monnaie internationale et fournis-
seconde dimension de leur privilège. Chaque sant des liquidités internationales. Ils pou-
année, le reste du monde accepte de prêter vaient donc notamment emprunter à court
aux États-Unis qui, en retour, investissent terme (les étrangers cherchant à acheter des
massivement en dehors de leurs frontières. avoirs en dollars liquides) et prêter à long

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2015 28


ont acheminé des ressources vers le reste du

ZOOM monde à grande échelle, par le biais de leur


portefeuille extérieur.
Rien qu’en 2008, ces ressources équivalaient
LE TRIANGLE DE MUNDELL à 13-14 % du PIB américain. Les États-Unis
OU L’IMPOSSIBLE
L’IMPOSSIBLE TRINITÉ offrent une sorte d’assurance à l’économie
mondiale et au reste du monde, encaissant
En 1962, deux économis
économisttes, le
le Britannique
Britannique une prime d’assurance en période faste et
Marcus
Mar cus Fleming
Fleming et le le Canadien Robert perdant de l’argent en période de récession.
Mundell(1), ont donné leur leur nom à un
modèle
modèl e de taux
taux de change et jugé qu’il Cependant, il est important de réaliser que
était
était impossibl
impossible e de concilier
concilier autonomie
autonomie leur « privilège exorbitant » représente essen-
nationale,
national e, régime
régime de change fixe fixe et tiellement la contrepartie du « devoir exorbi-
mobilité
mobilit é des capit
capitaux
aux : deux de cesces tant » des États-Unis. L’émetteur de la mon-
objectifs seulement
seulement pouvaient
pouvaient être
être naie de réserve fournit de la liquidité au reste
atteints.
att eints. Popularisée
Popularisée par les les économis
économisttes du monde, en particulier en temps de crise,
Maurice
Mauric e Obstf
Obstfeld
eld et Alan Tayl
Taylor
or dans les
les et enregistre d’importantes pertes sur ses
années 1990, cett cette
e théorie du trilemme
trilemme avoirs et engagements extérieurs.
estt dev
es devenue l’un
l’un des fondements
fondements d’une L’Allemagne et le Japon, dans une moindre
économie
éc onomie ouvert
ouverte.e. mesure, jouent également ce rôle d’assureur
aux niveaux régionaux.
(1) En 1999, Robert Mundell a reçu
reçu le
le prix de la Banque
de Suède en sciences
sciences économiques
économiques en mémoire
mémoire
d’Alfr
d’Alfred
ed Nobel (surnommé « prix Nobel d’économie
d’économie »).
La « guerre des changes » révèle
terme (offrant des prêts de longue durée et
un défaut de coordination au sein
des fonds d’investissement aux entreprises du SMI
étrangères).
L’organisation du SMI combine tradition-
À l’instar d’une banque, ils bénéficiaient nellement trois critères : la règle de change
d’une marge d’intermédiation du fait de (entre changes flexibles et changes fixes), le
l’écart entre le rendement de leurs avoirs degré de la mobilité des capitaux, l’autono-
extérieurs et le coût de leurs engagements. mie de la politique monétaire par rapport au
Dans les années 1990, les avoirs américains change.
ont consisté de moins en moins en prêts ban-
caires de longue durée et ont pris davantage La trinité impossible
la forme d’investissements directs étrangers
(IDE), mais aussi de prises de participation. Les systèmes monétaires possibles sont illus-
Dans le même temps, les engagements sont trés par le triangle de Mundell (voir Zoom ci-
restés essentiellement des emprunts ban- dessus). Le graphique représente le triangle
caires, des crédits commerciaux et de la et les trajectoires des grandes monnaies
dette, c’est-à-dire des actifs sûrs à faible ren- depuis la fin du système de Bretton Woods. La
dement (Gourinchas et Rey, 2005). plupart des pays sont allés vers les changes
Le bilan des États-Unis s’est mis à ressem- flexibles et vers la liberté toujours plus pous-
bler à celui d’une société de capital-risque, sée des mouvements de capitaux. Ils évoluent
où l’actif est fait d’investissements risqués donc en direction de l’angle C.
à haut rendement. En revanche, pendant la Selon ce triangle, dans un monde où les capi-
crise, les États-Unis ont inversé les rôles et taux circulent librement, l’objectif d’indépen-

29 MONNAIES, TAUX DE CHANGE ET DÉSÉQUILIBRES FINANCIERS


dance de la politique monétaire exige néces- part, la dépréciation est également redoutée,
sairement le flottement de la monnaie. car, malgré son impact positif sur le com-
merce extérieur, les effets financiers sont
De la peur du flottement… désastreux pour les pays émergents dont la
dette est essentiellement libellée en dollars.
Mais Hélène Rey (2013) récuse cette analyse. La dépréciation renchérit la valeur des dettes
Comme la plupart des décisions essentielles à rembourser.
sont prises au centre du SMI (aux États-Unis)
puis exportées vers le reste du monde du fait … à la pseudo « guerre des
de la globalisation financière, aucun pays
ne peut plus se servir de son taux de change
changes »
pour s’isoler. En fait de trinité impossible, le La crise financière globale de 2006-2007 et
monde fait juste face à un dilemme : l’indé- la Grande Récession qui s’en est suivie dans
pendance des politiques monétaires n’est les pays avancés ont poussé les banques
possible qu’en restreignant, directement ou centrales à mener des politiques monétaires
indirectement, les mouvements de capitaux. ultra-accommodantes. Du fait du risque de
La plupart des analyses empiriques sur les déflation, avec la dégradation des anticipa-
problématiques monétaires et de change uti- tions d’inflation et la dégradation de l’acti-
lisent la classification du Fonds monétaire vité, les banques centrales ont été obligées
international (FMI) sur la base du régime de mener des politiques visant à faire baisser
annoncé par les gouvernements (régimes de l’ensemble de la courbe des taux. Les taux
jure), malgré les incohérences entre les poli- courts (au jour le jour) qu’elles déterminent
tiques déclarées et celles suivies réellement habituellement ont en effet assez rapidement
(régimes de facto) dans de nombreux cas. touché leur plancher (ou limite basse) : des
Suivant cette classification, de nombreux taux d’intérêts nuls.
pays émergents ont évolué au cours des Les flux de capitaux en recherche de rende-
années 2000 vers des régimes flottants, lais- ment se sont alors massivement investis dans
sant la détermination du taux de change aux les pays émergents et ont exercé de fortes
forces du marché qui doivent apprécier les pressions haussières sur leurs monnaies.
« fondamentaux » des pays. C’est alors que s’est amorcé le débat sur la
Mais il est évident que la plupart des « guerre des monnaies » ou « la guerre des
banques centrales de pays émergents ne changes » avec l’intervention du gouverneur
laissent pas vraiment le marché déterminer de la banque centrale de Chine au printemps
le cours de leurs devises. La forte accumu- 2009 puis la déclaration du ministre bré-
lation des réserves internationales visant silien des Finances en octobre 2010. Mais
à éviter une trop forte appréciation du l’objectif de la Fed et des autres banques
change en témoigne. On observe la persis- centrales des pays avancés était plutôt
tance d’une « peur du flottement » (Calvo et de relancer leur économie et de réduire le
Reinhart, 2002) dans beaucoup d’économies risque de déflation sans considérer l’impact
émergentes. de leurs décisions sur les pays émergents à
Ce phénomène tient à ce que l’appréciation la périphérie du SMI.
comme la dépréciation des monnaies est Les pays émergents ont ainsi eu à subir les
considérée comme préjudiciable. D’une part, effets collatéraux des politiques monétaires
l’appréciation du taux de change dégrade la des pays du centre, en particulier des États-
compétitivité des producteurs nationaux. Or, Unis, qui cherchaient alors à résoudre leurs
les pays émergents ont pour la plupart une déséquilibres internes (faiblesse de l’activité
économie tirée par les exportations. D’autre et de l’inflation).

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2015 30


Parfois, il n’est pas nécessaire que les taux exorbitant, les États-Unis transfèrent d’im-
d’intérêt américains varient pour que se pro- portants montants de richesse vers le reste
duisent ces effets collatéraux. Les simples du monde lors des crises, via leurs avoirs et
anticipations de remontée des taux d’intérêt engagements extérieurs.
américains se traduisent aussitôt par des Sans restriction des mouvements de capitaux,
retraits de capitaux massifs des pays émer- dans ce système la politique monétaire amé-
gents et des violentes dépréciations de leurs ricaine s’impose aux politiques monétaires
monnaies. En mai 2013, il a suffi que Ben Ber- nationales des pays périphériques, quels que
nanke, alors gouverneur de la Fed, déclare se soient les régimes de change choisis. À défaut
préparer à ralentir le programme d’achats de coordination internationale, les pays
d’actifs qui visait à faire baisser les taux émergents subissent la versatilité des flux de
d’intérêt longs des États-Unis pour obser- capitaux et en conséquence une instabilité de
ver des retraits massifs de capitaux des pays leur taux de change.
émergents. Toute annonce d’inflexion dans
Dans ces conditions, une gestion et une
la politique monétaire américaine est donc
surveillance plus strictes des flux de capi-
susceptible de déstabiliser les marchés des
taux internationaux, qui ont eu des effets
changes, sans que les pays affectés aient la
déstabilisants et contribué à déclencher des
possibilité de s’en prémunir.
crises, paraissent incontournables. Ce meil-
*** leur encadrement des flux de capitaux et de
L’architecture financière internationale reste l’instabilité financière passe également par
aujourd’hui organisée sous la forme d’un l’adoption de politiques macroprudentielles
centre et d’une périphérie où les États-Unis (Boucher et al., 2015). Ces politiques macro-
profitent d’un double privilège. D’un côté, ils prudentielles, déjà renforcées après la crise
émettent la principale monnaie de réserve financière mondiale, visent à contenir ou à
internationale. De l’autre, ils offrent des mar- minimiser les risques inhérents au système
chés financiers profonds et liquides. Cette financier en prenant des mesures de précau-
position unique leur permet d’attirer les tion et en améliorant la réglementation et la
capitaux du reste du monde et de s’endetter surveillance de tout le système.
facilement. En contrepartie de ce privilège

POUR EN SAVOIR PLUS


™ BOUCHER C., BOUTILLIER M., ™ FELDSTEIN M. (2008), National Bureau of Economic
BOUVATIER V., KOUONTCHOU P. « Resolving The Global Research).
et SZCERBOWICZ U. (2015), Imbalance: The Dollar and the ™ REY H. (2013), « Dilemma
« Introduction : risque US Saving Rate », Journal of Not Trilemma: The Global
systémique et politiques Economic Perspectives, Financial Cycle and Monetary
micro-macroprudentielles », vol. 22 (3), p. 113 à 125. Policy Independence »,
Revue économique, vol. 66, ™ GOURINCHAS P.-O. et REY H. (Kansas City, Missouri:
p. 481 à 500. (2005), « From World Banker Federal Reserve Bank).
™ CALVO G. et REINHART C. to World Venture Capitalist:
(2002), « Fear of Floating », U.S. External Adjustment
Quarterly Journal of and Exorbitant Privilege »,
Economics, vol. 117 (2), NBER Working Paper no 11563
p. 179 à 407. (Cambridge, Massachusetts :

31 MONNAIES, TAUX DE CHANGE ET DÉSÉQUILIBRES FINANCIERS


Depuis juin 2014, le prix des matières premières s’est mis à diminuer. La baisse est particu-
lièrement marquée pour le pétrole, qui a perdu plus de 50 % de sa valeur au second semestre
2014. Yannick Le Pen fait le point sur les causes de ce phénomène et sur l’impact que l’on
peut en attendre sur la croissance économique. Le retournement de tendance observé pour
l’ensemble des matières premières s’explique en partie par le ralentissement de la crois-
sance mondiale, et notamment celle des économies émergentes, mais la chute du prix du
pétrole est due également à une augmentation de l’offre. Si l’on peut en attendre des effets
positifs pour la croissance des pays importateurs, ils seront néanmoins d’une ampleur
limitée. En revanche, cette baisse affecte fortement la croissance et l’équilibre budgétaire
des pays exportateurs.
Problèmes économiques

Prix du pétrole : bonne ou


mauvaise nouvelle pour
la croissance ?
Depuis le début des années 2000, les prix ¥ YANNICK LE PEN
des matières premières, du pétrole notam-
ment, connaissent des variations amples et Maître de conférences, université Paris-Dauphine
parfois rapides. Le prix du pétrole a aug-
menté régulièrement depuis le début des qu’elles n’étaient pas forcément suivies par
années 2000 pour atteindre un pic vers juillet une forte accélération de la croissance pour
2008, suivi d’une chute au début de l’année les pays importateurs de pétrole.
2009. Après une phase de stabilité autour de Nous commençons par décrire les varia-
100 dollars le baril de 2011 à la mi-2014, il a tions de prix des matières premières sur la
connu une baisse de plus de 50 % entre juin et période récente, en les comparant à celles
décembre 2014. Ces fluctuations résultent des des trente dernières années. En raison de ses
variations de l’offre et de la demande. Ainsi, implications économiques et géopolitiques,
la baisse observée à partir de juin 2014 s’ex- nous mettons principalement l’accent sur le
plique par un ralentissement de la demande prix du pétrole. Nous analysons ensuite les
et une offre plus abondante que prévue. Dans contributions respectives de la demande et
le passé, de semblables baisses se sont déjà de l’offre dans la baisse du prix des matières
produites. L’expérience historique a montré premières depuis juin 2014. Nous envisa-

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2015 32


1. Indices des prix des matières premières (janvier 2014 = 100)
120

100

80

60

40
Produits alimentaires
Métaux
Pétrole
20

0
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1 er
2014 2015

Note : l’indice des métaux comprend : aluminium, cuivre, or, plomb, nickel, zinc, étain. L’indice des produits alimentaires comprend : graisses
et huiles, grains et autres produits alimentaires. L’indice du pétrole mesure le prix du pétrole WTI (West Texas Intermediate).
Sources : World Bank Cross Country Data et US Department of Energy.

geons enfin quels effets la baisse du prix Depuis le second choc pétrolier, le prix du
du pétrole pourrait avoir sur la croissance pétrole a diminué de plus de 30 % à cinq
mondiale : les pays importateurs de pétrole reprises : en 1985-1986, en raison de l’aug-
bénéficient de cette baisse alors que les pays mentation de l’offre et d’un changement de
exportateurs doivent faire face à des pertes politique de l’Organisation des pays expor-
de revenus et à des déséquilibres budgétaires. tateurs de pétrole (OPEP) ; en 1990-1991
et en 2001, après une récession aux États-
Unis ; en 1997-1998, au moment de la crise
Les faits asiatique ; et en 2007-2009, pendant la crise
financière. L’épisode de 1985-1986 présente
Les prix des matières premières sont carac-
des similitudes avec la situation actuelle. La
térisés par des alternances de hausse et de
baisse de 61 % du prix du baril de janvier à
baisse. Depuis le milieu de l’année 2014, ils
juillet 1986 a été attribuée à la réduction de
ont connu une diminution forte et rapide
la consommation d’hydrocarbures des pays
(voir graphique 1). Ainsi, le pétrole a perdu
développés, à l’exploitation de nouveaux
plus de 50 % de sa valeur entre juin 2014
gisements offshore en mer du Nord et en
(pic de 107  dollars le baril) et janvier 2015
Alaska et à la décision de l’Arabie saoudite
(44,08  dollars le baril). Durant la même
d’augmenter sa part de marché.
période, l’indice des prix des métaux et
l’indice des prix des produits alimentaires
reculaient de 20 % environ.

33 PRIX DU PÉTROLE : BONNE OU MAUVAISE NOUVELLE POUR LA CROISSANCE ?


2. Prix du pétrole WTI depuis 1986 (en dollars par baril)
160

140

120

100

80

60

40

20

0
04 86
1. 987

1. 988

1. 989

1. 991

1. 992

1. 993

1. 994

1. 996

1. 997

1. 998

1. 999

1. 001

1. 002

1. 003

1. 004

1. 006

1. 007

1. 008

1. 009

1. 011

1. 012

1. 013

4
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07

10

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01

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07

10

01

04

07

10
1.

1.

Source : US Department of Energy.

Les explications tion » des marchés à terme des matières


premières, c’est-à-dire l’arrivée massive
d’acteurs financiers sur ces marchés, qui
Le cycle économique s’est produite sur cette période, a égale-
Les variations des prix du pétrole, et des ment été évoquée. Cependant, les différents
matières premières en général, résultent des travaux empiriques menés sur la question
mouvements de l’offre et de la demande. En ne montrent pas que les acteurs financiers
période d’expansion, la demande de matières aient pu durablement agir sur les prix2.
premières augmente et les prix ont eux aussi Si l’on revient à la baisse du prix du pétrole et
tendance à progresser. En période de réces- des matières premières observée depuis juin
sion, la demande diminue, ce qui tire les prix 2014, celle-ci peut d’abord être attribuée au [1]
vers le bas. Si l’on souhaite avoir une analyse Voir par exemple
ralentissement de la croissance mondiale. Kilian L. (2009), « Not
plus fine de l’équilibre du marché du pétrole, Ainsi, entre juillet et décembre 2014, l’Agence All Oil Price Shocks Are
on peut noter qu’une partie de la demande de internationale de l’énergie (AIE) (IEA 2014a, Alike: Disentangling
pétrole dépend du niveau des stocks courants Demand and Supply
2014b) a constamment révisé à la baisse ses Shocks in the Crude
et des anticipations sur l’équilibre futur du anticipations sur la demande mondiale. Ces Oil Market. » American
marché. La perspective d’une offre de pétrole révisions ont conduit à réduire de l’ordre Economic Review 99 :
1053-1069.
abondante dans le futur aura tendance à de 0,8 million de barils par jour (Mb/j) la
réduire la demande courante, via la baisse de demande de pétrole prévue pour l’année [2]
Voir par exemple
la demande de stocks. 2015. Dans son analyse de l’année 2014, la Fattouh B., Kilian L. et
Mahadeva L. (2013) « The
La forte hausse des prix observée pendant société Enerdata montre que le G20 a vu sa Role of Speculation in
la période 2003-2008 s’explique principa- consommation énergétique – 80 % de celle Oil Markets: What Have
We Learned So Far? »
lement par la croissance des économies du monde – pratiquement stagner en 2014, The Energy Journal,
émergentes asiatiques1. La « financiarisa- malgré une croissance annuelle de 3,5 %. En vol. 34, no 3 : 7-33.

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2015 34


particulier, celle de la Chine s’est stabilisée 3. Hypothèses 2014 versus 2015 de progression
pour la première fois depuis dix-sept ans. à moyen terme du prix du pétrole de l’Agence
L’évolution comparée des prix de différentes internationale de l’énergie (en dollars par baril)
catégories de matières premières (voir gra- 120
MT Février 2015
phique 1) montre que la baisse du prix du 108
110
102 MT Juin 2014
pétrole ne s’explique pas uniquement par 100 100 98
95 93
le ralentissement de la demande. La baisse 91
87
90
des prix est en effet nettement plus marquée
pour le pétrole que pour les métaux et les 80
produits alimentaires. Le cas des métaux 70 73
70 71
est particulièrement intéressant car ils réa- 60 67
gissent fortement aux variations du cycle 62
50 55
économique. Ces différences montrent que la
diminution du prix du pétrole résulte aussi 40
2014 2015 2016 2017 2018 2019 2020
d’un excès d’offre. Rabah Arezki et Olivier
Blanchard (2015) estiment que le recul de la Sources : Agence internationale de l’énergie (2005), Oil Medium ;
Term Market Report.
demande explique entre 20 % et 35 % de la
baisse des prix entre décembre et juin 2014 ;
le reste est dû à une offre plus abondante son analyse quantitative de l’évolution du
qu’on ne l’attendait. prix du pétrole depuis juin 2014, Lutz Kilian
(2015) n’obtient toutefois pas de preuve sta-
Les variations de l’offre de pétrole tistique d’un lien entre les deux phénomènes
en décembre et au début de l’année 20154.
L’augmentation de l’offre de pétrole, qui De plus, au cours du second semestre de
explique la forte baisse de son prix, tient à 2014, les craintes relatives à une rupture de
plusieurs causes. l’offre de pétrole au Proche et Moyen-Orient
La première est l’exploitation de gisements de en raison du contexte géopolitique se sont
pétrole non conventionnel, rendue profitable révélées fausses. En dépit d’une situation
par un prix du baril autour de 100 dollars. extrêmement difficile, la production en Libye
Aux États-Unis, en particulier, la production et en Irak s’est maintenue.
de pétrole de schiste a été constamment plus
Enfin, dernier élément d’explication, l’appré-
importante que prévu depuis 2011. En 2014,
ciation du dollar a rendu les importations
l’accroissement de la production de pétrole
d’hydrocarbures plus coûteuses, ce qui a
de schiste non prévue était de l’ordre de
contribué à réduire la demande des pays
0,9 million de barils par jour.
[3]
Le « swing importateurs.
producer », que l’on L’annonce faite par l’Arabie saoudite le
pourrait traduire 27 novembre 2014 qu’elle ne réduirait pas sa
par « producteur
de bouclage » est
production a également fait baisser les cours.
Par cette décision, l’Arabie saoudite montrait
Les perspectives
le producteur qui va
ajuster sa production à qu’elle renonçait, temporairement du moins, L’équilibre du marché pétrolier
la baisse ou à la hausse
de façon à assurer
à son rôle de « swing producer3 ». Le niveau
la stabilité du prix. de production maximum de l’OPEP restait Le prix du pétrole sur les marchés à terme
[4]
de ce fait égal à 30 Mb/j. Arezki et Blan- montre que l’on peut en anticiper une hausse
Baumester C.
et Kilian L. (2015),
chard (2015) considèrent que cette annonce a modérée. Début juin 2015, au Chicago Mer-
« Understanding the déclenché une révision des anticipations sur cantile Exchange, le prix du WTI se négo-
Decline in the Price l’évolution future de la production mondiale cie à 60,18 dollars le baril pour livraison en
of Oil Since June
2014 », Working Paper, de pétrole qui aurait conduit à renforcer la juillet 2015, 62,23 dollars pour juin 2016 et
University of Michigan. baisse des cours amorcée dès juin 2014. Dans 63,68 dollars pour juillet 2017. L’AIE (2015) a

35 PRIX DU PÉTROLE : BONNE OU MAUVAISE NOUVELLE POUR LA CROISSANCE ?


4. Courbe de l’offre de pétrole et des prix permettent de faire face durablement à
d’équilibre de la production (en dollars par baril) un prix du pétrole relativement « bas ». En
Offshore NAm Arctic
revanche, à un prix autour de 50 dollars le
100 Russia Shale 75 baril, la rentabilité d’autres sources d’ex-
90 50 Deepwater 65
80 52
traction plus coûteuses est menacée, comme
70 Onshore le montre le graphique 4 (notamment pour
60 Onshore Row
Middle East
Offshore
Shelf 51 la production nord-américaine, y compris
50
40
27 41 les gisements non conventionnels).
30 Oilsands
70
Cet avantage en coût de l’Arabie saoudite
20
10 Ultradeepwater
est d’ailleurs avancé par les analystes pour
0
Heavy Oil 47 56 expliquer l’abandon de son comportement de
0 10 20 30 40 50 60 70 80 90 100 « swing producer ». En suscitant, par sa déci-
Notes : sur l’axe horizontal figure le volume de la production, sur l’axe
sion, une baisse rapide et importante des prix,
vertical figure le prix moyen du pétrole en dollars par baril l’Arabie saoudite peut espérer éliminer du
garantissant la rentabilité (breakeven price) de chacune des sources
de production. marché les producteurs ayant des coûts d’ex-
Onshore Middle East : gisements terrestres au Proche-Orient ; Offshore traction plus élevés. Rystad Energy estime
Shelf : pétrole de haute mer ; Heavy oil : pétrole lourd ; Offshore Russia :
pétrole de haute mer de la Russie ; Onshore Row : gisements terrestres que la production de pétrole devrait baisser
du reste du monde ; Deepwater : production en eaux profondes ;
Ultradeepwater : production en eaux extrêmement profondes ;
de l’ordre de 4 % si le prix reste autour de
NAm Shale : production nord-américaine ; Oilsands : exploitation des 55 dollars le baril. Il semble que s’amorce une
sables bitumineux ; Artic : production en Arctique.
Source : Rystad Energy, Morgan Stanley Commodity Rearch Estimates.
tendance à la fermeture de nombre de puits
[5]
aux États-Unis5. Cela expliquerait en partie Voir les déclarations
de Bob Yawger (Mizuho
révisé ses prévisions par rapport à celles de la remontée du cours du pétrole observée au Securities) sur la hausse
2014. Elle prévoit maintenant une remontée second trimestre de l’année 2015. À plus long de 2,62 à 60,30 dollars
progressive autour de 73 dollars en 2020. terme, la baisse du prix du pétrole entraîne du prix du WTI pour
livraison en juillet.
aussi une réduction de l’investissement dans
Les variations prévues de l’offre et de la
les capacités d’extraction, qui devrait se tra-
demande nous donnent une idée des méca-
duire par une réduction de l’offre.
nismes de rééquilibrage du marché. Les
projections de l’AIE (2014 a, 2014 b) n’in-
diquent pas d’augmentation significative de Les effets sur la croissance
la demande durant l’année 2015. L’écart entre
Les effets de la baisse du prix du pétrole
la croissance économique et la consomma-
dépendent de son ampleur et de sa pérennité.
tion d’énergie observé en 2014 indique que
Elle a un impact sur le revenu réel, favorable
les économies, y compris celles des pays
pour les pays importateurs, défavorable pour
émergents, deviennent plus économes.
les pays exportateurs. Elle influence aussi
L’évolution de l’offre va dépendre de plu- les coûts de production et l’inflation. Enfin,
sieurs paramètres. Lors de sa réunion semes- l’ajustement des politiques monétaires et
trielle de juin 2015, l’OPEP a annoncé qu’elle budgétaires peut renforcer l’impact de la
maintient son plafond de production à 30 baisse du prix sur la croissance. Son impact
Mb/j, ce qui contribue à conforter la baisse global dépendra aussi de caractéristiques
des cours. L’évolution de la situation géopoli- structurelles de l’économie, comme par
tique au Moyen-Orient, notamment en Arabie exemple l’intensité énergétique.
saoudite, est aussi attentivement suivie par
les acteurs du marché du pétrole. Les effets sur l’économie globale
La conséquence prévisible de la baisse Les estimations à partir de l’historique
des cours du pétrole sera la réduction de enseignent qu’une baisse du prix du pétrole
l’offre. Les coûts d’extraction des pays du de l’ordre de 30 %, résultant d’un choc d’offre,
Golfe sont parmi les plus faibles et leur peut augmenter la croissance mondiale

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2015 36


de l’ordre de 0,5 point à moyen/long terme On peut ajouter que les effets de la variation
(Banque mondiale, 2015). Les simulations du prix du pétrole sur le niveau de l’activité
de l’impact d’une baisse du prix du pétrole économique sont asymétriques. Le ralentis-
de Arezki et Blanchard (2015) indiquent une sement de l’activité consécutif à une forte
augmentation de la croissance de l’ordre de hausse du prix est nettement plus fort que le
0,7 point en 2015, en cas de hausse durable gain de croissance consécutif à une baisse.
de l’offre de pétrole et à 0,3 point en 2015, si Cette asymétrie a été observée notamment
l’excès d’offre de pétrole est temporaire. lors du « contre-choc » pétrolier en 19867.
Cependant, la Banque mondiale (2015) appelle La baisse du prix du pétrole va aussi réduire
à nuancer l’impact attendu. Elle souligne que l’inflation, et éventuellement l’inflation sous-
les précédents épisodes similaires ont été jacente8, en fonction de sa transmission aux
suivis par des reprises plutôt lentes, comme autres prix et aux salaires. Une politique
en 1990-1991, 1997-1998 et 2008-2009. Les monétaire de baisse des taux d’intérêt pour-
[6]
Pendant la période effets de la baisse du prix du pétrole sur la rait alors être appliquée pour tenir compte
allant de juin à croissance vont en effet aussi dépendre du de la baisse de l’inflation et aussi stimuler
décembre 2014, le yen le niveau de la demande agrégée. Cependant,
s’est déprécié de 14 %
niveau de la demande agrégée. Comme nous
par rapport au dollar, l’avons indiqué précédemment, Arezki et dans le contexte actuel, les taux d’intérêt
entraînant une baisse Blanchard (2015) estiment que 25 % à 30 % du des principales banques centrales sont déjà
du prix du pétrole en
recul des prix sont dus à un ralentissement égaux ou proches de zéro, limitant de ce fait
yens de 36 %.
de l’économie mondiale. La politique moné- les possibilités de la politique monétaire.
[7]
Voir Kilian L. et taire aura également une influence. Enfin,
Vigfusson R.-J. (2011),
En supposant une baisse de l’inflation sous-
« Non-Linearities les efforts des économies développées pour jacente de l’ordre de 0,2 point aux États-
in the Oil-Output réduire leur dépendance aux hydrocarbures Unis, dans la zone euro et au Japon, Arezki et
Relationship »,
vont limiter l’effet favorable de la baisse du Blanchard (2015) calculent que la baisse du
Macroeconomic
Dynamics, Cambridge prix du pétrole sur la croissance économique. prix du pétrole pourrait augmenter la crois-
University Press, vol. 15, sance de l’ordre de 0,4-0,7 point en 2015 en
3, 337-363, pour une Les effets sur les pays importateurs
revue de la littérature. Chine, 0,1-0,5 point dans la zone euro et 0,2-
Un premier effet de la baisse du prix du 0,5 point aux États-Unis. La valeur haute
[8]
L’INSEE donne la pétrole est d’augmenter le revenu réel. Cette correspond à un scénario où l’augmentation
définition suivante :
« L’indice d’inflation
hausse du revenu réel devrait stimuler la de l’offre de pétrole reste durable, la valeur
sous-jacente est un demande de biens et favoriser la croissance. basse à un cas où cette hausse finit par se
indice désaisonnalisé L’ampleur de cet effet n’est cependant pas résorber en 2019.
qui permet de dégager
une tendance de fond
le même pour tous les pays. Les pays moins
de l’évolution des prix. intensifs en énergie, comme les économies Les effets sur les pays exportateurs
Il traduit l’évolution de l’UE, bénéficieront moins de cette baisse La baisse du prix du pétrole entraîne une
profonde des coûts
de production et la que les économies plus « consommatrices », perte de revenus et de recettes fiscales pour
confrontation de l’offre comme la Chine par exemple. Les États-Unis, les pays exportateurs. Les répercussions de
et de la demande. Il produisant environ la moitié de leur consom-
exclut les prix soumis
cette baisse seront plus ou moins fortes en
à l’intervention de mation de pétrole, bénéficieront aussi moins fonction de la dépendance de ces économies
l’État (électricité, gaz, de cet effet. La baisse du prix du pétrole en aux exportations de pétrole et de la part des
tabac...) et les produits
à prix volatils (produits
dollars est aussi moindre pour les pays dont revenus d’exportation prélevée par les États.
pétroliers, produits la monnaie s’est dépréciée par rapport au On peut remarquer cependant que la dépen-
frais, produits laitiers, dollar. De juin à décembre 2014, l’euro s’est dance des pays exportateurs de pétrole aux
viandes, fleurs et
plantes...) qui subissent
déprécié d’environ 8 % par rapport au billet variations du cours du brut est plus forte
des mouvements très vert, ce qui implique que le prix du pétrole en que celle des pays importateurs. La Banque
variables dus à des euros a baissé de 40 %, alors que cette baisse, mondiale (2015) estime que la croissance de
facteurs climatiques ou
à des tensions sur les exprimée en dollars, est de 50 %. On observe certains pays exportateurs de pétrole, dont la
marchés mondiaux. » le même phénomène pour le Japon6. Russie, et de certains pays du Moyen-Orient

37 PRIX DU PÉTROLE : BONNE OU MAUVAISE NOUVELLE POUR LA CROISSANCE ?


5. Prix du pétrole assurant l’équilibre budgétaire pétrole ; mais il reste très sensible aux varia-
dans les pays du Moyen-Orient (en dollars par baril) tions du prix des hydrocarbures.
250 Le maintien d’un prix du baril autour de
70 dollars pose un problème sérieux pour
200 l’équilibre budgétaire des pays exportateurs,
150 comme le montre l’estimation par le Fonds
monétaire international (FMI) des prix du
100
baril nécessaires à l’équilibre budgétaire
50 pour les pays du Moyen-Orient.
Les pays africains exportateurs de pétrole
0
sont confrontés aux mêmes difficultés (FMI,
Ba ie

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2015). La Russie aurait besoin d’un prix


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autour de 100 dollars le baril pour assurer


ts
ie

2015
ab

son équilibre budgétaire.


Ar

2016
Source : Regional Economic Outlook, IMF, mai 2015.
Pour beaucoup de ces pays, la baisse du prix du
pétrole va se traduire par des mesures fiscales
et d’Afrique du Nord, pourrait se réduire de destinées à lutter contre le déficit des finances
0,8-2,5 points suite à une baisse du prix du publiques, un ralentissement de l’activité éco-
pétrole de 10 % sur une année. nomique, et une dépréciation de la monnaie.
L’existence éventuelle de fonds souverains per-
Quelques chiffres permettent d’illustrer l’im-
mettra d’atténuer la dureté de l’ajustement.
portance des revenus pétroliers pour ces éco-
nomies. Les hydrocarbures représentent 25 % ***
du produit intérieur brut (PIB) de la Russie, La forte baisse du prix du pétrole obser-
70 % de ses exportations et près de 30 % des vée entre juin et décembre 2014 semble être
recettes de l’État fédéral. Ils représentent due pour 25 % à 30 % au ralentissement de la
30 % du PIB des Émirats arabes unis. En demande et le reste à une offre plus impor-
Arabie saoudite, les exportations de pétrole tante que prévue. L’augmentation de la crois-
s’élèvent à 35 % du PIB en 2014, 83 % des sance qui pourrait en résulter pour les pays
recettes d’exportation et près de 90 % des importateurs est cependant relativement
revenus du budget de l’État. Au Gabon, le modérée. La moindre dépendance des éco-
pétrole représente près de 40 % du PIB, plus nomies développées aux hydrocarbures, les
de 80 % des exportations et près de 50 % des modifications de parité des monnaies et le peu
recettes budgétaires9. de marge de manœuvre de la politique moné- [9]
La baisse du prix
taire expliquent en partie ce résultat. Les pays du gaz s’ajoute
La conséquence mécanique de la baisse des exportateurs de pétrole voient leur équilibre à celle du prix
revenus d’exportation est de fragiliser l’équi- macroéconomique fragilisé par la perte de du pétrole
libre budgétaire de ces pays. L’Arabie saou- revenus et les déficits budgétaires induits par
et aggrave la perte
de revenus et
dite connaît en 2014 un déficit de ses comptes la baisse du prix du pétrole. Les prix actuels de recettes fiscales.
publics pour la première fois depuis 2009. sur les marchés à terme et les prévisions de
Le déficit budgétaire 2014 atteint en effet l’IAE (2015) indiquent que le prix du pétrole
14,4 milliards de dollars, soit environ 2 % du devrait vraisemblablement remonter autour
PIB, alors que les prévisions tablaient sur de 60 à 70 dollars le baril en 2015-2016 en rai-
un excédent supérieur à 2 % du PIB. Ce défi- son d’une contraction de l’offre. Malgré cette
cit s’explique en partie par une baisse des légère remontée, les gains potentiels de crois-
recettes de l’ordre de 10 % en valeur nomi- sance des pays importateurs devraient être
nale. Le budget de la Russie est équilibré préservés, mais l’équilibre budgétaire de beau-
en 2014, en partie parce que la dépréciation coup de pays exportateurs restera précaire.
du rouble a compensé la baisse du prix du

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2015 38


POUR EN SAVOIR PLUS
™ AREZKI R. et BLANCHARD O. ™ IEA (2014a), Oil Market ™ KILIAN L. (2015), « Why Did
(2015), « The 2014 Oil Price Report, Paris, 13 juin. the Price of Oil Fall After June
Slump: Seven Key Questions », ™ IEA (2014b), Oil Market 2014? », VoxEU.org, février.
VoxEU.org, 13 janvier. Report, Paris, 12 décembre.
™ BANQUE MONDIALE. (2015), ™ IEA (2015), Oil: Medium-Term
Global Economic Prospect, Market Report,
chapitres 1 et 4. Paris, 10 février.

39 PRIX DU PÉTROLE : BONNE OU MAUVAISE NOUVELLE POUR LA CROISSANCE ?


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La situation conjoncturelle dans les économies les plus avancées s’est améliorée depuis la
crise financière de 2008, mais demeure très variée. Si les pays anglo-saxons se sont mieux
tirés d’affaire que la zone euro, la crise a eu partout un impact durable sur la croissance poten-
tielle. Quel régime de croissance émergera de ce contexte ? Dans les quinze dernières années,
les déséquilibres financiers ont entretenu la croissance des pays riches et camouflé une forme
de stagnation provoquée par la faiblesse de l’investissement productif, comme le note Mickaël
Clévenot. Pour y faire face, les pays riches se sont tournés vers trois modèles de croissance :
les régimes d’endettement, les régimes extravertis et les régimes stagnationnistes. La France,
actuellement en stagnation, semble évoluer vers le choix d’un régime extraverti à l’allemande.
Problèmes économiques

Les régimes de croissance


dans les pays du G7
¥ MICKAËL CLÉVENOT 2015, il n’est pas certain que les pays riches
soient tous complètement sortis d’affaire.
Maître de conférences à l’université de Bourgogne De plus, les économies riches sont caracté-
risées par d’importantes faiblesses struc-
Sept années se sont écoulées depuis le début turelles : problèmes démographiques, éco-
de la conflagration financière de 2008. La si- logiques, techniques et sociopolitiques. Les
tuation conjoncturelle des économies riches bulles financières et immobilières de ces
s’est globalement améliorée. Mais l’état des quinze dernières années n’auraient fait que
économies prises individuellement est plus masquer et repousser ces problèmes.
contrasté. Des inquiétudes persistent au
Japon, et plus particulièrement dans la zone
euro, où l’Italie reste très en dessous de son Des sorties de crise hétérogènes
niveau de croissance d’avant crise. Les fac-
teurs à l’origine de la reprise – la baisse des
et fragiles
prix du pétrole, des taux d’intérêt, des taux La sortie du creux de 2009 est plus ou moins
de change et un rebond important des mar- avancée selon les pays. En juin 2015, la crise
chés financiers – pourraient ne pas se main- de l’Union monétaire européenne (UME) n’est
tenir dans la durée. Ainsi, malgré une embel- pas entièrement résorbée alors que les États-
lie conjoncturelle apparue au printemps Unis ont renoué avec la croissance à peine six

41 LES RÉGIMES DE CROISSANCE DANS LES PAYS DU G7


1. Divergence dans la sortie de crise (PIB en volume, base 100 T1 2008)

115

Royaume-Uni Canada
Allemagne France
Italie États-Unis
110
Zone euro à 15 Japon

105

100

95

90
2008 2009 2010 2011 2012 2013 2014 2015

Sources : Federal Reserve Economic Data et Eurostat.

trimestres après la faillite de Lehman Bro- La promptitude et l’ampleur de la réaction


thers. Après la première onde de choc pro- américaine, tant du point de vue budgétaire
voquée par la crise immobilière aux États- que monétaire, ont permis de renouer plus
Unis, l’Europe – à partir du printemps 2010 rapidement avec la croissance, et ce faisant
– est directement concernée par d’importants de réduire plus vite le déficit budgétaire. De
déséquilibres externes intrazone. Les désé- son côté, le Canada est resté à l’écart des
quilibres de balance courante trahissent un déséquilibres financiers observés en Europe
endettement excessif des pays périphériques ou aux États-Unis. Le choc externe a été rapi-
financé par les pays du « Nord » de la zone1. dement absorbé. Au contraire, l’Italie, péna- [1]
La crise de la zone
Le régime de change fixe impliqué par l’euro euro n’est toujours
lisée par la hausse des taux d’intérêt durant
pas résorbée et un
et la libre circulation des capitaux ont contri- l’acmé de la crise européenne et par des diffi- règlement définitif de
bué à renforcer ces déséquilibres. La situa- cultés propres liées à la faiblesse de sa com- la situation de la Grèce
tion budgétaire des pays périphériques s’est tarde à être trouvé.
pétitivité, conserve un niveau de produit inté-
dégradée car ils ont dû éponger une partie des rieur brut (PIB) inférieur de 10 points à celui
dettes privées pour renflouer leurs banques d’avant crise. On observe sur le graphique 1
et ils ont été pénalisés par la chute de l’acti- que la crise des subprimes est moins bien
vité. La crainte suscitée par cette montée de absorbée par l’Italie et que la dynamique de
l’endettement a favorisé la recherche d’une reprise est stoppée au printemps 2011 par
stabilisation rapide des déficits publics. le second choc provoqué par la crise euro-
Aux États-Unis la situation a été très diffé- péenne. Prise globalement, la zone euro à
rente. Face à la menace d’une crise déflation- 15 n’a toujours pas atteint le niveau de PIB
niste les autorités ont réagi rapidement en qui était le sien au 1er trimestre 2008. L’Alle-
laissant leur déficit se creuser profondément. magne a rebondi fortement après le premier

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2015 42


choc mais cette reprise a également été péna- 2. États-Unis stabilité de la tendance
lisée par la crise européenne. La croissance y
est poussive depuis 2011. En 2015, la France 145 PIB États-Unis
se trouve à peine au-dessus de son niveau Tendance États-Unis, PIB = 0,72* Trend + 98,2
2
2000 T1 2008 T1 R = 0,97
de 2008. Lors de la crise des subprimes, les 135
Nouvelle tendance
amortisseurs automatiques et la demande 2009 T1 2015 T1
intérieure avaient permis de limiter le recul 125
du PIB, mais depuis 2011 la France fait qua-
siment du surplace. 115
y = 0,66* Trend + 114,91
Au Japon, la mise en place début 2013 d’une R2 = 0,98
105
forte relance budgétaire accompagnée d’un
[2]
Le quantitative quantitative easing2, les Abenomics, avait
easing (assouplissement 95
suscité un espoir. Au premier trimestre
quantitatif) désigne 00 01 02 03 04 05 06 07 08 09 10 11 12 13 14 15
2014, le pays avait renoué avec le niveau de 20 20 20 20 20 20 20 20 20 20 20 20 20 20 20 20
des mesures de
politique monétaire non PIB d’avant crise. Mais l’augmentation de la Source : Federal Reserve Economic Data.
conventionnelles.
taxe sur la valeur ajoutée (TVA) visant à faire
monter l’inflation, la consommation à court
terme et à réduire le déficit public a généré ment de ce type de mécanismes. Après avoir
une nouvelle récession. Au Royaume-Uni, un augmenté sensiblement leur consommation à
quantitative easing a également été mis en la fin de 2014, les ménages américains n’ont
place par la Banque d’Angleterre. Des sou- toutefois pas autant consommé que la hausse
tiens spécifiques ont été octroyés aux entre- de leur revenu et des effets de richesse le
prises pour assurer leur financement. La laissent penser. Si ce mouvement de désen-
baisse de la livre a également bénéficié aux dettement devait se confirmer, il signerait la
entreprises exportatrices. Du côté budgé- fin du régime d’endettement financiarisé.
taire le gouvernement Cameron a privilégié
le resserrement. Le déficit a été réduit, pas-
sant de 10 % à 5 %. Depuis 2012, l’effort bud- La crise a-t-elle eu un impact
gétaire a pu être réduit ce qui a permis de
soutenir la demande qui demeure le moteur
permanent sur la croissance
principal de la croissance. La croissance est
poussée par l’investissement immobilier qui
potentielle ?
a rebondi grâce à la chute des prix initiaux et La comparaison de la tendance de la crois-
à la baisse des taux d’intérêt. En 2014, c’est sance du PIB en volume avant et après la
le Royaume-Uni qui a enregistré la plus forte crise permet de répondre à cette question.
croissance des pays du G7, avec 2,6 % contre Aux États-Unis, on peut constater que les
2,4 % aux États-Unis, légèrement inférieure tendances avant et après crise sont parallèles
à 1 % dans la zone euro et nulle au Japon. (voir graphique 2). La crise n’aurait presque
Mais la dynamique de la demande pèse sur pas affecté durablement le régime de crois-
l’équilibre extérieur. La reprise de la crois- sance américaine. Mais le déplacement vers
sance outre-Manche repose essentiellement le bas sans retour vers la trajectoire initiale
sur la reprise du cycle financier. On revient à indique que les États-Unis auraient perdu en
la configuration antérieure d’une consomma- niveau l’équivalent de 10 % de leur capacité
tion financée par endettement. Les emprunts de production.
sont garantis par des prix d’actifs mobiliers Pour la zone euro, la situation est plus alar-
et immobiliers qui croissent. Le ratio dette mante. Si le recul des capacités de produc-
sur revenu des ménages repart à la hausse. tion semble moins important, environ 6 %, il
Les États-Unis dépendent également forte- semble s’accompagner d’une rupture dans la

43 LES RÉGIMES DE CROISSANCE DANS LES PAYS DU G7


tendance de la croissance. Mais la tendance 3. Zone euro, affaiblissement de la tendance
observée entre 2000 et 2008 pourrait avoir été
135
poussée artificiellement par la bulle immobi- PIB ZE à 15 PIB = 0,56* Trend + 98,2
R2 = 0,96
lière. Si on fait abstraction de ce mouvement, Tendance ZE à 15, 2000 T1
130
la réduction des capacités de production 2008 T1
Nouvelle tendance 2009 T1
disparaît, en revanche la nouvelle tendance 125 2015 T1
serait divisée par plus de 23. Tendance 2001 T1
[3]
Le PIB potentiel
2005 T1 correspond au niveau
La croissance potentielle passerait ainsi 120 que le revenu national
de près de 2,3 % à 0,8 % dans la zone euro. pourrait atteindre si
l’ensemble des facteurs
D’après nos calculs, les États-Unis auraient 115
de production étaient
une croissance potentielle de 2,8 % durant complètement mobilisés.
y = 0,20* Trend + 112,7
la période 2000-2008 et seraient sur une tra- 110
R2 = 0,73 Sur l’ensemble d’un
cycle on peut évaluer
jectoire très légèrement inférieure désormais ce taux à partir de la
105
à 2,6 %. Ce constat paraît quelque peu opti- tendance moyenne du
miste. En effet, il paraît abusif de prolonger la PIB observé. On peut
100 donc l’estimer à partir
tendance présente compte tenu des évolutions du calcul de la tendance.
démographiques et des tendances récentes à
95
la réduction des gains de productivité du tra-
00 01 02 03 04 05 06 07 08 09 10 11 12 13 14 15
vail. Robert Gordon et le Conference Board 20 20 20 20 20 20 20 20 20 20 20 20 20 20 20 20

Officer estiment respectivement à 2,3 %-2,4 % Source : Eurostat.


la croissance potentielle pour les États-Unis.

la réduction de la productivité du travail. La


Des évolutions structurelles tendance à la baisse de la croissance et des

défavorables aux pays riches gains de productivité est-elle récente dans les
pays riches ?
Dans tous les pays riches on assiste à un Depuis le milieu des années 1960, les pays
retrait des baby-boomers du marché du tra- riches n’ont cessé de voir le niveau de leur
vail. La population en âge de travailler dans croissance reculer. Cette dégradation, si
le meilleur des cas se stabilise ou diminue. elle devait se poursuivre, conduirait à une
Les effets du vieillissement de la population croissance quasiment nulle dans la décen-
active s’accompagnent généralement d’une nie à venir. Cette hypothèse pessimiste a
diminution de la productivité du travail et également été nourrie par la lenteur et la
d’une réduction du taux d’activité. Une part faiblesse de la reprise malgré l’importance
plus importante de la population en âge de des politiques de relance aux États-Unis.
travailler est sortie découragée du marché Ainsi, Lauwrence Summers, en 2013 lors d’un
du travail. La réduction du taux de chômage discours au Fonds monétaire international
aux États-Unis doit beaucoup à ces phéno- (FMI), a été le premier à émettre cette hypo-
mènes. Au Royaume-Uni, c’est la réduction thèse. Aux sommets des cycles précédents les
de la productivité du travail qui expliquerait économies avancées n’ont pas rencontré de
la réduction du chômage. Ainsi, la proximité tensions inflationnistes. Cela indique la pré-
du plein-emploi dans certains pays ne consti- sence d’importantes capacités de production
tuerait pas une excellente nouvelle dans la inutilisées. C’est la traduction des effets de
mesure où cela pourrait signifier une réduc- la mondialisation. Les capacités de produc-
tion durable de la croissance potentielle : tion ne sont plus limitées au territoire natio-
soit par la réduction de la population en âge nal. Le trop-plein de capacités de produc-
de travailler, la réduction du taux de parti- tion dans l’économie mondiale favorise une
cipation au marché du travail ou à cause de réduction des prix des biens et même ceux de

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2015 44


4. Baisse tendancielle de la croissance dans les pays riches (G7, en %)

0
1950-1959 1960-1969 1970-1979 1980-1989 1990-1999 2000-2009 2008-2014

Sources : Penn World table 8.1 ; Feenstra R. C., Inklaar R. et Timmer M. (2015) ; « The Next Generation of the Penn World Table », American
Economic Review, à paraître.

certains services. Cette situation produit des l’instabilité financière. L’épargne qui n’est
effets sur la répartition des revenus entre les pas investie physiquement sert à acheter des
nations et au sein des nations. La globalisa- titres financiers ou immobiliers. La faiblesse
tion a produit un choc d’offre positif massif. de l’investissement productif limite la réali-
Elle crée une dépression sur les salaires des sation des gains de productivité. La réduc-
pays riches et tend à faire monter ceux des tion de la substitution du capital au travail et
pays les moins avancés selon le théorème de la réduction de l’intégration du progrès dif-
Heckscher-Ohlin-Samuelson. fusé par les nouveaux équipements réduisent
Ces effets sont évidemment différenciés en l’apparition de gains de productivité.
fonction du niveau de qualification et des Selon Paul Krugman, le coût d’opportunité
capacités de négociation des groupes pro- des investissements productifs serait jugé
fessionnels concernés. Mais globalement, trop important par les entreprises. Pour
durant les années 2000, les revenus ont aug- relancer l’investissement, les taux d’intérêt
menté plus rapidement dans les pays émer- devraient être nuls ou négatifs. Mais d’un
gents qui ont une propension à consommer autre côté, plus les taux sont bas, plus il est
faible et ont augmenté moins rapidement difficile pour la politique monétaire d’avoir
dans les pays riches qui ont une propension une influence sur la conjoncture. Par ailleurs,
à consommer plus élevée. La faiblesse des la faiblesse des taux favorise la formation de
salaires limite la demande globale qui se bulles et réduit les marges de manœuvre des
répercute sur le niveau de l’investissement. banques centrales. La situation devient inex-
La faiblesse des opportunités d’investisse- tricable. Favoriser la croissance en baissant
ment dans les pays avancés, accompagnée les taux pourrait plus facilement favoriser
d’une augmentation de l’épargne, conduit à la formation de bulle. Mais dans le régime
une baisse des taux d’intérêt, ce qui favorise de croissance financiarisé où la demande est

45 LES RÉGIMES DE CROISSANCE DANS LES PAYS DU G7


Productivité : PIB par heure travaillée
Pays 1970-1979 1980-1989 1990-1999 2000-2009 2005-2014
Allemagne 3,7 % 2,0 % 1,9 % 0,8 % 0,7 %
Canada 1,8 % 1,0 % 1,5 % 0,8 % 0,8 %
États-Unis 1,5 % 1,4 % 1,5 % 1,8 % 1,0 %
France 3,8 % 2,8 % 1,7 % 0,9 % 0,6 %
Italie 3,9 % 1,7 % 1,3 % – 0,2 % – 0,1 %
Japon 4,0 % 3,5 % 1,8 % 1,0 % 0,7 %
Royaume-Uni 2,8 % 2,0 % 2,2 % 1,3 % 0,5 %
Moyenne 3,1 % 2,1 % 1,7 % 0,9 % 0,6 %
Source : OCDE.

poussée par la dette, il semblerait que la seule capital. Les normes de profit les plus élevées
manière d’accroître l’investissement durant se diffusent à l’ensemble de l’économie mon-
les quinze dernières années eût été de lais- diale. Les secteurs qui ne parviennent pas à
ser des bulles se former. La croissance dans dégager le niveau de profit requis voient leur
les pays riches est entretenue par des désé- taille diminuer ou simplement disparaître.
quilibres financiers croissants. Finalement, Ils sont délocalisés ou simplement rempla-
les bulles ont été le seul moyen de repousser cés par des importations. En raison de coûts
temporairement la stagnation. nettement plus élevés, les pays riches avaient
un handicap de compétitivité vis-à-vis des
pays émergents. Les investissements produc-
Les régimes de croissance nationaux tifs ont été réduits dans les pays riches, la

contemporains vitesse d’intégration du progrès technique a


donc été freinée ainsi que les gains de pro-
Les salaires ont un double statut, ils repré- ductivité et la croissance. Cette augmenta-
sentent des revenus pour les salariés et des tion de la norme de rentabilité a conduit à un
coûts pour les entreprises. Dans les écono- sous-investissement, à une diminution de la
mies relativement fermées de l’après-guerre, croissance et à une montée du chômage et du
les salaires distribués par les entreprises sous-emploi. Face à ces contraintes, les éco-
constituaient les débouchés principaux pour nomies riches ont développé trois types de
les entreprises. Au niveau macroéconomique, régime de croissance : les régimes d’endette-
la masse des salaires ne s’opposait donc pas ment, les régimes extravertis et les régimes
nécessairement aux profits. Mais l’ouverture stagnationnistes.
croissante des économies à la fin des années La France se trouve dans une configuration
1970 a créé des fuites dans le circuit. Durant stagnationniste. Le niveau exigé des profits
les années 1980, le terme de contrainte exté- impose une réduction des salaires, mais la
rieure apparaît. Les salaires vont passer du croissance nécessite une demande interne
statut de débouchés potentiels à celui de soutenue. La faiblesse de la demande ne peut
coût. Durant les années 1990, l’arrivée des être compensée par les exportations car la
pays émergents ainsi que la libéralisation des compétitivité est insuffisante. Par ailleurs, le
comptes de capital vont rehausser le niveau mode de distribution des crédits limite l’en-
de rentabilité exigé dans les pays riches, dettement. La consommation ne peut donc
accentuant la perception des salaires en tant pas non plus être poussée par la dette. La fai-
que coût à réduire. La globalisation va favori- blesse de la croissance génère un chômage de
ser une tendance à l’uniformisation des taux masse. Celui-ci contribue à dégrader le capi-
de profit et une réallocation internationale du tal humain des chômeurs de longue durée qui

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2015 46


perdent leur employabilité. D’autre part, la quinze dernières années. Ces mécanismes ont
faiblesse de l’investissement réduit l’intégra- également fonctionné en Irlande, en Espagne
tion du progrès technique. Cette dynamique et en Grèce mais sans disposer de la même
récessive cumulative confine à la stagnation cohérence d’ensemble.
économique. Au contraire, l’Allemagne en
raison de sa compétitivité et de la faiblesse
de sa consommation interne peut bénéficier Quelles perspectives pour l’économie
de l’augmentation de la part des profits qui
tirent l’investissement sans être pénalisée mondiale ?
par la faiblesse de sa consommation interne Le régime de croissance mondial dépend donc
puisque celle-ci est plus que compensée des cycles financiers. Cette configuration ré-
par la demande que lui adresse le reste du sulte des réformes entreprises au début des
monde. Outre-Rhin, la demande interne est années 1980 visant à rétablir le taux de pro-
structurellement faible en raison de facteurs fit des entreprises et à lutter contre l’infla-
démographiques, des politiques de modé- tion. Les pays riches se sont lancés dans des
ration salariale mises en œuvre à partir de politiques de libéralisation tous azimuts, ce
2004 et du faible dynamisme de l’immobilier. qui a favorisé l’insertion des pays émergents
L’Allemagne dispose également d’une bonne dans l’économie mondiale. L’arrivée massive
spécialisation. Enfin, la faiblesse de l’euro de la main-d’œuvre à bas salaires des pays
aura contribué à renforcer sa compétitivité. à capacité technologique a produit un choc
Depuis ces dix dernières années, l’Allemagne d’offre à l’origine de la grande modération de
est caractérisée par une croissance tirée par l’inflation observée depuis les années 1990.
la demande extérieure. Cette situation peut se L’augmentation de l’offre de travail a égale-
maintenir en raison des écarts de compétiti- ment produit d’importants effets de réparti-
vité au sein de la zone euro. Les pays à faible tion entre les salariés avec une augmentation
compétitivité et(ou) ceux où la dynamique de des inégalités individuelles. Ces évolutions
la demande et des revenus est plus forte enre- vont à l’encontre de la croissance en raison
gistrent des déficits externes qui limitent la des effets de demande, car l’augmentation
hausse de l’euro. L’Allemagne au sein de la moins rapide des revenus de ceux qui ont la
zone euro peut ainsi bénéficier d’une monnaie propension à consommer la plus forte réduit
nettement sous-évaluée qui assure la péren- la dynamique de la demande. La baisse de
nité de son régime de croissance extraverti. l’inflation a permis de faire remonter les ren-
Enfin, une troisième situation peut se pré- dements financiers réels, ce qui participe à
senter, le régime d’endettement financiarisé. la montée des inégalités de patrimoine. Cette
Les salaires sont trop faibles pour soutenir la répartition inégale des revenus et des patri-
demande globale mais celle-ci est maintenue moines produit aussi des effets du côté de
grâce au recours à l’endettement. La faiblesse l’offre. La faiblesse de salaires n’incite pas
des salaires se traduit par des profits impor- suffisamment les entreprises à développer la
tants qui sont placés sur les marchés finan- productivité du travail. Les politiques visant à
ciers et qui contribuent à faire monter le prix réduire les coûts en flexibilisant le marché du
des actifs. Le système bancaire distribue les travail pourraient paradoxalement conduire
crédits autant en fonction des revenus que de à une réduction de la croissance potentielle
la valeur du patrimoine détenu grâce à des en limitant la recherche de gain de producti-
mécanismes d’hypothèque. La consommation vité. Enfin, la faiblesse de la demande limite
financée par endettement peut être mainte- l’investissement, ce qui réduit l’intégration de
nue à un niveau élevé en dépit de la faiblesse progrès techniques. Le renforcement des coûts
des salaires. C’est la description des régimes liés à la mobilité ou à la formation réduit éga-
de croissance américain et anglais de ces lement la croissance potentielle.

47 LES RÉGIMES DE CROISSANCE DANS LES PAYS DU G7


L’économie mondiale est donc prise en pétitivité et l’emploi (CICE). Mais toutes les
tenaille entre deux tendances contradic- économies ne peuvent pas dégager d’excé-
toires qui s’équilibrent provisoirement : un dents externes en même temps. Dans ces
régime d’excès de demande et un régime conditions, établir un régime de croissance
d’excès d’épargne. À l’intersection des deux mondiale sans les béquilles de la politique
se trouve le régime stagnationniste qui s’en- monétaire, le rebond des marchés financiers
fonce dans une croissance de plus en plus et la dette paraît difficile.
faible. Les économies de ce type doivent Des transformations structurelles visant
choisir entre l’un des deux régimes précé- à améliorer la gouvernance de la demande
dants. La France semble se tourner vers le mondiale seraient nécessaires, mais elles
choix d’un régime extraverti à l’allemande. se heurtent souvent aux intérêts nationaux
Les dispositifs visant à réduire les coûts contradictoires.
des entreprises vont en ce sens : pacte de
responsabilité, crédit d’impôt pour la com-

POUR EN SAVOIR PLUS


™ BANLDWIN R. et TEULINGS C. ™ GORDON R. (2012), « Is ™ KRUGMAN P. (2014), « Inflation
(2014), Secular Stagnation: US Economic Growth Targets Reconsidered », Paper
Facts, Causes and Cures Over? Faltering Innovation presented to ECB Forum,
– A New Vox eBook, bit. Confronts the Six Sintra, Portugal.
ly/1oUP1FD Headwinds », NBER Working ™ PIKETTY T. (2013), Le capital
Paper 18315. au XXI e siècle, éditions du
Seuil, septembre, 970 pages

Ô COMPLÉMENT de la deuxième révolution industrielle on se


réfère à un exemple issu des analyses de
Robert Gordon. Ce dernier a estimé qu’une
L’hypothèse de stagnation femme au foyer en 1886, en Caroline du
Nord, devait marcher 237 kilomètres par
séculaire an afin de transporter 35 tonnes d’eau(1).
Pour Robert Gordon (2012), cette situation La généralisation de l’eau courante a donc
correspondrait à une diminution de la permis une économie de temps et d’efforts
productivité marginale du progrès technique. considérables. Par comparaison, le fait
Les pays développés auraient connu durant de pouvoir commander en ligne un billet
l’après-guerre un sommet de la croissance de train paraît peu important. Ainsi, les
fondée sur la diffusion des innovations progrès techniques récents, internet, les
issues de la première, et surtout de la biotechnologies, les nanomatériaux ou
deuxième révolution industrielle. Pour mieux encore le big data ne parviendraient pas à
comprendre l’importance relative reproduire les progrès économiques issus de

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2015 48


la vapeur, de l’électricité et du pétrole. Sans productivité en raison de l’éclatement de la
l’apparition d’une nouvelle vague de progrès norme de consommation. Par ailleurs, les
techniques susceptibles d’accroître les gains biens de luxe produits à la main, en séries
de productivité, les économies riches seraient limitées, interdisent tout gain de productivité
condamnées à connaître durant une longue qui serait lié à des économies d’échelle.
période une croissance atone. Des éléments De nombreux autres facteurs sont
moins exogènes peuvent également expliquer susceptibles de réduire les gains de
cette situation, ce qui laisse un espoir productivité : l’attraction des meilleurs talents
d’amélioration à travers la mise en œuvre de dans le secteur financier et non pas dans
politiques publiques adaptées. l’ingénierie ou la recherche, la hausse des
Des écarts de revenu et de patrimoine coûts de formation, ainsi que celle des prix
très importants pénalisent la croissance de l’immobilier et des loyers qui réduisent
potentielle (Piketty T., 2013). Ces écarts la mobilité. Ils vont tous à l’encontre de la
contribuent à réduire la demande en raison de croissance et pourraient ainsi expliquer
la réduction de la propension à consommer la formation d’un nouvel état stationnaire.
globale. Plus les revenus augmentent et plus D’autres économistes sont beaucoup moins
la part épargnée par les agents s’accroît. pessimistes et s’attendent à une intégration
Cette tendance à la sous-consommation est successive des gains de productivité induits
contrecarrée dans les pays financiarisés au par les nouvelles technologies.
prix d’un surcroît d’endettement. Ainsi, la
hausse des prix immobiliers ou des actifs Mickaël Clévenot
financiers contribue à l’augmentation de
la norme d’endettement des ménages par
rapport à leur revenu. Du côté de l’offre, les (1) Référence citée par Artus P. et Virard M.-P. Croissance
inégalités sociales réduisent les gains de zéro, page 20.

49 LES RÉGIMES DE CROISSANCE DANS LES PAYS DU G7


La crise de la zone euro découle directement de la crise financière de 2008-2009 : le renfloue-
ment des banques en difficulté et l’adoption des programmes de dépenses pour soutenir l’éco-
nomie ont conduit à une forte élévation des déficits et dettes publics, qui s’est transformée en
crise de la dette souveraine. Mais les causes de la crise sont également à chercher aux
origines de l’Union monétaire : l’introduction de l’euro s’est traduite par une forte hausse de
l’endettement privé et de la dette extérieure de certains pays qui ont renforcé les déséquilibres
macroéconomiques entre les pays membres. Les règles en place avant la crise sont restées
inefficaces pour empêcher cette évolution comme le montre Florence Huart qui dresse
également un bilan des mesures prises face à la crise par les gouvernements et la Banque
centrale européenne, ainsi que des réformes de la gouvernance économique de la zone euro.
Problèmes économiques

Crise et réformes dans la zone euro


La crise de la zone euro a démarré en 2010, ¥ FLORENCE HUART
suite à la crise financière de 2008-2009. Elle
est avant tout une crise de la dette sou- Professeur associé à l’université Lille-I
veraine, et notamment, elle est liée aux
problèmes de la Grèce. Les institutions
européennes et les chefs d’État et de gouver-
nement ont proposé des mesures pour sor-
La crise de la dette souveraine
tir de la crise. Les réponses ont été tardives Pendant la crise financière, les gouverne-
en raison de tergiversations sur les actions ments des pays de la zone euro sont interve-
de court terme à mener. Elles n’ont pas été nus, comme dans d’autres pays, en renflouant
idoines, vu que nous ne sommes pas encore les banques en difficulté et en adoptant des
sortis de la crise au bout de cinq ans. Surtout, programmes de dépenses publiques pour
il y a eu des désaccords sur les réformes, qui soutenir l’économie. Les déficits publics ont
doivent changer fondamentalement le fonc- fortement augmenté, et par conséquent, les
tionnement de la zone euro. En effet, même dettes publiques aussi (voir graphique 1).
si la crise de la zone euro a été déclenchée Les taux d’intérêt sur les obligations d’État
par la crise financière internationale et les à dix ans ont brutalement divergé dans la
problèmes de la Grèce, la zone euro aurait, de zone euro, et ont atteint des niveaux éle-
toute façon, connu tôt ou tard, des difficultés, vés dans certains pays, tels que l’Irlande, la
et ce à cause de problèmes structurels à l’ori- Grèce et le Portugal (voir graphique 2). Cette
gine des déséquilibres macroéconomiques hausse des taux d’intérêt à long terme pro-
des pays membres. Faisons le point sur les venait d’un relèvement fort et soudain des
problèmes de la zone euro avant d’examiner primes de risque sur les emprunts souve-
les solutions apportées jusqu’à présent. rains en raison d’un niveau élevé de la dette

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2015 50


1. Dette publique (en % du PIB) d’une forte probabilité de renflouement des
banques fragiles ou d’effets de contagion
180
(subis par l’Italie, l’Espagne et la Belgique).
160 Cette hausse des taux d’intérêt a eu des effets
140 pervers dans la mesure où elle a conduit,
120
pour les pays concernés, à une hausse de la
charge de la dette, et donc à un accroissement
100
des déficits et dettes publics. À l’inverse, il y a
80 eu un mouvement de fuite vers la qualité, qui
60 a entraîné des coûts d’emprunts publics plus
faibles dans certains pays, tels que la Fin-
40
lande, l’Allemagne et les Pays-Bas. Ces pays
20 sont connus pour être respectueux des règles
[1]
D’autres pays 0 de discipline budgétaire1.
bénéficient de coûts 2007 2008 2009 2010 2011 2012 2013 2014
d’emprunts stables ou Plusieurs enseignements peuvent être tirés
plus faibles en dépit Allemagne Belgique Espagne Finlande de cette crise de la dette souveraine. Tout
d’un endettement France Grèce Irlande Italie
public croissant, parce
d’abord, il n’y avait aucune discipline de mar-
Pays-Bas Portugal
que leur situation est ché avant la crise. Les écarts de rendement des
moins mauvaise que Source : AMECO. emprunts d’État étaient quasi nuls malgré de
celle des pays les plus
en difficulté. C’est par
fortes disparités nationales dans les niveaux
exemple le cas de la publique, d’un accroissement rapide de l’en- d’endettement public et les performances
France, malgré la perte dettement public, de perspectives médiocres macroéconomiques des pays. Les participants
de sa notation triple A
par Standard & Poor’s en
de croissance économique dans le futur (donc sur les marchés financiers s’attendaient peut-
janvier 2012, par Moody’s de moindres rentrées fiscales ou de plus de être à ce qu’un État de la zone euro ne fasse
en novembre 2012, et par dépenses sociales attendues, et par consé- pas défaut sur sa dette parce qu’il serait ren-
Fitch en juillet 2013.
quent, d’un déficit public anticipé plus élevé), floué. L’histoire leur a donné raison. Cela sug-
2. Taux d’intérêt de long terme (en %)
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Allemagne Belgique Espagne Finlande France


Grèce Irlande Italie Pays-Bas Portugal

Source : Perspectives économiques de l’OCDE, no 97, 2015.

51 CRISE ET RÉFORMES DANS LA ZONE EURO


gère que les règles européennes ne sont pas duit intérieur brut (PIB), y compris l’année
crédibles (notamment, celle de l’interdiction de référence pour l’examen de passage à la
du renflouement d’un État membre). Cepen- monnaie unique. La dette publique a donc
dant, les prêteurs sur les marchés financiers été également sous-estimée. On découvre
ont réagi de manière disproportionnée pen- une manipulation des comptes publics grecs
dant la crise en exigeant des primes de risque (d’aucuns s’offusquent de la tricherie de
excessivement élevées aux États emprunteurs la Grèce), qui repose, entre autres, sur une
perçus comme les plus risqués. comptabilisation erronée des dépenses mili-
taires et une surestimation des bénéfices
Ensuite, il y a eu des effets de contagion
des comptes de la sécurité sociale. Cette
en raison des interdépendances financières
affaire a jeté un doute sur la crédibilité des
fortes entre banques et entre États, non seu-
statistiques européennes, qui sont calculées
lement au niveau national, mais aussi au
à partir des données fournies par les États
niveau de la zone euro dans son ensemble.
membres. Elle a aussi mis en évidence que la
Les banques, qui avaient prêté massivement
Grèce, en truquant les chiffres, a transgressé
à des banques et à des États dans les pays,
volontairement un cadre institutionnel pré-
qui devinrent les plus touchés par la crise
cis : la procédure de déficit excessif, qui fait
(Grèce, Irlande, Portugal et Espagne), étaient
partie des engagements pris par les États
exposées à un risque de pertes élevées. Réci-
membres dans le cadre du Pacte de stabilité
proquement, les États subissaient des coûts
et de croissance, dispose que chaque État
d’emprunt plus élevés (à cause de primes de
membre doit notifier ses chiffres.
risque plus élevées) en se portant garants
des banques (garantie de renflouement). En octobre 2009, le gouvernement grec
Malgré les conditions de refinancement de notifie à Eurostat une révision du déficit
la Banque centrale européenne (BCE) extrê- public pour 2008 à 7,7 % du PIB (au lieu de
mement favorables, des banques ont dimi- 5 % dans la notification d’avril 2009) et un
nué leur activité de crédit ou ont relevé les déficit public prévu de 12,7 % du PIB pour
taux d’intérêt sur les prêts au secteur privé 2009 (contre 3,7 % initialement). La chute
non financier (comme en Grèce et au Portu- de l’activité économique n’explique pas
gal). En conséquence, la politique monétaire toute la détérioration du déficit. Ce nouvel
souple de la BCE était rendue inopérante. épisode d’un manque de fiabilité des sta-
Cela a aussi aggravé les divergences natio- tistiques de finances publiques grecques
nales dans l’évolution de la demande glo- marque le début de la crise grecque, avec
bale. Pour éviter un risque systémique, une une défiance accrue de la part des institu-
solution serait de limiter la part des titres tions européennes, d’États membres ou de
de la dette souveraine d’un État donné dans prêteurs vis-à-vis des gouvernements suc-
le total des actifs d’une banque. cessifs grecs. La notation de la dette sou-
veraine grecque est abaissée, le rendement
exigé sur les obligations émises par l’État
La crise grecque grec augmente fortement (forte hausse de la
prime de risque). Or, vu le poids déjà élevé
La Grèce est membre de la zone euro depuis de la dette publique (115 % du PIB à la fin
2001. Elle n’y est pas entrée dès 1999, car 2009 selon les données communiquées à
elle ne respectait aucun critère de conver- l’époque), la moindre hausse des taux d’in-
gence. En 2004, Eurostat, l’Office européen térêt accroît fortement la charge de la dette,
des statistiques, annonce que les déficits et donc le déficit public et la dette publique.
publics de la Grèce ont été sous-estimés La prime de risque continue alors d’aug-
sur la période 1997-2003, et ont été en réa- menter. C’est une spirale d’endettement
lité supérieurs au critère de 3 % du pro- infernale.

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2015 52


Les déséquilibres macroéconomiques sont un mécanisme d’ajustement beaucoup
plus coûteux pour faire baisser la demande
La politique monétaire de la BCE, centrée de biens et services (dont les importations). À
sur l’objectif de stabilité des prix, a permis défaut de cet ajustement par les prix, un ajus-
le maintien des taux d’intérêt à des niveaux tement par les quantités (chômage) est encore
faibles dans l’ensemble de la zone euro. Pour plus douloureux.
les pays du Sud, qui avaient des taux d’infla-
tion élevés et une monnaie faible dans les
années 1990, l’entrée dans la zone euro s’est Les mesures prises face à la crise
traduite par une forte baisse des taux d’inté-
rêt. Il en a résulté une augmentation de l’en- Face à la crise financière de 2008, le soutien
dettement du secteur privé (dans l’ensemble des gouvernements au secteur bancaire a
des pays sauf en Allemagne), et dans cer- eu un coût budgétaire de 3,9 % du PIB dans
tains pays, la formation d’une bulle immo- la zone euro et de 4,5 % du PIB aux États-
bilière (Irlande, Espagne). L’endettement a Unis3. En Irlande, le gouvernement a décidé
permis de nourrir la demande globale dans de garantir tous les passifs des banques
les années 2000, mais pas nécessairement qui feraient défaut, pendant une période de
des dépenses productives. En effet, le taux deux ans, et de recapitaliser les banques. Le
d’investissement n’a guère augmenté dans coût budgétaire de ce sauvetage a représenté
[2]
Il a augmenté la zone euro sur la période 1999-20072. Cet 40 % du PIB. La crise bancaire s’est ainsi
sensiblement en endettement a été possible grâce à l’emprunt transformée en crise de la dette souveraine
Irlande et en Espagne,
extérieur. Il y a donc eu des entrées de capi- dans ce pays.
mais dans un secteur
surtout : l’immobilier. taux, qui ont financé les dépenses des agents Sur le plan monétaire, les banques centrales
Et l’investissement économiques (État, ménages, entreprises,
public a diminué dans ont abaissé fortement leurs taux directeurs
certains pays (surtout banques) et les déficits extérieurs. Ces der- et ont mis en place des mesures non conven-
au Portugal). Les États niers ont été causés également par des pro- tionnelles pour fournir de la liquidité aux
de la zone euro n’ont
donc pas profité des
blèmes de compétitivité. banques. Cependant, l’intervention de la BCE
conditions monétaires Quand un pays participe à une union moné- n’a pas été si rapide qu’aux États-Unis ou au
favorables pour accroître Royaume-Uni. Les taux directeurs de la BCE
le potentiel productif de
taire, il n’a plus sa propre monnaie nationale.
leurs économies. Si ses coûts salariaux unitaires et ses prix aug- ont même été relevés d’un quart de point en
[3]
mentent plus rapidement que dans les autres juillet 2008, en avril et juillet 2011. Le prin-
Laeven L. et
Valencia V. (2012), pays de l’union, sa perte de compétitivité ne cipal taux directeur n’est quasiment nul
« Systemic Banking provoque pas, par définition, une dépréciation (0,05 %) que depuis septembre 2014. Les taux
Crises Database: an ou une dévaluation de la monnaie nationale. Il d’intérêt de court terme sont tombés à 0,2 %
Update », IMF Working
Paper 12/163. s’ensuit que la hausse des salaires et des prix dans la zone euro en 2013, mais ils étaient à
peut perdurer longtemps et créer des déficits 1,4 % en 2011 contre 0,4 % aux États-Unis et
[4]
Perspectives 0,9 % au Royaume-Uni4. Certes, sur le plan de
commerciaux croissants avant qu’une crise
économiques de l’OCDE,
no 97, 2015. émerge (dette extérieure insoutenable). Les la fourniture de liquidité, la BCE a adopté de
institutions européennes se sont focalisées nouvelles mesures pour prêter aux banques
sur les déficits et dettes publics, alors que et soutenir indirectement les gouvernements
les déficits et dettes extérieurs se sont aussi très endettés des pays en crise. Elle a prêté
fortement aggravés, notamment dans les pays toute la liquidité demandée par les banques,
en crise. Ces derniers ont subi une perte de à des taux de plus en plus faibles, et sur une
compétitivité prix plus ou moins importante durée jusqu’à trois ans. Elle a accepté des
(appréciation réelle). Le problème est que le garanties de moindre qualité dans les prêts
taux de change n’existe plus pour corriger les aux banques, dont des obligations d’État
déséquilibres extérieurs. Il faut donc recou- grecques, et elle a même acheté ce type de
rir à des baisses de salaires et de prix, qui titres sur le marché secondaire, contournant

53 CRISE ET RÉFORMES DANS LA ZONE EURO


3. Solde budgétaire structurel primaire (en % du PIB)
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2009 Moyenne 2010-2014

Source : Perspectives économiques de l’OCDE, no 97, 2015.

ainsi l’interdiction du financement monétaire dans ces pays. Dans les années qui suivent,
direct des déficits publics (article 123 du l’orientation budgétaire est en moyenne
traité de l’Union européenne [UE]). expansive dans ces pays, sauf en Grèce. Le
Les politiques budgétaires ont soutenu la soutien budgétaire à l’économie est plus fort
demande globale via les stabilisateurs auto- aux États-Unis que dans la zone euro. La zone
matiques, c’est-à-dire une baisse des recettes euro a connu deux autres années de récession
fiscales et une hausse des dépenses publiques après 2009, en 2012 et 2013 (pas les États-Unis
(indemnisation du chômage) qui sont sensibles ni le Royaume-Uni). Pire, il n’y a pas eu une
au mauvais état de la conjoncture. Toutefois, orientation budgétaire expansive dans deux
si on examine de près les mesures discré- grands pays de la zone euro, Allemagne et Ita-
tionnaires prises par les gouvernements pour lie, où le solde budgétaire structurel primaire
relancer l’activité, en utilisant l’indicateur du s’est amélioré depuis 2009.
solde structurel primaire, alors on constate Pour répondre à la crise de la dette souve-
que les politiques budgétaires dans la zone raine, des mécanismes d’assistance finan-
euro n’ont guère été expansionnistes, en com- cière ont été créés. Une capacité de prêt de
paraison de l’orientation des politiques bud- 500 milliards d’euros est en principe dispo-
gétaires menées dans d’autres pays de l’Orga- nible pour aider les pays en difficulté, par [5]
Le solde structurel
nisation de coopération et de développement l’intermédiaire du Mécanisme européen de primaire est le solde
budgétaire ajusté des
économiques (OCDE) (voir graphique  3)5. En stabilité (MES) qui a été créé en 2011, et qui fluctuations cycliques
2009, le solde budgétaire structurel primaire a remplacé en 2012, les deux précédents ins- (la partie du solde
s’est fortement détérioré en Grèce, en Irlande, truments créés en 2010, à savoir le Fonds qui ne dépend pas
des stabilisateurs
en Espagne, aux États-Unis et au Royaume- européen de stabilité financière (FESF) et le automatiques) et hors
Uni. Il y a donc eu une relance budgétaire forte Mécanisme européen de stabilité financière paiements d’intérêts.

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2015 54


Montants des programmes d’assistance financière (en milliards d’euros)
En %
Pays Date Prêts bilatéraux FESF MESF MES FMI Total
du PIB

80
Grèce Mai 2010 30 110 49
(zone euro)

Décembre 3,8
Irlande 17,7 22,5 22,5 67,5 41
2010 (Royaume-Uni)

0,6 (Suède)

0,4
(Danemark)

Portugal Mai 2011 26 26 26 78 44


Mars
Grèce 144,7 28 172,7 90
2012
Juin
Espagne 100 100 9
2012
Avril
[6] Chypre 9 1 10 56
Zettelmeyer J., 2013
Trebesch C. et
Gulati M. (2013), Note : le montant des prêts bilatéraux du premier programme d’aide a été réduit de 2,7 milliards d’euros parce que la
« The Greek Debt Slovaquie a décidé de ne pas participer à l’accord, et l’Irlande et le Portugal se sont ensuite retirés lorsqu’ils ont eux-mêmes
Restructuring: An demandé de l’aide.
Autopsy », Economic
Policy, vol. 28, no 75.
(MESF). Dans ce cadre, les pays en difficulté de la dette, de l’ordre de 106 milliards d’euros,
[7]
La dette extérieure ont obtenu une aide sous la forme de prêts soit 55 % du PIB, est sans précédent6. Cepen-
nette, elle, est passée
(voir tableau), qui sont déboursés par plu- dant, cela n’a pas suffi. La dette publique
de 85 % du PIB en 2009
à 132 % du PIB en 2014 sieurs tranches sur une période de trois ans grecque a continué d’augmenter : son mon-
(source : Eurostat). et conditionnés à des mesures nationales de tant est passé de 301 à 317 milliards d’euros
[8]
Le taux d’intérêt
correction des déséquilibres (consolidation entre 2009 et 2014, mais en pourcentage du
implicite sur la dette budgétaire et réformes structurelles). Ces PIB, son poids est passé de 127 à 177 %7. Cela
(rapport des intérêts sur pays ont demandé une aide essentiellement est dû à la récession que l’économie grecque
le montant de la dette)
est, lui, passé de 4,5 % à cause des difficultés de leurs banques, et a subie (chute du PIB de 25 %)8. Bien que les
à 2,2 % sur la période dans le cas portugais, des rendements de plus ajustements budgétaires aient été notables
(source : AMECO). en plus élevés exigés par les prêteurs (effet de (voir graphique 3), ils ont été insuffisants, car
[9]
Artavanis N., Morse A. contagion de la crise grecque). difficiles à réaliser à cause de la chute des
et Tsoutsoura M. (2015), revenus, de l’ampleur de l’économie souter-
En ce qui concerne le cas grec, le gouverne-
« Tax Evasion Across
Industries: Soft Credit ment a demandé une aide internationale en raine (le quart du PIB), de l’évasion fiscale (la
Evidence from Greece », avril 2010, car il ne pouvait plus emprunter sous-déclaration des revenus des professions
Chicago Booth Research indépendantes cause un manque à gagner de
Paper no 12-25.
sur les marchés financiers. Outre les mon-
Leventi C., tants prêtés par les États de la zone euro et recettes de l’ordre de 30 %)9 et d’un manque
Matsaganis M. et le Fonds monétaire international (FMI), la de détermination des gouvernements grecs
Flevotomou M. (2013),
« Distributional
Grèce obtient, en 2012, une restructuration à mener les réformes. Au bout du compte, la
Implications of Tax de sa dette, qui concerne un montant de 199 Grèce fait défaut sur un remboursement de
Evasion and the Crisis milliards d’euros de dette due à 97 % à des 1,6 milliard d’euros dû au FMI le 30 juin 2015.
in Greece », EUROMOD
Working Paper créanciers privés. La décote de la dette (hair- Elle a besoin d’emprunter de nouveau. Mais
no EM17/13. cut) représente jusqu’à 65 %. Cet allègement le premier ministre grec Tsipras s’oppose aux

55 CRISE ET RÉFORMES DANS LA ZONE EURO


conditions du plan d’aide qu’il négocie avec ration d’un semestre européen). En outre,
les créanciers (Commission européenne, BCE, le pacte budgétaire européen de 2012, ou
FMI). Il soumet alors l’acceptation d’un nou- traité sur la stabilité, la coordination et la
veau plan d’aide à un référendum le 5 juillet. gouvernance (TSCG), vise à limiter les défi-
Les Grecs votent non à 61 % des voix. Tsipras cits structurels annuels à 0,5 % du PIB. De
revient à la table des négociations, mais les la flexibilité a finalement été apportée dans
chefs d’État et de gouvernement de l’Euro- l’évaluation des positions budgétaires natio-
groupe sont divisés : au cours de leur réunion nales : en complément des objectifs budgé-
(11-13 juillet 2015), certains acceptent l’idée taires à moyen terme spécifiques aux pays, la
d’un troisième plan d’aide, d’autres évoquent Commission européenne tiendra compte des
une sortie de la Grèce de la zone euro. efforts faits dans le cadre du Plan d’investis-
sement européen, des réformes menées et des
Finalement, un accord est obtenu sur un troi-
conditions conjoncturelles.
sième plan d’aide (de l’ordre de 86 milliards
d’euros). La Grèce devra mettre en œuvre de Par ailleurs, un mécanisme d’alerte a été mis
nouvelles réformes, notamment pour amé- en place dans le cadre d’une procédure de
liorer le rendement des impôts, réduire le déséquilibres macroéconomiques (PDM), qui
coût de l’administration publique et le poids a été adoptée en décembre 2011. Il repose
de l’État dans l’industrie (programme de pri- sur un tableau de bord constitué de 11 indi-
vatisations). cateurs de déséquilibres macroéconomiques
externes et internes, qui permettent de don-
ner une idée sur l’évolution de la compétiti-
Les réformes de la gouvernance vité de l’économie, l’endettement de la nation

économique de la zone euro et du secteur privé, ou le taux de chômage. Des


seuils indicatifs sont fixés pour chaque indi-
Les réformes consistent essentiellement à cateur. La Commission européenne est char-
prévenir les déséquilibres économiques et gée d’alerter les pays qui s’écartent de ces
financiers par une surveillance accrue des seuils et de les inviter à prendre des mesures
politiques économiques et du fonctionne- correctrices. À défaut, des sanctions pour-
ment des économies des pays membres. raient être prises. Ce mécanisme ressemble,
par ses aspects préventifs et dissuasifs, à la
Le Pacte de stabilité et de croissance (PSC)
procédure de déficits publics excessifs, qui
a été réformé en 2011. L’attention avait été,
n’a pourtant pas fait preuve d’efficacité.
jusqu’alors, focalisée sur les déficits publics
et non sur la dette publique. Désormais, si la Une autre stratégie pour la croissance, Europe
dette publique est supérieure à 60 % du PIB, 2020, a été adoptée par le Conseil européen en
l’État concerné doit la réduire de 5 % par an juin 2010. Elle remplace la stratégie de Lis-
en moyenne sur trois ans. De plus, une règle bonne de l’an 2000, qui avait été un échec, dans
de dépenses a été introduite pour maîtriser la la mesure où la majorité des États membres
croissance annuelle des dépenses publiques n’avait pas atteint les objectifs fixés dans le
(hors intérêts de la dette, indemnités de chô- délai prévu (2010). Outre l’échec imputable
mage et dépenses couvertes par des recettes à l’impact de la crise, la méthode de coordi-
affectées). Un ensemble de textes législatifs nation ouverte n’est pas efficace, faute d’élé-
(« six pack ») de novembre 2011 renforce le ments incitatifs. Or, Europe 2020 fonctionne
PSC dans son volet préventif, en exigeant à peu près de la même manière : des indica-
notamment des États qu’ils soumettent pour teurs avec des objectifs sont fixés. Son succès
examen préalable leur projet de budget à la dépendra du bon vouloir des États. Certes, les
Commission européenne avant la discussion fonds structurels sont mobilisés pour aider
parlementaire au niveau national (instau- les États à atteindre les objectifs.

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2015 56


Dans le domaine financier, des autori-
tés de surveillance ont été créées en 2011 Bilan
spécifiquement pour la banque, pour les Les réponses des gouvernements de la zone
[10]
Autorité bancaire marchés financiers, et pour l’assurance10. euro et des institutions européennes à la
européenne (ABE),
Un comité européen du risque systémique crise de la dette souveraine ont été tardives
Autorité européenne
des marchés (CERS) a également été créé. Dans l’en- et insuffisantes. En témoignent trois années
financiers (AEMF), semble, il s’agit de vérifier que les banques de récession. Une restructuration de la dette
Autorité européenne
des assurances
sont suffisamment capitalisées, qu’elles grecque aurait dû être faite dès le début de
et des pensions ne prennent pas des risques inconsidé- la crise. Certes, les programmes d’aide ont
professionnelles rés, et qu’elles sont capables de faire leur fonctionné pour les autres pays : l’Irlande est
(AEAPP).
métier de base, à savoir gérer les dépôts sortie de l’assistance financière en décembre
[11]
Delpla J. et von de la clientèle et octroyer des prêts aux 2013, l’Espagne en janvier 2014, le Portugal
Weizsäcker J. (2010), ménages et aux entreprises. Dans le cadre en juin 2014 et Chypre devrait en sortir en
« The Blue Bond
Proposal », Bruegel de l’Union bancaire, dont le processus de 2016. En termes réels, la croissance du PIB
Policy Brief 2010/3. création a été lancé en 2012, la BCE est est redevenue positive dans les trois premiers
l’instance de surveillance. Outre la surveil- pays : depuis 2013 en Irlande, et depuis 2014
lance des banques, il s’agit d’homogénéiser dans les pays de la péninsule Ibérique.
et de centraliser les modes d’intervention L’adoption du pacte budgétaire européen ne
en cas de faillite bancaire et les conditions garantit pas que les règles budgétaires soient
d’assurance des dépôts. L’Union bancaire plus efficaces, s’il manque au niveau national
est constituée des pays de la zone euro et une autorité indépendante chargée de faire
est ouverte à tous les autres pays de l’UE. en sorte que les engagements soient respec-
Elle s’appuie sur deux mécanismes : le tés. La mise en place d’une union bancaire
Mécanisme de surveillance unique (MSU) pour une régulation commune des banques
et le Mécanisme de résolution unique va dans la bonne direction. Toutefois, il
(MRU). Le premier est entré en vigueur en manque encore des réformes de fond. La zone
novembre 2014. Des tests de résistance des euro n’a toujours pas de budget fédéral. La
plus grandes banques à des chocs ont été proposition d’euro-obligations de Delpla
menés. Celles qui ne passent pas ces tests et von Weizsäcker (2010) a été trop rapide-
sont amenées à se recapitaliser. Le second ment oubliée11. Et un mécanisme d’assurance
mécanisme devrait s’appuyer sur un fonds chômage commun à la zone euro (ou à l’UE)
de résolution unique, destiné à aider des mérite d’être étudié : cela serait un symbole
banques en difficulté, et alimenté par des de solidarité et de citoyenneté européennes.
contributions des banques.

POUR EN SAVOIR PLUS


™ BÉNASSY-QUÉRÉ A. et ™ DE GRAUWE P. (2013), ™ TIROLE J. (2012), « La crise
RAGOT X. (2015), « Pour une « Design Failures in the de l’euro : quelques éléments
politique macroéconomique Eurozone: Can They Be de réflexion sur la réforme
d’ensemble en zone euro », Les Fixed? », London School of institutionnelle », Banque de
Notes du Conseil d’analyse Economics, LEQS Working France, Revue de la stabilité
économique, no 21. Paper no 57/2013. financière, no 16.

57 CRISE ET RÉFORMES DANS LA ZONE EURO


Depuis les années 1970, le système de protection sociale connaît des difficultés croissantes
qui se sont traduites par plusieurs tentatives de réformes, marquées par le développement des
prestations d’assistance financées par l’impôt. La crise récente exerce une pression supplé-
mentaire, à laquelle il est d’autant plus difficile de faire face que l’appartenance à l’Union
européenne impose des règles de finances publiques strictes. Selon Dominique Argoud, si les
pouvoirs publics semblent favoriser l’allègement du coût du travail, la responsabilisation des
prestataires et la privatisation de certaines dépenses sociales, aucune voie de transformation
radicale n’est pour autant arrêtée. La diversification des sources de financement de la protec-
tion sociale semble être privilégiée, avec le risque que soit progressivement remis en cause le
principe de solidarité sur lequel s’est construit l’État providence.
Problèmes économiques

La protection sociale
en contexte de crise
Une imbrication ¥ DOMINIQUE ARGOUD
entre l’économique et le social Maître de conférences, université Paris-Est - Créteil

Dans un pays comme la France, l’écono- le niveau de couverture sociale des travail-
mique et le social sont intimement liés. Ce leurs et de leurs ayants droit. Un tel lien
lien est double. En premier lieu, le système entre la bonne santé économique d’un pays
de protection sociale ne s’est réellement et la protection sociale n’est toutefois pas
développé qu’à partir du moment où le pays automatique : le développement économique
a connu une forte période de croissance éco- ne se traduit pas nécessairement par l’émer-
nomique. Celle-ci a alors permis de dégager gence d’un État providence. Certains pays,
les ressources nécessaires pour abonder les comme les États-Unis par exemple, bien que
diverses institutions et prestations sociales bénéficiant d’un haut niveau de développe-
mises en place essentiellement après la ment économique, n’ont jamais connu une
Seconde Guerre mondiale. La période des forte expansion de leur système public de
Trente Glorieuses symbolise cette phase protection sociale. Cela suppose en effet pré-
d’édification du système de protection alablement l’existence d’un contexte idéo-
sociale en France. Ainsi, la sécurité sociale logique favorable. En l’occurrence, s’agis-
– instituée par les ordonnances des 4 et 19 sant de la France, l’avènement d’une classe
octobre 1945 – a considérablement amélioré moyenne salariée plus encline à bénéficier

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2015 58


d’une protection socialisée, conjugué au suc- tation massive du chômage et, plus tard, à
cès des idées keynésiennes, a contribué à ce l’apparition de situations de précarité. Par
que le développement du social ne soit pas conséquent, le système de protection sociale
considéré comme une charge indue pesant est amené à instituer toujours plus d’alloca-
sur l’économique, mais comme une condition tions destinées à mieux protéger les victimes
pour mettre en œuvre une solidarité garan- de la crise économique, comme par exemple
tissant le bien-être du plus grand nombre. en instaurant des minima sociaux. À cela,
En second lieu, le social est lié à l’écono- s’ajoute le fait que le système de protection
mique par le biais du « compromis salarial » sociale n’était pas encore achevé dans les
tel qu’il s’est forgé au cours du XXe siècle dans années 1970. Il a donc continué à s’étoffer
une société française à dominante indus- pour améliorer la couverture assurantielle
trielle. Comme Robert Castel en a clairement des individus, malgré des ressources deve-
[1]
Castel R. (1995), défini les fondements et la dynamique1, il nues plus rares.
Les métamorphoses de
la question sociale. Une
s’agissait d’un compromis entre le capital et Seconde conséquence de la crise économique,
chronique du salariat, le travail permettant de surmonter les anta- la norme salariale est remise en cause par
Paris, Fayard. gonismes opposant le patronat d’un côté, la l’apparition d’un chômage de masse et, sur-
classe ouvrière de l’autre. En acceptant de tout, de nouvelles formes d’emploi. Ainsi, l’em-
transformer le travail en « emploi », c’est-à- ploi ne s’avère plus protecteur pour une partie
dire en un support visant à arrimer des droits de la population. En l’occurrence, les jeunes,
sociaux, les principales forces sociales enté- les femmes, les seniors, les personnes peu
rinaient l’idée d’une imbrication entre l’éco- qualifiées sont plus affectés par le risque de
nomique et le social. Les salariés perdaient se trouver plus ou moins durablement évincés
leur indépendance vis-à-vis des employeurs, du statut de salarié et donc d’être en situation
mais gagnaient l’assurance de bénéficier d’un de précarité. Contrairement au modèle promu
droit à une couverture sociale. Désormais, la par le compromis salarial, de plus en plus
protection sociale est, pour une part impor- d’individus ne sont plus insérés dans des col-
tante, arrimée à l’emploi. lectifs leur conférant de manière automatique
des droits sociaux. Circonstance aggravante,
l’État providence d’après-guerre, qui est fondé
Une déstabilisation progressive sur un modèle familialiste, n’est pas intrinsè-

du système quement universaliste : il accorde des droits


d’abord à ceux qui travaillent et par exten-
Dès la crise économique des années 1970, sion à leurs ayants droit (souvent le conjoint
les fondements du système articulant éco- et les enfants). Mais, là aussi, les changements
nomique et social se sont trouvés déstabi- affectant la cellule familiale (augmentation
lisés. La décélération du taux de croissance du nombre de familles monoparentales, de
économique a contribué à ce que les recettes familles recomposées…) contribuent à ce que
deviennent moins abondantes pour financer ce modèle perde de sa pertinence.
les dépenses sociales. Commence alors « l’ef-
fet de ciseaux » caractéristique de la crise
financière de l’État providence : alors que Une protection sociale
les recettes permises par une progression
du produit intérieur brut ne sont plus aussi
en expansion malgré la crise
abondantes que par le passé, les dépenses, Si la crise a déstabilisé les fondements sur
elles, continuent de croître à un rythme lesquels reposait le système de protection
beaucoup plus rapide. En effet, la crise éco- sociale en France, ce dernier n’en a pas
nomique engendre mécaniquement de nou- moins continué à se développer. En effet,
veaux besoins, liés notamment à l’augmen- tout se passe comme s’il bénéficiait d’une

59 LA PROTECTION SOCIALE EN CONTEXTE DE CRISE


force d’inertie lui permettant de continuer la crise perdure ? Trois axes semblent guider
à croître indéfiniment afin de colmater les leurs réponses depuis plusieurs décennies.
brèches induites par la crise et, plus globale- Ils ont en commun de chercher à adapter
ment, à faire face aux besoins sociaux crois- le système au contexte de crise, sans toute-
sants caractéristiques des pays développés fois le remettre fondamentalement en cause
(vieillissement de la population, recours plus comme dans les pays qui ont fait le choix d’en
fréquent au système de soins et à des tech- privatiser une grande partie.
nologies coûteuses, etc.). Comme dans tous
les pays développés, la protection sociale a Une dualisation croissante
ainsi joué un rôle majeur d’amortisseur de
la crise en permettant une relative préserva-
de la protection sociale
tion du revenu disponible des ménages. Et il Pour tenir compte de l’exclusion du marché
est vrai que les Français témoignent régu- de l’emploi d’une partie de la population,
lièrement d’un fort attachement au système les pouvoirs publics ont renforcé le proces-
de sécurité sociale, à tel point qu’un pouvoir sus de dualisation du système de protection
politique pourrait difficilement le remettre sociale. D’un côté, les prestations assuran-
radicalement en cause. Les tentatives de tielles continuent de couvrir les travailleurs
réforme donnent d’ailleurs régulièrement et leurs ayants droit selon le principe origi-
lieu à des mouvements de protestation nel de la sécurité sociale, mais, de l’autre,
sociale et politique – par exemple dans le des prestations de solidarité envers les plus
domaine des retraites – car elles sont vécues démunis ont été mises en place afin d’appor-
comme une atteinte aux « acquis sociaux ». ter un filet de protection aux personnes qui ne
Ainsi, aujourd’hui, les dépenses de protection peuvent pas prétendre aux différents droits
sociale n’ont jamais été aussi élevées : elles sociaux couplés à l’emploi. Cette dualisation
atteignent 715 milliards d’euros, soit 33,8 % ne constitue pas en tant que telle une mesure
du produit intérieur brut (PIB)2. Les compa- visant à limiter les dépenses sociales. Elle est [2]
Chiffres 2013, dernière
raisons internationales indiquent même que plutôt la conséquence du découplage entre année connue.

la France se situe parmi les pays ayant le l’économique et le social et donc de l’épuise- [3]
Beffy M. et al., dir.
plus fort taux de dépenses sociales par rap- ment de la synthèse keynésienne. Désormais, (2015), La Protection
une distinction plus nette tend à s’opérer sociale en France et
port au PIB ; seuls la Belgique, le Danemark
en Europe en 2013,
et la Finlande dépassent le seuil des 30 % du entre les prestations correspondant à des édition 2015, DREES,
PIB. Les dépenses sociales continuent d’aug- droits alloués en contrepartie de l’emploi et collection « Études et
statistiques ».
menter à un rythme annuel d’environ 3 %, qui celles qui sont attribuées sous conditions de
est certes bien moindre que celui observé au ressources et sans contrepartie à des popula-
cours de la période 2000-2009 (de l’ordre de tions dans le besoin. Si une telle dualisation
4-5 %), mais supérieur à la croissance éco- permet le maintien du système et de son rôle
nomique qui, elle, est inférieure à 1 % depuis d’amortisseur de la crise, elle n’en ouvre pas
plusieurs années. En particulier, aujourd’hui, moins la porte à une contestation du bien-
les risques vieillesse et maladie absorbent fondé des prestations d’assistance (voir infra).
respectivement 46 % et 37 % de l’ensemble
des dépenses sociales3. Un mode de financement
moins ancré sur le travail
Des pouvoirs publics confrontés Dans le même ordre d’idées, le mode de
à une raréfaction des ressources financement de la protection sociale a pro-
gressivement évolué afin de le rendre moins
Comment les pouvoirs publics parviennent- dépendant du travail. À l’origine, compte tenu
ils à gérer cette situation dans un contexte où du compromis salarial précédemment men-

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2015 60


tionné, la protection sociale était financée en des diverses mesures prises depuis plus
grande partie par des cotisations sociales pré- de vingt ans, on peut citer à partir de 1996
levées sur les salaires. Mais sous la pression l’instauration de lois annuelles de finance-
du chômage et du développement de pres- ment de la sécurité sociale qui autorisent
tations de solidarité, la part des cotisations le Parlement à avoir un droit de regard sur
sociales a eu tendance à diminuer au profit la dynamique des dépenses et des recettes
d’autres types de prélèvements reposant sur de sécurité sociale, ainsi que l’introduction
une assiette plus large que les seuls salaires. d’un objectif national des dépenses d’assu-
Certes, les organismes de sécurité sociale rance maladie (ONDAM). Un autre domaine
sont encore financés à ce jour pour près de de prédilection des politiques de maîtrise des
70 % par des cotisations sociales. Mais en dépenses sociales concerne le risque « vieil-
l’espace de dix ans, la part des impôts est lesse-survie ». Ainsi, plusieurs réformes des
passée de 2 % à 30 % de ce financement. Cette retraites se sont succédé (notamment en
rapide évolution traduit un choix politique, 1993, 2003, 2010) visant à limiter les effets
qui n’est pas propre à la France et qui vise du baby-boom, c’est-à-dire la dégradation du
à transférer une partie du financement de rapport démographique entre actifs et inac-
la protection sociale, notamment les cotisa- tifs. De fait, la modification des paramètres
tions sociales patronales, sur d’autres types ouvrant droit à pension (recul de l’âge de la
de prélèvements plus axés sur les revenus retraite et allongement de la durée d’assu-
quelle qu’en soit la source. L’objectif consiste rance exigible pour une pension à taux plein)
autant à abaisser la part des prélèvements a permis de ralentir le flux des départs à la
affectant le coût salarial du travail qu’à en retraite. Plus récemment, on peut mentionner
élargir l’assiette de financement. Une telle dans le domaine « famille » l’introduction par
évolution a effectivement eu un impact posi- les pouvoirs publics du principe de modula-
tif sur le financement de la protection sociale tion des allocations familiales en fonction du
puisqu’elle a permis ces dernières années une revenu des ménages. Cette mesure est sym-
augmentation des recettes (grâce à la dyna- boliquement importante, car elle indique que
mique induite par les impôts et taxes affec- la politique de maîtrise des dépenses sociales
tés), dont la croissance est désormais supé- peut amener à battre en brèche le caractère
rieure à celle des dépenses. Cela explique que, universaliste de certaines prestations5.
sans supprimer « le trou de la sécu », le déficit
des administrations de sécurité sociale, qui
englobent le régime général, le régime social Vers des réformes
agricole et le régime des indépendants, est
actuellement en diminution, passant sous la plus structurelles du système ?
[4]
Le déficit du régime barre des 10 milliards depuis 20134. L’ensemble des diverses mesures prises ces
général, auquel est
généralement assimilé dernières années par les pouvoirs publics
le trou de la sécurité Une politique de maîtrise a certes contribué à adapter le système de
sociale, se situe toutefois protection sociale à une période de crise éco-
au-delà des 10 milliards. des dépenses sociales
nomique. Néanmoins, elles ne sont pas par-
[5]
Jusqu’à présent, Enfin, de manière récurrente, les pouvoirs venues à corriger « l’effet de ciseaux » qui
les allocations familiales
publics ont tenté, par le biais de différents perdure du fait de l’atonie de la croissance
étaient attribuées
en fonction des charges plans et programmes, de mettre en œuvre une économique. Or, cette situation devient de
de famille sans tenir politique de maîtrise des dépenses sociales. moins en moins tenable car un élément nou-
compte du revenu
des ménages concernés.
Les dépenses de santé ont été les premières veau renforce la pression mise sur la France,
visées par cette volonté, non pas de réduire entre autres, pour mieux gérer ses dépenses
les dépenses sociales, mais d’en contenir la de protection sociale. Il s’agit, depuis la
croissance. Sans reprendre ici la succession signature du traité de Maastricht, de l’enga-

61 LA PROTECTION SOCIALE EN CONTEXTE DE CRISE


gement des pays de l’Union européenne (UE) à incitent un certain nombre d’acteurs sociaux,
limiter leur dette publique à hauteur de 60 % en premier lieu le patronat, à réclamer une
du PIB et leur déficit budgétaire à hauteur baisse plus sensible du poids des cotisa-
de 3 % du PIB. La France connaît aujourd’hui tions sociales. Compte tenu des nombreuses
une situation qui ne lui permet pas de res- politiques d’exonération mises en place ces
pecter de tels engagements. Si les dépenses dernières années, cette revendication peut
de protection sociale ne sont pas seules res- déboucher, outre l’accroissement de la part
ponsables du déséquilibre budgétaire et des impôts et taxes affectés, sur une privati-
financier de la France, il n’en reste pas moins sation d’une partie des dépenses sociales.
qu’elles constituent plus de la moitié des pré-
lèvements obligatoires. Et, plus globalement, Un recours croissant au marché
leur importance est de plus en plus contes-
tée par certains acteurs qui voient là un frein Dans ce cas, il s’agirait de faire supporter
à la compétitivité du pays dans un contexte une partie du coût de la protection sociale
économique mondialisé. Une telle situation sur les citoyens qui devraient se prémunir
s’avère propice à des orientations politiques contre certains risques sociaux en contrac-
moins guidées par une adaptation des prin- tant eux-mêmes une couverture sociale
cipes keynésiens d’après-guerre que par l’in- auprès d’un assureur privé. Cette option,
troduction d’idées à dominante libérale. En très répandue dans un pays libéral comme
effet, le découplage croissant entre l’écono- les États-Unis, commence à prendre forme
mique et le social ouvre la voie à une remise en France à travers le développement des
en cause des fondements même du système de assurances santé complémentaires (non
protection sociale en restreignant progressi- mutualistes) et à des plans d’épargne
vement le périmètre des dépenses socialisées retraite par capitalisation. Face à la dimi-
gérées par les partenaires sociaux. nution progressive du niveau de couverture
publique, un tel scénario ouvrirait un mar-
ché de la protection sociale qui présenterait
Une volonté d’alléger
l’avantage de ne pas peser sur le coût du
le coût du travail travail puisqu’il relèverait d’une respon-
Dans une économie mondialisée, la ques- sabilité individuelle et non d’une dépense
tion de la compétitivité des entreprises et du socialisée.
coût du travail est régulièrement à l’ordre du Pour désigner cette orientation, d’aucuns
jour. Cette question est d’autant plus vive en parlent de l’émergence d’un « marché pro-
France que la part des cotisations sociales vidence », par opposition à un système de
dans le PIB est la plus importante d’Europe. protection sociale qui s’est construit dans
Si l’on inclut l’ensemble des prélèvements le cadre d’un État providence6. Cette notion [6]
Enjolras B. (1995),
obligatoires qui ont pour assiette les reve- traduit également la volonté des pouvoirs Le marché providence.
Aide à domicile,
nus salariaux, c’est 75 % du financement de publics de faire face à la crise de la protec- politique sociale et
la protection sociale qui repose sur des pré- tion sociale en introduisant une régulation création d’emploi, Paris,
Desclée de Brouwer,
lèvements salariaux. Cette donnée, typique de plus en plus concurrentielle susceptible Sociologie économique.
des systèmes à dominante assurantielle (ou d’entraîner une diminution des dépenses
corporatiste-conservateur selon la typologie sociales publiques. Il s’agit pour l’État de
d’Esping-Andersen), explique les mesures favoriser le passage d’une politique régulée
prises ces dernières années afin de modifier de l’offre à une politique de solvabilisation
la structure du financement des dépenses de la demande, voire à un transfert partiel
sociales. Mais au-delà de ces mesures, les des assurances sociales sur le secteur privé.
impératifs de compétitivité et la dégrada- L’État a même introduit ces dernières années
tion de la balance commerciale française des dispositifs qui incitent les entreprises

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2015 62


à devenir elles-mêmes des pourvoyeuses de laquelle il ne peut y avoir de solidarité sans
protection sociale pour leurs propres sala- une contrepartie apportée par l’individu. En
riés en matière de retraite supplémentaire, l’occurrence, toute une série d’incitations
d’assurance maladie complémentaire, etc. sont introduites pour favoriser l’acceptation
d’un emploi ou simplement d’une activité,
La crainte d’une voire pour le contraindre sous peine de sanc-
déresponsabilisation tions. De cette conception très restrictive et
libérale des politiques sociales, vues sous
des bénéficiaires le prisme de leur supposée efficacité éco-
Quant aux exclus qui bénéficient de presta- nomique – en l’occurrence par le biais de la
tions de solidarité, un retournement de l’opi- lutte contre ce que les économistes appellent
nion publique semble sur le point de s’opérer. les trappes à inactivité –, se sont développées
Le baromètre d’opinion publié par la DREES plus largement des politiques d’activation
indique en effet que les Français ont un point des dépenses sociales. Il s’agit alors de « res-
de vue de plus en plus ambivalent sur leur ponsabiliser » l’individu en l’accompagnant
système de protection sociale. Si ces derniers pour qu’il puisse être acteur de son parcours
en sont toujours aussi fiers, ils sont 68 % à de vie et qu’il retrouve une place sur le mar-
estimer qu’il coûte trop cher à la société et ché du travail.
[7]
Source : baromètre qu’il conviendrait de le réformer7. Ainsi, un ***
d’opinion DREES 2014.
tiers des Français estiment que l’État inter-
[8]
Bigot R. et al. (2014), vient trop dans les domaines économiques Si la persistance de la crise engendre de
« En 2014, le soutien et sociaux, ce qui correspond à un double- fortes tensions sur la protection sociale,
à l’État providence
ment depuis 2011. Plus précisément, on note l’avenir n’est toutefois pas écrit. Les débats
vacille », Note de
synthèse, CREDOC, no 11, une sévérité accrue des Français à l’égard qui alimentent depuis plus de dix ans les
septembre. des bénéficiaires de prestations sociales. Par projets de loi visant à apporter une réponse
exemple, 96 % des Français trouveraient nor- aux besoins liés à la dépendance des per-
mal qu’on impose aux demandeurs d’emploi, sonnes âgées témoignent du fait qu’aucun
en échange des prestations qu’on leur verse, choix n’est aujourd’hui en mesure de l’em-
d’accepter les emplois qui leur sont pro- porter sur un autre. Pour l’instant, l’heure
posés ; et 40 % voudraient leur imposer des est plutôt à concevoir des réponses sociales
emplois quels que soient la qualification de hybrides mêlant une logique assurantielle
la personne et le lieu de l’emploi. De même, basée sur le travail, une logique de solida-
afin de maîtriser le coût du système de pro- rité assise sur des ressources fiscales et le
tection sociale, qu’une majorité trouve trop recours à des mécanismes marchands de
élevé, les Français seraient plus favorables protection sociale. Autrement dit, les débats
que par le passé à une restriction des presta- actuels semblent indiquer que l’on se dirige
tions aux seuls cotisants. plutôt vers une hybridation croissante des
sources de financement de la protection
S’ils sont à nuancer, ces indicateurs d’opinion
sociale pour la rendre soutenable dans un
témoignent néanmoins du fait que l’aide aux
contexte de faible croissance économique.
plus démunis commence à être contestée au
Il reste à savoir si un tel modus vivendi ne
motif qu’elle engendrerait une déresponsa-
remettra pas en cause le principe de soli-
bilisation des personnes concernées par les
darité tel qu’il s’est forgé au cours de la
prestations d’assistance8. Ce n’est donc pas
IIIe République et qu’il s’est institué au len-
un hasard si les politiques sociales actuelles
demain de la Seconde Guerre mondiale.
s’inspirent en partie de principes du work-
fare. Cette notion traduit en effet l’idée selon

63 LA PROTECTION SOCIALE EN CONTEXTE DE CRISE


POUR EN SAVOIR PLUS
™ CAHIERS FRANÇAIS chronique du salariat, protection sociale ?,
(2014), Quel avenir pour la Paris, Fayard. Paris, PUF.
protection sociale ?, no 381, ™ DREES (2015), ™ MONTALEMBERT (DE) M. (dir.)
Paris, La Documentation La protection sociale en (2013), La protection
française. France et en Europe en 2013 sociale en France,
™ CASTEL R. (1995), – édition 2015, coll. « Études Paris, La Documentation
Les métamorphoses de et Statistiques », Guillemard française, coll. « Les Notices »,
la question sociale. Une A.-M. (dir.) (2008), Où va la 6e éd.

Que reste-t-il du couple


franco-allemand ?
Comment s’est établi le rapprochement franco-allemand ?
Quelle influence dans une Europe à 28 ?
Quel avenir pour la relation entre la France et l’Allemagne ?

seur émérite
Préface d’ Alfred GROSSER, profes
des Universités à Sciences Po.

du magazine
Cécile CALLA est rédactrice en chef
franco-allemand ParisBerlin.

du
Claire DEMESMAY est responsable
de l’Institut
programme Relations franco-allemandes
).
allemand de politique étrangère (DGAP

184 pages, 9 €

tationfrancaise.fr
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Problèmes économiques SEPTEMBRE 2015 64


Les marchés du travail ont tous été affectés par la Grande Récession, mais l’ampleur et la
nature de ses répercussions ont nettement varié selon les pays. La diversité des institutions
régissant le monde du travail a joué un rôle très important dans les ajustements macroécono-
miques. Ces derniers dépendent essentiellement de trois facteurs : le coût du travail, la nature
et le degré de la protection des emplois et les règles en vigueur dans le domaine de l’assu-
rance chômage. Arnaud Chéron montre ici que la crise a conduit à une profonde remise en
question de ces institutions. Certains pays, comme l’Allemagne, avaient fait ce travail bien
avant la survenue de la récession. Pour les autres, un dénominateur commun se dessine. La
proximité avec le modèle de la flexisécurité est ainsi à souligner, combinant le maintien d’une
relativement bonne protection des chômeurs à une plus grande souplesse attribuée aux
employeurs dans la gestion des flux de salariés.
Problèmes économiques

Les réformes du marché du travail


en Europe : quels résultats ?
et les salaires. Cette diversité des institutions
¥ ARNAUD CHÉRON explique également la disparité des ajuste-
Professeur des universités (Le Mans), directeur du pôle de ments qui s’opèrent selon le type de popu-
recherche en économie de l’EDHEC Business School lation considérée, qu’il s’agisse de la qua-
lification ou de l’âge des travailleurs. De ce
fait, nous mettrons en évidence les multiples
La crise économique qui a éclaté en 2007 facettes caractérisant l’impact de la dernière
s’est propagée à l’ensemble des principaux récession en Europe, dont l’origine se trouve
pays de l’Organisation de coopération et de dans la crise financière des subprimes aux
développement économiques (OCDE), et plus États-Unis.
particulièrement en Europe. Pour autant, Le contexte de cette crise économique
l’ampleur et la nature de ses répercussions s’est d’ailleurs traduit par la volonté de
ont largement différé selon les pays. L’hétéro- certains pays de réformer en profondeur
généité des dynamiques macroéconomiques leurs institutions. Par conséquent, sans
à un choc commun constitue aujourd’hui un chercher à être complètement exhaustif,
[1]
Blanchard O. et phénomène bien identifié. On notera en par- nous souhaitons ici proposer une analyse
Wolfers J. (2000), ticulier les travaux de Olivier Blanchard et de l’incidence de trois grands types d’ins-
« The Role of Shocks titutions sur les ajustements macroécono-
Justin Wolfers (2000)1 soulignant précisé-
and Institutions in
the Rise of European ment que les institutions en vigueur sur le miques, en discutant certaines expériences
Unemployment: the marché du travail (et leur diversité) condi- de réformes mises en œuvre en Europe.
Aggregate Evidence »,
The Economic Journal,
tionnent les canaux de propagation des chocs La question du coût travail, et plus spéci-
mars. macroéconomiques sur l’emploi, le chômage fiquement du salaire minimum sera ainsi

65 LES RÉFORMES DU MARCHÉ DU TRAVAIL EN EUROPE : QUELS RÉSULTATS ?


1. Évolution du PIB

108
Éclatement de Période de rattrapage Période de consolidation budgétaire
la crise des et de relance budgétaire
106 subprime

104

102

100

98

96

94

92

90
2008 2009 2010 2011 2012 2013 2014

États-Unis Allemagne France Royaume-Uni Espagne Italie

Sources : comptabilité nationale, calculs Éric Heyer, mai 2015, audition COE.

discutée. Nous évoquerons ensuite la pro- de rebond des économies, six ans plus tard,
tection des emplois, et les réformes enga- diffère très largement, avec des pays comme
gées par exemple en Espagne ou en Italie. l’Espagne ou l’Italie qui se trouvent encore
Enfin, les enjeux entourant l’assurance chô- plus de 5 % en dessous du niveau de 2008, et
mage seront finalement présentés, en nous l’Allemagne ou le Royaume-Uni environ 3 %
appuyant notamment sur l’expérience des au-dessus de ce niveau. La France, pour sa
réformes Hartz en Allemagne, pour mener à part, apparaît dans une situation intermé-
bien cette discussion. En préambule, nous diaire, la récession à court terme ayant été
proposons une brève présentation synthé- moins importante que chez ses principaux
tique des caractéristiques des marchés du partenaires européens, mais la reprise res-
travail européens depuis la crise. tant aujourd’hui limitée.
Ensuite, se pose la question de la diffusion

Les marchés du travail européens de cette conjoncture macroéconomique sur


le marché du travail. L’indicateur certaine-
depuis la crise ment le plus intéressant est celui du taux
d’emploi qui recouvre à la fois l’évolution
Le graphique 1 prend comme base la créa- du taux de chômage et du taux d’activité. On
tion de richesse (produit intérieur brut [PIB]) notera ainsi dans le tableau ci-après que le
en 2008 pour un panel représentatif de pays, taux d’emploi global en France a été stable
et retrace son évolution depuis cette date. Ce sur la période 2008-2014 (même si le chô-
graphique témoigne du fait que (i) tous ces mage a lui augmenté), la diminution du taux
pays ont été touchés par un épisode fortement d’emploi chez les moins de 55 ans ayant été
récessif entre 2008 et 2009, et (ii) la capacité compensée par la forte progression de ce

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2015 66


Évolution des taux d’emploi par tranche d’âge

15-64 ans 15-24 ans 25-54 ans 55-64 ans

Taux Variation Taux Variation Taux Variation Taux Variation


en % 2008 à en % 2008 à en % 2008 à en % 2008 à
2014-T2 2014 2014-T2 2014 2014-T2 2014 2014-T2 2014

Allemagne 73,4 + 4,0 44,7 – 2,5 83,4 + 3,3 65,2 + 12,8

France 64,5 + 0,0 28,6 – 2,1 80,8 – 1,9 47,1 + 9,5

Espagne 56,0 – 9,2 16,5 – 20,1 67,5 – 9,1 44,0 – 1,2

Italie 55,7 – 2,6 15,7 – 8,5 67,8 – 6,1 45,8 + 12,7


Sources : Eurostat, calculs Éric Heyer, mai 2015, audition COE.

taux chez les 55-64 ans, comme résultat des Le niveau de ce dernier est en effet un déter-
dernières réformes du système de retraites minant essentiel de la demande de travail, et il
favorisant l’activité à un âge plus tardif. Sur est vrai que les études à disposition suggèrent
cette période, seule l’Allemagne a en fait vu une élasticité conséquente de l’emploi par rap-
son taux d’emploi global progresser signi- port au coût du travail, par ailleurs d’autant
ficativement, avec une dynamique positive plus élevée que l’on s’intéresse à des niveaux
du marché du travail pour les travailleurs de de rémunération faibles ou à des catégories de
25 ans et plus. En revanche, l’Italie, et sur- population plus particulièrement sensibles à
tout l’Espagne, présentent des statistiques ce coût (comme les seniors), l’élasticité pou-
[2]
Une diminution de d’emploi particulièrement mauvaises. vant aller jusqu’à 22. L’impact ainsi mesuré tra-
1 % du coût du travail
serait ainsi responsable Cette disparité importante des ajustements duit non seulement une certaine incidence du
d’une augmentation du marché du travail est pour partie le résul- coût du travail sur les embauches, mais aussi,
de l’emploi de 2 % (ou
tat de différences institutionnelles, tradui- pour ne pas dire surtout, son incidence sur le
limiterait la baisse
de l’emploi dans un sant en amont des choix politiques et éco- maintien en emploi (via son effet sur la hausse
contexte récessif). Selon nomiques, comme par exemple les réformes ou la baisse du nombre de destructions d’em-
les études, l’élasticité plois). D’autres types de coût, comme ceux de
de la demande de
Hartz entre 2003 et 2005 (sur lesquelles nous
travail à son coût est reviendrons), qui, à l’initiative de Gerhard recrutement ou de formation, interviennent en
généralement comprise Schröder, ont principalement visé à inci- effet tout autant dans la décision d’embauche
entre 1 et 2.
ter les chômeurs à la recherche d’emploi et par l’employeur, alors qu’ils ne rentrent pas en
à favoriser un placement plus efficace des ligne de compte s’agissant de la décision de
demandeurs d’emploi. En aval, elles ont conserver un travailleur en place.
conduit des pays comme la France, mais sur- Le coût du travail dépend de multiples fac-
tout l’Espagne et l’Italie à mettre en œuvre teurs. Directement, il est fonction du niveau
des réformes structurelles, notamment en d’un éventuel salaire minimum (tel que le
matière de protection des emplois. Salaire minimum interprofessionnel de crois-
sance [SMIC], en France) ou des cotisations

La question du coût du travail sociales (de la fiscalité du travail au sens


large) ; mais aussi indirectement il est condi-
et du niveau du salaire minimum tionné par la générosité du système d’assu-
rance chômage ou même du degré de protec-
Un des premiers facteurs souvent invoqué tion des emplois qui tous deux altèrent la
pour expliquer des mauvaises performances disponibilité des travailleurs à accepter des
en matière d’emploi est celui du coût du travail. modérations salariales.

67 LES RÉFORMES DU MARCHÉ DU TRAVAIL EN EUROPE : QUELS RÉSULTATS ?


2. Évolution du coût salarial unitaire
120

115

110

105

100

95

90

85

80
1999 2000 2001 2002 2003 2004 2005 2006 2007 2008 2009 2010 2011 2012 2013 2014

Espagne Portugal Italie Pays-Bas France Allemagne

Note : le coût salarial unitaire correspond au coût salarial total (salaire moyen/tête multiplié par le nombre de salariés)
divisé par les quantités produites.
Sources : Commission européenne, calculs Éric Heyer, mai 2015, audition COE.

Dans la plupart des pays européens, et notam- surance chômage, ont largement favorisé les
ment en France, le coût du travail ne s’est pas modérations salariales dans la période pré- [3]
Il est ici fait référence
ajusté face à la baisse du PIB, contrairement à cédant la survenue de la crise. Par ailleurs, aux chiffres de 2010,
synthétisés dans
ce qui a été observé aux États-Unis. La France l’instauration d’un salaire minimum (horaire) la récente étude de
possède aujourd’hui le 4e salaire minimum le au niveau national n’est effective que depuis l’OCDE (novembre
plus élevé au monde (derrière le Luxembourg, le 1er janvier 2015 (8,5 euros de l’heure contre 2013) intitulée
« France. Redresser la
l’Australie et les Pays-Bas). Depuis le milieu 9,61 euros en France). Au bilan, le coût salarial compétitivité ».
des années 1990, les gouvernements succes- moyen horaire en Allemagne demeurait ainsi
[4]
sifs ont fait le choix d’imposer un revenu mini- sensiblement inférieur à celui en France : Le coin salarial donne
une mesure de l’écart
mum du travail élevé, près de 60 % supérieur 28,7 euros contre 32,3 euros (Ciornohuz et entre le coût du travail
à la moyenne de l’OCDE, et parallèlement de Darmet-Cucchiarini 20146). pour l’entreprise et le
maintenir, voire de renforcer, les exonérations salaire réel net perçu
La fixation d’un salaire minimum à un niveau par l’employé.
de charges sur les bas salaires. Malgré ces allé- relativement élevé constitue un choix poli-
[5]
gements, la France reste au 4e rang mondial en tique dont les enjeux sont clairement établis. OCDE (2014), Les
réformes structurelles :
termes de coût horaire net3. Plus récemment, En garantissant un revenu plancher du travail impact sur la croissance
un rapport de l’OCDE indique néanmoins que suffisamment élevé, les inégalités salariales et options pour l’avenir,
la réduction du coin salarial4 permise par le sont réduites. Le poids accordé à cet argument octobre.
crédit impôt compétitivité et le Pacte de res- d’équité dépend toutefois de sa contrepartie [6]
Parallèlement, en
ponsabilité pourrait être responsable d’une en termes d’optimalité économique, au travers Allemagne, l’essentiel
augmentation de 0,1 point du rythme de crois- notamment de l’emploi et de la productivité,
des ajustements se
sont en fait opérés via
sance annuelle5. qui tous deux conditionnent la création de la baisse des heures
En Allemagne, les lois Hartz au début des richesse (le PIB). Les études macroéconomiques travaillées par tête, avec
un développement du
années 2000, qui ont notamment fortement et économétriques menées notamment sur le temps partiel et des
durci les modalités d’accès au régime d’as- cas français indiquent que le niveau du salaire minijobs.

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2015 68


minimum aurait des effets de sens opposés sens large) sur l’emploi : plus ils sont éle-
sur ces deux indicateurs : il existe un arbi- vés, moins il y a de destructions, mais éga-
trage entre emploi et productivité. Une baisse lement moins il y a de recrutements du fait
du salaire minimum contribue – toutes choses des coûts de séparation anticipés qui globa-
égales par ailleurs – à diminuer la productivité lement alourdissent le coût du travail. Dans
du travail car elle conduit à une intensification une perspective d’interaction avec les chocs
des mobilités d’emploi à l’emploi des travail- macroéconomiques, conformément à l’ana-
leurs qui cherchent des opportunités de rému- lyse d’O. Blanchard et J. Wolfers, dans des
nérations supérieures. Les démissions sont pays où la protection des emplois est impor-
ainsi plus fréquentes et de ce fait les durées tante, il peut en résulter un certain amortis-
d’emploi anticipées et l’horizon de rentabilisa- sement des effets en emploi d’une conjonc-
tion des investissements spécifiques (notam- ture récessive, mais avec comme revers de
ment en formation) réalisés par les employeurs la médaille un retardement des bienfaits en
se trouvent réduits. Ces derniers ont donc rela- emploi d’une reprise économique.
tivement moins intérêt à investir dans le capi- À un deuxième niveau, il a été démontré que la
tal humain de leurs salariés, ce qui pèse globa- protection des emplois a des effets différenciés
lement sur la productivité du travail. en fonction de l’âge des travailleurs8. Des coûts
Au final, la recherche (complexe) du bon com- de licenciement élevés profitent aux travail-
promis entre emploi et productivité, maxi- leurs en place (insiders), et donc particulière-
misant la création de richesse, suggère qu’il ment aux seniors, alors qu’ils peuvent s’avérer
existerait un niveau optimal du SMIC. En très pénalisants pour l’insertion des jeunes.
France, celui-ci serait sensiblement inférieur, Avant même de savoir si l’emploi sera durable
[7]
Chéron A., Hairault de l’ordre de 10 % à celui pratiqué7. ou non, la question posée pour ces derniers
J.-O. et Langot F. (2005), est en effet celle de l’accès au premier emploi.
« La baisse des charges
en France. Un bon
compromis entre emploi Quelles réformes de la protection Donc, tout ce qui pèse sur les embauches,
même s’il existe une contrepartie positive en
et productivité », Revue
française d’économie,
vol. 19.
des emplois ? termes de maintien en emploi, s’avère forte-
ment coûteux pour l’emploi des jeunes.
La problématique des enjeux économiques Enfin, une dernière facette concernant la
[8]
Chéron A., Hairault
entourant la législation en matière de pro- protection des emplois concerne l’éventuelle
J-O. et Langot F. (2011),
« Age-Dependent tection des emplois n’est pas nouvelle. Si elle dualité du système, qui peut combiner des
Employment revient de manière récurrente, c’est essentiel- contrats précaires à des contrats permanents
Protection »,
The Economic Journal,
lement parce que ces enjeux sont de taille, et fortement protégés ; le principal exemple en
vol. 121. qu’il existe une grande diversité de pratiques la matière est le cas français où coexistent
selon les pays. L’indicateur proposé par des contrats à durée déterminée (CDD) et des
l’OCDE permet une mesure agrégée du degré contrats à durée indéterminée (CDI) avec un
de protection des emplois allant de 0 à 3,5 : effet de seuil important dans le degré de pro-
aux États-Unis cet indicateur équivaut à 0,3 tection des emplois attaché à ces contrats. La
et est donc proche de 0 comme dans la plu- double incidence d’un tel système est, d’une
part des pays anglo-saxons (Royaume-Uni, part, qu’il génère une surreprésentation des
Canada…), alors qu’il atteint 2,4 en France et CDD dans les embauches (80 % en France),
même 2,9 en Allemagne. et, d’autre part, qu’il conduit à une difficile
Il faut dire aussi que cette problématique conversion des CDD en CDI conduisant une
est d’autant plus prégnante que l’impact de certaine frange de la population à alterner
la protection des emplois n’est pas trivial. périodes de chômage et emplois en CDD,
Tout d’abord, à un niveau purement agrégé, avec des travailleurs se trouvant exclus des
il n’y a pas d’évidence complètement éta- emplois stables. Une des solutions consiste à
blie des effets des coûts de licenciement (au atténuer cette dualité, en réduisant la protec-

69 LES RÉFORMES DU MARCHÉ DU TRAVAIL EN EUROPE : QUELS RÉSULTATS ?


tion sur les CDI, par exemple via un système En France, la loi de sécurisation de l’emploi
de droits progressifs. de juin 2013 s’est également inscrite dans
Sur la base de cette analyse, différentes cette perspective : elle définit une grille pour
réformes ont été menées en Europe dans une les indemnités de licenciement, destinée à
logique globale de flexisécurité inspirée du servir de référence durant la première phase
modèle danois, où la protection de l’emploi de conciliation prud’homale. Plus récemment,
est finalement réduite (proche des économies la loi Macron pour la croissance et l’activité,
anglo-saxones) mais la protection des chô- qui entre en vigueur, comporte plus d’une
meurs (l’assurance chômage) maintenue à un centaine d’articles, et sept d’entre eux intro-
niveau conséquent. Ce fut le cas des expé- duisent une nouvelle refonte du cadre légis-
riences récentes en Espagne, en Italie et dans latif entourant la protection des emplois. Ce
une certaine mesure également en France. sont les licenciements économiques collectifs
qui sont visés. Les mesures proposées intro-
Concernant l’Italie, Andrea Bassanini ana-
duisent une plus grande souplesse accor-
lyse les différentes réformes de la protection
dée à l’employeur dans la mise en œuvre de
de l’emploi récemment mises en œuvre9. Ini- [9]
Bassanini A. (2015),
ces licenciements (libre choix du périmètre « 4 Years of Employment
tialement, la légitimité du licenciement repo-
des critères d’ordre de licenciement, pas de Protection. Reforms
sait sur une définition très restrictive, avec in Italy (2012-2015) »,
contrôle administratif pour des licenciements
des contraintes et des coûts importants pour présentation au Conseil
de moins de dix personnes en trente jours…). d’orientation de l’emploi
l’employeur en cas de licenciement abusif
Si depuis 2008 on a noté une diminution de du 16 juin 2015.
avéré. La réforme de la protection de l’emploi
près de 25 % du nombre de recours auprès
a consisté à libéraliser le recours aux contrats
du conseil des prud’hommes, un récent rap-
à durée déterminée dont la prévalence dans les
port du ministère des Finances souligne qu’il
embauches est passée de 60 % en 2006-2007 à
demeure une « judiciarisation » importante
70 % en 2011-2012. Le décret Poletti (mars 2014)
des licenciements : 30 % des licenciements
accroît les possibilités d’utilisation et de renou-
induisent un recours par le salarié, seuls
vellement des contrats à durée déterminée. De
5,5 % sont résolus à l’issue de la procédure de
même, les Jobs Act (à l’autonome 2014) intro-
conciliation, et 60 % des décisions prises en
duisent un contrat à droits progressifs avec des
première instance ont donné lieu à un appel.
facilités de licenciement pendant trois ans, et
Cela se traduit notamment par une durée des
une suppression des contributions à la sécurité
procédures de quinze mois en moyenne en
sociale pour toute nouvelle embauche en CDI
2012 (contre douze mois en 2004).
également durant les trois premières années.
Globalement, l’essentiel de ces mesures vise
En Espagne, la réforme du marché du travail
donc à favoriser la création d’emplois perma-
en 2012 a profondément modifié le système de
nents, en sécurisant les conditions de rup-
protection de l’emploi (précisons que ce mar-
ture du contrat de travail du point de vue de
ché est caractérisé par des CDD représentant
l’employeur. Comme nous avons pu l’évoquer,
un tiers du stock d’emplois, proportion près
les premiers bénéficiaires de ces mesures
de trois fois supérieure à la situation fran-
devraient être les jeunes, avec une insertion
çaise). Cela s’est traduit par la suppression de
sur le marché du travail facilitée. De même,
l’autorisation administrative de licenciement,
cela pourrait favoriser à l’avenir le rebond
la réduction des compensations financières en
des économies suite à des épisodes récessifs.
cas de remise en cause du caractère équitable
du licenciement, et la création d’un nouveau
contrat permanent avec une période d’essai
étendue à un an. Cela a significativement
Les réformes de l’assurance chômage
réduit le niveau de protection des emplois sur Le système d’indemnisation chômage et son
les contrats à durée indéterminée, même s’il degré de « générosité » constituent une des ins-
demeure parmi les plus élevés au monde. titutions principales caractérisant le système

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2015 70


de protection sociale d’une économie. Par là cette lignée, avec par exemple en 2006 la durée
même, il conditionne le fonctionnement des maximale d’indemnisation pour les moins de
marchés du travail. L’indemnisation du chô- 55 ans qui a été ramenée de vingt-six mois à
mage renvoie à trois dimensions : ses critères douze mois (de trente-deux à dix-huit pour les
d’éligibilité, sa durée (dégressivité), et son mon- 55 et plus). Le bilan global de ces mesures est
tant. La combinaison de ces trois dimensions positif, avec un taux d’emploi qui a progressé
permet de calculer un taux de remplacement de près de 10 points (selon le rapport Trésor-
moyen brut. Si on y ajoute les variations de Éco no 110, mars 2013), même si la création
transferts (ou moindre fiscalité), on aboutit à d’emplois repose fortement sur des contrats
un taux de remplacement net. Ce dernier équi- dits atypiques (emplois intérimaires, emplois
vaut en moyenne à 65 % en France contre plus à temps partiel), la générosité réduite de l’as-
de 70 % par exemple au Danemark, et environ surance chômage favorisant l’acceptation de
50 % au Royaume-Uni et aux États-Unis. tels emplois.
Les enjeux sont ici assez « simples » : com-
ment amortir les baisses de revenus induits
par les périodes de chômage sans pour autant Conclusion
réduire les incitations à la reprise d’emploi, On le voit, les marchés du travail en Europe
et conduire à un allongement des délais ont fait l’objet de multiples réformes, qui pour
d’embauche ? Toute baisse du ratio de rem- des pays comme l’Allemagne ont été mises en
placement, via la réduction du montant, de œuvre bien avant la survenue de la crise. Pour
la durée d’indemnisation ou une plus grande d’autres, comme l’Espagne, l’Italie et dans une
dégressivité stimule la reprise d’emploi au moindre mesure la France, c’est précisément
prix d’une moindre assurance. Par exemple, l’épisode récessif qui a conduit à une remise
il a été montré qu’une hausse de 10 % de la en cause en profondeur des institutions en
durée d’indemnisation augmente de 2 % à 4 % vigueur sur le marché du travail. Même si les
[10]
Le Barbanchon la durée de chômage10. mesures adoptées reflètent certaines spéci-
T. (2013), « L’impact
de la générosité de En matière de réforme en Europe, on peut ficités des économies en question, il semble
l’assurance chômage sur s’attarder sur les réformes Hartz entre 2003 qu’une ligne directrice commune se dessine,
la durée du chômage et et 2005 mises en œuvre en Allemagne, qui ont
sur la qualité de l’emploi
reflétant une certaine proximité avec le modèle
retrouvée », Notes de fait date. L’objectif affiché était d’inciter à la danois dit de flexisécurité, et caractérisé par le
l’Institut des politiques recherche d’emploi les chômeurs et de favo- maintien d’une relativement bonne protection
publiques, avril 2013. riser un placement plus efficace des deman- des chômeurs combinée à une plus grande
deurs d’emploi. Cela s’est concrétisé notam- souplesse octroyée à l’employeur dans la ges-
ment par (i) la nécessaire justification par le tion de ses postes de travail (moindre protec-
demandeur d’emploi du caractère légitime tion des emplois). Reste à voir à moyen terme
du motif de refus d’une offre (sous peine de si ces mesures auront le succès attendu.
sanction), et (ii) des critères d’éligibilité plus
stricts. Il s’en est suivi d’autres réformes dans

POUR EN SAVOIR PLUS


™ CAHUC P. et ZYLBERBERG A. « Comment l’évolution des ™ KRAMARZ F. et al. (2012),
(2011), Le Marché du travail, coûts salariaux unitaires Les Mutations du marché du
De Boeck Supérieur. en France se situe-t-elle par travail allemand, rapport du
™ CIORNOHUZ C. et DARMET- rapport aux partenaires de la Conseil d’analyse économique,
CUCCHIARINI M. (2014), zone euro ? », Lettre Trésor- no 112.
Éco, no 134, septembre.

71 LES RÉFORMES DU MARCHÉ DU TRAVAIL EN EUROPE : QUELS RÉSULTATS ?


L’Union européenne est particulièrement exposée en son sein à la concurrence fiscale dans la
mesure où il s’agit d’une zone économique très intégrée. Quelle est toutefois son ampleur et
comment a-t-elle évolué depuis la crise ? Amélie Barbier-Gauchard commence par faire le
point sur les facteurs susceptibles d’accroître ou de diminuer la concurrence fiscale, à savoir
l’hétérogénéité des systèmes de prélèvements obligatoires et la mobilité des facteurs de pro-
duction. Depuis 2008, la mobilité du travail a progressé, ce qui peut pousser cette concurrence
à la hausse. La mobilité du capital a au contraire régressé. L’auteur analyse ensuite les diffé-
rentes voies pour faire face à la concurrence fiscale.
Problèmes économiques 

Concurrence fiscale :
où en sommes-nous ?
Depuis 2008, l’assainissement des finances ¥ AMÉLIE BARBIER-GAUCHARD
publiques, notamment dans le cas français, est
au cœur du débat public. Face à ce défi, deux Maître de conférences, université de Strasbourg
options, non exclusives, existent pour les pou-
voirs publics : réduire les dépenses publiques (le travail et le capital). Plus les différentes
ou accroître la fiscalité. La seconde option ne entités sont intégrées (l’intégration peut être
peut toutefois être envisagée sans considérer commerciale, financière, monétaire…), plus
l’environnement européen dans lequel évolue cette concurrence fiscale risque d’être pro-
la France, un environnement marqué par une noncée, puisque la mobilité des facteurs de
intensification de la concurrence fiscale. production en sera facilitée.
Il y a concurrence fiscale dès lors que les sys- Ainsi, pour que la concurrence fiscale existe,
tèmes fiscaux sont en compétition. La concur- deux conditions doivent être réunies. Il faut
rence fiscale peut donc exister à tous les tout d’abord que les systèmes fiscaux soient
niveaux de la décision publique : aussi bien relativement différents d’une entité à l’autre
entre les communes françaises, les départe- (on parle d’hétérogénéité des systèmes fis-
ments, les régions, mais aussi entre les États caux). Il faut ensuite que les facteurs de
membres de l’Union européenne (UE). La production que sont le travail et le capital
concurrence fiscale s’exerce donc entre dif- puissent se déplacer lorsque les systèmes
férentes entités bénéficiant de la prérogative fiscaux voisins leur sont plus favorables.
de lever l’impôt, qui tentent de renforcer leur Nous étudierons successivement la vali-
attractivité en modulant leur fiscalité pour dité de ces deux conditions dans le contexte
attirer les facteurs mobiles de production européen.

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2015 72


ZOOM tirer un avantage économique, notamment
en termes de compétitivité. Dans tous les
cas, cet allègement de la fiscalité sur les
INTÉRÊTS ET LIMITES DE facteurs mobiles se traduit par une diminution

LA CONCURRENCE FISCALE des ressources des États qui conduit soit


à réduire les dépenses publiques, soit à
La concurrence fiscale peut encourager les creuser les déficits. De façon générale, la
États à maîtriser leur fiscalité et ainsi leurs concurrence fiscale représente une menace
dépenses. Elle peut par ailleurs permettre aux non négligeable pour le niveau et la qualité
pays d’améliorer leur situation économique des biens et services publics. Dans le cas
ou de favoriser certains secteurs d’activité contraire, pour maintenir ses ressources
(recherche et développement, développement publiques constantes, les pays peuvent être
durable, etc.) selon les impôts ciblés. En tentés d’alourdir la fiscalité sur les facteurs
d’autres termes, la concurrence fiscale peut immobiles. La concurrence fiscale peut
être l’élément déclencheur d’une profonde également engendrer une fuite des capitaux
réflexion sur l’utilisation et l’efficacité des dans les pays les moins attractifs fiscalement,
politiques publiques. En ce sens, elle peut vidant leur économie des fonds nécessaires,
s’avérer bénéfique, même si elle n’est pour mais aussi une fuite des talents (investisseurs,
l’instant pas suffisamment pressante sur les entrepreneurs, voire chercheurs, artistes
États pour être, à elle seule, à l’origine de ces ou sportifs). Elle peut en effet produire
évolutions. des externalités négatives horizontales ou
verticales. En effet, les décisions d’un acteur
En revanche, la concurrence fiscale
influent sur les décisions des autres acteurs.
peut également s’accompagner d’effets
Ces externalités sont dites horizontales
dommageables. Elle conduit tout d’abord
lorsqu’il s’agit d’acteurs de même niveau (des
à une pression à la baisse sur les taux
États par exemple) et verticales lorsqu’il s’agit
d’imposition pesant sur les facteurs les plus
d’acteurs de niveaux hiérarchiques différents
mobiles. Dans ce cas, elle conduit au dumping
(un État et une région par exemple).
fiscal, qui peut également prendre la forme
d’un dumping social. En d’autres termes, la concurrence fiscale
n’est pas nécessairement néfaste mais elle
Le dumping fiscal consiste pour un État à
doit être soigneusement contrôlée pour ne pas
pratiquer une pression fiscale plus faible
produire d’effets trop dommageables.
que ses voisins. Le dumping social consiste
quant à lui à dégrader, de façon plus ou moins
délibérée, le droit social en vigueur afin d’en Amélie Barbier-Gauchard

Les systèmes fiscaux raît que les systèmes fiscaux sont très diffé-
rents d’un État membre à l’autre.
sont-ils si hétérogènes dans l’UE ? Des taux de pression fiscale
La manière la plus courante de comparer les
très différents
fiscalités nationales consiste à analyser des
[1]
Voir Commission
indicateurs globaux comme la pression fis- Le taux de pression fiscale mesure le poids
européenne (2014), cale et la structure de la fiscalité. Ces don- des prélèvements obligatoires (impôts et
Taxation Trends in nées sont fournies par l’Organisation de coo- cotisations sociales obligatoires) dans le
the European Union,
Eurostat Statistical
pération et de développement économiques produit intérieur brut (PIB). Il a connu une
Books. (OCDE) ou par Eurostat1. Dans l’UE, il appa- hausse tendancielle dans tous les pays de

73 CONCURRENCE FISCALE : OÙ EN SOMMES-NOUS ?


1. Niveau et nature des recettes fiscales dans les États membres de l’UE

Recettes fiscales Recettes fiscales par grands types d’imposition


en % du PIB en % des recettes fiscales totales*

Travail Consommation Capital


2002 2011 2012 2002 2011 2012 2002 2011 2012 2002 2011 2012
UE28** 38,8 38,8 39,4 50,8 50,9 51,0 28,8 28,9 28,5 20,7 20,4 20,8
UEM18** 39,5 39,5 40,4 53,0 53,3 53,3 27,4 27,3 26,8 19,8 19,8 20,2
Belgique 45,2 44,2 45,4 54,9 54,8 53,9 24,2 24,1 23,7 20,6 20,8 22,0
Bulgarie 28,5 27,3 27,9 41,8 33,8 32,9 41,6 51,9 53,3 18,0 14,3 13,8
Rép. tchèque 34,6 34,8 35,0 52,9 51,9 51,7 27,9 32,9 33,4 19,3 15,2 14,9
Danemark 47,9 47,7 48,1 54,5 51,3 51,0 33,0 31,5 31,0 12,8 17,8 18,4
Allemagne 38,9 38,5 39,1 60,7 58,0 56,6 26,8 28,2 27,8 12,5 15,8 15,9
Estonie 31,0 32,3 32,5 54,5 52,1 51,0 38,4 41,3 41,9 7,1 8,8 7,1
Irlande 28,3 282 28,7 35,3 43,0 42,7 38,8 34,8 34,8 28,0 22,2 22,5
Grèce 33,7 32,4 33,7 38,3 36,5 41,9 38,7 38,6 38,3 25,0 25,0 21,8
Espagne 34,1 31,8 32,5 48,1 55,0 53,0 27,7 28,8 20,5 25,7 20,9 22,9
France 43,3 43,7 45,0 51,5 52,3 52,3 28,2 25,2 24,7 22,9 23,2 23,8
Croatie 37,9 35,3 35,7 38,9 41,4 40,7 50,5 47,3 49,1 10,7 11,3 10,3
Italie 40,5 42,4 44,0 49,9 52,0 51,1 26,1 25,3 24,7 23,9 22,7 24,2
Chypre 30,9 35,3 35,3 32,5 35,7 37,1 38,5 38,2 38,8 29,0 28,1 28,1
Lettonie 28,8 27,6 27,9 51,7 50,0 49,0 38,7 38,3 38,4 11,8 11,7 12,8
Lituanie 29,1 27,4 27,2 50,8 46,4 48,5 40,1 41,1 39,8 9,7 12,7 13,9
Luxembourg 39,3 38,2 39,3 38,5 44,2 44,3 27,3 27,8 28,1 342 28,0 27,5
Hongrie 38,0 37,3 39,2 50,3 47,3 40,4 37,0 39,1 40,0 12,8 13,8 13,5
Malte 30,0 33,0 33,8 36,9 33,5 34,6 39,3 40,2 38,8 23,8 28,3 28,8
Pays-Bas 37,7 38,6 39,0 49,7 58,3 57,5 30,2 28,8 28,3 20,1 14,9 14,2
Autriche 43,6 42,2 431 55,2 58,7 57,4 28,5 27,9 27,6 18,5 15,6 15,2
Pologne 32,7 32,3 32,5 41,1 38,4 40,4 38,3 39,1 36,3 23,7 22,9 23,7
Portugal 31,4 33,2 32,4 37,7 41,7 41,4 38,1 36,6 37,4 242 21,6 21,1
Roumanie 28,1 28,4 28,3 43,9 39,3 40,0 38,9 44,2 45,1 172 16,4 15,0
Slovénie 37,8 372 37,6 54,3 52,2 52,5 38,1 37,3 37,9 9,7 10,8 9,8
Slovaquie 33,0 28,6 28,3 45,8 44,1 45,4 32,7 38,2 33,4 21,4 19,7 21,2
Finlande 44,7 43,7 44,1 52,2 52,3 53,2 29,9 32,3 32,4 17,9 15,4 14,3
Suède 47,5 44,4 44,2 02,5 57,5 58,8 28,7 28,9 28,4 10,8 13,7 13,0
Royaume-Uni 34,8 35,8 35,4 38,6 39,1 38,9 33,0 33,2 33,8 28,4 27,7 27,4
Islande 35,2 35,9 36,8 *** *** *** 37,8 34,8 35,0 *** *** ***
Norvège 43,1 42,7 42,2 43,2 40,7 41,5 29,7 25,8 25,7 27,1 33,5 32,8
* La somme des proportions peut être supérieure à 100 % dans les États membres où un enregistrement des montants mis
en recouvrement mais non collectés est choisi pour la régularisation de la comptabilité d’exercice. Veuillez également vous
référer aux notes méthodologiques de l’annexe B de la publication « Taxation trends » sur les tendances de la fiscalité dans
l’UE.
** Les agrégats UE 28 et UEM 18 sont calculés comme des moyennes pondérées par le PIB des États membres.
*** Données non disponibles.

Source : Commission européenne (2014).

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2015 74


1. Taux de pression fiscale dans l’UE 28 calité de l’activité considérée et la base impo-
et l’UEM 18 depuis 2002 sable. De façon générale, les taux les plus
(recettes fiscales en % du PIB) faibles se retrouvent dans les États membres
40,5
où le poids de la fiscalité est le plus faible.
40,0
39,5
La taxation du travail, principale
39,0
38,5 source de recettes fiscales
38,0
02 03 04 05 06 07 08 09 10 11 12 13
Que ce soit pour la taxation du travail ou la
20 20 20 20 20 20 20 20 20 20 20 20
taxation du capital, le clivage entre Europe de
UE28 UEM18
l’Ouest et Europe de l’Est est très net.
Source : Eurostat.
La taxation du travail est essentiellement
composée des impôts sur le revenu et des coti-
l’UE depuis plusieurs décennies. En 2012, sations sociales. Dans l’UE 28, les cotisations
il s’élève à 39,4 % du PIB dans l’UE 28 et à sociales représentent plus des deux tiers de la
40,4 % du PIB dans l’Union monétaire à 18 fiscalité du travail, avec de fortes différences
(UEM 18) (voir graphique 1). Les estimations à nouveau entre les États membres de l’UE.
d’Eurostat indiquent que les recettes fiscales Depuis dix ans, le taux d’imposition impli-
en pourcentage du PIB devraient continuer cite sur le travail n’a cessé d’augmenter dans
de croître dans les prochaines années pour l’UE 28 pour atteindre 36,1 % en 2012. Parmi
les deux zones. les États membres, le taux d’imposition impli-
Toutefois, le niveau de pression fiscale dif- cite sur le travail varie autour de 25 % à Malte,
fère sensiblement d’un État à l’autre (voir en Bulgarie, au Royaume-Uni et au Portugal,
tableau 1). Elle est la plus élevée dans les pays à plus de 40 % en Finlande, Autriche, Belgique
nordiques (Danemark, Suède et Finlande), mais et Italie.
également en Belgique, en France, en Italie et C’est pour les cotisations sociales que la
en Autriche (plus de 40 % du PIB). Au contraire, diversité des systèmes fiscaux est la plus
elle représente moins de 30 % du PIB dans la marquée. Alors que les cotisations sociales
plupart des nouveaux États membres de l’UE sont quasiment inexistantes au Danemark
(Lituanie, Bulgarie, Lettonie, Roumanie et Slo- et très faibles en Irlande, elles constituent
vaquie) ainsi qu’en Irlande. une ressource fiscale majeure pour tous les
Une classification des recettes fiscales selon autres pays.
les fonctions économiques (c’est-à-dire selon La taxation du capital peut être appréciée par
qu’elles sont prélevées sur le travail, le capi- les impôts sur les sociétés. Le taux d’impo-
tal ou la consommation) permet une analyse sition sur le revenu des sociétés a fortement
plus approfondie des systèmes fiscaux. La diminué depuis la seconde moitié des années
principale source de recettes fiscales dans 1990, justement sous l’effet d’une concur-
l’UE 28 provient des impôts sur le travail, qui rence fiscale forte pour la fiscalité sur le capi-
représentent plus de la moitié des recettes tal. Malgré cette diminution généralisée, le
fiscales en 2012 (51,0 %), suivis des taxes sur taux d’imposition implicite varie de moins de
la consommation (28,5 %) et des impôts sur le 10 % pour l’Estonie, la Lettonie et la Lituanie
capital (20,8 %) (voir tableau 1). et 13 % pour l’Irlande, à plus de 35 % pour
Le « taux d’imposition implicite » mesure le l’Italie, la Belgique, la France et le Royaume-
poids effectif moyen de la fiscalité sur les Uni. Le maximum est atteint par la France
revenus de différentes activités économiques avec un taux d’imposition implicite de 46,9 %.
(travail, consommation et capital). Il s’obtient En matière de fiscalité sur le capital, un cer-
par le ratio entre les recettes issues de la fis- tain nombre d’initiatives existent au niveau

75 CONCURRENCE FISCALE : OÙ EN SOMMES-NOUS ?


de l’UE, pour essayer d’encadrer les pratiques bourg à 27 % pour la Hongrie. Aucun pays ne
nationales. À ce jour, certaines actions coor- peut modifier ses taux de manière unilaté-
données ont été réalisées pour s’attaquer aux rale ; un gouvernement qui souhaite baisser
entraves fiscales et aux lacunes constatées ou augmenter sa TVA doit d’abord obtenir
dans les domaines de l’impôt sur les sociétés l’accord de tous ses partenaires.
en introduisant notamment un code de bonne
conduite dans le domaine de la fiscalité des
entreprises et en adoptant une directive pour Qu’en est-il de la mobilité
éviter la double imposition des sociétés pour
des entreprises mères et leurs filiales basées du travail et du capital ?
dans plusieurs États membres.
Une mobilité du travail
La fiscalité sur la consommation encore limitée, mais qui
est encadrée par l’UE s’est accélérée avec la crise
Les taxes sur la consommation (notamment la Le principe de libre circulation des personnes
taxe sur la valeur ajoutée [TVA]) ont quant à est, avec celui des marchandises et des capi-
elles constitué la principale source de recettes taux, au cœur de la construction européenne.
fiscales en 2012 dans cinq États membres : en Dans l’UE, la mobilité du facteur travail peut
Bulgarie, en Croatie, à Chypre, à Malte et en être appréhendée par l’ampleur des flux de
Roumanie (entre 45 % et 50 % de leurs recettes migration intracommunautaire qui nous ren-
fiscales). En revanche, en Belgique, en France seignent, pour chaque pays, sur la proportion
et en Italie, les taxes sur la consommation de migrants issus d’un autre pays européen.
représentent moins de 25 % de leurs recettes Tout individu est considéré comme migrant
fiscales, comme le précise le tableau 1. dès lors qu’il se rend dans un autre pays que
Paradoxalement, c’est en matière de TVA que celui de sa résidence habituelle pour une
l’harmonisation est historiquement la plus période d’au moins un an. Par conséquent,
forte, alors que c’est sur cet impôt que la son pays de destination devient son nouveau
concurrence fiscale joue le moins (sauf dans pays de résidence habituelle. Dans les faits,
les zones frontalières ou pour les achats peu les flux de migrations intracommunautaires
fréquents comme l’automobile). Dès les pre- restent limités et concentrés dans certains
mières années de la construction européenne, pays comme le montre le tableau 2.
la nécessité de doter tous les pays membres En 2013, la part des migrants intracommu-
d’instruments de fiscalité indirecte compa- nautaires représente, dans l’UE 28, environ
rables pour éviter les distorsions de concur- 40 % du total des migrants. Mais ce premier
rence dans le marché commun a été mise en constat masque d’importantes disparités
avant. Mais harmonisation ne veut pas dire entre pays. En effet, certains pays attirent
uniformisation : les taux ne sont pas iden- davantage de migrants intracommunautaires
tiques dans tous les pays de l’UE. Chacun que d’autres : en Belgique, en Irlande et sur-
d’entre eux possède un taux de TVA « stan- tout au Luxembourg, les migrants intracom-
dard » ou « normal » d’au moins 17 % et un (ou munautaires représentent plus des deux tiers
deux) taux réduit(s) qui varie(nt) entre 5 % et du total des migrants contre seulement moins
15 %, voire parfois des taux « super réduits » d’un quart en Grèce et au Portugal notam-
(de 2 % à 4 %), applicables à certains produits ment. En outre, l’essentiel des migrants intra-
ou activités présentant un caractère social communautaires se concentre en Allemagne,
ou culturel (produits alimentaires, produits au Royaume-Uni, en Espagne, en Italie et en
pharmaceutiques, livres, musées). Les taux France. Ces cinq pays représentent 75 % des
standards varient de 17 % pour le Luxem- migrations intracommunautaires dans l’UE.

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2015 76


2. Migrants intracommunautaires (en % du total des migrants)
1990 1995 2000 2013
Allemagne 31,3 25,5 25,3 39,3
Autriche – – 12,9 41,6
Belgique 61,8 59,9 62,8 64,3
Danemark 24,7 22,8 20,8 39,3
Espagne 61,8 47,7 38,9 40,6
Finlande 23,8 21,0 18,4 39,3
France 36,7 – 36,6 34,4
Grèce 23,9 28,7 – 23,6
Irlande 77,8 76,0 73,0 69,8
Italie – 18,2 11,7 29,3
Luxembourg 88,1 90,2 – 86,3
Pays-Bas 26,2 25,5 30,0 53,3
Portugal 27,7 24,8 37,4 24,2
Royaume-Uni 37,7 43,2 – 49,1
Suède 43,4 33,5 36,3 42,8
Source : Barbier-Gauchard (2008) et Chojnicki (2014).

Ces migrations intracommunautaires ont nier facteur qui explique que la mobilité du
cependant eu tendance à progresser ces dix travail s’est accrue depuis la crise de 2008.
dernières années avec une intensification
depuis 2008 pour certains pays comme l’Al- Une mobilité du capital forte,
lemagne, l’Autriche, les Pays-Bas, le Dane- mais affectée par la crise
mark ou encore la Finlande, où le poids des
migrants intracommunautaires a, dans cer- La mobilité du facteur capital peut être
tains cas, doublé. Par exemple, en Allemagne, évaluée à partir des flux d’investisse-
la part des migrants intracommunautaires ments directs étrangers (IDE) intra-UE qui
est passée de 25 % de l’ensemble des migrants indiquent avec quelle intensité les capitaux
en 2000 à près de 40 % en 2013. Au contraire, se déplacent entre les pays européens. Au
d’autres pays voient leur proportion reculer, cours des vingt dernières années, les flux
comme le Portugal ou encore la Grèce. d’investissements directs à l’étranger dans
Ainsi, la mobilité des travailleurs dans l’UE l’économie mondiale ont fortement aug-
apparaît encore assez limitée. Généralement, menté. Ce phénomène est largement concen-
trois explications sont avancées pour expli- tré dans les pays développés, qui constituent
quer cette situation : l’existence de barrières à la fois leurs principaux points d’origine
culturelles et linguistiques, l’existence de et leur principale destination. Les IDE font
facteurs institutionnels liés notamment à la donc l’objet d’un processus croisé et les pays
transférabilité des droits sociaux dès qu’un européens ne dérogent pas à cette règle,
individu change de pays de résidence, et comme l’illustre le graphique 2.
la situation de l’emploi dans l’UE, puisque Alors que les années 2000 ont été marquées
la décision de migrer dépend à la fois de la par une accélération forte des IDE intra-euro-
situation dans le pays d’origine et de celle péens dans les IDE totaux (ils représentaient
dans le pays d’accueil. C’est d’ailleurs ce der- près de 80 % du total des IDE dans l’UE en

77 CONCURRENCE FISCALE : OÙ EN SOMMES-NOUS ?


2005), l’année 2008 marque une inversion de 2. Nature des IDE dans l’UE entre 2004 et 2012
cette tendance qui laisse imaginer une perte
1200 en milliards d’euros en % 90
de confiance des investisseurs européens. En
80
2012, les IDE intra-UE ne représentent plus 1000
70
que 30 % du total des IDE dans l’UE.
800 60
Comme le souligne l’OCDE (2014), la baisse 50
600
des IDE intra-UE se manifeste essentielle- 40
ment dans les plus grandes économies de la 400 30
zone : la baisse cumulée en France, en Alle- 20
200
magne et au Royaume-Uni explique 50 % de 10
la baisse générale constatée entre 2007 et 0 0
2004 2005 2006 2007 2008 2009 2010 2011 2012
2013. À l’inverse, la chute des IDE intra-UE
UE Intra-UE (axe de droite)
est moins prononcée dans les pays de l’UE Extra-UE
qui connaissent pourtant des difficultés éco-
Source : OCDE (2014).
nomiques importantes : la baisse cumulée
des IDE intra-UE sur cette même période en
Grèce, Irlande, Portugal et Espagne n’explique rents choix existent : entre la convergence et
que 2 % de la baisse générale constatée. la concurrence fiscale, il est possible soit de
coordonner, soit d’harmoniser tout ou partie
de la fiscalité dans l’UE.
Comment lutter contre La coordination fiscale consiste simplement
à adopter des principes communs de taxa-
la concurrence fiscale ? tion pour éviter des divergences trop fortes
entre les États membres, comme des codes de
Historiquement, dans le contexte européen,
bonne conduite, des recommandations et des
les questions fiscales ne sont abordées que
conventions. C’est la forme la moins aboutie
sous le prisme du marché intérieur. La stra-
d’intégration fiscale. Tel est le cas de la fisca-
tégie de politique fiscale de la Commission
lité sur le capital dans l’UE.
européenne a fait l’objet d’une communica-
tion en 2001 intitulée « Politique fiscale de À l’inverse, l’harmonisation fiscale vise à rap-
l’Union européenne – Priorités pour les pro- procher les fiscalités nationales en imposant
chaines années2 ». La Commission y affirme des règles communes aux États membres. Ces [2]
Voir Commission
que l’harmonisation globale des systèmes fis- règles peuvent porter sur l’assiette, les taux… européenne (2001).
caux des États membres n’est pas nécessaire. Dans l’UE, l’exemple le plus emblématique en
Les États membres sont libres de choisir les la matière est celui de la TVA.
systèmes fiscaux les plus adéquats en fonc- Dans ces deux cas, les systèmes fiscaux
tion de leurs préférences, du moment qu’ils nationaux bénéficient toujours d’une certaine
respectent la législation communautaire. marge de manœuvre, qui est toutefois enca-
Dans l’UE, la fiscalité reste une prérogative drée au niveau communautaire de façon plus
nationale. En outre, les seules décisions qui ou moins contraignante.
peuvent être prises au niveau européen sont La convergence fiscale européenne doit au
généralement prises à l’unanimité, ce qui contraire déboucher sur un système fiscal
limite les possibilités d’harmonisation. En unique, applicable à tous. C’est le degré le
l’absence de politique globale, l’UE apporte plus abouti d’intégration fiscale dans l’UE.
des réponses spécifiques à ces problèmes. Une telle option semble très peu réaliste dans
Néanmoins, face à la concurrence fiscale le contexte européen.
qui sévit dans l’UE, exacerbée par les der- À l’heure où la fiscalité constitue un enjeu
niers élargissements et par la crise, diffé- politique majeur dans les différents pays de

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2015 78


3. Les différentes formes de l’intégration fiscale

Concurrence Coordination Harmonisation


Convergence fiscale
fiscale fiscale fiscale

Politique
Politique volontariste
communautaire de
Coordination menée par l’UE visant
rapprochement des
des politiques à rapprocher les
Absence de toute fiscalités (notamment
Politique nationales bases, les taux et les
action dans le sur les bases fiscales
conduite visant à limiter règles applicables
domaine fiscal les plus mobiles) :
les effets de la aux principaux
assiettes, voire
concurrence impôts, quels qu’ils
règles d’ensemble
soient
sur les taux

Politiques non Encadrement


coordonnées progressif des
d’attractivité Rapprochement
Politique systèmes fiscaux
fiscale progressif
d’attractivité (voir la TVA) :
Effets des systèmes
Pression à la fiscale, définition de taux
observés d’imposition vers
baisse des taux coordination plancher
un système fiscal
pour les bases plutôt ex post et taux plafond
européen
fiscales les plus dans un « serpent
mobiles fiscal » large

Coexistence de
Taxation systèmes fiscaux
concentrée sur différents mais
les bases les comparables À terme, système
moins mobiles unique (possibilité de
donc moins Effet intégrateur sur taux ou d’exemptions
Impact à concernées par Fiscalité plutôt le marché commun variables, dans des
long terme la concurrence instable Un consensus est limites définies)
entre États nécessaire sur Fiscalité a priori
membres des niveaux de lisible
Fiscalité plutôt fiscalité proches des
complexe principales catégories
d’imposition

Source : Brachet et Verdier (2006).

l’UE, force est de constater que l’intensifica- Toutefois, la crise a profondément affecté
tion de la concurrence fiscale ces dernières la mobilité des facteurs de production dans
années entre les pays européens constitue l’UE. Le facteur travail est devenu plus mobile
une contrainte forte avec laquelle les déci- entre les pays européens alors que le facteur
deurs publics doivent composer. Les initia- capital circule moins intensément entre les
tives au niveau de l’UE pour tenter de limiter États membres de l’UE. À terme, cette évolu-
les effets dommageables de cette concurrence tion risque d’alourdir la contrainte qui pèse
fiscale restent modestes et ne concernent sur les États membres en termes de fiscalité
pour l’instant que la fiscalité sur le capital et sur le travail.
la consommation.

79 CONCURRENCE FISCALE : OÙ EN SOMMES-NOUS ?


POUR EN SAVOIR PLUS
™ BARBIER-GAUCHARD A. (2008), ™ COMMISSION EUROPÉENNE ™ COMMISSION EUROPÉENNE
« Les politiques budgétaires (2001), « Communication de (2014), Taxation trends in the
confrontées à la mobilité : la Commission au Conseil, European Union, Eurostat
Comment lutter contre les au Parlement européen et au Statistical Books.
conséquences dommageables Comité économique et social ™ COMMISSION EUROPÉENNE
de la concurrence fiscale dans – Politique fiscale de l’Union (2015), « Taux de TVA appliqués
l’UE ? », Politique étrangère, européenne – Priorités pour dans les États membres
juin. les prochaines années », de l’Union européenne »,
™ BRACHET A. et VERDIER A. COM/2001/260/FINAL. document de travail.
(2006), « Entre concurrence ™ COMMISSION EUROPÉENNE ™ OCDE (2014), « International
et convergence fiscale, quel (2012), « 20 ans de marché Investment in Europe :
projet européen ? », Questions unique – Ensemble pour A Canary in the Coal Mine? »,
d’Europe, no 39, 25 septembre. une nouvelle croissance », OECD investments Insight,
™ CHOJNICKI X. (2014), « Les Office des publications novembre.
migrations intra-européennes officielles des Communautés
sont d’ampleur limitée et se européennes.
concentrent sur les grands
pays », Blog du CEPII, billet
du 4 septembre.

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2015 80


Désindustrialisation, déficit commercial, perte d’attractivité du territoire..., l’inquiétude sur la
compétitivité de l’économie française est centrale dans le débat public depuis le milieu des
années 2000. Du rapport Attali (2008) au rapport Gallois (2012), qui a débouché sur la récente
« loi Macron », son rétablissement apparaît comme un objectif prioritaire des politiques
publiques. Flora Bellone et Raphaël Chiappini commencent par poser le diagnostic, avant de
préconiser les remèdes. S’ils proposent, de façon classique, de repenser l’insertion de la
France dans les échanges internationaux et de faire de la politique industrielle une priorité, ils
recommandent également de renforcer le rôle de l’État providence.
Problèmes économiques

France : comment retrouver


la compétitivité ?
¥ FLORA BELLONE débats de politique économique ont porté
principalement sur des facteurs d’offre et de
Professeur à l’université Nice-Sophia-Antipolis,
demande intérieures. La position de la France
chercheur au GREDEG-CNRS et chercheur affilié à l’OFCE dans le commerce extérieur a rarement été
¥ RAPHAËL CHIAPPINI évoquée comme « une cause » de ses faibles
performances économiques. Cependant, l’en-
Maître de conférences à l’université Nice-Sophia-Antipolis
vironnement international est clairement
et chercheur au GREDEG-CNRS différent de celui qui prévalait il y a trente
ans. L’émergence de nouveaux acteurs a mis
La notion de compétitivité, qui a longtemps à mal les pays industrialisés en opérant une
divisé les économistes, s’est imposée dans le « redistribution des cartes » à l’échelle mon-
débat public comme l’un des objectifs cen- diale. La question qui se pose est donc celle
traux de la politique économique. La popu- de savoir si l’État français doit rechercher de
larité grandissante de cette notion en France nouveaux remèdes pour faire face à ses maux.
est étroitement liée à l’affaiblissement de
la capacité à exporter enregistrée depuis le
tournant des années 2000. Pourtant, la fai- Le constat de la perte
blesse relative des performances françaises,
en matière de croissance économique et de compétitivité de l’économie
d’emploi, est mise en exergue depuis main-
tenant plus de trois décennies. Néanmoins,
française
comme le phénomène des pertes de parts Aujourd’hui, le constat de la perte de compé-
de marchés internationaux est relativement titivité de l’économie française est nourri par
nouveau, jusqu’à une période récente, les quatre éléments principaux :

81 FRANCE : COMMENT RETROUVER LA COMPÉTITIVITÉ ?


– une tendance marquée à la désindustriali- Part de l’industrie manufacturière
sation ; dans la valeur ajoutée brute (en %)
– une dégradation de la position de la France 25
dans le commerce extérieur ; 23
21
– un affaiblissement des gains de producti- 19
vité ; 17
15
– une remise en question de l’attractivité éco-
13
nomique du territoire. 11
9
00 01 02 03 04 05 06 07 08 09 10 11 12 13 14
Une désindustrialisation 20 20 20 20 20 20 20 20 20 20 20 20 20 20 20

plus forte que pour la moyenne Zone euro (18 pays)


France
Italie
Espagne
des pays européens Allemagne Royaume-Uni

La tendance à la désindustrialisation dans Source : Eurostat.

les économies avancées, amorcée depuis le


milieu des années 1970, s’est encore pour- magne a réussi à les maintenir, voire même à
suivie après le tournant du XXIe siècle. Elle a les augmenter dans certains secteurs.
été plus importante et plus rapide en France Les déterminants immédiats de ces pertes
et au Royaume-Uni que dans d’autres pays de parts de marché sont multiples. On peut
européens (voir graphique). La part de l’in- tout d’abord citer la faible croissance du
dustrie manufacturière dans la valeur ajou- nombre d’exportateurs et de leur intensité
tée a connu en France une baisse annuelle moyenne d’exportation. Cette tendance est
moyenne de 2,6 % entre 2000 et 2014. En plus prononcée pour les petites et moyennes
revanche, on peut remarquer le caractère entreprises (PME) et les entreprises de taille
« atypique » de l’Allemagne qui a réussi à la intermédiaires (ETI) françaises que pour les
maintenir à environ 22 % (soit le double de grands groupes (Bellone et Chiappini, 2014).
celle de la France en 2014). Lorsque l’on analyse de manière plus systé-
Si la désindustrialisation semble être une matique la décomposition des parts de mar-
caractéristique commune aux pays déve- ché de la France à un niveau fin de produits
loppés essentiellement liée au changement et destinations (Bas et al., 2015), la cause
technologique (Guillou et Nesta, 2011), la principale semble être la détérioration du
chute relativement plus importante du sec- positionnement « qualité-prix » des produits
teur manufacturier en France sur la période français sur le marché mondial.
récente peut soulever des questions sur la
capacité des entreprises françaises à réagir Un ralentissement des gains
à la transformation de leur environnement de productivité et une faible
international.
mobilisation de la force de travail
Des pertes de parts de marché La France souffre également d’une fai-
à l’exportation plus prononcées blesse relative de sa croissance. Ainsi, le
revenu réel français par habitant a crû en
L’évolution des parts de marché françaises moyenne de 0,5 % par an (contre 1,1 % en
à l’exportation vient appuyer cette hypo- Allemagne) sur la dernière décennie, ce qui
thèse. Le tableau met en évidence le recul classe la France très en deçà de la moyenne
important de ces parts, et cela dans tous les de l’Organisation de coopération et de déve-
types d’industries, même celles de haute et loppement économiques (OCDE, 2013). Der-
moyenne technologies. Au contraire, l’Alle- rière cette faible croissance, il y a princi-

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2015 82


Parts de marché dans le commerce mondial de biens manufacturiers (en %)
Secteur États- Royaume-
Allemagne Espagne France Italie Japon Chine
industriel Unis Uni
Parts de marché en 2013
Total biens 8,1 7,6 1,7 3,2 2,8 4,0 3,0 11,7
Haute
8,6 7,4 0,9 4,7 1,7 4,3 3,0 21,6
technologie
Moyenne
haute 14,2 9,4 2,4 3,9 3,9 7,9 3,1 10,7
technologie
Moyenne
basse 6,2 7,8 1,7 2,4 3,3 3,7 4,4 11,8
technologie
Basse
6,7 5,7 2,5 4,1 4,7 0,7 2,2 18,8
technologie
Taux de croissance annuel moyen des parts de marché entre 2000 et 2013
Total biens – 0,7 – 3,0 – 0,3 – 3,0 – 2,5 – 4,9 – 3,0 7,0
Haute
1,8 – 6,2 1,5 – 0,7 – 0,7 – 6,9 – 5,1 12,0
technologie
Moyenne
haute – 0,1 – 2,7 -0,9 – 3,1 – 1,9 – 3,7 – 3,1 10,0
technologie
Moyenne
basse – 2,0 – 0,5 – 1,7 – 4,7 – 3,9 – 3,4 1,8 – 3,4
technologie
Basse
0,5 – 2,9 1,2 – 1,7 – 1,8 – 4,9 – 2,9 4,8
technologie
Sources : CHÉLÉM, calculs des auteurs.

palement un tassement des gains en termes L’attractivité économique


de productivité globale des facteurs (PGF), du territoire français
un concept qui est souvent assimilé au pro-
mise en question
grès technique mais qui englobe d’autres
facteurs tels que la qualité des infrastruc- Enfin, le constat de la perte de compétitivité
tures et des institutions. Patrick Artus et de l’économie française repose sur certains
[1]
Artus P., García- al. (2014)1 montrent que la PGF a stagné en indicateurs récents d’attractivité écono-
Peñalosa C. et Mohnen P. France depuis le début des années 2000, mique. Ainsi, en dépit de l’augmentation des
(2014), « Redresser la
croissance potentielle de alors qu’elle a continué d’augmenter en implantations étrangères en France mise en
la France », Les notes du Allemagne, et surtout aux États-Unis et en évidence par l’agence Ernst & Young (EY)2
CAE, no 16, (+ 18 % pour les implantations étrangères
Suède. L’autre part de la mauvaise perfor-
septembre 2014.
mance de la France en matière de crois- entre 2013 et 2014), l’écart continue de se
[2]
Ernst & Young sance du PIB par tête vient de l’augmen- creuser avec l’Allemagne et le Royaume-Uni.
(2015), Baromètre de
l’attractivité de la France
tation prononcée du taux de chômage. Ce Par ailleurs, ces implantations ont induit
2014. Agir et convaincre. dernier est passé de 7,8 % en 2001 à 10,3 % une création d’emplois faible (– 11 % de 2013
en 2014 et pose la question de la capacité de à 2014). En comparaison, au Royaume-Uni,
la France à mobiliser efficacement sa force les emplois créés ont été 2,5 fois plus nom-
de travail. breux. Le baromètre EY 2015 met également

83 FRANCE : COMMENT RETROUVER LA COMPÉTITIVITÉ ?


en exergue l’attractivité décevante de notre pays n’hésitent pas à envisager leur sor-
pays pour les sièges sociaux, les centres de tie de l’une (le Royaume-Uni) ou de l’autre
R & D et les entreprises provenant des mar- (la Grèce) au nom de leur compétitivité. La
chés émergents. France devrait-elle aussi remettre en cause
En ce qui concerne l’attractivité des talents, si fondamentalement ses accords inter-
la France bénéficie là aussi d’un bon position- nationaux ? Notre réponse est clairement
nement historique, notamment en matière négative, même si les enjeux des négocia-
d’attractivité des diplômés de l’enseignement tions commerciales qui se jouent actuel-
supérieur. Néanmoins, le taux d’expatriation lement au niveau européen ainsi que les
des jeunes diplômés français hautement qua- choix de la Banque centrale européenne
lifiés est en forte progression depuis 2010 (BCE) ne seront aucunement neutres sur
(conférence des grandes écoles, 2014). Par la compétitivité de notre économie. Il faut
ailleurs, selon une étude menée en 2014 par donc bien comprendre ces enjeux et envisa-
le réseau professionnel LinkedIn, la France ger les marges de manœuvre dont dispose
arrive seulement en 18e position dans un la France pour se positionner au mieux de
classement des vingt pays les plus attractifs ses intérêts.
professionnellement. Quelles marges de manœuvre en matière
de politique commerciale ?

Quels remèdes pour restaurer Si l’expérience du XXe siècle a montré que l’in-
tégration économique internationale n’était
la compétitivité de la France ? pas toujours bénéfique pour une économie
nationale3, elle a également montré que les [3]
Stiglitz J. E. (2002),
L’évolution de l’environnement international trajectoires de croissance les plus dyna- La Grande Désillusion,
Fayard, Paris.
de la France rend nécessaire un changement miques incluaient toutes une forte ouverture.
d’orientation des politiques économiques. En France, les entreprises qui maintiennent [4]
Bellone F.,
Quatre grandes recommandations peuvent Musso P., Nesta L. et
le mieux leur taux de marge sont celles qui Warzynski F. (2014),
être suivies : la première concerne directe- exportent (Bellone et al., 20144) et les meil- « International Trade
ment la politique d’ouverture internationale leures perspectives de croissance se situent And Firm-Level Markups
When Location and
de la France ; la deuxième porte sur le rôle de bien à l’international. Qualitè Matter »,
la politique industrielle ; la troisième est liée La difficulté à laquelle est confronté le gou- Journal of Economic
aux réformes dites structurelles ; et la qua- vernement français est donc la suivante : Geography, novembre.
trième et dernière a trait au renforcement de d’un côté, l’ouverture internationale est un
l’État providence. vecteur fort de dynamisme économique ; d’un
autre côté, cette même ouverture peut engen-
Repenser notre intégration drer de fortes pertes, au moins pour certaines
internationale sans céder catégories de citoyens.
aux sirènes du protectionnisme Pour naviguer sur cette corde raide, les gou-
vernements disposent de peu d’aide de la
Une réponse instinctive aux difficultés de la part des économistes, qui ont trop longtemps
France face à l’accentuation de la concur- défendu de manière dogmatique les vertus
rence internationale pourrait être une du libre-échange, et qui peinent à proposer
reprise en main de notre politique d’ou- une analyse systématique des conditions
verture. En la matière, l’autonomie de la sous lesquelles une ouverture internationale
France s’est très largement réduite du fait plus poussée est bénéfique ou non pour un
de son appartenance à l’Union européenne pays à un moment donné de sa trajectoire de
(UE) et à la zone euro. Néanmoins, les évé- croissance. Cela est d’autant plus vrai dans
nements récents montrent que certains l’économie mondialisée du XXIe siècle, qui se

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2015 84


caractérise par des déséquilibres inédits en (taux directeur à 0,05 %) mise en place par la
termes de coût du travail entre grands parte- BCE afin de lutter contre la crise de la zone
naires aux échanges. euro et les tensions déflationnistes couplées à
L’échec des négociations multilatérales com- la reprise économique enregistrée aux États-
mencées à Doha en 2001 dans le cadre de Unis ont entraîné une dépréciation de l’euro
l’Organisation mondiale du commerce (OMC) vis-à-vis du dollar.
illustre bien la réticence des pays membres Sur le court terme, cette dépréciation de l’euro
à généraliser leur ouverture commerciale. peut améliorer la situation des exportateurs
Puisque le multilatéralisme semble claire- français. Cependant, il ne faut pas négliger
ment s’essouffler, les pays se sont tournés l’impact de la dépréciation de l’euro sur le
vers des logiques de « clubs » négociant sur renchérissement du prix des importations
des sujets particuliers. Ainsi, de nombreux françaises. Ainsi, les firmes qui importent
accords régionaux et bilatéraux sont en une grande partie de leurs biens intermé-
cours de négociation sous mandats donnés à diaires vont être moins enclines à augmenter
la Commission européenne. Dans cet imbro- leurs volumes d’exportation en raison de la
glio d’accords commerciaux, la France doit hausse du coût de leurs intrants. En outre, la
défendre des principes qui vont au-delà de segmentation de la chaîne de valeur ajoutée
la pure libéralisation des échanges, notam- liée au processus de mondialisation réduit la
ment en ce qui concerne la protection de la sensibilité des exportations aux variations du
propriété intellectuelle, celle des appellations taux de change. Selon Agnès Bénassy-Quéré et
[5]
Bénassy-Quéré A., d’origine contrôlée et des biens culturels, le al. (2014)5, une dépréciation de 10 % vis-à-vis
Gourinchas P.-O., respect des normes environnementales, sani- de tous les partenaires de la France entraî-
Martin P. et Plantin G.
(2014), « L’euro dans la taires et phytosanitaires et la régulation des nerait une augmentation au niveau agrégé de
guerre des monnaies », marchés de services publics. 7 % à 8 % des exportations et de 0,6 % du PIB
Les Notes du Conseil
français après un an et de près de 1 % après
d’analyse économique, Quelles marges de manœuvre deux ans6. Au final, même si une politique de
no 11, janvier 2014.
en matière de politique de change ? change concertée est nécessaire au sein de la
[6]
Bruno Ducoudré
et Éric Heyer (2014)
Pendant longtemps, la « force » de la monnaie zone euro, ce type d’instrument ne peut pas
trouvent des effets européenne par rapport au dollar américain constituer un levier de long terme pour le
plus faibles de l’ordre a été pointée du doigt comme l’un des phé- redressement de la compétitivité française.
de + 0,5 % au bout de
deux ans. Ducoudré B. et
nomènes expliquant la dégradation des per-
Heyer E. (2014), « Baisse formances commerciales de la France sur le Faire de la politique industrielle
de l’euro et désinflation marché mondial. Face aux pays émergents,
compétitive. Quel pays active et ciblée une priorité
en profitera le plus ? », les enjeux de politiques de change sont éga-
Revue de l’OFCE/Analyse lement forts. Si aujourd’hui la politique de Si la remise en cause de notre ouverture
et prévisions, no 136, change de l’euro est gérée indirectement internationale n’est pas une option désirable,
p. 221 à 253.
par la BCE, il reste néanmoins intéressant le renouveau de notre politique industrielle
de poser la question de la faisabilité d’une doit devenir une priorité. Il faut rompre
politique de change au sein de la zone euro. avec l’idée selon laquelle la politique indus-
L’idée principale serait d’arriver à concilier trielle est forcément néfaste du fait qu’elle
les objectifs de la politique monétaire avec entraîne des distorsions dans la concurrence
des objectifs de fluctuations larges de l’euro et au contraire considérer que l’existence des
dans certaines limites. Notamment, il est imperfections de marché rend indispensable
important qu’en cas de crise l’euro puisse se la conduite de telles politiques (Rodrik, 2008,
déprécier afin de limiter l’impact sur les éco- Aghion et al., 2011). Par ailleurs, une bonne
nomies. C’est précisément ce qu’il se passe politique industrielle est précisément ce qui
depuis le début de l’année 2014. La politique va conditionner les gains qu’une économie
monétaire de taux d’intérêt proche de zéro pourra tirer de son ouverture internationale.

85 FRANCE : COMMENT RETROUVER LA COMPÉTITIVITÉ ?


En vertu de ce renouveau de la politique indus- Relancer l’investissement
trielle, la France a considérablement renforcé des entreprises : l’allégement
sur les dix dernières années ses dispositifs de du coût du travail n’y suffira pas
soutien aux entreprises en matière d’interna-
Pour relancer l’investissement des entreprises,
tionalisation, d’innovation, d’investissement
la France a opté récemment pour une version
et d’emploi des entreprises. Néanmoins, les
hybride de la TVA sociale (financement de la
évaluations qui ont été faites ex ante et ex post
protection sociale et diminution des charges
pour ces dispositifs, notamment celle du cré-
patronales par le biais d’une hausse de la TVA)
dit d’impôt recherche (CIR), ou pour le méca-
à travers le mécanisme du CICE, en vigueur
nisme du crédit d’impôt pour la compétitivité
depuis le 1er janvier 2013. Ce mécanisme se
des entreprises (CICE), montrent qu’ils méri-
caractérise par une baisse des charges sociales
teraient d’être complétés par des dispositifs
patronales avec 6 % des rémunérations sala-
d’orientation plus directs et plus ciblés de nos
riales brutes (n’excédant pas 2,5 fois le SMIC)
investissements.
pouvant être déduites par les entreprises de
Renforcer et cibler l’investissement leur impôt sur les sociétés ou sur le revenu.
en recherche et développement (R & D) Contrairement à la TVA sociale, la mesure
n’est financée que pour moitié par une hausse
En France, le mécanisme principal pour sou- d’impôts (TVA en particulier). En contrepartie,
tenir la R & D est le CIR, qui existe depuis les entreprises s’engagent à financer de nou-
1983 et qui a été modernisé en 2008. Il a pour veaux projets, de nouveaux recrutements ou de
but principal de renforcer et de soutenir les reconstituer leur fonds de roulement. L’intérêt
efforts de R & D des entreprises quelle que est ainsi de diminuer les coûts salariaux pour
soit leur taille par le biais d’une réduction les entreprises afin qu’elles gagnent en com-
d’impôt calculée sur la base desdites dépenses pétitivité prix ou hors prix. L’efficacité de ce
de R & D. En 2011, environ 17 000 entreprises dispositif sur la compétitivité va néanmoins
françaises en bénéficiaient pour un coût total dépendre du comportement des entreprises,
de 5,17 milliards d’euros. L’avantage princi- notamment des gains qu’elles pensent en reti-
pal de ce type d’instrument est qu’il n’est pas rer et on peut craindre qu’elle soit limitée du
biaisé en faveur d’une technologie, d’un sec- fait du manque d’envergure de la mesure et de
teur ou d’une entreprise particulière (Artus et son manque de ciblage en faveur des entre-
al., 2014). Cependant, sa principale faiblesse prises exportatrices employant une large pro-
découle de cet avantage puisqu’il n’est pas portion de main-d’œuvre qualifiée (Guillou et
possible pour l’État de sélectionner les pro- Treibich, 2014).
jets innovants porteurs de fortes externalités
et souffrant d’un manque de financement. Il De manière plus générale, une politique de
convient donc de compléter le dispositif du baisse du coût du travail ne peut pas être
CIR par des mesures directes ciblant des pro- l’unique réponse à la baisse de compétitivité
jets novateurs à fortes externalités positives. de pays industrialisés tels que la France. Ce
En allant dans ce sens, cibler et stimuler les serait prendre le problème à l’envers. Les
innovations vertes liées aux énergies renou- salaires sont élevés dans ces pays parce qu’ils
velables et à l’environnement devrait être ont été fortement compétitifs. Aujourd’hui, la
un objectif primordial pour le gouvernement concurrence des pays à bas salaires sur de
français. En effet, ces secteurs peuvent avoir larges pans de nos industries manufacturières
des effets considérables sur l’économie fran- et de services nous oblige à chercher les nou-
çaise tant sur l’environnement que sur la fac- veaux types d’investissements qui nous per-
ture énergétique, ou encore la compétitivité mettront de continuer à faire progresser nos
hors prix des firmes spécialisées dans ce type salaires. Préconiser uniquement un aligne-
de technologie. ment à la baisse du coût du travail reviendrait

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2015 86


à renoncer à notre compétitivité et non pas à reste ouvert car il n’a pas été établi que la
lutter pour son renforcement. réglementation du marché du travail fran-
çais était effectivement la contrainte la plus
Hiérarchiser nos réformes forte qui limitait la capacité de l’économie
française à réallouer ses emplois vers les sec-
institutionnelles en fonction teurs, entreprises et produits les plus com-
des objectifs de la politique pétitifs. Il est possible que les contraintes
industrielle les plus fortes soient ailleurs, ancrées dans
nos modes de gouvernance d’entreprises,
Dans tous les débats de politique écono-
dans la nature de nos relations banques-
mique, la question des réformes institution-
entreprises ou encore dans notre système
nelles, souvent dites « structurelles » est une
d’éducation insuffisamment tourné vers les
question clé. Elle concerne tour à tour les
valeurs managériales et entrepreneuriales.
enjeux de réforme du marché du travail, de
Dans tous les cas, un diagnostic visant à
réforme du système financier, de concurrence
identifier les contraintes les plus fortes
sur les marchés de biens et des services, d’ef-
qui pèsent sur le changement structurel en
ficacité du secteur public, etc. Pendant long-
France est nécessaire et ce diagnostic doit
temps, les justifications de ces réformes ont
aller au-delà de positions dogmatiques sur
eu pour principal et unique critère l’effica-
la nécessaire réforme du marché du travail.
cité économique. Ces réformes structurelles
sont préconisées en particulier par l’OCDE
pour qui, à titre d’exemple, « la réforme du Renforcer l’État providence
marché du travail reste la pierre angulaire de
Pour que les changements structurels positifs
toute stratégie de croissance et de compétiti-
attendus de la mise en place d’une politique
vité en France » (OCDE, 2013, p. 16). Ainsi, les
industrielle ciblée et de réformes institu-
réformes structurelles sont préconisées pour
tionnelles associées contribuent de manière
elles-mêmes et leurs vertus présupposées
effective au redressement de la compétiti-
d’efficacité économique, et non pas définies
vité de l’économie française, il est nécessaire
contextuellement au regard d’objectifs don-
que cette politique et ces réformes s’accom-
nés d’une politique de compétitivité.
pagnent d’un renforcement de l’État provi-
[7]
En opposition avec cette vision, nous préco- dence défini comme la mutualisation démo-
Laurent E. (2014),
« État providence nisons, en suivant Dani Rodrik (2008), que cratique des risques sociaux (Laurent, 20147).
et progrès social- les réformes structurelles soient définies de En effet, le renforcement de la concurrence,
écologique », Problèmes
manière pragmatique en fonction d’objectifs notamment internationale, ne peut pas être
économiques numéro
spécial à l’occasion de politique économique, qu’elles soient hié- vu comme une panacée (Algan et Cahuc,
des Journées de rarchisées en fonction des besoins de cette 20078). Même lorsqu’elle accompagne une
l’économie du 13 au
15 novembre 2014,
même politique, et enfin qu’elles soient évolu- politique industrielle active garantissant que
p. 33 à 38. tives. Autrement dit, le critère premier de ces cette concurrence produira des effets nets
[8]
réformes doit être la facilitation des change- positifs en matière de sélection des entre-
Algan Y. et Cahuc P.
(2007), La Société de ments structurels impulsés par une politique prises ou de réallocation des ressources vers
défiance : comment industrielle ciblée et non pas la dérégulation les emplois les plus productifs, elle engendre
le modèle social ou la flexibilisation des marchés recherchées
s’autodétruit, Éditions nécessairement des souffrances sous la
de la Rue d’Ulm, pour elles-mêmes. forme de pertes d’emplois et de faillites d’en-
collection du CEPRÉMAP.
Au regard de ce principe, que doit-on pré- treprises. Ces pertes se doivent d’être com-
[9]
Piketty, T. (2011) « Le coniser en matière de réformes structurelles pensées de manière juste et équitable sans
protectionnisme : une pour la France ? Doit-on, comme nous y quoi la remontée des revendications protec-
arme utile… faute de
mieux », Libération, invite l’OCDE, donner la priorité à la réforme tionnistes, en dépit de leurs désavantages,
20 janvier 2011. du marché du travail ? Pour nous, le débat pourrait devenir légitime (Piketty, 20119).

87 FRANCE : COMMENT RETROUVER LA COMPÉTITIVITÉ ?


Comme solution pour concilier compétitivité risques, la réponse adéquate ne peut néan-
et progrès, Yann Algan et al. (2012)10 préco- moins pas être apportée par un État seul [10]
Algan Y., Zylberberg A.
et Cahuc P. (2012),
nisent que l’État français laisse davantage mais nécessite une coordination des poli-
La Fabrique de la défiance,
de place au dialogue social. Ainsi, l’État tiques économiques et sociales à une échelle Paris, Albin Michel.
devrait jouer un simple rôle de modérateur supranationale. Un de ces enjeux concerne [11]
Pour plus d’éléments
et de garant des accords entre les différents l’harmonisation fiscale au sein de l’Europe11. voir Bénassy-Quéré A.,
partenaires sociaux, comme c’est le cas par Trannoy A. et Wolff G. (2014),
***
exemple dans les pays nordiques, qui ont « Renforcer l’harmonisation
su mettre l’État providence au service de la La mutation de l’environnement international fiscale en Europe », Les
a très fortement influé sur les performances Notes du Conseil d’analyse
compétitivité de leurs industries. À l’inverse économique, no 14,
de ce modèle, l’État français légifère dans les économiques de la France. Cette « nouvelle juillet 2014.
moindres détails les relations de travail et donne » nécessite une refonte des politiques
contribue à la fabrique de la défiance. économiques menées par le gouvernement
français. Il est essentiel de redéfinir une poli-
Un autre défi que la mondialisation lance à tique industrielle active qui doit aller plus
l’État providence vient de la mobilité accrue loin que des mécanismes horizontaux d’aides
du capital financier et du capital productif au à l’innovation et à l’internationalisation des
niveau international qui réduit la marge de entreprises. Cette politique doit viser à favo-
manœuvre des États en matière de prélève- riser la réallocation des ressources vers des
ments obligatoires. Il existe alors un risque secteurs et des produits spécifiquement ciblés
d’appauvrissement des États et de dumping pour leur potentiel de compétitivité en France.
social et fiscal, si les pouvoirs publics, dans Par ailleurs, puisque ces restructurations
certains pays, pratiquent des politiques entraîneront des coûts qui seront très inéga-
agressives de réduction des prélèvements lement répartis entre les différents citoyens
obligatoires afin de doper la compétitivité français, il est indispensable que cette poli-
de leurs entreprises. Ces risques accentuent tique soit assortie d’un renforcement, et non
encore le problème de défiance qui peut se pas d’un recul, de l’État providence.
poser au sein d’un pays du fait des intérêts
contraires des différents acteurs. Face à ces

POUR EN SAVOIR PLUS


™ AGHION P., BOULANGER J. français no 380, Paris, Série pour des politiques
et COHEN E. (2011), « Rethinking La Documentation française. meilleures, http://www.
Industrial Policy », Bruegel oecd.org/fr/france/2013-
™ GUILLOU S. et NESTA L. (2011),
policy brief no 2011/04. 11-Rapport-OCDE-sur-la-
« Quelle politique industrielle
competitivite-en-France.pdf.
™ BAS M., FONTAGNÉ L., dans la mondialisation ? »,
Les Notes de l’OFCE no 6, ™ OCDE (2014), France :
MARTIN P. et MAYER TH.
25 octobre. redresser la compétitivité,
(2015), « À la recherche des
Série « Politiques meilleures »,
parts de marché perdues », ™ GUILLOU S. et TREIBICH T. juillet.
Notes du Conseil d’analyse (2014), « Le CICE : que peut-
économique, no 23. ™ RODRIK D. (2008),
on en attendre en termes de « Normalizing Industrial
™ BELLONE F. et CHIAPPINI R. compétitivité ? », Les Notes de Policy », Commission on
(2014), « Le déclin de la
l’OFCE, no 41, 19 juin 2014. Growth and Development
compétitivité française : ™ OCDE (2013), « France : Working Paper, no 3,
un état des lieux », Cahiers redresser la compétitivité », Washington DC.

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2015 88


Après une longue période de resserrement des inégalités, celles-ci se sont remises à
augmenter dans la plupart des économies avancées depuis les années 1980 ou 1990. Ce
phénomène, mis en évidence par les évolutions du rapport interdécile et du coefficient de Gini,
est toutefois difficile à mesurer précisément, à la fois en raison de l’insuffisance des données
de revenus et des limites des indicateurs. Il est donc sujet à débat, notamment dans des pays
comme la France, pour lesquels la tendance n’est pas très marquée. Florent Bresson fait le
point sur l’augmentation des inégalités de revenus depuis le milieu des années 1980, en
insistant sur la période la plus récente qui s’est ouverte avec la crise. Il analyse ensuite les
causes de ce phénomène et son impact sur la croissance économique.
Problèmes économiques

Une croissance inégalitaire ?


¥ FLORENT BRESSON Si les conséquences sociales et politiques de
ce phénomène sont soulignées depuis long-
Maître de conférences, université d’Auvergne temps, ses effets économiques restent encore
très discutés.

Durant la seconde moitié du XXe siècle, la


question des inégalités était principalement Des inégalités qui ont crû...
abordée au travers de l’hypothèse de Simon
[1]
Kuznets S. (1955), Kuznets1 : durant le processus de dévelop- Hausse du rapport interdécile
« Economic Growth and pement, les transformations sectorielles de
Income Inequality », et de l’indice de Gini
American Economic l’économie devaient dans un premier temps
Review, vol. 45, no 1. engendrer un accroissement des inégalités Selon l’Organisation de coopération et de
[2]
Voir par exemple Li H.,
avant que celles-ci ne décroissent. La théorie développement économiques (OCDE), les
Squire L. et Zou H.-F. économique restait néanmoins muette sur les 10 % des ménages les plus riches disposaient
(1998), « Explaining évolutions à attendre une fois atteint un cer- en moyenne en 2013 d’un revenu disponible
International and
Intertemporal Variations
tain niveau d’industrialisation. La question par individu presque dix fois supérieur à
in Income Inequality », semblait d’ailleurs peu pertinente puisque celui des 10 % les plus pauvres au sein des
The Economic Journal, certains auteurs2 relevaient alors que les iné- pays industrialisés. En 2007, ce rapport était
vol. 108.
galités étaient généralement stables au sein égal à 9,5. Il n’était que de 7,4 au milieu des
de chaque pays. Ce sentiment de « fin de l’his- années 1980. Alors que les revenus des 10 %
toire » a pris fin dans les années 2000 avec la les plus pauvres augmentaient en moyenne
mise en évidence d’une hausse des inégali- de 1 % par an entre 1985 et 2007, avant de
tés ainsi que des insuffisances des données diminuer de 1,8 % par an entre 2007 et 2011,
employées pour apprécier leurs évolutions. ceux du décile supérieur croissaient à un

89 UNE CROISSANCE INÉGALITAIRE ?


1. Évolution des inégalités de revenus disponibles rythme deux fois plus rapide jusqu’en 2007
au sein de l’OCDE, 1984-2012 (indice de Gini) et ce groupe n’a connu qu’un recul faible
a. Changements faibles
de ses revenus par la suite. Cette tendance
(hausse inférieure à 1 point ou baisse) générale masque évidemment de fortes dis-
parités. Dans une dizaine de pays comme les
pays scandinaves, l’Allemagne, la Belgique ou
0,35
Espagne
la Suisse, le ratio de la part des revenus des
Grèce 10 % les plus riches sur celle des 10 % les plus
pauvres est compris entre 5 et 7. À l’opposé, il
France
0,30 atteint 11,7 en Espagne, 12,3 en Grèce, 14,9 en
Israël et surtout 18,8 aux États-Unis. Néan-
Pays-Bas
moins, quel que soit l’état des inégalités de
0,25 revenus, ce ratio a augmenté durant les trois
dernières décennies pour la majorité des pays
industrialisés, passant ainsi de 3,5 en 1985
à 6,3 en 2013 en Suède et de 10,8 à 18,8 aux
1985 1990 1995 2000 2005 2010 États-Unis sur la même période.
b. Changements notables
(hausse comprise entre 1 et 4 points) La France apparaît comme une exception [3]
L’indice de Gini
puisque cet indicateur était en 2013 quasi- est une mesure de
Royaume- ment au niveau de 1985 (7,4 contre 7,3). Tou- l’écart relatif moyen de
Uni revenus au sein d’une
0,35
Portugal
tefois, alors que l’échelle de revenus s’était population. Lorsque la
Japon contractée jusqu’au milieu des années 1990 distribution étudiée ne
Italie (6,1 en 1996), sa progression a par la suite contient pas de valeurs
Canada négatives, la valeur de
0,30 repris lentement et s’est même accélérée avec cet indice est comprise
la crise (6,8 en 2008, 7,4 en 2012). entre 0 (parfaite égalité)
et 1 (inégalités totales).
Ce ratio ne saisit néanmoins qu’imparfaite- Il s’interprète comme
0,25 Danemark ment les inégalités de revenus car il ne se la moitié de l’écart
Norvège moyen, en proportion
concentre que sur les extrémités de la dis- de la moyenne, entre
tribution. Or, une divergence des extrêmes les revenus de deux
peut être compensée par une contraction agents pris au hasard :
pour un revenu mensuel
1985 1990 1995 2000 2005 2010 des revenus du reste de la population. Pour moyen de 2 000 euros
c. Changements importants disposer d’une vue plus globale, on s’appuie et un coefficient de
(hausse supérieure à 4 points) sur des mesures plus synthétiques comme Gini égal à 0,4, deux
États-Unis individus quelconques
Israël l’indice de Gini3. auront en moyenne un
écart de revenus égal à
Les évolutions de cet indice (voir graphique 1) 1 600 euros. Le système
0,35
confirment celles soulignées précédemment : de pondération de la
part de chacun dans
Nouvelle-
les inégalités de revenus ont généralement
le revenu total sur
Zélande augmenté de manière significative depuis les lequel repose l’indice le
0,30
Allemagne
années 1980. La hausse est particulièrement rend plus sensible aux
variations des revenus
forte dans des pays initialement assez inéga- médians que des revenus
Suède
litaires comme les États-Unis et Israël, mais extrêmes. Pour marquer
Finlande
0,25 aussi dans des pays qui l’étaient traditionnel- une sensibilité plus
forte aux revenus faibles
lement moins comme la Suède, la Finlande ou ou élevés, on peut lui
l’Allemagne. On peut néanmoins noter que cer- préférer d’autres indices
tains pays industrialisés, comme la Grèce, les comme les indices
1985 1990 1995 2000 2005 2010 d’Atkinson, les indices
Pays-Bas et l’Espagne, présentaient un indice d’entropie généralisée
Source : OCDE. de Gini plus faible ces dernières années que ou les indices S-Gini.

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2015 90


trois décennies auparavant. Les évolutions 2. Évolution des inégalités et prise en compte
observées dans le cas français sont confirmées des très hauts revenus, 1984-2012 (indice de Gini)
par l’analyse avec le coefficient de Gini.
Espagne
Soulignons que la crise ne s’est pas systéma-
[4] tiquement accompagnée d’un accroissement États-Unis
Il s’agit de l’Autriche,
de la Belgique, de la des inégalités au sein des pays industrialisés.
Finlande, de l’Allemagne, Ainsi, sur les 34 pays que compte l’OCDE, la Royaume-Uni
de l’Islande,
valeur du coefficient de Gini a reculé dans dix
de la Corée du Sud, des Japon
Pays-Bas, de la Pologne, pays membres4 depuis 2007. La tendance glo-
du Portugal et bale est toutefois bien celle d’une augmenta- France
du Royaume-Uni.
tion des inégalités depuis cette date.
[5]
Les très hauts Canada
revenus ne constituent
qu’une infime partie de Les limites des statistiques Italie
la population mais une
part significative du
de revenus
Allemagne
revenu total. Ils n’ont
donc qu’une probabilité
Les travaux menés par Anthony Atkinson,
très faible de figurer Thomas Piketty et Emmanuel Saez sur les Norvège
dans un échantillon de données de revenus issues des administra-
quelques milliers de
ménages alors même tions fiscales ont néanmoins mis en avant Danemark
que leur absence peut la faiblesse des statistiques disponibles en Évolution observée
conduire à sous-estimer Suède
matière d’inégalités de revenus du fait de la Évolution corrigée
le degré d’inégalités.
mauvaise prise en compte des hauts reve-
0,2 0,25 0,3 0,35 0,4 0,45
[6]
Si l’on considère que nus dans les enquêtes à partir desquelles
la valeur estimée G du
sont appréciées les inégalités5. En corri- Source : d’après l’OCDE et Top Income Database. La correction est
coefficient de Gini se effectuée à partir de la part dans le revenu total des 0,1 % de ménages
rapporte à l’ensemble geant les estimations du degré d’inégalités les plus riches de la population (voir note 6).
de la population, à de manière à tenir compte de l’information
l’exception des plus
disponible sur les très hauts revenus6, il
hauts revenus qui ne
correspondent qu’à une apparaît que les niveaux d’inégalités comme ... pour de multiples raisons
part marginale de la leurs évolutions depuis le milieu des années
population totale mais Ce phénomène a plusieurs causes.
à une part s du revenu
1980 sont sous-estimés (voir graphique 2).
total, la véritable valeur Si, pour certains pays comme le Danemark, Facteurs démographiques
G* du coefficient de Gini l’Espagne ou l’Italie, la progression de la
est alors G* = (1-s)G + s.
part du millième le plus riche de la popu- Premièrement, l’évolution de la structure
[7]
2,9 % en 2012. lation dans le revenu total a été modérée en par âge de la population semble avoir été
[8] trente ans, elle a été plus conséquente dans un facteur égalisateur dans les pays indus-
Il faut néanmoins
rester prudent quant la majorité des pays industrialisés, notam- trialisés. La part de la population de plus
aux liens que l’on ment aux États-Unis. On observe ainsi que, de 65 ans a crû de manière importante en
peut établir entre trois décennies, passant de 12 % à 17 %. Or,
les évolutions de
en trois décennies, le coefficient de Gini a
l’indice de Gini pour augmenté non pas de 2,3 points mais de 3,7 les inégalités au sein du groupe des plus de
différents groupes au Canada, non pas de 3,5 points mais de 5,3 65  ans sont généralement plus faibles ces
et pour l’ensemble
de la population. Une
au Royaume-Uni, non pas de 3,7 points mais dernières années (voir tableau 1) qu’au sein
propriété indésirable de de 5,2 en Allemagne et non pas de 5,1 points de la population en âge de travailler8 (18
cet indice est que l’on mais de 8,3 aux États-Unis. Dans le cas à 64 ans). De plus, les revenus moyens des
peut théoriquement
observer des évolutions
français, on n’observe plus de stabilité sur personnes âgées sont relativement proches
contradictoires en l’ensemble de la période mais une hausse de en 2012 de ceux de la population en âge de
termes d’inégalités au 2 points, la part dans le revenu total des travailler (environ 90 % du revenu d’une per-
niveau de la population
et des différents groupes 0,1 % les plus riches étant passée de 1,6 à sonne de 18 à 64 ans). Si le constat d’inéga-
qui la composent. 3,2 % entre 1984 et 20117. lités plus fortes pour les 18-64 ans que pour

91 UNE CROISSANCE INÉGALITAIRE ?


1. Inégalités et structure par âge de la population
Gini (18-64 ans) Gini (à 65 ans) Ratio revenu moyen*
Pays
1985 2007 2012 1985 2007 2012 1985 2007 2012
États-Unis 0,328 0,367 0,384 0,354 0,385 0,391 84,5 % 82,8 % –
Israël 0,317 0,358 0,36 0,352 0,397 0,373 80,4 % 85,9 % –
Royaume-Uni 0,304 0,342 0,346 0,254 0,275 0,297 – 74,2 % 83,8 %
Espagne 0,301 0,298 0,347 0,253 0,293 0,284 87,2 % 75,2 % 87,6 %
Portugal – 0,356 0,339 – 0,352 0,347 – 79,1 % 92,7 %
Grèce 0,349 0,334 0,341 0,374 0,298 0,271 80,3 % 81,3 % 94,6 %
Nouvelle-Zélande 0,264 0,323 0,313 0,235 0,305 0,345 72,3 % 66,6 % –
Italie 0,288 0,311 0,323 0,297 0,313 0,296 79,9 % 85,8 % 89,3 %
Autriche 0,225 0,265 0,283 0,245 0,277 0,276 – 88,6 % 85,9 %
France 0,3 0,292 0,31 0,29 0,291 0,305 90,3 % 93,3 % 106,2 %
Pologne – 0,32 0,306 – 0,255 0,257 – 82,8 % 84,0 %
Irlande – 0,294 0,307 – 0,286 0,293 – 72,2 % 85,5 %
Allemagne 0,245 0,298 0,297 0,261 0,283 0,274 – 77,6 % 83,8 %
Pays-Bas 0,273 0,298 0,278 0,265 0,252 0,283 – 71,4 % 83,6 %
Luxembourg 0,239 0,278 0,274 0,265 0,226 0,257 84,2 % 87,7 % 101,8 %
Suède 0,195 0,258 0,267 0,181 0,258 0,282 73,9 % 82,6 % 85,6 %
Slovaquie – 0,24 0,26 – 0,204 0,201 – 71,8 % 73,7 %
Finlande 0,206 0,271 0,26 0,218 0,251 0,253 74,8 % 71,3 % 77,9 %
Rép. tchèque – 0,252 0,255 – 0,19 0,192 – 71,0 % 76,5 %
Danemark 0,208 0,239 0,249 0,196 0,222 0,216 – 73,7 % 81,6 %
Norvège 0,21 0,256 0,26 0,222 0,222 0,213 67,2 % 84,0 % 91,5 %
Slovénie – 0,236 0,244 0,264 0,256 – 80,1 % 84,3 %
Note : les pays sont classés par ordre décroissant d’inégalités pour l’ensemble de la population en 2011-2012.
Les valeurs rapportées pour 1985 correspondent aux années 1984 à 1986, celles pour 2012 aux années 2011 ou 2012.
* Revenu moyen des individus âgés de plus de 65 ans en proportion de celui des individus entre 18 et 65 ans.
Sources : OCDE et Eurostat.

les plus de 65 ans se vérifiait déjà à l’aube sées, l’accroissement du ratio après 2007
de la crise, ce n’était pas nécessairement le s’explique par la détérioration des revenus
cas au milieu des années 1980. Par ailleurs, au sein de la population en âge de travailler.
les inégalités se sont certes accrues dans
les deux groupes, mais en général plus for- Revenus primaires
tement au sein de la population en âge de et redistribution
travailler, ce que l’on pouvait déjà observer
avant la crise. Quant au rapport entre reve- Par ailleurs, les chiffres précédents se
nus moyens des deux groupes, il montre une rapportent aux revenus disponibles des
certaine convergence sur la période entre ménages, c’est-à-dire aux revenus primaires
revenus d’activité et retraites. Si l’évolution desquels on a retiré l’impôt et ajouté les dif-
avant la crise est surtout liée à la hausse férents transferts sociaux. En comparant
des pensions de retraite due à l’augmenta- les inégalités avant et après redistribution
tion de l’activité féminine et à l’amélioration (voir graphique 3), on peut distinguer ce qui
des revenus des personnes aujourd’hui en relève des changements en matière de rému-
retraite par rapport aux générations pas- nération du travail et du capital, et ce qui

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2015 92


tient à l’évolution des politiques de redistri- 3. Écart entre inégalités de revenus disponibles
bution. Si l’on considère ainsi l’écart entre et de revenus bruts, évolution de 1984 à 2012
l’indice de Gini pour les revenus primaires (contribution à l’indice de Gini)
[9]
Attention, cet et celui associé aux revenus disponibles9, il
écart ne correspond a. Augmentation forte
pas à la contribution
apparaît qu’il s’est amplifié en trente ans
de la redistribution par exemple au Japon, en Norvège ou en Ita- – 0,05
aux inégalités de lie. Il s’est aussi approfondi dans des pays
revenus disponibles,
ce qui nécessiterait
qui ont pourtant connu une augmentation – 0,10
un traitement plus forte de leurs inégalités comme les États-
complexe à partir des Unis, le Canada ou le Royaume-Uni. Ce n’est
séries originales de – 0,15
revenus. pas le cas d’Israël, de la Nouvelle-Zélande Japon

ou de la Suède où l’évolution du système de Norvège


Italie
[10]
Source : Paywatch transferts publics a au contraire contribué Portugal
– 0,20
(AFL-CIO).
à l’accroissement des inégalités. Dans le cas Finlande
[11]
Notons qu’un pic français, où les transferts sont assez impor-
encore plus élevé – 0,25
avait été atteint avant
tants, l’évolution a été relativement neutre
l’éclatement de la bulle depuis 1995, même si l’effet s’est accentué 1985 1990 1995 2000 2005 2010
internet. Le ratio était depuis 2007 comme dans la plupart des pays
alors supérieur à 400. b. Augmentation notable
Après une chute brutale,
grâce aux mécanismes de protection sociale
il a par la suite repris qui ont pu limiter les conséquences distribu- – 0,05
sa progression à partir tives de la crise. Les efforts de redistribution
de 2002.
se sont donc accrus ou ont été plus efficaces
– 0,10
dans nombre de pays industrialisés par rap- États-Unis
port au milieu des années 1980, permettant Canada

de contenir une hausse qui s’explique essen- – 0,15


tiellement par des disparités croissantes en Danemark
termes de rémunération. Royaume-
– 0,20 Uni
Allemagne

Une hétérogénéité croissante


– 0,25
des revenus du travail
1985 1990 1995 2000 2005 2010
Les constats effectués en termes de classes
d’âge et de transferts montrent que l’aug-
c. Stagnation ou recul
mentation des inégalités dans les pays indus-
– 0,05
trialisés s’explique avant tout par une hété-
rogénéité croissante des rémunérations des
ménages, notamment durant la vie active. Au – 0,10 Israël
niveau des seuls revenus du travail, l’échelle Nouvelle-
Zélande
de revenus s’est en effet étendue à partir des
– 0,15 Pays-Bas
années 1980, et plus particulièrement au Suède
niveau des très hauts revenus. Dans le cas
américain, les revenus des dirigeants des – 0,20 France
entreprises cotées au S&P 500 représentaient
en moyenne cinquante fois les salaires les
– 0,25
plus faibles en 198310. En 2013, ce ratio était
estimé à 33111. En Allemagne, les cinquante
1985 1990 1995 2000 2005 2010
plus hautes rémunérations de dirigeants
d’entreprises ont été multipliées par trois en Source : OCDE.

93 UNE CROISSANCE INÉGALITAIRE ?


termes réels entre 1987 et 2007, soit une aug- explique généralement le plus l’évolution
mentation de près de 5 % par an. des inégalités en termes de revenus du tra-
vail, notamment dans le cas européen. Le
L’augmentation des inégalités de salaires développement du chômage, des contrats
En fait, tout l’éventail des salaires s’est élargi courts et à temps partiel a exercé une
durant les dernières décennies puisque les influence déterminante dans le creusement
taux de croissance des salaires réels pour les des inégalités en augmentant le nombre de
individus travaillant à temps plein, taux fré- ménages à faibles revenus (OCDE, 2011).
quemment négatifs pour les premiers quan- Dans les pays qui, comme l’Allemagne dans
tiles, ont en règle générale été d’autant plus les années 2000, ont préféré sacrifier le
élevés que l’on progresse dans la hiérarchie salaire minimum à l’emploi, le résultat a
des revenus. Le progrès technique a long- été similaire puisque, au lieu d’obtenir des
temps été mis en avant comme cause prin- revenus faibles du fait de l’absence d’em-
cipale de ce phénomène. Plus précisément, il ploi, une classe de travailleurs pauvres
a favorisé l’augmentation de la productivité, s’est développée. Enfin, l’augmentation
mais essentiellement pour les agents quali- de longue période du taux d’activité fémi-
fiés, voire hautement qualifiés. Si la rémuné- nine – il passe ainsi de 49 % en 1990 à 53 %
ration d’un agent est liée à sa productivité, ce en 2013 pour l’ensemble des membres de
progrès technique biaisé induit logiquement l’OCDE – a pu constituer une force égalisa-
un décrochage des salaires des travailleurs trice, et ce d’autant plus que l’on constate
non qualifiés par rapport à ceux des tra- une réduction, certes insuffisante mais
vailleurs qualifiés. Sans nier cette influence, néanmoins avérée, des disparités salariales
l’explication n’est néanmoins pas convain- entre hommes et femmes. Néanmoins, cet
cante pour les dirigeants d’entreprises les effet peut être minoré par un renforce-
mieux payés, la progression de leurs salaires ment de l’homogamie puisque les inégalités
impliquant une évolution peu crédible de leur croissent dès lors que le rôle des revenus
productivité. En outre, de nombreuses études s’accentue comme critère d’appariement.
ont souligné la faible corrélation de leurs
rémunérations avec les performances des L’évolution des rémunérations
firmes dont ils sont responsables. Une expli- du capital et le renforcement
cation alternative est que les rapports de
des inégalités de patrimoine
forces auraient évolué au profit de la direc-
tion des entreprises, ce qui aurait permis de L’évolution des rémunérations du capital
mettre en place une structure salariale plus constitue l’autre grand facteur de hausse des
favorable aux cadres dirigeants, explication inégalités de revenus bruts. Le patrimoine
qui semble pouvoir être soutenue par la cor- est plus inégalement réparti que les salaires,
rélation négative que l’on observe entre syn- de nombreux ménages présentant même un
dicalisme et part du revenu total du décile patrimoine net négatif du fait de l’endette-
supérieur12. À cela s’ajoute une fiscalité dont ment immobilier. Ainsi, alors que les indices [12]
Jaumotte F.
le caractère progressif s’est érodé à partir et Osorio Buitron C.
de Gini pour les revenus disponibles sont
(2015), « Le pouvoir
des années 1980 et a renforcé les incitations actuellement de l’ordre de 0,25 à 0,45 dans et le peuple », Finance
des dirigeants d’entreprises à s’octroyer des les pays développés, les valeurs observées and Development,
vol. 52, no 1.
rémunérations fortes (Stiglitz, 2012). pour les richesses sont comprises entre 0,55
et 0,9 (voir graphique 4). Par ailleurs, si l’on
Les transformations de l’emploi observe sans surprise une hausse des inéga-
Si l’évolution de ces rémunérations a valeur lités en matière de patrimoine, les données
de symbole et suscite de nombreux débats, disponibles révèlent des accroissements
c’est pourtant la situation de l’emploi qui beaucoup plus forts que pour les inégali-

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2015 94


tés de revenus (hausse de près de 15 points 4. Évolution des inégalités de patrimoine,
entre 2000 et 2014 par exemple pour la Nor- 2000-2014 (indice de Gini)
vège et la République tchèque). Or, comme
Danemark
le montre Thomas Piketty (2013), la plus
États-Unis
grande capacité des hauts revenus à épar- Suède
gner et leur capacité à obtenir un rendement France
net plus important – il est plus aisé d’obtenir Royaume-Uni
les conseils d’un gestionnaire de patrimoine Canada
ou d’un fiscaliste lorsque le patrimoine est Allemagne
important – favorisent une expansion méca- Nouvelle-Zélande
nique des inégalités de patrimoine et par Pays-Bas
conséquent un renforcement des inégalités Norvège
de revenus. Le phénomène s’est vraisembla- Rép. tchèque
blement accentué avec les politiques de libé- Australie
ralisation et d’ouverture financière initiées Finlande
dans les années 1980 en limitant la tendance Italie
naturelle à la décroissance de la producti- Irlande
vité marginale du capital. Espagne
Japon

Des inégalités porteuses de risques 0,5 0,55 0,6 0,65 0,7 0,75 0,8 0,85 0,9 0,95

Sources : Crédit Suisse et Davies J., Sandström S., Shorrocks A.


[13]
Davies J., Les économistes ont longtemps vu les inéga- 13
et Wolff E. (2010) .
Sandström S., lités de revenus comme un facteur favorable
Shorrocks A. et Wolff E. à la croissance. S’appuyant sur l’hypothèse
(2010), « The Level and inégalités entraînent une plus forte demande
Distribution of Global keynésienne d’un taux d’épargne augmen-
Household Wealth », tant avec le niveau de revenus, Nicholas politique en termes de redistribution, cette
The Economic
Kaldor soutenait ainsi que l’augmenta- redistribution étant elle-même supposée
Journal, vol. 121.
tion des inégalités favorisait la hausse de affecter négativement la croissance15.
[14]
On peut néanmoins l’épargne globale et par là l’accumulation de
défendre l’idée que la
possibilité d’obtenir
capital, donc la croissance. James Mirrlees Hausse de la criminalité
des revenus très faibles défendait l’idée qu’une échelle de revenus et des dépenses associées
peut aussi décourager la étendue fournissait un système d’incitations
prise de risque et donc
l’innovation.
favorable à l’effort dans le travail, à la prise Dans le même ordre d’idées, les inégalités
de risque et à l’investissement éducatif14. peuvent engendrer une hausse des délits et de
[15]
Meltzer A. et la criminalité contre les biens qui conduisent
Richard S. (1981), « A
Rational Theory of the Des effets néfastes sur l’effort au développement de dépenses de sécurité et
Size of Government »,
productif des moins rémunérés d’assurance au détriment de dépenses plus
Journal of Political productives. Les imperfections du marché du
Economy, vol. 89, no 5.
À partir des années 1980, une vision plus crédit peuvent aussi impliquer une influence
[16]
Galor O. et Zeira J. négative des inégalités a été développée. L’ar- négative sur la croissance à long terme : les
(1993), « Income gument par les incitations n’est ainsi valable individus ne disposant pas d’un patrimoine
Distribution and
Macroeconomics », que si l’échelle de revenus est considérée ou de revenus suffisants n’ont qu’un accès
Review of Economic comme juste, sans quoi les hauts revenus limité au crédit bancaire et peinent ainsi à
Studies, vol. 60.
peuvent au contraire engendrer des senti- financer des projets pourtant rentables. De
ments de frustration et d’injustice qui se tra- fait, plus les inégalités sont importantes et
duisent par un moindre effort des agents à plus le nombre de projets rentables pouvant
faibles revenus. Il a aussi été avancé que dans être financés sera faible, ce qui réduit ainsi la
un système démocratique, de plus grandes croissance économique16.

95 UNE CROISSANCE INÉGALITAIRE ?


Effets négatifs sur la santé Inégalités
et l’éducation et crise financière de 2007
Les inégalités de revenus impliquent aussi Pour finir, les inégalités de revenus ont sans
une dégradation de l’état de santé de la doute joué un rôle majeur dans le déclenche-
population et des performances du système ment de la crise financière de 200717. La pré- [17]
Kumhof M., Rancière R.
éducatif, affectant ainsi les résultats éco- et Winant P. (2013),
sence simultanée de ménages à forts besoins
« Inequality, Leverage
nomiques de long terme par l’un des prin- de financement et d’autres à fortes capacités and Crises: The Case of
cipaux moteurs de la croissance, en l’occur- de financement a nourri le développement du Endogenous Default », IMF
Working Papers no 13/249,
rence l’accumulation du capital humain. crédit immobilier et du crédit à la consom- FMI.
Alors qu’un accroissement des revenus des mation. Dans le cas américain, la dette des
[18]
plus aisés ne conduira généralement pas ménages représentait ainsi 83 % du PIB en Voir par exemple
Cingano F. (2014), « Trends
à une hausse significative de leur niveau 1985 et 139 % en 2007, ce qui a accru la vul- in Income Inequality and
d’éducation ou de santé, on observe une nérabilité du secteur financier. En cas de Its Impact on Economic
forte sensibilité aux variations du revenu Growth », OECD Social,
défaillance d’un acteur financier, les consé-
Employment and Migration
pour les ménages à revenus faibles. Ainsi, quences réelles d’une crise financière sont Working Papers no 163,
lorsque le financement de leur santé repose donc amplifiées par un recul plus marqué de Paris, OCDE.
essentiellement sur leurs revenus, ces agents la demande globale et le défaut de rembour-
réduisent souvent leurs dépenses de santé, sement d’un plus grand nombre de ménages.
notamment en termes de santé préventive,
en cas de pertes de revenus. Il en résulte une
probabilité plus forte de maladie ou de han-
Les études économétriques
dicap et donc une altération de la capacité Les études économétriques apportent mal-
des individus à générer des revenus, donc à heureusement des résultats contradictoires
contribuer à la croissance du produit inté- quant aux effets des inégalités de revenus
rieur. La présence de revenus faibles limite sur la croissance18, même en se restreignant
aussi la formation de capital humain dans aux seuls pays industrialisés et en excluant
sa dimension éducative. Ainsi, le taux de les anciens pays soviétiques. Dans son tout
scolarisation dans le supérieur des indivi- dernier rapport sur le sujet, l’OCDE (2015)
dus dont les parents ont un niveau d’éduca- conclut que les inégalités de revenus ont
tion faible est d’autant plus bas que le pays généralement eu un impact négatif sur la
considéré présente des inégalités de revenus croissance à long terme des pays à revenus
fortes. Cela peut être aussi bien la consé- élevés : une hausse de 3 points de l’indice
quence d’une difficulté à financer les études de Gini – il s’agit de l’évolution globale
supérieures dont le coût est généralement constatée dans les pays membres de l’OCDE
élevé que des difficultés que peuvent avoir durant les deux dernières décennies – aurait
les parents à revenus faibles ou avec des dif- en moyenne causé une réduction de la crois-
ficultés en termes d’emplois à accompagner sance de 0,35 point de pourcentage par an,
la réussite scolaire de leurs enfants dès le soit une perte de 8,5 % de PIB sur vingt ans.
plus jeune âge. De fait, on peut raisonnable- L’effet est néanmoins hétérogène puisque
ment supposer que la rentabilité sociale de les auteurs estiment que l’évolution obser-
l’achat d’une montre haut de gamme soit en vée des inégalités a eu un impact plutôt
moyenne plus faible que celle d’un investis- favorable pour l’Espagne (gain total estimé
sement éducatif ou d’un soin de santé du de 6 % entre 1990 et 2010), l’Irlande (4 %) et
même montant. la France (3 %) alors qu’elle a été particu-
lièrement nocive pour les pays scandinaves
(perte de 8 à 9 %), le Royaume-Uni (9 %) et
surtout la Nouvelle-Zélande (14 %).

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2015 96


Si la hausse des inégalités n’est donc pas relation forte entre les inégalités de revenus
désirable en termes de performances éco- et celles en matière de santé et d’éducation20,
nomiques, il faut néanmoins rester prudent composantes essentielles du bien-être, ainsi
quant à la nécessité de les réduire pour sou- qu’une plus faible mobilité intergénération-
tenir la croissance économique à long terme. nelle. Du point de vue politique, les inégalités
[19]
Banerjee A. V. et Duflo E. Abhijit V. Banerjee et Esther Duflo (2003)19 ont de revenus sont aussi associées à une défiance
(2003), « Inequality and
Growth: What Can the Data
ainsi constaté que la croissance économique plus prononcée envers la représentation poli-
Say ? », Journal of Economic était davantage affectée par la variabilité des tique pour les personnes qui se trouvent en
Growth, vol. 8, no 3. inégalités que par leur niveau. Le statu quo bas de la distribution des revenus, une plus
[20]
Voir par ex. les résultats serait alors préférable pour la croissance à la faible participation aux échéances électo-
du projet GINI (Growing réduction des inégalités. En l’absence de cer- rales et donc une moindre capacité des ins-
Inequalities Impact), http:// titude sur ce point, on peut néanmoins objec- titutions démocratiques à porter les aspira-
www.gini-research.org
ter que les inégalités peuvent aussi avoir tions du plus grand nombre.
des coûts non monétaires. Il existe ainsi une

POUR EN SAVOIR PLUS


™ OCDE (2011), Divided We Stand: Why ™ PIKETTY T. (2013), Le Capital au XXIe siècle,
Inequality Keeps Rising, OECD Publishing. Paris, Éditions du Seuil.
™ OCDE (2015), In It Together: Why Less ™ STIGLITZ J. (2012), Le Prix de l’inégalité, Paris,
Inequality Benefits All, OECD Publishing. Les Liens qui libèrent.

97 UNE CROISSANCE INÉGALITAIRE ?


L’actualité internationale
décryptée par les meilleurs spécialistes
Questions
internationales
Groenland : vers l’autonomie?

internationales La Chine face au terrorisme islamiste


Les femmes de Višegrad de Jasmila Žbanić
Questions

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Face à la crise déclenchée par le choc des subprimes à l’été 2007, les grandes banques
centrales ont mené des politiques monétaires non conventionnelles qui consistent à modifier
la taille et la structure de leur bilan, afin – entre autres – de rétablir les canaux de transmission
de la politique monétaire. Celles-ci ont permis d’injecter massivement des liquidités dans le
système financier et de dépasser la contrainte des taux d’intérêt plancher. Christophe Blot,
Paul Hubert et Fabien Labondance commencent par rappeler ce que recouvre la catégorie des
politiques monétaires non conventionnelles. Ils comparent ensuite les interventions de la
Réserve fédérale, de la Banque d’Angleterre et de la Banque centrale européenne, montrant
que les deux premières institutions ont recouru plus massivement au quantitative easing, du
moins jusqu’en 2015. Ils font ensuite le point sur les effets attendus de ces mesures.
Problèmes économiques

Les politiques monétaires


non conventionnelles : quelles
actions pour quels résultats ?
ont réagi par des mesures également excep-
¥ CHRISTOPHE BLOT tionnelles. Elles ont profondément innové et
OFCE, Sciences Po modifié le cadre de la politique monétaire, ce
qui a donné lieu à une littérature théorique et
¥ PAUL HUBERT empirique foisonnante. La décision, annoncée
OFCE, Sciences Po en janvier 2015, de la Banque centrale euro-
péenne (BCE) de lancer un programme d’as-
¥ FABIEN LABONDANCE, souplissement quantitatif ou quantitative
CRESE (université de Franche-Comté) et OFCE easing (QE) est emblématique de ces mesures
dites non conventionnelles. Elle suit des déci-
sions assez proches prises par la Réserve
Ces dernières années, les banques centrales fédérale (Fed) dès novembre 2008 et par la
ont été en première ligne pour endiguer les Banque d’Angleterre en janvier 2009. Aupara-
conséquences du choc financier qui a éclaté vant, la Banque du Japon avait initié ce type
au cours de l’été 2007. Étant donné le carac- de mesure (en 2001), alors que le pays ne par-
tère exceptionnel de la crise, dont la référence venait toujours pas à sortir de la déflation.
la plus immédiate reste sans aucun doute la Pourtant, les mesures non conventionnelles
Grande Dépression, les banques centrales ne sauraient se réduire au QE. Par ailleurs,

99 LES POLITIQUES MONÉTAIRES NON CONVENTIONNELLES : QUELLES ACTIONS POUR QUELS RÉSULTATS ?
1. Taux d’intérêt de la politique monétaire et bilan de la Réserve fédérale (en % du PIB)
30

Objectif pour le taux des fonds fédéraux Bilan de la Réserve fédérale

25

20

15

10

0
71 73 75 77 79 81 83 85 87 89 91 93 95 97 99 01 03 05 07 09 11 13
19 1 19 1 19 1 19 1 19 1 19 1 19 1 19 1 19 1 19 1 19 1 19 1 19 1 19 1 19 1 20 1 20 1 20 1 20 1 20 1 20 1 20
T1 T T T T T T T T T T T T T T T T T T T T T

Note : T1 = premier trimestre.


Source : Federal Reserve.

tous les QE ne sont pas strictement équiva- gestion des liquidités. Les banques centrales
lents. Ainsi, évaluer les effets potentiels des endossent également le rôle de prêteur en
politiques monétaires non conventionnelles dernier ressort, ce qui leur confère de fait une
nécessite en premier lieu de définir ces poli- mission en matière de stabilité financière,
tiques. Une description des quelques mesures restreinte ici à la gestion de la liquidité du
prises par les principales banques centrales système bancaire et donc au bon fonctionne-
depuis 2008 montre également qu’elles ont ment du marché monétaire.
été très différentes selon les pays. Enfin, nous Ces différentes opérations sont au cœur
discutons de leurs effets empiriques. du processus de création monétaire et
entraînent donc des fluctuations de l’offre
de monnaie – et de la taille du bilan – de la
De la politique monétaire banque centrale. Elles ont cependant une

conventionnelle aux mesures importance secondaire et ne sont pas per-


tinentes pour juger de l’orientation plus ou
non conventionnelles moins restrictive de la politique monétaire.
On voit clairement (voir graphique 1) que,
Bien que les pratiques diffèrent selon les pour les États-Unis, les phases d’assouplis-
banques centrales, la politique monétaire sement ou de durcissement de la politique
avant la crise reposait sur deux éléments : monétaire mesurées par les variations du
un signal déterminant son orientation – le taux d’intérêt ne sont pas corrélées avec
taux d’intérêt directeur – et des opérations la taille du bilan. Le taux d’intérêt reste
permettant de rendre ce signal effectif – la l’instrument par lequel la banque centrale

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2015 100


influence de nombreuses variables écono- banque centrale, généralement du côté de
miques et financières (taux de marché à long l’actif, mais sans en modifier la taille. Cela
terme, taux bancaires, taux de change, prix peut se faire par l’acquisition de titres plus
des actifs, crédit…) afin d’atteindre in fine risqués au détriment de titres moins risqués.
ses objectifs, que sont généralement l’infla- La banque centrale atténue alors les risques
[1]
Le mandat des tion et l’activité économique1. Au contraire, auxquels sont exposées les institutions
banques centrales
les politiques non conventionnelles reposent financières auprès desquelles elle a acquis
précise ces objectifs
finaux et leur donne explicitement sur la manipulation du bilan ces titres. On peut noter que selon cette défi-
éventuellement de la banque centrale – taille ou structure – nition, les interventions sur le marché des
une hiérarchie.
Si la stabilisation
à des fins de politique monétaire. Partant de changes, même lorsqu’elles sont stérilisées
macroéconomique là, on distingue les politiques dites d’assou- (c’est-à-dire neutralisées), sont considérées
(au sens large pour plissement quantitatif (QE) et celles d’assou- comme des mesures non conventionnelles.
englober à la fois un
objectif de stabilité des plissement qualitatif (qualitative easing).
prix et un objectif de Les mesures
croissance ou de plein
emploi) s’est imposée
Les politiques d’assouplissement d’assouplissement du crédit
comme l’objectif quantitatif
principal des banques Enfin, on qualifie d’assouplissement du
centrales, il n’en fut pas Les mesures d’assouplissement quantitatif crédit (« credit easing ») les mesures non
toujours ainsi comme le
rappelle Ben Bernanke entraînent stricto sensu une augmentation conventionnelles qui reposent à la fois sur
(2013) pour la Fed, et de la taille du bilan de la banque centrale un assouplissement quantitatif et qualitatif.
plus généralement La taille du bilan de la banque centrale s’ac-
Charles-Albert Goodhart
qui se traduit par une hausse des réserves
(2010). Leurs rôles en détenues par les banques. Dans ce cas, l’ob- croît par des acquisitions d’actifs ciblées
matière de stabilité jectif de la banque centrale est principale- qui ont une incidence sur le risque porté par
financière ou pour le la banque centrale.
financement de l’État
ment d’accroître son passif ; les actifs obte-
occupèrent, selon les nus en contrepartie de cette hausse ne sont
périodes, une place plus
ou moins prépondérante.
pas supposés avoir une incidence spécifique Pourquoi adopter des mesures
pour la transmission de la politique moné- non conventionnelles ?
[2]
Au sens taire. S’il y a bien une augmentation de la
des agrégats monétaires
M1, M2 ou M3.
base monétaire, cette mesure n’entraîne pas Dépasser la contrainte des taux planchers
forcément de création monétaire immédiate2. Plusieurs raisons peuvent pousser les
[3]
L’expérience récente Les banques commerciales peuvent choisir banques centrales à adopter des mesures
(banques centrales de
Suède et du Danemark
de conserver ces réserves – qui représentent non conventionnelles. De fait, l’orientation
entre autres) montre alors un actif sûr permettant d’assainir leur expansionniste de la politique monétaire
néanmoins que les bilan en réduisant la part d’actifs risqués –
autorités monétaires est contrainte par le plancher à 0 % pour le
peuvent fixer un taux ou de les utiliser pour acquérir des titres ou taux d’intérêt3. Dans ce cas, ces nouvelles
négatif pour certaines octroyer des crédits. mesures prennent le relais de la politique
opérations.
L’objectif est de créer un stimulus moné- de taux. La modification de la taille ou de la
taire même lorsque le taux d’intérêt atteint composition du bilan permet d’agir sur les
son niveau plancher. Aux États-Unis, la forte variables économiques et financières qui
augmentation du bilan de la Réserve fédérale jouent un rôle dans la transmission de la
coïncide avec le moment où le taux directeur politique monétaire (voir infra).
devient proche de 0%.
Rétablir les canaux de transmission
de la politique monétaire
Les politiques d’assouplissement
qualitatif Le recours aux mesures non convention-
nelles peut également être motivé par la
L’assouplissement qualitatif vise pour sa défaillance du lien entre le taux d’intérêt
part à modifier la structure du bilan de la fixé par la banque centrale et les variables

101 LES POLITIQUES MONÉTAIRES NON CONVENTIONNELLES : QUELLES ACTIONS POUR QUELS RÉSULTATS ?
de transmission de la politique monétaire.
En essayant d’agir directement sur ces Des interventions qui diffèrent
variables clés (taux publics à long terme ou
prix sur certains marchés spécifiques), la
d’une banque centrale à l’autre
banque centrale cherche alors à rétablir le Les principales banques centrales ont eu
fonctionnement des canaux de transmission recours à une large palette de mesures qui
de la politique monétaire standard. ont eu pour effet d’augmenter et/ou de modi-
fier la taille et la composition de leur bilan.
Injecter des liquidités La nature des mesures privilégiées diffère
dans le système financier néanmoins fortement d’une banque centrale
Enfin, en cas de crise financière systé- à l’autre, ce qui s’explique par des arguments
mique, la banque centrale peut être amenée d’ordre juridique ou économique. Juridique,
à modifier le cadre usuel de la conduite de parce que les traités européens interdisent à
ses opérations de prêteur en dernier ressort la BCE l’achat de titres souverains sur le mar-
afin de pourvoir à la demande de liquidité ché primaire. Économique, car la transmission
du système financier, ce qui peut induire de la politique monétaire dépend fortement
une modification de la taille du bilan et de la structure financière des économies en
du risque porté par la banque centrale. Si question. La BCE a ainsi privilégié le soutien
la gestion de la liquidité n’est pas stricto au système bancaire du fait du rôle principal
sensu une politique monétaire non conven- qu’il joue dans le financement de l’économie,
tionnelle, elle peut le devenir lorsque les tandis qu’aux États-Unis, où les financements
banques centrales ne sont plus en mesure de marché sont prépondérants, la Fed a plutôt
de s’en tenir à un principe de séparation4. cherché à agir sur les prix de marché par le [4]
Selon le principe
Dans le cas d’une crise systémique, les biais d’opérations d’achats de titres. de séparation, le taux
d’intérêt permet
objectifs de stabilité financière et de sta- d’atteindre les objectifs
bilisation macroéconomique sont interdé- Fed et Banque d’Angleterre : macroéconomiques
tandis que les opérations
pendants, ce qui peut conduire la banque
centrale à adapter son cadre opérationnel.
des programmes d’achats de titres de liquidité sont
destinées à assurer la
Ainsi, après la chute de Lehman Brothers, augmentant fortement stabilité financière.
en septembre 2008, les banques centrales la taille de leurs bilans
ont accru la fréquence de leurs opérations
D’un côté, la Fed et la Banque d’Angleterre
d’octroi de liquidités, autorisé l’accès à
sont, dans un premier temps, principalement
un plus grand nombre de contreparties et
intervenues en prêtant aux banques faisant
élargi la gamme des collatéraux (garanties
face à des problèmes de liquidité. Elles ont
qui doivent être présentées par l’établisse-
ensuite privilégié les achats de titres sur les
ment en contrepartie du montant alloué par
marchés afin d’agir sur certains marchés spé-
la banque centrale). De par leurs décisions,
cifiques et faire baisser les taux d’intérêt de
elles ont accepté de porter un risque plus
long terme pour stimuler l’économie. Ainsi,
élevé, en prenant en garantie des actifs de
la Réserve fédérale a mis en œuvre des pro-
moins bonne qualité et peu liquides et elles
grammes d’achats de bons du Trésor améri-
se sont substituées au marché monétaire
cain (le premier a débuté en mars 2009) et de
devenu illiquide. On voit ici que la frontière
mortgage backed securities (actifs adossés à
entre les politiques conventionnelles ou
des crédits hypothécaires immobiliers). Ces
non conventionnelles devient floue.
différentes actions se sont répercutées sur
la taille et la composition du bilan de la Fed
(voir graphique 2a). Dans la première phase
de la crise, entre l’été 2007 et septembre 2008,
la taille du bilan est restée stable avec une

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2015 102


2. Composition de l’actif du bilan hausse des prêts aux banques domestiques
des principales banques centrales compensée par la baisse des titres du Tré-
2a. Réserve fédérale (en milliards de dollars)
sor détenus dans le cadre de la conduite des
5000 opérations d’open-market. Après la chute de
4500 Lehman Brothers, la crise de liquidité s’est
4000
000 amplifiée, si bien que l’on a assisté à une
3500
500
hausse simultanée des prêts aux banques et
000
3000
2500
500
des titres adossés au marché hypothécaire.
2000
000 Depuis le début de l’année 2010, la Réserve
1500
500 fédérale n’effectue plus de prêts aux banques
1000
000 et intervient uniquement sur les marchés via
500 ses achats de titres obligataires émis par le
0
Trésor pour les agences intervenant sur le
01 002 003 004 005 006 007 008 009 010 011 012 013 014
20 2 2 2 2 2 2 2 2 2 2 2 2 2 marché du crédit. On observe une évolution
Actifs divers
Autres
Titres émis par des agences publiques assez similaire du côté de la Banque d’An-
ou semi-publiques
Prêts bancaires Titres du Trésor américain gleterre avec des opérations d’abord ciblées
(non classés ailleurs) Prêts de la banque centrale
aux banques privées
sur la liquidité octroyée au système bancaire
puis la mise en œuvre de l’asset purchase
2b. Banque d’Angleterre (en milliards de livres sterling)
500
facility, dispositif d’achats de titres publics
450 britanniques lancé en janvier 2009 et qui a
400 atteint 375 milliards de livres sterling depuis
350 juillet 2012, soit 90 % de l’actif de son bilan
300 (voir graphique 2b).
250
200
150 BCE : une politique ciblée
100
jusqu’en 2015 sur les prêts contre
50
0 garanties au secteur bancaire
06

07

08

09

10

11

12

13

14

De son côté, la BCE a appuyé l’essentiel de


20

20

20

20

20

20

20

20

20
5.

5.

5.

5.

5.

5.

5.

5.

5.

ses interventions jusqu’en janvier 2015 sur


.0

.0

.0

.0

.0

.0

.0

.0

.0
26

26

26

26

26

26

26

26

26

Titres du Trésor britannique Avances au Trésor britannique des prêts collatéralisés au secteur bancaire
Autres obligations et actifs Opérations de pensions à long terme (voir graphique 2c). Elle a fortement modi-
2c. Banque centrale européenne (en milliards d’euros) fié les conditions d’octroi de liquidités afin
3500 de pallier les dysfonctionnements du mar-
3000 ché interbancaire. Depuis octobre 2008, les
2500 appels d’offres des opérations de politique
2000 monétaire sont menés à taux fixe avec allo-
1500 cation intégrale des demandes de refinan-
1000
cement des banques. L’évolution de la taille
du bilan fut donc complètement dépendante
500
de la demande de liquidités en provenance
0
des banques commerciales. La BCE a par
99 00 01 02 03 04 05 06 07 08 09 10 11 12 13 14
.19 .20 .20 .20 .20 .20 .20 .20 .20 .20 .20 .20 .20 .20 .20 .20
01
.01 1.01 1.01 1.01 1.01 1.01 1.01 1.01 1.01 1.01 1.01 1.01 1.01 1.01 1.01 1.07
0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0 0
ailleurs augmenté la fréquence de ses opé-
Autres actifs
rations de refinancement à trois mois (LTRO)
Titres émis par des résidents et accru leur maturité à un an, puis à trois
Opérations de politiques monétaire
Créances en devises sur les résidents ans dans le cadre de deux opérations menées
Avoirs en or et créances devises ou euros sur les non-résidents en décembre 2011 et février 2012 (VLTRO).
Sources : Réserve fédérale, Banque d’Angleterre, BCE. Elle a aussi lancé des programmes d’achat

103 LES POLITIQUES MONÉTAIRES NON CONVENTIONNELLES : QUELLES ACTIONS POUR QUELS RÉSULTATS ?
ZOOM actifs substituables, ce qui a pour effet
d’augmenter leur prix. Les prix d’actifs étant
inversement corrélés à leur rendement, la
LES CANAUX hausse des prix induit une baisse du coût
de financement. Dans le même temps, la
DE TRANSMISSION hausse des prix d’actifs provoque un effet de

DES POLITIQUES MONÉTAIRES richesse positif, ce qui conduit les agents à


réévaluer leurs décisions de consommation
NON CONVENTIONNELLES et d’investissement. Il faut noter que cette
substitution peut se faire soit en faveur
Tout comme pour les mouvements de taux du crédit bancaire – on identifie alors plus
d’intérêt, la transmission des politiques spécifiquement un canal du crédit bancaire –
monétaires non conventionnelles à l’activité ou d’actifs étrangers. Dans le cas où le
économique passe par divers canaux, que rééquilibrage du portefeuille du vendeur de
résument notamment Mas Joyce et al. (2011)(1). titres souverains l’amène à substituer des
étrangers, il en résulte une sortie de capitaux
L’effet de signal
et donc une dépréciation de la monnaie,
Une annonce d’achats d’actifs à grande qui dynamise les exportations. Le canal
échelle indique que la politique monétaire du taux de change devient alors un vecteur
est plus accommodante et envoie le de transmission des politiques monétaires
signal qu’elle le restera pendant une non conventionnelles.
longue période, au moins jusqu’à la fin du
programme d’achat d’actifs(2). Cet effet L’effet de liquidité
signal est également important dans le cadre En créant de la monnaie pour acheter des
d’une politique de forward guidance (guidage actifs, la banque centrale peut rapidement
prospectif) par laquelle la banque centrale injecter des liquidités dans le système
annonce que son taux de référence ne sera financier. Ce levier d’action est primordial car
pas augmenté avant une date annoncée ou les marchés d’actifs sont segmentés. Il est
jusqu’à ce que le taux de chômage tombe en particulièrement crucial lorsque les marchés
dessous d’un seuil donné(3). Considérant que financiers dysfonctionnent.
les taux d’intérêt à long terme reflètent les
anticipations de taux d’intérêt futurs à court Le canal de la confiance
terme, l’annonce d’achats à grande échelle Si les agents économiques pensent que la
devrait déclencher une baisse des taux politique mise en œuvre est efficace, son
à long terme. annonce devrait stimuler la confiance des
consommateurs et des entreprises, les
Le canal du choix de portefeuille incitant à augmenter leurs dépenses finales.
et des effets de richesse
Les achats de titres entraînent une Le canal du défaut
augmentation de leur prix, mais également La baisse des taux d’intérêt publics induite
du prix d’autres actifs. En effet, lorsque par les achats de titres souverains réduit
la banque centrale achète un titre à une la probabilité de défaut et donc la prime de
contrepartie (vendeur), celle-ci dispose de risque. Le gouvernement bénéficie ainsi
liquidités qu’elle peut utiliser pour acheter d’une réduction de la charge d’intérêt et
d’autres actifs substituables. Le vendeur de meilleures perspectives de recettes
est incité à rééquilibrer son portefeuille fiscales. Par ailleurs, en signalant des achats
afin de maintenir son rendement. Il en de titres souverains, la banque centrale
résulte une nouvelle demande pour des joue implicitement le rôle d’acheteur en

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2015 104


dernier ressort, situation anticipée par [1]
Aucune distinction n’est effectuée ici selon la nature
les investisseurs, ce qui réduit le risque de la mesure non conventionnelle. Il y a cependant des
différences et certains canaux peuvent être prépondérants
d’anticipations autoréalisatrices de défaut
dans certains cas.
souverain.
[2]
Les taux courts futurs baissent relativement à un
Il faut souligner que ces canaux ne sont pas scénario sans annonce d’achats de titres.
différents de ceux à l’œuvre pour la politique de [3]
Mesures notamment prises par la Banque d’Angleterre
taux d’intérêt. De fait, par certaines mesures
et la Réserve fédérale. La BCE a aussi adopté une stratégie
non conventionnelles, l’objectif de la banque similaire mais de façon plus timide.
centrale est bien d’influer plus directement
sur des variables jouant un rôle clé dans la Christophe Blot, Paul Hubert
transmission de la politique monétaire. et Fabien Labondance

de titres (CBPP, SMP et OMT) lui permettant la taille du bilan n’en rendent qu’imparfaite-
de cibler des marchés particuliers. L’objectif ment et indirectement compte. C’est pourquoi
était, en particulier, de restaurer l’efficacité une littérature récente se développe pour
de la transmission de la politique moné- déterminer un équivalent de ces actions non-
taire, atténuée notamment par la crise des conventionnelles en termes de taux d’intérêt
dettes souveraines. Ces programmes furent directeur. On parle alors de taux implicite (ou
toutefois limités en taille. En début d’année « shadow rate »). Il apparaît que les mesures
2013, le cumul des achats d’obligations col- prises par la BCE ont bien amplifié le carac-
latéralisées et souveraines ne dépassait pas tère expansionniste de la politique monétaire
280 milliards d’euros, soit moins de 10 % du puisque le taux implicite est négatif (voir
bilan de la BCE. On est bien loin des mesures graphique 3). Pour autant, la politique de la
de la Banque d’Angleterre ou de la Fed. BCE a été relativement moins expansionniste
L’annonce du 22 janvier 2015 représente alors que celles de la Banque d’Angleterre ou de la
un changement important dans l’orientation Réserve fédérale.
de la politique monétaire non convention-
nelle de la BCE puisqu’elle prévoit l’achat de
titres – titres adossés à des actifs (asset-bac-
Quels effets ?
ked securities ou ABS), titres souverains et Si les premières études sur l’impact des
titres émis par des agences supranationales mesures non conventionnelles sont liées à
– pour un montant de 60 milliards d’euros l’expérience japonaise, la littérature s’est
par mois de mars 2015 à septembre 2016. depuis considérablement développée. Les
Il devrait en résulter une augmentation de travaux existants se distinguent selon qu’ils
la taille du bilan de près de 1 100 milliards se concentrent sur des variables financières
d’euros, rapprochant ainsi l’action de la BCE jouant un rôle clé dans la transmission des
de celle d’autres banques centrales. mesures non conventionnelles (taux d’inté-
rêt de marché à long terme principalement)
Des politiques plus ou moins ou sur les objectifs finaux, à savoir l’activité
expansionnistes (mesurée par la croissance ou le chômage) et
l’inflation. De fait, l’étude de l’impact sur les
Alors qu’en temps normal, le niveau du taux variables financières permet alors d’évaluer
d’intérêt directeur des banques centrales per- les premières étapes de la transmission de
met de comparer directement l’orientation de la politique monétaire. Il en ressort premiè-
la politique monétaire, les modifications de rement que les mesures prises pour atténuer

105 LES POLITIQUES MONÉTAIRES NON CONVENTIONNELLES : QUELLES ACTIONS POUR QUELS RÉSULTATS ?
3. Taux implicite (shadow rate) de politique monétaire (en %)
8

6
Fed
Banque centrale européenne
Banque d’Angleterre
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–2

–4
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01
Source : http://faculty.chicagobooth.edu/jing.wu/research/data/WX.html

les tensions sur les marchés monétaires ont de crise aux États-Unis et au Royaume-Uni.
eu des effets positifs. Par ailleurs, de nom- Au Royaume-Uni, le QE, en réduisant les
breux travaux suggèrent que les programmes taux d’intérêt à long terme, aurait eu un effet
d’achat de titres adoptés par les États-Unis positif sur le produit intérieur brut (PIB) réel
et le Royaume-Uni ont significativement – d’environ 1,5 % – et sur l’inflation, d’envi-
fait baisser les taux d’intérêt publics mais ron 1,25 point. Dans la zone euro, le taux de
aussi privés à moyen et à long terme. L’effet chômage aurait été plus élevé de 0,6 point en
irait, selon les différentes études, de 0,3 à l’absence des mesures non conventionnelles
1 point de baisse du taux d’intérêt. Ces effets prises par la BCE jusqu’en fin d’année 2011.
peuvent cependant être plus faibles et de très La conclusion générale qui peut être tirée
courte durée. Dans la zone euro, les différents de ces expériences est que les mesures non
programmes de la BCE auraient également conventionnelles ont un impact significa-
contribué à réduire significativement le coût tif sur les rendements des titres souverains
des conditions de financement, et notamment et privés (effets de rééquilibrage du porte-
le taux des obligations souveraines émises feuille), même si cet impact est souvent de
par les pays en crise. courte durée. Quant aux effets sur l’inflation
S’il est plus difficile d‘identifier l’impact et la croissance, ils pourraient également être
macroéconomique des politiques monétaires significatifs, mais généralement insuffisants
non conventionnelles en raison des délais de pour compenser les coûts réels de la crise
transmission, des études suggèrent néan- financière et des politiques budgétaires res-
moins que les mesures prises ont diminué trictives, notamment dans la zone euro.
les risques de déflation et accéléré la sortie

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2015 106


POUR EN SAVOIR PLUS
™ BERNANKE B. (2013), ™ BORIO C. et DISYATAT P. (2009), ™ JOYCE M., LASAOSA A.,
« A Century of US Central « Unconventional Monetary STEVENS I. et TONG M. (2011),
Banking: Goals, Frameworks, Policies: an Appraisal », BIS « The Financial Market Impact
Accountability », Journal Working Paper, no 292. of Quantitative Easing »,
of Economic Perspectives, ™ GOODHART C. (2010), International Journal of
vol. 27, no 4. « The Changing Role of Central Banking,
™ BORDES C. et CLERC L. (2010), Central Banks », BIS Working vol. 7, no 3.
« L’art du central banking Paper, no 326.
de la BCE et le principe
de séparation », Revue
d’économie politique, vol. 120.

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107 LES POLITIQUES MONÉTAIRES NON CONVENTIONNELLES : QUELLES ACTIONS POUR QUELS RÉSULTATS ?
Relancé en 1994 par la création de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), le multilaté-
ralisme semble aujourd’hui dans l’impasse. En témoigne l’enlisement des négociations du
cycle de Doha, ouvert en 2002 et toujours pas conclu. Dans le même temps, la forte croissance
des accords régionaux et bilatéraux entamée dans les années 1990 s’est poursuivie. Le bilaté-
ralisme est-il en train de se substituer au multilatéralisme ? Quel est l’impact sur le commerce
international ? Selon Jean-Marc Siroën, la prolifération des accords bilatéraux a plutôt
tendance à affaiblir les gains que l’on peut attendre de la libéralisation commerciale.
Néanmoins, cet essor n’est pas la cause du déclin des négociations multilatérales. Il constitue
plutôt une réaction à l’incapacité d’un cadre construit dans l’après-guerre à s’adapter aux
nouvelles conditions de l’économie mondiale.
Problèmes économiques

Commerce international :
le multilatéralisme face à l’essor
des accords bilatéraux
À la fin de la Seconde Guerre mondiale, la ¥ JEAN-MARC SIROËN
volonté des gouvernements alliés, menés par
les États-Unis et le Royaume-Uni, est d’em- Professeur, université Paris-Dauphine et IRD
pêcher le retour des politiques nationales
d’« égoïsme sacré » menées dans les années vel ordre commercial, défini dans la Charte
1930. En « exportant » le chômage causé par de la Havane, signée en 1948. Mais ce traité
la dépression économique, les politiques pro- international, faute d’être ratifié, ne fut
tectionnistes et les dévaluations compétitives jamais appliqué et c’est l’Accord général sur
auraient, en effet, contribué à propager la crise les tarifs douaniers et le commerce (GATT),
dans le monde entier et, finalement, favorisé moins ambitieux, qui s’est imposé. Il faudra
l’arrivée de pouvoirs totalitaires. En juillet attendre le traité de Marrakech de 1994 pour
1944, les accords de Bretton Woods posèrent que soit créée, l’année suivante, une nouvelle
la première pierre d’un ordre économique organisation internationale, l’Organisation
international fondé sur des politiques coo- mondiale du commerce, dans laquelle s’in-
pératives « gagnant-gagnant », c’est-à-dire tègre l’ancien GATT.
sur des règles strictes en matière monétaire Mais, quelles que soient leurs péripéties
et financière. Ce nouveau régime monétaire historiques, le GATT, puis l’Organisation
et financier devait être complété par un nou- mondiale du commerce (OMC), se présentent

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2015 108


Nombre d’accords commerciaux régionaux en vigueur notifiés à l’OMC, 1957-2014
300

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20

20

20

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20
Source : OMC.

comme des institutions multilatérales. D’ail- de nombreuses exceptions. Ainsi, les articles
[1]
Accord général sur le leurs, les négociateurs du traité de Marrakech XXIV du GATT et V du GATS1, permettent,
commerce des services,
avaient un temps envisagé que le « M » d’OMC sous certaines conditions assez peu contrai-
qui a complété le GATT
en 1995. Ces deux soit le M de « multilatéral ». gnantes, d’y déroger dans le cas d’accords
accords sont administrés
Dans le cadre des échanges internationaux, le de libre-échange ou d’unions douanières.
par l’OMC.
terme de « multilatéral » signifie que : En effet, dans ce type de traités, les parte-
– les négociations commerciales impliquent naires bénéficient de préférences commer-
tous les pays membres et les accords éven- ciales, notamment douanières, auxquelles les
tuels s’appliquent à tous. La règle du consen- autres pays n’accèdent pas. Pour reprendre
sus (aucun pays ne s’oppose) assure la légiti- notre exemple, le droit de douane sur les
mité des obligations qui en découlent ; tee-shirts peut être ramené à 0 pour les pays
qui adhèrent à un accord de libre-échange et
– la politique commerciale des pays membres
maintenu à 10 % pour les autres.
concerne tous les pays membres, sans discri-
mination. Pendant longtemps, ces accords ont été peu
Un des principes fondamentaux de l’OMC est nombreux ; mais depuis les années 1990,
ainsi celui de la « nation la plus favorisée » ils ont proliféré et il n’existe pratiquement
(NPF). Il stipule que chaque pays accorde à plus aucun pays qui ne soit lié à un ou
tous les autres pays membres le régime com- plusieurs autres pays par un accord com-
mercial le plus favorable. Par exemple, si mercial préférentiel. Le plus ancien traité,
le droit de douane le plus bas appliqué par encore en vigueur, est le traité de Rome de
un pays aux importations de tee-shirts est 1957 créant la Communauté européenne. En
de 10 %, toutes les importations venant de 1990, on en comptait 22 et, en 2014… 268
pays liés à cette clause (les pays membres du (voir graphique).
GATT) se verront appliquer ce droit. Ces accords, appelés improprement « accords
En réalité, comme pour tous les principes, commerciaux régionaux » (ACR) par l’OMC, ne
même fondamentaux, les textes prévoyaient sont pas les seules exceptions à la clause NPF.

109 COMMERCE INTERNATIONAL : LE MULTILATÉRALISME FACE À L’ESSOR DES ACCORDS BILATÉRAUX


Dans les années 1970, un traitement différen-
cié a été accepté en faveur des pays en déve- Le bilatéralisme, obstacle
loppement, qui peuvent bénéficier d’un accès
préférentiel aux marchés des pays avancés.
à l’échange ?
Ces « accords commerciaux préférentiels » Les négociateurs du GATT avaient hésité
se distinguent des ACR par le fait qu’ils ne à introduire l’article XXIV, exception à la
sont pas réciproques : les pays développés clause NPF et donc au multilatéralisme. En
signataires de tels accords ne prévoient pas effet, dans les années 1930, la constitution de
d’accès privilégié aux marchés des pays en zones autosuffisantes, qui associaient sou-
développement. vent les métropoles aux colonies, avait rendu
Cette évolution, et particulièrement la pro- soutenable le protectionnisme tout en aggra-
lifération des ACR, remet donc en cause les vant les tensions politiques.
deux piliers du multilatéralisme. D’une part,
dans le cadre des ACR, les négociations ne Des effets de détournement
concernent qu’un nombre limité de pays ou qui peuvent compenser les effets
de groupes de pays (comme l’Union euro- de création de commerce
péenne) et les règles et concessions qui en
découlent ne s’appliquent qu’à eux. D’autre Si les opinions publiques et, parfois, les déci-
part, la part du commerce international deurs politiques, considèrent que les résul-
régie par la clause NPF tend à se réduire tats attendus d’une ouverture commerciale
comme une peau de chagrin. Si les négocia- via les accords commerciaux régionaux ne se
tions en cours de traités transpacifiques et distinguent de l’ouverture multilatérale que
transatlantiques devaient aboutir, cette part par son périmètre, il n’en est pas de même
deviendrait très minoritaire. Une telle évolu- de la théorie économique. Celle-ci tend en
tion remettrait donc en cause les fonctions effet à démontrer qu’une libéralisation des
traditionnelles de l’OMC à qui il ne resterait, échanges non discriminatoire, et donc mul-
(2]
ce qui n’est toutefois pas négligeable, que tilatérale2, est favorable au commerce et au C’est également le cas
de celui qui abaisserait
le traitement des différends commerciaux revenu mondial, mais qu’il n’en est pas de unilatéralement ses
entre les pays membres. même des accords bilatéraux, par nature dis- droits de douane en les

À première vue, le bilatéralisme et le mul- criminatoires. appliquant à tous les


pays exportateurs.
tilatéralisme poursuivent le même objectif, Certes, pour l’économiste canado-améri-
qui est la libéralisation des échanges. Pour cain Jacob Viner (1892-1970), l’élimination
les décideurs, le choix dépend davantage des du droit de douane entre deux pays, ou plus,
opportunités que d’un choix, sauf quand des génère un « effet de création » de commerce
objectifs géopolitiques se superposent aux qui doit conduire les pays concernés à se spé-
objectifs économiques comme ce fut le cas, cialiser dans les secteurs où ils bénéficient
notamment, pour l’intégration européenne. d’avantages comparatifs. Les pays bénéfi-
Le cas échéant, lorsque l’ouverture multila- cieront alors de la baisse du prix des biens
térale n‘est pas accessible, l’ouverture bila- importés. Ils augmenteront la production de
térale est considérée comme un « second biens exportés, créeront des emplois et amé-
best ». De fait, la prolifération actuelle lioreront le bien-être des consommateurs.
s’explique très largement par l’incapacité Mais simultanément, les traités commer-
de l’OMC à conclure le cycle « multilatéral » ciaux « détournent » des flux commerciaux
de négociations de Doha, ouvert en 2002, et en substituant une production régionale aux
donc à approfondir les anciens thèmes tout importations du reste du monde plus compé-
en introduisant de nouveaux sujets. titives. Supposons, en effet, que, à l’intérieur
d’une zone, le prix soit de 100 et que le tarif
NPF appliqué soit de 10 %. Un pays tiers plus

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2015 110


compétitif qui propose le même bien à 95 ne fixent des règles d’origine qui définissent les
pourra pourtant pas l’exporter dans la zone conditions à respecter pour que les exporta-
à cause du droit qui porterait le prix à 104,5, tions mexicaines soient considérées comme
supérieur au prix proposé dans la zone. Les mexicaines et bénéficier ainsi de l’exonéra-
traités « bilatéraux » créent donc une distor- tion des tarifs américains. Elles consistent
sion. Le commerce international peut même souvent à fixer une part minimale de la valeur
se réduire si les effets de détournement l’em- ajoutée produite dans la zone. Ces règles sont
portent sur les effets de création. souvent considérées comme protectionnistes
Lorsque les traités commerciaux étaient et sources de distorsions. Pour respecter les
conclus entre pays proches géographique- règles d’origine, les entreprises choisissent
ment et qui échangeaient déjà beaucoup de se fournir en biens intermédiaires et com-
entre eux, les effets de détournement étaient posants à l’intérieur de la zone plutôt que
limités. Dans ces zones régionales « natu- de les importer de pays extérieurs à la zone,
relles » (Krugman, 1991), les effets de détour- même s’ils sont moins compétitifs. D’une part,
nement pourraient d’ailleurs être compensés les règles d’origine entravent une tendance
par une économie sur les coûts de transport. actuelle de la mondialisation, à savoir la plus
Toutefois, les accords commerciaux dits grande fragmentation de la chaîne de valeur.
régionaux sont de moins en moins régionaux. D’autre part, la prolifération d’accords possé-
Certes, jusqu’à la fin des années 1990, les ACR dant leurs propres règles d’origine, renforce
associaient des pays appartenant à la même cet effet négatif sur le commerce.Ainsi, l’Union
région du monde et qui présentaient une cer- européenne (UE), qui a un accord de libre-
taine continuité territoriale. Pourtant, depuis, échange avec la Colombie et le Mexique, peut
la fin des années 1990, les accords inter- exporter librement des composants qui seront
régionaux, voire intercontinentaux, se sont transformés au Mexique pour une exporta-
multipliés. Ainsi, l’Union européenne a rati- tion du produit final en Colombie. Très peu
fié des accords de libre-échange avec, entre d’accords prévoient un « cumul » (assimiler la
autres, l’Afrique du Sud, le Chili, la Colombie, valeur des biens intermédiaires européens à
le Pérou, la Corée, le Mexique… la valeur ajoutée mexicaine). Et même si cela
était, trois règles d’origine s’entrecroiseraient
(Colombie-Mexique, Mexique-UE, Colombie-
Les gains des accords bilatéraux
UE). Au-delà du coût de transaction impliqué
remis en cause par leur par la complexité de ce « bol de spaghetti »
[3]
Le « bol de prolifération (Bhagwati, 1995)3, les règles d’origine, tout
spaghettis » fait allusion
à la manière dont les Au-delà même de la nature des accords bila- comme le protectionnisme, incitent les firmes
produits intermédiaires
téraux, c’est aussi leur prolifération qui à investir dans la zone plutôt qu’à exporter
se déplacent dans des biens intermédiaires. Le commerce inter-
les différentes zones remet en cause l’efficacité de ces accords. Les
commerciales afin de « règles d’origine » introduisent ainsi un biais national s’en trouve réduit.
minimiser les droits,
ce qui se visualise par protectionniste. En effet, dans un traité de
des lignes (spaghettis)
enchevêtrées
libre-échange, comme l’ALÉNA qui associe les
États-Unis, le Canada et le Mexique, les pays
Le contournement du
dans un bol.
conservent le choix des droits de douane appli-
qués à l’extérieur de la zone. Il pourrait alors
multilatéralisme
être tentant pour un pays comme la Chine de Le multilatéralisme de moins
faire entrer ses marchandises dans le pays qui en moins efficace
pratique le droit le plus bas (Mexique) et de
les réexporter ensuite, libres de droits, vers le Les décideurs politiques sont souvent plus
pays de destination (États-Unis). Pour éviter pragmatiques qu’idéologues. En matière
ce contournement, les traités de libre-échange commerciale, ils optent pour les instruments

111 COMMERCE INTERNATIONAL : LE MULTILATÉRALISME FACE À L’ESSOR DES ACCORDS BILATÉRAUX


considérés comme les plus accessibles et les des pays sont nuls. De même, entre l’Union
plus conformes à leurs intérêts. Jusqu’aux européenne et les États-Unis, les droits de
années 1990, la voie multilatérale avait été douane sont déjà tellement faibles que leur
privilégiée. Elle s’est essoufflée ensuite au suppression n’aurait que des effets limités.
profit de la voie bilatérale. Les difficultés du Certes, l’élimination des mesures non tari-
cycle de Doha, engagé en 2002 et sans pro- faires, l’harmonisation des normes ou la faci-
grès notables depuis, démontrent l’obsoles- litation des échanges peuvent être ramenées,
cence du processus de négociation multilaté- grâce à des calculs plus ou moins savants, à
ral traditionnel. En privant les pays membres des équivalents tarifaires. Mais les disposi-
de leur instrument traditionnel, cet « échec tions relatives par exemple, à la concurrence,
annoncé » (Siroën, 2011) les invite à adopter à l’investissement, au travail, sont plus dif-
la voie bilatérale. ficiles à anticiper et à évaluer. Certaines de
Le programme de Doha limite ses ambitions à ces mesures ne se prêtent d’ailleurs pas à la
approfondir celui de l’Uruguay Round défini discrimination qui est reprochée aux ACR. Un
dans les années 1980. Depuis, les industries pays qui, à l’occasion d’un traité commercial,
numériques et de communication ont explosé, s’engage à mieux respecter le droit du travail
les pays émergents ont conquis des parts ou à modifier ses règles relatives à la pro-
de marché importantes ; la Chine, entrée à priété intellectuelle aura du mal à exclure les
l’OMC en 2001, est devenue le premier expor- pays tiers de leur application.
tateur mondial, les processus de production, Au-delà des barrières tarifaires, voire non
coordonnés par les firmes multinationales, tarifaires, les traités intègrent de nombreuses
se sont fragmentés, les crises financières et dispositions qui peuvent être regroupées en
de change se sont multipliées et les relations deux catégories de thèmes (Horn et al., 2010 ;
internationales se sont tendues. Orefice et Rocha, 2014) :
Les raisons de ce déclin sont donc multiples : – ceux qui approfondissent des thèmes inclus
règle du consensus confrontée à une explo- dans les règles et accords de l’OMC (OMC+),
sion des pays membres, montée en puissance et mentionnés dans le programme de Doha :
des pays émergents, incapacité à dépasser antidumping, propriété intellectuelle, aides
les sujets traditionnels (agriculture, droits d’État, barrières techniques4, etc. ; [4]
Un accord sur la
de douane…) et à en introduire de nouveaux « facilitation des
– ceux qui se situent en dehors du mandat échanges » est en cours
plus en phase avec l’évolution de l’économie
de l’OMC et qui ne relèvent pas toujours de de ratification par les
mondiale (environnement, investissements, États membres.
la politique commerciale stricto sensu. Cette
concurrence, droit du travail…).
fois, il s’agit d’aller au-delà du mandat de
l’OMC et du cycle de Doha. Ces dispositions
Les nouvelles dispositions sont parfois qualifiées de OMC-X (Orefice et
des accords commerciaux Rocha, 2014) : concurrence, travail, éduca-
Une des principales faiblesses des analyses tion, rapprochement des règles et des lois,
théoriques est qu’elles se bornent généra- corruption, fiscalité, gouvernance, etc.
lement à analyser la baisse réciproque des Les accords commerciaux peuvent ainsi
droits de douane. Pourtant, les accords sont conduire à déléguer certaines prérogatives
de moins en moins commerciaux au sens tra- des gouvernements nationaux à un niveau
ditionnel et étroit du terme. L’objectif initial supranational, par exemple, en créant des
d’élimination des droits de douane est ainsi normes régionales ou en introduisant des
devenu secondaire. Le cas extrême est repré- procédures d’arbitrages indépendantes des
senté par Singapour, aujourd’hui engagée dans États. L’intégration « superficielle » se limi-
13 traités commerciaux alors que les droits terait alors aux mesures à la frontière, et
de douane NPF qu’elle applique à l’ensemble l’intégration « profonde » (deep integration)

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2015 112


Nombre d’accords incorporant des « nouveaux » sujets (en nombre et en % des accords)

Environ- Investis- Achats


Travail Régulation Concurrence
nement sement publics

41 62 117 111 94 134

15 % 23 % 43 % 41 % 34 % 49 %
Source : OMC (au 15 mai 2015, sur 273 accords en vigueur).

étendrait l’accord aux mesures prises « à l’in- n’auraient plus d’autres choix que d’y adhé-
térieur des frontières » (OMC, 2011). rer ou, du moins, de se rallier aux normes
et règles de ces nouveaux blocs (Baldwin et
Vers un nouveau multilatéralisme ? Jaimovich, 2010).

Cette stratégie de contournement de l’OMC L’avenir de cette stratégie est néanmoins


peut-elle conduire à un nouveau multila- douteux. La finalisation de la négociation
téralisme d’où émergeraient de nouvelles entre les États-Unis, d’une part, l’Union
règles et normes universelles ? Celles-ci européenne et les pays pacifiques, d’autre
s’imposeraient alors et régenteraient la plus part, est loin d’être acquise. Les oppositions
grande part du commerce international. Ce internes restent fortes, y compris aux États-
nouveau multilatéralisme rappellerait celui Unis où la ratification des traités commer-
qui prévalait au XIXe siècle, que l’on pou- ciaux par le Congrès est à peine moins dif-
vait assimiler à un réseau de traités coor- ficile à obtenir que la ratification d’un traité
donnés par l’Angleterre et, accessoirement, multilatéral négocié à l’OMC.
la France, avec une convergence des règles Si le multilatéralisme, incarné par l’OMC, a
et des normes, et sans recours à une quel- été contesté par une société civile inquiète
conque organisation internationale. des effets de la mondialisation, paradoxa-
En effet, jusqu’à maintenant, à l’exception lement, les accords commerciaux « bila-
de l’UE, les plus grandes puissances éco- téraux » se heurtent non seulement à cette
nomiques évitaient de se lier par des trai- opposition devenue traditionnelle, mais éga-
tés commerciaux. Tel ne sera peut-être plus lement aux critiques des partisans du libre-
le cas demain. L’Union européenne a signé échange et du multilatéralisme. Mais cette
un accord avec le Canada (en cours de rati- contestation ne les empêche pas de prolifé-
fication) et négocie avec l’Inde, le Japon, rer. Comment un multilatéralisme, construit
Singapour… Simultanément, les États-Unis sur les décombres de la crise de 1929 et de
négocient un accord de partenariat transpa- la Seconde Guerre mondiale pour être ins-
cifique (PTP) avec 10 pays, dont l’Australie, trumentalisé par la Guerre froide, pourrait-
le Canada, le Chili, le Japon, le Mexique, Sin- il répondre aux nouvelles questions que
gapour (mais sans la Chine). Enfin, depuis pose l’évolution de l’économie et de la poli-
2013, les États-Unis et l’UE ont engagé la tique mondiale ? Ce ne sont pas les accords
négociation d’un Accord de partenariat bilatéraux qui ont miné le multilatéralisme
transatlantique de commerce et d’investis- d’après-guerre, mais l’impossibilité de faire
sement (voir Complément p. 124). évoluer ce multilatéralisme qui a conduit les
pays à céder à la tentation de le contourner,
L’ambition de ces grands projets est aussi de quitte à l’affaiblir davantage.
parier sur les « effets dominos » où les pays
pénalisés par leur exclusion des accords

113 COMMERCE INTERNATIONAL : LE MULTILATÉRALISME FACE À L’ESSOR DES ACCORDS BILATÉRAUX


POUR EN SAVOIR PLUS
™ BALDWIN R. et JAIMOVICH D. International Organizations, ™ OREFICE G. et ROCHA N. (2014),
(2010), « Are Free Trade vol. 9, no 3. « Deep Integration
Agreements Contagious? », ™ HORN H., MAVROIDIS P. C. and Production Networks:
Discussion Paper no 7904, et SAPIR A. (2010), « Beyond An Empirical Analysis »,
Londres, CPER. the WTO? An Anatomy of EU The World Economy,
™ BHAGWATI J. (1995) « U.S. and US Preferential Trade vol. 37, no 1.
Trade Policy: The Infatuation Agreements », The World ™ SIROËN J.-M. (2011),
with Free Trade Agreements » Economy, vol. 33, no 11. « Négociations commerciales
in Bhagwati J. et ™ KRUGMAN, P. R. (1991), « The multilatérales et cycle de
Krueger A. O., The Dangerous Move Towards Free Trade Doha : les leçons d’un échec
Drift to Preferential Trade Zones », Federal Reserve Bank annoncé », Négociations, no 2.
Agreements, AEI Press. of Kansas City Economic ™ SIROËN J.-M. (2015), «
™ DÜR A., BACCINI L. et Review, novembre-décembre. Les accords commerciaux
ELSIG M. (2014). « The Design ™ OMC (2001), Rapport sur régionaux », Ecoflash,
of International Trade le commerce mondial 2001, 1er juin.
Agreements: Introducing a Génève.
New Dataset », The Review of

Ô COMPLÉMENT – nouvelles règles commerciales (accès à


l’énergie et aux matières premières, propriété
intellectuelle et indications géographiques,
Le traité de libre-échange dédouanement, droit du travail,

transatlantique environnement, règlement des différends,


concurrence et entreprises publiques).
La négociation sur un traité de libre-échange Beaucoup de sujets « doublonnent » avec
entre l’Union européenne et les États-Unis – le programme de Doha, notamment les
TTIP pour Transatlantic Trade and Investment sujets strictement commerciaux d’accès aux
Partnership ou TAFTA pour Transatlantic Free marchés. Toutefois, même si la réduction
Trade Agreement – a été ouverte en 2013. des droits de douane est incluse dans le
Elle se réalise en plusieurs « cycles » programme, ils sont déjà faibles et les effets
(rounds). Le programme concerne une attendus sont limités.
multitude de sujets (24 chapitres) et se divise
en trois thèmes : Mais beaucoup d’autres sujets vont bien
au-delà du programme de Doha puisque la
– accès aux marchés (droits de douane, négociation TTIP intègre notamment le travail,
règles d’origine, mesures de défense exclu dès 1996 du périmètre de l’OMC, ainsi
commerciale des marchés publics, protection que les trois sujets dits de Singapour, qui
des investissements) ; n’avaient pas été retenus dans le programme
– réglementation et obstacles non de Doha : marchés publics, investissement et
tarifaires (normes sanitaires et de sécurité, concurrence. Néanmoins, ces mêmes thèmes
réglementations sectorielles, convergence se retrouvent fréquemment dans les accords
des réglementations) ; bilatéraux (voir tableau p. 113). Certains sujets

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2015 114


intégrés dans les mandats de négociation La question de l’investissement étranger
relèvent de l’intégration dite « profonde » n’est pas la seule à susciter des débats.
(deep integration) puisqu’ils ne se limitent La convergence institutionnelle en matière,
pas aux mesures à la frontière (comme par exemple, de normes sanitaires, de
les droits de douane et les procédures de droit des travailleurs ou de réglementation
dédouanement). Ils ont aussi des implications prudentielle des banques ne risque-t-elle
à l’intérieur des frontières (normes, pas de conduire à un « nivellement » vers le
investissement). Ils pourraient donc conduire bas ? La protection européenne des données
à un certain déplacement de la souveraineté individuelles pourrait-elle être remise en
au profit d’institutions qui ne relèvent pas cause ? Ne risque-t-on pas d’ouvrir les portes
de l’autorité des États. de l’Europe à l’exploitation du gaz de schiste ?
Un des points d’ailleurs le plus contesté Certes, les États-Unis et l’Union européenne
aujourd’hui est le « mécanisme de règlement ont déployé de gros efforts de communication
des différends entre investisseurs et États pour lever ces craintes et affirmer que la
(ISDS – Investor-state dispute settlement) qui convergence ne se réaliserait que par le
prévoit un recours à une instance d’arbitrage haut. Mais, dans ce cas, que resterait-il du
internationale comme, par exemple, le Centre programme ? Au-delà de la société civile,
international pour le règlement des différends très critique vis-à-vis d’une négociation qui
(CIRDI), rattaché à la Banque mondiale. En laisserait la place trop belle aux grandes
fait, ce type de disposition est déjà inclus dans firmes multinationales, le soutien politique
les traités bilatéraux sur l’investissement. n’est pas acquis, y compris de la part de
Néanmoins, c’est le poids et la puissance certains gouvernements. Le Parlement
des firmes multinationales américaines européen d’un côté, le Congrès, de l’autre,
et européennes qui suscitent des craintes sont également très attentifs au contenu
nouvelles et des réserves de pays comme des accords et pourraient s’opposer à la
la France et l’Allemagne. La protection de ratification d’un accord trop ambitieux.
l’investissement ne signifie-t-elle pas un
renforcement du pouvoir des grandes firmes Jean-Marc Siroën
multinationales au détriment de
la souveraineté des États ?

115 COMMERCE INTERNATIONAL : LE MULTILATÉRALISME FACE À L’ESSOR DES ACCORDS BILATÉRAUX


La COP21, qui se tiendra à Paris fin 2015 et réunira 195 États, constitue une étape décisive dans
la lutte contre le changement climatique. Outre le fait qu’un accord international contraignant
est prévu, mais a minima, cette conférence marque, selon Michel Damian et Franck-Domi-
nique Vivien, une évolution dans la conception des négociations sur le climat. L’analyse
standard en termes d’internalisation des externalités, privilégiée jusqu’à présent, devrait
reculer au profit d’une nouvelle économie politique de l’environnement laissant plus de place
à la réglementation et aux politiques nationales. L’approche « par le haut » consistant à répartir
entre les pays des objectifs de réduction des émissions devrait être remplacée, ou du moins
complétée, par une approche « par le bas » partant des initiatives des États.
Problèmes économiques

La Conférence de Paris 2015 :


une nouvelle économie politique
des changements climatiques
Un sommet sur le climat de la plus haute ¥ MICHEL DAMIAN
importance, la 21e Conférence des Parties
signataires de la Convention-cadre sur les Économiste, professeur émérite à l’université de Grenoble-Alpes
changements climatiques (COP21), se tien- ¥ FRANCK-DOMINIQUE VIVIEN
dra à Paris-Le Bourget du 30 novembre au
11 décembre 2015. On propose ici une lec- Économiste, professeur à l’université de Reims-Champagne-Ardenne
ture des négociations climatiques sur longue
période, depuis la fin des années 1980, à par- tecture retenue consistait, dans le cadre
tir d’une grille d’analyse économique. d’un accord international contraignant, ou
On soutient que l’accord de Paris, qui du moins espéré tel, à répartir des quotas
devrait être signé au terme des négocia- de réduction entre pays, avec un système
tions par les 195 États présents, inaugurera international de marché de permis carbone
une nouvelle économie politique des chan- pour assurer de la flexibilité et atteindre
gements climatiques. Pendant deux décen- les objectifs au moindre coût. L’ambition
nies, l’espoir fut de construire une politique – représentée par le protocole de Kyoto
globale de réduction des émissions « par signé en 1997 – n’a pas été tenue. Une autre
le haut », basée sur ce que l’on a appelé le politique et un autre accord sont devenus
« partage du fardeau » entre États. L’archi- nécessaires.

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2015 116


Dans les termes de l’analyse économique, faiblesse de leurs niveaux d’émissions et de
la première politique, que l’on qualifiera de leur part minime dans la concentration totale
« pollutionniste », fut d’obédience néoclas- de CO2 dans l’atmosphère.
sique, dominée par les concepts de la boîte à
Depuis la fin de la décennie 1980, cette
outils standard : le dioxyde de carbone (CO2)
approche n’était pas la voie privilégiée par
a été appréhendé comme une pollution, une
les États-Unis, en tout cas pas leur premier
externalité, disent les économistes, suscep-
choix. « Ils critiquaient la proposition de
tible d’être internalisée par le signal prix
l’Union européenne (UE) comme étant une
délivré par le marché des permis carbone, qui
approche “par le haut” (top-down) rigide et
serait un instrument de politique d’environne-
inéquitable, ne tenant pas compte des diffé-
ment des plus incitatifs. La nouvelle économie
rences entre pays en matière de spécificités
politique du climat glisse vers une approche
nationales et de coûts de mise en œuvre. Les
« par le bas », plus en termes d’économie de la
États-Unis soutenaient que la Convention
production du point de vue de la pensée éco-
devait, à la place, retenir une approche “par
nomique. Les politiques nationales, l’action
le bas” (bottom-up), qui encourage une meil-
graduelle des États et la réglementation, les
leure information, l’adoption de stratégies
technologies à basse teneur en carbone, les
nationales et de plans d’action nationaux. »
méthodes concrètes de réduction des émis-
(Bodansky, 1993, p. 514).
sions et les actions d’agents multiples à des
échelles variées en seront les maîtres mots. Lors des négociations pour la rédaction
Tensions, conflits productifs, sociaux et de de la CCNUCC, le Japon avait proposé une
redistribution ne manqueront pas. approche dite « promesse et vérification »
(pledge and review), selon laquelle chaque
pays aurait énoncé ses modalités et ambi-
Un quart de siècle de négociations tions de réductions, celles-ci étant ensuite
vérifiées et validées dans le cadre d’une procé-
internationales dure d’évaluation internationale. À l’époque,
l’approche américaine et la soumission japo-
Après les alertes des scientifiques au cours
naise ont été rejetées. Mais ce qui sera retenu
de la décennie 1980, la Convention-cadre des
à Paris en 2015, nous le verrons plus loin, est
Nations unies sur les changements clima-
à peu près le décalque de ce concept inaugu-
tiques (CCNUCC), signée en 1992 lors de la
ral de « promesse et vérification » et marque
Conférence de Rio, est l’acte fondateur de l’ac-
un retour manifeste aux positions originelle-
tion internationale pour préserver le climat.
ment défendues par les États-Unis.
Elle marquait une volonté commune, mais ne
contenait pas d’obligations explicites, lais- Dès 1995, c’est donc l’architecture accord
sées à de futures négociations. La mise en international-quotas de réduction par pays
œuvre, dans le cadre d’un protocole interna- qui l’avait emportée. Lors de la COP2, tenue
tional, d’objectifs quantifiés de réduction des à Genève en juillet 1996, le représentant amé-
émissions pour les seuls pays développés, du ricain Tim Wirth a proposé d’y ajouter de
fait de leurs responsabilités historiques et la « flexibilité », avec un système de permis
de leurs capacités à agir, a été retenue lors d’émissions de carbone négociables. Entre
de la première conférence des parties (COP1) la COP2 et les négociations pour la COP3 de
signataires de la CCNUCC, organisée à Ber- Kyoto, les États-Unis sont arrivés, au tout
lin en 1995. Cette architecture fut portée par début de l’année 1997, avec des proposi-
l’Union européenne (UE) avec le soutien – tions précises et une argumentation de tout
constamment réaffirmé – des pays en déve- premier ordre. Le protocole et son système
loppement (PED), ces derniers étant exonérés de permis échangeables, comme l’a montré
de tout engagement de réduction, du fait de la Michael Grubb (2003), sont d’essence et de

117 LA CONFÉRENCE DE PARIS 2015 : UNE NOUVELLE ÉCONOMIE POLITIQUE DES CHANGEMENTS CLIMATIQUES
construction américaines. Les États-Unis ont tème […] difficilement ramenable au schéma
obtenu tout ce qu’ils voulaient en matière de l’externalité néoclassique » (Godard,
de flexibilité pour les engagements des pays Sachs, 1978, p. 795 à 796). Cette manière de
industrialisés (pays dits de l’annexe I dans le voir a été oubliée.
langage de la CCNUCC).
S’il y a bien des effets externes non marchands,
Le Président Clinton et ses diplomates ils sont inhérents à l’activité humaine, et en
savaient cependant parfaitement, lors des particulier à la civilisation industrielle. Ils
négociations de décembre 1997 à Kyoto, que ne peuvent être que minimisés, en réduisant
jamais le Sénat américain ne ratifierait un tel les prélèvements sur les stocks de matière et
accord international : en juillet de la même d’énergie ainsi que les rejets dans les puits à
année, il avait voté à l’unanimité une motion déchets. C’est pourtant ce concept d’externa-
affirmant que les États-Unis ne devaient lité qui est en arrière-plan de toute la problé-
signer aucun protocole sur le climat qui por- matisation des deux premières décennies de
terait de sérieuses atteintes à leur économie lutte contre les changements climatiques.
sans engagement des pays du Sud.
En cohérence avec le modèle d’équilibre géné-
En 2001, la décision du Président George ral néoclassique, le point de vue de Arthur-
W. Bush de ne pas soumettre la ratification Cecil Pigou a irrigué durablement l’économie
du protocole au Sénat – dont on vient de voir standard de l’environnement. En donnant un
qu’elle était perdue d’avance – met à mal l’es- prix à la pollution par le biais d’un instru-
poir de renforcement d’un accord internatio- ment économique du type taxe chez lui, ou
nal contraignant. En 2009, la Conférence de permis négociable pour les économistes ins-
Copenhague (COP15) va se solder par l’aban- pirés par Ronald Coase, l’externalité peut être
don de la perspective d’un accord élargi et de internalisée – en théorie, et sous des condi-
la prolongation du protocole de Kyoto. tions strictes – dans les prix de marché1. La [1]
La filiation analytique
entre la pensée
L’accord minimaliste alors obtenu, emmené construction de l’action, jusqu’au protocole de
de Ronald Coase
par les États-Unis et les pays émergents, Kyoto en 1997, a reposé sur ce cadre d’analyse, et le système de permis
Chine en tête, voit le basculement en direc- avec trois composantes : 1. Un diagnostic : la négociables (et équilibre
général) est hautement
tion de politiques nationales, les États devant réduction des émissions de CO2 est un pro- discutable. Il s’agit
se limiter, à l’avenir, à décliner des réductions blème de pollution, une externalité pour les d’une lecture biaisée, à
d’émissions internes. De nouvelles négocia- économistes ; 2. Une vision d’ensemble, « par l’encontre de laquelle
Coase lui-même a
tions pour un nouvel accord devaient donc le haut » : puisque la pollution est globale, constamment marqué
être envisagées. C’est lors de la Conférence l’enjeu planétaire et le climat un « bien public son opposition.
de Durban (COP17), en 2011, que sera prise global », un accord international contraignant
la décision majeure d’élaborer, pour l’horizon est la seule réponse appropriée pour répartir
2015, un nouvel accord global, applicable à les efforts de réduction des émissions entre
tous les États. tous les États, et empêcher que certains se
comportent en « passager clandestin » ; 3. Une
pierre d’angle : le signal prix offert par le sys-
Le protocole de Kyoto : les limites tème des marchés de permis négociables est
l’instrument le plus incitatif, le plus efficace
de l’approche « pollutionniste » et le plus efficient pour modifier les compor-
tements des entreprises et des consomma-
Il y a près de quatre décennies, Olivier
teurs en direction de technologies et de biens
Godard et Ignacy Sachs, soulignant « l’ina-
à moindre teneur en carbone.
déquation de la position néoclassique » en
matière d’environnement, écrivaient que les Ces trois piliers de l’architecture clima-
problèmes climatiques sont un bon exemple tique initiale ont tous montré leurs limites
de « ce que l’on peut appeler un effet de sys- (Damian, 2012, 2014).

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2015 118


L’inadéquation du paradigme Les produits incorporant des chlorofluocar-
de la pollution et des externalités bures (CFC), responsables de l’érosion de la
couche d’ozone, représentaient une part très
pour agir face au changement
faible du commerce mondial. Les États-Unis,
climatique pays leader, ont réussi à entraîner une indus-
Une approche « pollutionniste » – le terme est trie chimique mondiale cartellisée, avec seu-
du climatologue canadien Ian Burton – a ins- lement 14 producteurs de CFC. À cela s’est
piré les premières réflexions et conférences, ajoutée la disponibilité rapide de produits
la rédaction de la CCNUCC, puis les négo- de substitution, ce qui n’est pas tout à fait le
ciations de Kyoto. Le changement climatique cas en matière de lutte contre les émissions
diffère cependant d’autres problèmes locaux de gaz à effet de serre. Le protocole de Mon-
ou globaux de pollution atmosphérique, tréal – contrairement à celui de Kyoto – ne
en ce qu’il apparaît intrinsèquement ancré ciblait d’ailleurs pas les émissions de subs-
dans les modes et trajectoires de développe- tances qui appauvrissent la couche d’ozone,
ment, que ce soit dans la structuration de ses mais la production de ces produits chimiques,
causes diffuses, mais également au regard les technologies qui permettaient de les fabri-
des risques multiples qu’il pose pour les acti- quer. Pour lutter contre les changements cli-
vités socioéconomiques (Rousset, 2012). Dans matiques, on a retenu de mauvaises leçons de
la célèbre Stern Review publiée en 2006, rap- la préservation de la couche d’ozone.
pelant que le point de départ de son analyse
est « la théorie de base des externalités et des Un marché transcontinental
biens publics », lord Nicholas Stern écrit que de permis carbone : un instrument
« le changement climatique est la plus grande inenvisageable avant longtemps
défaillance de marché que le monde ait jamais
connue », tout en précisant bien qu’il s’agit Aux États-Unis, la politique réglementaire
d’« une forme d’externalité très différente de des années 1970, jugée compliquée et trop
celles communément analysées » (Stern, 2006, coûteuse à mettre en œuvre, a été réfrénée,
p. viii et 25). On est là à l’extrême frontière de puis remplacée par le mécanisme des permis,
l’analyse économique standard. en particulier avec le lancement en 1990 du
premier grand marché de ce type pour lutter
Un accord international contre les émissions de dioxyde de soufre
du type du protocole de Montréal : (SO2), aujourd’hui moribond. L’Europe a long-
une stratégie inappropriée temps été opposée aux permis. En 1991, la
Commission européenne avait proposé d’in-
pour le climat
troduire une taxe sur le carbone. Sous le feu
Lorsque s’engagent les premières négocia- des critiques des pétroliers, des industriels
tions, le modèle d’accord que les négociateurs et du Président Georges Bush, pour qui il
ont en vue est celui adopté pour la préserva- s’agissait d’un casus belli, elle fut retirée à
tion de la couche d’ozone. Mais on se trompe la fin du printemps 1992. Exit la réglementa-
si l’on croit que le protocole de Montréal, tion et la taxe. C’est donc le système des mar-
signé en 1987, a été initialement impulsé par chés de permis carbone qui a été retenu. Au
« le haut » pour ensuite s’imposer aux États. tout début des négociations, l’argumentation
Il a été préparé et engagé par des actions des conseillers économiques du Président
nationales bien antérieures à la construc- des États-Unis a certainement été décisive :
tion d’un accord international, avec l’inter- « Des approches basées sur le marché (droits,
diction décisive des aérosols aux États-Unis prix ou systèmes d’allocations échangeables)
en 1978, suite à des actions de mouvements pourraient être mises en œuvre à un niveau
environnementalistes devant les tribunaux. moins coercitif afin d’orienter l’économie

119 LA CONFÉRENCE DE PARIS 2015 : UNE NOUVELLE ÉCONOMIE POLITIQUE DES CHANGEMENTS CLIMATIQUES
doucement et graduellement en direction protocole de Kyoto, les États-Unis se placent
d’une plus grande efficacité énergétique. Une aujourd’hui sur un terrain plus politique, qui
telle approche serait un test de la flexibi- privilégie l’acceptabilité interne de l’accord
lité de l’économie sans que les résultats ne international. Ces orientations représentent
mettent en péril notre mode de vie. » (Council le seul dénominateur commun acceptable
of Economic Advisers, 1990, p. 218). pour une majorité de grands pollueurs et de
En matière de permis, la question centrale est pays en développement. La COP21 marquera
évidemment celle du prix. Celui du carbone ainsi un triple tournant :
est aujourd’hui beaucoup trop faible pour – un accord sur le climat – l’accord de Paris
qu’il soit incitatif. Aux États-Unis, alors que – sera sans doute signé par les représentants
les estimations, très larges, du coût social du des 195 États (plus l’UE) présents. Il sera
carbone, par les experts et économistes, vont fondé sur les seules politiques nationales ;
de 15 dollars à 150 dollars par tonne de CO2, il tournera le dos à la première politique cli-
les évaluations disponibles pour le consen- matique, à l’architecture ancienne « par le
tement à payer des ménages pour combattre haut » et à l’ambition d’un accord internatio-
le changement climatique ne dépassent pas nal contraignant. Ce ne sera pas un protocole,
les 2 dollars à 8 dollars. En Europe, le prix qui demande à être ratifié par les parlements
des permis ne dépasse pas celui des 5 euros nationaux, une opération inenvisageable aux
à 7 euros la tonne, du fait notamment d’une États-Unis ;
allocation initiale trop généreuse et de
contraintes institutionnelles et politiques – dans le langage climatique, des « contribu-
entre les 28 membres de l’Union qui rendent tions nationalement déterminées » (intended
toute réforme sérieuse de ce marché extrême- nationally determined contributions) sont
ment difficile. Ce système européen des mar- attendues pour réduire les émissions. Ces
chés de permis ne couvre plus aujourd’hui contributions – des promesses, des engage-
que quelque 12 % des émissions mondiales de ments politiques et moraux mais pas juri-
gaz à effet de serre. La première période d’en- diques – proviendront de tous les États, y
gagement du protocole s’est terminée à la fin compris ceux inclus par le protocole de Kyoto,
de l’année 2012. L’UE a cependant obtenu, lors comme la Chine (aujourd’hui, premier émet-
de la COP17 de Durban, son prolongement teur mondial de gaz à effet de serre), dans la
jusqu’à 2020. On sait déjà que les États-Unis liste des pays en développement. Les contri-
ne participeront ni à sa survie ni à un hypo- butions seront de nature hétérogène et d’am-
thétique marché international du carbone, en bitions modestes à moyen terme, elles seront
tout cas pas avant 2025. Ils l’ont confirmé offi- fonction des contraintes et circonstances
ciellement le 31 mars 2015, lors de la remise nationales de chaque pays (capacités, stade
de leur contribution au titre du futur accord de développement et spécificités propres).
de Paris auprès du secrétariat de la CCNUCC. Du fait de leurs responsabilités historiques,
celles des pays développés sont attendues
plus ambitieuses ;
L’accord de Paris : – quelles que soient les limites et faiblesses
un changement de paradigme – déjà repérables – de l’accord de Paris, celui-
ci est là pour durer. Il n’aura pas d’échéance
Les États-Unis ont été le premier pays à faire fixe, du type de la première période d’engage-
connaître, le 12 février 2014, leurs proposi- ment 2008-2012 du protocole de Kyoto. Prévu
tions pour la Conférence de Paris : des « poli- pour être mis en œuvre à partir de 2020, il
tiques nationales », avec des « contributions » sera ensuite périodiquement évalué et – c’est
et non plus des engagements. Loin du subs- ce qui est espéré – renforcé, la première fois
trat économiciste qui présidait au design du certainement en 2025.

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2015 120


Entre les travaux économiques de l’époque Du point de vue de l’analyse économique, la
Kyoto et ceux qui ont la Conférence de Paris politique climatique a été construite, jusqu’au
en ligne de mire, un glissement des analyses protocole de Kyoto, autour d’un seul instru-
et préoccupations est perceptible : la politique ment de la boîte à outils néoclassique : le signal
climatique change de paradigme (Damian, prix offert par les marchés de permis carbone.
2014). Le rapport publié en 2003 sous la direc- Les politiques publiques, les réglementations,
tion de Roger Guesnerie pour le Conseil d’ana- les actions à entreprendre par de multiples
lyse économique – Kyoto et l’économie de acteurs sont demeurées à la marge des ana-
l’effet de serre – était sous-tendu par la théo- lyses et des préconisations. La nouvelle éco-
rie néoclassique de l’environnement. Mais, nomie politique des changements climatiques
celui qui s’annonce comme une des publica- inverse les priorités. Tout en haut de l’agenda,
tions marquantes pour la Conférence de Paris il y a maintenant les politiques nationales et
– le Deep Decarbonization Pathways Project les États, les réglementations, les technologies
(DDPP), coordonné par l’Institut du dévelop- à basse teneur en carbone, la modification des
pement durable et des relations internatio- comportements. La question essentielle d’un
nales (IDDRI), dirigé par Laurence Tubiana, et prix minimal et crédible à donner au carbone,
le réseau onusien Sustainable Development pour inciter les entreprises à modifier leurs
Solutions Network, animé par Jeffrey Sachs technologies et les consommateurs leurs com-
– est, lui, comme la soumission américaine portements, sera bien présente à Paris, mais
de février 2014, sans substrat explicite de comme complément des politiques nationales
théorie économique. Entrepris à la demande et actions des acteurs.
du ministre des Affaires étrangères, Laurent L’économie néoclassique de l’environnement
Fabius, le DDPP est centré, dans une approche et de l’effet de serre n’a pas aidé à comprendre
résolument technologique, sur les trajectoires et mesurer les défis gigantesques de la décar-
nationales, concrètes, de décarbonisation à bonisation. Les méthodes concrètes de réduc-
long terme des douze plus grands émetteurs tion des émissions, les aspects institutionnels
de gaz à effet de serre, représentant environ et les modes de développement n’étaient pas
70 % des émissions mondiales. Il s’inscrit dans dans son champ de vision. Le glissement en
une tradition portée non plus par des écono-
direction d’une économie politique plus clas-
mistes standards mais par des chercheurs
sique, en termes d’économie de la produc-
venus de l’économie appliquée et des sciences
tion, n’offre cependant aucune clé immédiate,
de l’ingénieur. L’originalité de la démarche est
aucune baguette magique pour réduire rapi-
de tenir compte, aussi finement que possible,
dement les émissions et empêcher un réchauf-
de ce qui fait la spécificité de chaque pays,
fement déjà manifeste. La Convention-cadre
chacun avec ses enjeux politiques, ses débats
de 1992 avait fixé comme « objectif ultime »
et conditions propres : potentiel de technolo-
de stabiliser les concentrations de gaz à effet
gies, acceptabilité ou pas de certaines options
de serre dans l’atmosphère à « un niveau qui
comme le nucléaire, inertie du stock d’infras-
empêche toute perturbation anthropique
tructures urbaines et de transport, enjeux
dangereuse du système climatique ». Depuis
de développement comme les inégalités et
la Conférence de Copenhague, l’objectif des
la pauvreté, l’emploi, la pollution locale et la
Nations unies est de ne pas dépasser un seuil
santé. Cette approche en termes de « décarbo-
de réchauffement, considéré comme tolérable,
nisation profonde » est, là aussi, prévue pour
de 2 o C, chiffre qui serait atteint avec un dou-
durer, puisqu’elle accompagnera l’évaluation,
blement de la teneur préindustrielle de l’at-
la révision et le renforcement des « contribu-
mosphère en CO2 (soit au plus 450 ppm).
tions nationalement déterminées », certaine-
ment tout au long du XXIe siècle. Confrontée à un mix énergétique dominé par
les combustibles fossiles, la politique clima-
*** tique qui sortira de la Conférence de Paris

121 LA CONFÉRENCE DE PARIS 2015 : UNE NOUVELLE ÉCONOMIE POLITIQUE DES CHANGEMENTS CLIMATIQUES
ne pourra cependant produire de miracle (la « décarbonisation profonde » ou « totale »)
en matière de stabilisation rapide des émis- au plus tard au début de la seconde moitié
sions : avec quelque 80 % de la consomma- de ce siècle. Enfin, aboutir, autour des années
tion énergétique mondiale aujourd’hui, la 2100, à ce que l’on appelle la neutralité cli-
part des combustibles fossiles pourrait matique, c’est-à-dire le stade – peut-être
encore représenter, selon les scénarios de impossible à atteindre – où les écosystèmes
l’Agence internationale de l’énergie (AIE), et la technologie permettront d’absorber la
entre 60 % et 80 % vers 2040-2050. totalité des émissions de gaz à effet de serre
Durant les onze dernières décennies, de 1900 restantes de source anthropique.
à 2010, l’intensité carbone de l’offre totale Pour réduire les émissions, on connaît
d’énergie primaire a diminué de 40 % à 50 % aujourd’hui le chemin. Le Président François
dans les pays développés (environ 60 % en Hollande, le 20 mai 2015, lors de son discours
France), mais seulement de 25 % en Chine et de pour l’ouverture du « Sommet des entreprises
30 % au plan mondial (Smil, 2013, p. 259). Com- pour le climat », a eu des paroles justes pour
ment faire plus et plus vite à l’avenir ? Pour situer les enjeux de longue durée : « une révo-
contrer les impacts les plus dévastateurs des lution » doit s’opérer « dans les modes de
changements climatiques, la décarbonisation production, de transport, de consommation,
impliquera cependant beaucoup plus que la de développement et, pour tout dire, dans les
seule diminution de l’intensité carbone. modes de vie ». Programme immense. Mais
Les objectifs et ambitions se déclinent nommer correctement les choses, ce nous
aujourd’hui en trois volets. Tout d’abord, semble être déjà un progrès pour affronter
atteindre un pic des émissions mondiales au les turbulences de changements qui ne se
cours de la (ou des) prochaine(s) décennie(s). limiteront pas au seul « climat ».
Ensuite, arriver à un niveau zéro d’émissions

POUR EN SAVOIR PLUS


™ BODANSKY D. (1993), « The Économie appliquée, ™ ROUSSET N. (2012),
United Nations Framework vol. LXVII, no 1, p. 37 à 72. Économie du changement
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Change: A Commentary », Yale et BERTHAUD P. (2015), d’atténuation aux politiques
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vol. 18, p. 451 à 558. de la Conférence climatique doctorat en sciences
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De l’externalité à l’intégration
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appliquée, vol. LXV, no 2, p. 788 à 814. of a Low-Carbon World »,
p. 9 à 46. GAIA, 22, 4, p. 255 à 262.
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enfin de paradigme », vol. 4, no 3, p. 143 à 189. Climate Change, Londres.

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2015 122


Les acteurs du système financier qui, globalement, sont parmi les acteurs les plus réglemen-
tés, ont bénéficié d’une longue période de libéralisation financière, dans laquelle l’autorégula-
tion prenait une place importante. La crise de 2008 a révélé les lacunes de ce système de
régulation et marque la fin de cette période. Afin d’assurer une meilleure stabilité financière, le
G20 a élaboré les principes d’une régulation financière postcrise. Cette dernière durcit les
règles et normes applicables aux acteurs et aux marchés financiers, améliore la supervision et
élargit le périmètre de la régulation prudentielle à toutes les entités exerçant une activité
financière, intégrant ainsi les hedge funds et les agences de notation. Malgré ces améliora-
tions, des zones de fragilité subsistent, comme le montre Sandra Rigot, notamment dans l’ap-
plication des règles, ainsi que dans la coordination et l’harmonisation internationales.
Problèmes économiques

La régulation bancaire et financière :


où en sont les réformes ?
¥ SANDRA RIGOT cement de la coopération internationale, ou
encore la réforme des institutions financières
Maître de conférences en économie, HDR, université Paris-Nord mondiales. Autant de principes qui se sont
traduits par une série de textes législatifs.
La crise qui s’est déclenchée avec les sub- Pour mieux comprendre ces réformes et
primes en 2007 a entraîné une refonte de la en dresser un premier bilan, il convient
régulation financière sous l’impulsion du d’étudier d’abord les dispositifs d’avant
G20. Dès 2008, ce club a jeté les bases d’un crise. Nous présentons ensuite les grands
agenda ambitieux avec des engagements qui chantiers, en précisant quelles lacunes ils
devaient être à la hauteur de la gravité de cherchent à dépasser.
la situation. L’année 2008 marque ainsi un
tournant après plus de trois décennies de
libéralisation financière, sonnant la fin du
consensus selon lequel les systèmes finan-
La régulation financière avant crise
ciers pouvaient s’autoréguler. L’enjeu est la
Pourquoi réglementer les acteurs
stabilité financière, condition nécessaire à la
prospérité économique. du système financier ?
Cette refonte repose sur plusieurs principes Parce qu’ils jouent un rôle crucial dans
directeurs : la promotion d’une réglementa- l’économie, les acteurs du système finan-
tion saine, l’intégrité des marchés, le renfor- cier sont particulièrement réglementés. En

123 LA RÉGULATION BANCAIRE ET FINANCIÈRE : OÙ EN SONT LES RÉFORMES ?


effet, le système financier est un ensemble Les compagnies d’assurance sont également
d’institutions et de mécanismes de marché des intermédiaires financiers car elles col-
qui permet théoriquement, non seulement lectent de l’épargne sous la forme de primes
d’organiser le transfert des fonds des agents ou cotisations qu’elles placent sur les mar-
à capacité de financement vers les agents à chés financiers pour les redistribuer à leurs
besoin de financement, mais aussi de rendre assurés sous forme d’indemnités. Parce que
compatibles leurs motivations antago- les primes sont payées avant que le sinistre
niques. Les premiers cherchent à obtenir des n’ait à être indemnisé, les pouvoirs publics
rendements élevés, à limiter les risques et à les soumettent à certaines règles afin qu’elles
privilégier des placements liquides à court honorent leurs engagements contractuels. Il
terme ; les seconds, au contraire, visent à en va de même des fonds de pension qui sont
minimiser les charges de remboursements chargés de collecter les contributions sala-
et à s’endetter à moyen et long termes. riales et patronales, de les gérer par capitali-
Cette transaction s’avère mutuellement sation et de verser plus tard des prestations
avantageuse dans la mesure où elle lève (capital/rente viagère).
la contrainte budgétaire1 des agents non Les intermédiaires qui ne collectent pas
[1]
Cette contrainte
financiers en leur permettant un échelon- budgétaire est levée
d’épargne publique et n’ont pas d’engage- temporairement car il
nement temporel plus satisfaisant de leurs ments contractuels sont moins réglementés. s’agit d’un crédit qu’il
dépenses. À l’échelle globale, elle accroît les C’est le cas des fonds de placements privés faut rembourser.
niveaux d’épargne et d’investissement et comme les hedge funds, les fonds de private [2]
Les emprunteurs
soutient la croissance économique. equity… (prêteurs) vont émettre
(souscrire) des titres.
La rencontre entre agents créditeurs et débi-
teurs s’opère selon deux modalités diffé- De la réglementation
rentes : soit directement sur les marchés à l’autorégulation
financiers via l’émission2 et la souscription
d’actifs, soit par des tiers que l’on appelle Si les activités des intermédiaires finan-
des intermédiaires financiers, parmi lesquels ciers sont des domaines traditionnels de
les banques, les compagnies d’assurance, les l’intervention publique, celle-ci peut revêtir
fonds de pension… En Europe, le financement des formes très différentes en fonction des
se fait majoritairement par les intermédiaires objectifs fixés par les autorités et des modes
bancaires. d’actions qu’elles ont jugés légitimes d’em-
Les banques sont des intermédiaires finan- ployer. Depuis plus de trente ans, on observe
ciers spécifiques dans la mesure où elles une évolution progressive vers un modèle
collectent de l’épargne (dépôts) pour offrir d’autorégulation.
des financements sous forme de crédits (les Dans le secteur bancaire, cette évolution a
dépôts font les crédits) ; mais surtout, elles débuté à la fin des années 1970 au niveau
sont les seules à gérer le système des moyens international. Elle a été pilotée par le Comité
de paiement et à créer de la monnaie (les cré- de Bâle, dont le siège est à la Banque des
dits font les dépôts). En conséquence, leurs règlements internationaux (BRI). L’accord de
faillites peuvent avoir des effets néfastes Bâle I (1988) se donne pour objectif d’éviter
sur l’économie en perturbant les moyens de le risque systémique et d’atténuer les iné-
paiement ou en réduisant les financements de galités concurrentielles entre les banques
projets rentables. Leurs difficultés peuvent internationales en exigeant un ratio de
également se répercuter sur d’autres banques capital pondéré par le risque de crédit égal
via le marché interbancaire où elles se refi- à 8 %. Puis, les transformations du secteur
nancent. La régulation bancaire a donc voca- bancaire ont conduit à des amendements
tion à protéger l’épargne publique (dépôts) et avec l’adoption de l’accord de Bâle II (2004)
à éviter les faillites bancaires. comprenant trois piliers. Dans le premier,

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2015 124


on assiste à une évolution majeure avec niers ne disposent pas des informations
l’introduction du contrôle interne. Autre- nécessaires pour contrôler efficacement les
ment dit, les banques sont autorisées à uti- banques – ou alors à un coût trop élevé. Il
liser leurs propres modèles pour pondérer serait donc plus efficace de permettre aux
les risques et déterminer les exigences de acteurs d’adopter eux-mêmes, en interne,
fonds propres, maintenues à 8 % pour cou- des normes de gestion du risque adé-
vrir les trois risques de crédit, de marché et quates. L’autre fondement de l’autorégula-
opérationnels. Dans le deuxième pilier, une tion repose sur le présupposé selon lequel
surveillance prudentielle est introduite, per- l’efficience microéconomique des marchés
mettant aux superviseurs d’exiger un ratio entraîne la stabilité macroéconomique du
de capital plus élevé, s’ils le jugent néces- système financier : les marchés seraient
saire. Enfin, le dernier pilier, « discipline de ainsi intrinsèquement stables en assurant
marché », impose une plus grande transpa- une liquidité parfaite en permanence, condi-
rence sur l’actif, les risques et la gestion tion indispensable à l’efficience. En consé-
des banques ainsi qu’une meilleure commu- quence, les marchés seraient les meilleurs
nication d’informations dont l’harmonisa- régulateurs de la finance. Selon cette théo-
tion sera facilitée par l’adoption en 2005 de rie des marchés efficients, la bonne gouver-
normes comptables internationales IFRS. nance est une vertu de la discipline de mar-
La réglementation des compagnies d’assu- ché qui établit la transparence, condition
rance est proche de celle des banques dans la d’une symétrie des informations, et les inci-
mesure où elles sont tenues, depuis la direc- tations conformes à la conciliation des inté-
tive Solvabilité I (1973), de disposer de fonds rêts entre les intermédiaires de la finance et
propres supérieurs à un certain montant les agents non financiers.
minimum. L’exigence de solvabilité complète
les dispositions relatives au calcul et à l’éta- Les failles de la régulation
blissement des provisions techniques pour financière avant crise
l’ensemble de la réglementation des place-
ments des assureurs. Le texte Solvabilité II, La crise financière qui a éclaté en 2007 a
qui est en discussion depuis près de dix ans révélé les lacunes de cette régulation, à
mais est anticipé par les assureurs, reprend commencer par la logique micropruden-
les mêmes piliers que Bâle II. Cela traduit la tielle de la régulation bancaire, la faiblesse
volonté d’appliquer cette forme de régulation du contrôle de certains acteurs et marchés
aux assureurs. ainsi qu’un design institutionnel de super-
Les fonds de pension, de leur côté, sont vision inadapté. Elle a également mis à jour
moins touchés par ce mouvement d’harmo- les multiples dysfonctionnements de la gou-
nisation. Leur cadre réglementaire diffère vernance : les rémunérations démesurées et
selon les pays. déconnectées du risque dans la finance de
marché, l’absence de contre-pouvoirs des
structures internes de contrôle des risques,
Les fondements de l’autorégulation
les conflits d’intérêts dans le double jeu
Cette évolution vers un modèle d’autorégu- de conseil et d’évaluation des agences de
[3]
La théorie de l’agence lation est justifiée par plusieurs travaux en notation… Au final, ce modèle de régulation
étudie les interactions théorie de l’agence3. Si le rôle du régulateur s’est montré incapable de prévenir le risque
stratégiques entre
une entité régulatrice
consiste à mettre en place les incitations systémique. Or, la prise en charge de la sta-
(le principal) et une adéquates afin que les agents se comportent bilité financière implique une approche glo-
entité régulée (l’agent), de manière socialement efficace, l’asymé- bale des risques qui intègre les volets micro
généralement dans
un cadre d’asymétrie trie d’information est importante entre les et macroprudentiels, afin de contrebalancer
d’information. banques et leurs régulateurs, et ces der- le caractère procyclique de l’activité ban-

125 LA RÉGULATION BANCAIRE ET FINANCIÈRE : OÙ EN SONT LES RÉFORMES ?


caire et financière, source fondamentale pas seulement de la qualité des actifs, mais
d’instabilité. aussi de problèmes de liquidité liés à leur
refinancement. L’introduction d’un ratio de

Les principales réformes levier simple non pondéré qui inclut les opé-
rations de hors-bilan vise à réduire l’endet-
Le G20 a énoncé des principes ambitieux de tement excessif des banques et à diminuer
régulation financière postcrise qui se sont la capture du régulateur. Parallèlement à ces
traduits par des réformes diverses relatives mesures s’ajoutent des surcharges de fonds
aux marchés de capitaux, aux produits, aux propres pour les banques « systémiques »
intermédiaires financiers au sens large ou permettant de prévenir le risque systémique
encore au cadre institutionnel. Ces textes ont dans sa dimension transversale. C’est le
été le fruit de négociations avec les différents Conseil de stabilité financière (créé lors de la
lobbies des parties prenantes. En effet, une réunion du G20 à Londres en avril 2009) qui
régulation financière conçue pour relever les établit la liste des banques « systémiques »
défis de la crise est forcément coûteuse pour à partir de plusieurs critères : la taille de la
le secteur financier ; mais il ne faudrait pas banque, son degré d’interconnexion avec les
oublier les gains en termes de stabilité finan- autres banques qui signale l’ampleur des
cière et de financement de l’économie. Nous externalités négatives en cas de crise.
ne présenterons ici que les réformes les plus Dans l’ensemble, ces mesures vont dans le
importantes. bon sens, même si, à l’exception des mesures
contracycliques, elles s’inscrivent toujours
Une grande réforme bancaire ? dans une logique microprudentielle. La dif-
ficulté d’ajustement a été largement suresti-
Les accords de Bâle III et leur transposi- mée par les banques, tant pour la liquidité
tion européenne avec la directive CRD IV que pour les fonds propres.
et le règlement CRR durcissent incontesta-
blement la régulation bancaire. Ils reposent
sur quatre mesures principales : des fonds
La réforme du cadre de supervision
propres renforcés, des ratios de couverture La régulation financière est souvent asso-
de liquidité à court et à long termes plus éle- ciée à la réglementation définie comme l’en-
vés, une plus grande maîtrise de l’effet de semble de normes applicables aux acteurs
levier et des surcharges en capital pour les du système financier. Toutefois, il existe une
banques systémiques. autre dimension dans cette notion, celle de
Plus précisément, ces accords impliquent supervision, qui correspond au contrôle de
des exigences accrues en capital (notam- la bonne application de ces normes. Sou-
ment pour les activités de marché qui ont vent, la frontière est ténue entre l’édiction et
généré des pertes importantes pendant la le contrôle des règles. Cette seconde dimen-
crise) et de meilleure qualité. À cette capi- sion est précisément l’objet du deuxième
talisation s’ajoute une composante contra- grand chantier. La révision de la supervi-
cyclique : des coussins en capital sont accu- sion financière, qui a vocation à être inté-
mulés en période normale pour pouvoir grée par la coordination des niveaux micro
être utilisés quand la situation se détériore. et macroprudentiels, a été adoptée en 2010,
L’idée est de ne pas pénaliser le financement suite aux préconisations du rapport de Laro-
de l’économie quand les banques font des sière4. Elle comprend la création de trois [4]
« The High-Level
pertes. L’introduction de ratios de liqui- autorités sectorielles prenant la suite des Group on Financial
dité est apparue comme nécessaire car les trois comités de contrôleurs micropruden- Supervision in the EU
(2009) », rapport présidé
crises ont montré que les problèmes de sol- tiels avec des règlements sur la création des par de Larosière J.,
vabilité des banques pouvaient provenir non autorités européennes de surveillance pour Bruxelles, 25 février.

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2015 126


les banques (ABE), les marchés de capitaux non plus national, un mécanisme de résolu-
(AEMF) et l’assurance (AEAPP), puis l’adop- tion européen et une assurance des dépôts
tion d’un mécanisme de surveillance unique européenne.
(MSU) en 2012. Enfin, une réforme de la structure des
banques a été adoptée dans certains pays
Le CERS, instance européenne
européens comme la France, l’Allemagne et
de surveillance macroprudentielle
le Royaume-Uni. Ce type de réforme répond
À l’instar de plusieurs pays (États-Unis, aux inefficiences inhérentes aux banques
Royaume-Uni), l’Union européenne s’est universelles qui associent des activités de
dotée en 2009 d’une instance de surveillance banque de détail et de banque de marché,
macroprudentielle, le Conseil européen du faisant bénéficier les activités de trading
risque systémique (CERS), qui dépend étroi- des garanties implicites de l’État en cas de
tement de la BCE. Pour mieux intégrer l’ob- problèmes. L’idée est de faciliter la réso-
jectif de stabilité financière, cette dernière lution des faillites car de telles banques
est désormais responsable de la surveillance ne sont pas seulement trop grosses pour
de toutes les grandes banques de la zone faire faillite (« too big to fail »), mais aussi
euro, notamment des banques systémiques. trop complexes et trop interconnectées.
Cette réforme représente une avancée indé- Alors que le texte britannique est relati-
niable car on passe d’une coordination euro- vement ambitieux, ceux de la France et de
péenne de superviseurs bancaires nationaux l’Allemagne sont particulièrement faibles et
à une supervision européenne directe des n’auront probablement qu’un impact limité
banques. Toutefois, on peut regretter que car ils séparent trop peu les différents types
le CERS soit dépourvu de pouvoirs contrai- d’activités.
gnants et ne dispose pas de la personnalité
juridique. Compte tenu de sa dépendance Le renforcement de la régulation
vis-à-vis de la BCE et du SEBC, il s’agit sur- des marchés financiers
tout d’un lieu de consultation et d’échange.
Outre- Atlantique, la microrégulation a fait Le troisième grand chantier concerne la
l’objet de réformes qui vont dans ce sens réglementation des marchés, avec en pre-
(voir la loi Dodd-Frank de 2010). mier lieu celui des produits dérivés échan-
gés sur des marchés de gré à gré, et plus
Un mécanisme de résolution unique particulièrement les CDS (credit default
des crises bancaires swaps, couverture de défaillance en fran-
Afin d’améliorer la gestion des crises, la çais). En raison de l’opacité dans les posi-
Commission européenne a proposé en juillet tions et des expositions massives, qui sont
2013 un mécanisme de résolution de crise autant de facteurs de crises systémiques, le
unique complétant le MSU dans le cadre règlement EMIR « European Market Infras-
de l’Union bancaire. L’objectif est que les tructure Regulation » a été adopté en 2012.
pertes soient prises en charge surtout par Il vise à rendre ces marchés de gré à gré
les actionnaires et non plus par les contri- plus transparents et à réduire le risque de
buables. En effet, l’implication des créan- contrepartie. L’Europe a notamment décidé
ciers dans l’absorption des pertes est une d’interdire la détention de CDS à nu, c’est-
condition indispensable à la maîtrise de à-dire sans détention de titres de la dette
l’aléa moral et donc à la restauration de la correspondante ou d’un titre corrélé à cette
discipline de marché. L’Union bancaire est dernière. Cette régulation est à relativiser
un ensemble de dispositions comprenant car devant les réticences du Royaume-Uni
trois volets : un cadre de réglementation et notamment, le champ d’interdiction a été
de supervision unique au niveau européen et au final très restreint avec la possibilité de

127 LA RÉGULATION BANCAIRE ET FINANCIÈRE : OÙ EN SONT LES RÉFORMES ?


suspendre temporairement cette interdic- vision européen pour ces gérants de fonds
tion (Dezeure, 2010). qui ne sont pas harmonisés par la direc-
Plus récemment, en 2014, la Commission et tive UCITS6 III sur les OPCVM7, comme les
le Parlement ont trouvé un accord sur la révi- hedge funds et les fonds de private equity.
sion de la directive et du règlement « mar- Elle contient un certain nombre d’exigences
chés d’instruments financiers (MIF) » après comme l’enregistrement des hedge funds
deux années de négociations. La MIF II donne auprès d’une autorité de régulation de mar-
notamment des pouvoirs accrus à l’Auto- ché, des obligations de divulgation d’infor-
rité européenne de supervision des marchés mations aux régulateurs, la mise en place de
(Esma) pour limiter les prises de positions limites de levier, des standards de gouver-
spéculatives, et vise à encadrer le dévelop- nance et de gestion de risques plus fermes…
pement du trading haute fréquence. Le texte Elle constitue une première tentative de défi-
pose aussi des obligations de transparence nition des fonds alternatifs dont font partie
forte, quels que soient les lieux de négocia- les hedge funds. Or, l’absence de définition
tion, et crée un nouveau type de plate-forme légale était une première difficulté pour la
de négociation, les Organized Trading Facili- mise en place d’une véritable réglementation
ties (OTF). La révision de la MIF 1 était deve- des hedge funds. De ce point de vue, c’est une
nue nécessaire car si, à l’origine, elle avait avancée. Toutefois, on peut regretter que la
vocation à ouvrir à la concurrence le secteur version finale ait été bien allégée en termes
des Bourses, au final, cela s’est traduit par de contraintes sous la pression des lobbies
une grande fragmentation : les acteurs his- londoniens. Aux États-Unis, la régulation des
toriques (Euronext, London Stock Exchange) hedge funds s’est inscrite dans le cadre du
ne recueillent désormais qu’une part minori- Dodd-Frank Act imposant aux hedge funds
à enjeux systémiques d’être sous la supervi- [5]
Ces fonds
taire des flux d’ordres, au profit des plates-
sion de la Fed. comprennent les
formes alternatives (MTF), voire opaques fonds de capital
(dark pool, internalisateurs). Élargissement aux agences de notation
investissement (private
equity), les fonds de
De leur côté, les agences de notation ont matières premières
L’élargissement du périmètre aussi été accusées d’avoir contribué à
(commodity funds), les
fonds immobiliers (real
de la supervision déclencher la crise financière en accordant estate funds) et les
notamment la meilleure note financière infrastructure funds.
Le quatrième grand chantier concerne l’élar-
gissement du périmètre de la régulation pru- (AAA) à des placements douteux (titrisa- [6]
En Europe, les fonds
dentielle à toutes les entités exerçant une tion des crédits immobiliers). En cause : les d’investissement
peuvent être catégorisés
activité financière de nature potentiellement erreurs d’évaluation, l’opacité des méthodes en fonds UCITS
systémique, même si ces dernières n’ont pas et la confusion des échelles de note entre (Undertakings for the

de lien direct avec le grand public. C’est le cas crédits structurés et obligations standards, Collective Investment in
Transferable Securities)
des hedge funds et des agences de notations, les conflits d’intérêts… Pour corriger cela, et fonds non-UCITS (or
dont la régulation était jusqu’alors quasi un règlement sur les agences de notations non-harmonised). Les
a été adopté en 2009. Les trois principales premiers sont contraints
inexistante. par des règles contenues
agences (Standard & Poor’s, Moody’s et dans la directive UCITS
Élargissement aux hedge funds Fitch), qui représentent 90 % du marché, se (85/611/EEC) et sont
verront désormais imposer une plus grande autorisés à la vente aux
Parce que la Commission a reconnu que les ménages investisseurs.
hedge funds avaient joué un rôle dans la transparence (sur le système de notation) et Les derniers sont
propagation du risque systémique, la direc- pourront être tenues responsables de leurs ceux qui ne sont pas
erreurs. harmonisés sous la
tive AIFM (Alternative Investment Fund directive UCITS.
Managers) relative aux gérants de fonds dits *** [7]
Organismes de
« alternatifs5 » a été promulguée en 2010. Elle Ainsi, si on observe des avancées réglemen- placement collectif en
a pour objectif de créer un cadre de super- taires importantes, des sources de fragilité valeurs mobilères.

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2015 128


subsistent dans l’application concrète des comme une conséquence des réformes finan-
textes (le diable est dans les détails) et dans cières postcrise. L’expansion du shadow
la coordination et l’harmonisation interna- banking a d’ailleurs été au centre du som-
tionales. Notamment, le shadow banking met du G20 de Brisbane de 2014. La régula-
[8]
Le shadow banking system ou « système bancaire de l’ombre »8, tion financière a donc encore de beaux jours
system est défini par
le Financial Stability
qui était déjà au cœur de la crise financière de devant elle.
Board (FSB) comme 2007-2008, connaît dans la période récente
« une intermédiation un rebond inquiétant qui peut s’expliquer
de crédit impliquant
des entités et activités
(partiellement ou
totalement) hors du

POUR EN SAVOIR PLUS


système bancaire
normal ».

™ DEZEURE N. (2010), ™ SCIALOM L. et TADJEDDINE Y. ™ SCIALOM L. (2014), « Union


« Régulation des ventes à (2014), « Banques hybrides et bancaire – Réforme de la
découvert et des CDS : une réglementation des banques structure des banques : la
réponse à la volatilité des de l’ombre », Note Terra Nova, tentation de l’autruche », Note
marchés et à la crise de la 17 novembre. Terra Nova, 5 novembre.
dette ? », Flash économie –
Natixis, no 802.

129 LA RÉGULATION BANCAIRE ET FINANCIÈRE : OÙ EN SONT LES RÉFORMES ?


Le monde en développement couvre une grande variété de situations allant des pays « émergents »
jusqu’au pays « les moins avancés ». Avant de se pencher sur ces deux catégories extrêmes,
Delphine Boutin, Émilie Caldeira et Mary-Françoise Renard font le point sur le corpus théorique
appliqué à ces pays pour le mettre en regard avec leur évolution réelle. Aujourd’hui, les modèles
de développement sont quasiment aussi hétérogènes que le groupe de pays auquel ils s’ap-
pliquent. Le « consensus de Washington » a laissé sa place à des modèles de développement
multiformes, illustrés notamment par la réussite de pays comme la Chine ou le Brésil. La recon-
naissance que le développement revêt des formes aussi diverses que les pays qu’il concerne
ouvre la voie à de nouveaux modèles, multidimensionnels et pluridisciplinaires, comme le font
apparaître les objectifs du millénaire pour le développement (OMD).
Problèmes économiques

Les pays en développement :


quelles politiques, quelles
trajectoires ?
L’économie du développement est à la fois ¥ DELPHINE BOUTIN
l’une des plus anciennes et l’une des plus
récentes branches de la science économique. Maître de conférences, école d’économie/CERDI, université d’Auvergne
Les débats intenses au moment des décolo- ¥ ÉMILIE CALDEIRA
nisations ont laissé place à une première
Maître de conférences, IUT/CERDI, université d’Auvergne
pensée dominante sur le développement éco-
nomique, remise en cause dans les années ¥ MARY-FRANÇOISE RENARD
1980 lors de la contre-révolution classique. Professeur à l’école d’économie, université d’Auvergne,
Cette dernière donne naissance à ce que l’on
responsable de l’institut de recherche sur l’économie de
appellera le « consensus de Washington »1,
la Chine (IDREC) au CERDI
entendu comme un ensemble d’idées com-
munément admises par les centres de pou-
voir de la ville dont il porte le nom : le Fonds contesté et débouche sur une nouvelle série
monétaire international (FMI), la Banque de mesures, plus institutionnelles.
mondiale et le gouvernement américain. Ce Aujourd’hui, le monde en développement est
corpus de recommandations censé guider les contrasté, entre des pays dits « émergents »
pays du Sud vers une voie de développement pouvant rivaliser avec les économies occi-
pérenne laisse des années plus tard un bilan dentales, des pays « moins avancés » res-

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2015 130


tés sous assistance institutionnelle, et une l’Afrique subsaharienne, qui subit un recul
myriade de pays entre ces deux extrêmes. sans précédent de sa part dans les exporta-
Comment le consensus de Washington et son tions et le produit intérieur brut (PIB) mon-
échec relatif ont-ils façonné les trajectoires diaux, les pays d’Asie orientale et du Paci-
de développement ? Quelles sont les réus- fique connaissent une période de croissance
sites les plus emblématiques ? Les pays les soutenue. Celle-ci est néanmoins attribuée à
moins avancés sont-ils sur une trajectoire de l’État, qui a joué un rôle de premier rang, avec
développement ? Quels nouveaux modèles notamment la promotion du développement
leur proposer ? industriel et la mise en place de politiques
et réformes sociales. Le fameux rapport de
l’UNICEF, « L’ajustement à visage humain »,
La mort lente du « consensus de constitue l’un des premiers avertissements
sur les conséquences sociales de l’ajustement
Washington »… en termes de malnutrition, de scolarisation et
de chômage, notamment sur les populations
D’inspiration néoclassique, le consensus de
les plus vulnérables.
Washington fait référence aux « programmes
de stabilisation et d’ajustement structurel » Ces critiques mènent d’abord à un « consen-
prescrits dans les années 1980 dans la plu- sus de Washington renforcé » ou « augmenté »
part des pays en développement (PED), alors d’une série de réformes institutionnelles.
touchés par une crise multiple. Ces réformes Ainsi, dès le milieu des années 1990, le ren-
ont pour objectif de réduire le rôle de l’État forcement des institutions et la bonne gou-
au profit de celui du marché, de réorienter les vernance s’ajoutent à l’ouverture extérieure,
dynamiques de croissance vers les marchés la libéralisation et la privatisation. La tran-
extérieurs par la libéralisation des échanges sition politique vers des régimes pluralistes
commerciaux, de promouvoir les exporta- et démocratiques est alors encouragée, tout
tions et d’assouplir la législation relative aux comme la lutte contre la corruption et le gas-
investissements des entreprises étrangères. pillage des ressources publiques. Nombreux
En particulier, les politiques de libéralisation sont les PED qui s’engagent dans un proces-
financière visent à limiter le rôle de l’État sus de décentralisation, présenté comme un
dans la mobilité des capitaux et la détermi- moyen de promouvoir la démocratie locale,
nation des taux d’intérêt. Aux privatisations de favoriser la stabilité politique et d’amé-
des entreprises publiques et aux réformes liorer les performances du secteur public en
structurelles s’ajoutent des réformes macro- rendant les décideurs politiques plus rede-
économiques visant à assurer la stabilisa- vables devant les citoyens.
[1]
John Williamson tion économique, la lutte contre l’inflation
(1989) propose cette et l’équilibre des comptes, impliquant des La fin d’un paradigme
appellation pour réductions sévères des dépenses publiques.
souligner les points
La mise en lumière des risques liés à la glo-
communs à toutes les
réformes prescrites Un consensus « augmenté » balisation financière, avec la crise asiatique
jusque-là, qu’il résume de 1997 et l’aggravation de la crise en Argen-
en dix propositions
(Williamson J., [1989],
Très tôt, les résultats apparaissent mitigés et tine, qui poursuit les mesures d’austérité
What Washington les analyses sont plus que controversées. Si budgétaire prescrites au début des années
Means by Policy Reform, certains pays connaissent un rééquilibrage 2000, marquent la fin du consensus. James
in : Williamson J.
[ed.] : Latin American
macroéconomique et si l’hyperinflation a Wolfensohn, alors président de la Banque
Readjustment: How généralement été jugulée, la croissance ralen- mondiale, estime en 2002 que le « consensus
Much Has Happened, tit et est inégalement répartie. La pauvreté de Washington » est mort. La déstructura-
Washington: Institute
for International recule en Asie, stagne en Amérique latine tion des mécanismes de solidarité, la baisse
Economics). mais explose en Afrique. Contrairement à des dépenses publiques et le blocage de la

131 LES PAYS EN DÉVELOPPEMENT : QUELLES POLITIQUES, QUELLES TRAJECTOIRES ?


croissance économique associés à une forte gents, laisse penser qu’ils sont en train de rat-
croissance démographique conduisent à traper le niveau de développement des écono-
une hausse sans précédent du chômage et à mies avancées. Bien que cette émergence soit
l’explosion de la pauvreté (Ben Hammouda indiscutable, la liste des pays concernés est
et al., 2010). loin de faire l’unanimité, ne renvoyant pas à
Les critiques contre le « néo-libéralisme » un groupe homogène.
trouvent une résonance particulière avec l’ou- Le concept d’émergence est en effet assez
vrage de Joseph Stiglitz (2002), ancien écono- flou, évoquant une idée de mouvement, de
miste en chef de la Banque mondiale. Dans La rapprochement avec les économies dévelop-
Grande Désillusion, il accuse les institutions pées, sans qu’aucun critère ni même seuil de
de Bretton Woods d’avoir aggravé les maux croissance ne soient suggérés. Cette notion,
qu’elles étaient censées guérir. Ces politiques, attribuée à Antoine Van Agtmael, a d’abord
sous forte influence idéologique, seraient une signification financière (un marché sur
alors devenues des fins en soi, imposées de lequel les placements offrent des rende-
manière antidémocratique et dogmatique. ments plus élevés que ceux des marchés des
Dani Rodrick (2006)2 remet en cause l’idée pays occidentaux). Dans sa version élargie, [2]
Rodrick D. (2006),
même qu’il serait possible de formuler des cette notion concerne les pays dont la crois- « Goodbye Washington
Consensus, Hello
recommandations applicables à tout pays. sance est supérieure à la moyenne mondiale Washington Confusion?
Selon lui, l’échec des politiques d’ajustement et dont on considère qu’ils sont dans une A Review of the World
Bank’s Economic Growth
structurel s’explique par la volonté de réduire logique de rattrapage des pays riches. Bien in the 1990s: Learning
des distorsions sur des marchés considérés qu’ils aient encore un revenu intermédiaire, from a Decade of
comme étant efficaces alors qu’ils sont en réa- ils ont pris une place accrue dans le com- Reform », Journal
of Economic Literature,
lité profondément imparfaits. Dans sa vive cri- merce international. vol. 44 (4).
tique de la pensée néoclassique, Paul Krugman L’imprécision de cette définition engendre de [3]
(2009)3 estime finalement que « les économistes Krugman P. (2009),
nombreux classements, du plus large – les « How Did Economists
se sont égarés » dans leur désir de disposer de institutions internationales, notamment la Get It So Wrong? », New
modèles mathématiques « intellectuellement Banque mondiale et le Fonds monétaire inter- York Times, 6 septembre.
élégants », leur donnant l’occasion « d’exhiber national, incluent des pays d’Asie, mais aussi [4]
Chaponnière J.-R. et
leurs prouesses mathématiques ». d’Amérique latine, d’Europe ou d’Afrique, à Lautier M. (2014), Les
Économies émergentes
Cette fin d’un paradigme laisse un monde l’instar de l’Afrique du Sud, du Nigeria ou de d’Asie entre État et
en développement très hétérogène, divisé la Turquie (Chaponnière et Lautier, 20144) – au marché, Armand Colin,
notamment entre deux catégories de pays : plus restreint, comme le terme de BRIC fai- Collection U, Paris.
ceux qui ont réduit l’écart avec les pays déve- sant référence au Brésil, à la Russie, à l’Inde [5]
Maddison A. (2007),
loppés – les émergents – et ceux caractérisés et à la Chine. Cet acronyme, formulé par la L’Économie chinoise, une
comme étant « les moins avancés ». banque Goldman Sachs, sert désormais de perspective historique,
OCDE, Centre de
référence, même si certaines modifications développement, Paris.
ont été proposées (en ajoutant l’Afrique du
… laisse un monde en Sud : BRICS, l’Indonésie : BRIICS, ou en reti-
rant l’Afrique du Sud : BRICI).
développement entre émergence Les BRIC ont un certain nombre de points
et exclusion… communs :
– Ils n’ont pas réussi le décollage économique
Les pays émergents, acteurs qu’ont connu les grandes puissances bien que
majeurs de la croissance mondiale certains d’entre eux aient été, par le passé, de
grandes puissances. Angus Maddison (2007)5
La croissance connue ces dernières années rappelle que la Chine était avant 1500 la pre-
par certains pays, considérés comme émer- mière économie du monde en termes de PIB.

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2015 132


Différences socioéconomiques entre les BRIC en 2013
Coefficient Revenu national
d’inégalité brut/habitant
Pays Rang d’IDH IDH
entre (PPA en dollars
les personnes en 2011)
Brésil 79 0,744 26,3 14 275
Inde 135 0,586 27,7 5 150
Chine 91 0,719 Non indiqué 11 477
Russie 57 0,778 11,6 22 617
Source : Rapport sur le développement humain, PNUD, 2014.

En 1700, elle représentait 22,3 % du PIB mon- il était tentant de penser que les émergents
dial, l’Inde 24,4 %, et l’Europe 24,9 %. auraient abandonné le consensus de Wash-
– Ils couvrent de grandes superficies ; le ington pour suivre le modèle chinois, et ce
plus petit étant l’Inde : 3 290 000 km2 (contre que l’on pourrait alors appeler le consensus
4 375 000 pour l’Europe). de Pékin. L’étude des politiques économiques
ne permet pas une telle conclusion : ni un
– La Chine et l’Inde ont connu l’humiliation
éventuel modèle chinois (Bird, Mandilaras
de l’invasion étrangère avec les « traités
et Popper, 20128)ni même le modèle préco-
indignes » pour la première et la colonisation
nisé par le « consensus de Washington » ne
pour la seconde. C’est ce qui pourrait expli-
peuvent expliquer la réussite des BRIC. Leur
quer en partie leur volonté de jouer un rôle
succès repose sur des politiques adaptées
majeur dans l’économie mondiale.
[6]
Wade R. (1990), Governing aux spécificités de chacun des pays.
the Market, Economic – Les BRIC ont profité de l’évolution du
Theory and the Role of contexte économique à partir du milieu des D’une façon générale, l’intérêt porté aux
Government in East Asian
années 1980 : l’accroissement de l’intégration BRIC et aux autres émergents résulte de leur
Industrialization, Princeton
University Press, 496 p. internationale des économies, la libéralisa- part croissante dans le commerce mondial.
tion des mouvements de capitaux, l’appari- L’une des principales caractéristiques du
[7]
De Vries G. J., commerce mondial est le développement des
Erumban A. A.,
tion des nouvelles technologies de l’informa-
Timmer M.-P., tion et de la communication. échanges Sud-Sud, en raison de la stratégie
Voskoboynikov I. et
– Leurs réformes ont été marquées par un d’ouverture des pays en développement et des
Wu H. (2012),
« Deconstructing the rôle important de l’État, qui par l’intermé- pays émergents. Entre 1994 et 2008, la part
BRICs: Structural diaire de la politique industrielle ou du rôle des pays à bas revenu ou à revenu intermé-
Transformation and
des entreprises publiques a accompagné le diaire dans le commerce mondial est passée
Aggregate Productivity
Growth », Journal of développement des marchés (Wade, 19906). de 24 % à 42 %, la Chine et l’Inde comptant
Comparative Economics, 40. pour la moitié de cette croissance (Hanson,
– À l’exception du Brésil, l’amélioration de la
[8]
20129). Mais ils présentent aussi des vulnéra-
Bird G., Mandilaras A. productivité qui a permis ces forts taux de
et Popper H. (2012), bilités, notamment parce qu’ils sont très sen-
croissance a résulté d’une réallocation inter-
« Is There a Beijing sibles à la conjoncture mondiale, par exemple
Consensus on International sectorielle du travail (de Vries et al., 20127).
à l’évolution des taux d’intérêt américains, à
Macroeconomic Policy? »,
World Development,
– L’ouverture économique qui a accompagné la baisse du prix des matières premières ou
vol. 40, no 10. la croissance s’est principalement faite sur la au ralentissement de la demande des pays
[9]
base d’une spécialisation fondée sur l’avan- occidentaux. De plus, les institutions ne sont
Hanson G. H. (2012), « The
Rise of Middle Kingdoms: tage comparatif. Le résultat est particulière- pas toujours suffisamment développées et la
Emerging Economies in ment spectaculaire dans le cas de la Chine. stabilité sociale devra être assurée pour que
Global Trade », Journal of
Economic Perspectives, Comment expliquer cette ascension écono- ces trajectoires de croissance ne soient pas
vol. 26, no 2, printemps. mique ? Partant de la réussite de la Chine, remises en question.

133 LES PAYS EN DÉVELOPPEMENT : QUELLES POLITIQUES, QUELLES TRAJECTOIRES ?


Cartographie des dates d’entrée et de sortie de la liste des PMA

0 2 500 5 000
Km

Entrée PMA
1971 Sortie
1972-1979 1994 Date de sortie
1980-1989
1990-2000 Autres pays
2001-2012

Source : auteurs.

Les pays les moins avancés chés, aux engagements dans le cadre de l’Or-
ganisation mondiale du commerce (OMC),
« L’émergence du Sud » dissimule des situa- à l’aide publique au développement (APD),
tions hétérogènes, masquant notamment à l’allégement de la dette et à l’assistance
la marginalisation persistante des pays les technique. Pourtant, ces pays éprouvent
moins avancés (PMA). Selon les critères des des difficultés à trouver leur place dans la
Nations unies (2014)10 – ayant trait à la fai- mondialisation et demeurent extrêmement
[10]
Nations unies (2014),
blesse conjointe des revenus, des indica- The Least Developed
sensibles aux aléas macroéconomiques. Les Countries Report 2014 -
teurs humains (en santé et en éducation) et PMA partagent en majorité une forte dépen- Growth with Structural
de la vulnérabilité économique –, ce groupe dance aux importations de produits alimen- Transformation: A
Post-2015 Development
de pays est considéré comme extrêmement taires et pétroliers, et aux exportations de Agenda, United Nations
désavantagé dans son processus de dévelop- produits de base, ce qui les rend particulière- conference on Trade and
pement. Malgré l’empressement de la com- ment vulnérables aux fluctuations des taux Development.
munauté internationale pour aider les PED à de change et aux chocs sur les prix des biens
se développer (comme l’illustre la poursuite échangés. Ces dernières années, le contexte
des objectifs du millénaire pour le dévelop- mondial particulièrement défavorable a
pement [OMD]), le nombre de PMA – dont la pesé sur les performances à l’exportation
majorité se situe en Afrique subsaharienne – des PMA et sur leur croissance économique.
a quasiment doublé, passant de 25 en 1981 à Le taux de croissance réel moyen des PMA
48 aujourd’hui. en 2013 était néanmoins de 5,6 % (mais le
Le statut de PMA confère des avantages liés PIB par habitant n’a progressé que de 2,8 %
notamment à l’accès préférentiel aux mar- compte tenu du boom démographique conco-

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2015 134


mitant), soit un taux nettement supérieur à humain par les migrations de travail et les
celui des pays développés ou des autres pays envois de fonds.
en développement, mais qui contraste avec Au vu du succès mitigé des stratégies de
le fort taux de croissance enregistré entre développement mises en place depuis la fin
2002 et 2008 (environ 7 % sur la période pour du consensus de Washington, le soutien de
[11]
CNUCED (2013), les PMA, CNUCED11, 2013). la communauté internationale a-t-il été suf-
Rapport 2013 sur les
pays les moins avancés, Sans stratégie de développement, une forte fisant pour aider les PMA ? Les promesses
Rapport de la Conférence croissance ne permet pas d’assurer une concernant le transfert de ressources finan-
des Nations unies
sur le commerce et le
insertion pérenne dans l’économie mondiale, cières et l’ouverture des marchés n’ont pas
développement. ni une sortie du groupe stigmatisé des PMA. été tenues. Au final, les PMA ont surtout pu
[12]
Depuis 1994, seuls quatre pays ont quitté la compter sur la manne financière importante
Le retrait est
conditionné au respect
liste des PMA pour être reclassés dans celle des transferts de fonds de leurs migrants, qui
durable d’au moins des pays à revenu intermédiaire, à savoir le ont représenté jusqu’à 15 % de leur PIB. Des
deux des trois critères Botswana (1994), le Cap-Vert (2007), les Mal- efforts supplémentaires devraient être entre-
précédemment évoqués.
Une période de transition dives (2011) et dernièrement les îles Samoa pris afin d’endiguer la marginalisation de ces
est nécessaire pour (2014)12. L’expérience de développement du pays, en leur permettant par exemple une
compenser la perte des Cap-Vert, érigé comme un modèle de réussite plus grande intégration dans les processus
avantages associés au
statut de PMA. (Banque mondiale, 2011), est riche d’ensei- de décision au niveau international (Guillau-
[13]
gnements. Cette petite économie insulaire mont et Guillaumont-Jeanneney, 201213).
Guillaumont P. et
Guillaumont-Jeanneney S.
avait pour seule ressource la force de travail
de sa population. L’investissement en capital
(2012), LDCs and Global
Economic Governance,
FERDI, Document de
humain, à l’aide d’apports financiers géné- … et ouvre la voie vers de
travail.
reux de la communauté internationale et de
sa diaspora, s’est révélé payant à long terme : nouveaux modèles de lutte contre
la pauvreté
[14]
Collier P. (2007), The les indicateurs de santé et d’éducation com-
Bottom Billion. Why the
Poorest Countries Are pris dans l’indice de développement humain
Failing and What Can Be (IDH) du Cap-Vert sont nettement plus élevés Le développement revêt des formes aussi
Done About It, Oxford que ceux des autres pays africains. Une bonne diverses que les pays qu’il concerne : il peut
University Press,
États-Unis. gouvernance, une gestion rigoureuse de l’État difficilement y avoir de principes généraux,
et une stabilité sociale ont facilité la rapide applicables à tout pays. Une politique de
récolte des fruits de ces investissements. développement n’est pas intrinsèquement
La généralisation de ce modèle est néan- bonne ou mauvaise : elle peut être propice
moins ardue en raison de caractéristiques à un stade de développement et défavorable
spécifiques au Cap-Vert, comme une cer- à un autre. Sa mise en application requiert
taine homogénéité de sa population et une la compréhension des institutions écono-
forte diaspora. D’autres exemples de réussite miques, sociales, politiques et culturelles
économique – sans reclassement à l’heure et de leurs interactions et doit prendre en
actuelle – sont toutefois encourageants. Au compte la dimension historique et la trajec-
Bangladesh, la pauvreté a diminué de moitié toire du développement économique du pays.
depuis les années 1990, et les améliorations Les choix d’hier influencent les conditions
sur le plan sanitaire sont notables, bien que et les chances de succès d’aujourd’hui. La
l’investissement en santé ou en éducation ait dépendance au passé est d’ailleurs souvent
été plutôt limité. Les chercheurs attribuent le mobilisée pour expliquer la marginalisation
développement social du Bangladesh à des de certains pays africains sombrant parfois
mesures innovantes (programmes de micro- dans des trappes à pauvreté (Collier, 200714).
finance ciblant les femmes), au succès des Après des phases successives d’alternance
industries exportatrices de vêtements, mais entre la confiance en l’État et la croyance
aussi à l’impulsion exercée sur le capital dans le marché, on tend désormais vers une

135 LES PAYS EN DÉVELOPPEMENT : QUELLES POLITIQUES, QUELLES TRAJECTOIRES ?


combinaison équilibrée et modulable des « dignité humaine », d’« égalité », d’« équité »
interventions publiques et des ajustements et de « liberté » (OMD, Rapport 2014).
par le marché (Boyer, 2001). D’un côté, on
Si des progrès substantiels apparaissent
reconnaît la nécessité d’encadrer le marché.
incontestables – notamment en termes de
La « main invisible » ne suffit pas toujours à
santé, de réduction de l’extrême pauvreté ou
transformer l’intérêt individuel en bien-être
encore d’accès plus égalitaire à l’éducation
collectif, une intervention collective, associée
primaire –, toutes les cibles définies n’ont pas
à une réglementation est souvent nécessaire.
été atteintes. Pour ne donner que quelques
De l’autre, on admet que le décideur politique
chiffres, on estime que 162 millions de jeunes
peut s’éloigner de la figure du planificateur
enfants souffrent de sous-nutrition, 99 mil-
bienveillant qui maximise le bien-être social.
lions d’insuffisance pondérale et 58 millions
Dans ce cas, l’introduction de la concurrence
d’entre eux ne sont pas scolarisés (OMD, Rap-
et les mécanismes de marché peuvent contri-
port 2014). Si les PMA affichent de belles per-
buer à surmonter ces failles.
formances en termes d’éducation, de santé et
Dans le rejet de la stratégie pure, du dogma- de protection de l’environnement, ils peinent
tisme et de l’idéologie, les politiques de déve- à lutter contre la pauvreté et la malnutri-
loppement deviennent systémiques (Boyer, tion (Boussichas et Nossek, 201415). Enfin, [15]
Boussichas M.,
apparaît également la nécessité d’intégrer la Nossek V. (2014), État
2001) et s’ouvrent à de nouveaux enjeux : la des lieux statistique
lutte contre la pauvreté, la soutenabilité éco- lutte contre la pauvreté dans un mouvement des Objectifs du
logique ou encore la justice (entendue comme plus global de régulation des déséquilibres développement durable
macroéconomiques et de rééquilibrage de la (ODD) dans les PMA
la reconnaissance à tous les individus de et les autres pays
droits universels à l’accès aux biens fonda- croissance à l’échelle mondiale16. Il n’y a pas vulnérables, FERDI
mentaux), la réduction des inégalités (dont de consensus néanmoins sur les politiques à Document de travail
mettre en œuvre pour y parvenir (Ben Ham- P114, octobre.
on perçoit de plus en plus les dangers). Naît Le taux moyen de
aussi l’idée d’un dépassement des approches mouda, 2010). diminution entre 1990
purement économiques pour s’ouvrir à des et 2010 a été de 29 %
L’année 2015 constitue un tournant décisif dans les PMA contre
approches multidimensionnelles et pluridis- avec l’échéance des OMD, la Conférence d’Ad- 48 % dans les autres PED
ciplinaires. Moins focalisé sur les moyens, dis-Abeba sur le financement du développe- (Guillaumont, P. (2013),
« Les pays vulnérables
le « post-consensus » se tourne ainsi vers les ment en juillet et la Conférence COP21 sur le dans l’agenda post-
objectifs à atteindre et le concept de dévelop- changement climatique qui se tiendra à Paris 2015 », FERDI, Note
pement tend à être assimilé à la réduction de en décembre prochain. Le fameux rapport brève B66, juin 2013).
la pauvreté, définie comme une privation des des Nations unies intitulé « La route vers la [16]
Les excédents des
moyens d’une vie décente. dignité d’ici à 2030 » a ouvert la voie à ce que pays émergents et les
profonds déficits des
En 1990 déjà, le premier rapport sur le déve- l’on nomme les objectifs « post-Rio17 et post- pays développés sont
loppement humain affichait l’objectif de 2015 ». Il propose dix-sept nouveaux objectifs souvent associés à la
à l’horizon 2030 appelés les Objectifs de déve- formation de la bulle de
replacer l’humain au cœur des stratégies de l’endettement aux États-
développement. Ce mouvement atteint sans loppement durable (ODD). Les ODD se dis- Unis et à la crise de la
doute son apogée avec l’adoption des OMD, tinguent de manière fondamentale des OMD dette européenne.

signés en 2000 par 189 États membres de puisqu’ils concerneront les trois dimensions [17]
Fait référence à
l’Organisation des Nations unies (ONU) et du développement durable (économique, la Conférence des

plusieurs organisations internationales. social et environnemental) et s’appliqueront Nations unies sur le


développement durable
Dans cette « Déclaration du millénaire », ils à tous les pays du monde. Certains craignent qui s’est tenue à Rio
s’engagent à l’horizon 2015 à combattre la alors que l’élargissement des cibles ne dilue de Janeiro, au Brésil en

pauvreté, la faim, la mortalité infantile et à la priorité donnée jusque-là aux pays les plus juin 2012.

promouvoir le respect de l’environnement, vulnérables (Boussichas et Nossek, 2014).


l’éducation pour tous, la santé maternelle
et l’égalité des sexes. On parle désormais de

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2015 136


POUR EN SAVOIR PLUS
™ BEN HAMMOUDA H., développement, De Boeck économique, no 6, 2e année,
OULMANE N. et SADNI Université, vol. 0 (2), été-automne 2001, Rabat
JALLAB M. (2010), De p. 69 à 86. (Maroc), p. 99 à 143.
Washington à Pittsburgh : ™ BOYER R. (2001), « L’après ™ STIGLITZ J. (2002), La Grande
d’un consensus subi à un consensus de Washington : Désillusion, Paris, Éditions
consensus nouvellement institutionnaliste et Fayard.
établi ?, Mondes en systémique ? », Critique

La
documentation
Française

sur l’Union
européenne

Diffusion :
9€
9:HSMBLA=U^]XVX: -:HSMBLA=U]]^[X: Direction de l’information
légale et administrative
Distribution :
Office du 30 septembre Union Distribution

137 LES PAYS EN DÉVELOPPEMENT : QUELLES POLITIQUES, QUELLES TRAJECTOIRES ?


Dans le monde moderne, le système des brevets joue un rôle important. Sans brevet, la seule
stratégie pour protéger une innovation est le secret. L’alternative institutionnelle offerte par le
droit des brevets confère un monopole légal, limité dans le temps, sur l’exploitation d’une
invention. En contrepartie, l’inventeur doit payer des redevances de dépôt et de renouvelle-
ment du brevet. Ce système établit ainsi un équilibre entre l’intérêt de la société à ce que des
inventions soient créées et diffusées et la nécessaire rémunération de l’inventeur. Il facilite
également l’exploitation commerciale via des cessions de brevets ou des contrats de licences.
L’efficacité du système n’est cependant pas sans faille comme le souligne Yann Ménière : la
fragmentation des droits (qui multiplie les ayants droit) et l’inflation des brevets auxquelles on
assiste ces dernières années mettent le système à l’épreuve.
Problèmes économiques

Brevets et propriété intellectuelle :


défis et enjeux
Le système des brevets étend aux inventions ¥ YANN MÉNIÈRE
techniques – autrement dit à des ressources
immatérielles – les régimes de droits de pro- MINES ParisTech
priété appliqués d’ordinaire à des ressources
tangibles. Il est à ce titre devenu une insti- Le présent article vise à rendre compte de
tution centrale de l’économie de la connais- manière synthétique de ces enjeux et diffi-
sance. Dans cette perspective, le brevet n’est cultés. Pour ce faire, il convient de revenir
pas seulement un moyen pour les inven- dans un premier temps sur la nature infor-
teurs de conserver l’exploitation exclusive mationnelle de la technologie et son régime
de leurs inventions. Il constitue également, de protection par défaut – le secret – auquel
et ce de plus en plus fréquemment, le socle le droit des brevets apporte une alternative
juridique nécessaire à la mise en place de légale. On pourra alors mettre en évidence le
contrats en vue d’organiser le partage et la rôle économique du brevet en tant que moyen
diffusion de ces inventions. Ce rôle central d’appropriation, d’une part, et de transaction,
explique les enjeux croissants associés à la d’autre part. Les limites actuelles du système
propriété intellectuelle et aux brevets pour des brevets – inadéquation entre brevet et
les entreprises, universités ou organismes innovation, fragmentation des droits, qua-
de recherche, mais aussi les différents pro- lité insuffisante des brevets – doivent en effet
blèmes auxquels le système des brevets est être appréhendées à l’aune de ces fonctions
aujourd’hui confronté. économiques. Elles constituent autant de

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2015 138


défis conditionnant l’efficacité du système de l’inventeur ferait de son invention suffise à
brevet pour les prochaines années. motiver l’investissement initial. Pour qu’une
invention socialement utile voie le jour, il faut
donc mettre les autres bénéficiaires à contri-
Le secret, une protection par défaut bution. La non-rivalité de l’information est
ainsi au fondement de la justification écono-
Du point de vue de l’économiste, la techno- mique de la propriété intellectuelle comme
logie doit être considérée comme une res- moyen pour les innovateurs de tirer les béné-
source, laquelle se réduit en dernière analyse fices de leurs investissements en excluant les
[1]
Arrow K. (1962), The à un ensemble de connaissances – ou autre- imitateurs (Arrow, 19621).
Rate and Direction ment dit d’informations – matérialisées dans
of Inventive Activity, L’expérience montre toutefois que le bre-
Princeton University les objets techniques. Qu’elles soient tacites
vet n’est ni la seule, ni la meilleure solution
Press. (savoir-faire) ou codifiées (plans, modèles, for-
au problème posé par la non-rivalité des
[2] mules chimiques), ces connaissances consti-
Gambardella A., connaissances. Les entreprises considèrent
Giuri A., Luzzi A. (2007), tuent la ressource dont les objets techniques
généralement le secret comme le meilleur
« The Market for Patents tirent leur valeur.
in Europe », Research moyen de s’approprier des actifs immatériels
Policy, 36:8, Dans cette perspective, innover revient à (Cohen et al., 20002). Dans ce cas, la capacité
p. 1163 à 1183. produire des informations nouvelles, sus- d’un inventeur à tirer profit de son invention
ceptibles d’être incorporées dans des objets dépend in fine du temps dont il peut espé-
techniques et d’en augmenter la valeur. Ces rer disposer avant que ses concurrents ne
informations sont qualifiées de non rivales finissent par obtenir les informations qu’il
par les économistes, ce qui les distingue des leur dissimule. Cette période d’exclusivité
biens tangibles ordinaires : la composante est d’autant plus longue que l’inventeur
informationnelle d’une invention ne s’épuise jouit d’une réelle avance technologique, et
pas à l’usage, elle peut au contraire être dif- qu’accéder aux informations est difficile et
fusée auprès d’un large public, et réutilisée coûteux pour les concurrents. L’efficacité de
pour un coût marginal quasi nul, sans limite la protection par le secret est de ce fait à la
dans l’espace ou le temps. La non-rivalité fois relative et aléatoire. Elle peut notamment
des innovations permet d’en démultiplier la s’avérer très insuffisante dans certains sec-
valeur sociale bien au-delà du gain que leurs teurs – telle la pharmacie – où des inventions
créateurs peuvent espérer en tirer. Il suffit ayant nécessité des investissements consi-
pour s’en convaincre de considérer la carrière dérables peuvent, une fois commercialisées,
formidable de certaines d’entre elles – de la être copiées rapidement.
roue au protocole TCP/IP (sur lequel repose
l’internet), en passant par l’imprimerie, la
machine à vapeur, ou le transistor… Le brevet, un moyen légal
Le fait que des inventions puissent être faci-
lement réutilisées constitue toutefois un
d’appropriation
obstacle à leur production par le marché. Le Le droit des brevets propose une alternative
développement d’une invention nécessite en institutionnelle à la stratégie de protection
effet un investissement initial parfois très «  par défaut » qu’est le recours au secret. Il
élevé (de l’ordre d’un milliard de dollars pour peut être vu comme une forme de contrat
un médicament !) – lequel est supporté par le proposé aux inventeurs par le législateur. Le
seul inventeur. Pour autant qu’il est mû par brevet confère un monopole légal sur l’ex-
son intérêt propre, celui-ci ne s’engagera donc ploitation d’une invention, permettant d’en
dans une activité inventive que s’il peut espé- interdire l’exploitation par des tiers. En droit
rer en tirer un bénéfice au moins équivalent. européen, cette protection est accordée si
Or, il est rare que le seul usage personnel que l’invention est nouvelle, inventive, et qu’elle a

139 BREVETS ET PROPRIÉTÉ INTELLECTUELLE : DÉFIS ET ENJEUX


une application industrielle3. Elle est valable liter la contrefaçon (laquelle est en effet dif- [3]
L’application de ces
pour une durée maximale de vingt ans4, pen- ficile à détecter et à prouver). critères aboutit au
rejet d’environ 50 % des
dant laquelle le propriétaire du brevet est en demandes de brevets
mesure de tirer profit de son invention. En à l’issue de la phase
contrepartie, l’inventeur doit payer des rede-
vances de dépôt et de renouvellement du bre-
Le brevet, un moyen de transaction d’examen effectuée
par l’Office européen
des brevets.
vet, mais aussi accepter de publier son inven- Si le brevet n’est qu’un moyen de protection
[4]
tion, qui tombera dans le domaine public à parmi d’autres – et pas nécessairement le La durée de vie
des brevets est toutefois
l’expiration du brevet. meilleur –, il confère à son propriétaire la inférieure en pratique
possibilité de réaliser des transferts de tech- (autour de dix ans
Le système des brevets établit ainsi un équi- en moyenne). Il est
nologies via les cessions de brevets ou les
libre entre la nécessaire rémunération des en effet préférable
contrats de licences et, partant, d’organiser
inventeurs et l’intérêt de la société à ce que d’abandonner un
plus efficacement la division du travail entre brevet lorsque les gains
des inventions non rivales soient publiées et pouvant en être tirés ne
développement et exploitation des technolo-
largement diffusées. La création de rentes de sont plus suffisants pour
gies. A contrario, la protection par le secret justifier le paiement
monopole temporaires associées à l’exclusi-
est facteur d’inefficacité car elle empêche les des redevances de
vité est le coût social à payer pour encourager renouvellement.
tiers d’exploiter profitablement les technolo-
le développement de nouvelles inventions. Elle
gies protégées. Dans tous ces cas où le trans- [5]
Arora A., Ceccagnoli M.
se traduit par des prix élevés, qui restreignent
fert d’une technologie à un tiers serait source et Cohen W. (2008),
artificiellement l’accès aux inventions pour « R & D and the
d’efficacité économique – et donc de richesse
les tiers. Mais ce coût social est borné par le Patent Premium »,
droit des brevets. Celui-ci limite tout d’abord à partager – un transfert contre paiement International Journal of
s’avère en effet très difficile si la technologie Industrial Organization,
l’existence du monopole à une période claire- 26 (5), p. 1153 à 1179.
ment définie, jugée suffisante pour rentabili- n’est protégée que par le secret.
[6]
Cohen W. M.,
ser le travail des inventeurs. En imposant la Le « paradoxe de l’information » formulé par Nelson R. R, et Walsh J. P.
codification et la publication des inventions Kenneth Arrow (1962) met bien en évidence (2000), « Protecting
brevetées, il garantit en outre qu’elles ne their Intellectual
le problème. D’une part, il est impossible de Assets: Appropriability
resteront pas indéfiniment secrètes. Ainsi, le vendre de l’information sans la révéler préala- Conditions and Why U.S.
dépôt et la publication d’un brevet sont un blement au client potentiel pour le convaincre Manufacturing Firms
moyen pour la société de tirer un bénéfice Patent (or Not) », NBER
de sa valeur. D’autre part, une fois l’informa- Working Paper, 7552.
maximal de la non-rivalité des inventions à tion révélée, le même client n’a plus aucune
[7]
l’issue de la période de validité du brevet. raison d’acheter une information dont il a Cohen W., Goto A.,
Nagata A., Nelson R.,
Les études disponibles montrent que la pro- déjà pris connaissance ! Dans ces conditions, et J. Walsh (2003),
tection par le brevet a un effet limité mais le transfert n’aura pas lieu, ni par conséquent « R & D Spillovers,
le gain d’efficacité qu’il aurait induit. Faute Patents and
réel sur les investissements en R & D, notam-
the Incentives to
ment dans des secteurs très exposés à la d’accès à une technologie existante, un tiers Innovate in Japan and
contrefaçon comme la pharmacie5. Les inven- peut ainsi se voir contraint de développer the United States »,
Research Policy, 31.
teurs n’ont toutefois pas recours aux brevets un substitut, et de consentir pour cela des
pour toutes les inventions, et ils préfèrent dépenses de R & D pourtant redondantes du
souvent le combiner avec le secret6 en breve- point de vue de l’intérêt général. En main-
tant seulement une partie de la technologie. tenant son innovation secrète, un inventeur
Outre le coût de la procédure de dépôt (de s’oblige également à l’exploiter lui-même,
l’ordre de 30 000 euros pour un brevet euro- alors qu’il pourrait dans certains cas être
péen), l’obligation de publier peut en effet beaucoup plus efficace d’en déléguer l’exploi-
s’avérer dissuasive pour les inventeurs. Les tation à un tiers. Il serait par exemple peu rai-
brevets publiés sont une source d’informa- sonnable pour un universitaire de prétendre
tion très utile pour les concurrents. Ils leur organiser lui-même la production de son
permettent d’orienter leurs propres efforts invention à une échelle industrielle, afin de la
de R & D7, et peuvent dans certains cas faci- commercialiser au niveau international…

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2015 140


La création d’un droit de propriété sur l’in- mêmes. L’usage combiné du secret et des bre-
formation résout ce paradoxe. Le brevet vets marque ainsi une limite de ces derniers
confère tout d’abord à son propriétaire un en tant qu’instruments favorisant les trans-
droit exclusif lui permettant de révéler son ferts de technologies. En effet, leur définition
invention à un client potentiel sans courir ne correspond alors qu’imparfaitement aux
le risque d’être contrefait. Il constitue ainsi technologies protégées, ce qui engendre des
le socle juridique à partir duquel un contrat coûts de transaction susceptibles d’entraver
de licence peut être rédigé pour encadrer l’émergence d’un marché des technologies.
précisément les conditions de transfert de
l’information. L’examen préalable des dépôts
par l’Office des brevets fonctionne comme Le problème de la fragmentation
un mécanisme de certification de l’invention
auprès des tiers, et la publication des brevets des droits
informe les potentiels acquéreurs (ou dans Le caractère cumulatif de l’innovation –
[8]
Les fonds de capital certains cas les investisseurs8) sur le fonc- autrement dit, le fait que les inventions
considèrent par exemple
tionnement de l’invention et sur l’étendue des d’hier rendent possibles celles d’aujourd’hui
le portefeuille de brevets
des start-up comme droits exclusifs accordés à l’inventeur. L’ac- – constitue un second défi majeur auquel est
un critère important cès aux bases de données de brevets permet confronté le système des brevets (Scotchmer,
pour investir ou non,
car ils signalent à la
enfin aux tiers d’identifier les technologies 1991). Lorsque l’innovation est un phéno-
fois l’existence de pouvant leur servir, et de contacter leur pro- mène très cumulatif, il est en effet possible
technologies innovantes priétaire dans ce but. Les transferts de tech- qu’un objet technique incorpore un grand
et la capacité des
start-up à en garder
nologie qui en résultent sont doublement fac- nombre d’inventions brevetées, dont la pro-
le contrôle (Ménière teurs d’efficacité : ils facilitent la diffusion priété intellectuelle est alors dispersée entre
Y., Dietrich Y., Baron J., des technologies auprès des tiers capables de un grand nombre d’ayants droit. C’est par
Pohlmann T. et Nguyen-
Dinh L. [2015]), « Patent la valoriser (efficacité statique), et améliorent exemple le cas dans le domaine des biotech-
Positions in Start-up les revenus des innovateurs, et donc leurs nologies, lorsqu’une invention brevetable est
Success », Intellectual incitations à innover (efficacité dynamique).
Asset Management, 70.)
développée grâce à un outil de recherche éga-
Le brevet étant un moyen de protection lement breveté. C’est également la règle dans
imparfait, la conclusion de contrats de les technologies de l’information et de la
licences reste toutefois entravée par des dif- communication (TIC), où les produits finaux
ficultés importantes. Sachant que le brevet intègrent fréquemment un très grand nombre
ne protège le plus souvent qu’une partie de de composants innovants, eux-mêmes pro-
la technologie (le reste étant gardé secret), tégés par une multitude de brevets. Ainsi,
les transactions supposent généralement la l’autorité de la concurrence américaine esti-
révélation d’informations non protégées, ce mait en 2003 qu’un producteur de micro-
qui peut conduire à l’échec faute de confiance processeurs était exposé à la contrefaçon
entre les parties. Ainsi, une enquête menée d’environ 90 000 brevets détenus par environ
auprès d’entreprises canadiennes et amé- 10 000 propriétaires (FTC, 2003) !
ricaines révèle que seules 16 % des transac- Cette fragmentation des droits engendre des
tions engagées par celles-ci ont finalement coûts pour l’ensemble du système, au point
pu aboutir à un accord de licences. Une autre de faire du brevet un obstacle à l’innovation
enquête menée cette fois en Europe révèle selon certains auteurs (Bessen & Meurer,
que les petites entreprises ne licencient que 2008). La multiplicité des ayants droit fait
26 % de leurs technologies quand elles vou- tout d’abord supporter aux innovateurs des
draient en licencier 37 % (Gambardella et al., coûts de transaction plus élevés (recherche
2006). Ces taux descendent à 16 % et 9 % dans des brevets potentiellement bloquants, négo-
le cas des grandes entreprises, mieux pla- ciation avec les ayants droit). Elle peut de
cées pour exploiter leurs technologies elles- plus aboutir à un coût prohibitif d’exploita-

141 BREVETS ET PROPRIÉTÉ INTELLECTUELLE : DÉFIS ET ENJEUX


tion de certaines technologies, chaque ayant tion des dépôts pour des motifs stratégiques
droit cherchant à obtenir une rémunération dans des secteurs à innovation très cumu-
élevée pour l’utilisation de son brevet. Enfin, lative tels que les TIC. Le phénomène d’in-
le risque existe que l’innovateur ne parvienne flation et de fragmentation des droits qui
pas à identifier tous les ayants droit avant en résulte a en outre été largement ampli-
d’investir en R & D. Il court alors le risque fié (là encore surtout aux États-Unis) par
d’être poursuivi pour contrefaçon après avoir un certain laxisme des offices de brevets à
déjà réalisé des investissements irrécupé- l’encontre des déposants. Ne parvenant pas
rables, ce qui le place dans une position d’au- à faire face à l’afflux de demandes de bre-
tant plus défavorable pour négocier a poste- vets, les offices ont été conduits à délivrer
riori un accord de licence. Ce cas de figure, un grand nombre de brevets non justifiés, et
appelé « hold up » dans le jargon économique, donc susceptibles d’être invalidés devant les
est une source d’incertitude juridique sus- tribunaux. Au total, les entreprises déposent
ceptible de décourager l’innovation dans donc non seulement plus de brevets, mais
certains domaines techniques où les ayants aussi des brevets de moins bonne « qualité »
droit sont difficiles à identifier. en moyenne.
En pratique, ces difficultés se traduisent Cette évolution soulève la question de l’effi-
par des stratégies de dépôt plus systéma- cacité d’un système des brevets ne jouant
tiques de la part des innovateurs, notam- plus correctement son rôle de filtre des inven-
ment dans les TIC. Le nombre de brevets tions brevetables. Les développements précé-
déposés par million de dollars investis en dents sur le rôle du brevet, de même que l’ex-
R & D a par exemple doublé entre 1982 et périence accumulée au cours des dernières
1992 dans l’industrie américaine des semi- décennies, suggèrent qu’un tel système est
conducteurs puis, dix ans plus tard, dans en fait certainement moins efficace. Ainsi,
celle du logiciel9. Ces stratégies de dépôt la fragilité juridique des brevets sape leur [9]
Hall B. et Ziedonis R.
systématique visent surtout à se prémunir (2002), « The Patent
fonction de support des transferts de tech-
Paradox Revisited:
des attaques des autres et à préserver ainsi nologies, l’acquéreur potentiel n’étant plus An Empirical Study of
une liberté d’opérer dans le domaine tech- assuré ni de la valeur des inventions concer- Patenting in the U.S.
Semiconductor Industry,
nologique visé (Shapiro, 2001). Différentes nées ni de la solidité des brevets censés les 1979 – 1990 », RAND
enquêtes montrent ainsi que, outre le motif protéger. La possibilité d’obtenir des brevets Journal of Economics,
classique de protection de leurs inventions, de faible qualité renchérit par ailleurs le coût vol. 32, no 1. Graham S.
et Mowery D. (2003),
les entreprises déposent désormais plus de des stratégies de dépôt systématiques dans « Intellectual Property
brevets 1) pour éviter que quelqu’un d’autre certains secteurs, tout en accentuant la frag- Protection in the U.S.
ne les dépose avant, 2) pour éviter des pro- mentation des droits et les coûts de transac- Software Industry », in :
Cohen, Wesley, Merrill,
cès ou 3) pour disposer d’une «  monnaie tions qui en résultent. Enfin, l’existence d’un Steven (Eds.), « Patents
d’échange » en vue de négocier des accords grand nombre de brevets douteux brouille in the Knowledge-based
la qualité des publications de brevets, aug- Economy: Proceedings of
de licences ou de licences croisées leur per- the Science, Technology
mettant de préserver leur liberté d’opérer mentant d’autant les coûts de recherche et and Economic Policy
(Cohen et al., 2000). donc les risques de litiges de contrefaçon. Le Board », National
développement rapide des « patent trolls » – Academies Press,
Washington.
des entités spécialisées dans l’acquisition de
L’enjeu de la qualité des brevets brevets en vue d’imposer des dommages de
contrefaçon aux grandes entreprises – aux
Comme le montrent les cas des semi- États-Unis au cours de la dernière décennie
conducteurs et des logiciels, la forte crois- en est sans doute l’exemple le plus frappant
sance des dépôts de brevets observée depuis (Hagiu & Yoffie, 2013).
les années 1980 (notamment aux États-Unis)
s’explique principalement par l’intensifica- ***

Problèmes économiques SEPTEMBRE 2015 142


Au cours des dernières années, ces évolutions cité à signaler les inventions de valeur sont en
ont conduit les principaux offices de brevets effet la condition indispensable au bon fonc-
à considérer l’amélioration et le maintien de tionnement de l’ensemble du système de bre-
la qualité des brevets comme un enjeu de pre- vet. À ce titre, elles conditionnent également
mière importance, comme en témoignent les l’extension à la sphère de la connaissance du
priorités affichées par l’Office européen des processus de spécialisation et de division du
brevets (OEB) ou encore l’America Invent Act travail qui sous-tend le développement éco-
adopté par l’administration Obama pour ren- nomique, et dont les droits de propriété intel-
forcer la qualité des examens aux États-Unis. lectuelle sont des vecteurs incontournables.
La fiabilité juridique des brevets et leur capa-

POUR EN SAVOIR PLUS


™ BESSEN, J. et MEURER M. http://www.ftc.gov/ Éditions La Découverte, Paris,
(2008), Patent Failure: How opa/2003/10/cpreport.htm. collection « Repères ».
Judges, Bureaucrats, and
™ GRAHAM S. et ™ SCOTCHMER S. (1991),
Lawyers Put Innovators at
VISHNUBHAKAT S. (2013), « Standing on the Shoulders of
Risk, Princeton Univ. Press.
« Of Smart Phone Wars and Giants: Cumulative Research
™ DE LA TOUR A., GLACHANT Software Patents. », Journal of and the Patent Law », Journal
M. et MÉNIÈRE Y. (2011), Economic Perspectives, 27 (1). of Economic Perspectives,
« Innovation and International no 5 (1), hiver 1991.
Technology Transfer: The Case ™ HAGIU A. et YOFFIE D.
of the Chinese Photovoltaic (2013), « The New Patent ™ SHAPIRO C. (2001),
Industry », Energy Policy, Intermediaries: Platforms, « Navigating the Patent
39 : 2. Defensive Aggregators and Thicket: Cross Licenses,
Super-Aggregators », Journal Patent Pools, and
™ FEDERAL TRADE COMMISSION
of Economic Perspectives 27, Standard Setting ». In Jaffe,
(2003), « To Promote
no 1. Adam B. et al., Innovation
Innovation: A Proper
Policy and the Economy,
Balance of Competition and ™ LÉVÊQUE F. et MÉNIÈRE Y.
vol. 1, Cambridge :
Patent Law and Policy », (2003), Économie de la
MIT Press.
téléchargeable à propriété Intellectuelle,

143 BREVETS ET PROPRIÉTÉ INTELLECTUELLE : DÉFIS ET ENJEUX


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HORS-SÉRIE
SEPTEMBRE 2015 NUMÉRO 8

comprendre
L’ÉCONOMIE
2. Questions économiques contemporaines
Après les « Concepts et mécanismes », ce deuxième tome de la série « Comprendre
l’économie » présente les grandes questions économiques de notre temps.
Le numéro est organisé en trois parties. Il commence par faire le point sur la
conjoncture mondiale pour se concentrer ensuite sur des tendances plus structurelles
dans des domaines comme la compétitivité, les modèles de croissance, la fiscalité ou
la protection sociale. Une dernière partie s’intéresse à la régulation des économies,
car les pouvoirs publics sont toujours très sollicités pour gérer les effets de la crise :
les politiques monétaires non conventionnelles, la refonte de la gouvernance bancaire
et financière, la gouvernance environnementale…

Prochain numéro à paraître :


Comprendre la fiscalité

Directeur de la publication
Bertrand Munch
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légale et administrative
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Dépôt légal 75059, septembre 2015
DF 2PE39600
ISSN 0032-9304
CPPAP n° 0518B05932

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